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(1898) [2012]
De la réhabilitation
de la race noire
par la République d’Haïti
Un document produit en version numérique par Anderson Layann PIERRE, bénévole,
Étudiant en communication à la Faculté des sciences humaines de l’Université d’État d’Haïti
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Courriels :
Première partie.
De l’identité de l’homme dans la diversité des races [ix]
Introduction [xi]
Chapitre I. « L’homme et Dieu » D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? [1]
I. De la responsabilité. [47]
II. De Charlemagne à la Révolution française. [54]
III. La Révolution française. De la prise de la Bastille par Waterloo. [57]
IV. Deuxième Empire français. Du crime de Décembre au châtiment de
Sedan. Les Cuirassiers de Reischoffen. [61]
V. L’ancienne colonie de Saint-Domingue. Pernicieux effets de l’escla-
vage sur les colons. [62]
Deuxième partie.
Haïti parmi les nations civilisées. [137]
Introduction [139]
Chapitre III. Quelques réflexions sur les obstacles que les origines et les tradi-
tions du peuple haïtien ont opposé à son avancement. [381]
1. [547]
2. Colonisation des États du Nord. [551]
[a]
Notice biographique
et littéraire
[b]
L'ouvrage posthume d'Hannibal Price fit une profonde impression
sur la jeunesse studieuse de 1900 parce qu'il aborde, avec sincérité et
courage, les problèmes essentiels de la société haïtienne.
Dans la première partie de son livre, l'auteur, en posant le principe
d'identité de l'homme dans la diversité des races, en arrive par la na-
ture même de son sujet, à examiner certaines de ces questions qui
tourmenteront éternellement la conscience humaine: « Pourquoi
sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? ». Si la philoso-
phie en est pas très neuve, l'écrivain ne se proposant pas de créer un
système, il passe néanmoins un grand souffle évangélique qui rappelle
les plus belles pages de Tolstoï. Mais, c'est en étudiant dans la
deuxième partie, la place que notre pays occupe dans le monde et le
rôle qu'il y doit jouer que M. Price émet sur notre état social des véri-
tés bonnes à répandre.
Qu'avons-nous été dans le passé ? Quel usage avons-nous fait de la
liberté et de l'indépendance si chèrement acquises? Dans quelle me-
sure subissons-nous encore l'influence de nos anciens maîtres de
France ou de nos ancêtres d'Afrique ? L'acte du premier janvier 1804,
en nous affranchissant de l'esclavage du corps, nous a-t-il, par une
sorte de vertu magique, débarrassés du même coup de toute servitude
morale ? Quelles sont nos institutions où se peut constater la survi-
vance de l'esprit africain ou celle de l'esprit français ? La société haï-
tienne a-t-elle évolué ou rétrogradé ? Quelles causes ont nui à son dé-
veloppement ou hâté sa marche vers le progrès ?... Telles sont les
questions que pose Monsieur Price et auxquelles il répond avec un
sens très avisé [c] de l'histoire, une connaissance pratique des lois qui
président à la vie des sociétés, une vue bien nette des besoins de la so-
ciété haïtienne, et toujours dans une langue claire, rapide, et qui tantôt
raconte simplement des anecdotes spirituelles, ou fixent d'une façon
piquante un trait de mœurs finement observé, tantôt s'élève à la véri-
table éloquence lorsque l'auteur noua rappelle les faits glorieux de
notre histoire et nous indique les hautes destinées que nous réserve
l'avenir
L'une des questions les plus irritantes de la vie haïtienne, est celle
du préjugé de couleur. Monsieur Price l'attaque vigoureusement, à
l'extérieur comme à l'intérieur. Appelant à son aide la science et l'his-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 13
[d]
[iii]
AVANT-PROPOS
[ix]
Première partie
DE L’IDENTITÉ DE L’HOMME
DANS LA DIVERSITÉ
DES RACES
[x]
[xi]
INTRODUCTION
marche avec qui marche vers ce que je crois le bien ; quand mes com-
pagnons changent de direction, aucun effort, même de ma propre vo-
lonté, ne saurait m'entraînera leur suite. Je crois tout être humain ca-
pable de bons sentiments ; mais la puissance humaine a des bornes et
se heurte à de grands obstacles. C'est pourquoi je juge beaucoup
moins les hommes par leurs actions que par le mobile de ces actions.
L'homme riche qui secourt la veuve ou l'orpheline fait à mon avis une
action digne d'éloge ; mais s'il attend ou accepte que la reconnaissance
jette dans ses bras cette veuve ou cette orpheline, son crime me parait
plus odieux que l'offre brutale du honteux marché.
Qu'on ne s'étonne donc point, à l'occasion, de trouver dans ce tra-
vail des pensées, des opinions non orthodoxes, non conformes à ce
qu'enseignent les écoles ou les livres des autorités. Je ne suis point un
érudit et ne me donne point pour tel ; j'ai beaucoup lu cependant ;
mais j'ai encore plus médité. Je n'ai jamais pu étudier classiquement.
Même pour les œuvres historiques, je ne puis séparer dans ma [xvi]
pensée le livre et l'auteur, je cherche toujours celui-ci dans celui-là et
quoique doué d'une excellente mémoire, j'oublie rapidement l'un et
l'autre quand ils n'ont su parler ni à mon cœur, ni à ma raison.
Est-ce à dire que mon jugement, quoique l'on en puisse penser, se
soit formé exclusivement par mes seules réflexions ou par une assimi-
lation inconsciente des idées qui me sont venues du dehors par la lec-
ture ou la conversation ? Non, assurément. Je contrôle les impressions
que je reçois, mais je n'en méconnais l'existence ni aux yeux des
autres, ni à ceux de ma conscience. Je l'ai dit tantôt, tout homme qui
m'aborde est pour moi un sujet d'étude, et, comme le cynique de la
Grèce antique, j'ai souvent reconnu « qu'un philosophe peut recevoir
d'un enfant une leçon de modestie ».
Un homme, surtout a exercé une grande influence sur la direction
de ma pensée et la formation de mon jugement : c'était un mulâtre de
l'île Maurice, Mr VENANCE BERBEYER un philosophe doublé d'un
homme de cœur que j'eus le bonheur de rencontrer dans mon enfance.
Mr BERBEYER avait embrassé et poursuivi, non sans succès, la car-
rière de marin. Il était devenu capitaine au long cours et armateur de
son navire. Après une longue suite de malheurs, il s'était affilié à la
mission wesleyenne de Londres, qui l'envoya à Jacmel (Haïti) comme
instituteur primaire. Là, je fus l'un de ses écoliers. Il crut découvrir en
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 26
[xviii]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 27
[1]
Chapitre I
« L’homme et Dieu »
D’où venons-nous ?
Que sommes-nous ?
Que suis-je ?
Mais la dispute commence aussitôt : Les uns nient les sens in-
ternes et s'écrient avec ARISTOTE, EPICURE, DIDEROT, CONDILLAC,
etc. ; Nihil est in intellectu quin prius fuerit in sensu : ce sont les sen-
sualistes. Les autres, au contraire, subordonnent les sens externes aux
sens internes et déclarent avec PLATON, LEIBNITZ ET KANT que nihil
est in intellectu quin prius fuerit in sensu, nisi ipse intellectus. Ce sont
les idéalistes ou rationalistes.
Viendra une troisième école, celle de Locke et des Écossais, qui
admettra l'indépendance des sens externes et internes et maintiendra
que toutes nos idées viennent des sens ainsi entendus.
Cette école aura pour contrepartie celle des sceptiques qui dé-
clarent toutes nos idées fausses en démontrant que les sens externes
ou internes sont susceptibles d'erreur.
Ainsi, dès le point de départ, les esprits se séparent sur la nature
même de l'objet désigné par le mot et Babel renaît parla néologie.
Sur cette base si peu ferme de toute théorie sur la nature essentielle
et le mode de formation de nos idées, s'élèvent les systèmes entassés
par la philosophie à travers les siècles, du sensualisme d’Aristote au
positivisme de Mr LITTRÉ, de l'idéalisme de PLATON au spiritualisme
de Mr JULES SIMON, et que ne parvient guère à concilier l'éclectisme
de VICTOR COUSIN.
Quand nous abordons le problème autrement décisif et bien plus
compliqué du pourquoi de notre existence elle-même, il devient né-
cessairement bien plus difficile de s'entendre.
L a vie, nous enseigne-t-on « est l'état des êtres animés tant qu'ils
ont en eux le principe des sensations et du mouvement : cet état est
opposé à la mort. »
Il faut convenir que cette définition n'avance guère un [4] esprit or-
dinaire, non encore familiarisé avec les subtilités de la métaphysique.
La vie est l'état des êtres animés ; l'être animé est l'être qui a vie.
Ou bien encore : être en vie, c'est être en possession du principe
des sensations et du mouvement ; le principe des sensations et du
mouvement, c'est l'apanage des êtres vivants.
On ne peut guère s'en tirer sans se livrer à l'étude savante des prin-
cipes ou causes premières.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 30
par des chevaux, si bien dressés qu'ils soient, sans des brides dans la
main d'un cocher.
Entreprendre de démontrer, par les sélections d e DARWIN, par
l'évolution d'Herbert SPENSER ou par toute autre hypothèse ingé-
nieuse, que l'homme soit le résultat des transformations successives
d'un animal quelconque, autre que l'homme lui-même, c'est prétendre
que la machine [13] conduite par un ingénieur soit capable elle-même
par des transformations successives de devenir un ingénieur.
Tout cela peut servir à éterniser les disputes entre les esprits, à ac-
croître le fond déjà inépuisable des sophismes qui entretiennent les
préjugés, la haine et la guerre entre les hommes, sans pouvoir réelle-
ment entamer la conscience humaine qui nous crie à tous : Vous êtes
frères, vous êtes l'homme.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 39
[14]
Chapitre II
De la recherche du bonheur
Ce n'est pas non plus un rêve insensé, une chimère irréalisable, car
chaque homme a connu dans sa vie des jours relativement heureux.
Le bonheur complet, absolu, est donc un idéal de la pensée hu-
maine, vers lequel nous marchons, sans prétendre y arriver jamais sur
la terre ; quelque chose comme l'étoile polaire que poursuit le voya-
geur en s'élevant vers le Nord, mais qu'il trouverait directement au-
dessus de lui, dans le [16] Ciel, au moment où il atteindrait à l'extré-
mité de sa course, au pôle de la terre.
Aussi la morale du CHRIST, en nous montrant la voie qui nous rap-
proche le plus sûrement du bonheur en ce monde, ne nous laisse-t-elle
l'espérance de le posséder tout entier que dans un monde meilleur.
En cherchant le bonheur, c'est donc un idéal que nous poursuivons,
c'est donc à l'infini que nous aspirons.
La première force, le premier moteur de la pensée humaine, c'est
donc l'idéal du bonheur. Consciemment ou machinalement, ce que
l'homme poursuit sur la terre, ce dont il s'efforce d'approcher c'est de
cet idéal.
Religion, science, philosophie, industrie, commerce, agriculture,
gouvernement, tout cela ne vaut pour l'homme, que parce que tout
cela lui apparaît comme des moyens d'arriver au bonheur, ou du moins
d'en approcher.
Vertu ou vice, honneur ou honte, dignité ou dégradation, tous ces
termes nous servent à marquer l'état de l'âme humaine, selon qu'elle
nous semble devoir se rapprocher ou s'éloigner du bonheur.
Librement et sous sa responsabilité, à la suite d'un chef ou d'un
apôtre, à la lumière du livre d'un philosophe ou du sermon d'un prêtre,
chaque homme ici-bas, qu'il le sache ou non, qu'il en convienne ou
qu'il s'en cache, cherche le bonheur et ne cherche pas autre chose.
Tous s'efforcent de s'en approcher le plus possible en ce inonde.
Les âmes d'élites, le trouvant toujours insuffisant sur la terre, y re-
noncent, dans l'espérance de le retrouver parfait et absolu dans le Ciel.
Pour le commun des hommes, le seul prix de la vie se trouve dans
la somme relative de bonheur réel qui en marque le cours, et ce qui
nous aide à porter le poids des peines et des souffrances qui ont précé-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 42
ment, car il n'est pas de bonheur hors la liberté, hors la faculté pour
chacun, de [22] cultiver, de développer toutes les forces de son corps
et de son âme, de les employer, de les diriger, sous sa responsabilité,
dans le sens indiqué par son intérêt.
Hors la liberté, la liberté complète, absolue, sans autre frein que la
justice, l'âme humaine ne peut vivre. Qu'importe alors la vie de son
enveloppe charnelle ? Qu'ai-je à faire du fourreau quand l'épée est bri-
sée ?
Pour vaincre l'obstacle, il faut savoir et vouloir. Il faut l'habileté et
la force, la science et le courage.
La science et le courage sont des apanages de la liberté. Ce sont
des vertus de l'homme libre.
La liberté est de telle indispensabilité au bonheur que celui-ci est
absolument impossible sans elle. Et c'est pour cela, c'est pour sortir du
malheur, que l'histoire entière de l'humanité nous montre tant de
peuples courant à la mort, se faisant broyer au nom de la liberté par
les canons des rois, des tyrans de toute sorte, hommes ou nations, à la
conscience pervertie par l'esprit du mal.
Il faut vivre libre ou mourir.
Il résulte de ces observations que tous les obstacles au bonheur de
l'homme peuvent être classés dans l'une des trois catégories sui-
vantes :
[23]
vant la tombe qu'un être humain s'est ouverte de ses propres mains, je
ne découvre et passe en silence.
L'homme vaincu par ses passions, qui reconnaît sa défaite et re-
nonce à la lutte, tombe dans la dégradation.
L'homme dégradé mérite le mépris dont il est partout l'objet.
Or, les lois de la nature de l'homme dominent toute communauté
humaine.
Une nation peut aussi désespérer d'elle-même et renoncer à la lutte
contre les obstacles que lui opposent ses erreurs et ses passions. Cet
abandon de la lutte, dans la communauté comme dans l'individu, est
suprême. L'être humain ne peut vivre dans le désespoir. Quiconque
perd l'espérance est près de sa fin.
Une nation ne peut finir par la folie ou le suicide. Son désespoir n'a
qu'une issue possible : la dégradation.
L'acte d'une nation qui aurait de l'analogie avec le suicide d'un
homme, ce serait la renonciation volontaire à son autonomie ; ce serait
le drapeau abattu et déchiré par la main même de ceux qu'il couvre de
son ombre. On ne le hisse au haut d'un mât, que pour nous obliger, en
le contemplant, de lever la tête. Abattre le drapeau, c'est abdiquer les
gloires du passé et se plonger tête baissée dans la honte éternelle. Et
c'est à ce suicide que des écrivains inconscients ou criminels, s'ef-
forcent de pousser la Nationalité Haïtienne depuis sa formation ! Nous
ne pouvons commettre, nous ne commettrons jamais cette suprême lâ-
cheté. Haïti, en se suicidant, ne se couvrirait pas seulement de honte,
elle serait coupable d'une tentative d'assassinat contre toute la race
noire.
Il faut mettre fin à cette littérature malsaine. Il faut éclairer ceux
qui se trompent de bonne foi et qui nous poussent au mal par igno-
rance ou par un zèle mal entendu. Il faut traîner les autres à la barre de
la conscience humaine et les marquer du fer rouge de la réprobation.
Ce livre y suffira-t-il ? Je n'en ai cure. Ce n'est qu'une orientation
offerte aux enfants de l'Afrique dans tout le [26] Nouveau-Monde. Ils
marcheront dans la voie lumineuse, j'en suis convaincu, parce qu'il
n'est pas vrai qu'ils aient la nostalgie des ténèbres de l'Afrique. Au-
jourd'hui ou demain, d'autres plumes tenues par des mains jeunes,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 51
est-il sensé d'affirmer qu'Haïti n'est pas civilisée, qu'Haïti est inca-
pable de civilisation ?
S'arrêter, c'est se reposer. Se reposer, c'est rentrer d'un bond dans
l'état sauvage. Quant à un moment donné, un peuple ne trouve pas
quelque nouveau progrès à réaliser, on dit qu'il piétine sur place si sa
production reste stationnaire, et l'image est juste, parce qu'il nous faut
autant lutter pour conserver notre domaine que pour en étendre les li-
mites.
Quand le niveau de la production baisse dans un État, nous disons
qu'il recule. Cela est vrai parce qu'il y a là signe d'affaiblissement.
[32]
Que faut-il dire de celui dont la production est croissante ?
J'estime que la production haïtienne, si élevée qu'elle soit à cette
heure, est loin encore, infiniment loin de ce que nous permettraient
d'espérer les richesses naturelles de notre sol, les avantages particu-
liers de notre climat, et la puissance de l'outillage perfectionné du tra-
vail au temps où nous vivons.
Cela me préoccupe comme citoyen de mon pays, sans m'inquiéter
le moins du monde en ce qui concerne la race.
Toutes les nations de race blanche qui nous entourent ont-elles at-
teint le maximum de production que comportent leur sol, leur climat,
et le perfectionnement de l'outillage moderne ? Qui oserait affirmer
cela ? Qui entreprendrait de le prouver ?
Pour toutes les nations, ce sont là des questions d'économie poli-
tique. Et cette science date d'hier. La démonstration des avantages de
la division du travail ne remonte qu'à ADAM SMITH.
Et le dernier mot de cette science est encore à trouver : est-il pro-
tection ou libre échange ?
Direction intelligente, division du travail, production plus abon-
dante, répartition plus équitable des richesses, autant de graves ques-
tions, pour les haïtiens comme pour les autres peuples. Mais je le ré-
pète, pour nous, comme pour les autres, ce sont des questions d'écono-
mie politique étrangères à la question de race ; je n'ai donc point, en
ce qui concerne les haïtiens, ni à les poser à cette place, ni à les ré-
soudre dans ce livre.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 57
[33]
La bête de Proie
[36]
Le Militarisme.
De la bravoure au courage. Du soldat au citoyen.
[37]
En même temps que la révélation du travail, le réveil de la pensée
nous apporte la révélation de la force.
Ces notions sont d'abord vagues, incertaines comme tout ce que
nous apercevons dans une obscurité qui n'est plus la nuit, mais où le
jour pénètre à peine. Elles agissent d'abord sur l'instinct de la conser-
vation, et l'éclairent sans pouvoir encore en modifier la direction.
De la loi du travail, sortira plus tard la notion du devoir qui s'af-
firme lentement, mais irrésistiblement à mesure que la pensée s'élève.
La révélation de l'existence de la force en son être, fait jaillir égale-
ment en l'homme la notion du droit qui s'affirme aussi irrésistible-
ment, à mesure que l'humanité avance, mais non moins lentement que
celle du devoir.
Ce que l'esprit naissant de l'homme aperçoit distinctement d'abord
c'est la notion de la force elle-même, et l'état primitif de guerre s'ag-
grave.
Au début, le sauvage fait la guerre par instinct ; il affronte le dan-
ger parce qu'il n'en a pas conscience. Il est brave. Mais sa bravoure est
celle de la bête de proie. Il se jette impétueusement sur tout ce qui lui
parait sans défense, que ce soit un animal à dévorer, un village à ran-
çonner ou des hommes à asservir.
Une résistance énergique l'arrête ; l'imminence du danger le rend à
la poltronnerie native de l'animal et le met en fuite.
Le premier correctif à notre impulsion guerrière c'est donc la peur
du danger. Cette peur est insurmontable dans l'animal ; elle peut être
vaincue dans l'homme.
Le cœur humain passe à cet égard par trois états distincts : l'igno-
rance, l'oubli et le mépris du danger.
Comment gravissons-nous cette échelle ?
Par l'analyse du danger et des causes de son influence sur notre
âme.
Le danger est partout ; nous le rencontrons à chacun de nos pas : le
cheval que je monte peut s'abattre et me renverser ; le vaisseau qui me
porte peut s'ouvrir et s'engloutir avec moi dans l'abîme ; un travail ex-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 62
[39]
L'homme ayant conscience du danger de la guerre, arrive sur un
champ de bataille avec des mouvements différents de l'âme selon la
tournure de son esprit : ou il a été frappé de l'éloignement de ce dan-
ger en considérant ceux qu'il a vus revenir de la bataille vivants et cé-
lébrant la victoire par des chansons guerrières, ou il a considéré l'autre
face de la médaille et n'a vu que les morts et les blessés.
Dans le premier cas, le conscrit, au baptême du feu, oublie le dan-
ger sans efforts et se conduit en brave. Dans le second cas, l'enrôlé ne
songe qu'au danger qu'il va affronter. Il se croit à sa dernière heure et
le premier roulement du tambour lui donne la « chair de poule ».
Cette peur vient en effet de la chair, c'est la poltronnerie native de
la bête. Abandonnez-la à elle-même, elle fuira sans hésitation. De là
vient la nécessité et la justification d'une discipline militaire, d'une
force extérieure, qui maintienne le poltron au feu.
Cette discipline agit sur la peur elle-même en substituant un danger
immédiat au danger plus éloigné qui effraie le conscrit.
L'homme tout entier se retrouve dans la foi, la foi virile qui donne
le courage, qui fait le vaillant, le lutteur.
Il faut croire en DIEU, c'est l'espérance et l'espérance est une force.
Il faut croire en soi-même, c'est le courage et le courage est la force
suprême.
« Aide-toi, le ciel t'aidera. »
La leçon est impérative, elle vient du CHRIST.
Là où manque la conviction, la foi en soi-même, le courage est
faible et la bravoure du soldat ne saurait suppléer le courage dans
l'homme.
À la guerre même, le danger peut se présenter immense, pressant,
immédiat. Alors, le soldat qui n'est que soldat, qui n'a que la bravoure
du soldat, tombe au-dessous du conscrit. Il rompt les liens de la disci-
pline, tue le chef qui tente de la lui appliquer, lance le cri de la bête af-
folée : « Sauve qui peut ! » et une gloire militaire de plusieurs siècles
peut s'effondrer dans une heure de panique.
L'homme qui peut sauver sa patrie, sa race ou l'humanité, c'est ce-
lui qui renonce à se sauver lui-même et qui est toujours prêt à toute
heure, en toute circonstance, à rendre la bête à la nature et son âme à
DIEU.
Cette force de conviction est dans notre nature. Elle nous est pos-
sible. On l'acquiert par la discipline de l’âme.
De l'agression du sauvage dominé par ses instincts, à la résistance
invincible du citoyen, de l'homme en qui la conviction fait, jaillir le
courage, il s'établit une longue échelle d'inégalité dans la force respec-
tive des hommes ou des nations.
De cette inégalité naît pour les plus forts la tentation de la
conquête, de la spoliation.
Mais cette tentation même est destructive de la conviction, de la
vraie force.
[43]
DIEU n'a point permis que la foi éclairât le cœur du spoliateur, de
l'homme de l'iniquité.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 67
té. Le si vis pacem des Romains n'a pu être effacé par dix-neuf siècles
de fraternité chrétienne.
Il faut donc se préparer à la guerre, à la défense. Il faut donc for-
mer le courage ; donc il faut quel homme soit libre et qu'il devienne
ou reste citoyen.
Qu'il y ait donc partout l'école où l'on enseigne la guerre, l'art de la
défense et de l'attaque ; l'école où se forment des officiers et des sol-
dats-citoyens.
Mais cette école, Académie, caserne ou champ de manœuvres, ne
peut former le soldat-citoyen que sous la condition expresse, incom-
mutable, de n'être qu'une école, un lieu où l'on apprend à défendre la
patrie et à mourir pour elle.
Tous les citoyens doivent passera cette école mais chacun n'y doit
rester que le temps strictement nécessaire à l'enseignement théorique
et pratique requis pour la défense de la patrie.
Il en est des armées pour le moral de l'homme comme de certaines
manufactures pour la santé de son corps. Elles sont insalubres ; l'air
qu'on y respire empoisonne.
L'armée est l'instrument de la tyrannie ; elle est la tyrannie elle-
même, et toute tyrannie est coupable dans son but, dans ses moyens.
Toute tyrannie est criminelle, non seulement dans le tyran mais encore
dans ceux qui acceptent la tyrannie.
Elle est coupable dans ces derniers, parce qu'ils acquiescent à la ty-
rannie, se soumettent au tyran, pour créer à leur profit une force qui
détourne la part de bonheur d'autrui, et qui de plus détruit en eux-
mêmes et dans les autres, [46] le sentiment de la dignité humaine.
Quiconque voit dans une armée autre chose qu'un instrument néces-
saire à la défense de la nation ; une école d'honneur, de courage ci-
vique où se forment des citoyens dignes de garder les Thermopyles
d'un peuple ; quiconque rêve de faire de l'armée une force agressive
pour détruire le bonheur de ses semblables au dehors ou à l'intérieur,
tue dans cette armée le principe même du courage et trahit ainsi sa pa-
trie, en la privant de la possibilité de résister, à l'occasion, faute de ci-
toyens, faute d'hommes sachant mourir.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 70
[47]
Chapitre III
De la solidarité humaine.
Harmonie des lois de la nature
démontrée par les effets de la conquête.
I. De la responsabilité.
Dans ce système, la liberté reste une idée relative, une quantité me-
surable et nul n'a droit à plus de liberté que ce qu'il en peut prendre ;
d'où la contrepartie : chacun a droit à toutes les libertés qu'il peut
prendre et retenir. C'est la philosophie de la guerre à perpétuité entre
les hommes, c'est l'apothéose de la force.
C'est ainsi que les hommes et les peuples se trouvèrent lancés les
uns contre les autres, dans une lutte sans issue, chacun voulant étendre
la limite de son droit en restreignant celle du droit de son voisin.
Si mon droit n'avait de limites que celles qui lui sont imposées par
des considérations étrangères à mon être, à moi, il s'étendrait légitime-
ment jusqu'au point inconnu, où il se heurterait à l'obstacle insurmon-
table, invincible, d'un autre droit qui s'affirme. Droit et force serait en
tout un. Et le dernier représentant du droit de conquête, la dernière in-
carnation de la pensée de CHARLEMAGNE dans l'Europe contempo-
raine, le prince de BISMARCK aurait raison de s'écrier : « qu'est-ce que
le droit sans la sanction de la force ? »
Et les maigres concessions des rois à leurs peuples ; les droits suc-
cessivement arrachés par la révolte au poing fermé des monarques, se-
raient en effet des faveurs accordées par leurs Gracieuses Majestés à
leurs fidèles sujets, et toute constitution politique serait en effet un
don octroyé au sujet par le Souverain, à l'esclave par le maître.
Cependant, sous cette impulsion du droit de conquête et du droit
divin des rois, les peuples de l'Europe, tour-à-tour [56] vainqueurs et
vaincus, se couvraient en vain de gloire. Ils ne trouvaient pas le bon-
heur.
L'esprit de l'Europe moderne s'agitait, embarrassé dans cette notion
trop étroite du droit. Un fourbe passait pour un grand diplomate. Les
peuples suivaient les princes à l'école de MACHIAVEL. L'on croyait
RICHELIEU inspiré, pour avoir trouvé dans le canon qui broie la chair
des peuples, la suprême raison des Rois, rex-ultima ratio. Le droit, se
déplaçant sans cesse avec le déplacement de la force, n'était plus nulle
part. Peu à peu l'on se dégoûta de l'incessante succession de grandeur
et de décadence produite par les hasards de la guerre ; et le travail ap-
parut graduellement comme une voie plus sûre que la victoire pour al-
ler au bonheur.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 79
Le travail a ses lois qu'il faut connaître, et l'on se mit à chercher ses
lois, à les étudier. Dès les premiers pas faits dans cette voie, le départ
se fit entre le citoyen et le soldat. Le citoyen entrant par le travail dans
la voie du bonheur, se heurta à l'obstacle du soldat, c'est-à-dire du
droit de conquête qui sortait du soldat, et du droit divin qui sortait du
droit de conquête.
En même temps que la science naissante de l'Économie politique
affirmait les droits du travailleur, la philosophie, de moins en moins ti-
mide, abordait la question du droit lui-même, et puisqu'on le plaçait
dans la force, il devait se trouver tout entier dans la plus grande force.
La plus grande force se trouvant dans le plus grand nombre, c'est-
à-dire dans le peuple, dans l'universalité des citoyens, là aussi devait
se trouver le droit, tout le droit.
Ainsi se dressa la Majesté populaire devant la Majesté royale, la
souveraineté du peuple devant la souveraineté du roi.
Et bientôt, sous le souffle puissant des VOLTAIRE et des ROUSSEAU,
un peuple apprit rapidement à se connaître ; et soudainement une
grande nation se dressa sur le continent Européen. Les français
avaient appris la liberté. Ils voulaient être libres. Ils l'étaient. Du
même coup, la France s'était transfigurée.
[57]
Une notion nouvelle de la civilisation s'imposait impérieusement à
l'attention des peuples et des rois. Une volte-face devenait nécessaire
dans la marche de l'humanité. C'était une époque dans l'histoire de la
civilisation du continent Européen. L'ère de CHARLEMAGNE venait de
se fermer brusquement. La muse de l'histoire venait d'ouvrir un livre
nouveau, et d'y marquer en lettres de feu le titre d'une ère nouvelle :
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 80
C'est le seul point par lequel mon esprit touche au fatalisme, mais à
un fatalisme chrétien, car c'est la main de DIEU que je vois étendue sur
les hommes, pour sauver au besoin le vrai et le juste.
WASHINGTON e t LINCOLN, LOUVERTURE e t PÉTION ont surgi à
l'heure marquée dans la destinée de leurs pays respectifs.
Le génie de la liberté dans la France républicaine, était aux prises
avec le génie militaire des monarchies européennes résolues à l'étran-
gler.
Un génie militaire d'une puissance incomparable jaillit de la démo-
cratie française. Un jeune-homme de vingt ans fit des nouveaux ci-
toyens de France des soldats invincibles, déconcerta par des ma-
nœuvres incompréhensibles, stupéfiantes de hardiesse, l'art classique
des plus savants tacticiens de son temps, promena le drapeau tricolore
dans toutes les capitales de l'Europe ; et bientôt, les rois du vieux
continent ne furent plus que les préfets du jeune Empereur des fran-
çais.
[60]
Mais, moins grand que WASHINGTON, NAPOLÉON ne sut pas se
vaincre lui-même. Il succomba à la tentation, oubliant, ou ne compre-
nant pas, que ce qui avait rendu ses armées invincibles c'est qu'elles
étaient composées de soldats-citoyens.
Il crut à la puissance de l'aigle, abandonna la liberté pour la gloire,
l'humanité pour la puissance, remonta le cours des temps et rêva la re-
construction de l'Empire d'Occident.
La France enthousiaste abdiqua ses libertés à peine conquises et se
laissa refouler en arrière jusqu'à CHARLEMAGNE. Le citoyen disparut
de l'armée ; il n'y resta plus que le soldat.
La puissance merveilleuse créée dans ce beau pays par le souffle
de la liberté, devint une force impie menaçant, détruisant partout, à
l'intérieur et au dehors, ces « droits de l'homme » qui avaient fait sur-
gir cette puissance.
La patrie menacée sur le reste du continent européen, insuffla un
esprit nouveau aux soldats des puissances ; et le peuple français, qui
avait été invulnérable tant que son drapeau était resté l'emblème sacré
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 83
Plus tard nous retrouvons en France les mêmes erreurs, les mêmes
fautes, produisant les mêmes conséquences. La première histoire, dit
VICTOR HUGO, est celle de NAPOLÉON-LE-GRAND ; celle-ci est l'his-
toire de NAPOLÉON-LE-PETIT. Elle commence le 2 Décembre à Paris,
où le soldat étouffe la liberté, étrangle le citoyen. Elle finit à Sedan et
à Metz, où le soldat laisse passer la défaite et la honte.
Pourquoi la France n'a-t-elle pas cédé à un désespoir absolu après
les désastres inouïs, incroyables, de la guerre Franco-Allemande ? Où
a-t-elle puisé la force nécessaire pour se remettre debout et entre-
prendre la reconstruction de ses forces ?
[62]
Dans ceci : Une poignée de français, animés de l'amour sacré de la
patrie, dépouillèrent le soldat et redevinrent citoyens sur un champ de
bataille. Le soldat qui a fait ou croit avoir fait son devoir militaire,
rend son épée quand la résistance lui parait n'avoir d'autre issue que la
mort. Ainsi le comprit l'Empereur NAPOLÉON III à Sedan, malheureu-
sement pour sa mémoire ; ainsi fit le maréchal BAZAINE à Metz.
Pour pousser la résistance jusqu'à la mort, pour entrer froidement,
délibérément dans le néant, il ne suffit pas d'être soldat, il faut être
homme !
Les Cuirassiers de Reischoffen étaient donc plus que des soldats,
c'étaient des hommes !
La mort de ces hommes qui ont renouvelé les Thermopyles, c'est
bien ce qu'il y a eu de plus grand, de plus beau, dans toute cette
guerre. J'admire le génie de von MOLKE et la force de volonté de son
vieil Empereur ; leurs victoires ont été superbes, glorieuses. Mais les
cuirassiers de Reischoffen ont atteint le sublime.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 85
À cette hauteur, ils seront, vus de plus loin par l'humanité dans le
temps, si ce n'est dans l'espace.
La leçon qu'ils ont donnée aux hommes est de celles qui élèvent la
pensée, nous éloignent de l'animalité et nous rapprochent du bonheur,
en nous montrant qu'après tout, l'homme n'est pas toujours une vilaine
et méchante bête.
que leur sort. Ardents dans leurs désirs, et furieux dans leurs pertes,
loin de s'aider mutuellement, ils sont tous ennemis, semblables à des
tigres qui se déchirent entre eux, sous la griffe des lions… Ils ne sont
jamais barbares à demi… Ils sont humains et bienfaisants envers tous
les blancs… mais avec les nègres, ils oublient souvent toute espèce de
vertu… Leur tyrannie envers les esclaves leur parait un droit ; leur in-
justice, un acte de puissance ; ils tirent vanité d'une friponnerie… La
crainte de ses propres esclaves le tourmente sans cesse ; il est seul au
milieu de ses ennemis… La plupart des colons ne vivent que dans la
crainte ; ils sentent presque tous combien leurs esclaves sont en droit
de les haïr et se rendent justice. »
En outre, l'abandon de la lutte, le mépris du travail, détruit non
moins sûrement la possibilité de bonheur dans l'avenir.
C'est pour être riche en s'affranchissant de l'effort qu'on [64] asser-
vit son semblable, qu'on se procure des esclaves.
Or, toute richesse est le produit du travail intelligent de l'homme.
Sous le régime de l'esclavage, ces deux termes sont séparés : le
maître peut être intelligent, mais il ne travaille pas ; travailler pour lui
serait déroger. L'esclave travaille ; mais il n'a aucun intérêt à fournir
un travail intelligent. On ne lui demande pas cela d'ailleurs, car tout
réveil de l'intelligence chez l'esclave serait fatal au maître.
Une telle société entre en décadence au moment même de sa for-
mation parce qu'elle porte en elle-même un élément de décomposition,
de mort.
La division du travail lui est impossible, parce que le travail indus-
triel exige de l'intelligence dans le travailleur et que l'esclavage est in-
compatible avec l'intelligence de l'ouvrier.
Le travail exclusivement agricole d'une telle société s'enferme aus-
si dans un cercle d'une étroitesse extrême ; car le progrès de l'Agricul-
ture exige le progrès des connaissances scientifiques, et sous le régime
de l'esclavage la science n'est pas moins inaccessible au maître qu'à
l'esclave. Celui-ci retourne à la bête par la suppression de la responsa-
bilité ; l'autre y retourne par l'abus des jouissances matérielles.
Il s'endort dans la satiété bestiale, se réveille dans les liens de l'hy-
pothèque et se console de sa dégradation intellectuelle et morale par
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 87
une vanité puérile, par une illusion naïve sur sa valeur aristocratique et
les droits qu'elle lui confère à l'aumône des hommes qui travaillent.
Saint-Domingue en deux siècles, n'a fourni qu'un livre de à la litté-
rature française, la description qu'en a faite MOREAU DE ST-MÉRY.
Il n'en pouvait être autrement dans un milieu social empoisonné
par un mal moral infiniment plus dangereux pour l'homme que la
peste qui ne tue en lui que le corps.
Qu'était-ce en réalité que cette société de Saint-Domingue, tant
vantée par la sottise des uns, tant regrettée par la mauvaise foi des
autres ?
[65]
Mettons-la donc toute nue sous les yeux du lecteur. C'est aussi une
leçon pour l'humanité. Il est bon que les hommes la connaissent.
Transcrivons donc ici quelques pages de MOREAU DE ST-MÉRY : 4
« Lorsqu'on a quitté son pays avec l'espoir d'une fortune qui semble
placée sur le rivage américain, et qu'on s'y trouve isolé et sans ressource,
on voudrait porter le pied en arrière ; mais il n'est plus temps. Des besoins,
difficiles à satisfaire parce que tout est coûteux, se multiplient ; l'avenir
prend une forme hideuse, le sang s'aigrit, la fièvre ardente de ces climats
brûlants arrive, et la mort est souvent le terme de projets aussi courts
qu'insensés. Mais la Métropole a ses inutiles, ses téméraires, ses enfants
crédules, ses hommes dangereux peut-être et ils ne manqueront pas à la
terre qui les dévore, et qui appelle aussi des hommes précieux, privés de
ressources en Europe, et qui viennent exercer au loin leur activité et des ta-
lents dont le Nouveau-Monde s'enorgueillit. 5
« Lorsque l'Européen qui débarque à un asile, d'où il peut considérer le
lendemain sans inquiétude, il doit s'occuper de ce qu'exige de lui le luxe
de la mode. Il ne lui demande pas des étoffes riches, mais légères ; des
4 Toutes les notes mises au bas des pages suivantes des citations de
MOREAU DE ST-MÉRY, sont des appréciations de l'auteur, inscrites en marge
de son manuscrit. (Note de l’Éditeur.)
5 Absence de valeur morale.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 88
toiles que la finesse de leur tissu ait rendu très-chères, et dont il relèvera la
simplicité par des bijoux, dont l'œil puisse être frappé. 6
C'est le premier emploi qu'il doit faire de ses gains ou de son crédit :
c'est la livrée coloniale. 7 Ne la point porter, c'est se déprécier soi-même,
où prendre l'air d'un censeur, dans un pays où l'on s'est promis de ne pas
écouter.
Il est un autre soin non moins important, c'est de [66] vanter sa nais-
sance. On supplée même dans ce genre à la réalité, et cette partie de l'in-
vention est assez fructueusement cultivée. Du moins faut-il taire son ori-
gine lorsqu'elle n'a rien de noble, et c'est déjà trop d'avoir à redouter que
l'envie n'en révèle la vérité. Telle est même la force de l'habitude qu'on
contracte à Saint-Domingue, de se croire anobli par son seul séjour dans
l’île, qu'il est des Européens qui rompent tout commerce avec leur famille,
qui la fuient en repassant en France et qui détournent avec grand soin leurs
regards du lieu où ils apercevraient l'humilité du toit paternel. Ils se choi-
sissent enfin un héritier dans la Colonie, pour garantir leur mémoire de la
honte que répandraient sur elle des parents grossiers, qui viendraient re-
cueillir leur succession. » 8
L'un des écueils les plus dangereux pour ceux qui arrivent à Saint-Do-
mingue, c'est la passion du jeu qui y est presque générale. On y trouve ces
lieux où l'on établit son bonheur sur l'infortune d'autrui, où l'on est appelé
généreux pour avoir su faire contracter à un être quelquefois au désespoir,
des dettes qu'on a décorées du nom sacré d'honneur, où l'on va oublier en-
fin qu'on est époux, père et citoyen. 9
Mais si l'on se préserve de cette contagion, il est plus difficile de résis-
ter aux attraits d'une autre passion, dont la nature se plaît à mettre le germe
dans tous les cœurs. On ne trouve pas à St-Domingue comme dans les
grandes villes d'Europe, le spectacle dégoûtant d'un sexe attaqué par celui
qui doit savoir se défendre pour embellir sa défaite ; mais on n'y est pas
protégé non plus par cette décence publique qui préserve les mœurs, dans
les lieux où l'on rougit de la dépravation des Capitales. 10 On s'expatrie, le
plus souvent, dans l'âge où les désirs sont effervescents ; on vient quelque-
6 Puérilité.
7 Improbité.
8 Vanité, bassesse de sentiments.
9 Vices, dégradation.
10 Libertinage.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 89
mestiques, en bonne chère, et l'on croirait qu'il n'est logé qu'en hôtel gar-
ni. 14
À ce tableau des mœurs qu'on pourrait appeler générales, il est néces-
saire d'ajouter ce qui appartient d'une manière plus spéciale aux Blancs
créoles, parce que plusieurs causes et particulièrement l'action d'un soleil
constamment brûlant, 15 produisent dans les habitants de la Zone Torride
des modifications qui les font différer des habitants des Zones tempérées ;
Les Américains qui ont reçu le jour à St-Domingue et qu'on désigne
sous le nom de Créoles (commun A tous ceux qui naissent aux Colonies) 16
sont ordinairement bien faits et d'une taille avantageuse. Ils ont une figure
assez régulière ; mais elle est privée de ce coloris dont la nature égayé et
embellit le teint dans les pays froids. Leur regard est expressif et annonce
môme une sorte de fierté, capable d'élever contre eux des préventions dé-
favorables, lorsqu'on ne fait que les apercevoir. 17
Exempts de la torture du maillot, leurs membres offrent rarement la
moindre difformité. Et la température [69] du climat, en les favorisant en-
core, leur donne une agilité qui les rend propres à tous les exercices, pour
lesquels ils ont autant de penchant que de disposition.
Ce développement rapide des qualités physiques, le spectacle sans
cesse renaissant des productions dont une cause toujours active et toujours
féconde enrichit leur pays, peut-être encore la vue continuelle de cet élé-
ment qui les sépare du reste de l'Univers, tout concourt à donner aux
Créoles une imagination vive et une conception facile. Ces dons heureux
présageraient des succès pour tout ce qu'ils voudraient entreprendre, si
cette facilité ne devenait pas elle-même un obstacle en produisant l'amour
de la variété, et si les présents dont la nature se montre si libérale dans leur
enfance, ne se changeaient pas, le plus souvent, en maux pour eux-mêmes
et en sujets d'étonnement pour l'observateur. 18
14 Instabilité, inconsistance.
15 On devait être plein de reconnaissance néanmoins pour ce « soleil brû-
lant » à cause du rôle important qu'il ait joué, comme on le verra plus loin,
dans la création du préjugé de couleur.
16 Cette parenthèse est de M. de ST-MÉRY. Je la souligne pour y appeler
l'attention du lecteur, parce que j'aurai à montrer plus loin comment le sens
primitif du mot « créole » a été faussé pour faciliter la création du préjugé
de couleur.
17 Brillantes dispositions naturelles.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 91
[72] qui, au lieu de portera mériter des suffrages, fait croire qu'on en est
toujours assez digne. On ne leur en parle que pour réveiller le souvenir des
faiblesses de ces parents pour eux et la comparaison de ce premier état
avec l'abandon dans lequel ils sont tombés, n'est guère propre à les enflam-
mer pour l'étude dont tout le prix est dans l'avenir. 25
C'est ainsi que la plupart des Créoles parviennent, soit dans la Colonie
soit en France, à l'âge où ils doivent paraître dans le monde. Il ne reste
peut-être plus pour leur ravir l'espoir de devenir des hommes estimables,
que de flatter leurs goûts pour la dépense et pour des jouissances dont l'es-
pèce souille quelques fois l’âme encore plus que l'excès, et enfin de ne les
contraindre que dans un seul point, précisément parce qu'il semblerait de-
voir être libre, le choix d'un état ; ce choix c'est l'orgueil des pères qui le
fait, même de deux mille lieues… 26
Le Créole qui n'est pas sorti de St-Domingue, où il ne peut recevoir
aucune éducation 27 et celui qui revient dans son pays natal, après que son
éducation ai été négligée en France, sont donc entièrement livrés à cette
imagination vive et effervescente dont j'ai dit que la nature les douait sous
un ciel brûlant, et aux suites de la tendresse dangereuse de leurs parents et
de la facilité de donner leurs volontés pour lois à des esclaves. Quels dan-
gers pour l'âge où les passions se disputent entre elles la possession d'un
cœur disposé à éprouver vivement et leur choc et leur tumulte !
C'est alors que le Créole perdant de vue tout ce qui n'est pas propre à
satisfaire ses penchants, dédaignait [73] tout ce qui ne porte pas l'em-
preinte du plaisir, se livre au tourbillon qui l'entraîne. Aimant avec trans-
porta danse, la musique, il semble n'exister que pour les jouissances volup-
tueuses. 28
Combien il est difficile que de semblables dispositions ne deviennent
pas funestes dans un lieu où les mœurs ne sont rien moins que propres à
les maîtriser ! Comment enchaîner un tempérament ardent dans un lieu où
la classe nombreuse des femmes qui sont le fruit du mélange des Blancs et
des femmes esclaves, ne sont occupées que de se venger, avec les armes
25 Incurablement ignorants.
26 Prodigalité bestiale.
27 Cet aveu est à noter à cause de la lumière qu'il jette sur la prétendue édu-
cation dont certains négrophiles ( ?) accusent la caste mulâtre d'avoir tant
abusé contre les noirs après ou avant l'indépendance. Dans cette méprisable
société coloniale, il n'y avait pas de vraies écoles même pour les blancs.
28 Légèreté d'esprit.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 94
29 Mœurs corrompues.
30 Absence de félicité conjugale, du bonheur.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 95
figure peuvent faire obtenir à quelques-unes d'elles sur les autres. Il est
même facile de soupçonner cette antipathie, née d'une rivalité secrète,
quand on remarque combien les femmes créoles cherchent peu à se réunir,
quoiqu'elles se prodiguent les caresses dès que le hasard les rassemble. 34
Les créoles portent à l'excès leur tendresse pour leurs enfants. Ce sont
elles surtout qui leur inspirent les plus singulières fantaisies. J'ai assez dit
combien leur aveuglement est funeste à ces enfants, qu'elles ne com-
mencent à traiter en mères, qu'au moment où elles consentent à les en-
voyer en France, dans l'espoir qu'ils y recevront une éducation cultivée.
Elles aiment aussi leurs parents avec affection, et leur en prodiguent à
chaque instant les témoignages les plus doux. 35
[76]
L'amour, ce besoin, ou plutôt ce tyran des âmes sensibles, règne sur
celles des créoles. Aimables par leur propre sensibilité et par des moyens
qu'elles ne tiennent que de la nature, sans imposture, sans artifice, elles
suivent leur penchant, qui, pour rendre par faille bonheur de ceux qui en
sont l'objet, aurait peut-être besoin de dépendre davantage du sentiment. 36
Il faut cependant ajouter que, si l'amour égare quelquefois les créoles,
la durée de leur attachement pour le choix qui les rend coupables, rachète-
rait leurs fautes, si la décence pouvait jamais cesser de s'en offenser. 37
Heureuse la créole, pour qui les serments de l'hymen ont été les vœux
de l'amour ! Chérissant son amant dans son époux, sa fidélité plus commu-
nément encore le fruit de sa nonchalante sagesse que de la vertu qui sup-
pose des combats et une victoire, assurera leur tranquillité commune. Mais
si le mari n'a d'autres droits que ceux du devoir, qu'il redoute en les exer-
çant despotiquement, de mépriser ceux de sa compagne, son exemple
pourrait être suivi. 38
Toutes ces dispositions aimantes (?) font que la perte de celui auquel
elles étaient liées, amènent presqu'aussitôt un nouvel engagement. 39 Aussi
34 Irritables, envieuses.
35 Ne savent pas élever leurs enfants. H. P
36 Sensuelles et non aimantes.
37 Légères, impudiques.
38 Incapables de fidélité conjugale, de vertu, n'offrant d'autre gage à un
époux que leur nonchalance.
39 Voilà certes un paradoxe superbe, digne des misérables qui ont peuplé le
Nouveau-Monde de mulâtres en affirmant audacieusement un prétendu pré-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 97
[79]
On peut même demander avec confiance aux femmes Créoles un
conseil dès qu'il intéresse le sentiment ou la délicatesse. Douées d'une es-
pèce de tact qui vaut souvent mieux que nos principes, elles se portent na-
turellement vers ce qui est préférable. Fière, indignée de tout ce qui avilit,
méprisant plus que les hommes mêmes, les hommes dégradés, une femme
Créole partage vivement l'affront fait à celui qu'elle aime. Il faut qu'il re-
nonce à sa tendresse s'il est capable de dévorer un affront ; elle n'écoutera
jamais les soupirs d'un lâche et préférerait pleurer sur sa tombe. 50
Il n'est malheureusement que trop facile de leur prouver qu'on est
digne d'elles à cet égard. La plus grande preuve du peu de sociabilité 51 de
St-Domingue, c'est le faux point d'honneur qui y maîtrise encore l'opinion.
Dans un pays où la fortune fait tant de rivaux, il est difficile de prendre ces
dehors polis qui sont peut-être les premières sauvegardes de la fierté parti-
culière. L'habitude de commander aux esclaves et de ne trouver que de la
soumission, rend nécessairement le caractère un peu allié, et des Colons
défenseurs de leurs propres foyers, doivent être dominés par un préjugé
aussi ancien que la Colonie ; il donne même aux magistrats un extérieur
guerrier. 52
Les Créoles sont aussi naturellement affables, généreuses, compatis-
santes pour tout ce qui porte l'empreinte de l'infortune et de la douleur,
mais elles oublient quelquefois ces vertus 53 envers leurs esclaves domes-
tiques…
Qui ne serait révolté de voir une femme délicate à qui [80] le récit d'un
malheur moindre que celui qu'elle va causer, ferait répandre des larmes,
présidera un châtiment qu'elle a ordonné ! Rien n'égale la colère d'une
femme Créole qui punit l'esclave que son époux a peut-être forcée de
souiller le lit nuptial. Dans sa fureur jalouse elle ne sait qu'inventer pour
assouvir sa vengeance. Ces scènes affreuses qui sont très rares le de-
viennent encore plus de jour en jour. Peut-être même les Créoles perdront-
elles, avec le temps, ce penchant pour une domination sévère, dont elles
contractent l'habitude dès l'âge le plus tendre. Le soin d'en faire élever un
très grand nombre en France, l'influence des ouvrages qui font l'éloge des
vertus domestiques et qu'elles lisent avec attendrissement, amèneront sans
doute cette heureuse révolution 54….
« Sexe charmant ! Tel est votre apanage, la douceur et la bonté. C'est
pour tempérer la fierté de l'homme, pour le captiver, pour lui rendre
agréable le songe de la vie, que la nature vous forma. Ne dédaignez donc
pas de régner par les moyens qu'elle vous adonnés. Le fondateur d'une re-
ligion, en peignant avec des traits de feu un lieu de délices éternels, a senti
qu'il fallait, pour exciter l'enthousiasme, vous montrer dans ce séjour doux
et beau, et il a séduit par ce tableau vraiment enchanteur ! » 55
« Il semblerait, dit-il, dans sa préface, que cet Hercule colonial, eût été
destiné à n'être plus un jour qu'un squelette décharné.
54 Cruelles, barbares.
55 Coup d'encensoir de la fin ! Une dernière fleur jetée sur la tombe de la
créole de St-Domingue. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 101
[84]
Chapitre IV
De la loi d’assimilation
La force impulsive qui fait le soldat, qui jette tes hommes les uns
sur les autres au nom de l'infâme droit de conquête et qui attire finale-
ment le châtiment sur les vainqueurs et les vaincus, serait un obstacle
insurmontable à tout progrès, à toute civilisation, à tout bonheur en ce
monde, s'il ne se trouvait dans la nature même de l'homme une loi, un
principe réparateur, pour sauver l'humanité de la damnation éternelle
qui serait la conséquence de la loi de répression de la loi de châtiment.
Nous commençons par le mal. Le péché originel vient, de l'esto-
mac, de la bête. La bravoure précède le courage. Le soldat qui attaque,
qui arrive à la victoire par l'agression, apparaît sur la terre avant, long-
temps avant le citoyen qui meurt pour se défendre et arrive à la vic-
toire par la résistance.
Et le châtiment, pour inévitable qu'il soit, est si loin !
La Rome antique, la Rome du courage, expire avec la République.
Son génie s'envole par les entrailles ouvertes de CATON, et la déca-
dence commence aussitôt. Le courage brisé dans le citoyen, ne peut
revivre dans le cœur du soldat et les cohortes que n'anime plus le
souffle de la liberté vont s'affaiblissant. La chair n'étant plus soutenue,
gourmandes disciplinée par l’âme, reprend son empire et la bravoure
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 104
[94]
L'histoire nous montre invariablement que le plus grand obstacle à
l'assimilation de la pensée, vient de la différence de religion, de la
question de foi, ce qui prouve bien que là est la vraie source de la
force dans l'homme.
Là où l'assimilation avait déjà été complète, là où deux, trois races
diverses s'étaient mêlées, confondues ou plutôt fondues en une seule
race nouvelle, la controverse religieuse a pu scinder cette race et reje-
ter l'homme dans la division, dans la guerre. L'homogénéité ainsi rom-
pue par l'intolérance, il se forme dans le sein môme d'une nation de
nouveaux groupes distincts. Ils ne se nomment plus races mais partis.
Néanmoins, en dépit de la conformité du type physique, les guerres de
religion sont caractérisées par des cruautés plus grandes que celles de
race, que celles que l'homme fait à l'homme qui n'appartient pas à son
troupeau, en qui il ne reconnaît pas son semblable et qu'il appelle
l'étranger.
Il en est de même de la variation de la pensée humaine sur les
questions touchant à l'association politique, à la vie civile, lorsque les
idées différentes qui se forment dans la nation, se basent sur une sin-
cère et profonde conviction et s'élèvent à la hauteur de la foi. Alors
c'est la guerre civile dans laquelle l'homme déploie aussi, malgré la
conformité du type, plus de férocité que dans ses luttes contre l'étran-
ger.
Ainsi l'intolérance naturelle à l'homme de conviction, à l'homme de
foi, se présente à nous comme un obstacle plus puissant à l'assimila-
tion que ni la distance, avec les barrières naturelles qui l'aggravent, ni
même la répugnance à l'association charnelle, d'où résulte l'absorption
des types primitifs dans le nouveau type commun.
Observons encore que l'intolérance politique ou religieuse, quoique
résultant de la sincérité des convictions, ce qui est chose respectable,
n'en a pas moins ses raisons dans l'ignorance primitive. Elle vient de
la foi, mais d'une foi insuffisamment éclairée. À mesure que l'esprit
humain s'élève, et que la lumière se fait dans le chaos de l'ignorance
primitive, on s'aperçoit que l'intolérance en matière religieuse [95] est
destructive de la foi, comme, en matière politique, elle est destructive
de la liberté, et que dans l'un et l'autre cas, elle éloigne le bonheur.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 113
[97]
Chapitre V
Le préjugé de race ou l’obstacle
volontaire à l'assimilation.
Origine de ce préjugé, en quoi il consiste
et quels en sont les effets.
Les luttes éternelles qui ont produit entre les hommes le prétendu
droit de conquête, ont appelé l'attention sur l'inégalité relative de la
force déployée par les divers combattants, soit dans l'attaque, soit dans
la défense.
Le vainqueur, ayant fait preuve d'une plus grande force que le
vaincu, s'est tenu pour supérieur à celui-ci, en faisant abstraction
d'ailleurs des causes permanentes ou accidentelles de la victoire.
L'ignorance primitive de l'homme ne lui permettant, ni de décou-
vrir la loi du progrès d'où résulte l'effacement graduel des inégalités
relatives, ni d'apprécier ces inégalités dans les individus de chaque
groupe, de chaque race, on a conclu à la permanence du niveau moyen
actuel ; et la supériorité, qui n'est que relative et momentanée, passa
pour inhérente à la race.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 116
Cette forme de préjugé, qui prend ici le nom de noblesse, est en-
core le résultat de l'ignorance.
On ne prend pas garde au développement graduel, à l'élévation de
l'esprit humain d'où résulte, génération après [99] génération, un ac-
croissement constant quoique inégal, de la puissance relative, de l'in-
tensité relative de la force, dans les hommes et dans les nations. On
ignore, ou l'on méconnaît les effets de la perfectibilité humaine et l'on
ne comprend pas que sur le même territoire, comme l'a démontré
CHARLES COMTE, tout change avec le temps : les mœurs, le langage,
la religion et jusqu'au type physique, si bien que la race, sans avoir
subi aucun mélange, n'a plus rien de commun à un moment donné,
avec celle qui avait occupé le même territoire quelques siècles aupara-
vant. D'où il résulte que, par l'action même de la loi du progrès,
chaque génération nouvelle dans un même pays, constitue une nation
nouvelle et plus forte, une race supérieure à celle qui avait existé avec
les générations passées. Notons encore qu'il en est ainsi dans toute so-
ciété humaine, malgré la dégénération évidente des aristocraties fer-
mées et à cause de l'élévation graduelle en intelligence et en richesse
des couches sociales inférieures et par cela même toujours plus nom-
breuses. De ces observations il faudrait conclure que toute pensée
aristocratique, tout préjugé social affaiblit l'homme, paralyse le déve-
loppement de la prospérité sociale et retarde le progrès, et que finale-
ment le régime démocratique le plus complet, le plus absolu, est celui
qui conduit le plus sûrement les sociétés humaines au bonheur.
Mais la lumière est si lente à se faire dans l'esprit de ceux qui ont le
bénéfice du préjugé qu'ils font ombre sur l'esprit des victimes ; et que
le manant se fait le complice inconscient de la noblesse, en aspirant au
partage, plutôt qu'à la suppression du privilège ; à devenir noble, qu'à
effacer la notion absurde du noble et du vilain. C'est ainsi que la dé-
mocratie, œuvre de vilains, de manants, est toujours et partout sous la
menace de l'anéantissement par l'aristocratie qui sort de son propre
sein, si elle ne sait y mettre ordre.
Ce préjugé de la noblesse, tant qu'il n'est qu'une erreur, est produc-
tif de quelque bien en suscitant entre les hommes et entre les nations,
l'émulation de la force.
La supériorité se déplaçant avec la victoire, toute guerre [100] pose
et résout une question de race. La défaite se trouve être donc quelque
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 118
chose de plus qu'un malheur : c'est une chute qui ramène le vaincu au
rang de race inférieure. C'est donc une honte ; et l'humiliation dure
jusqu'à la revanche, c'est-à-dire à la réhabilitation du vaincu par un
nouveau déplacement de la supériorité de race.
Pour éviter la défaite ou pour assurer la revanche, il faut recruter
de nouvelles forces, accomplir de nouveaux progrès, atteindre ou dé-
passer le conquérant qui nous menace ou qui nous a déjà vaincus : no-
blesse oblige, telle est la source de l'émulation.
Il est certain en effet qu'en présence d'une inégalité trop écrasante
des forces qui nous menacent, la mémoire des gloires du passé, pour
qui en a dans son histoire, relève le courage du faible et le sauve du
désespoir.
MUSSET, le grand, le noble poète, a exprimé cet état de l’âme dans
un vers célèbre :
« Où le père a passé, passera bien le fils. »
Cette espérance dans le désespoir trouve de l'écho dans le cœur de
tout vaincu rêvant la revanche, de tout faible menacé par le fort et se
préparant à la résistance.
Qu'il me soit permis de faire à ce propos quelques réflexions à
l'adresse de ceux de mes congénères qui gémissent sous l'étreinte de
l'horrible préjugé et dont il convient de relever le courage.
Tout ce qui précède est la leçon que nous offre l'histoire des rivali-
tés de race en Europe.
Il en résulte que, entre nègres et blancs dans le Nouveau-Monde, la
question de race, en ce qu'elle peut avoir de sincère, n'est pas diffé-
rente de celle qui s'agite encore et trouble la conscience chrétienne,
entre Français et Allemands, entre Saxons et Latins, entre Slaves et
Tartares, entre Anglais et Irlandais.
Le préjugé de race, en dépit des progrès immenses de la civilisa-
tion chrétienne, n'a pas encore entièrement disparu entre blancs. Il est
peut-être moins âpre, moins brutal, dans ses manifestations. Il n'est
pas haineux, du moins [101] dans les couches sociales supérieures, car
il vient d'en-bas, et à mesure que la lumière se fait dans l'esprit et dans
le cœur de l'homme, il se rapproche de l'humanité et s'affranchit de la
haine, de l'envie, de toutes les émotions basses de l’âme ; mais le pré-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 119
jugé entre races blanches existe ; on le voit, on le sent partout, dans les
livres, dans les journaux, dans les leçons du professeur à l'enfant, et
jusque sur la chaire évangélique. Hors d'Haïti, ce préjugé pèse plus
lourdement sur le nègre que sur les autres races, parce que systémati-
quement, on lui a appris partout à s'isoler de l'haïtien, à voir avec in-
différence ou hostilité, cette République noire qui est à lui, qui est la
gloire de tous les nègres, car c'est l'œuvre la plus noble, la plus virile
de notre commune mère, la Race Noire.
Pour chercher la consolation et l'espérance en détournant ses re-
gards d'Haïti, le nègre doit remonter trop haut dans le passé.
Quand il arrive aux Carthaginois et aux Éthiopiens, il rencontre le
doute sur l'identité de la race. En Haïti, le nègre n'a pas à aller si loin :
à une ou deux générations en arrière, il rencontre PÉTION, DESSALINES,
TOUSSAINT. Il retrouve son sang dans des nègres qui ont combattu,
qui ont vaincu : et si la bête en moi tremble devant la menace de la
force, je la rassure en lui répétant le mot du poète :
« Où le père a passé, passera bien le fils. »
Où le préjugé cesse d'être erreur et devient crime, c'est lorsqu'il
s'applique sciemment à perpétuer l'inégalité, en faussant à la fois les
institutions et les mœurs. En voici la formule : « Le vaincu est infé-
rieur ; il doit rester inférieur, l'objet de la victoire étant de soustraire le
vainqueur à la peine, à l'effort, en plaçant le travail en bas et la jouis-
sance en haut, toute tendance à l'égalité est subversive de l’ordre so-
cial ou international fondé sur la conquête. C'est un attentat qu'il faut
réprimer ou prévenir. » Mais l'attentat étant chimérique, la tendance à
l'égalité étant la conséquence de l'assimilation, c'est-à-dire d'une loi ir-
répressible de la nature humaine, tenter de prévenir l’égalité, [102]
c'est entrer en lutte contre ta nature, c'est se révolter contre DIEU.
La victoire ayant pour but et pour effet l'esclavage du vaincu, la
première forme, la première manifestation de la résistance du préjugé
à la loi d'assimilation, à la loi du progrès, c'est l'opposition désespérée,
allant au besoin jusqu'à la plus grande bravoure, des détenteurs d'es-
claves, au verdict de la conscience humaine, condamnant la criminelle
institution à mesure que la lumière se fait dans les esprits.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 120
[105]
Article extrait du journal le « Hérald
de Birmingham, (Alabama)
(TRADUCTION DES ÉDITEURS)
[109]
Les lois de la nature humaine sont inflexibles, et là où les deux
races sont confondues, on n'a qu'à regarder autour de soi pour voir
combien est peu sincère, peu conforme à la nature, ce préjugé qui pré-
tend éloigner l'homme de l'homme, sans jamais parvenir à nous sous-
traire à l'attraction des sexes qui rapproche l'homme de l'homme et
remplit la volonté du CRÉATEUR, en multipliant les variétés physiques
dans l'unité de l'espèce humaine.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 128
[110]
Chapitre VI
Identité de la race blanche
et de la race noire.
de la pensée. Pas n'est besoin en effet d'un grand effort pour com-
prendre que la pensée, ne se développant pas également chez tous les
hommes, produit des inégalités relatives qui peuvent coïncider avec
une différence de quelques particularités physiques sans que ces deux
choses soient nécessairement dans les relations de cause à effet.
[113]
Pour celui-ci est-il noir et cet autre rouge ou blanc ? La question
n'est pas sans quelque intérêt scientifique, j'en conviens. Mais ce n'est
qu'une question d'histoire naturelle de très mince importance.
Les ours sont blancs sous les latitudes polaires. Ailleurs ils sont
noirs. Aucun doute n'est soulevé sur l'identité de l'espèce. Il en serait
de même à l'égard du blanc et du nègre, s'il n'avait jamais été question
que de l'animal. Le croisement, et la fécondité du produit, suffiraient
pour régler la question de l'identité de l'espèce dans l'animalité. Mais
comme il ne s'agit ici que de l'homme proprement dit, il est évident
que toute argumentation basée sur la recherche des causes ou des ef-
fets de la couleur, suppose jugée et résolue la question même qui se
débat : c'est un sophisme qui élude contre le noir, l'examen de la ques-
tion préalable. Si l'homme, dans ses attributs essentiels, dans ce qui le
distingue de la brute, ne diffère point entre le blanc et le noir, le reste
est indifférent. Je ne comprendrais les tâtonnements de la science dans
le domaine physique que s'il s'agissait de rechercher la cause inconnue
d'un phénomène d'ordre moral scientifiquement constaté, irrévocable-
ment admis.
Tout le problème à mon avis se concentre donc sur le phénomène
spécial qui distingue l'homme dans l'animalité : ce phénomène, c'est la
pensée.
Descartes n'a point dit : « Je digère ou je marche, j'ai une peau et
du poil, donc je suis. » Le cheval ou l'âne pourraient aussi bien s'ap-
proprier la formule.
Il a dit : je pense donc je suis.
Les investigations de ses successeurs n'ont point détruit cette for-
mule.
Or, le nègre pense-t-il ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 132
Qu'est-ce qui est erroné ? Sont-ce les faits sur lesquels se basent
ces opinions ? L'auteur nous dit qu'ils sont également réels, également
prouvés. Sont-ce les conclusions qu'on en tire ? Elles sont conformes à
la logique dans chaque cas particulier, et chacune d'elles resterait inat-
taquable si les faits dont elle découle étaient les seuls à considérer.
Mais comme il n'en est pas ainsi, chacune de ces deux opinions est en
effet un sophisme, une généralisation intempestive, l'extension à toute
une race des qualités ou des vices constatés dans des individus de
cette race, observés isolément. Mais le syllogisme offre une conclu-
sion dégagée de tout sophisme, s'il est ainsi construit : les nègres
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 135
« Cet état dit-il, est tel qu'il autorise à soutenir que cette dégénération
qui est peut-être l'ouvrage des siècles, voudrait d'autres siècles pour que
ses effets généraux disparaissent tout-à-fait, et un concours de causes et de
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 136
« Les nègres créoles, dit-il, (page 39) naissent avec des qualités phy-
siques et morales, qui leur donnent droit à la supériorité sur ceux qu'on a
transporté d'Afrique ; et ce fait qu'ici la domesticité embelli l'espèce, ap-
puie une vérité de l'Historien sublime de la nature. »
« À l'intelligence, le nègre créole réunit la grâce dans les formes, la
souplesse dans les mouvements, l'agrément a dans la figure, et un langage
plus doux et privé de tous les accents que les nègres africains y mêlent.
Accoutumés, dès leur naissance, aux choses qui annoncent le génie de
l'homme, leur esprit est moins obtus que celui de l'Africain qui, quelque-
fois par exemple, ne sait pas discerner les subdivisions delà monnaie... Il
n'est aucun objet pour lequel on ne préfère les nègres Créoles, et leur va-
leur est toujours, toutes choses égales d'ailleurs, d'un quart au moins au-
dessus de celle des africains. »
L'homme noir n'a encore pu être vu et étudié que sous trois as-
pects :
1° En Afrique, dans son éternelle enfance, dont le mystère nous
surprend et reste encore inexpliqué, parce que ceux qui en ont entre-
pris l'explication ont eu leur esprit voilé par un lambeau au moins de
l'ignorance native, quand ils n'ont pas été tout simplement des né-
griers, des trafiquants d'esclaves, de francs aventuriers, de grossiers
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 142
ment pour la bête qui est en nous. S'il en était autrement, l'histoire gé-
nérale de l'humanité ne saurait [130] nous offrir aucun exemple d'au-
cune tyrannie d'aucun esclavage, d'aucune servitude parmi les
hommes.
Toute tyrannie est un pacte. Le panem et circenses est un droit de
la bête opprimée et une obligation de l'oppresseur. De là, la difficulté
de l'établissement d'un régime de liberté dans tout pays longtemps
soumis à une monarchie absolue, à une forme quelconque de la tyran-
nie.
Les peuples eux-mêmes poussent inconsciemment leurs Gouverne-
ments à la tyrannie. Il leur est difficile de renoncer au panem et cir-
censes et de comprendre que ce qui était droit dans l'opprimé, devient
devoir dans l'homme libre. C'est pour ce motif on n'en saurait douter,
que la première faiblesse, la première impulsion des affranchis de date
récente noirs ou blancs, est la course aux places, la lutte pour les
charges publiques.
Observons en effet le fonctionnaire public dans l'universalité du
monde civilisé. Quelle est la position particulière de celte classe dans
ce que d'autres appellent « la lutte pour la vie » et que je crois mieux
définir par la « recherche du bonheur » ? C'est, il me semble, une di-
minution énorme de la responsabilité : 1° par la suppression de la
concurrence dans le taux des salaires, de la récompense accordée à
l'effort ; c'est la loi, c'est le Gouvernement, qui fixe le tarif, et ce qu'on
vise dans cet acte, c'est la fonction et non l'homme. 2° L'avancement
dans le service, en supposant que cela se passe toujours honnêtement,
est régi par des règles fixes que subit le fonctionnaire ; il n'a pas à les
découvrir à ses risques et périls. Nous n'avons pu imaginer à cet égard
que deux règles : l'ancienneté et la capacité. La capacité est marquée
par une convention ; c'est un code que l'on apprend et que l'on est dis-
pensé de juger.
L'ancienneté est hors de notre volonté ;on n'y arrive que par la do-
cilité, l'aveugle soumission. Quelle responsabilité reste-t-il au fonc-
tionnaire ? Simplement celle de s'assujettira la discipline, à une disci-
pline qu'on lui indique, à une discipline autre que l'autorité de sa
propre raison qui seule fait l'homme fort, l'homme libre.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 148
S'il vous faut servir, soyez mousses, soyez apprentis, servez en blouse.
La boue, le charbon, la cendre, tout ce qui salit la blouse de l'ouvrier,
purifie, élève l’âme de l'homme. C'est sain, c'est fortifiant. Sur le corps
vigoureux, sur la peau ferme et dure de l'ouvrier, tous les préjugés de
ce monde glissent sans mordre, sans troubler la sérénité de l’âme.
Sous le bel habit d'un laquais manque l'homme : la boue n'est pas sur
le vêtement, c'est le cœur lui-même qu'elle recouvre tout entier.
Devenez des médecins, des avocats, si vous en avez l’opportunité
mais que ce soit pour pratiquer la médecine, que ce soit pour exercer
le droit et non pour marchander de votre diplôme sur le terrain des tri-
potages ou des vantés sociales.
On ne transige pas avec un préjugé, il faut le vaincre et le terrasser.
Le nègre qui montre ses pieds, ses petites mains, s’étonne qu'avec cela
ou ne lui ouvre pas les salons des aristocrates à petits pieds et à petites
mains est un ignorant et un lâche.
Il est encore esclave. Il a encore besoin de science et de courage,
pour rendre la liberté à son âme asservie.
La vie est une lutte. Quand dans cette lutte nous faisons trêve à la
guerre, quand nous laissons reposer la baïonnette et l'épée, la lutte ne
cesse pas ; elle change de nom et s'appelle la concurrence.
Cette concurrence, il faut la regarder bien en face et l'aborder vi-
goureusement, sans hésitation, sans émoi. Là est la solution de tout
problème de race.
[135]
L'homme dont la fortune est menacée par quelque procès compli-
qué, va à l'avocat le plus habile : devant ses intérêts compromis, il n'a
pas de race.
Celui dont la santé est compromise par quelque maladie grave, ap-
pelle le médecin le plus savant, le plus habile pour sauver sa vie, on
n'a pas de préjugé.
Soyons instruits, laborieux, nous serons forts, vaillants, heureux.
[136]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 152
[137]
Deuxième partie
HAÏTI PARMI
LES NATIONS CIVILISÉES
[138]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 153
[139]
INTRODUCTION
[146]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 159
[147]
Chapitre I
Haïti et la question de race.
Raison d'être de
la nationalité haïtienne.
ses plaies, de panser ses blessures, on me peut, sans renier Dieu, rester
indifférent aux efforts de la race noire, pour respirer, pour se relever,
pour se mettre en marche, dans ce dernier refuge, dans ce dernier asile
ouvert par le Créateur à sa créature.
Dans toute la première partie de ce livre, je me suis efforcé de
mettre en lumière cette vérité que la civilisation est le produit de l'as-
sociation de l'homme à l'homme, du frottement, du contact des esprits.
De puissants obstacles naturels se sont opposés à l'universalité de cette
association, de ce contact, dès l'origine des temps. Des lieux qui
avaient été témoins des premiers vagissements de la pensée, de ses
premières victoires, sont rentrés de nouveau dans la nuit à des époques
tellement éloignées que nous ne savons quelle part respective ont pu
avoir à leur décadence, à leur chute, la fatalité historique et les cata-
clysmes de la nature physique ; comme Ninive, Babylone et Troie en
Asie, Thèbes et Memphis en Afrique ont disparu, laissant des ruines
isolées clans les sables du grand désert. Ces lieux fameux ont-ils été
dévorés comme Sodome et Gomorrhe par les feux du Ciel, ont-ils été
anéantis par quelque catastrophe comme les villes romaines ensevelies
sous les laves du Vésuve ?
Autant de mystères dont l'histoire nous refuse la clef. Elle nous en-
seigne, seulement que la civilisation, partie de l'Orient est-allée fixer
son siège en Occident, d'abord vers le Sud, puis vers le Nord, tout le
long des côtes : de la Méditerranée, jusqu'à ce que l'invention de la
boussole vînt permettre à l'homme de s'aventurer sur la haute mer.
Nous, savons encore que la soif des conquêtes a seule permis les
déplacements qui ont amené l'homme vers l'homme à travers monts et
fleuves, à mesure que les progrès accomplis ont mis les sociétés hu-
maines en possession de l'énergie et des moyens matériels de franchir
ces obstacles.
[149]
Dans les régions mystérieuses du centre africain, encore inacces-
sibles dans une grande mesure, même à la civilisation contemporaine,
avec les moyens puissants dont elle dispose ; gardées par des côtes
trop éloignées des colonnes d'Hercule d'un côté et de la mer rouge de
l'autre, pour que les premiers navigateurs osassent s'y aventurer ; plus
hermétiquement fermées encore au Nord par les sables brûlants du Sa-
hara et les infranchissables cataractes du Nil, la malheureuse race
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 161
aussi l'accident qui a réveillé sa pensée et qui l'a fait entrer dans la ci-
vilisation.
En travaillant pour le blanc, le nègre a reçu de lui la lumière. Ce
n'était pas l'intention de l'esclavagiste, c'était la volonté de Dieu. L'eu-
ropéen n'a pas été seulement le maître de l'africain transplanté en
Amérique, il a été aussi et reste encore son maître d'école, son initia-
teur dans la vie de l'homme civilisé. Cela est vrai de l'haïtien comme
de tous les autres descendants de la race noire dans le Nouveau-
Monde. Mais il y a cette différence que la société haïtienne, en se dé-
tachant de la France, en constituant une nation indépendante, s'est af-
franchie de la gêne sociale qui caractérise les relations du blanc avec
le noir, partout où ce dernier doit la liberté au premier et rentre dans la
vie civile et politique, en concurrence directe avec l'ancien maître.
Cette gêne est d'autant plus sensible, que partout l'émancipation s'est
faite en dépit de la volonté des propriétaires d'esclaves. Plus longue et
plus forte a été la résistance des esclavagistes, plus marqué devait être
nécessairement l'antagonisme de l'ancien maître contre l'ancien es-
clave devenu, par la puissance d'une autre volonté que la sienne, son
concitoyen, son associé politique et [151] social. Cet antagonisme,
étranger en réalité à la question de couleur, se trouve aggravé par
celle-ci, car elle empêche de part et d'autre, l'oubli du passé, ravive les
ressentiments, retarde indéfiniment la fraternisation entre des hommes
couverts d'un même drapeau, également intéressés à la prospérité, au
bonheur de la patrie commune.
Dans ces conditions, tout concourt à retarder la réhabilitation mo-
rale du noir par le réveil du sentiment de la dignité en son âme. Il n'est
plus esclave matériellement, mais il subit la domination morale de
l'ancien maître. Il est encore l'élève du blanc moralement autant ou
plus qu'intellectuellement. C'est du blanc qu'il reçoit la lumière de la
science et malheureusement, en ce qui concerne directement son être,
en ce qui l'intéresse le plus au monde, cette science est fausse. Si elle
lui apporte la notion de quelques vérités, elle encombre son esprit de
toutes les erreurs dont elle est encore surchargée elle-même, de toutes
les obscurités qu'elle n'a pu pénétrer, de toutes les hypothèses para-
doxales par lesquelles on semble s'efforcer à plaisir dans ce siècle, de
détruire l'idéal dans l'esprit et dans le cœur de l'homme, d'arracher de
son âme toute aspiration élevée, de l'éloigner de Dieu de crainte qu'il
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 163
disparaître, car elle est éminemment propre à jeter dans une fausse
voie les descendants des africains, luttant dans cette partie du monde
pour leur émancipation morale et sociale, éminemment propre à leur
remplir l'esprit de pensées chimériques capables de les retarder dans
leur marche ascendante — Je crois en effet m'être aperçu que des
hommes d'un mérite incontestable d'ailleurs, notamment parmi les
Noirs des États-Unis, inclinent à suivre cette fausse voie et à s'égarer
ainsi dans le monde des chimères.— Demander à Haïti ou à toute
autre communauté d'origine africaine de faire la preuve par des faits,
que la race noire soit capable de donner naissance à une civilisation
originale, au milieu de la civilisation qui nous entoure, c'est lui de-
mander de prouver sa supériorité sur la race blanche en refaisant fol-
lement la genèse de la science, en se séparant de la société chrétienne,
de la race blanche au sein de laquelle la civilisation moderne a pris
naissance et ne s'est élevée à sa hauteur actuelle, qu'après une lutte de
plus de vingt siècles entre l'esprit de réforme et la ténacité des tradi-
tions, entre les ténèbres de l'ignorance primitive et l'élévation gra-
duelle de la pensée. Or cette autre civilisation, qui ne serait pas la ci-
vilisation telle qu'elle existe, et qui serait tenue de lui être supérieure
pour n'être pas la barbarie, à quel prophète, à quel génie, aurions-nous
à en demander l'idéal dans ce siècle de libre discussion, des parle-
ments corrompus, de gouvernements concussionnaires !— À quel
signe reconnaîtrions-nous le Confucius, le Mahomet, le Moïse qui de-
vrait nous y conduire ? Et qui parmi nous, serait assez peu civilisé
pour croire au signe révélateur et se laisser guider aveuglément par
qui que ce soit dans ce temps de libre-pensée, dans cet âge du « busi-
ness. » —
Mettre à la disparition du préjugé de couleur la condition pour
l'homme noir de créer une civilisation dans la civilisation est simple-
ment absurde. — C'est une pensée qui ne peut venir qu'à un mauvais
plaisant ou à un homme [157] de mauvaise foi, jamais à un esprit sé-
rieux et réfléchi.—
Pas n'est besoin à l'homme noir de se montrer supérieur à l'homme
blanc, en reprenant à ses risques, une nouvelle étude directe de la na-
ture et de ses phénomènes, pour acquérir des connaissances qui sont
déjà le patrimoine de tous et que Sir Spenser St-John et tous les blancs
contemporains, détracteurs de la race noire, ne sauraient posséder que
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 168
parce que d'autres hommes les ont acquises avant eux et se les sont
transmises de génération en génération.
La preuve à faire est simplement celle de l'aptitude de la race noire
à marcher du même pas que la blanche dans une voie déterminée.
L a question haïtienne revient donc à savoir, non point si la race
noire est ou non capable de créer une civilisation qui lui soit propre,
mais bien, comme je l'ai dit, si cette race est capable de civilisation, si
elle peut faire ce qu'ont fait ses devancières : s'assimiler, par le
contact, celle d'une race plus avancée, mais n'exerçant sur elle aucune
autorité directe.
Cette question doit être finalement posée dans les termes suivants :
Les haïtiens, depuis qu'ils se sont séparés de la France pour consti-
tuer un indépendant et souverain, ont-ils réalisé quelque progrès ou
rétrogradent-ils vers l'état social des tribus barbares de l'Afrique ?
Il n'est pas nécessaire en effet que la nation haïtienne ait dépassé le
niveau des peuples contemporains ; il n'est pas nécessaire qu'elle
marche à la tête de la civilisation contemporaine et la marque d'un ca-
chet « original » pour accomplir ses destinées ; il suffit qu'elle mani-
feste, par les faits accomplis qu'elle est bien réellement dans la voie du
progrès, qu'elle marche vers la civilisation, qu'elle y marche, comme
je l'ai déjà dit, aussi rapidement qu'on pourrait raisonnablement l'at-
tendre d'un peuple de pure race blanche placé dans des conditions
identiques,
La question est donc toute relative. Mais la solution à donner ne
doit pas être cherchée dans la comparaison de l'état actuel de la société
haïtienne avec celle des plus [158] grandes nations de notre temps.
Cette comparaison n'est sans doute pas sans intérêt pour l'haïtien ; en
mesurant le chemin qu'il lui reste encore à parcourir, il se stimule à la
lutte et puise dans cette comparaison de nouvelles forces pour marcher
encore ; pour marcher toujours. Aussi est-ce sur ce terrain que se
placent généralement les haïtiens dans toutes leurs controverses poli-
tiques et sociales ; et, soit dit en passant, c'est là ce qui explique l'exa-
gération souvent extravagante de leurs critiques sur leurs propres
mœurs sociales ou politiques, exagération qui, allant jusqu'à la pas-
sion, devient quelquefois dangereuse pour la paix publique. Mais ces
extravagances de la presse et de la tribune haïtienne, peignant le pays
sous des couleurs plus sombres que la réalité des choses, armant ainsi
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 169
pays. Aussi les ouvrages les plus profonds comme science ou les plus
parfaits comme forme littéraire, les plus dignes, par l'importance et la
hauteur des matières traitées, de figurer dans les bibliothèques de tout
pays de langue française hors d'Haïti, les œuvres historiques de M r B.
Ardouin, les travaux littéraires de Mr Delorme les recherches anthro-
pologiques de Mr Firmin, etc. ont été produits par des écrivains élevés
en Haïti, des hommes qui n'ont voyagé à l'étranger qu'après avoir at-
teint l'âge de la maturité, et quand ils étaient déjà en possession d'une
réputation.
Trêve donc à la calomnie, trêve au mensonge ! L'homme noir, par-
tout où il reste associé à son ancien maître blanc, [161] a droit à la
sympathie, à la patience bienveillante de ce dernier. Au nom de la reli-
gion chrétienne, la race blanche doit une réparation morale à la race
noire. L'intérêt des anciens propriétaires d'esclaves s'accorde d'ailleurs
avec leur devoir moral, sur ce terrain : ils ont en effet le plus grand, le
plus puissant intérêt national à ce que tous leurs concitoyens soient
des hommes libres par l'esprit et par le cœur, c'est-à-dire des hommes
instruits et vaillants. Il serait aisé de démontrer par analogie que, dans
la société des nations, Haïti aurait aussi quelque droit à la bien-
veillance des peuples de race blanche. Mais ce serait du sophisme ; et
le plus grand, le plus puissant intérêt de l'haïtien, c'est d'éviter le so-
phisme, c'est de sortir de l'erreur. Les philanthropes eux-mêmes, né-
grophiles français, anglais ou américains, implorant la pitié du blanc
pour le nègre des États-Unis, des colonies anglaises ou des colonies
françaises, auraient tort d'oublier la différence essentielle, radicale,
immense, qui existe dans la situation politique et sociale de ces
hommes, comparée à celle de leurs frères d'Haïti. Dans tous ces pays,
le blanc seul règne et gouverne : il est donc seul moralement respon-
sable ; responsable envers lui-même et responsable envers la minorité
noire dont le sort est lié à celui de la majorité blanche. On ne peut
concevoir dans une société humaine le bonheur d'une section et le
malheur d'une autre section, placés dans une seule et même direction.
En Haïti, ce n'est plus le blanc qui règne ou gouverne, par la puis-
sance extérieure d'une métropole européenne ou par la puissance d'une
écrasante majorité à l'intérieur. Le blanc n'a donc pas de responsabilité
nationale en Haïti. En se détachant de la France, en se constituant à
l'état de nation libre, indépendante et souveraine, le nègre haïtien a dé-
placé la responsabilité de son bonheur : elle est enlevée des épaules du
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 172
blanc et repose tout entière sur les siennes. On ne devient libre qu'en
devenant responsable. La liberté et la responsabilité ne vont point
l'une sans l'autre. Qui élude la responsabilité sort de la liberté pour en-
trer dans le crime s'il conserve la supériorité de ta force, ou pour re-
prendre le joug s'il est faible.
[162]
Les appels à la philanthropie des blancs, en faveur des nègres dont
le sort dépend de la volonté des blancs, ont perdu, dès le 4er Janvier
I804, toute signification, tout intérêt réel pour l'haïtien. Nous n'avons
rien à demander à la bienveillance des blancs et n'avons que faire de
leur pitié. Nous n'avons même pas à implorer la reconnaissance de
notre droite l'égalité : nous sommes en possession de cette égalité ;
nous l'avons acquise de la seule façon qu'elle s'acquiert jusqu'à présent
en ce monde ; nous la maintiendrons de la seule façon qu'elle puisse
se main tenir jusqu'à ce que « le règne de DIEU arrive sur la terre : »
par la force des armes, par notre détermination de vivre libre ou de
mourir. Sans celle détermination virile, sans cette force de volonté, on
devient Proie et l'on est dévoré par la Bête de Proie. La couleur de la
peau n'y fait rien : la Pologne était une nation blanche, les Alsaciens-
Lorrains sont blancs.
Nous ne demandons donc, nous ne pouvons demander au monde
civilisé, que les seules choses que, dans toutes les situations possibles,
tous les hommes se doivent les uns aux autres : la justice et la vérité.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 173
[163]
Chapitre II
Origines Historiques
Le mot vaudoux n'a pas été imaginé par des étrangers, des ennemis
d'Haïti et de la race noire. Que ce mot vienne de l'africain vaudun ou
du français vaudois comme le veulent des étymologistes divers, on
s'en sert en Haïti, il a une signification en Haïti et il convient de dire
ici que c'est de ce mot que partent tous les malentendus, sincères ou
non, répandus dans le monde contre les haïtiens.
L'ancienne colonie de St-Domingue a fourni peu ou pas d'écri-
vains. Une seule œuvre de bibliothèque nous en est restée : c'est la
« Description de la partie française de St-Domingue » par Moreau de
St-Méry.
Les esclavagistes contemporains qui admirent d'autant plus cet
écrivain que c'est dans son œuvre qu'ils puisent la charpente de leurs
libelles contre Haïti et la race noire, nous assurent que de St-Méry
était un écrivain véridique : « Moreau de St-Méry's excellent descrip-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 174
tion of the colony, [164] from whose Truthful pages, dit l'un d'eux, it
is a pleasure to seek for information ». 61
J'espère donc qu'il me sera permis aussi de mettre largement à
contribution le môme écrivain pour la défense de mon pays, et que
l'autorité de ses « truthful pages » (pages véridiques) ne sera point af-
faiblie par les informations qu'elles me fournissent.
Cet écrivain vivait à une époque où florissait la traite des noirs, et
en reproduisant tout ce qui se disait de sou temps sur les mœurs et les
idées de ces hommes, il a pu arriver à un degré suffisant de vraisem-
blance.
Que dit en somme Moreau de St-Méry ?
Suivons-le dans St-John lui-même.
[165]
Arrêtons-nous ici un instant.
1° Moreau de St-Méry, d'après Sir Spenser St-John lui-même, ne
mentionne pas qu'aucun culte africain, (fétichisme) introduit en Haïti
par la traite des noirs exigeât des sacrifices humains.
2° Moreau de St-Méry n'a pas eu la prétention d'assigner ni une
étymologie, ni une origine au vaudoux : « It has been known for a
long time, dit-il, and known as a danse. » 64 Voilà tout ce qu'il en sait
de positif.
Au-delà de ces notions positives, Moreau de St-Méry, qui avait
derrière lui près de deux siècles d'une colonisation dont l'histoire
n'avait pas été écrite, en était donc réduit pour tout le reste, comme Sir
Spenser St-John lui-même, aux conjectures, aux histoires plus ou
moins extravagantes qui devaient circuler dans le pays, de son temps.
Je me dispenserai d'examiner si cet écrivain n'était pas supersti-
tieux comme naguère les St-John et les Alvarez. 65 Je me dispenserai
de rechercher ici sur quoi se fonde son hypothèse rapportée successi-
vement par Gustave d'Allaux et St-John, du caractère religieux du
vaudoux et de l'identification de cette danse du vaudoux avec les rites
du culte ou fétichisme des Aradas.
Cela n'est pas important. Je ne fais donc aucune difficulté à ad-
mettre cette hypothèse comme probable bien que dans mes investiga-
tions personnelles, je n'aie rien trouvé en Haïti qui rappelât une tradi-
tion même éloignée de cette fameuse religion des Aradas.
J'admets donc qu'avant, pendant, ou après leurs exercices religieux,
les Aradas dansaient le vaudoux.
Il ne nous reste donc plus qu'à voir ce que c'était que ce « culte des
Aradas. »
in the world. Acquaintance with the [166] past, knowledge of the present,
and prescience of the future, all appertain to this God that only consents
however, to communicate his power and prescribe his will through the or-
gan of a grand priest, whom the sectaries elect. » 66
« Ces vœux, ces demandes, ces prières etc. qui sont adressés au dieu,
mais que le papa écoute comme à des confessions, et auquel la maman ré-
pond pour lui, au nom du dieu, tantôt par des encouragements, des pro-
messes de bonheur, tantôt par de sévères réprimandes : now she flatters
and promises happiness, now she bursts into reproaches ? » 72
71 St-John, page…
72 Tantôt elle encourage et promet le bonheur, tantôt elle éclate en amères
reproches. — St-John, page…
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 179
« Sans doute, dit encore St-Méry, pour affaiblir les alarmes que ce
culte mystérieux du Vaudoux cause dans la colonie, on affecte de le danser
eu public, au bruit des tambours et avec des battements de mains ; on le
fait même suivre d'un repas où l'on ne mange que de la volaille. 74 »
« C’était plutôt, répond l'écrivain, une école où les âmes faibles vont
se livrer à une domination que mille circonstances peuvent rendre fu-
neste. » 76
Encore un autre mot assez inattendu, les chefs ! Papas, rois, hou-
gans, macandals etc. étaient donc DES chefs ? Mais qui étaient ces
chefs ? Comment s'était manifestée la domination qu'ils exerçaient sur
les sectaires ? Ici encore de St-Méry se tait. Il en avait assez dit pour
ses contemporains. En employant ces mots chefs du vaudou, il n'avait
plus à les désigner. Des noms épouvantables pour les anciens colons,
les anciens propriétaires d'esclaves de Saint-Domingue, devaient s'of-
frir spontanément à leur mémoire, tracés en lettre de sang. Ces chefs
du vaudou, c'étaient les chefs de ces incessantes révoltes d'esclaves
qui n'ont cessé « d’alarmer » les colons français et espagnols pendant
toute la durée de l'esclavage dans cette île. Ces [171] terribles papas-
lois, c'étaient les précurseurs des Boukman et des Toussaint Louver-
76 St-Mery, 1er vol. page 50.
77 Ibid., loc. cit.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 181
[175]
« La troisième cause de célébrité (des Anses-à-Pitre) est le séjour des
nègres marrons pendant plus de 85 années dans les montagnes de Bahoru-
co ou de la Béate et les lieux circonvoisins, qu'ils ont regardés comme leur
vrai domaine et qui ont été le théâtre de leur cruel brigandage » 81.
« Au mois de Mars 1702, M. de Galliffet fit poursuivre ces
nègres......... Le 25 Octobre 1715, il fallut encore enjoindre de les expul-
ser...... Ils reparurent en 1719, époque où l'on prit leur chef nomma Mi-
chel. Eu 1728, M. Charles Baudoin alla contre eux avec les habitants...En
1737, il fallait recommencer. En 1740, ils se portèrent aux Grands-Bois du
Mirebalais où M. Marillet, prévôt de maréchaussée au Cul- de-sac, alla les
attaquer fils reparurent aux Anses-à-Pitre en 1742. Les habitants de Jacmel
marchèrent contre eux en 1746, et en détruisirent beaucoup.
Ces nègres allèrent alors se placer dans un autre point ; lorsqu'ils se
trouvèrent assez recrutés, ils recommencèrent leurs incursions, employant
le fer et le feu et enlevant les nègres. M. Baudoin Desmarattes alla contre
eux en 1757...
Nouvelle expédition au mois de Décembre 1761. Placés derrière un
épaulement, les nègres défiaient leurs adversaires en dansant.
Sous le généralat de M. de Belzunge, le chef des nègres prit son nom
et recommença des désordres qui paraissaient être devenus moins fré-
quents, lorsqu'en 1770 M. D'Ennery fut obligé de mettre au Boucan-Patate
un poste que les nègres attaquèrent tandis qu'on construisait le corps-de-
garde, et un autre au bras sec de la rivière des Anses-à-Pitre. Malgré cela,
ils vinrent assassiner, piller et enlever des nègres depuis les Grands-Bois et
le Fond-Parisien jusqu'à Sale-Trou.
Alors les chefs des deux colonies se concertèrent pour les faire pour-
suivre. M. de St-Vilmé major pour le roi au Mirebalais, arriva le 27 Dé-
cembre 1776 à la Croix-des-Bouquets [177] M. de St-Vilmé trouva l'éta-
blissement des nègres à Bahoruco et les attaqua le 6 Janvier 1777, mais
leurs chiens ayant aboyé la nuit précédente, ils s'étaient jetés dans le bois
qui était si fourré que la troupe ne put pas y pénétrer.
Le détachement, accablé de fatigue, des soldats ayant même été réduits
à boire leur urine, se replia pour avoir des vivres... On expédia des vivres
Cette lutte des français "contre les nègres révoltés de [177] l'Ouest,
dans les arrondissements actuels de Mirebalais, de Port-au-Prince et
de Jacmel, cette lutte commencée en 1702 par de Galliffet, se poursui-
vait sans rémittence, sans trêve ni merci, mais sans succès depuis 80
ans, lorsqu'en 1782, l'intérêt ouvrit les yeux à un français, M. de St-
Larry, et lui fit soupçonner qu'il y avait peut-être là autre chose que
des sauvages fuyant la civilisation ou des criminels se cachant dans
les bois pour échapper au glaive des lois.
82 Cette facilité des nègres révoltés à disparaître dans des trous de rochers,
dans des cavernes connues d'eux seuls, est l'origine, on n'en saurait douter,
de la croyance superstitieuse aux métamorphoses des hougans ou macan-
dals. H.P.
83 St-Méry, 2e Vol, pages 497 et suiv.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 187
Ce n'était pas seulement dans l'Ouest et dans le Sud, dans les arron-
dissements actuels de Port-au-Prince et de Jacmel que les Français
avaient à livrer ou à soutenir des combats sanglants contre les esclaves
révoltés. Toute l'histoire de la race noire dans l'île d'Haïti n'est qu'une
chaîne continue, une suite ininterrompue de protestations armées, de
révoltes sanglantes, contre l'esclavage. Partout où un accident de ter-
rain, un escarpement des pics montagneux permettaient rétablissement
de quelques ouvrages primitifs de défense, des nègres en plus ou
moins grand nombre, allaient s'y établir et combattre pour la liberté.
« Tous les noms, dit encore St-Méry en parlant des montagnes du nord
de la colonie, tous les noms de piton des Nègres, de piton des Flambeaux,
de piton des Ténèbres, de Crète à Congo, rappellent des époques ou des
fugitifs se cantonnaient dans des points presque inaccessibles, ne fut-ce
que par le défaut de chemins. On se rappelle encore de Polydor et de sa
bande, de ses meurtres, de ses brigandages, et surtout de la peine qu'on eut
à l'arrêter. 85 »
[181]
« La conformation de ces montagnes et de celles des autres paroisses
contiguës, leurs pitons ardus, des rivières et des ravines subdivisées, des
falaises, des parties excavées et le voisinage de la partie Espagnole, qui
devient une retraite de plus au besoin ; tout dispose ces lieux pour être
l'asile préféré des nègres fugitifs, qui peuvent choisir ou d'une vie fai-
néante, difficile à troubler, ou d'un plan de désolation pour les différentes
parties exposées à leurs irruptions, sauf à payer de leur vie les crimes
qu'ils entassent.
« C'est à une résolution de de genre, que la dépendance du Trou a dû
les longues vexations que lui fit souffrir le nègre Polydor à la tête d'une
bande de nègres armés, qui fut enfin détruite par la réunion des habitants
du lieu et des environs. L'effroi qu'avait répandu Polydor par ses atrocités
était si grand, que sa destruction fut considérée comme un service rendu à
toute la Colonie. » 86
bitation Noé. Là, le feu fut mis aux cases : en un instant tout le quar-
tier de l'Acul et celui du Limbe furent embrasés, tous les esclaves se
levèrent armés de torches, de haches, de bâtons, de couteaux, de man-
chettes, etc., toutes espèces d'armes leur servirent. Les blancs qui
osèrent résister furent sacrifiés ; d'autres désignés à la haine des es-
claves par leurs atrocités connues, périrent également.
En quatre jours, le tiers de la plaine du Nord n'offrait qu'un mon-
ceau de cendres 94.
Voilà ce qu'était en réalité le fétichisme des créoles noirs de Saint-
Domingue du temps des français. Ces pratiques auxquelles on se li-
vrait dans les profondeurs les plus sombres des forêts exigeaient en ef-
fet un profond secret. On assurait surtout ce secret en tirant largement
parti des terreurs superstitieuses de tous. Il fallait laisser croire tout ce
que l'on voudrait plutôt que la vérité. Pour mieux [191] se cacher, les
créoles noirs surtout intelligents et sarcastiques devaient s'évertuer de
recueillir ce que disaient entre eux les maîtres blancs sur les mœurs
africaines d'après les papiers parlants (les livres des voyageurs) et
s'appliquer à imiter tout cela dans ces prétendues cérémonies où ils se
savaient épiés par la police coloniale, où ils se sentaient toujours sous
le regard du colon, du propriétaire d'esclaves dont la position dans
cette île a toujours été trop fausse, trop précaire, pour jamais lui per-
mettre un sommeil paisible. Il y avait donc secret, un secret terrible,
mais c'était le secret du Carbonarisme noir et nullement du canniba-
lisme africain. Il faut vraiment que les préjugés, les préventions de re-
ligion et de race soient des nuages bien épais étendus sur la raison hu-
maine pour que même de nos jours des écrivains français ou anglais
n'aient pas deviné ce que savaient parfaitement les colons français à
cet égard, mais qu'ils avaient intérêt à cacher soigneusement, de
même, que les propriétaires d'esclaves et tous les blancs des États-
Unis avaient intérêt, jusqu'à la guerre de sécession, à cacher aux noirs
de ce pays ce qui s'était passé, ce qui se passait encore en Haïti ; à éta-
blir une sorte de cordon sanitaire autour des esclaves pour les préser-
ver de la contagion de la révolte.
Qu'est devenu le vaudoux en Haïti depuis l'indépendance ?
manifester dans tous les actes, dans tous les discours, dans tous les
écrits des blancs.
Les affranchis, c'est-à-dire les mulâtres, formaient, explique-t-on,
une classe supérieure à celle des esclaves, c'est-à-dire des nègres.
Ils devaient donc se croire naturellement supérieurs aux nègres,
c'est-à-dire aux esclaves. Et comme ils, les mulâtres (à ce point du syl-
logisme, l'idée d'affranchis est supprimée) tenaient aux blancs par le
sang et par la couleur de la [193] peau, ils devaient naturellement at-
tribuer à cette circonstance la supériorité qu'à tort ou à raison ils se
croyaient sur les nègres (l’idée d'esclave restant également
supprimée). Donc, conclût-on, les mulâtres devaient professer, ils pro-
fessaient un préjugé de couleur contre les nègres.
D'autre part, puisque tous les Affranchis étaient des mulâtres pro-
fessant, inconsciemment ou non, le préjugé de couleur contre les
nègres, ils devaient désirer le maintien de ces derniers dans une caste
inférieure. N'étant pas esclaves eux-mêmes, il leur était théoriquement
indifférent que cette caste inférieure des noirs fut caractérisée par l'es-
clavage. Et comme, ajoute-t-on, beaucoup d'entre eux étaient proprié-
taires d'esclaves, c'est-à-dire de nègres, il en découle qu'ils avaient
aussi un intérêt positif à perpétuer l'esclavage.
Voilà la théorie de la rivalité, réelle ou apparente, entre les nègres
et les mulâtres dans le cours des révolutions de Saint-Domingue ré-
duite à sa plus simple expression.
S'il y a eu guerre civile entre Toussaint Louverture et Rigaud, ce
serait parce que Rigaud était un mulâtre à préjugé et de plus un escla-
vagiste ; il combattait contre l'émancipation des esclaves, c'est-à-dire
des nègres.
Si plus tard et sous pavillon haïtien, il y eut guerre civile entre Pé-
tion et Christophe, ce serait encore un résultat du préjugé des mu-
lâtres ; ne pouvant remettre les nègres dans les liens matériels de l'es-
clavage, ils voulaient les maintenir encore à l'état de caste inférieure
« en les abrutissant par les vices de la licence, en les empêchant systé-
matiquement de sortir de l'ignorance. »
On semble nier ou oublier entièrement, avec tous ces « c'est-à-
dire » des faits positifs que tout le monde sait pourtant : d'abord, qu'il
n'est pas vrai que la caste des affranchis fut composée à Saint-Do-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 202
tables par leur mœurs, étant la plupart mariées comme les affranchis du
Nord. »
Ici encore jaillit un nouveau trait de lumière dont l'historien n'a pas
su faire son profit, une opposition essentielle de situation dont il n'a
pas su ou n'a pas osé rechercher la véritable cause, ni développer les
conséquences : c'est que non seulement la caste générale des affran-
chis de Saint-Domingue n'était pas composée presque exclusivement
de mulâtres, mais encore l'élément dominant dans cette caste n'était
pas le même dans toutes les sections du territoire. Dans le Nord,
comme il sera bientôt expliqué, c'est le noir qui avait le haut du pavé
parmi les libres et qui absorbait le peu de mulâtres restés dans cette
province ; tandis que dans l'Ouest et dans le Sud il se produisait exac-
tement le contraire.
Beaubrun Ardouin ne pouvant sortir de la confusion des termes
mulâtres et affranchis est parti de cette différence de situation pour
trouver la preuve de sa thèse des tendances politiques divergentes du
nègre et du mulâtre. À cet effet, il ajoute aux observations qui pré-
cèdent sur les familles de couleur de l'Ouest que « ce sont ces familles
qui envoyaient le plus d'enfants en France pour recevoir une éducation
libérale. »
Vient alors tout naturellement la conclusion : « Si dans le Nord, les
affranchis subissaient l'empire des idées aristocratiques, dans l'Ouest
et dans le Sud, ils (les affranchis) subissaient celui des idées démocra-
tiques que beaucoup d'entre eux avaient puisées dans leur éducation
en Europe. »
Passant de cette théorie à l'examen des faits ou des hypothèses tou-
chant la guerre entre Toussaint et Rigaud, il en fait aisément un conflit
entre les idées ou des jalousies locales.
Mais la conscience universelle, après ces laborieuses explications
demande encore : pourquoi dans cette guerre [198] les chefs étaient-ils
tous noirs d'un côté, et tous mulâtres de l'autre ?
En admettant ce conflit des idées démocratiques du Sud avec les
idées aristocratiques du Nord, on ne laisse pas seulement cette ques-
tion sans réplique, il reste encore à expliquer d'autres phénomènes
d'une haute importance dont quelques-uns sont même en contradiction
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 206
495,000 âmes dans le Nord, sur une surface de 480 lieues carrées
494,500 âmes dans l'Ouest, sur une surface de 820 lieues carrées
430,500 âmes dans le Sud, sur une surface de 700 lieues carrées
[200]
Mais quand nous examinons la répartition des affranchis entre les
trois provinces, la proportion se trouve brusquement et profondément
altérée :
L'Ouest 12,500 14,000 soit environ 8,928 affranchis pour 10,000 Blancs
Le Sud 6,500 10,000 soit environ 6,500 affranchis pour 10,000 Blancs
Le Nord 9,000 16,000 soit environ 5,625 affranchis pour 10,000 Blancs
couleur, avouées, vivant avec eux dans la grande case, dirigeant, gou-
vernant la maison, ils n'étaient pas encore assez riches pour aller vivre
en. grands seigneurs à la cour de France, comme par exemple Mr. de
Vaudreuil, du Cap, qui se faisait délivrer aussi dans les nouvelles plan-
tations du Cul-de-Sac, d'immenses concessions de terrains où il se fai-
sait représenter par des attorney à l'instar du duc de Praslin, du duc de
Maurepas, ou du prince de Condé. Ces régions relativement neuves at-
tiraient aussi un plus grand nombre de blancs de la classe moyenne,
des artisans, des laboureurs, de petits marchands, épiciers, quin-
cailliers, etc., mêlés à un grand nombre d'aventuriers de bas étages.
Les gens de couleur y étaient en grande majorité de vrais mulâtres,
produits de l'union directe de la négresse et du blanc encore privé de
femme à peau blanche. Ils étaient donc plus près du blanc que leurs
congénères du Nord non seulement par leur couleur, mais encore et
surtout par les relations, les liens actuels de famille. Le blanc lui appa-
raissait moins loin et moins haut qu'aux affranchis noirs ou mulâtres
du Nord.
Les ménages de blancs et négresses, dans ces deux provinces et
jusqu'à ta révolution, étaient établis publiquement dans les villes ; les
pères, ceux surtout qui n'étaient pas encore assez riches pour réclamer
leur part des privilèges de la [206] peau, gardaient sous leur toit,
avouaient leurs femmes noires et leurs enfants mulâtres. Et c'est
presque exclusivement dans ces régions que se rencontraient les ma-
riages légitimes, entre blancs et mulâtresses dont parle Hilliard d'Au-
berteuil avec tant d'indignation. Socialement, le préjugé de couleur y
était donc plutôt nominal que réel ; ce n'était qu'un reflet de ce qui se
passait dans le Nord. Ces gens de couleur n'étaient pas encore assez
éloignés de leur affiliation aux blancs pour se résigner aux prétentions
extravagantes des congénères de leurs propres pères, de ceux surtout
sur lesquels ils avaient la supériorité du rang. On conçoit en effet
qu'un mulâtre, fils légitime, naturel ou simplement avoué, par
exemple, d'un artisan européen, tenant une petite boutique, si modeste
qu'on l'imagine, de tailleur ou de cordonnier, et y employant, ne serait-
ce qu'un seul ouvrier blanc, ne pourvoit considérer que comme une in-
solence la prétention des salariés de son père ou des voisins à le traiter
de haut en bas. Aussi les efforts pour établir et consolider le préjugé
dans l'Ouest donnaient-ils lieu à des rixes, à des conflits incessants
entre mulâtres et blancs, tandis que dans le Sud, plus pauvre encore
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 214
grande majorité, comme je l'ai dit tantôt, ce qu'on appelait alors des
mulâtres francs, des fils de négresses ; leur origine africaine n'était pas
assez éloignée pour permettre le fiction d'une race mulâtre ; on n'avait
pas encore enseigné au noir à voir autre chose que des frères, dans ces
fils de sa mère.
La disposition naturelle, forcée, des esprits dans les différentes sec-
tions de la race noire, lorsqu'éclata la révolution à St-Domingue était
donc assez sensiblement différente et pouvait se raisonner comme
suit :
asile sur son territoire contre les blancs français rebelles à la volonté
de l'Assemblée souveraine de la France. »
Cette fière protestation n'émut pas plus Don Joachim Garcia que
les blancs de Saint-Domingue en rébellion ouverte contre la loi. Quant
à l'Assemblée souveraine de la France, elle ne devait jamais l'en-
tendre, « la France est si loin. »
Ogé avait demandé un avocat, on le lui refusa et après une procé-
dure ténébreuse de deux mois, « Vincent Ogé et Jean-Baptiste Cha-
vanne furent, condamnés à avoir les bras, jambes, cuisses et reins
rompus vifs, sur un échafaud dressé à cet effet, au côté opposé à ren-
drait destiné à l'exécution des blancs, et à être mis par le bourreau sur
des roues, la face tournée vers le ciel, pour y rester tant qu'il plairait à
Dieu leur conserver la vie ; ce fait, leurs têtes coupées et exposées sur
des poteaux, savoir : celle de Vincent Ogé sur le grand chemin qui
conduit au Dondon, et celle de Jean-Baptiste Chavanne, sur le chemin
de la Grande-Rivière, en face de l'habitation Poisson. »
[215]
Cette sauvage sentence fut exécutée à la lettre le 25 Février 1791.
En montant sur l'échafaud, Chavanne le vaillant, le noble fils de
négresse, qui avait vu des blancs face à face sur les champs de bataille
de l'Amérique du Nord, qui avait mesuré leur bravoure à la sienne, à
celle de ses frères, Chavanne qui avait vu tomber à l'éclair du canon le
voile aveuglant du préjugé, qui avait reconnu en lui-même et en ses
frères des hommes, des êtres semblables, égaux aux blancs parla
vaillance, par les vertus guerrières, qui avait une foi ardente, profonde
dans l'avenir de sa race, Chavanne d'une voix forte et calme dénonça
ses bourreaux à la postérité et légua à ses frères la tache de venger son
martyr.
Cet appel devait être entendu. Le sang des martyrs dans ce pays
comme dans le reste du monde, dans la race noire comme dans toutes
les races humaines, devait enfanter des héros. Ogé et Chavanne vi-
vants, appelant leurs frères aux armes, se trouvèrent isolés, abandon-
nés ; après leur mort, le cri du sang fit ce que ne pouvait faire leurs
proclamations : la guerre éclata dans toute la colonie ; le Nord et
l'Ouest s'embrasèrent presque le même jour.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 222
à deux par des liens puissants qui en formaient deux groupes opposés
l'un à l'autre.
Le premier de ces éléments, la France, avait à sauvegarder et à dé-
velopper sa puissance maritime et commerciale. [218] Tel était son in-
térêt à établir et à conserver de riches colonies. Elle pouvait donc être
conduite à adopter à leur égard une politique opposée à certains inté-
rêts momentanés ou permanents des habitants de ces colonies.
Le second élément, le colon français, visait à s'enrichir lui-même ;
comme tous les hommes, il recherchait son propre bonheur et avait à
ce propos des intérêts locaux, qui pouvaient ne pas toujours s'accorder
avec l'intérêt métropolitain.
Le troisième élément, la caste des affranchis, avait un intérêt dis-
tinct à faire lever les obstacles légaux qui resserraient les limites du
champ assigné à l'exercice de son intelligence et de son activité, pour
s'approcher du bonheur.
L'esclave constituant le quatrième élément, avait intérêt à passer de
l'état de chose à l'état de personne, à recouvrer le droit, qu'il n'avait
pas, d'ambitionner une part de bonheur sur la terre.
Mais d'un côté, le colon français, en s'enrichissant lui-même, enri-
chissait la France. Il était l'instrument par lequel la métropole parve-
nait à l'accomplissement de l'objet de sa politique coloniale et mari-
time. De là une véritable solidarité d'intérêts qu'il n'était pas facile,
qu'il n'était même pas possible de rompre par de simples considéra-
tions sentimentales.
De l'autre part, la privation des droits politiques, le préjugé de cou-
leur, tout ce dont souffraient les affranchis avait pour cause directe et
permanente l'intérêt qu'avaient les colons à conserver la source même
de leurs richesses, à perpétuer l'esclavage, à maintenir des êtres hu-
mains en dehors, et au-dessous de l'humanité, à les traiter comme des
êtres inférieurs à cause du signe distinctif de leur race : la couleur de
leur peau. De là naissait entre les esclaves et les affranchis de toutes
couleurs, une solidarité non moins évidente, non moins indissoluble,
formant de ces deux éléments un groupe lié par un intérêt commun et
distinctement opposé à celui du groupe précédent.
Notons encore que dans ces quatre acteurs du terrible [219] drame
que l'on a vu se dérouler à Saint-Domingue il n'y avait que deux
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 225
pour celui qui cherche la pensée probable des uns et des autres, les
yeux toujours fixés sur ces trois dates de l'année 1791 :
25 Février, 22 et 26 Août.
La Providence, prévoyant sans doute les difficultés qui devaient
sortir plus tard du fait même de l'isolement forcé de ces deux révoltes,
a voulu priver l'inévitable mensonge de toute base historique plau-
sible : Elle a voulu que la révolte des esclaves dans le Nord fut prête
et éclata quatre jours plus tôt que celle des affranchis dans l'Ouest-
Sud.
Au moment de cette insurrection du 22 Août, comment le mulâtre
pouvait-il apparaître, comment apparaissait-il aux nègres révoltés de
Saint-Domingue, aux compagnons de Toussaint Breda, devenu brus-
quement Toussaint Louverture [223] et jetant son génie dans la ba-
lance des destinées de la race noire ? Était-ce sous l'aspect des géné-
raux de couleur sortis du 27 Août et disputant aux blancs de France la
gloire militaire et l'influence gouvernementale ? C'eut été la vision de
ce qui était alors dans les secrets de l'avenir. Et qu'est-ce que cette vi-
sion avait de moins glorieux à offrir pour eux-mêmes à Toussaint et à
ses compagnons.
Ce que les révoltés du 22 Août avaient sous les yeux, ce qui leur
gonflait le cœur de colère, ce qui les poussait à la vengeance, au car-
nage, ce n'était pas le mulâtre galonné d'or, c'était le mulâtre, le fils de
négresse, « rompu vif, attaché sur des roues, la face tournée vers le
ciel jusqu'à ce qu'il plut à Dieu de leur prendre la vie. » Au 22 Août
1791, l'ambition des nègres ne pouvait être de partager avec les mu-
lâtres que la seule gloire qu'eussent encore acquise ces derniers : la
gloire des martyrs.
Que les deux révoltes du 22 et du 26 Août 1791 fussent absolument
distinctes, étrangères l'une à l'autre, ce n'est ni une découverte histo-
rique de l'auteur de ce livre, ni une matière ayant donné lieu avant lui
à aucune discussion, à aucune controverse.
Non seulement elles ont été l'œuvre de deux castes distinctes, mais
elles se sont accomplies dans des régions différentes, aux deux extré-
mités du territoire, par des hommes que tout était de nature dans la co-
lonie à tenir éloignés les uns des autres, étrangers les uns aux autres.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 229
[227]
C'est la victoire ainsi obtenue séparément par chacun qui, en dé-
blayant le terrain, les a mis pour la première fois en présence.
Il n'y avait plus à réclamer ni égalité des libres avec les blancs, ni
émancipation des esclaves, à ce moment. Tout cela avait déjà été enle-
vé de vive force puis légalisé, consacré par la France, lorsque maîtres
d'une colonie ou l'autorité métropolitaine n'était plus que nominale,
chacun des deux conquérants s'aperçut qu'il n'était pas seul.
Deux puissances nouvelles s'étaient élevées sur les ruines du ré-
gime colonial. Ces deux puissances étaient étrangères lune à l'autre,
indépendantes l'une de l'autre. Elles étaient également et exclusive-
ment guerrières, elles avaient pour origine commune le succès, le
triomphe de la force. Chacune de ces puissances était aux mains d'un
soldat vainqueur, maître absolu du cœur et des bras de son armée
triomphante, et de plus, d'un homme, pas plus qu'un homme comme
Charles le téméraire et Louis XI, comme le premier Bonaparte et Pitt,
comme Napoléon III et Guillaume de Prusse.
Ces deux haïtiens auraient-ils été d'une seule et môme couleur
comme tous les illustres ambitieux dont la rivalité remplit toutes les
pages de l'histoire de l'Europe ; Toussaint serait-il un mulâtre comme
Rigaud, celui-ci, au contraire, serait-il un noir comme Toussaint, que
leur rivalité n'en serait pas moins inévitable, fatale.
L'orgueil du triomphe, le sentiment de sa puissance dont la race
noire venait d'avoir la révélation, l'ambition même de cette race
d'exercer à son tour la domination dans les lieux naguère témoins de
son humiliation, tout cela se résumait, s'incarnait dans ces deux, fils de
négresse.
Ils se devaient tout l'un à l'autre, il est vrai, mais ils ne le savaient
pas car ils ne s'étaient rien donné, ils n'avaient rien reçu l'un de l'autre
directement, visiblement. Ils ignoraient que chacune des deux insur-
rections qui les avaient faits ce qu'ils étaient, auraient infailliblement
succombé sans l'autre. Faisant leur profit respectif de toutes les cir-
constances de leur double lutte, sans se voir, [228] sans se concerter,
le chef suprême sortant de chacune de ces deux insurrections tenait la
sienne pour être la principale, la seule essentielle, et considérait l'autre
tout au plus comme un incident favorable.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 233
Toussaint Louverture
Le premier des noirs.
Cet homme fut un ambitieux de génie. Mais son ambition était aus-
si providentielle. C'est par cette ambition même qu'il a servi et réhabi-
lité sa race. C'est en tournant, ou en brisant impitoyablement tous les
obstacles a sa marche ascendante ; c'est en devenant, lui, nègre et ci-
devant esclave, un Général français, le Gouverneur de la plus belle co-
lonie française ; c'est en élargissant cette colonie, [231] par l'adjonc-
tion de la colonie espagnole voisine ; c'est en assujettissant tous les
blancs de l'île à son autorité suprême, incontestable et incontestée ;
c'est en ramenant l'ordre et la prospérité dans cette île, qu'il a prouvé
que le nègre est un homme, que cet homme peut être civilisé et civili-
sateur, que l'esclavage des noirs a été un crime, que le préjugé de race
ou de couleur est une absurdité.
La grande ambition de Toussaint Louverture, je le répète, a été pro-
videntielle. Son élévation était nécessaire à la réhabilitation de la race
noire non pas seulement en Haïti, mais dans le monde entier. Sans lui,
sans son insatiable ambition, ses frères combattant dans le Sud et dans
le Nord, seraient peut-être parvenus à arracher le décret d'émancipa-
tion générale à la France. Ils auraient résolu le problème de l'esclavage
à Saint-Domingue ; mais la question de race resterait pendante. Il fal-
lait Toussaint, il fallait le renversement de la domination blanche à
Saint-Domingue même, et sous pavillon français, pour dépasser
l'émancipation et obtenir la réhabilitation, l'effacement de la souillure
de l'esclavage. Sans ce grand homme, sans sa merveilleuse carrière,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 236
97 Ce fait n'est point rapporté par les historiens d'Haïti. Le récit en a été fait
dans un ouvrage peu connu. « Les voyages d'un Naturaliste » par le Dr. De-
courtilsz qui était dans la sacristie avec le curé et s'est trouvé ainsi témoin de
cette imprécation de Toussaint. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 238
[236]
La position de ces hommes, par rapport aux anciens esclaves de
cette région, parvenus avec eux et par leur initiative, à la liberté natu-
relle et à l'égalité civile et politique, était celle d'une étroite solidarité
que la communauté de la gloire rendait encore plus indestructible que
celle du sang.
Un homme surtout, parmi les chefs des affranchis, s'était particu-
lièrement signalé à l'attention de tous par son ardeur révolutionnaire,
par la conformité de sa pensée avec la généreuse pensée de Jean-Bap-
tiste Chavanne. Cet homme, c'était le mulâtre André Rigaud.
Tandis que les deux principaux chefs militaires des affranchis, le
mulâtre Beauvais et le nègre Lambert, acclamés respectivement pre-
mier et deuxième Capitaine-Général des insurgés, de même que le
mulâtre Pinchinat, leur inspirateur, leur directeur politique, embarras-
dont il était l'objet de la part des noirs, de tous les noirs, non moins
que des mulâtres de ce Département. Il n'avait ni ennemis, ni [239] ri-
vaux dans son commandement. Il régnait sur les cœurs. La puissance
nouvelle établie dans ce Département lui appartenait. Il en disposait
souverainement. Il n'était même pas libre d'y renoncer.
L'amour, le dévouement des noirs du Sud allant à un autre qu'au
« premier des noirs » alluma dans le cœur de Toussaint Louverture
une jalousie contre son prestigieux frère jaune, que les blancs s'effor-
cèrent de pousser au paroxysme eu même temps qu'ils s'appliquaient à
exciter aussi la jalousie de Rigaud par les faveurs éclatantes dont ou
comblait son rival.
On caressait, on attisait systématiquement l'ambition de Toussaint :
« Dieu rend aveugles les hommes qu'il veut perdre. »
Nommé Général de brigade en même temps que Rigaud, Toussaint
Louverture fut élevé successivement au grade de Général de division,
puis au rang de Général-en-chef de l'armée de St-Domingue et de
Lieutenant-Gouverneur de la colonie.
[240]
Quiconque refusait de plier sous sa volonté de fer, avait été impi-
toyablement brisé. Les Gouverneurs militaires et les Commandants ci-
vils, représentant l'autorité de la Métropole, Laveaux, Sonthonax, Hé-
douville, etc., après avoir tour à tour servi de marche-pied à son éléva-
tion, avaient été successivement mis à la porte par l'omnipotent Géné-
ral-en-chef. Il ne gardait plus autour de lui qu'un représentant officiel
de la France, le Commissaire civil Roume, qui obéissait docilement
aux suggestions du Général-en-chef et légalisait ses actes, Roume que
Toussaint Louverture, après s'en être servi contre Rigaud, devait dé-
Rigaud et Beauvais : ce sont de braves défenseurs de la liberté générale qui
aiment trop leur patrie pour ne pas désirer de tout leur cœur d'être vos amis,
ainsi que tout le peuple que vous commandez » ibid. page 137.
Non ! jamais l'accusation de vouloir replonger sa mère, sa propre mère,
dans l'esclavage, n'a été prononcée ni accueillie contre le mulâtre par la
conscience de son frère noir. C'est l'œuvre du blanc, imaginée, comme tout
ce qui se rattache à la question de race et à l'institution du préjugé de cou-
leur, « inventée par le blanc dans son intérêt, à son profit et pour son bien-
être exclusif. » Cette accusation ne se retrouve que dans la bouche ou sous la
plume des Étienne Laveaux, des Sonthonax, des Rochambeau, des Roume et
d'autres blancs. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 244
Enfin dans son impatience fébrile d'en venir aux mains, Toussaint
Louverture prit la funeste résolution de brusquer les événements en
commettant la grande faute, la faute suprême de sa vie : il brisa sa car-
rière, il renonça, sans s'en douter, aux plus brillantes destinées pour la
satisfaction d'une coupable passion.
Le 21 Février 1799 le général-en-chef fit battre la générale à Port-
au-Prince et ordonna à fous les citoyens de se rendre à l’Église. « Il s'y
rendit aussi, monta dans la chaire évangélique, présenta quelques pa-
piers d'où il prétendait tirer les preuves d'une vaste conspiration ourdie
contre la colonie par les hommes de couleur. Selon lui, l'objet de cette
conspiration serait de replacer dans l'esclavage la masse noire dont
l'émancipation avait été légalisée depuis l793 (depuis 6 ans). Il rappela
la malheureuse affaire de la déportation des suisses (en 1791) pour
prouver la haine des hommes de couleur pour les ce noirs. Il ajouta à
ces déclamations criminelles, dit l'historien [243] auquel nous em-
pruntons ce récit, les injures les plus odieuses, les menaces les plus
terribles contre la classe entière, objet de ses préventions, sinon de sa
jalousie haineuse.
Pourquoi, s'écria-t-il, avez-vous sacrifié les suisses c'est parce
qu'ils étaient noirs. Pourquoi le général Rigaud refuse-t-il de m'obéir ?
C’est parce que je suis noir ; c'est parce qu'il m'a voué, à causa de ma
couleur, une haine implacable. Mulâtres je vois au fond de vos âmes ;
vous étiez prêts à vous soulever contre moi. Mais en quittant le Port-
Républicain (Port-au-Prince) pour me rendre au Cap, j'y laisse mon
œil et mon bras ; mon œil pour vous surveiller, mon bras qui saura
vous atteindre. »
On devine aisément l'effet de cette diatribe sur les blancs. Il y eut
fête à Port-au-Prince parmi eux ; mais les nègres et les mulâtres frap-
pés de stupeur, furent plongés dans la consternation d'un bout à l'autre
de la colonie. Les noirs dans le Nord ne savaient point quelle somme
de vérité il pouvait y avoir dans ces accusations de Toussaint Louver-
ture, du moins en ce qui concernait les mulâtres de l'Ouest-Sud qu'ils
ne connaissaient pas ; mais la généralisation de ces épouvantables ac-
cusations, leur extension à toute la classe mulâtre, heurta leur
conscience, car c'était un acte d'ingratitude envers les gens de couleur
du Nord, qui, libres ou esclaves, avaient toujours combattu dans les
rangs des insurgés du 22 Août.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 247
TOUSSAINT-LOUVERTURE
Général-en-chef de l'Armée, de Saint-Domingue
À ses Concitoyens,
Les devoirs de la place du citoyen Roume étaient, en sa qualité de
Représentant du Gouvernement français, de consacrer ses facultés
morales et physiques au bonheur de Saint-Domingue et à sa prospéri-
té. Bien loin de le faire, il a, ne prenant conseil que des [250] intri-
gants qui l'environnaient, semé la discorde parmi nous et fomenté les
troubles qui n'ont cessé de nous agiter............... Mon respect pour son
caractère public, ne doit pas m'empêcher de prendre les mesures les
plus sages pour lui ôter la faculté de tramer de nouveau contre la tran-
quillité, qu'après tant de secousses révolutionnaires je viens d'avoir le
bonheur d'établir.
En conséquence, pour l'isoler des intrigants qui n'ont cessé de le
circonvenir le général Moïse (commandant militaire du Cap à ce mo-
ment) fera procurer au dit citoyen Roume, deux voitures et une escorte
sûre, laquelle le conduira, avec tout le respect dû à son caractère, au
bourg du Dondon, où il restera jusqu'à ce que le Gouvernement fran-
çais le rappelle pour rendre ses comptes.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 253
Ainsi devaient penser tous les blancs qui se sont efforcés à Saint-
Domingue, comme Roume lui-même, de se moquer des nègres en es-
sayant de leur persuader que leur esclavage était une invention faite,
une institution établie [251] par des mulâtres et que des mulâtres seuls
auraient intérêt à perpétuer avant la Révolution française, et que seule-
ment des mulâtres pouvaient avoir la criminelle volonté de rétablir
l'infernale institution que la généreuse initiative de la France, des
blancs, aurait seule brisée et détruite à Saint-Domingue !
Mais ce jugement de blanc et de français, sur la conduite de
l'homme qui s'est appelé Toussaint Louverture, envers l'homme qui
s'est appelé Roume, ne saurait trouver de l'écho dans la conscience du
nègre en général, bien moins encore de l'haïtien noir ou jaune.
La conduite de Toussaint Louverture envers Roume, après la
guerre fratricide fomentée par ce dernier entre les enfants de la né-
gresse, pour les affaiblir, les préparer à tendre leurs bras aux nouvelles
menottes que forgeait déjà pour eux la France (ou son premier Consul,
103 Victor Schœlcher, Vie de Toussaint Louverture, page 283.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 254
[257]
race qui, de la part du blanc au moins contre le mulâtre, n'a jamais été
sincère nulle part, en aucun temps, dans aucun individu.
On s'est révolté contre l'égaillé pour le même motif qui l'avait fait
supprimer, car elle avait été consacrée, le lecteur doit s'en souvenir,
par le code noir de Louis XIV ; ce motif c'est qu'elle était incompa-
tible avec l'existence de l'esclavage.
Si le blanc acceptait l'égalité avec les nègres et mulâtres libres,
ceux-ci ne sauraient user de leurs nouveaux droits que pour l'accom-
plissement de leur programme, du programme des philanthropes de
France : abolition graduelle et légale de l'esclavage. D'autre part, s'il
leur fallait offrir la liberté aux esclaves, pour prix de leur hostilité
contre les affranchis, il n'y aurait eu pour les blancs aucun intérêt à ré-
sister aux lois de la métropole, aucune nécessité de troubler la paix in-
térieure de la colonie : entre l'émancipation immédiate et une émanci-
pation graduelle, légale et paisible, la direction de l'intérêt des colons
ne pouvait être douteuse.
Pris entre les deux cornes de ce dilemme, les blancs de Saint-Do-
mingue se livrèrent pendant ces deux aimées, aux mouvements décou-
sus, aux agitations stupides d'un troupeau de fauves pris au piège. Il y
eut dans cette curieuse ménagerie, une inimité de prétendues factions
dont les premiers historiens haïtiens eux-mêmes, enfants que nous
sommes dans l'art d'écrire, se sont naïvement attardés à essayer de dé-
brouiller l'inextricable écheveau, le risible chaos : cela s'appelait des
pompons blancs, des pompons rouges, des royalistes, des émigrés, des
petits-blancs, des léopardins, des contre-révolutionnaires, que sais-je,
tantôt courant sus aux affranchis ou aux esclaves, tantôt s'enrôlant
dans les rangs des uns ou des autres, se heurtant entre eux-mêmes
dans leur affolement, courant se jeter ici au bras des espagnols, là,
[260] au bras des anglais, plongeant la moderne Sodome dans le sang,
dans la nuit.
Après une première année de gâchis sanglant, on se décida, du
moins en France, a tenter de sauver au moins momentanément l'escla-
vage, en transigeant avec ceux qui demandaient seulement l'égalité
entre les libres. On souscrivit à la suppression de l'équivoque, en pro-
clamant cette égalité en termes formels et précis.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 262
104 Vie de TOUSSAINT LOUVERTURE, page 85. Rapportons ici pour l'édifica-
tion des jeunes haïtiens anxieux de se connaître eux-mêmes et de connaître
leurs aïeux, le premier considérant, le seul qui nous intéresse dans cet im-
mortel décret, dicté par le réveil de « l'esprit de justice » dans les conseils
de la métropole :
« L'assemblée nationale, considérant que la sûreté publique, l'intérêt de
la métropole et celui des colonies exigent qu'elle prenne les moyens les plus
prompts et les plus efficaces pour tarir la source de leurs divisions, pour ré-
primer la révolte des noirs et ramener l'ordre et la paix……………..
Reconnaît et déclare que les hommes de couleur et nègres libres doivent
jouir, ainsi que les colons blancs, de l'égalité des droits politiques. »
Pas n'est besoin de commenter ce grand acte évidemment, exclusivement
inspire par « l'esprit de justice. » H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 263
maîtres, aux seuls maîtres qui aient jamais [262] existé dans le régime
colonial, aux blancs, et ils allèrent avec armes et bagages se ranger
sous la bannière de leur frère, du glorieux fils jaune de la négresse : ils
étaient libres.
Il est au moins étonnant que M. SCHŒLCHER qui a compulsé et dé-
pouillé des montagnes de documents, nous assure-t-il, pour écrire sur
ces événements, un livre « d'histoire vraie » ait ignoré cette expédition
guerrière ordonnée, organisée par l'autorité publique du département
du Sud et de la ville des Cayes, et surtout l'issue de cette tentative de
« l'histoire vraie » au point de la faire disparaître entièrement de notre rayon
visuel. C'est l'angle à peine perceptible à son sommet qui, eu se prolongeant
indéfiniment, ouvre des axes sous-tendus par des cordes plus vastes que le
diamètre du monde sensible.
Cette tâche pénible autant qu'ingrate de compilateur, est bonne tout au
plus au chroniqueur, à l'écrivain qui recherche, classe, expose dans son livre
des faits, de simples faits, pour en conserver et en transmettre la mémoire à
la postérité. Sans pouvoir assurer qu'ils soient ni complets ni rigoureusement
exacts, l'historien juge ces faits, juge aussi le chroniqueur qui les lui raconte,
s'instruit du but, des intérêts ou des passions de celui-ci, avant de prononcer
son jugement sur les hommes qui ont fait l'histoire vraie qu'il ambitionne
d'enseigner, de professer.
Au nom de mon pays et de ma race, je remercie le célèbre abolitionniste
pour les faits qu'il a recueillis si laborieusement et que je suis heureux de
trouver dans son livre.
Malheureusement je ne puis recommander à mon pays et au monde les
jugements qu'il formule en se basant sur ces faits : 1° parce que les faits ex-
posés dans ce livre sont incomplets. 2° parce qu'ils ne sont pas tous exacts,
3° parce que son jugement sur les hommes et les choses de « cette époque
tragique » son œuvre d'historien manque souvent de logique. 4° Enfin, parce
que ce jugement sur les hommes surtout est souvent et visiblement frappé au
coin d'une idée fixe, d'une passion dont je n'ai à rechercher ni la cause ni
l'objet.
La preuve de chacune de ces quatre assertions sera faite à sa place. Com-
mentons ici par la première qui nous ramène directement à notre sujet.
L'illustre abolitionniste sait et raconte, pages 7 et 8 de son livre, qu'un
blanc nommé BOREU à la tête d'un groupe de blancs avait débauché et armé
des esclaves avec lesquels il a formé en 1793 une compagnie dont il s'est
servi dans une « insurrection contre les commissaires de la Convention. »
c'est-à-dire contre d'autres blancs. BOREU vaincu, les propriétaires
n'éprouvent aucune peine à faire rentrer chez eux ces soldats improvisés, et
les commissaires civils se croient très humains en défendant de leur donner
plus de cinquante coups de fouet ! Cette indulgence tourna leurs cœurs vers
les commissaires ; ils les appelaient papas nous.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 265
[266]
107 Sir SPENSER St-John, entre autres adaptations, a fait celle de cette
phrase parmi les savantes découvertes qu'il prétend avoir faites dans ses
études du caractère mulâtre. Ce n'est décidément pas dans la seule race noire
qu'on trouve des hommes dont l'intelligence ne va guère au-delà d'un « cer-
tain esprit d'imitation. » H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 271
et que ces deniers compromettaient par des révoltes que les affranchis
étaient tout prêts à seconder et à généraliser dans la colonie.
La puissance magique de la combinaison dont le décret du 4 Avril
était l'expression, consistait donc à concilier : 1º l'intérêt actuel des af-
franchis, en leur accordant cette égalité de droits qu'ils réclamaient et
dont l'absence était la cause immédiate et apparente de leurs maux ; 2°
l'intérêt actuel, immédiat et le seul apparent des blancs, en supprimant
la révolte des noirs, en rétablissant ces derniers dans cet esclavage
dont ils s'étaient pratiquement affranchis par les armes, par la « sauva-
gerie », par le « banditisme » de l'esclave JEAN-FRANÇOIS, qui devait
devenir un grand d'Espagne l'esclave BIASSOU qui devait tomber en
brave, comme BOUCKMAN, sur un champ de carnage, au nom de la li-
berté, de l'esclave TOUSSAINT LOUVERTURE enfin, réservé par la Pro-
vidence aux plus hautes destinées que puisse ambitionner l'orgueil
d'un mortel.
Telle est logiquement la signification que devait avoir le décret du
4 Avril, pour qui comprend la situation de la France et son intérêt en
présence des troubles de Saint-Domingue.
Nous chercherons bientôt, documents historiques à la [271] main,
si telle ne fut pas en effet la pensée qui a inspiré ce décret et qui en
marque l'esprit.
Mettons d'abord en lumière un autre trait caractéristique de cette
situation de la colonie et qui ne pouvait échapper à l'attention de l'au-
torité métropolitaine si ce décret, au lieu d'être un acte de justice,
comme le prétendent les écrivains français en dépit de la vérité histo-
rique la plus évidente, n'a été, comme nous le prouvons ici, qu'un cal-
cul de l'intérêt métropolitain, une intelligente combinaison politique
du gouvernement français.
C'est que si l’intérêt métropolitain s'accordait avec celui des colons
pour le maintien de l'esclavage, l'intérêt des affranchis s'accordait aus-
si avec celui des esclaves pour l'abolition de cette institution.
L'égalité entre les libres de toute couleur avait été consacrée par le
Code noir. Le Gouvernement colonial longtemps avant la Révolution
française, l'avait détruite pour assurer le maintien de l'esclavage et la
France avait laissé faire les colons parce qu'elle croyait dans son inté-
rêt de ne pas compromettre la solidité de la criminelle institution qui
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 273
Ils persuaderont aux habitants blancs l'intérêt réel qu'ils ont à éle-
ver les hommes de couleur libres à la même hauteur qu'eux, 112 pour la
garantie mutuelle de leurs possessions, de leur sûreté intérieure et ex-
térieure, ainsi que pour la « RÉPRESSION des mouvements séditieux
DES ATELIERS (des esclaves)…..
[274]
111 Égalité ! Soit ! Mais toujours le blanc en haut et les libres nègres et mu-
lâtres RESPECTUEUX, c'est-à-dire en bas ! Et ceux auxquels la reconnais-
sance devait imposer ce respect étaient debout, leurs armes triomphante à la
main ! Logique et sincérité des blancs !
112 Après que les hommes dont il s'agit s’étaient élevés tous seuls à cette
hauteur et l’avait même dépassée ils étaient triomphants ! H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 276
« Le jour même de leur arrivée, dit SCHŒLCHER, 113 ils avaient publié
une proclamation commençant par ces mots : Invariablement attachés aux
lois que nous venons faire exécuter, nous déclarons, au nom de l'Assem-
blée nationale et du roi, que nous ne connaîtrons désormais que deux
classes d'hommes dans la colonie de Saint-Domingue : les citoyens, sans
aucune distinction de couleur, et les esclaves. »
« Nous sommes dans vos mains, dit-il, comme le vase d'argile que
vous pouvez briser à l'instant même ; c'est donc aussi l'instant, et peut-être
le seul, de vous faire connaître une vérité importante, mal connue de MM.
les commissaires nationaux civils, vos prédécesseurs.
Cette vérité, sentie à la fin par l'Assemblée constituante, 114 c'est qu'il
ne peut point y avoir de culture à Saint-Domingue sans l'esclavage ; c'est
qu'on n'a point été cherché et acheter à la côte d'Afrique cinq cent mille
sauvages esclaves pour les introduire dans la colonie, en qualité et au titre
de citoyens français ; c'eut que leur existence comme libres y est physi-
quement incompatible avec l'existence de vos frères européens. » 115
« Je vous déclare au nom de mes collègues, sans crainte d'en être désa-
voué, je vous déclare en mon nom que si, par impossible, l'Assemblée na-
tionale changeait quelque [276] chose à l'état de vos propriétés mobilières,
j'abdiquerais sur le champ toute mission, et remettrais entre les mains de
la nation tous les pouvoirs qu'elle m'a confiés, plutôt que de me rendre
complice d'une erreur aussi funeste à la colonie. »
« On voit, remarque cet écrivain, s'ils avaient l'honneur d'être des abo-
litionnistes ! Loin de là, il n'y a rien que d'absolument exact à dire que
SONTHONAX, en appelant les nègres à la liberté, y fut contraint et forcé. »
les deux classes ou castes que l'on représente comme associés dans un
commun effort contre l'émancipation des esclaves. On est tenu de
faire cette preuve avec toute la rigueur des procédés scientifiques exi-
gés par la raison humaine pour la constation des vérités historiques,
parce que cette assertion est, contraire à la philosophie de l'histoire et
contraire à la logique du cœur humain, car elle suppose aux actions
d'une classe d'hommes, un mobile inconnu qui ne serait ni l'affection,
ni l'intérêt et qui serait plus puissant que la combinaison de ces deux
forces.
On sait en effet, que ce que l'on appelait « gens de couleur » à St-
Domingue était une caste composée de mulâtres et de nègres non es-
claves. J'ai montré que dans les trois sections de la colonie la propor-
tion des deux couleurs ne pouvait être la même dans cette caste.
Les nègres libres étaient incontestablement plus nombreux que les
mulâtres dans le Nord. Faisons-en néanmoins part égaie, et comptons
comme mulâtres la moitié des affranchis dans le Nord, les deux tiers
dans l'Ouest et les trois quarts dans le Sud ; nous avons ainsi un total
approximatif d'environ 17.000 mulâtres libres dans toute la colonie.
On sait encore que dans tous les pays du monde, la pauvreté est le
lot ordinaire du grand nombre ; on sait que même dans la classe répu-
tée riche de chaque pays, les millionnaires constituent le petit, le tout
petit nombre ; on connaît la position particulière faite aux affranchis
dans les pays à esclaves, et combien cette position est peu propre à
leur faciliter l'accès de la fortune ; on n'ignore pas que les mulâtres de
Saint-Domingue, même quand ils étaient fils d'un [285] père riche,
n'héritaient ni de la fortune, ni même du nom de ce père blanc qui
croyait remplir tous les devoirs de la nature envers le malheureux bâ-
tard ; en lui donnant une profession manuelle. Combien y en avait-il
donc parmi ces mulâtres libres, simples ouvriers des villes, d'assez
riches pour posséder un enclave ou plus ? Quelques douzaines peut-
être ! Mettons-en 1.000, mettons-en 1.500 et nous restons encore avec
un total de 10.000 pauvres ouvriers, domestiques, garçons d'écurie,
etc., n'ayant absolument aucun intérêt au maintien de l'esclavage, for-
tement intéressés an contraire à la suppression du préjugé légal qui
leur barrait tontes les voies au bien-être, à l'aisance, à toute forme du
bonheur ; n'ayant de relations, de liens d'affections qu'avec des per-
sonnes de la race condamnée. Qu'on ajoute à ces 16.000 parias à peau
rouge ou jaune, les 17.000 mulâtres encore esclaves eux-mêmes, rele-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 286
[287]
Il resterait à cet écrivain à expliquer à ses lecteurs de quelle « liber-
té » et de « quels droits politiques » il entend parler. C'est une théorie
absolument nouvelle que celle des « droits politiques » exclusifs de la
« liberté. » Mais, nous savons que sous cette forme absolue, l'écrivain
entend insinuer une idée purement relative et qui se traduit ainsi : « les
mulâtres avaient pris les armes non pour abolir l'esclavage clés noirs,
mais pour devenir eux-mêmes les égaux des blancs. »
Qu'est-ce que cela prouve ? Et d'abord pourquoi la substitution du
mot « hommes de couleur » au mot « affranchis » qui est la seule ex-
pression juste pour désigner ce qu'étaient réellement les gens dont il
s'agit : un mélange d'« hommes de couleur » et « d'hommes noirs » un
mélange de mulâtres et de nègres.
Avec ou sans cette réserve d'ailleurs, que signifie la phrase que
nous venons de citer ? De ce qu'un homme cherche à se guérir de la
maladie dont il souffre personnellement, s'ensuit-il qu'il désire que
d'autres hommes continuent à souffrir et à mourir de leur maladie ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 288
118 LA lecteur se rappellera que ce livre a été écrit en 1892. [Note des Édi-
teurs.]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 289
finit par se contredire, à la page 91, à force d'insister pour faire croire
à ses lecteurs ce qu'il ne peut leur prouver :
Voilà certes les assertions les plus extraordinaires que l'on pourrait
s'attendre à rencontrer dans un livre dont l'auteur aspirait à offrir au
monde une « histoire vraie » du « PREMIER DES NOIRS » !
Quoi ! TOUSSAINT LOUVERTURE « conservateur par instinct »... du
régime colonial, de l'esclavage de ses frères, de l'humiliation séculaire
de sa race, de sa propre humiliation ! Quoi ! TOUSSAINT LOUVERTURE,
ami de l'ordre, d'un ordre où il pouvait être fouetté, vendu comme une
vile tête de bétail ! TOUSSAINT LOUVERTURE, content de son sort, heu-
reux de son esclavage, parce qu'il était « bien truite par [297] M.
LIBERTAS ! » Toussaint Louverture se laissant machinalement entraî-
ner au désordre, « finissant, —pour faire sans doute comme les autres,
—par s'enrôler dans une bande ! » TOUSSAINT LOUVERTURE, « sui-
vant naturellement son chef dans l'armée espagnole » sans opinion,
sans réflexion, sans jugement, sans volonté !
Çà ! TOUSSAINT LOUVERTURE ! !
Le nom même que s'est attribué ce grand homme qui, dans son im-
mense orgueil, ambitionnait pour lui seul l'honneur d'ouvrir à sa race
la voie qui devait la conduire à la liberté, à la civilisation, à la réhabili-
tation, ce nom seul de LOUVERTURE était une protestation anticipée du
héros noir contre de telles caricatures !
Le personnage qu'on nous montre ici, c'est peut-être le TOUSSAINT
des romans des blancs ; ce n'est point le Toussaint Louverture des haï-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 297
FRÈRES ET AMIS,
Monsieur,
Nous n'avons jamais prétendu nous écarter du devoir et du respect
que nous devons au représentant de la personne du roi, ….. mais
homme juste, descendez vers nous ; voyez cette terre que nous avons
arrosée de notre sueur, ou bien plutôt de notre sang ; ces édifices que
nous avons élevés !......
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 301
Tous les hommes naissent libres, mais ils naissent ignorants, ai-je
dit ailleurs. De là vient que, dans tous les temps, dans tous les lieux,
dans la race noire aussi bien que dans la blanche, la conception pré-
cise d'une idée générale a toujours été l'apanage des esprits supé-
rieurs. Ce qui est pour ces derniers un idéal, un but marqué vers lequel
il convient de marcher dans notre poursuite du bonheur, n'est qu'à
l'état de vague aspiration dans l'esprit du grand nombre, de la masse
populaire, dont les idées subissent plus fortement l'influence du mi-
lieu, l'empire des habitudes.
Les idées les plus larges, les plus généreuses, formulées par un
homme de cœur ou de génie, contribuent à l'éducation générale de
l'humanité, au développement et à l'élévation graduelle de l'esprit hu-
main. Elles sont insuffisantes néanmoins à mettre l'homme qui les for-
mule en possession de la puissance que confère le concours belliqueux
d'une masse populaire debout, prête à vaincre ou à mourir pour la pos-
session de l'objet de ses aspirations. Pour jouer un rôle considérable
dans l'histoire des nations, pour être un réformateur, un révolution-
naire, un conducteur de nation, un grand homme d'État, il faut encore
que [304] l'homme supérieur, en formulant sa pensée rencontre la for-
mule de la pensée, des aspirations actuelles de son peuple. Alors et
alors seulement, ce peuple se lève à sa voix, lui apporte, lui confère la
puissance de milliers de cœurs battant à l'unisson de son cœur, de mil-
liers de bras levés pour abattre l'obstacle immédiat au bonheur de tous,
du dévouement sans bornes d'un peuple marchant à la victoire ou à la
mort, sous la conduite d'un homme, d'un seul homme qu'il élève subi-
tement de rien au rang de ces grands hommes qui font pâlir dans les
rayons lumineux de leur gloire, jusqu'aux potentats prétendant les
gouverner, leur commander et marchant en réalité à leur suite.
TOUSSAINT LOUVERTURE n'était qu'un esclave comme tous ses
frères. S'il a pris et exercé sur leur esprit un ascendant irrésistible ; si
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 304
Mon but, je l'ai dit, n'est point de faire de ce livre une Histoire
d’Haïti, quelque tentation que j'en aie, car vraiment cette œuvre est
encore à écrire. Dans le présent chapitre, je suis obligé de rechercher
le témoignage vrai de cette histoire pour l'éclaircissement d'une situa-
tion particulière, celle qui a donné naissance dans mon pays à une pré-
tendue question de nègre eh. de mulâtre qui paralyse notre marche vers
le progrès depuis cinquante ans. Mr. SCHŒLCHER est le seul person-
nage connu dans le monde civilisé comme professant ce bizarre para-
doxe de sentiments qui consiste à haïr profondément, violemment le
mulâtre, le fils de la négresse, tout en professant une tendresse
bruyante, une admiration tapageuse pour sa mère, l a race noire. Or,
j'appartiens à cette race et de plus, je suis mulâtre. Lors donc que, pour
éviter de longs récits, il me faut en appeler au témoignage d'un écri-
vain qui a résumé avant moi les faits à raconter, il me plaît de donner à
mes lecteurs [306] étrangers un gage de ma sincérité, en citant celui-
ci, de préférence à tout autre. Mais, j'ai le regret de le dire, Mr.
SCHŒLCHER qui est si enthousiaste des noirs dans tous les incidents
où il peut les opposer aux mulâtres, s'attiédit étrangement à leur égard
dans les circonstances où ils se trouvent seuls à seuls avec les blancs,
dans les circonstances où le bouc émissaire manque au célèbre philan-
thrope. Ainsi l'égalité dans la sauvagerie qu'on nous montre ici entre
les blancs et les nègres, égorgeant de part et d'autre tous les prison-
niers, n'est qu'une flatterie envers les blancs, pour en dire le moins.
Il est de vérité historique que dès l'instant où les noirs avaient for-
mé un rudiment d'organisation militaire et adressé au Gouverneur
BLANCHELANDE le manifeste inspiré par TOUSSAINT LOUVERTURE, ils
observèrent, au moins dans une certaine mesure, les lois de la guerre,
envers les prisonniers qu'ils faisaient aux blancs et qui ne furent plus
mis à mort que par représailles. Les esclaves révoltés avaient dans
leurs camps un grand nombre de prisonniers blancs dont JEAN-
FRANÇOIS offrit l'échange aux premiers commissaires civils, ROUME,
MIRBECK et St-Léger, vers la fin de Novembre. Il se trouva que les
blancs n'eurent qu'un seul prisonnier à offrir en retour, et quel prison-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 306
Il leur fallait des armes, de vraies armes, des fusils, des canons, de
la poudre. Les blancs seuls en fabriquaient, les blancs seuls en possé-
daient. A l'heure présente, hélas ! Les nègres d'Haïti, rebelles aux le-
çons de leurs aïeux, infidèles à la mémoire du premier des noirs, n'ont
pas encore appris à fabriquer eux-mêmes des armes pour défendre leur
liberté si chèrement acquise par une génération de héros. Ils écoutent
avec complaisance les perfides flatteries des blancs qui, en leur cha-
touillant la vanité, les poussent doucement à la barbarie, pour leur dire
insolemment ensuite : « Tu vois bien que tu ne peux pas en sortir tout
125 V. SCHŒLCHER, page 35.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 309
[310] seul, sans le blanc, sans moi Redeviens français, non appelle
l'anglais, non vends-toi à l'américain !
« Vois, au prix de ta destinée, quel beau sort notre préjugé fait à tes
congénères de la Martinique, de la Guadeloupe ou de l'Alabama !... »
Les blancs seuls, possédant des armes, des blancs seuls on en pou-
vait obtenir. Ils étaient deux dans l'île : le français et l'espagnol. Vis-à-
vis des enfants de l'Afrique, leur cause était commune : ils étaient éga-
lement esclavagistes, également ennemis des droits de la race noire.
OGÉ et CHAVANNE s'étaient révoltés contre le français, l'espagnol les
livra à son frère de France pour être suppliciés. Le Gouverneur de la
colonie espagnole avait même rainasse une décoration française, la
croix de St-Louis, dans le sang de ces martyrs. Le même homme com-
mandait encore à Santo-Domingo. Que pouvaient attendre de lui, des
nègres en révolte contre l'esclavage, après ce qu'il avait fait, par amour
de l'esclavage, à des mulâtres, à des fils de blancs, à des hommes de
son propre sang ?
La guerre, rien que la guerre, eût pensé un esprit médiocre. L'al-
liance guerrière, répondit le génie de TOUSSAINT Louverture.
Les Espagnols et les Français étaient des hommes. Ils avaient des
passions. Liés par la communauté de l'intérêt dans les colonies à es-
claves, ils étaient divisés par l'opposition des aspirations politiques
dans les métropoles : les, uns adoraient la royauté et ne comprenaient
aucun principe politique hormis la fidélité au Roi ; les autres, au
contraire, marchaient à la décapitation de leur propre roi, à la destruc-
tion du principe monarchique, au renversement de tous les trônes.
Ceux que les révoltés, les nègres esclaves, combattaient alors,
c'étaient des français.
Les armes que les Espagnols leur auraient refusées pour combattre
des colons, des blancs, des maîtres, des propriétaires d'esclaves, ces
armes devaient leur être offertes avec empressement pour combattre
des français, des révolutionnaires, des ennemis des rois.
[311]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 310
JOURS libres par semaine, à tous les esclaves, pour se livrer à leurs
propres travaux.
Cette adresse fut signée par six des principaux chefs de l'insurrec-
tion, trois noirs : JEAN-FRANÇOIS, BIASSOU et TOUSSAINT, et trois mu-
lâtres : DESPRES, MANZEAU et AuBERT. Elle fut apportée au Cap par
deux anciens libres, ou affranchis, le mulâtre RAYNAL et le nègre
DUPLESSIS. 127
Que le lecteur veuille bien me permettre, avant d'exposer la suite et
les conséquences de ces négociations, d'ouvrir ici une parenthèse.
On a déjà vu les nègres révoltés des Platons poser exactement les
mêmes conditions à BLANCHELANDE quand il essaya d'obtenir leur
soumission volontaire en Août 1792. Cette pensée de TOUSSAINT
LOUVERTURE s'était généralisée dans la colonie, avant que noirs et
mulâtres eussent pu entrevoir la possibilité de l'émancipation générale
et immédiate. Les chefs des affranchis dans l'Ouest-Sud avaient impo-
sé cette modification au régime de l'esclavage partout où ils le pou-
vaient. Le mulâtre JOURDAIN 128 notamment, du quartier de Nippes,
(arrondissement actuel de l'Anse-à-Veau dans le Sud) après avoir sou-
levé les esclaves et battu les colons avec leur concours, en décembre
1791, avait dès lors imposé aux vaincus et étendu à tout l'arrondisse-
ment, [314] l'abandon des punitions corporelles et la concession aux
esclaves de trois jours libres par semaine pour travailler à leur propre
profit.
Chaque fois que l'on a essayé dans le cours de ces guerres de pro-
céder par voie de pacification pour soumettre des esclaves en révolte,
leur réponse a toujours été invariablement la demande d'un certain
nombre d'affranchissements en faveur nécessairement des plus belli-
queux, de ceux qui s'étaient trop compromis pour rentrer sur les habi-
tations et qui préféraient pour ces motifs servir dans la maréchaussée
ou dans les milices, et l'abolition du fouet avec concession de trois
127 La même pensée de concorde et d'harmonie entre les fils noirs et jaunes
de ta négresse avait présidé au choix du mulâtre BEAUVAIS et du nègre
LAMBERT par les affranchis du Sud pour être leurs capitaines-généraux.
128 Ce mulâtre qui avait combattu sous le Comte d'Estaing pour l'Indépen-
dance des États-Unis, fut emporté le 19 juin 1792 par un boulet des blancs
français de Jérémie, révoltés contre la France, dont les mulâtres défendaient
l'honneur et les intérêts. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 313
jours libres par semaine en faveur de ceux qui préféraient une exis-
tence plus paisible et voulaient chercher leur bonheur dans le travail.
La reproduction constante de ces demandes indique un état d'esprit,
un ordre d'idées, dont la pensée motrice méritait d'être recherchée et
dégagée par les historiens.
Des écrivains français, anglais ou américains, forcés de reconnaître
une valeur intellectuelle à TOUSSAINT LOUVERTURE, tout en ne voyant
dans ses frères que des pillards, des barbares inconscients, et ne com-
prenant point d'ailleurs la portée de cette profonde conception, ont
cherché à en exonérer le « célèbre Africain » en taisant semblant de ne
pas s'apercevoir que la solidarité entre les trois chefs noirs JEAN-
FRANÇOIS, BIASSOU et TOUSSAINT n'a cessé que lorsque ce dernier a
abandonné les espagnols en 1794. Ils oublient qu'entre ces trois
hommes, TOUSSAINT était le plus intelligent, le moins apte à se laisser
imposer une combinaison opposée à ses principes et à ses convictions.
Rapportant à JEAN-FRANÇOIS e t BIASSOU seuls, mais comme un
blâme, le mérite qu'ils n'ont eu, ni l'un ni l'autre, de cette combinaison,
les uns passent sous silence la mission de RAYNAL et de DUPLESSIS,
tandis que d'autres font carrément du roman à ce sujet.
Après avoir écarté la chimérique responsabilité de TousSAINT
LOUVERTURE, par une sorte de mot d'ordre, on n'a voulu voir dans les
faits de ce genre, quand on s'est plu à les considérer isolément, qu'une
preuve que les esclaves [315] n'avaient aucune idée de la liberté, « au-
cun sentiment noble » qu'ils ne se révoltaient pas pour être libres, mais
seulement pour se soustraire au travail, pour se livrer au pillage, à
l'ivrognerie, au libertinage en un mot à la licence. Les écrivains an-
glais et américains croyant pouvoir se servir de LOUVERTURE dans
leurs propres intérêts, ont répandu cette absurde théorie pour le flatter
en le montrant comme le seul nègre esclave dont l'intelligence se se-
rait élevée assez haut pour concevoir les droits de l'homme. Les écri-
vains français ont adopté cette théorie anglo-américaine pour faire de
l'abolition de l'esclavage à St-Domingue un titre de gloire exclusif à la
France. Ils se sont ainsi heurtés aux mulâtres et nègres libres qui, dès
le début, s'étaient régulièrement organisés en corps militaires et avec
lesquels on avait dû signer des conventions, des concordats, des trai-
tés, ce qui rend insoutenable la thèse de la générosité de la France. En-
fin les mulâtres à leur tour, quand ils ont commencé à tenir une plume
et à explorer leur histoire, ont trouvé cette théorie toute faite. Ils n'y
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 314
voyaient pas plus clair que leurs devanciers et ils étaient d'ailleurs peu
intéressés à réfuter une théorie qui leur conférait à eux seuls la gloire
d'avoir conquis la liberté pour eux-mêmes et pour les noirs, puisque 1°
cette liberté n'a pas été conquise sans combats réguliers et que 2°
leurs devanciers blancs n'ont voulu reconnaître de combattants régu-
liers pour l'un quelconque des droits de l'homme, liberté ou égalité,
que les mulâtres et l e seul TOUSSAINT LOUVERTURE parmi les noirs.
Pour avoir raison contre tous, ces premiers historiens mulâtres
n'avaient qu'à faire la preuve, trop facile, en vérité, que LOUVERTURE
aussi avait souscrit, si même il n'e n était pas l'auteur, à la première
proposition de ce genre faite par des esclaves insurgés.
Il y a là une question qui devait échapper à des écrivains disputant
comme des procéduriers, sur des mots et sur la paperasse des archives
publiques, en quête d'arguments à l'appui d'idées fixes. Cette question
est d'ordre économique. En dehors des jugements que nous devons
porter sur l'esclavage au nom de la philosophie et de la religion, il
[316] ne faut pas oublier que cette institution dans les colonies euro-
péennes d'Amérique était bien moins une forme de la domesticité, de
la servitude, qu'un mode d'organisation du travail. Le colon, en théo-
rie et même en fait, était moins un seigneur, un maître, dans le vrai
sens social de ces mots, qu'un entrepreneur industriel et l'esclave était
en réalité un ouvrier non salarié. Considéré sous cet aspect, l'escla-
vage ne ressemble plus, on le voit prima fade, à l'horrible institution
qui a soulevé l'indignation de toutes les âmes sensibles. C'est une or-
ganisation du travail dans laquelle le salaire de l'ouvrier entre dans le
capital de l'entrepreneur au lieu de faire partie de ses frais de produc-
tion. À ce point de vue purement économique, cette institution colo-
niale a pu être acceptée librement, comme le savent nos lecteurs, par
les ouvriers européens qui s'engageaient autrefois au service des plan-
teurs, généralement pour trois années. On sait aussi que les premiers
noirs vendus par HAWKINS aux anciens colons de Saint-Domingue,
étaient l'objet de contrats limitant également la servitude de ces ou-
vriers à une durée de trois ans. Et à l'heure présente, c'est encore sur
cette base que s'opère le recrutement des coolies indiens ou chinois
pour la culture de la canne à sucre dans presque toutes les Antilles.
Sans doute, les contrats de HAWKINS étaient nuls en principe, par le
fait que l'engagé n'était point consulté et ne recevait point lui-même le
prix de l'engagement : en ce qui le concerne, il y avait, simplement
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 315
abus de la force. C'est aussi par abus de la force que ces malheureux
étrangers que rien ne protégeait, ni les institutions ni les hommes, res-
tèrent engagés après l'expiration du terme convenu, devinrent une pro-
priété permanente sur laquelle l'entrepreneur qui s'en était rendu pos-
sesseur usurpa les droits seigneuriaux de justice haute et basse, de cor-
rection corporelle et jusqu'au droit de vie et de mort. Tout cela, c'est le
cortège des maux de toute sorte qui distinguent l'esclavage comme
institution politique et sociale, sans affecter son caractère essentiel de
règlement des rapports économiques de l'entrepreneur à l'ouvrier. De
même qu'au premier il faut des [317] bras pour produire, il faut au se-
cond un salaire pour vivre.
Or, les hommes dont il s'agit ici, avant d'être des révoltés, des bri-
gands, étaient des cultivateurs, des laboureurs, des ouvriers agricoles.
Leur révolte ne changeait pas les conditions du travail dans la colonie.
Ils n'avaient et ne pouvaient avoir aucune notion du mode d'existence
d'un ouvrier salarié, puisqu'il n'y en avait jamais eu jusqu'alors dans
les campagnes des colonies à esclaves. Ils étaient habitués à se procu-
rer leurs moyens de subsistance en cultivant des jardins particuliers
qui leur était distribués sur les habitations et qui se nommaient des
places à vivre. Les principaux griefs de ces cultivateurs contre le ré-
gime économique existant étaient donc l'usurpation des droits seigneu-
riaux par les entrepreneurs, constituant l'esclavage proprement dit, et
la spoliation de leur temps consacré tout entier à la culture des champs
du maître ou entrepreneur, qui ne leur en laissait pas assez pour soi-
gner leurs places à vivres et pourvoir à leurs besoins, à leur bien-être
matériel.
En se révoltant contre l'esclavage, en devenant des brigands ou des
soldats, comme ou le voudra, ils passaient à un nouveau mode d'acti-
vité qui ne supprimait pas pour eux le problème des moyens d'exis-
tence ; il leur fallait bien servir quelqu'un pour en recevoir des vivres,
des rations. En outre, l'état de guerre ou de brigandage, comme on
voudra bien l'appeler, était passager, et pour accepter de rentrer dans
l'ordre ou designer la paix, ces hommes eurent à se rendre compte à
eux-mêmes de leur véritable pensée, de l'objet qu'ils entendaient obte-
nir par la révolte, pour le faire connaître à ceux qui leur offraient la
paix. Pauvres, ils étaient forcés de rentrer au travail en déposant le
mousquet. Ils ne connaissaient de travail que la culture du sol ; la
culture du sol par des ouvriers salariés, je le répète, était chose égale-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 316
Cet arrêté doit vous servir de guide dans les circonstances actuelles.
Vous devez traiter actuellement les Espagnols en ennemis ; vous devez dé-
ployer tous vos moyens pour tâcher de leur enlever cette portion de Pile
dont la terre languit sans culture sous leurs bras fainéants. Que ceux qui ne
possèdent point de biens à St-Domingue marchent sur la partie espagnole,
ils y trouveront des terrains qu'ils pourront rendre fertiles. Engagez les
hommes de couleur à s'armer contre ces nouveaux ennemis 130....
[326]
« Voyez s'il ne serait pas possible de tirer parti des noirs révoltés,
contre les Espagnols. Concertez-vous avec ceux que vous croirez dans le
cas de vous donner des avis salutaires ; consultez les circonstances et l'es-
prit public, qu'ils vous servent de guide... »
cœur, sur des motifs d'affection : le mulâtre est fils de négresse. Il fallait
donc supposer à cette race un intérêt au maintien de l'esclavage, pour lui
prêter le désir, l'intention secrète de voir se perpétuer la misérable institu-
tion. Ainsi, fait-on de JULIEN RAYMOND, dans cette circonstance et dans
cette seule circonstance, une autorité, sans que nul songe d'ailleurs à secouer
la poussière de l'oubli sous laquelle reste enseveli le reste de son insigni-
fiante carrière.
Nos historiens mulâtres ont ramassé à leur tour ce roman sans le vérifier.
Cela donne, en effet, la part plus belle aux anciens affranchis, à ceux que
nous pouvons nous complaire à considérer comme nos aïeux, faute de re-
monter à une génération ou deux de plus, jusqu'à la véritable aïeule traver-
sant l'Atlantique, enchaînée dans la calle d'un négrier. Le raisonnement est
simple : « puisque le mulâtre n'a combattu tout le temps que le blanc escla-
vagiste ; puisque finalement, il a joint ses armes à celles de son frère noir
pour expulser le blanc et consacrer la liberté générale par l'indépendance, il
faut bien admettre que les hommes de cette caste ont fait noblement le sacri-
fice de leur intérêt à l'affection, car de l'aveu même des négrophiles qui les
accusent, ils avaient un intérêt puissant au maintien du régime colonial,
étant propriétaires du quart des esclaves et du tiers des biens fonciers ! »
Tout cela n'est pas de l'histoire. La moitié des mulâtres, qu'il me soit per-
mis Je te répéter, était dans les liens de l'esclavage. Sur l'autre moitié, ceux
qui avaient des biens étaient devenus des créoles ou vivaient en France
comme JULIEN RAYMOND, en attendant lac créolisation. Ils ne restaient en
Haïti pour combattre ni pour ni contre l'esclavage. Les autres, ceux qui ont
lutté, ceux qui ont fait notre histoire, étaient des pauvres.
Avant de brandir des épées triomphantes, les plus distingués, les plus
grands parmi ces hommes, soufflaient dans le chalumeau de l'orfèvre
comme PÉTION et Rigaud ou tiraient l'aiguille de l'ouvrier tailleur comme
JEAN-PIERRE BOYER. Ils n'étaient membres d’aucune aristocratie et n'avaient
rien à sacrifier pour serrer dans leurs mains les mains de leurs frères noirs,
grands comme eux dans la lutte et par la lutte contre le blanc, le seul auteur,
l'unique bénéficiaire, l'unique défenseur de l'esclavage, l'unique conserva-
teur du régime colonial à St-Domingue. Mulâtres et nègres, à Saint-Do-
mingue hier, comme aujourd'hui en Haïti, n'avaient et n'ont encore qu'un
seul intérêt : renverser les obstacles qu'opposent les blancs à leur bonheur.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 325
Cet intérêt leur est commun : c'est celui qui a définitivement triomphé le
1er janvier 1804. C'est là ce que nous enseigne « l'histoire vraie » de notre
pays et que confirme « l'histoire vraie » de la race noire dans toutes les an-
ciennes colonies européennes qui nous entourent dans le Nouveau-Monde,
dans toutes. Et s'il nous faut des voix d'outre-tombe pour nous guider dans
notre carrière dépeuple libre, indépendant et souverain, évoquons les
grandes ombres de TOUSSAINT Louverture et d'Alexandre Pétion. Pénétrons
la pensée de ces vrais libérateurs de notre race, de ces vrais fondateurs de
notre patrie, et nous les entendrons qui nous crient l'un et l'autre : « Enfants !
soignez vos intérêts, fortifiez votre jugement, défiez-vous de votre trop vive
imagination. PENSEZ, NE RÊVEZ PAS. » H. P.
131 B. ARDOUIN. — ÉTUDES — Vol. 2, pages 100 et suivantes.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 326
petites bandes, semble avoir été l'agent français chargé de cette négo-
ciation secrète.
Les offres des Espagnols étaient claires et précises : c'était pour les
combattants noirs la reconnaissance immédiate de leur liberté et de
leur égalité avec les sujets blancs de S. M. C.
C'était beaucoup sans doute, mais ce n'était pas la liberté générale
des noirs dans les colonies espagnoles ; ce n'était pas « l'adoption ab-
solue du principe que tout homme né rouge ; noir ou blanc ne peut
être la propriété de son semblable. » 132
[330]
Cependant ces propositions loyales étaient bien plus à considérer
que celles des français qui n'offraient rien de positif aux Africains, et
dont les agents avaient ordre de consulter les circonstances, et l'esprit
public (sans doute des colons.)
TOUSSAINT, en possession du secret dessein de chacun des deux
gouvernements hostiles, demanda aux français, en échange du
concours de ses frères, ce qui manquait aux propositions espagnoles
pour les rendre absolument satisfaisantes, et il lit connaître à
LAVEAUX qu'il était prêt à passer sous le drapeau français avec tous
ses frères, moyennant la proclamation immédiate de l'émancipation
générale dans la colonie française. 133
SONTHONAX jugea sans doute moins désagréable, à ce moment, de
renoncer à la conquête de la colonie espagnole que de renoncer à la
voluptueuse espérance de voir « couper des oreilles et des jarrets à des
nègres marrons. » Il n'accorda aucune attention à la proposition, qui
132 Que serait-il advenu de la puissance castillan ne en Haïti et sur le conti-
nent américain, si l'Espagne avait adopté à ce moment le principe de l'égalité
des êtres humains et attaché ainsi à sa fortune ce grand génie politique et mi-
litaire ? C'est un beau sujet de conjectures et de rêveries pour les
historiens… à imagination. H.P.
133 Ces négociations de LAVEAUX avec Toussaint Louverture sont rappelées
dans une lettre que lui adressa ce dernier le 18 mai 1794, dans laquelle il
s'exprime ainsi : « ...Vous devez bien vous rappeler qu'avant le désastre du
Cap et par les démarches que j'avais faites par devers vous, mon but ne ten-
dait qu'à nous unir pour combattre les ennemis de la France. Malheureuse-
ment, et pour tous en général, les voies de réconciliation par moi proposées :
ta reconnaissance de la liberté des noirs et une amnistie plénière, furent re-
jetées … » H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 328
« Dès son arrivée parmi les révoltés, dit Mr. SCHŒLCHER, 135 il s'attacha
à fréquenter les officiers européens, royalistes ou mécontents, qui avaient
déserté chez les Espagnols, s'appliquant à apprendre d'eux tout ce qu'ils
pouvaient lui enseigner des choses de la guerre.
Beaucoup des révoltés, remarquant en lui un homme capable de com-
mander, se joignirent aux soldats qu'il formait ; ils s'attachèrent à lui, le
suivirent partout où il voulut les mener et devinrent dans ses mains une
force qu'il sut employer pour servir sa fortune. »
« Sans marine, écrit-il, sans argent, sans ressources pour s'en procurer,
n'ayant de subsistances que pour un mois, nous ne désespérons pas encore
du salut de la pairie ; nous allons plus loin, nous ne vous demandons ni
vaisseaux, ni matelots ; c'est avec les NATURELS du pays, c'est avec les
AFRICAINS, que nous sauverons à la France la propriété de Saint-Do-
mingue. »
gnole, les Espagnols et les brigands (!) envahissent, brûlent, pillent et dé-
vastent tout 139.
« Si vous contrariez les mesures que nous prendrons graduellement
pour préparer sans nuire à la culture, un affranchissement qui désormais
est inévitable, cet affranchissement se fera tout à la fois par insurrection et
par conquête : 140 dès lors plus de culture, plus de propriété. Que deviendra
même la sûreté personnelle de tout homme libre, quel qu'il soit, quelle
qu'en soit la couleur ! 141 Il ne restera plus à Saint-Domingue que le pur
sang africain, et le sol ne sera plus qu'un monceau de cendres et de
ruines. »
« Vous, (les gens de couleur) vous avez parmi vous des philanthropes
imprudents, qui voudraient l'affranchissement [347] subit et universel ;
ceux-là n'ont pas calculé ce que produirait cette révolution avec des
hommes qui ne sentent pas encore la nécessité du travail, parce qu'ils n'ont
encore que des jouissances bornées, et qu'ils ont, par conséquent peu de
besoins. »
volte des esclaves » défaire « couper des oreilles et des jarrets aux nègres
marrons ! »
la trêve existant aux Cayes et de l'abandon des gens de couleur aux ré-
jouissances de ce jour de grande fête nationale, s'étaient livrées à une
odieuse tentative de massacre sur les « hommes du 4 Avril ». Le signal
de cette St-BARTHÉLÉMY, devait être donné par l'assassinat du plus
entreprenant, du plus vaillant des chefs de la troupe colorée, j'ai nom-
mé ANDRÉ RIGAUD. Sans que rien eût pu lui indiquer la perfide inten-
tion de ses agresseurs et le mettre sur ses gardes, RIGAUD se vit brus-
quement assailli, en pleines réjouissances publiques, par deux officiers
blancs : le commandant MOUCHET qui lui tire un coup de pistolet à
brûle-pourpoint et le manque, tandis que l'autre, BADOLET, capitaine
des grenadiers, l'attaque à coups de sabre. RIGAUD dégaine aussitôt, se
défend avec son courage habituel et donne ainsi le temps à ses compa-
gnons de l'entourer. Il en résulta une affreuse mêlée par toutes les rues
de la ville entre les blancs d'un côté et les mulâtres et les noirs de
l'autre. RIGAUD resta finalement maître du terrain. MOUCHET et
BADOLET se sauvèrent à Jérémie où ils prirent bientôt du service sous
les Anglais. Les blancs avaient perdu plus [351] de 150 des leurs. La
perte des affranchis, surpris par cette lâche agression, devait être sans
doute moins forte. Tout était à craindre de l'exaspération de ces der-
niers ainsi condamnés à des attaques imprévues et sans cesse renais-
santes. Il fallait d'autant plus redouter l'audace si bien connu d’André
Rigaud, que dans cette circonstance particulière, il s'agissait précisé-
ment d'esclaves que les blancs l'accusaient d'avoir embauchés dans
une récente campagne et qu'il ne voulait pas rendre à leurs maîtres !
SONTHONAX pouvait craindre que RIGAUD, dégoûté enfin du titre dé-
cevant de citoyen français, ne prit la résolution de le devancer, en sou-
levant tout ce qui restait encore d'esclaves dans le Sud, pour marcher,
lui aussi, comme TOUSSAINT LOUVERTURE, à la liberté générale par
« insurrection et par conquête. » — Le machiavélique commissaire
sentit donc la nécessité de se hâter pour ne pas perdre aux yeux des
nègres du Sud, le mérite de la brillante combinaison dont la gestation
se poursuivait dans son esprit.
Il fit émettre, le 25 Juillet, au nom des Commissaires civils, une
proclamation annonçant au peuple de Saint-Domingue la tentative de
massacre des hommes de couleur des Cayes par les blancs, dans la
journée du 14 : « cette journée, disait la proclamation, que les blancs
avaient choisie pour assassiner leurs frères du 4 Avril : les monstres
ont juré de porter le coup de mort à la colonie ; mais ils ne consomme-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 347
144 Ce qui prouve bien qui dès cette époque TOUSSAINT LOUVERTURE s'était
fait une situation absolument indépendante de Jean-François et de Biassou.
H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 350
« Nous réclamons, disaient les pétitionnaires, des droits que toutes les
puissances divines et humaines ne peuvent nous refuser, des droits que la
nature elle-même nous a concédés, les droits de l'homme : liberté, sûreté,
propriété, résistance à l'oppression. La France les a garantis à tous les
hommes. Ne sommes-nous pas des hommes ? Eh ! Quelle loi barbare a
donné à des Européens le droit de nous porter sur un sol étranger et de
nous y consacrer à des tortures éternelles ? Vous nous avez expatriés, eh !
bien, que votre patrie devienne la nôtre, nous voulons être reconnus libres
et Français ! Nos maux vous sont connus, citoyen...., faites-les donc ces-
ser »
[357]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 352
146 Cette façon de tromper le public sur notre mérite individuel en rapetis-
sant perfidement les autres, surtout nos propres associés politiques, est en-
core une forme de ce qu'il faudrait appeler le Sonthonaxisme dont les nom-
breux adeptes en Haïti se comptent principalement parmi les hommes éclai-
rés. La formule en est à peu près ceci : « S'il y a de la gloire à glaner, c'est
MOI ; s'il y a une lourde responsabilité à porter, alors c'est NOUS. » C'est, on
n'en saurait douter, de la même source que proviennent les enfantines rivali-
tés intellectuelles que j'ai déjà signalées et qui font que nul n'est censé ins-
truit en Haïti, en même temps qu'un autre. Sans doute ces impulsions de la
vanité se voient bien un peu partout ; mais au-delà d'une certaine mesure —
et malheureusement nous dépassons trop souvent cette mesure en Haïti, —
une telle conception des relations politiques et sociales, ne peut qu'affaiblir
même les hommes les mieux intentionnés et les plus éclairés d'une nation.
Le concours de toute la puissance intellectuelle de chacun est absolument in-
dispensable à tous pour obtenir le maximum possible d'intensité à la lumière
qu'il convient de projeter sur la voie commune. Quand les hommes cessent
de délibérer, ils s'éloignent de la forme républicaine du Gouvernement ; ils
s'éloignent de la liberté politique. Telle erreur ne peut qu'être funeste à ceux
qui aspirent sincèrement à la liberté, qui désirent franchement rencontrer,
établir et consolider dans leur pays une forme républicaine de gouverne-
ment. Le moi humain obscurcit leur esprit et les conduit d'autant plus sûre-
ment, d'autant plus la taie ment à quelque impasse, ou même à quelque ca-
tastrophe que la conscience qu'ils ont de la droiture de leurs intentions, de la
sincérité de leur patriotisme, épaissit plutôt qu'elle ne déchire le voile étendu
sur leur raison, si haute, si éclairée qu'elle soit d'ailleurs. Les vérités les plus
utiles à l'humanité sont toujours les moins aisément accessibles à l'intelli-
gence humaine ; et nous sommes, je le répète, une race jeune, un peuple en-
fant ! D'où vient l'idée de République ? Quelle est, dans la nature de
l'homme, la sanction de cette forme de gouvernement ? — L'idée repose sur
le principe de l'égalité entre les hommes, et ce principe trouve sa sanction
dans l'identité naturelle de ce qui constitue essentiellement l'homme : la rai-
son, l'esprit dont le développement n'est possible dans les êtres humains que
par l'emploi de moyens également identiques : l'observation, l'étude, la ré-
flexion. La république consiste donc essentiellement dans l'élimination du
moi et son remplacement par le nous. Ce que nous appelons la majorité ne
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 354
fait pour eux, il avait compté qu'ils en seraient les plus zélés défen-
seurs. Son indignation ne connut plus de bornes en voyant ses espé-
rances si cruellement trompées.....
La trahison d'un si grand nombre d'hommes de couleur bouleversa
toutes ses idées ; il crut que tout devait être permis pour empêcher
l'ennemi d'en profiter. Il ordonna au général LAVEAUX, 147 d'incendier
tous les lieux qu'on serait obligé d'abandonner. »
Arrêtons-nous un instant ici et fixons le vrai sens de cette trahison
des hommes de couleur qui avait bouleversé toute l'idée de Sonthonax
et surexcité son indignation au-delà de toutes les bornes.
Il s'agit évidemment ici d'une question de drapeau.
On avait admis les hommes de couleur à l'égalité politique avec les
blancs et l'on en avait conçu l'espérance d'assurer par ce moyen leur
dévouement à la France, leur fidélité au drapeau sous lequel ils étaient
nés, au drapeau du pays qui était devenu leur patrie en faisant droit à
leurs revendications, en leur reconnaissant la qualité de citoyens. Tous
ceux de ces hommes qui passaient dans les rangs des noirs insurgés
pour combattre autour de TOUSSAINT LOUVERTURE, sous ses ordres,
contre le drapeau français et apparemment sous pavillon espagnol,
étaient au moins en apparence infidèles à leur drapeau. Pour la France
et pour ses représentants à Saint-Domingue, ces hommes étaient des
traîtres. Mais traîtres contre qui, contre quoi ? Évidemment contre la
France, contre le drapeau français.
Ce qui s'indignait en SONTHONAX contre ces hommes, c'était le
français le représentant et le défenseur de l'autorité et des intérêts de
la France à Saint-Domingue. Ce n'est pas, ce ne pouvait pas être l'abo-
litionniste, l'émancipateur, le papa des noirs. Ces gens de couleur ne
pouvaient pas être [361] traîtres à la France, en entrant dans les rangs
des noms, en allant servir sous leurs ordres et traîtres en même temps
aux noirs, ennemis de leur liberté, de tous leurs droits.
Notons encore que ces hommes n'ont pas été seuls à tromper les
espérances de SONTHONAX. Le véritable objet de sa proclamation
d'émancipation, nous l'avons vu dans son rapport du 10 Juillet, c'était
de sauver la colonie avec les seuls Africains, sans navires, sans argent,
sans aucun secours de la France. —Il avait frappé le grand coup et...
les Africains n'y répondaient pas ! TOUSSAINT LOUVERTURE avait dit
ou écrit à LAVEAUX qu'il ne combattait que pour la liberté générale des
noirs ; et cette liberté générale proclamée, LOUVERTURE n'accourait
pas offrir le témoignage de sa « reconnaissance » à SONTHONAX !
Loin de là, il continuait à combattre, à avoir avec les mulâtres du Nord
des entrevues secrètes dont le résultat infaillible était de les pousser à
la défection, à la trahison !
La situation du « grand émancipateur » était accablante, en vérité.
Il y avait bien RIGAUD dans le Sud et BEAUVAIS dans l'Ouest, qui dé-
fendaient vaillamment, eux et leurs frères, le drapeau tricolore ; il y
avait aussi VILLATE qui défendait les approches du Cap et soutenait le
choc de TOUSSAINT LOUVERTURE et de ses « brigands espagnols ; »
mais ces gens-là étaient des mulâtres comme les BRANDICOURT, ils
trahiraient sans doute eux aussi, dès que TOUSSAINT LOUVERTURE
pourrait les aborder, leur parler ! Il n'y avait pas à compter sur ces
gens, sur cette clique !.....
Et tous les nobles sentiments d'égalité, de fraternité avec les « gens
de couleur » qui avaient coloré les discours de SONTHONAX et de sa
suite à leur arrivée dans la colonie, tout cela s'évanouit comme de la
fumée, ne laissant plus dans le cœur de ces hommes que la haine du
nom de mulâtre, une soif si ardente de vengeance qu'elle ne pouvait
môme plus distinguer entre les prétendus traîtres et ceux qui, fidèles
au drapeau français, partageaient leur angoisse, leur anxiété, devant la
marche apparemment irrésistible de l'étendard espagnol. Les traîtres
étaient invulnérables dans le camp de TOUSSAINT ; RIGAUD,
BEAUVAIS, VILLATTE, [362] PINCHINAT prirent leur place dans la haine
et dans la soif de vengeance des Sonthonax, des LAVEAUX, des
ROCHAMBEAU : « Si ce n'est pas toi, c'est ton frère, » avait dit ce bon
LAFONTAINE. Ainsi commença contre ces hommes, de la part des
blancs de France, la cruelle ingratitude dont l'expression semble être
devenue avec le temps une part obligée du programme classique
même des philanthropes de ce pays.
Pourquoi TOUSSAINT LOUVERTURE ne passa-t-il pas immédiate-
ment sous le drapeau français dès la proclamation par SONTHONAX de
cette « émancipation générale des noirs » dont il l'était point question
du côté des espagnols ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 357
Il me tarde autant qu'à vous, lui dit-il, que les révoltés soient punis,
et que la liberté générale triomphe ; mais quelles armes employez-
vous ? les flammes ! Vous vouez donc à l'incendie tous les édifices,
toutes les plantations des quartiers où la révolte s'est manifestée ! Vous
voulez donc que la république perde toutes les habitations séquestrées
et confiscables à son profit ! Vous voulez donc que les guerriers et les
cultivateurs perdent toutes les propriétés qui leur étaient destinées par
l'émigration, la révolte ou la trahison des anciens propriétaires ! Et
quand les flammes auront dévoré toutes nos ressources et toutes nos
espérances en denrées, quels moyens vous restera-t-il pour les dé-
penses publiques ? Et comment ramènerez-vous les cultivateurs au
travail, lorsque vous ne pourrez leur offrir que des monceaux de
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 362
Voilà enfin la vraie campagne qui s'ouvre contre la liberté des noirs
à Saint-Domingue. Par qui ? Par les blancs, nous dit M. SCHŒLCHER,
par les français de Saint-Domingue.
Les mulâtres que le même écrivain nous montre ailleurs, comme
« anciens maîtres et propriétaires du tiers des esclaves, [372] ne met-
tant pas moins d'ardeur que les blancs à s'efforcer de sauver leur pro-
priété humaine » les mulâtres sont-ils coupables comme auteurs ou
complices, de cette double infamie qui est non-seulement une trahison
contre la France et son drapeau, mais un attentat prémédité, voulu
contre la liberté des noirs.
Aussi l'histoire nous montre-t-elle jusqu'au Général LASSALLE,
blanc français, gouverneur militaire de la colonie, allant pactiser au
Môle Saint-Nicolas 151 avec les anglais, tandis que leur invasion ren-
contrait partout la valeureuse et énergique résistance des mulâtres :
RIGAUD, devenu le chef militaire de la province du Sud ; MONTBRUN,
de celle de l'Ouest ; VILLATTE, de celle du Nord et BEAUVAIS, du vaste
arrondissement de Jacmel.
LAPOINTE e t SAVARY, eux-mêmes, ces deux mulâtres de l'Artibo-
nite qui s'étaient alliés avec les colons contre la politique tortueuse de
SONTHONAX, ont été surpris par les événements ; ils attendaient l'arri-
vée de TOUSSAINT LOUVERTURE aux Gonaïves pour livrer Saint-Marc
au chef noir et non aux anglais. Ceux-ci les ont simplement devancés.
Voyons d'ailleurs quel a été le témoignage de SONTHONAX lui-
même à l'égard des mulâtres habitant les villes ainsi livrées aux an-
glais par les colons :
« J'observerai, dit-il dans un discours prononcé à la Convention na-
tionale à Paris, dans sa séance du 12 thermidor an III (30 Juillet 1795) »
j'observerai que les premiers exemples de trahison ont été donnés par
les blancs de Saint-Domingue ; à Jérémie, il n’y existait pas d'hommes
de couleur au moment où on a appelé les Anglais, puisque les
hommes de couleur en avaient été chassés depuis le mois de Février
1793……. Il en était de même des autres paroisses, au Môle : tous les
hommes de couleur étaient réunis à Jean-Rabel, à faire la guerre dans
les camps et les postes. Les colons ne diront pas sans doute que les
hommes [373] de couleur avait envoyé des députés à Londres pour fa-
briquer un traité semblable à celui du 25 Février……. Les hommes de
couleur étaient paisibles dans leurs foyers, lorsqu'ils ont été envelop-
pés dans la conspiration générale……..
« J'arrive à Saint-Marc »... Après avoir fait le tableau à grands
traits de la situation Je cette ville, où des mulâtres (SAVARY et
LAPOINTE) s'étaient prononcés contre le décret d'émancipation en se
mêlant à la révolte des blancs contre les Commissaires, SONTHONAX
formula sa conclusion en ces termes : « Ainsi les hommes de couleur,
en se révoltant contre les commissaires civils étaient encore excu-
sables ! »
Si ces deux hommes, SAVARY et LAPOINTE , ce dernier surtout qui
était un profond scélérat, un véritable ennemi de l'humanité haïssant
151 C'est à cette occasion que Lavaux fut nommé Gouverneur militaire et
remplacé par Villatte au commandement de la province du Nord. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 367
non moins les blancs et les mulâtres eux-mêmes que les noirs, peuvent
être considérés comme ayant combattu à Saint-Marc et à l'Arcahaie
contre le principe de la liberté générale et immédiate, il est certain
que, considérés comme une classe, les hommes de couleur de ces lo-
calités ne se sont trouvés que par surprise, comme l'a avoué
SONTHONAX, dans les rangs des anglais où leur constante opposition
au rétablissement de l'esclavage leur a valu, autant qu'aux noirs, les
plus odieux, les plus cruels traitements.
Examinons maintenant quelle va être l'attitude de Toussaint Lou-
verture eu présence de la nouvelle complication résultant de la trahi-
son des blancs français en faveur des anglais, jusque-là, c'était lui, lui
surtout, qui assurait le succès des espagnols, des ennemis apparents de
la liberté des noirs. L'introduction des anglais dans la colonie est une
nouvelle et sérieuse menace contre cette liberté. Ils sont en outre les
alliés de l'Espagne que sert, ou parait servir le célèbre chef de « bri-
gands. » Toussaint Louverture va-t-il leur tendre la main, et joindre
ses forces aux leurs pour aller plus rondement dans la besogne du réta-
blissement de l'esclavage ?
Son plan, comme l'a déjà vu le lecteur, était de s'emparer des Go-
naïves, pour envelopper le Cap et compléter la [374] conquête de la
province du Nord par la soumission de cette dernière ville.
Après le débarquement des anglais à Jérémie, on le voit pousser
ses opérations avec une hâte fébrile. Mais quelque diligence qu'il ait
pu faire, les anglais étaient déjà au Môle Saint-Nicolas quand il par-
vint à s'emparer des Gonaïves. Et dix jours plus tard, c'est-à-dire avant
qu'il eut complété l'organisation de sa nouvelle conquête, les blancs de
Saint-Marc, se hâtant de leur côté, avaient aussi ouvert les portes de
cette ville aux anglais. Il avait ainsi ces nouveaux alliés de l'Espagne à
sa droite et à sa gauche. Là, il sembla s'arrêter et bientôt, au bruit de
ses anciens exploits guerriers, succéda celui de démêlés qu'il s'attirait
avec à peu près tout le monde : il ne faisait plus qu'écrire de longues
lettres à Don J. GARCIA pour se défendre contre des accusations de
toute sorte, succédant graduellement, mais rapidement aux louanges
enthousiastes dont le comblaient auparavant les contre-révolution-
naires français passés sous les drapeaux de l'Espagne.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 368
les anglais de concentrer leurs efforts dans d'autres directions. Ils s'en
altèrent offrir de l'argent [378] au Gouverneur LAVEAUX pour leur li-
vrer la petite ville du Port-de-Paix où il était retranché. LAVEAUX pro-
voqua en duel, mais sans succès naturellement, le misérable auteur de
cette lâche insulte : il se nommait WHITELOCKE. 152
L'autorité française n'avait cependant aucune force à opposer à
cette invasion esclavagiste. ANDRÉ RIGAUD s'étant porté dès le début
à Léogane pour reprendre cette place et rétablir ses communications
avec le Port-au-Prince, les anglais s'en allèrent surprendre et enlever le
port de Tiburon d'où ils menaçaient la ville des Cayes, le siège même
de son commandement. RIGAUD dut courir dans le Sud pour reprendre
Tiburon et couvrir ce département en y restant sur la défensive. Le
champ se trouvait libre aux traîtres du Port-au-Prince qui devaient
d'autant moins tarder à en ouvrir les portes aux anglais que les com-
missaires, se tenant de leurs personnes dans cette capitale, n'y avaient
pour toute défense qu'une faible garnison de 1.400 hommes et presque
pas de munitions.
Dans le Nord et sous les yeux mêmes de TOUSSAINT LOUVERTURE,
la situation de la colonie française était encore-bien plus grave : pressé
par les « brigands espagnols » sur terre et par la flotte anglaise du côté
de la mer, le mulâtre VILATTE, qui avait aussi dédaigné l'or de White-
locke : faisait des prodiges de valeur pour défendre le Cap. Mais cette
résistance désespérée ne pouvait durer bien longtemps encore. Il était
évident que la possession de Saint-Domingue [379] allait échapper à
la France à très courte échéance. Alors se ferait entre l'Espagne et
152 Ces honteuses tentatives de corruption qui laissent une tâche, une
souillure ineffaçable sur le nom anglais dans l'histoire d'Haïti, ont un côté
intéressant néanmoins ; c'est l'échelle de la valeur monétaire à laquelle ils
estimaient les hommes qui détendaient contre eux le drapeau français à
Saint-Domingue : la trahison de la France par le Comte ETIENNE de
LAVEAUX, blanc, général français, gouverneur militaire de la colonie, leur
aurait paru suffisamment payé avec 50.000 écus, Fes. 150.000. Le mulâtre
André RIGAUD, l'ancien affranchi, assujetti à tous les dédains, à tous les mé-
pris des blancs, fut estimé à vingt fois le prix de LAVEAUX ; et S. M. B. lui
fit offrir non moins de o millions de francs pour crier : « Vive le roi
GEORGES ! » comme les méprisables blancs français de Jérémie. Quand au
nègre TOUSSAINT LOUVERTURE, l'ancien esclave de BRÉDA, on alla au-delà
de toute valeur en argent, et on lui proposa pour trahir ses frères une cou-
ronne royale ! H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 372
[381]
Chapitre III
Quelques réflexions sur les obstacles
que les origines et les traditions
du peuple haïtien ont opposés
à son avancement.
cette date. Toute la période antérieure n'a été réellement pour nous
qu'une période de sanglante, d'épouvantable gestation.
Il ne faut pas non plus oublier, si l'on veut porter un jugement im-
partial sur ce jeune peuple, quelles sont ses origines au point de vue de
la direction sociale.
La lutte qui a donné naissance à l'État indépendant et souverain
d'Haïti s'est terminée, comme on le sait, par l'expulsion des blancs.
Les noirs de St-Domingue, pour consolider la conquête qu'ils venaient
de faire, les armes à la main, de leur liberté, pour être sûrs de ne ja-
mais plus être surpris et remis en esclavage, se sont vus obligés de re-
pousser tout compromis avec les colons de St-Domingue et de leur in-
terdire toute participation à la vie civile et politique de cette société
nouvelle, constituée par la force des choses sur une distinction de
race.
C'est là une circonstance capitale qui ne pouvait manquer d'exercer
une très grande influence sur les destinées du nouvel État et dont il n'a
jamais été tenu compte, que je sache, par les étrangers qui ont écrit
des appréciations même relativement impartiales sur ce pays et sur la
race noire.
La civilisation, on le conçoit aisément, est chose purement rela-
tive ; et à la même époque, dans un même pays, elle ne peut être re-
vendiquée, a titre égal, ni par tous les habitants, ni par toutes les
classes de la société. Sans cloute, quelque supérieure que soit, par
exemple, la civilisation de l'Angleterre comparée à celle d'Haïti, il y a
tel nègre [387] d'Haïti qui trouverait sans grands efforts, en fouillant
dans les montagnes du pays de Galles et même dans les salons de
Londres ou dans le corps des agents extérieurs du Foreign-Office, des
sujets de S. M. B. qui devraient lui céder le pas en tout ce qui consti-
tue l'homme civilisé. Mais il n'en est pas moins vrai que dans toute or-
ganisation sociale, il existe une classe dirigeante, une classe supé-
rieure, qui représente le plus haut niveau de la civilisation, tandis que
les masses se débattent au bas de l'échelle dans les liens d'une igno-
rance plus ou moins profonde.
Or, à l'exception de la seule République d'Haïti, toutes les colonies
de l'Amérique qui se sont détachées de leurs anciennes métropoles
pour former de nouveaux États, oui passé de l'ancienne à la nouvelle
condition d'existence eu conservant la classe supérieure, la classe diri-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 380
nous nous mimes en route dans les conditions que l'on sait ; on ne s'est
pas attardé à nous attendre. Le progrès accélérant sa marche dans une
progression foudroyante, a opéré dans ces 50 à 60 ans des transforma-
tions plus profondes qu'il ne s'en était accompli dans aucune période
de trois ou quatre siècles dans les temps antérieurs. Nous n'avons pu
en connaître l'existence qu'en voyant leurs pâles reflets, comme une
lueur inusitée dans le Ciel vous révèle l'existence au loin d'un vaste
foyer incandescent. De temps en temps, un père de famille avait le
courage de forcer cette terrible consigne du préjugé de couleur et d'en-
voyer son fils mendier en Europe le pain intellectuel. Au retour, l'en-
fant racontait ce qu'il avait vu, c'était la lueur lointaine. Ce peuple
déshérité, abandonné de tous, ne recevant de nulle part le moindre
signe d'encouragement, ne rencontrant au contraire chez les autres que
haine et mépris, n'a cessé de marcher courageusement vers cette lu-
mière dont tant d'obstacles ont dérobé si longtemps le foyer à sa vue.
Il y a marché dans la nuit de son isolement en se déchirant les
membres ; envoyant ses enfants se heurter souvent et cruellement les
uns aux autres, dans celle obscurité profonde. Maintenant que le suc-
cès semble s'apprêter à couronner ses efforts et qu'il émerge dans le
rayon lumineux, maintenant qu'on le voit venir, qu'on entend sa voix,
il se trouve encore une antiquité, une sentinelle du préjugé que la phi-
lanthropie anglaise a oublié de l'élever, pour lui crier : halte ! pour
l'appeler « paresseux, lâche, voleur, menteur, parricide, » que sais-je
encore !
Tout ce que j'ai déjà fait toucher du doigt au lecteur sur les véri-
tables conditions politiques et sociales de la colonie de Saint-Do-
mingue, me dispense d'insister davantage sur la nature, détestable à
tous les points de vue, des traditions qui en sont restées à la malheu-
reuse société haïtienne. L'instruction dédaignée, méprisée du haut en
bas de l'échelle sociale ; les blancs, hommes et femmes, restant aussi
[393] mal partagés a cet égard que leurs esclaves noirs ; les plus
grandes dames de la colonie sachant à peine lire, ne parlant exclusive-
ment, n'entendant guère que le créole, la langue des esclaves, à la-
quelle MOREAU de ST-MÉRY s'est efforcé, sans doute pour sauvegar-
der la dignité de ses pauvres sœurs blanches, de forger des beautés lit-
téraires sur lesquelles devait s'exercer plus tard le génie de ST-JOHN.
Pas d'instruction, pas de mœurs, pas de lois, pas de patriotisme,
d'attachement au sol, pas de Gouvernement autre que le bon plaisir du
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 385
Domingue ; qu'il étudie cette société attentivement, telle que l'a peinte
Moreau de ST-MÉRY lui-même, et qu'il tache ensuite de se rendre
compte, même approximativement, de la situation morale et intellec-
tuelle de la société haïtienne actuelle ; qu'il écarte même ce volume et
nous observe attentivement dans les demi-aveux du roman de Sir
SPENSER ST-JOHN, et il reconnaîtra, s'il n'est aveuglé ni par l'igno-
rance ni par la passion, que l'indépendance d'Haïti, en dépit des désa-
vantages matériels qui en sont résultés, a été en fin de compte avanta-
geuse à l'humanité, à la véritable civilisation chrétienne.
J'aurai souvent à revenir dans les chapitres suivants, sur cette ques-
tion des origines et des traditions contre lesquelles ne cesse de se dé-
battre la société haïtienne ; car, comment mesurer avec sincérité tes
progrès d'un peuple si ce n'est par la comparaison de sa situation ac-
tuelle avec son point de départ ?
Jusqu'ici, dénigrer Haïti et les haïtiens, dénier ces derniers toute
vertu, toute intelligence, toute qualité, c'est devenu, à cause du préjugé
de couleur, une autre tradition contre laquelle haïtienne s'inscrit en
faux, dont il demande l'abrogation au nom de la justice, au nom de la
vérité.
Quiconque médite consciencieusement notre passé et notre présent,
ce que nous étions et ce nous sommes devenus, [395] reconnaîtra et
avouera que le peuple haïtien a toujours été, qu'il est encore systémati-
quement calomnié, et accordera enfin l'haïtien ce sourire d'approba-
tion, cette parole d'encouragement dont les grandes nations civilisées,
l'Angleterre, la France, l'Allemagne, les États-Unis surtout, récom-
pensent le moindre effort des autres Républiques du Nouveau-Monde,
luttant comme nous, cherchant comme nous leur voie, aspirant comme
nous et pas plus que nous, au banquet de la civilisation.
Nous ne demandons en cela qu'un simple acte de justice au Monde
civilisé.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 387
[396]
Chapitre IV
Des superstitions haïtiennes.
I. — Croyances superstitieuses.
* The author is mistaken only in the choice of the word : if instead of the
WHITE MAN, he had said the « ENLIGHTENED, THE CIVILISED MAN » and
had added : « the Darker that enlightened man, the nearer his complexion
to his own, the deeper the negro's respect for him », he would have enunci-
ated an absolute truth. H. P.
L'auteur « St-John ne fait erreur que dans le choix du mot : si, au lieu de
dire le blanc, il avait dit L'HOMME ÉCLAIRÉ, CIVILISÉ ; et s'il avait ajouté « et
plus cet homme éclairé est de couleur foncée, plus il se rapproche de sa
propre complexion (du noir) plus profond est envers lui le respect du nègre »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 389
*** A logical inference from this passage and the who le content of this curious
book would be that the young haïtienne must be labouring under the idea
that « vaudou worship » is practised in Europe on a greater style than in
Haïti or even in Africa. H. P.
On pourrait logiquement inférer de ce passage et même de tout le conte-
nu de ce curieux livre de St-John que la jeune haïtienne doit être sous l'im-
pression que le « culte du vaudoux » se pratique en Europe sur une plus
vaste échelle qu'en Haïti ou même qu'en Afrique.
(Trad. des Éditeurs.)
158 La première question que l'on pose, tout naturellement, est : qui pratique
le culte du vaudoux ? — « Je crains bien que la réponse ne soit : Qui ne le
pratique pas ? » St-John page 183. — Si tous les haïtiens sont adeptes du
vaudoux, qui est-ce qui dénoncera ces crimes abominables, et comment
peut-on y trouver un remède ?— ibid. page 221.
(Trad. des Éditeurs.)
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 391
159 Il n'y a pas de doute que ces loups-garous enlèvent beaucoup d'enfants
St-John, page 227.
160 II n'est pas plus étonnant que les Papa-lois connaissent les propriétés des
plantes d'Haïti, que les Indiens du Pérou et de la Bolivie aient découvert
celles de l'écorce du quinquina et de la feuille du coca. (Ibid. page 228)
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 392
« Mr. ALVAREZ, nous dit ST-JOHN (page 206) had a great liking for
Haitian society, and lived much with certain families, and was very
familiar with what was occurring in the country. » 161 C'est peut-être
pour ce motif qu'il partageait les superstitions haïtiennes à un degré
qui, si [401] l'on en juge par les traits suivants, le plaçait à cet égard
bien en avant de ses collègues, et même de la moyenne des haïtiens :
En parlant des papas-lois Mr. ALVAREZ dit : « They produce (il ne
dit pas) : the ignorant people of the country believe them to produce
(les gens ignorants du pays croient qu'ils produisent) ; il affirme lui-
même that they produce (qu'ils produisent.) They produce, dit-il donc,
death apparent, slow or instantaneous, madness, paralysis, impotence,
idiocy, riches or poverty, according to their will. » 162
On pourrait croire que même sous cette forme, Mr. ALVAREZ n'en-
tendait qu'exprimer les absurdes croyances de la foule imbécile et nul-
lement ses propres croyances à lui, européen, agent diplomatique de
S. M. C.- Mais il a lui-même pris les précautions nécessaires pour pré-
venir toute équivoque à ce sujet. Ce qui précède, il le rapporte non
comme expression des croyances des haïtiens, de leur naïve crédulité,
mais bien comme un exposé, il le dit en toutes lettres, « of the acts
committed by these ferocious sectaries » (des actes commis par ces
féroces sectataires) et comme pour ne laisser aucun doute sur sa pen-
sée, il s'empresse de donner un exemple, une illustration :
state, [402] but for the sum of about L.20, he would cure him. In fact in a
few days, by means of the remedies of the Papa, he was completely re-
stored to health. And if it be doubted that these individuals, without even
common sense can understand so thoroughly the properties of herbs and
their combinations so as to be able to apply their to the in jury of their fel-
low creatures, i can only say that tradition is a great book….. 163
[403]
163 Il est arrivé que des personnes qui se sont couchées en parfaite santé, se
sont réveillées idiotes, sont restées dans cet état en dépit des secours de la
science et ont été complètement guéries après quelques jours quand les
causes ayant produit l'aliénation avaient cessé. Un individu ayant trappe un
autre, celui-ci le menaça de le rendre impotent. Quinze jours après, il était
paralysé de tous ses membres et sur les conseils d'un ami, il consulta un Pa-
pa-loi qui eut l'audace de lui avouer qu'il avait lui-même vendu à son enne-
mi le poison qui t'avait mis dans cet état, mais que pour 100 piastres il le
guérirait. Et, en effet, au bout de quelques jours, au moyen des remèdes du
Papa, il était complètement guéri. Et si l'on doute que ces individus dénués
même de sens commun, puissent si complètement connaître les propriétés
des plantes et de leurs combinaisons, jusqu'à pouvoir les employer à nuire à
leurs semblables, je ne puis que répondre que la tradition est un grand livre
— (St-John, page 215 et suivantes.)
(Trad. des Éditeurs.)
Ce pauvre Mr. ALVAREZ, qui aura sans doute consulté MORRAU de St-
Méry pour savoir comment les français s'y prenaient autrefois pour se mettre
à l'abri de la puissance surnaturelle, presque divine de ces « ferocious secta-
ties » (féroces sectataires) n'a pas remarque, malheureusement pour lui,
combien cet écrivain français s'appesantit sur l'esprit moqueur de la race
noire ou tout au moins des nègres de Saint-Domingue. Ce brave Hidalgo a
dû être un riche sujet aux mains de quelque méchante petite mulâtresse du
Port-au-Prince à l'esprit assaisonné au sel d'une éducation parisienne. Du
reste, on ne se mettait guère en frais d'imagination avec lui. Ce qu'il rapporte
là est simplement l'un des mille contes de BOUQUI et TI-MALICE avec les-
quels les nourrices haïtiennes endorment les bébés : Bouqui, qui est la per-
sonnification de la bêtise, avait été victime de quelque mauvais tour de Ti-
Malice qui est l'incarnation de l'intelligence. Bouqui, qui est une grosse et
forte brute, cherchait pour le pourfendre son malicieux, mais chétif et faible
adversaire. Au détour d'un carrefour, il rencontre tout perclus, se soutenant à
grand peine sur deux béquilles, un homme qu'il avait vu la veille sain et vi-
goureux. « Qu'est-ce donc que cela, mou ami, s’écrie-t-il, que vous est-il
donc arrivée ? » « Ah ! Monsieur Bouqui, c'est une bien triste aventure.
Connaissez-vous, un nommé Ti-Malice ? » Bouqui, vivement intéresse :
« Oui, oui, je crois le connaître. Eh bien ? »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 394
[406]
MONTAIGNE écrivait dans le 16me siècle.
La civilisation a-t-elle entièrement détruit les superstitions de la
race blanche dans le cours des trois siècles qui se sont écoulés depuis
la mort de l'auteur des ESSAIS ?
167 Montaigne. - Édition Guillaumin, Paris -1870. — 4e volume, page 13.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 397
168 « For 400 years, has the name of CHRIST been known upon this island,
and for 400 years have the people been in the hands of the Romish Church,
and yet I was informed upon good authority that two-thirds of the men who
packed the cathedrals were heathen, devil worshippers, voodooist and canni-
bals who worshipped, within the very walls of the cathedrals their heathen
god Voodoo » New-York Sun.-—Nov. 11 1890. A lecture delivered in St.-
Bartholomew's Church, 44th. Street and Madison Ave. N.-Y. by the« Right
Revd. Arthur Cleveland Cox, Bishop of western N.Y. on the subject of mis-
sion work in Haiti. »
Depuis 400 ans, le nom de Christ est connu dans cette île, et depuis 400
ans sa population est entre les mains de l'Église Romaine et cependant je
suis informé, de bonne source, que les deux-tiers des hommes qui rem-
plissent les Églises sont des païens, des adorateurs du diable, des adeptes du
vaudou, des cannibales qui adorent, dans l'intérieur même de l'Église, leur
dieu païen Vaudou. — Journal le « Sun » de New-York — No. 11 Nov.
1890— Conférence faite dans l'Église St. Barthélémy à la 44eme rue et Ave-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 398
[407]
Dans un intéressant article de Mr. JOHN BURROUGHS, sur la diffé-
rence entre « la foi et la crédulité » publié dans le North American Re-
view, du mois d'Octobre 1890, nous relevons le passage suivant.
« It seems to me that the essence of religions faith is that it is inde-
pendent of proof and, at most, rests upon, or stands from a degree of
probability. — Faith proper begins where reason ends ; where reason
avails we have no need of faith ; where there is a bridge we do not
need to take a leap. What can be proved to the understanding there is
no escape from ; but our religions cravings and aspirations are entirely
personal and subjective, and are not matters of evidence Religions
faith has to do with the supernatural ; and what can reason or sense do
with that which transcends reason and sense ?
Credulity is quite a different thing. Credulity may be defined as be-
lief without proof in matters where proof is demanded and is within
reach. Mankind have always been very credulous ; credulity is easy ;
we all have to fight against it but faith, as Dr. Fisher insists, is not
easy ; it requires a strong effort of the will. Children are very a credu-
lous ; they believe whatever we tell them without proof. Indeed, they
do not yet know what proof is. So with savage tribes, though with
them credulity mainly runs into superstition. Credulity is the basis of
superstition. When the mysterious, the preternatural, is brought into
matters capable of verification, when proof is dispensed [408] with
and the event or occurrence is referred to anti-mundane agencies, as in
the case of haunted houses, t etc., that is superstition. » 169
esclaves, surtout par les mères pour effrayer les enfants et les jeunes
filles, et les empêcher de se soustraire la nuit à la protection de leurs
parents et de rencontrer les marrons qui les enlevaient fréquemment
pour faire des uns des hommes libres et des autres, leurs compagnes.
2°. Les superstitions proprement dites venues d'Afrique avec les
bossals et habilement exploitées par les uns et les autres pour tortiller
les mensonges répandus de part et d'autre afin d'épaissir le voile qui
cachait au vulgaire les sombres et perpétuelles luttes du nègre d'Haïti
contre le colon français, contre l'esclavage.
3°. Les superstitions des français eux-mêmes passant des maîtres
aux esclaves, mêlées à tout le reste et concourant également à jeter la
poudre aux yeux de tous.
171 À l'époque dont je parle, dès qu'il y avait une maladie grave dans une fa-
mille (et les maladies des enfants sont toujours graves sous les tropiques)
toutes les femmes du voisinage accouraient pour aidera sauver le malade.
Bien que déjà très affaiblie, cette coutume existait au temps de St-John et
même à l'heure présente elle n'a pas encore tout-à-fait, disparu. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 404
beaucoup sur leur propre imagination. Leur véritable titre d'après nos
paysans, serait celui de houngan, mot venu, croit-on, d'un dialecte
africain dans lequel il équivaudrait aux expressions de Médecin ou sa-
vant.
[414]
Le laboratoire de ces prétendus conservateurs de ce qu'il faudrait
appeler, d'après ST-JOHN, la science botanique des Africains, ce labo-
ratoire se nomme un hounfor 172 et leurs prescriptions : des houngas,
des gardes-corps, des points ou des macandals.
des Aradas, ce n'est pas M. de St-MÉRY qui le dit. En tout cas il y au-
rait plus de trente ans à ma connaissance personnelle qu'il aurait perdu
cette signification car j'ai visité moi aussi des hounfors. 174
Pour en finir avec la question des mots associés aux superstitions
haïtiennes, il y a à ajouter aux expressions données ci-dessus, les
termes suivants :
ker and Welfred, pages 207, 208) il se rappelle qu'un autre « haitian friend »
(ami haïtien) sachant qu'il portait au dieu Vaudou un vif intérêt scientifique
l'invita « to spend a fortnight with him in the country, pronusing to show
him all the superstitious practices of the negroes » (à passer une quinzaine
de jours avec lui à la campagne, lui promettant de lui faire voir toutes les
pratiques superstitieuses des nègres). Mais il n'osa pas ; I regret, I did not
accept. (Je regrette, nous dit-il, que je n'aie pas accepte.)
Ainsi GUSTAVE d'ALLAux, qui n'a vu que des passes de magnétiseur,
nous apprend que tout se fait encore dans le vaudou conformément au pro-
gramme de MOREAU de ST-MÉRY, avec la seule addition d'un bœuf, au coq
et à la chèvre que l'on sacrifie autrefois sur l'autel du faux dieu. St-John, qui
n'a rien vu du tout, lui, sait et nous apprend que le seul changement apporté
au programme de St-Mery, c'est que sur l'autel du dieu des barbares haïtiens,
on ne sacrifie plus ni coq, ni chèvre, ni bœuf, mais des êtres humains ! Et ce
romancier anglais se croit sans doute moins blagueur que son prédécesseur
français, de même qu'il se croit moins crédule que le pourvoyeur de « Vanity
Fair ! » H. P.
(Les traductions ci-dessus des notes de St-John sont des Éditeurs)
174 J'avais à peine vingt ans, la première fois que j'en vis un, non en secret,
conduit par le domestique non autorisé d'un ami, mais guidé par le houngan
lui-même, je dirai bientôt dans quelle circonstance. J'en fis l'inventaire dé-
taillé, et la description de ce hounfor a même été l'un des premiers essais lit-
téraires de ma jeunesse. J'eus occasion d'en voir encore plusieurs autres
avant leur destruction à peu près complète aujourd'hui au moins dans les en-
virons des villes. J'affirme que je n'ai vu ni couleuvre, ni boîte à couleuvre,
ni dieu Vaudou, ni prêtre, ni prêtresse de ce dieu ; je me suis convaincu,
comme j'espère convaincre tout lecteur impartial de ce livre, que pour accu-
ser les haïtiens actuels d'adorer des fétiches africains, l'on n'a absolument
que la ressource de reproduire, de copier servilement ce qu'a écrit MOREAU
de St-Mery sur le culte de certains bossals à leur arrivée à Saint-Domingue.
Nul ne peut dire, sur son honneur, avoir été témoin personnel en Haïti d'au-
cun acte d'adoration de serpent. Et MOREAU de St-Mery lui-même, en décri-
vant la religion païenne des africains aradas, n'a mentionné aucun fait de
cannibalisme associé au mot vaudou ; de plus en signalant le cannibalisme
des Africains moundongues, il s'exprime nettement, clairement sur le fait
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 408
Caplata. Les houngans qui se donnent pour des médecins, des sa-
vants orthodoxes, appellent dédaigneusement des Caplatas (charla-
tans, sorciers) les confrères dont la concurrence entame leur clientèle
et dont, pour ce motif, ils désirent ruiner le crédit, car il semble que
cela ne peut se passer autrement entre docteurs. Le créole moqueur a
relevé cette jalousie de métier dans un proverbe de sa façon : « Capla-
ta pas vlé woué camarade li poté gros macoute. »
[416]
Papa, maman. Ces deux noms qui marquent à la fois l'autorité vé-
nérable du chef de famille et la soumission respectueuse des enfants,
se donnent à tous les vieillards en Haïti. C'est d'ailleurs une coutume
française. Le soldat français marque son attachement à son chef en
rappelant ainsi. Je n'ai jamais entendu prononcer le nom du vainqueur
d'Isly sans cette addition : toute la France connaît, la marche au clai-
ron « Le père BUGEAU » des chasseurs de Vincennes.
Nos Caplatas se sont emparés de ces titres comme porte-respect et
on les leur a insensiblement abandonnés. Dans le peuple, on marque
aujourd'hui sa déférence aux aînés en les appelant frère ou cécé (sœur)
et en « adressant aux vieillards on marque son respect en les appelant
tonton (oncle) ou tante. 175
que ces anthropophages vendaient, achetaient, mangeaient de la chair hu-
maine dans leur pays d'origine par goût, par habitude ; que c'était chez eux
un trait de mœurs et nullement une coutume religieuse, nullement des holo-
caustes humains à un Dieu, à un fétiche quelconque. H. P.
175 Dans la bonne compagnie, et envers ceux que l'on connaît intimement,
on a retenu le terme français qui ne peut prêter à aucune équivoque et à
l'heure présente, pour tous les amis de mes enfants, je suis le père Price.
Entre hommes qui se connaissent, même peu intimement mais à peu près de
même âge, on s'appelle simplement par son nom, les termes Monsieur, Ma-
dame, étant jugés trop cérémonieux pour être employés autrement qu'avec
des étrangers, ou entre personnes de sexe différent. Cependant, on dit Mon-
sieur à un homme sensiblement plus âgé que soi et lorsqu'il n'a pas un titre
dont l'emploi parait moins cérémonieux. Il n'est pas obligé de retourner cette
appellation qui marque simplement la déférence due à son âge. Je dois ajou-
ter que ces coutumes se sont beaucoup affaiblies, notamment à l'égard des
dames. Des hommes bien élevés ne se permettent plus d'appeler aucune
dame par son petit-nom hors du cercle étroit de la famille. Un père peut en-
core dire ma fille, un jeune homme peut aussi dire ma mère ou ma sœur ; au-
cun degré inférieur de parenté ne dispense de l'obligation en parlant de ou à
une dame, de faire précéder le nom par l'un des termes Mademoiselle ou
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 409
[417]
Roi, reine. — Ces mots ont été employés dans les danses créoles,
dont je parle ailleurs, pour désigner et honorer les personnes qui don-
naient chez elles à leurs peines et frais, des fêtes champêtres aussi
bien que des bals de salon. On nommait aussi reine et roi le cavalier et
la dame auxquels on remettait le bouquet d'un bal, d'un barbaco, (pic-
nic) de toute fête ou l'on danse. Dans les danses populaires, la femme
artiste qui dirigeait l'orchestre se nommait aussi Reine, c'était la reine-
chanterelle. Tous ceux qui font danser le noir sont pour lui rois et
reines. Il n'y aura aucun titre si élevé que ce soit, qu'il refuse à ceux
qui lui donnent occasion de satisfaire sou goût, sa passion effrénée de
la danse. Les jours de Carnaval, on danse tout le temps à travers toutes
les rues, dans tous les carrefours ; le promoteur, l'organisateur d'une
bande quelconque de ces infatigables danseurs est roi-mardigras, ou
plus spécialement roi-macaque, roi-diable, roi-d'Angols etc. selon que
sa bande est déguisé en singe, en diable, en sauvages bossals, etc.
Celui qui donne chez lui une danse de Vaudou est donc roi ou reine
de sa tonnelle au même titre que s'il faisait danser chez lui d'autres
danses créoles : amazone, djouba, martinique, etc., ou des danses au
violon et au tambourin : congo, carabinier, meringue, valse, quadrille
ou polka.
Quant au mot loi, c'est bien comme l'a pensé, lu ou entendu Sir
SPENSER ST-JOHN, un ouaninme : les bossals arrivant dans la colonie
ne pouvant prononcer l'r (le son français resté jusqu'aujourd'hui le plus
difficile à prononcer par tous les créoles des colonies françaises, aussi
bien [418] les blancs, les rouges ou jaunes que les noirs, ils n'en sont
pas moins fiers d'être français, d'appartenir à la Fouance) firent de roi,
oua et de : le roi, loua. Roi et reine,- deux mots en R à apprendre,
c'était trop pour eux ; ils se contentèrent de l’oua et distinguèrent le
sexe par tes préfixes papa et maman, mots qu'ils avaient aussi à ap-
prendre et qui offraient moins de difficulté. Papa-loi e t maman-loi
Madame. Par contre, une femme du monde en Haïti peut dire mon père,
mon fils ou mon frère ; à, ou de, tout autre homme, y compris son mari, elle
doit dire Monsieur. Le mari, eu s'adressant à sa femme peut encore l'appeler
par son nom de fille, c'est une tolérance. Mais lorsqu'il en parle, il est tenu
de dire Madame Tel, sous peine de passer pour un homme mal élevé ; l'em-
ploi du petit-nom serait grossier, ma femme serait vulgaire, mon épouse se-
rait ridicule. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 410
sera démontré ci-après, contre [419] ceux qui font la profession d'ex-
ploiter l e s terreurs superstitieuses des autres Elles se vengent des
loups-garous et des sorciers en nourrissant contre les uns et les autres
un double sentiment de mépris et de haine.
C'est par suite de ce mépris que toute distinction s'est graduelle-
ment effacée entre les différentes appellations qui viennent d'être rap-
pelées, petit à petit, en laissant subsister seulement celles de papa-lois
se rapportant exclusivement aux hommes et aux femmes, mais plus
particulièrement à ces dernières
Houngan, caplata, maman-loi sont depuis longtemps des termes
usés et presque oubliés aujourd'hui. St-John lui-même qui a recueilli
tant de noies pour transformer toutes ces croyances superstitieuses en
pratiques barbares, en fétichisme africain, semble n'avoir pas connu le
mot houngan, à moins qu'il n'y ait substitué volontairement celui de
vaudoux auquel les haïtiens n'ont jamais attaché le sens qu'il lui donne
dans son livre.
Le papa-loi, car ainsi on le nomme en Haïti, est donc comme on l'a
vu, un prétendu médecin qui débite des remèdes, ou houngas (que l'on
prononce houanga) à ses clients. Il en a pour toutes les maladies du
corps, de l'âme et du cœur : un filtre d'amour, ou houanga, pour la
fillette qui veut s'assurer un bon mari ; un autre pour le mari jaloux qui
veut connaître les secrets de sa femme, pour le marchander) quête de
clients ; un garde-corps pour le soldat qui veut être invulnérable à la
guerre ; un point pour l'ambitieux à la recherche des trésors enfouis
par les anciens colons de St-Domingue, pour toutes sortes de gens en-
fin, et nous ajouterions, si nous n'avions peur de passer [420] pour
l'auteur de certains gossips circulant largement en Haïti, qu'il aurait
même des houngas pour des agents consulaires dans nos ports de 2e
ou 3e classe, représentant de puissances étrangères hautement civili-
sées, anxieux, eux aussi, de découvrir des trésors enfouis, de s'enri-
chir, de conserver leurs postes ou d'obtenir de l'avancement.
À ce commerce déjà si étendu, le houngan ajoutait enfin la profes-
sion de prendre des âmes pour son propre compte, ou pour le public,
moyennant finances. Il cumulait donc l'emploi de loup-garou.
Prendre une âme, c'est fait sortir celle à ne du corps qu'elle habite
pour la tenir prisonnière dii papa-loi qui l'enferme quelque part chez
gibier pour soutirer du même fonds un honnête penny. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 412
punir les insolents qui ont manqué de respect envers lui ou qui ont osé
douter de sa puissance.
3° Enfin, il détruit ensemble ou séparément le corps ou l'âme elle-
même, à sa guise.
que l'on prend pour des mots africains ; après le bain, l'eau est jetée
dans la rue, ou dans le grand chemin, et il n'y a plus qu'à attendre
qu'un passant mette son pied dessus : celui-ci retirera de l'autre la ma-
ladie et la gardera pour lui-même. Pas plus malin que cela. Par contre,
il a un point pour préserver ses clients contre l'éventualité de guérir un
inconnu en s’appropriant sa maladie : quelques feuilles de vigne sous
la plante des pieds, cela garantit aussi contre tout hounga dont on
éprouverait les effets en marchant dessus. Un morceau de peau de ser-
pent enveloppé dans un sachet et suspendu au cou, met à l'abri du
loup-garou [424] celui qui n'est pas né coiffé ; d'autres sachets à desti-
nations diverses contiennent du crin de cheval, de la laine de mouton,
de petites coquilles, des bouts de bougies dans lesquels sont enfoncées
trois ou sept épingles, des graines de maïs, de ouari, ou de toute autre
plante. La chair d'un oiseau-mouche nommé pour ce motif hounga-
né-gesse, ou celle d'un jeune oiseau-moqueur (admirable coïncidence)
séchée et réduite en poudre, sert à la fabrication du filtre d'amour. On
endort un malade lorsqu'on peut l'approcher en glissant sous son
oreiller une fleur de concombre-à-zombi (Datura stramonia). Le som-
meil à distance, catalepsie, léthargie etc., est censé produit par les ex-
halaisons de la corne-à-cabri (fruit sauvage poissonneux) que l'on
brûle dans le voisinage des personnes que l'on veut endormir. Pour re-
connaître la maladie du sujet pour lequel on vient le consulter, aussi
bien que le hounga qu'il convient de prescrire, le houngan ne consulte
ni couleuvre, ni dieu africain d'aucune sorte ; toute la cérémonie
consiste à tirer de son halfort o u macoute une quantité de coquilles
qu'il prend à deux mains, secoue un instant et lance sur le sol ; alors il
regarde, il a l'air d'étudier la disposition des coquilles ainsi éparpillées ;
elles lui révèlent ce qu'il doit taire. Il y en a qui lisent dans le marc de
café, d'autres dans la flamme d'une bougie. Le halfort, c'est la trousse
de ce savant herboriste de Sir SPENSER ST-JOHN et de Don MARIANO
ALVAREZ. Il l'emporte avec lui lorsqu'il est requis d'opérer à domicile.
À part ses coquilles, il y garde toujours une petite pharmacie de cam-
pagne : crin, coton, laine de mouton, graines de maïs, graines de pois,
poudre d'oiseau-mouche, puis des petits paquets de feuilles quel-
conques ; il y met aussi, s'il en trouve, des morceaux d'une liane, dont
par égard pour les dames qui peuvent me faire l'honneur de me lire, je
dois taire le nom, et qui n'est pas de beaucoup le moins demandé de
ses houngas par certains vieux messieurs de toute race, de toute cou-
leur. Enfin, la trousse est complétée par le gobelet, un petit vase quel-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 416
La danse, nos lecteurs le savent déjà par les déclarations que nous
avons empruntées à MOREAU de ST-MÉRY, la danse était l'une des plus
vives passions des frivoles colons de S T-Domingue. De la grande case,
ce goût passa dans la cour des habitations 178 d'autant plus rapidement
que les [426] blancs en encourageaient le développement par tous les
moyens en leur pouvoir. Il s'est même produit à cet égard parmi les
anciens colons français une jolie maxime politique qui a encore des
adeptes convaincus parmi les nombreux hommes d'État haïtiens at-
teints de l'abêtissante maladie de la « candidature » : cette maxime,
c'est que « plus les nègres dansent, plus ils sont tranquilles. » Tout est
donc occasion, dans l'opinion des politiciens habiles, pour faire « dan-
ser les nègres » : fêtes nationales, fêtes religieuses, visites du Pré-
sident, du géal, de tout personnage important, sortie de l'armée, entrée
de l'armée, tout est prétexte à « débordement officiel de la joie pu-
blique ». — Aussi des gouvernements « intelligents » ne manquent-ils
pas de multiplier â l'infini ces occasions de faire résonner cloches,
tambours, trompettes, clairons et canons, défaire dresser les tonnelles
sur toutes les places publiques pour faire sauter le peuple au son du
djouba, de l’amazone, du martinique ou de la coudiaille.
Dans cette curieuse politique dansante, le mystérieux vaudou joue
un rôle considérable. C'est un chapitre important du programme poli-
tique de chaque gouvernement : « doit-il être permis ou défendu au
peuple de danser le vaudou ? »
Grave affaire ! — Et cette question sério-comique, je le répète, est
en Haïti un héritage de l'ancien gouvernement, colonial de St-Do-
mingue.
La surexcitation nerveuse que produisait, ou semblait produire
cette danse, paraissant aux colons de St-Domingue la principale source
de la puissance des nègres qui soufflaient la révolte dans les ateliers,
les français agirent à la fois sur l'amour de la danse et sur le préjugé
du noir créole contre le bossal pour introduire des danses au tambour,
dites danses créoles, qui n'exigeaient pas un orchestre plus difficile
que celui des danses africaines. Le succès de ces danses créoles fut
d'autant plus rapide que la tonnelle (sorte de salle de bal en plein
champ, couverte de feuillage, et ornée souvent de guirlandes de fleurs)
se dressait le dimanche dans la cour d'honneur de chaque plantation
[427] et était honorée de temps en temps de la visite du maître et
même de la maîtresse, lorsqu'il y en avait une.
L'une de ces danses nouvelles, la plus gracieuse de toutes il est
vrai, le congo créole eut même les honneurs de l'annotation en mu-
sique et pénétra dans l'aristocratique salon de la grande case. Dans
mon enfance à Jacmel, on ouvrait encore un grand bal par un solennel
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 418
menuet à la Louis XIV lue dansaient les plus âgés des invités, et on le
fermait par un congo. J'ai assisté à la transformation du congo en ca-
rabinier, lequel est resté une danse favorite dans les salons haïtiens
jusqu'à ce qu'il eût été supplanté par la meringue, importée des colo-
nies espagnoles et qui n'est elle-même que notre ancien carabinier
transformé en danse ronde comme la valse ou la polka.
Pour danser il faut un orchestre. Ici, c'est un tambour, un kata
(deux baguettes de bois que l'on frappe sur une planche pour accom-
pagner le tambour) des quiaquias (petites boîtes de ferblanc, munies
d'un manche, ou de simples calebasses que l'on remplit à moitié de
gros plomb de chasse ou de petits cailloux) qu'agitent les principales
danseuses, notamment celle qui mène la danse, pour ranimer ou apai-
ser le tambour, et enfin des chanteuses et notamment une reine-chan-
terelle qui dirige cet orchestre primitif.
Celui qui, pour son plaisir ou par un calcul quelconque, voulait te-
nir une danse chez lui se procurait le matériel nécessaire, tambours,
katas, etc., puis des bancs ou des chaises. Une belle tente de cirque, en
toile à voile, était une distinction. Il embauchait des hommes habiles à
manier les instruments. Après cela, le sort de l'entreprise dépendait du
nombre déjeunes femmes qui voulaient bien entrer dans la société et
surtout de l'habileté de la reine-chanterelle, de la beauté de ses chan-
sons, de la fécondité de ses improvisations. Une société de danse,
vaudou ou autre, se composait donc exclusivement de femmes. La
seule obligation des sociétaires, mais obligation impérieuse, était de
chanter et de battre des mains pour soutenir et animer la danse.
[428]
Quant aux hommes, c'étaient des parents ou des amis des membres
féminins de la société. Ils emmenaient avec eux leurs amis. J'ai connu
des sociétés où les hommes n'étaient point admis sans une invitation
formelle de Tune des sociétaires, notamment la ce Cocarde » société
d e djouba à prétentions aristocratiques qui florissait à Jacmel dans
mon enfance, au quartier de la PETITE-BATTERIE, et dont étaient
membres les servantes de toutes les meilleures familles de la ville.
Chaque société avait ses signes distinctifs, des drapeaux, des éten-
dards, etc. Il y a lieu de croire que l'adoption des drapeaux, des co-
cardes, etc., a été rendue nécessaire pour se reconnaître dans les fêtes
du carnaval.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 419
sur une grande [433] échelle ; elle avait une assez nombreuse clientèle
de familles du Port-au-Prince ; elle employait à son tour un grand
nombre de jeunes femmes à faire la lessive dans la petite rivière
qu'elles remplissaient toute la semaine de leurs chants, de leurs
bruyants éclats de rire et du bruit de leurs battoirs. La patronne ne se
souciait point « à son âge » d'exposer ses jambes et ses bras nus aux
regards des passants sur les bords de la rivière et se contentait de re-
passer chez elle le linge lavé par ses jeunes ouvrières. Quand le travail
abondait, elle en confiait une partie à quelques voisines de son âge,
des GRANDS MOUNES qui, pour les mêmes motifs, préféraient le travail
infiniment plus pénible du repassage, aux folies des jeunes lessivières
de la rivière. CATHERINE gagnait ainsi, bon an mal an, de quoi vivre et
tenir son petit ménage au-dessus de ses modestes besoins.
C’est sans doute pour cela, me hasardé-je à observer, que votre
mari ne parait rien faire de son côté car je ne vois autour de nous, ni
champ, ni jardins ?
Notre hôtesse, évidemment piquée, me montra au loin, sur le flanc
escarpé de la montagne, un champ assez étendu d'herbes, de maïs et
de toutes sortes de plantes légumineuses. Voilà son jardin, me dit-elle,
et si vous étiez venus un jour de la semaine, vous ne nous auriez pas
trouvés ici, car nos maïs sont mûrs et doivent être cueillis cette se-
maine.
Cette femme venait de découvrir par ce simple geste, par ces
simples mots, devant moi, presque un enfant ignorant à ce moment
jusqu'à l'existence parmi les connaissances humaines d'une science
économique, elle venait de découvrir ainsi l'une des grandes plaies
économiques de notre commune patrie.
Cette conversation était interrompue de temps en temps par l'arri-
vée de quelques fillettes parcourant le voisinage, attirées peut-être par
la nouvelle de la présence de deux jeunes messieurs de la ville chez
Cécé CATHERINE ; elles venaient sans doute machinalement, comme
leurs sœurs de tous les climats, de toutes les races, pour voir et pour
être vues. Les pieds nus, impatients de piétiner le sol sous l'excitation
d’une danse quelconque, djouba ou vaudou, qui [434] put leur donner
occasion de montrer et de faire admirer la souplesse de leurs formes
souvent exquises, elles se glissaient presque sans bruit et venaient se
coller timidement le long de la porte d'entrée, comme si elles vou-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 424
Bientôt revint notre hôte qui nous offrit de nous installer pour faire
une sieste. La chaleur était devenue presque intolérable ; aussi accep-
tâmes-nous l'offre avec empressement. À une vingtaine de mètres de
la maison principale se trouvait une petite case, toute fraîche, parais-
sant neuve et bien entretenue. Notre hôte proposait d'élever une tente
sur le terrain battu en glacis qui s'étendait entre les deux maisons. J'in-
sistai pour lui épargner cette peine et me dirigeai vers la petite maison
neuve devant laquelle s'étendait une petite galerie ou piazza qui me
paraissait convenir admirablement pour une sieste. Notre hôte parais-
sait contrarié. Chemin faisant, je lui demandai si la maison était occu-
pée et si notre présence sur la piazza devait contrarier quelqu'un. Sa
réponse fut négative, de sorte qu'à notre arrivée à la maisonnette, trou-
vant la piazza beaucoup trop étroite pour notre installation, nous insis-
tâmes tout naturellement pour faire ouvrir la porte de la maison inha-
bitée. Notre hôte paraissait subir la torture. CATHERINE, répondant par
un sourire narquois aux regards suppliants et désespérés de son mari,
se mit résolument de notre côté et alla chercher la clef de la maison
mystérieuse, une grande belle natte de joncs et une paire d'oreillers ;
puis ouvrant la porte, elle entra et se mit en devoir de nous préparer
notre lit de repos. Mon ami et moi, nous soupçonnions bien qu'il y
avait là quelque mystère, mais nous étions à des mille lieues de ce que
pouvait bien être ce mystère. Aussi, grande fut notre surprise lorsque,
la porte ouverte, nous nous trouvâmes dans une chambre petite, exces-
sivement propre, soigneusement blanchie au lait de chaux, mais com-
plètement vide. Après que nous nous tûmes installés pour la sieste,
notre hôte semblait ne pouvoir plus nous quitter. Il nous lit part de son
intention, que nous avions déjà eu lieu de supposer, de donner dans F
après-midi une danse au tambour en notre honneur. Pendant cette
conversation, j'avais fait une nouvelle découverte qui avait encore ac-
cru ma surprise et ma curiosité : vue du dehors la maisonnette ne pa-
raissait pas avoir plus de dix à douze pieds anglais de long sur huit ou
neuf de largeur, j'étais donc sous l'impression qu'elle ne devait conte-
nir [436] qu'une seule chambre, quand je m'aperçus que derrière mon
hôte, à l'une des extrémités d'une cloison, était pratiquée une petite
porte basse que fermait un rideau blanc devant lequel il se tenait tout
le temps avec l'intention évidente de nous en dérober la vue.
Il nous avait parlé des feuilles de cocotiers qu'il avait ordonné de
cueillir pour construire la tonnelle de danse. Je le priai d'aller com-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 426
mander aussi des cocos pour faire un punch que nous prendrions à
notre réveil ; puis me tournant du côté opposé à la petite porte mysté-
rieuse, je fis semblant de m'endormir, Alors il se décida à partir, et au
moment où il franchissait le seuil, je le suppliai de pousser la porte
après lui à cause de la chaleur. Quand je le jugeai assez loin, je lis part
de mes soupçons à DESQUIRON ; puis nous levant l'un et l'autre, nous
écartâmes résolument le rideau. Nous étions dans un hounfor ! Mon
compagnon, effrayé des conséquences qui pourraient résulter du cas
où le papa-loi, car notre hôte était évidemment un papa-loi, viendrait
nous surprendre dans cet acte d'indiscrétion, battit en retraite et parla
tout d'abord de vider complètement les lieux et de rentrer immédiate-
ment en ville. Je brûlais moi depuis longtemps de savoir ce que c'était
que les hounfor dont j'avais entendu parler quelquefois. L'occasion
était trop belle. Je ne voulus point la laisser échapper. Je persuadai
DESQUIRON de faire le guet à ta porte d'entrée tandis que, tirant de ma
poche un crayon et du papier, je procédais à un inventaire minutieux
de tout ce qui se trouvait là. Ce travail fini, je voulus avoir la raison, la
signification des choses que j'avais vues. Ouvrant la porte de la mai-
sonnette j'appelai le houngan. Je lui reprochai doucement de n'avoir
pas eu confiance en moi, je lui dis finalement ce que j'avais fait, ce
que j'avais vu et le décidai a entrer avec nous dans son sanctuaire.
Nous y pénétrâmes tous les trois, le houngan, DESQUIRON et moi.
C’était un petit cabinet de sept à huit pieds de long, correspondant à la
largeur intérieure de la maison, sur une largeur de trois à quatre pieds
au plus, Nous avions peine à y tenir à trois, ce qui exclut absolument
toute possibilité de réunir en ce lieu même une demi-douzaine de per-
sonnes, [437] pour quelque cérémonie que ce fui. Notre homme com-
mença par protester énergiquement qu'il n’était pas un papa-loi et que
le lieu où nous nous trouvions n'était pas un hounfor, mais un petit ca-
binet où il déposait ses petites affaires, parce que CATHERINE qui
n'aime pas la danse, ne voulait pas les voir chez elle. Il nous raconta
qu’il tenait une société de danse. Vaudou ? lui demandai-je. Il acquies-
ça par un sourire, mais ajouta que beaucoup déjeunes tilles du quar-
tier, préférant les danses créoles au vaudou, c'était surtout par le ma-
dotika et le djouba qu'il réunissait le plus de monde. J’avais déjà vu
danser la plupart de nos danses populaires. Je connaissais les formes
des divers tambours employés dans ces différentes clauses el il y en
avait eu effet de toutes les sortes dans ce « petit cabinet », depuis le-
kata et le quiaquia, — mots que beaucoup croient d'origine africaine
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 427
et qui ne sont que des onomatopées, des imitations du son de ces ins-
truments — jusqu'à l’assotor, énorme tambour employé dans le carna-
val,
Chez notre hôte, CATHERINE, loin d'y prêter la main, était opposée
à la danse. Le mari crut sans doute que c'était parce qu'elle ne voulait
pas être appelée une maman-loi. De là, probablement, son mélange de
danses créoles à la danse vaudou. Quoi qu'il en fût, disons pour en fi-
nir, en quoi consistait son « petit cabinet ».
Dans le coin, en face de la petite porte, des tambours de vaudou,
des drapeaux de la société, appuyés en faisceau sur la muraille ; à
l'autre extrémité, le grand tambour d’assotor et un ou deux autres dra-
peaux. Entre ces deux trophées de4ambours et de drapeaux, s'élevait
ce que St-MÉRY et après lui, GUSTAVE d'Allaux et ST-JOHN ont appelé
un autel et que notre hôte appelait lui sa « table de travail. » Table ou
autel, c'était en pleine maçonnerie de brique, de un pied de hauteur en-
viron. Il n'y avait là aucun dessous d'autel où l'on put cacher ni boîte à
couleuvre, ni enfant à l'engrais. Deux montants en bois scellés dans le
mur étaient reliés entre eux et à la muraille par des tringles en bois
portant des petits rideaux d'indienne, sur lesquels étaient collés ou at-
tachés de petits morceaux de fer-blanc [438] imitant assez grossière-
ment des étoiles et clés lunes. Au centre de la table en maçonnerie
était enfoncée jusqu’à moitié de sa longueur et fortement scellée, une
manchette commune de travail. Autour de la manchette, se trouvaient
pêle-mêle sur la table, une clochette en cuivre, des quiaquias en cale-
basse, enguirlandés de colliers « mal d York », ou de petits os de toute
sorte de reptiles et de poissons, puis quelques coquillages fort jolis,
rares, et même inconnus dans ces parages, des silex ou pierres a feu,
un assez grand nombre de petites pierres lisses aux formes arrondies,
connues en Haïti sous le nom de pierres a tonnerre, que Ton croit tom-
bées du ciel avec la foudre et que les moins ignorants prennent pour
de petits aérolithes ou des fragments de bolides plus volumineux. — Il
n'est pas de superstition populaire en Haïti, qui n’ait son explication
« scientifique ». — Dans un coin au fond, était un grand couis rempli
de petites coquilles communes, ramassées sur la première plage ve-
nue.
Sur l'autre face de la chambre, se trouvaient premièrement la petite
porte d'entrée et son rideau blanc ; sur le seuil, une bouteille enterrée
jusqu'au goulot que notre hôte prétendit contenir de l'eau bénite pour
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 428
et, par conséquent, de bien piètres dieux. Je lis part de mon intention à
DESQUIRON qui se récria et malgré ses protestations, je me mis à sou-
lever avec des précautions infinies une première assiette sous laquelle
je m'attendais à voir poindre à chaque instant la tête pointue de
quelque innocente petite couleuvre verte me montrant sa petite langue
fourchue, mais inoffensive. Rien ne venait. La couleuvre, me disais-je,
doit être engourdie au fond de la casserole. J achevai d'enlever l'as-
siette. La casserole était à moitié pleine d'un liquide transparent, jau-
nâtre, visqueux, sur la surface duquel s'était formée un peu de mousse
blanchâtre. Je découvris successivement [440] chacune de ces casse-
roles. L'une contenait une petite noix de coco dans laquelle se trou-
vait, du coton brûlé ; c'était le goblet à disquette. Dans d'autres, il y
avait des petits paquets de feuilles sèches de petit baume, de verveine,
de citronnelle ou d'orangers, du crin de cheval, des rognures puantes
de corne de cheval, des bouts de bougies, puis un autre liquide plus
brun, plus épais que le premier ; en un mot, une pharmacie de houn-
gan, une fabrique de houngas.
Quand je demandai à notre hôte de nous montrer le contenu de ses
casseroles, il refusa net. Ah ! non ! nous dit-il, moin pas ça montrer
cilà-là, ce li-mystère pa moin ça.
Profitant de l'indiscrétion que j'avais commise un instant aupara-
vant, je lui parlai en connaisseur du contenu probable de ces vases.
Ce n'est pas pour moi, lui dis-je, que je vous demande cela puisque
je le sais aussi bien que vous ; c'est pour mon ami qui vient d'Europe
et à qui l'on peut faire croire toute sorte de choses. J'aurai beau lui dire
que vous ne pouvez avoir là que des morceaux de gingembre, des
feuilles de verveine, un petit bout de bougie, des grains de maïs, du
crin, etc., il ne me croira pas à cause même du mystère que vous en
faites.
Ce petit tour eut un plein succès. Ce paysan naïf, qui passait peut-
être pour sorcier dans ses montagnes, ne devina pas la supercherie ; il
n'y vit que du feu. Il me regarda avec étonnement et marqua son admi-
ration en ces ternies :
« Hum ! jeune homme cilà-là, ou fort oui, hum ! pour y on jeune
homme qui si jeune !
ami Gebhart autrefois du Cap-Haïtien et rentré depuis quelques années dans
sa patrie à Hambourg. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 430
exploitant le goût des femmes du bas peuple des villes et des cam-
pagnes pour celte danse énervante.
Mais ce goût de la danse, de celle du voudou en particulier, est-u
réellement développé au point d'être considéré comme un facteur so-
cial en Haïti, comme un obstacle à la civilisation de ce pays ?
En formulant cette question, je me rappelle la réplique de Sir Spen-
cer ST-JOHN aux haïtiens qui nient l'influence, la puissance du vaudou
en Haïti : « u n séjour de 24 heures, dit-il, dans une ville de ce pays
convaincra les plus incrédules, etc. »
J'accepte et sollicite moi-même cette épreuve, et je dis à tout étran-
ger qui voudrait la tenter : allez, parcourez toutes les villes et toutes
les campagnes d'Haïti. Si vous entendez quelque part le son d'un tam-
bour de danse, vaudou ou autre, transportez-vous-y et voici ce que
vous y verrez : deux femmes ou trois au plus, pauvrement vêtues, sans
chaussures, un misérable mouchoir sur la tête, se démenant de toutes
leurs forces plutôt que dansant, s'époumon-nant, hurlant sous prétexte
de chant pendant un jour, une nuit entière, mais en vain, ne parvenant
ni à monter-loi elles-mêmes, ni à transmettre autour d'elles la moindre
contagion nerveuse à qui que ce soit, homme ou femme. Un abruti, as-
sis sur un tambour, y tape à tour de bras pour attirer des danseurs dans
l'espérance souvent trompée qu'on lui jette un sou, comme au temps
où florissaient des sociétés de danses. Quand ces malheureuses
n'agitent pas toutes seules, à les démonter, leurs épaules et leurs
hanches, elles n'ont pour vis-à-vis que quelque désœuvré, générale-
ment un soldat de la garnison qui vient voir cela, faute de tonte autre
distraction. Observez ce cavalier : il entre dans le rond avec les allures
timides d'un homme qui sait qu'il va s'encanailler ; il saute un peu,
dessine un entre-chat primitif, et abandonne la partie au bout d'une mi-
nute ou deux en riant aux larmes de sa fanfaronnade du vice, puis les
deux mégères livrées de nouveau à elles-mêmes, continuent [444] à se
faire vis-à-vis, à hurler et à se trémousser en vain. L'assistance compo-
sée généralement de soldats désœuvrés et de quelques femmes dégra-
dées sortant des dernières couches, non du peuple mais de cette crasse
fangeuse qui se trouve au fond de toute société humaine, cette assis-
tance elle-même ne reste pas, ne s'assied pas, composée qu'elle est de
passants, de flâneurs qui ne s'arrêtent là qu'un instant pour tuer le
temps.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 433
Si l'haïtien est africain par le sang, il est surtout français par l'es-
prit. On a souvent signalé en France et à l'étranger le caractère étran-
gement paradoxal des français, de ces « fanfarons du vice » comme
les a désignés un profond observateur. En France, dans ce pays par ex-
cellence de la bourgeoisie, de la routine, chacun parait dévoré de la
passion du merveilleux, de l'inattendu : deux hommes en un seul,
comme le Tartarin d e DAUDET. Ainsi la femme française, par
exemple, si véritablement, si instinctivement mère de famille, cette
femme aux traits hâlés, aux formes masculinisées par le dur travail des
champs ou de l'atelier, non moins prompte, dans les régions sociales
plus élevées, au dévouement, au sacrifice le plus absolu, le plus com-
plet d'elle-même pour assurer le bonheur de ses parents, de son mari,
de ses enfants au besoin, le salut ou la gloire de sa patrie, cette femme
qui met son bonheur à être aimable, spirituelle, enjouée, pour rendre
gais et contents tous ceux qui l'entourent, les romanciers français la
peignent presque tous comme un être sans cœur et sans honneur, une
créature à lame impure, incapable de chasteté, de vertu. 180 Le français
qui dans la conversation vous parle de la femme, ne tient pas, en géné-
ral un autre langage que [446] celui des romans. Il a presque toujours
un fond d'anecdotes plus piquantes les unes que les autres sur ses
aventures galantes, celles de ses amis, de ses chefs, de ses subordon-
nés, enfin de Ions les hommes qu'il ne connaît même que de nom. Ce-
pendant, aucun homme au inonde n'a en réalité, une toi plus sincère,
plus profonde que le français dans la vertu, dans l'honneur de sa
femme, de foule femme qui le louche : mère, sœur, fille ou épouse Cet
homme, qui semble croire la femme généralement incapable de fidéli-
té, ne doute jamais de la fidélité de la sienne. Il n'est pas jaloux,
comme par exemple les hommes de race espagnole qui prennent om-
brage de toute attention dont leurs femmes ou leurs filles peuvent être
l'objet. Il rit, et très-franchement, de la prétention, ridicule à son avis,
de l'homme qui entreprendrait, selon l'expression américaine, de lui
ravir l'affection de sa femme. Il s'en amuse parce qu'il ne craint pas,
parce qu’il a confiance dans la vertu de sa femme, parce que ce qu'il
180 À les en croire, le « Demi-Monde ») de DUMAS fils, qui peut être la fi-
dèle photographie d'une certaine classe, ou plutôt d'un certain nombre de
femmes françaises ou étrangères vivant à Paris, ne serait que l'image parfaite
de la femme française, de toutes les classes : grand monde, bourgeoisie,
peuple, de tout ce qui est hors du demi-monde et n'y peut jamais être mêlé.
H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 435
hausser le mérite qu'il possède ou qu'il veut usurper. Si cet étranger in-
attentif est en outre mal veillant, il fera semblant de prendre ces
blagues au sérieux, d'y voir l'expression de vérités admises par les haï-
tiens eux-mêmes et il écrira, quoiqu'il connaisse personnellement de
nombreux exemples du contraire : « ils sont dépourvus d'honneur fi-
nancier, leurs mères leur enseignent que voler l'argent de l'État n'est
pas voler »
Mais l’observateur attentif et vraiment intelligent, capable de péné-
trer la raison des choses qui l'entourent, pensera et, s'il est sincère, dira
ce mot : légèreté, défaut d'origine française, héritage des colons fran-
çais cultivé, développé par l'éducation donnée en France à nos enfants :
« to those educated abroad from their earliest childhood. » Oui, légè-
reté de gens qui parlent sans réfléchir suffisamment sur la portée de ce
qu'ils disent ; qui, se laissant entraîner par le goût de la médisance, de
la blague, oublient que, dans les fanfaronnades du vice, celui qui dit
tous outrage son père, son frère, son fils et lui-même, comme celui qui
dit toutes, flétit sa mère, sa femme, sa sœur et sa tille.
Cette légèreté heurte l'observateur intelligent à chaque pas qu'il lait
en Haïti. Elle règne eu souveraine dans les conversations ; on la re-
trouve dans nos journaux, dans nos discours, dans tous les actes même
les plus importants, les plus décisifs de notre existence : choix ne
notre carrière, choix d'un époux pour notre tille ou d’une épouse pour
notre fils, décision de rester dans le célibat ou de nous marier, choix
de nos amis dans la vie privée comme dans la vie publique, choix de
l'attitude amicale ou hostile que nous prendrons ou garderons envers
un gouvernement nouveau et jusqu'au choix du parti que nous combat-
trons ou détendrons dans une guerre civile, nous décidons de toutes
ces choses avec cette incroyable légèreté que nous avons le malheur
de laisser présider si souverainement a nos discours.
[451]
Cependant je ne sache pas que les écrivains étrangers qui ont entre-
pris de faire le portrait à la plume des haïtiens se seraient jamais appe-
santis sur ce trait si caractéristique de l'haïtien. Serait-ce par hasard
parce qu'il serait impossible d'assigner une origine africaine à ce dé-
faut si universellement reproché au caractère français et que cette
constatation entraînerait celle de l'existence chez l'haïtien d'une infini-
té d'autres traits louables ou blâmables du caractère français ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 439
sont faits exclusivement de mots pour rire. Et soit dit en passant, celui
qui prend ces badinages aux sérieux et les présente comme des men-
songes, se livre en vérité, a des blagues infiniment moins innocentes
que celles des CALINO et des PRUDHOMME.
Quoi qu'il en soit, nous devons reconnaître, et avouer que la légère-
té haïtienne ne renonce pas à la blague même sur celte question du
vaudou à laquelle la malveillance a fait prendre, depuis une époque
comparativement récente, et surtout dans les pays de langue anglaise,
une extension telle qu'il ne semble plus permis de dédaigner, de mé-
priser cette calomnie. Elle trouve aujourd'hui à New-York jusqu'à des
Évêques pour s'en faire l'écho, et n'épargne plus aucune ville, aucune
classe, aucune famille, aucun individu de la République d'Haïti.
C'est ainsi que des gens vraiment éclairés en Haïti se rendent res-
ponsables dans une très-large mesure de l'état [454] de choses décrit
dans la première partie de ce chapitre. Au lieu de combattre ces super-
stitions absurdes, de s'efforcer de les détruire en faisant la lumière
dans les esprits en tenant aux ignorants ces simples discours qui les
persuaderaient aisément de la folie de leurs terreurs superstitieuses, on
préfère, en général, en prendre occasion pour faire le bel esprit et l'on
renforce souvent le mal en donnant le change au bon sens des per-
sonnes incultes, mais intelligentes. J'ai connu au Cap-Haïtien un
pauvre fou, un crétin de naissance, qui était venu de l'intérieur mener
sa vie errante dans les rues de la ville. Il se nommait, je crois,
BIGARETTE ; les gamins du Cap se firent un amusement du malheu-
reux idiot qu'ils harcelaient partout de leurs lazzis. Il fut convenu fina-
lement que BIGARETTE était un vien-vien, u n zombi qui avait mangé
du sel et qui s'était sauvé de son mapou. Ce fut l'occasion pour des
gens éclairés de la ville de discuter sur la question des viens-viens. Un
jour j'entendis dans un lieu public, un monsieur jouissant d'une haute
réputation d'intelligence et de savoir, qui expliquait que la chose
n'était pas du tout impossible. Il faut écarter, disait-il, le côté surnatu-
rel de la question, c'est la part de l'ignorance, mais la science prouve
et là-dessus, il se livra sur la catalepsie, sur la léthargie, sur le
magnétisme animal, sur reflet des narcotiques, etc. à une dissertation
très-intéressante peut-être, mais d'autant plus dangereuse pour les es-
prits incultes qui pourraient se trouver parmi les auditeurs de cette
conférence improvisée. Mais te moyeu, lui demandai-je, pour les
hommes les plus profondément ignorants de ce pays de produire ainsi
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 442
Pour tous ces gens-là, il n'y a pas de loups-garous en Haïti : ils sont
trop éclairés pour avouer qu'ils croient, au loup-garou et qu'ils en ont
peur. Non, il n'y a pas de loups garous, mais il y a d'après eux possibi-
lité d'empoisonnements [456] mystérieux ; donc à les en croire, il y a
empoisonnements mystérieux au moyen de ces plantes aux vertus mé-
dicinales fantastiques. Voilà comment, en prétendant écarter le côté ri-
dicule de leurs terreurs superstitieuses, les gens dont je parle en
viennent à transformer les loups-garous en empoisonneurs d'enfants.
Ici la question entre dans le vague ; l'indécision des définitions en cet
état alimente les discussions, les disputes sans objets précis et déter-
mine, par conséquent, les blagues dont raffole la légèreté franco-haï-
tienne.
Que faut-il entendre, par exemple, par ces accusations d'empoison-
nement ? Veut-on donnera ce motion sens pur et simple ? Ou veut-on
parler d'empoisonnement apparent, produisant les signes apparents de
la mort sans détruire réellement la vie ? Nos théoriciens n'ont jamais
pu s'entendre à cet égard, et l’on peut affirmer qu'aucun d'eux n'est
d'accord avec lui-même sur ce point. Ou conçoit, en effet leur embar-
ras : s'il ne s'agit que de simples empoisonnements, l'hypothèse sou-
lève un certain nombre de questions qui toutes la rendent insoute-
nable. D'abord la question se trouve complètement, trop complètement
dépouillée de prestige : il n'y aurait plus ni superstitions ni mystère
quant à l'acte. Il resterait pourtant à en chercher le mobile. Ou ces as-
sassinats par empoisonnement seraient commis pour le seul plaisir
d'assassiner, et il suffirait du seul instinct de la conservation pour assu-
rer à la police le concours vigilant de tous les citoyens ignorants ou
éclairés pour rechercher et punir les coupables, ou l'on empoisonnerait
les gens pour aller déterrer leurs cadavres et les employer à un usage
quelconque. Lequel ? Ce ne serait pas pour les dévorer : la théorie de
l'empoisonnement exclut absolument celle du cannibalisme, ou ne
commence pas par empoisonner ce que Ion va manger. Serait-ce pour
employer ces cadavres à quelque pratique cabalistique ? Alors nous
serions simplement en face d'une bande de défouisseurs, de voleurs de
.cadavres ? En ce cas, on ne voit pas quelle pourrait être la nécessité
de l'empoisonnement préalable. On ne commet pas deux crimes pour
un même [457] résultat lorsqu'il suffit d'un seul et que ce seul crime
nécessaire se trouve être précisément celui que les lois frappent de la
moindre pénalité ; pour se procurer un cadavre dans quelque but que
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 444
L'on vous répond : « il ne s'agit pas de cela, mais avec ou sans méta-
morphose, il est à ma connaissance personnelle que l'enfant d'un tel a
mangé un bonbon que lui avait donné une femme de son voisinage,
l'enfant se portait très-bien et deux jours après il a eu un violent accès
de fièvre et il est mort gros et gras, le troisième jour. Et ce n'est pas le
premier enfant que cette femme a mangé. Et si quelqu'un vient me
dire que cette femme n'est pas un loup-garou, je déclare moi que ce-
lui-là a des motifs inavouables pour la défendre. D'ailleurs on sait bien
que ce ne sont pas seulement des gens pieds à lèvre (nu-pieds) qui
sont dans les houangas ! »
Si vous répondez à un tel argument en frappant votre interlocuteur
au visage, il resterait, quelle que pût être l'issue de la querelle, qu'un
tel vous a publiquement accusé d'être loup-garou et que ne pouvant
pas vous en défendre, vous l'avez frappé. Si au contraire, pour éviter-
une sotte querelle, vous abandonnez la partie, l'assistance rit et votre
adversaire se rengorge : « il a compris, remarque-t-il, à quoi j'allais en
venir, il s'est sauvé. » Et de ce moment, vous êtes loup-garou, vous
êtes dans le houanga. Il est vrai que l’on peut répondre aussi par l'ar-
gument ad hominem : « je déclare, moi, ne connaître aucun cas qui
m'autorise à croire au loup-garou. S'il y a des gens qui ont une expé-
rience personnelle à cet égard je ne puis entreprendre de les défendre
contre eux-mêmes. »
L'issue de la dispute serait encore la même. Les rôles seraient
changés.
[466]
Le plus simple pour un homme sensé est d'éviter ces sottes discus-
sions et lorsqu'on se trouve en présence de ces modèles ; de civilisa-
tion, de probité qui, le plus souvent, sont aussi des modèles de bra-
voure, parce que leurs provocations s'adressent le plus souvent à des
gens paisibles, peu disposés à se quereller pour des loups-garous ou
quoi que ce soit. On leur abandonne la parole dont ils usent et abusent
pour expliquer, pour disserter, pour faire le savant, et les superstitions,
les terreurs imaginaires vont leur train sous l'impulsion vigoureuse de
ces braves, et les mères haïtiennes continuent à trembler pour leurs en-
fants, à se méfier des pauvres vieilles femmes de leur voisinage qui
continuent à ressentir, elles et leurs enfants, l'injure de ces soupçons
absurdes. La défiance, de sourdes colères continuent à aigrir les cœurs
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 452
[467]
Chapitre V
Haïti et la religion chrétienne.
des BARTLETT et des JAMESON. L'on verra que ce que l'Europe est al-
lée montrer aux Africains, ce sont des bourreaux et non des chrétiens.
Sur ce qui s'est passé en Amérique, aucun doute n'est possible. Tel
que l'homme noir s'est montré dans cette partie du Monde, tel il doit
être, tel il est par sa nature. Là-bas, c'est chez lui même qu'il a vu le
blanc, terni, souillé, rendu hideux par les calculs atroces de l'égoïsme.
On a pu lui parler du christianisme. Des missionnaires ont pu aller le
lui prêcher. Ces semences jetées en passant, nous en ignorons aussi le
sort. Ont-elles disparu tout entières ? Ont-elles germé quelque part ?
Et dans quelle mesure ? Et si elles ont disparu, quelles causes ont pro-
duit leur destruction ? Mystère ! récits de voyages, rapports intéressés,
doute, incertitude !
A Saint-Domingue, MORE AU de St-MÉRY a vu ce qu'il raconte ;
40.000 blancs étaient là comme lui et l'ont vu comme lui. Nous
contestons les conséquences qu'il tire de certains faits ; nous élevons
même le doute sur la sincérité de quelques-unes de ses appréciations.
Mais les faits eux-mêmes, il ne pouvait les dénaturer. Ils sont
d'ailleurs confirmés, en ce qui a trait à la question qui nous occupe
spécialement ici, par toute l'histoire ultérieure de la race noire en Haïti
et dans toute l'Amérique.
« Les nègres créoles, dit-il (1 V. p. 35) prétendent, à cause du bap-
tême qu'ils ont reçu, à une grande supériorité sur tous les nègres arri-
vant d'Afrique, et qu'on désigne sous le nom de Bossais, employés
dans toute l'Amérique espagnole ; les africains sont très-empressés
à se faire baptiser. A certaines époques, telles que celles du samedi-
saint et du samedi de la Pentecôte, où l'on baptise « les adultes, les
nègres se rendent à l'Église, et trop souvent sans aucune préparation,
et sans autre soin que de s'assurer d'un parrain et d'une marraine, qu'on
leur indique quelquefois à l'instant, ils reçoivent le premier sacrement
[471] du chrétien, et se garantissent ainsi de l'injure adressée aux non-
baptisés ; quoique les nègres créoles les appellent toujours baptisés
debout »
Ainsi, non seulement le noir créole se reconnaît, se seul une grande
supériorité sur l'africain incivilisé, supériorité très-réelle d'ailleurs,
dont M. de St-MÉRY nous a fait la démonstration et qui se traduisait
dans la colonie par un excédent de 25 % sur la valeur marchande des
esclaves, mais encore, cette supériorité, le noir créole l'attribue au
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 457
baptême qu'il a reçu ; elle est tout entière pour lui dans le fait qu'il est
chrétien.
Quant à l'africain adulte, arrivant dans ce milieu, nul doute n'est
possible sur ses impressions : il se compare à son congénère créole et
trouve, lui aussi, que ce dernier lui est supérieur. Il aspire aussitôt à
sortir de sa nudité physique et morale, à ressembler au créole noir
d'abord, en attendant qu'il en vienne à aspirer, comme ce dernier, à
ressembler au créole-blanc.
Puisque c'est au baptême qu'on attribue la transformation de son
frère, puisque c'est au christianisme qu'on rapporte tout ce qui l'en-
toure et qui fait l'objet de son admiration, son premier désir, c'est de se
faire baptiser, de devenir chrétien. Il refoule dans son cœur, au moins
momentanément, tous les souvenirs de sa vie errante et libre au sein
de sa forêt natale, perd de vue les tortures physiques et, morales que
lui réserve l'esclavage et s'abandonne tout entier à. son admiration de
cette chose nouvelle pour lui : la civilisation. Il ne montre donc ni ré-
sistance par attachement aux faux-dieux de l'Afrique, ni indifférence
par résignation à son sort, par soumission passive à la volonté d'un
maître. Loin de là, il montre qu'il ne veut pas rester à l'état de bossai,
de nègre incivilisé ; et puisque c'est par le baptême qu'on entre dans la
chrétienté, dans la civilisation, il demande, il sollicite le baptême, « il
est, nous dit-on, très empressé à se faire baptiser. »
M. de ST-MÉRY semble se plaindre que le baptême était administré
aux africains adultes « trop souvent sans aucune préparation. » On
pourrait en inférer qu'ils recevaient ce [472] sacrement sans se préoc-
cuper d'en mesurer la portée, sans se soucier des obligations morales
qu'il leur imposait, en un mot sans aucune idée de devoir. Mais ce se-
rait encore une appréciation injuste que démentent les faits constatés,
relevés par le même écrivain.
L'enseignement sommaire des obligations du chrétien se faisait
après le baptême, aussi bien pour les adultes que pour les enfants. Et
pour juger de l'impression produite sur l'esprit du baptisé debout par
cet enseignement que se transmettaient les esclaves, examinons, par
exemple, les relations du nouveau baptisé avec son parrain et sa mar-
raine. Le baptême dans la Sainte Église Catholique Apostolique et Ro-
maine, est le premier des sacrements, parce qu'il marque, pour celui
qui le reçoit, la date de sa naissance à une vie nouvelle, à « la vie spi-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 458
rituelle de la grâce » pour laquelle il lui faut un père ou une mère, pa-
rents spirituels, qui contractent avec leur filleul, leur enfant spirituel,
des liens réciproques aussi puissants, quoique d'une autre nature que
ceux de la parenté naturelle.
« C'est un sacrement qui nous régénère en JÉSUS-CHRIST « en nous
donnant la vie spirituelle de la grâce et qui nous a fait enfants de DIEU
et de l'Église……. Les parrains et les marraines contractent (avec
leur tilleul) une alliance qu'on appelle une affinité spirituelle. Et cette
alliance est un empêchement diriment du mariage. Ils contractent cette
alliance avec l'enfant, le père et la mère de l'enfant. C'est pourquoi le
parrain ne peut épouser sa filleule ni la « mère de sa filleule ; et que la
marraine ne peut épouser a son filleul ni le père de son filleul. » 184
Les africains baptisés à St-Domingue dans la religion catholique,
comprennent-ils les obligations de cette parenté spirituelle ? Et com-
ment les pratiquent-ils ? Quels sentiments éprouvent-ils à regard de
leurs parrains et de leurs marraines ?
Rendons de nouveau la parole à M. de ST-MERY.
« Le respect des nègres, nous dit-il, pour leur parrain et [473] leur
marraine, est poussé si loin, qu'il remporte sur celui qu'ils ont pour
leur père et leur mère. Jurer (insulter) la marraine d'un nègre, c'est lui
faire l'injure la plus sanglante, et on les entend après de longues que-
relles, s’écrier : il m'a insulté, mais il n'a pas osé jurer ma marraine.
Cet ascendant est même un objet qui doit fixer l'attention des maîtres ;
car sur une habitation, par exemple, il n'est pas rare qu'un nègre, abu-
sant du titre de parrain, se fasse servir par un nouvel arrivé, et aug-
mente ainsi le travail de ce dernier d'une manière souvent nuisible
pour sa « santé, parce qu'il n'est pas acclimaté. Les nègres s'ap-
pellent entre eux frères et sœurs, lorsqu'ils ont en commun un parrain
ou une marraine. » 185
Il faut ajouter que cette touchante parenté spirituelle, qui n'a
presque rien perdu de sa force en Haïti, à cette heure encore, constitue
un lien plus étendu que ne le constate l'auteur que je viens de citer. Ce
ne sont pas seulement les filleuls de notre parrain ou de notre marraine
que nous considérons et traitons comme nos frères en baptême, mais
Que l'on observe les noirs aux États-Unis aussi bien que dans les
anciennes colonies françaises, anglaises, espagnoles, portugaises, da-
noises ou hollandaises du Nouveau-Monde, on ne peut manquer d'être
frappé de la sincérité de leur conversion au christianisme, de la force
du sentiment religieux qu'ils ont partout manifesté. A Saint-Domingue
autrefois, et plus tard en Haïti, noirs et jaunes souvent privés de
prêtres, surtout dans les campagnes, suppléaient aux cérémonies reli-
gieuses par des prières en commun. Ces [475] prières étaient générale-
ment conduites par un homme ou par une bonne femme, sachant un
peu lire ou connaissant par cœur des prières et des cantiques. Il y a en-
core en Haïti*des recueils imprimés pour ces prières : LE BOUQUET FU-
NÈBRE, LE RECUEIL DES CANTIQUES, LES NEUVAINES, etc.
pour continuer notre voyage avant les fortes chaleurs de la journée, À notre
lever l’un de nos compagnons ne retrouva pas son cheval. La bête, mal atta-
chée, était partie dans la nuit Nous supposâmes qu'elle avait dû s'arrêter aux
environs, broutant le gazon qui pousse en abondance tout autour, et même
dans les rues du bourg. Nous partîmes tous dans des directions différentes à
la recherche du cheval égaré. Le hasard me fait suivre avec l'un de mes
amis, Mr UMONY PÉTION, si ma mémoire est fidèle, un sentier qui nous
conduisit derrière l’Église du bourg. La sacristie était ouverte. Nous nous ar-
rêtâmes un instant pour y jeter un coup d'œil. L'Abbé PHILLIPPI était, là, en
babils sacerdotaux, administrant le baptême à la requête de quelques pay-
sans. Tandis que deux ou trois enfants attendaient leur tour en criant sur les
genoux de leurs mères, je vis le prêtre, je le vis de mes propres yeux, étendre
la main droite sur les drapeaux d'une société de danse, prononcer quelques
mots inarticulé » se terminant en us et en CM, en même temps qu'il tendait la
main gauche et y recevait le prix de ce sacrilège « C'EST COUATROU Gour-
dou », dit-il, comme conclusion de la cérémonie. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 463
leur, il y aura des jours où le curé et les vicaires ne pourront suffire à la fa-
tigue des voyages à taire au cimetière…. Il serait possible, en prenant en
considération le motif dont on a parlé, de restreindre le cérémonial ordi-
naire des enterrements pour les gens de couleur... »
« Et ce prêtre qui écrivait ces lignes, était le père avoué de plusieurs
mulâtres qu'il avait eus de sa cohabitation avec des négresses esclaves de
sa communauté. C'était ce l'abbé DUGUÉ, préfet apostolique des domini-
cains. » 187
cour de Rome de rien faire, do » rien tenter pour les Haïtiens, tant que
la France ne se serait pas prononcée sur l'indépendance de son an-
cienne colonie. La preuve qu'il y avait là quelque chose de plus puis-
sant que les circonstances politiques, c'était la création même de ces
charges publiques de curés, de vicaires, de préfets apostoliques en fa-
veur de ces hommes de la race blanche, tous de nationalité française,
tandis que l'écho répercutait encore les terribles imprécations de
BOISROND-TONNERRE ; « Le nom français lugubre encore nos
contrées. « Pour écrire l'acte de l'indépendance d'Haïti, il nous faut
« pour parchemin la peau d'un blanc, son crâne pour écritoire, [483]
son sang pour encre, une bayonnette pour plume. »
Toujours la contradiction, toujours l'antithèse qui nous montre
l’homme dans le nègre. Le mot blanc, c'était pour nous l'obstacle à la
liberté. Le prêtre, c'était lu rédemption, c'était la vie nouvelle, c'était la
civilisation chrétienne. Nous oubliâmes qu'il était blanc lui aussi, que
nous l'avions connu à Saint-Domingue ; et dès 1806, dans notre pre-
mière constitution républicaine, nous formulâmes avec une candeur
d'autant plus admirable, que nous ne la soupçonnions même pas, la
véritable devise de notre pays et de notre race : DIEU ET LA LIBERTÉ,
ART. 27 — Aucun blanc, quelle que soit sa nation ne pourra mettre
le pied sur ce territoire à titre de maître ou de propriétaire.
ART. 35 — La religion catholique, apostolique et romaine, étant
celle de tous les haïtiens, est la religion de l'État. Elle sera spéciale-
ment protégée ainsi que ses ministres.
Ce que nous combattions, ce que nous repoussions en 1804, ce que
nous repoussons encore aujourd'hui, c'est le régime colonial, c'est l'ex-
ploitation de l'homme par l'homme, c'est l'inégalité politique et so-
ciale, c'est l'esclavage. Mais la rupture entre le noir et le blanc ne pou-
vait être complète, définitive ; notre foi dans la religion chrétienne,
dans la religion des blancs, était trop profonde, trop ardente, pour le
permettre.
Cette loi, c'est le pont lumineux, divin, jeté par la Providence elle-
même Sûr le lac de sang et d'iniquités que l'esclavage avait creusé
entre ; les deux races.
En devenant indépendants de la France, les nègres d'Haïti enle-
vèrent le blanc de leur nouveau drapeau pour marquer qu'ils ne vou-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 468
aboutir d'ailleurs à une affreuse guerre civile. Elle éclata peu d'années
après le Concordat. Ce fut la guerre des cacos et des piquettes.
On comprend sans peine l'inquiétude, l'agitation d'esprit à ce mo-
ment de ces prêtres, placés depuis sept ans à peine dans un milieu
qu'ils devaient croire si redoutable. Cette guerre devait leur paraître
comme une terrible réaction de cette barbarie dont on leur faisait sans
cesse des récits épouvantables, contre la civilisation que représen-
taient à leurs yeux les hommes qui prétendaient à l'honneur de les
avoir appelés dans le pays, et dont le parti, les cacos, inscrivait sur ses
drapeaux, gravait même sur ses armes la prétentieuse devise : Civili-
sation ou la Mort !
L'on peut donc comprendre combien il devait être difficile à ce
clergé encore tout nouveau, de dominer les passions insensées qui
s'entrechoquaient ainsi d'un bout à l'autre de la République, de se
soustraire à la lutte, pour faire entendre à tous, du haut de la chair
évangélique, la parole de paix. C'étaient des hommes. Ils succom-
bèrent [489] sous la pression de toutes ces circonstances. Ils prirent
parti, et tout le clergé, l'Archevêque en tête, se fit caco. Un seul prêtre
s'était rangé dans l'autre camp, avec le parti qui devait succomber dans
cette lutte, c'était l'Abbé Buscaille. Après leur victoire, les Cacos se
montrèrent impitoyables envers les vaincus BUSCAILLE était devenu
leur prisonnier, il fut fusillé avec les autres. Il mourut avec le chef
qu'il avait servi. Le sang d'un prêtre fut ainsi mêlé au sang des haïtiens
dans la première lutte qui éclata entre nous après la signature du
Concordat !
Mgr Guilloux a été témoin, par la suite, de la conduite des hommes
du parti vainqueur, à la direction des affaires publiques. Il a vu le gou-
vernement de NISSAGE, qui était un gouvernement honnête et que St-
John, un autre caco, a appelé un gouvernement imbécile. Il a vu aussi
le gouvernement de DOMINGUE et de SEPTIMUS RAMEAU qu'on a ap-
pelé « un fou furieux », A-t-il médité sur tous ces faits ? L'ont-ils
conduit à rechercher les causes réelles de ces luttes sanglantes ? A-t-il
reconnu que cacos et piquettes, ce n'était qu'une seule et même chose,
appelée par ces noms différents dans le Nord et dans le Sud : la masse
populaire et laborieuse des campagnes haïtiennes cherchant pénible-
ment le repos et le bien-être, et se heurtant contre elle-même, dans ces
luttes ténébreuses, sous la direction de chefs mulâtres ou noirs, égale-
ment incapables, également ignorants des choses du gouvernement
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 473
[496]
Chapitre VI
Les Haïtiens et la Liberté.
I. Contradiction apparente
des tendances naturelles de 1’homme
tout et toujours assez forte pour réprimer le crime, pour châtier le cri-
minel, quand la loi n'est pas criminelle elle-même, quand ceux qui
gouvernent, quand ceux qui sont armés de la loi pour assurer, pour
protéger les droits de l'homme, ne sont eux-mêmes ni voleurs ni assas-
sins, ne manquent eux-mêmes ni à la vertu ni à la justice, ne [497]
sont pas en guerre eux-mêmes contre les droits de l'homme.
Tout désordre social est, le produit de la tyrannie. Le désordre c'est
la tyrannie. Partout où l’être humain se montre agité, tourmenté,
désordonné, tenez pour certain qu'e la liberté est violée par ceux qui
gouvernent, ou par "'autres à leur instigation, avec leur complicité ; te-
nez pour
Certain que les droits de l'homme sont habituellement violés dans
la personne de quelqu'un par ceux qui ont la responsabilité politique
de la conservation sociale. L’affaiblissement de la loi ne vient jamais
d'en bas, car ce sont ceux qui souffrent, ce sont les petits, les pauvres,
les faibles, qui ont surtout besoin de protection, de loi.
Toute loi est une conquête de la vraie démocratie sur les nobles, les
rois, les dictateurs, les tyrans, les bénéficiaires de tout privilège, de
tout préjugé.
Le peuple anglais a lutté pendant de longs siècles pour la liberté,
pour arracher des lois à ses tyrans, pour obtenir le triomphe des droits
de l'homme ; mais la démocratie anglaise à peine triomphante, crache
avec dédain sur les efforts, sur les souffrances de l'Irlandais revendi-
quant lui aussi la consécration, le respect des droits de l'homme dans
sa personne ; l'Irlandais est jugé et déclaré peuple désordonné, race in-
férieure.
Quiconque arrive au sommet, aspire à tirer à lui l'échelle, à empê-
cher l'ascension de ses frères.
Ce que fait l'anglais avec l'Irlandais, c'est ce que fait en général le
blanc avec le noir, les nations blanches avec la nation haïtienne.
Nous luttons pour la liberté, pour assurer à notre descendance une
forme constitutionnelle de gouvernement, pour asseoir notre bonheur
sur des lois sages et fortes. Le préjugé de race refuse d'admettre que
nous puissions comprendre la liberté et mourir pour elle : peuple
désordonné, race inférieure ! s'écrie-t-il !
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 481
eût une part d'influence dans les troubles d'Haïti, il n'est pas permis
d'en faire leur cause unique ni même principale, sans manquer à la
justice et même au simple bon sens. On ne peut appeler ingouvernable
un peuple qui a gardé un Président de la République pendant un quart
de siècle.
Il est évident que quiconque prétend juger la race noire d'après sa
conduite en Haïti, est tenu de se livrer à une recherche sérieuse et
loyale de la cause des révolutions de ce pays. L'injure n'est pas un ar-
gument. Et Ton sait, par les expériences de la race blanche elle-même
que, si une révolution peut être le résultat d'agitations inintelligentes,
antisociales, coupables enfin, elle peut aussi bien être le généreux ef-
fort d'un peuple intelligent et fier pour renverser les obstacles qui ar-
rêtent l'expansion de son génie et sa marche progressive.
[505]
La plus simple loyauté commande donc aux ennemis, aussi bien
qu'aux amis, comme Sir SPENSER ST-John par exemple, qui veulent
bien s'intéresser à notre sort, d'aller au fond des choses, de rechercher
la valeur réelle des gouvernements contre lesquels nous avons dû nous
révolter, de peser nos griefs contre ces gouvernements, en plaçant
leurs actes sous la lumière des idées, des principes qui dominent la ci-
vilisation contemporaine, et de se demander ensuite si leurs propres
pays, la France, l'Angleterre, les États-Unis surtout, s'en accommode-
raient dans notre siècle de liberté et de progrès, dans ce siècle où s'af-
firme plus fortement chaque jour le triomphe de la démocratie.
Ils s'apercevraient peut être, en se livrant à celle étude, que le
peuple haïtien est plus malheureux que coupable, que c'est bien vers la
civilisation qu'il marche, en tâchant de son sang, ce chemin ténébreux,
couvert de ronces et d'épines meurtrières, où les peuples blancs de
l'occident de l'Europe l'ont précédé, et où des peuples blancs de
l’Orient de l'Europe le suivent, en versant aussi des larmes et du sang.
Ils verraient enfin que nous ne sommes point, au nom de la commu-
nauté de la foi chrétienne, sans quelque droit, sinon à la bienveillance,
du moins au respect, à la justice de ces grandes puissances chrétiennes
qui ne nous approchent jamais, hélas ! Que pour nous mettre le pisto-
let sur la gorge, fouiller et vider nos poches.
En protestant contre cette prétendue turbulence des haïtiens et de
leur race, qui a été le prétexte d'une infinité d'actes répréhensibles
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 488
les nôtres chez nous et doivent nous commander la paix quand même,
le peuple haïtien devrait-il laisser les crimes politiques toujours impu-
nis et ratifier toute usurpation, toute tyrannie par son inaction ?
Cette lâche soumission d'un peuple à la violence et à la tyrannie n'a
jamais servi nulle part à consolider la paix [507] intérieure d'un pays,
à promouvoir la prospérité de son commerce ou de sou industrie.
La paix sociale est le produit direct et exclusif de la vertu, qui est
elle-même synonyme de courage civique,
La lâcheté morale des citoyens a toujours été, au contraire, une
énorme prime d'encouragement à tout ambitieux ayant de l'audace et
pas de scruples. Haïti, pas plus que ses devancières, ne saurait donc
attendre, d'une attitude passive devant des usurpateurs ou des tyrans,
qu'un état d'anarchie violente, une guerre perpétuelle, sans queue ni
tête, semblable à la guerre des corbeaux et des milans dont parle le
poète anglais.
Nous n'en sommes pas là en Haïti. L'erreur ou la passion nous di-
visent, il est vrai, mais un rayon de la lumière dissipe bien des erreurs,
et une erreur démontrée calme bien des passions, arrête bien des folies
et nous sauve brusquement parfois d'exploitations ingénieuses dont
nous avons été la dupe pendant de nombreuses années.
« Si enfin vous n'avez pas péché dans le choix même de vos chefs, s'ils
ont tété suffisamment à la hauteur de leur tâche et n'ont pas mérité les ac-
cusations formulées dans vos manifestes révolutionnaires, pourquoi les
avoir renversés ? Pourquoi avoir bouleversé votre pays sans l'excuse d'une
nécessité impérieuse ?
« En un mot, pourquoi la fréquence de vos luttes intestines si vous êtes
capables d'en trouver la cause et d'y porter remède ? »
Qui fera la liste des crimes épouvantables suscités dans ce pays par
l'ambition du pouvoir, depuis le roi EGBERT chassé du trône par l'usur-
pateur Brithric au 8° siècle, jusqu'à OLIVIER CROMWELL abusant de
ses victoires républicaines pouf usurper le trône des STUART et tenter
d'assurer à son fils RICHARD l'hérédité du protectorat, d'une monarchie
hypocrite à « tête ronde ? »
Soulèverons-nous le linceul sanglant d’EDMOND I assassiné par
LÉOF ; d’EDOUARD II assassiné, sacrifié à l’ambition d'ETHEL-
RED II qui fut chassé du trône à son tour pur l'ambitieux Suénon, le
danois ; d'Edmond II assassiné, sacrifié à l'ambition de CANUT,
comme EDOUARD I, martyr, avait été sacrifié à l'ambition-de son père
ETHELRED II ? Jetons un regard sur le cadavre de HAROLD I, profané,
mutilé par son propre frère ; voyons le supplice de ce malheureux
EDOUARD II de la dynastie normande, renversé du trône, puis enfermé
dans un cachot et finalement tué par des assassins qui lui enfoncèrent
un fer rouge dans les entrailles ; donnons un regard de compassion à
ces pauvres [515] enfants, EDOUARD V cl son frère RICHARD, assassi-
nés pat TYRREL pour assouvir l’ambition de GLOUCESTER, qui devait
périr lui-même à BOSWORTH, vaincu par l'ambition de RICHEMOND,
devenu ainsi le roi HENRI VII ; Versons une larme de pitié en évo-
quant la douce image de JEANNE GREY, assassinée à 17 ans, malgré sa
jeunesse, sa beauté et tous les dons de l'esprit, par sa propre sœur
MARIE TUDOR ; jetons enfin une fleur sur ce billot où va rouler la tête
adorable de MARIE STUART pour apaiser la rivalité de femme de la
laide el farouche ELIZABETH !
Si, à celle liste de souverains assassinés les uns par les noires dans
les huit siècles écoulés entre l'établissement de la dynastie saxonne et
la grande révolution qui fît tomber la tête de CHARLES I sur un écha-
faud, il nous fallait ajouter la liste sans fin des victimes illustres, des
princes, des hauts barons sacrifiés à l'ambition du pouvoir dans cette
longue période historique ; si à ce tableau, il fallait joindre un récit
même sommaires des perpétuelles révolutions, et des désastreuses
guerres civiles qui n'ont cessé pendant toute cette période, d'ensan-
glanter le territoire de ces Anglo-Saxons si fiers aujourd'hui de leur
stabilité politique et sociale dans les deux hémisphères, il suffirait à
peine d'un gros volume.
Est-ce à dire pourtant que ces luttes sanglantes, continuées à tra-
vers tant de siècles, soient signe d'infériorité dans la race Anglo-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 497
Saxonne ? DIEU nous garde de cette erreur qui serait presque un blas-
phème !
Celte lutte, en Angleterre comme en Haïti, c'est l'éternelle histoire
de l'homme surmontant et brisant l'obstacle que ses passions opposent
à son bonheur. C'est l'éternelle histoire de l'homme versant des larmes
et du sang en marchant à la conquête du premier élément de son bon-
heur : LA LIBERTÉ.
Les crimes et les troubles dont fourmille l'histoire d'Angleterre ne
sont que la manifestation des faiblesses de la nature humaine ; c'est
l'inévitable conséquence de nos erreurs et de nos passions. La marche
d'une nation ressemble assez à celle d'un vaisseau balloté par la tem-
pête, les [516] courants et les vents contraires, et s'efforcent de se diri-
ger vers le port où il se trouvera en repos et en sûreté : ce port, c'est le
gouvernement constitutionnel et régulier qui met l'homme à labri du
caprice, de la volonté arbitraire de l'homme ; ce, port de refuge, de sû-
reté, la MAGNA-CHARTA, la race anglo-saxonne y est parvenue depuis
trois siècles. Depuis trois siècles, l'Angleterre jouit de la paix sociale ;
depuis trois siècles, elle a fermé chez elle l'ère des luttes sanglantes où
l'homme use de contrainte envers l'homme, détruit la responsabilité,
paralyse le développement de l'individualité dans la communauté et
empêche la formation de l'unité nationale, —par le faisceau des inté-
rêts variés des citoyens. À ces luttes sanglantes, cette grande nation a
substitué les débats, les luttes parlementaires où l'homme rencontre
l'homme d'égal à égal, sans haine et sans morgue, où les intelligences
d’élite d'une nation prennent rendez-vous, se fortifient, s'élèvent par le
contact, par le frottement, et dégagent la lumière qui marque la place
d'un peuple, d'une individualité nationale dans le grand tout de l'huma-
nité.
La race noire hélas ! Lutte encore contre l'erreur et la passion ; elle
lutte de plus, en Haïti, contre le mauvais vouloir, l'inimitié de presque
toutes ses devancières, pour conquérir elle aussi, sa MAGNA-CHARTA.
Pourquoi donc voudrait-on décourager ses efforts et la plonger
dans le désespoir ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 498
dans cet ordre d'idées qu'il forma le Cabinet tristement célèbre, prési-
dé par M. ÉMILE OLLIVIER. Les massacres du 2 Décembre et le ré-
gime tyrannique inauguré par ce criminel coup d'État, devenaient,
dans ce système, des actes de bienfaisance d'un génie tutélaire, [519]
d'un sauveur créant l'ordre public en France, afin d'y asseoir la liberté
sur des bases sages. Ces crimes politiques auraient donc préservé, sau-
vé de sa prétendue turbulence incorrigible, le peuple français qui est
en réalité le peuple le moins turbulent, le plus artiste, le plus poète, et
par cela même, le moins enclin au crime et à la violence, le plus né-
cessairement pacifique et pacificateur, le plus vraiment chrétien qui
soit au monde.
JOHN STUART MILL dans son beau livre sur le Gouvernement re-
présentatif, a fait la démonstration la plus concluante que je connaisse
de l’absurdité de la théorie des despotes civilisateurs.
Le despote qui voudrait rendre le bonheur a un peuple, ne saurait y
parvenir, en effet, que d'une seule façon : ce serait en lui rendant la li-
berté, en cessant lui-même d'être un despote, puisque le premier, le
grand malheur d'un tel peuple, ce serait d'être soumis à un gouverne-
ment despotique. Cependant le même écrivain paraît croire que la
forme constitutionnelle ou représentative du gouvernement, qui n'est
en somme que la pratique de la liberté, serait trop savante pour être
adoptée sans danger dans des pays relativement peu éclairés.
STUART MILL ne s'est pas aperçu qu'il professait là une théorie
contraire à toutes les conclusions de ses belles recherches constitu-
tionnelles, une théorie justificative de la tyrannie, de l'injustice, du
mal enfin, partout et sous quelque forme qu'il se pratique sur' la terre.
Il me semble évident que cette conception de la liberté, qui tend à
justifier le despotisme gouvernemental, prend sa source dans l'erreur.
Tous les peuples ont eu à lutter pour la liberté parce que partout il y
a inégalité de forces entre les hommes, et l’égoïsme conduit à l'abus
de la force. C'est assurément de là que vient cette illusion que la liber-
té ne serait pas Pétai primitif, naturel de l'homme.
On a cru que l'homme serait né privé de liberté, comme il naît
pauvre et ignorant et qu'il lui faudrait lutter, s'efforcer, pour acquérir la
liberté, comme il lui faut s'efforcer, [520] lutter, pour sortir de la pau-
vreté et de l'ignorance, pour acquérir la richesse et la science.
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[525]
Chapitre VII
Du préjugé de couleur.
Caractère particulier du préjugé
de couleur dont souffre la race noire
en Amérique.
Établissement de l'esclavage
dans le Nouveau-Monde.
Il n'y eut dans tout cela aucune direction, aucun but marqué, ni par
les colonies, ni par les métropoles. Portugais, Espagnols, Français,
Anglais, toute l'Europe s'abattit sur les côtes d'Afrique pour prendre sa
part du nouveau et riche trafic des esclaves.
Aucun congrès européen ne se réunit pour débattre aucune ques-
tion, préalable de race.
[527]
On suivit en Afrique les usages qui avaient cours en Europe. On
enleva des hommes noirs pour les mettre en esclavage, exactement
comme les Romains enlevaient autrefois des hommes blancs ou noirs
pour les réduire en esclavage, comme les Turcs enlèvent des femmes
blanches ou noires pour peupler leurs sérails, comme les blancs de la
noblesse d'Europe réduisaient en esclavage les vilains, les serfs, qui
étaient aussi des blancs, c'est-à-dire par abus de la force, par droit de
conquête. Ceux qui ont institué l'esclavage dans les colonies améri-
caines, ceux qui ont introduit, le trafic des esclaves, n'ont jamais mani-
festé, jamais dit, qu'ils croyaient opérer sur du bétail.
Ce qu'ils allaient chercher en Afrique, ce que les uns vendaient, ce
que les antres achetaient, c'était l’homme, c'était, leur semblable. Ils
n'avaient et ne prétendaient avoir aucun doute à cet égard. Leurs
consciences ne pouvaient pas être pi us troublées au sujet des esclaves
noirs de l'Amérique, qu'au sujet des esclaves blancs de l'Europe. Les
controverses sur la science anthropologique n'avaient pas encore com-
mencé ; les maîtres en Amérique, pas plus que les nobles en Europe,
ne se savaient criminels. D'accord avec les idées de leur temps, ils
n'éprouvaient pas le besoin d'endormir leur conscience par la san-
glante plaisanterie du mesurage des crânes ou de l'angle facial. Leur
raison était leo nominor. Ils n'en alléguèrent aucune autre en instituant
l'esclavage.
Mais constatons à l'honneur de la conscience humaine que pour le
nègre, comme pour l'indien, ce crime souleva des protestations indi-
gnées dès son apparition.
L'Église Catholique, restant fermement attachée à la doctrine bi-
blique de l'unité de l'homme, opposa une constante et énergique résis-
tance à l'asservissement des indiens et des noirs dans les colonies es-
pagnoles, tandis que les protestants d'origine anglaise établis dans le
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 509
[532]
I. La question de couleur
dans l'Amérique Espagnole.
192 Cette faiblesse relative des indiens fut même le prétexte qu'alléguèrent
les puritains du Massachussetts, si féconds d'ailleurs en subtilités de toute
sorte, pour abandonner graduellement l'œuvre entreprise au début de la colo-
nisation, de civiliser ces pauvres sauvages et de les convertir au christia-
nisme :
« In every employaient that demanded steady labor, tbe indians were
found decidedly inferior to the europeans. The first missionaries, and their
immediate successors, sustained this discouragement without shrinkring,
and animated their converts to resist or endure it. But, at a later period, when
it was found tliat the taint which the indian constitution had received conti-
nued to be propagated among descendants educated in habits widely dif-
ferent from those or their forefathers, many persons began too hastily to ap-
prehend that the imperfection was incurable ; an missionary ardor was aba-
ted by the very circumstance that most strongly deimanded its revival and
enlargement. » — JAMES Graham's History of North America. H. P.
Dans tous les emplois qui nécessitaient un labeur constant, les indiens
étaient décidément inférieurs aux européens.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 516
[535]
Ainsi a pu être obtenue la fameuse ordonnance rendue par
CHARLES QUINT dès l'an 1542, déclarant libres tous les indiens, et les
transformant, partie en vassaux directs de la couronne, et partie en af-
franchis placés sous la protection ou le patronage des grands conces-
sionnaires de terrains, sorte de hauts barons coloniaux, dont le fief ou
district se nommait une encomienda.
Ces indiens réputés hommes libres, plusieurs siècles avant les
noirs, à cause précisément de leur infériorité comme travailleurs, c'est-
à-dire de leur aptitude moindre à se civiliser, retirèrent cependant un
avantage de cet acte de pitié qui rompait l'égalité du rang entre les
deux races: le noir seul restait esclave.
Néanmoins pendant longtemps les espagnols ont rendu justice aux
noirs en les plaçant fort, au-dessus des indiens dans leur estime.
Dans les colonies, les espagnols venus d'Europe, distingués par le
nom de chapetones, 193 tenaient la première place par le rang et par le
pouvoir.
Les créoles ou blancs, descendant des européens établis en Amé-
rique, occupaient le second rang.
Venaient ensuite au troisième rang les mulattoes et les [536] mesti-
zos, produits par le croisement des blancs avec les noirs ou avec les
indiens.
« Les nègres, dit ROBERTSON, tiennent le quatrième rang parmi les ha-
bitants des colonies espagnoles……. Ils assument sur les indiens un ton
de si grande supériorité, et les traitent avec tant d'insolence et de mépris,
que l’antipathie entre les deux races est devenue implacable....
« Les indiens forment la dernière classe et la plus dégradée dans ces
pays qui avaient appartenu à leurs ancêtres.» 194
194 Cette infériorité relative, produite par la différence des forces physiques
qui font du nègre un meilleur travailleur, un homme mieux fait pour une ci-
vilisation basée, comme la nôtre, sur le développement de la puissance mé-
canique, cette infériorité relative de l'indien ne semble pas encore avoir dis-
paru.
Sir SPENSER St-John, qui dans son « Haïti or the black Republic, » parle
des indiens encore mêlés aux populations des républiques sud-américaines,
se montre plus désagréablement impressionné par l'aspect de ces hommes
que par tout ce qu'il avait pu voir auparavant des nègres ou de toute autre
branche de la famille humaine.
J'ai vu aussi beaucoup d'indiens dans l'isthme de Panama, où j'ai passé
cinq ans dans les travaux du percement du Canal. J'ai vu encore plus de
blancs en Europe, dans les grandes capitales et surtout dans des centres ma-
nufacturiers, tels que Belfast, en Irlande, ou Liège, en Belgique, de même
que j'ai vu et observé des masses de nègres dans mon pays et à la Jamaïque
et j'ai retenu l'impression que, pour l'indien comme pour le nègre, et pour ce-
lui-ci comme pour le blanc, l'être humain ne prend un aspect repoussant, que
sous l'action enlaidissante de la misère, de l'ignorance et du vice.
Quiconque veut se former un jugement sain du moral d'un peuple ou
d'une race, par l'aspect extérieur, par la physionomie qui est, dit-on avec
quelque apparence de raison, le reflet de l'âme, doit éviter avec soin de cher-
cher ses modèles dans les bagnes ou sur l'échafaud.
Les indiens sont incontestablement semblables aux autres hommes 'par
les facultés de rame. Je ne reconnais à cet égard aucune différence native in-
hérente à des groupes particuliers dans la famille humaine. Dans cet ordre
d'idées, on pourrait aussi, pour renverser le préjugé qui place l'indien au-des-
sus du nègre, on pourrait montrer que les colonisateurs des États-Unis ont
trouvé le sauvage indien sur la place à leur débarquement dans le Nouveau-
Monde et qu'ils y ont introduit le sauvage africain après coup. Or, ce dernier
venu s'est assimilé plus ou moins parfaitement, mais complètement, la civili-
sation américaine, tandis que l'indien est encore à l'état sauvage au milieu de
cette civilisation. Des nègres, de sang pur ou mêlé, ont pu siéger au Congrès
immédiatement après l'émancipation, ou prendre rang parmi les représen-
tants diplomatiques de cette grande République à l'étranger, tandis que les
indiens ne semblent apprécier du progrès accompli dans ce pays, que le per-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 518
196 L’un des plus grands documents de ma jeunesse a été l'orgueil de race
d'une dominicaine que j'ai connue à Port-au-Prince : cette femme noire
comme du charbon m'assurait avec une conviction profonde qu'elle était une
blanca de la tierra, et comme preuve, elle montrait d'un air triomphant ses
cheveux de zamba. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 525
cause des noirs : les détenteurs d'esclaves firent au Libertador une op-
position plus bruyante que profonde, et les glorieux drapeaux des
jeunes Républiques hispano-américaines ne couvrirent bientôt de leur'
ombre, que des hommes libres.
À Saint-Domingue, le préjugé de couleur avait entrepris, [546] trop
tard heureusement, de tracer le cercle infernal autour de l'esclave et de
l'y enfermer pour l'éternité.
Nous brisâmes ce cercle et devînmes le petit peuple auquel je
m'honore d'appartenir.
Vainqueurs chez nous du préjugé de couleur, l'esclavage chez nos
voisins nous apparut comme un fait, un simple fait, qui commandait
de la prudence, des ménagements dans nos relations naissantes avec
les autres nations, un tait qui méritait sans doute notre attention à
cause de notre parenté avec les hommes encore retenus autour de nous
dans les liens l'esclavage, mais qui ne nous intéressait plus directe-
ment, qui ne pouvait plus nous ramener sous le coup de l'impitoyable
préjugé
C'était une erreur. Elle provenait de ce que nous avions oublié, ou
plutôt de ce que nous n'avions pas encore connu la véritable nature, le
caractère artificiel, et par suite vindicatif et haineux, du vrai préjugé
de couleur, institué, entenu, par une volonté de fer et se donnant hypo-
critement pour un préjugé de race.
Nous le rencontrâmes pour la première fois au Congrès Internatio-
nal de Bogota en 1826.
Il venait du Gouvernement des États-Unis. La peste dont ce peuple
souffrait chez lui, il entreprit sciemment, volontairement, de l'inoculer
aux nations naissantes de l'Amérique du Sud. Elles n'étaient encore ni
assez éclairées, ni assez fortes, pour repousser le funeste présent, pour
établir autour d'elles le cordon sanitaire.
Elles subirent la contagion.
Les haïtiens en furent les premières victimes. Ce préjugé que nous
avions vaincu et détruit chez nous, — car TOUSSAINT-LOUVERTURE
mourut Général français, et JEAN-FRANÇOIS, son ancien compagnon,
fut marquis et Grand d'Espagne, — ce préjugé inhumain anti-chrétien
nous frappa comme nation, la première fois que nous nous présen-
tâmes, sur invitation, dans la société des nations.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 527
constances, il leur vint à l'esprit qu'il serait possible de concilier leur atta-
chement à la patrie avec la propagation de leurs principes religieux, en al-
lant s'établir sur quelque point, très éloigné, des possessions anglaises ; et,
après plusieurs jours passés en ferventes prières pour invoquer l'avis et la
direction du Très-Haut, ils décidèrent unanimement de se transporter avec
leurs familles en Amérique. »
Leur esprit, formé sur le modèle des Spartiates autant ou plus en-
core que sur celui des premiers chrétiens, les rendait capables, la per-
sécution y aidant d'ailleurs, de tous les sacrifices, de toutes les priva-
tions, du contrôle le plus sévère, de la discipline la plus absolue sur
eux-mêmes : ils voulurent en user pour ce qu'ils croyaient leur salut et
entreprirent avec un succès remarquable, de s'assujettir habituellement
à tous les sacrifices, à toutes les privations. Plus grandes étaient les
victoires ainsi remportées sur eux-mêmes, plus avant ils voulaient pé-
nétrer dans cette voie où l'homme ne peut cependant aller au-delà
d'une certaine limite, sans compromettre l'équilibre de ses facultés na-
turelles, sans tomber dans l'exaltation cérébrale
[555]
Cette exaltation devait produire une émulation malsaine entre les
sectes protestantes anglaises, exagérant à l’envi les unes des autres, les
vertus pratiques nécessaires au salut. 199 Mais, il en devait sortir aussi
une certaine lassitude des esprits qui, en cherchant dans le protestan-
tisme un abri contre l'intolérance de Rome, se heurtaient à une intolé-
rance chaque jour plus insupportable, plus vexatoire, de sectaires qui
arrivaient à ne plus guère différer entre eux qu'en surenchérissant sur
la violence de leurs anathèmes réciproques.
Cette impatience se manifesta par des rigueurs de plus en plus ac-
centuées, exercées contre les puritains par l'autorité publique. On vou-
lait évidemment les poussera sortir du royaume. Ces hommes, qui
étaient en réalité de bons pères de famille et d'excellents citoyens, ne
répugnaient pas moins à s'expatrier qu'à se relâcher de leur rigorisme
et de leur intolérance.
Mais voyant plus clairement chaque jour que l'opinion publique se
désintéressait graduellement de leur cause, ils tournèrent finalement
leurs regards vers cette petite colonie du Nouveau-Plymouth où sem-
blaient prospérer leurs coreligionnaires, partis quelque temps aupara-
vant des côtes de Hollande
199 Ainsi se sont formées tes sectes étranges des shakers, des mormons, l'ar-
mée du salut, etc. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 535
« Ceux qui accordaient cette charte, dit GRAHAM, savaient fort bien, et
ceux qui la recevaient n'avaient ni le désir ni le pouvoir de cacher, que leur
objet ( aux derniers ) était de se séparer paisiblement d'une Église à la-
quelle leur conscience ne leur permettait pas de continuer plus longtemps
leur adhésion, et d'établir pour eux-mêmes dans le Massachussetts, une
constitution ecclésiastique semblable à celle qu'avaient déjà établie et
qu'observaient sans difficulté les colons du Nouveau-Plymouth. L'acquies-
cement muet à un tel dessein, c'était bien tout ce que l’on pouvait raison-
nablement attendre du roi et de ses ministres. »
Les griefs formulés par ces hommes contre la société anglaise, les
maux auxquels ils voulurent se soustraire en passant l'Atlantique et
dont ils étaient résolus à empêcher l'éclosion dans la Nouvelle-Angle-
terre, constituent un programme de Gouvernement moral, qu'on ne
saurait trop recommander aux méditations des jeunes Nations qui
cherchant leur voie en ce monde.
WHITE et ses associés observaient que « l'homme, qui est la plus
précieuse de toutes les créatures, était devenu (en Angleterre) plus vil
et plus bas que la terre qu'il foulait du pied ; que les enfants, ainsi que
les amis sans fortune, étaient considérés et traités comme des
charges encombrantes, au lieu d'être ce qu'ils sont, en effet : les plus
grandes bénédictions terrestres.
efficacement répandu dans [559] ce pays par l'exemple, que l'on ne parve-
nait à y répandre l'éducation et la vertu par des préceptes. »
Jusque-là, les boucaniers avaient vécu sans chef connu, sans lien,
sans organisation sociale d'aucune sorte. Pour sortir de cette situation,
ils firent des ouvertures à M. de POINCY, qui occupait le rang de gou-
verneur des îles françaises sous-le-vent, et lui proposèrent de les re-
connaître comme sujets français relevant de son commandement.
M. de POINCY, accédant à leurs désirs, leur envoya de la Marti-
nique, comme premier gouverneur, le français LEVASSEUR qui vint
prendre son poste en 1640, visita les premiers établissements des bou-
caniers à Port-Margot, puis fixa sa résidence dans l'île de la Tortue, où
le gouvernement de la naissante colonie était plus en sûreté contre les
Espagnols.
Cette période de gestation coloniale et d'indépendance des pre-
miers colons avait duré 10 ans.
Tant que les flibustiers n'eurent point une existence un peu stable,
tant qu'ils ne furent que des écumeurs de mer, ou de simples chasseurs
de sangliers, battant les forêts vierges de Saint-Domingue, vivant sous
la tente, le fusil au poing, ils durent se passer entièrement de la com-
pagnie de la femme ; ils oublièrent le sourire de la mère et de l'enfant,
qui illumine et embellit l'existence de l'homme. Leur genre de vie fe-
rait d'ailleurs de la présence autour d'eux de personnes du sexe faible
et des enfants surtout, un embarras et un danger.
Mais en abandonnant cette existence précaire, en fondant des éta-
blissements agricoles exigeant de la stabilité, en se fixant au sol. Ils
furent insensiblement ramenés aux exigences impérieuses de la na-
ture.
[566]
En élevant des maisons au milieu de leurs plantations, ils s'y trou-
vèrent seuls, isolés. Ils avaient cru retrouver le foyer qu'ils avaient
laissé au loin, là-bas dans les plaines riches et fertiles de la Norman-
die, et ils trouvaient le vide immense du foyer où manque la femme, la
mère, l'enfant, la famille, et le vide bien plus poignant du cœur de
l'homme qui n'a rien à aimer.
Il fallait combler ce vide. À l'homme rentrant en lui-même, il fal-
lait la compagne naturelle de l’homme.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 545
202 Voir plus loin l'introduction des premières femmes blanches dans la co-
lonie.
203 Voir Histoire des Affranchis de Saint-Domingue.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 547
colonie française avec une race mixte dans laquelle se fondraient les
deux races primitives. Du reste, MOREAU de ST-MÉRY remarque que
les dispositions du code noir, n'étaient que la reproduction des ordon-
nances rendues dans le cours du siècle précédent par les rois d'Es-
pagne sur les mêmes matières. Il y avait cette différence à l'avantage
de la race noire à Saint-Domingue qu'on n'y avait point, comme les
colonies espagnoles, la préoccupation du sort des indiens : le nègre et
le blanc y étaient seuls en présence, et en nombre à peu près égal, ce
qui simplifiait singulièrement les relations. En outre, il n'y avait pas
d'inégalités sociales entre les premiers colons blancs. La communauté
des dangers d'une existence aventureuse [572] avait établi une véri-
table fraternité entre les flibustiers, bien que beaucoup parmi eux
fussent nés gentilshommes.
Pendant un peu plus d'un siècle, les familles formées à Saint-Do-
mingue, des plus considérables aux plus humbles, étaient donc com-
posées en très grande partie, si ce n'est exclusivement, de gens de cou-
leur, qui absorbaient plus ou moins rapidement et les noirs libres, et
les créoles blancs nés d'une centaine d'Européennes importées vers
l’an 1670 par Mr d'Ogeron. Quelques-unes de ces familles s'étaient as-
sez enrichies pour faire passer leurs enfants en France et leur assurer
ainsi une éducation que nul ne pouvait, que nul n'a jamais pu se procu-
rer en aucun temps à Saint-Domingue. Parmi ces premiers mulâtres
élevés en France, ceux dont les pères appartenaient à la noblesse
n'éprouvaient aucune difficulté à prendre à la cour de Versailles, le
rang que leur assurait la légitimité de leur naissance.
La plupart de ces gentilshommes à peau basanée servaient sur les
champs de bataille européens, comme officiers dans la maison mili-
taire du roi de France, tandis que leurs frères, jaunes ou noirs, restés à
Saint-Domingue, taisaient leur apprentissage de la guerre, dans les
luttes de la colonie, contre l'anglais ou l'espagnol.
Ce fut l'âge d'or du mulâtre et, il faut bien le dire, de la race noire
toute entière à Saint-Domingue. L'esclave noir, compagnon des la-
beurs de son maître, appartenant à la même race que sa maîtresse et
les enfants de sa maîtresse, jouissait des plus grandes facilités pour
sortir de l'esclavage, acquérir de l'aisance et devenir lui-même pro-
priétaire d'esclaves, comme c'était le cas à Saint-Domingue pour la gé-
néralité des hommes libres, sans aucune distinction de couleur.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 551
207 Il est sorti de là une assez plaisante controverse historique sur la part res-
pective de responsabilité de la colonie et de sa métropole. BEAUVAIS
LESPINASS rapporte toute la faute à la France et accuse le gouvernement de
Louis XV d'avoir volontairement imaginé et fondé l'infernal système. Un
autre historien haïtien, M. B. ARDOUIN, s'en prend aux colons. Parmi les
français, MOREAU de St-Mery, créole de Saint Domingue, jette tout le blâme
sur la métropole, tandis que M. d'Auberteuil, habitant de Saint-Domingue,
mais européen de naissance, tient les colons seuls pour responsables.
La faute en est au système, à la rupture de l'équilibre dans la population
et à l’insécurité qui en devait être la conséquence. H. P
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 555
[579]
Ce gouverneur se trouva dans une situation assez pénible. Les
cultures n'étant pas soignées convenablement, entraînèrent un état de
misère dont les habitants le rendirent responsable. .
Ils finirent par se soulever au Cap pour le déposer. Il eut assez faci-
lement raison de cette révolte.
Mais ces circonstances le conduisirent à l'adoption d'une politique
agressive au dehors, pour donner une pâture à l'ardeur belliqueuse de
ses administrés, sans les éloigner de l'île. Il conçut donc la pensée de
marcher à leur tête à la conquête de la partie espagnole de l'île.
« Pour retenir les flibustiers dans la colonie et faire une utile diversion,
dit B. LESPINASSE, M. de CUSSY leur proposa d'envahir la partie espa-
gnole. »
« Il se mit à leur tête au mois de juin 1689 et se jeta sur Saint-Yague
qu'il enleva, mais qu'il abandonna aussitôt, voyant ses troupes exténuées et
craignant le débordement des rivières.
L'année suivante les espagnols vinrent n leur tour attaquer les fran-
çais. M. de CUSSY alla à leur rencontre et leur livra dans la plaine de
Limonade une grande bataille dans laquelle il fut tué, ce qui assura la
victoire à l'ennemi.
Sou successeur, M. Ducasse, trouva la population de la colonie ré-
duite de moitié. Il n'en reprit pas moins la politique de conquête de
son prédécesseur.
Il avait fait connaître au ministre des colonies, M. de
PONTCHARTRAIN, l'état désolant de Saint-Domingue et les projets
qu'avaient formés les espagnols et les anglais pour s'emparer de
concert de cette colonie. Trois navires de guerre commandés par M.
d u ROLLON lui furent envoyés pour protéger les côtes de Saint-Do-
mingue. »
Il résolut de tirer parti de ce renfort pour organiser une expédition
contre les anglais.
faire passer tous les noirs, aux yeux les uns des autres, pour de ter-
ribles sorciers, d'horribles empoisonneurs.
On reste surpris, en lisant MOREAU d e ST-MÉRY, de voir à quel
point s'était développé ce machiavélique calcul, destiné à semer la mé-
fiance et la discorde parmi, ces malheureuses victimes.
Par une convention tacite, mais universelle, l'expression de révolte
de nègres n'était jamais employée ni dans la conversation, ni dans les
actes publics, ni même devant les tribunaux, bien que toutes les gorges
et tous les pics des montagnes de l'île fussent toujours remplis de
nègres révoltés. Le gibet, était en permanence sur toutes les places pu-
bliques pour le supplice des nègres révoltés [588] ou surpris dans
leurs tentatives, pour fuir et rejoindre les indépendants. Mais le suppli-
cié était toujours jugé et condamné pour des crimes imaginaires ( le
crime d'empoisonnement surtout), commis soi-disant contre des
nègres.
ments corporels qui faisaient mourir des hommes robustes et que l’on
n'épargnait pas aux femmes même enceintes.
Les anciennes milices coloniales devinrent l'objet de mille tracas-
series.
Les blancs en vinrent graduellement à ne plus se sentir en sureté
que sous la protection des troupes européennes. Les nègres et mulâtres
libres qui étaient autrefois mêlés aux blancs dans les régiments de mi-
lice organisés pour la défense de la colonie, furent appelés à former de
simples [589] compagnies spéciales de nègres ou de mulâtres, com-
mandées par des blancs.
Bientôt enfin, ces hommes ne furent plus jugés bons qu'à faire la
police de l'esclavage : on en forma une maréchaussée qui fut chargée
de poursuivre les esclaves fugitifs et de les ramener sous le fouet
meurtrier des commandeurs ou sous la hache du bourreau.
C'est simple comme on le voit : il s'agissait de faire partager par
toutes les classes de cette bizarre société « la « crainte du sauvage
africain » qui faisait le tourment du blanc.
La révolte en masse de cette immense majorité d'africains ne de-
vait pas être plus dangereuse pour le blanc qui avait institué l'escla-
vage, que pour le mulâtre qui veillait autour du cercle infernal, pour
rejeter dans la géhenne tout damné cherchant son salut dans- la fuite,
que pour le nègre créole qui, libre, montait la garde avec le mulâtre
autour des plantations, ou esclave, se voyait armé du fouet du com-
mandeur pour dompter le sauvage.
C'était bien un enfer terrestre que cette colonie tant regrettée, je ne
sais en vérité pourquoi, par des hommes de la race blanche.
II est un élément d'appréciation dont on a toujours négligé d'exami-
ner la part d'influence sur l'institution du préjugé de couleur dans les
colonies à esclaves du Nouveau-Monde : je veux parler de la simulta-
néité du développement de l'esclavage des noirs en Amérique, avec le
progrès des idées libérales et l'avancement rapide de la démocratie
blanche en Europe, notamment en Angleterre et en France.
Les fondateurs des colonies françaises et anglaises appartenaient
essentiellement à la démocratie et ne pouvaient par conséquent, se
désintéresser, comme européens, des légitimes revendications de leur
classe dans la mère-patrie. Cependant, comme colons, ils affirmaient
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 567
Les gens de sang-mêlé ont comme les nègres beaucoup de piété fi-
liale. 215 On a vu des mulâtresses retrancher sur leur luxe pour acheter
des enfants mulâtres que les pères (blancs) n'avaient pu affranchir
avant de mourir, et faire à ces enfants délaissés, le don le plus pré-
cieux, celui de la liberté. »
Rapportons aussi l'expression de l'admiration si enthousiaste de M
de S'-MÉRY pour les attraits de cette triomphante sirène américaine en
qui se fondent et se confondent tous les charmes des deux races exo-
tiques qui sont venues la créer sur la terre vierge des caciques et des
sachems. (voir St-Mery, 1er volume, page……)
« Telle est la vertu du sang noir, s'écrie enfin MICHELET, cet ami si sin-
cère des opprimés, des petits, des faibles, ce poète si profondément fran-
çais et qui savait si bien, à ce titre, écarter doucement la femelle pour trou-
ver la femme, la vraie femme faite de cœur, de sentiments, de tendresse,
de dévouement, telle est la vertu du sang noir : où il en tombe une goutte,
tout refleurit. Plus de vieillesse, une jeune et puissante énergie ; c'est la
fontaine de Jouvence.
Dans l'Amérique du Sud et ailleurs, je vois plus d'une noble race qui
languit, faiblit, s'éteint : comment cela se fait-il quand ils ont la vie à co-
té ? »
[595]
Élever un doute sur l'identité, sur l'unité de l'espèce humaine, à
propos du nègre, de l'homme noir et de son asservissement, c'était
bien, et c'est encore un comble d'absurdité et d'inconséquence de la
part du colon blanc, qui pratiquement, n'a jamais éprouvé nulle part,
quoi que l'on ose prétendre, aucun doute de cette nature à propos de la
négresse, de la femme noire, en pressant cette femme dans ses bras, en
échangeant des baisers d'amour sur les lèvres de cette même femme,
en fécondant cette femme.
C'est toujours la stupide distinction entre les sexes que j'ai déjà eu
occasion de signaler au mépris du lecteur : le nègre et la négresse ne
l'auteur de « Haïti or the black republic. »
215 À rapprocher de la tentative de bon mot de SPENSER SI-JOHN : « le mu-
lâtre hait son père et méprise sa mère. » H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 572
libres ; 216 il faut ensuite assurer les avantages de la liberté à tous les
mulâtres, enfants de la faiblesse des colons, et qu'ils doivent aimer
puisqu'ils les ont tait naître. En les laissant en esclavage, c'est affaiblir
dans l'esprit des nègres-le respect qu'il faut leur inspirer pour les
blancs : tout ce qui procède des blancs doit leur paraître sacré. »
Ailleurs le même auteur s'exprime ainsi :
« Chez tous les peuples qui ont eu des esclaves, les fils ou petits-fils
des affranchis étaient réputés ingénus ; mais à Saint-Domingue l'intérêt et
la sûreté veulent que nous accablions la née des noirs d'un si grand mé-
pris, 217 que quiconque en descend, jusqu'à la sixième génération, soit [599]
couvert d'une tâche ineffaçable........ Si des mulâtres, quarterons ou métis
osaient frapper un blanc, même quand ils en sont frappés, ils seraient punis
avec rigueur : telle est la force du préjugé (?) contre eux, que leur mort, en
ce cas, ne paraîtrait pas un trop grand supplice. Cette sévérité sera peut-
être trouvée injuste ; mais elle est nécessaire. »
naires européens, car elle n'était pas ;moins profonde chez eux-
mêmes.
En faisant violence à la nature, on ne cessait de se heurter à l'être
insaisissable, au mulâtre : qu'il n'eut dans ses veines qu'une goutte de
sang européen ou une seule goutte de sang africain, c'était toujours un
sang-mêlé et la chimie coloniale ne pouvait jamais arriver à marquer
aucun point où l'absorption en haut ou en bas, par le blanc ou par le
noir, pût être jugée complète Les blancs, les vrais blancs d'Europe,
comme MILLIARD d'Auberteuil, qui se démenaient dans les incohé-
rences, dans les absurdités du système, ne pouvaient se dissimuler
qu'en se mariant à Saint-Domingue. Ils procréaient des enfants qui
étaient, et dont la descendance entière serait ce que sont en réalité tous
les créoles des [600] anciennes colonies à esclaves du Nouveau-
Monde : des sang-mêlé, des gens de couleur. Si le doute à cet égard,
pouvait être permis dans quelque autre colonie, il ne saurait jamais
l'être à l'égard des colons de Saint-Domingue, des descendants des an-
ciens boucaniers de la Tortue.
Les européens nouveaux venus dans la colonie se trouvaient donc
dans des situations assez bizarres vis-à-vis des vieux colons : ces der-
niers, riches ou simplement aisés, formaient la véritable aristocratie
sociale ; mais ils n'étaient admis à aucun emploi honorifique, à aucune
charge de responsabilité ; en un mot, ils n'avaient aucune part d'autori-
té. Le gouvernement était une dictature absolue aux mains d'un gou-
verneur militaire qui suspendait ou modifiait à son gré, même les édits
royaux. Or les secrétaires, aides-de-camp ou employés tant du Gou-
verneur que de l'intendant qui lui était adjoint pour la partie adminis-
trative de son service, la plupart des procurateurs ou gérants des im-
menses plantations appartenant aux membres de la haute noblesse de
France, tous ces gens-là constituaient une aristocratie politique très-
puissante, mais généralement pauvre, qui se dressait eu face de l'aris-
tocratie de fortune des vieux colons. Les filles de ces derniers of-
fraient à ceux de ces jeunes hommes qui n'étaient pas engagés dans les
liens du mariage, de superbes occasions de s'enrichir, et ils sen préva-
lurent.
Quand on sut en France qu'il y avait à Saint-Domingue des dots et
des héritières opulentes, les emplois coloniaux devinrent un privilège
des cadets de noblesse, des fils de familles ruinés ou déshérités ; l'em-
ploi ne fut plus que le moyen ou le prétexte pour passer aux colonies ;
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 577
le, véritable objet que l'on avait en vue, c'était d'y trouver un mariage
riche. Enfin l’on songea que ces filles de colons devaient avoir des
frères, et quelques mères de bonne naissance, mais sans fortune,
osèrent traverser parfois l'Atlantique à leur tour avec leurs demoi-
selles, à la recherche de riches mariages pour celles-ci.
Cette chasse aux mariages riches n'obtenait pas toujours le succès
que l'on en attendait. Le caractère des Européens [601] arrivant â
Saint-Domingue était en général si peu honorable, que leur alliance
avait fini par répugner aux vieilles familles coloniales qui préféraient
s'unir entre ailes-mêmes. L'autorité dictatoriale du Gouverneur dut in-
tervenir souvent en faveur de ses favoris ou des recommandés de la
Cour : « la crainte de déplaire, dit H. d'Auberteuil, et le besoin de se
concilier un pouvoir qui s'étend sur tout, ont souvent forcé les pères à
donner en mariage les filles les plus riches, aux parents, aux amis, aux
protégés aux secrétaires des gouverneurs et des intendants. »
Quoi qu'il en soit, fils ou filles des anciens colons, ce que l'on allait
épouser dans les colonies c'était bien le mulâtre ou la mulâtresse, ce
que ne pouvait véritablement ignorer ces mêmes fonctionnaires colo-
niaux chargés de l’application du nouveau système de l'esclavage à
outrance.
« Les français envoyés de la Cour, dit encore H. d'Auberteuil, pour
remplir différents emplois dans la colonie, forment pour ainsi dire,
une classe à part : ils se persuadent que les nègres, méchants par ins-
tinct, plus que par esclavage, doivent être conduits comme des ani-
maux malfaisants dont on veut tirer quelque utilité. Le défaut d'intelli-
gence des différents idiomes que les nègres emploient, contribue à
leur imposer une défiance cruelle, et c'est cette haine des esclaves qui
fait naître dans les esclaves la haine de leurs maîtres…… Aveuglés
par l’orgueil et la présomption, ils croient tout savoir, et au lieu de
s'instruire avec docilité de ce qui est particulier « à la colonie, ils
s'érigent en petits tyrans, chacun dans leur place ... » Et, pourrait ajou-
ter l'auteur, chacun entouré de sa femme et de ses enfants tous, réelle-
ment gens de couleur.
On chercha à sortir de la difficulté par le dosage du sang, de là ces
tables curieuses que MOREAU d e ST-MÉRY a conservées dans sa
« Description de St-Domingue » ; au lieu d'une ligne de démarcation,
l'on était ainsi conduit à en tracer une infinité : comment déterminer
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 578
« En, effet, jamais personne n'influa autant, que d'Ogeron [608] sur les
mœurs des intrépides conquérants de Saint-Domingue français, dont il par-
vint à faire des agriculteurs. Pour leur en donner les qualités les plus né-
cessaires, d'Ogeron invoqua le secours d'un sexe séduisant qui sait partout
adoucir l'homme et augmenter son penchant pour la sociabilité ; il fit venir
de France des êtres intéressants, de timides orphelines pour soumettre ces
êtres orgueilleux, accoutumés à la révolte, et pour les changer en époux
sensibles et en pères de famille vertueux. C'est de cette manière que Saint-
Domingue eut une population qui lui devint propre et qu'on commença à
le considérer comme une véritable patrie. » 220
J'ai adopté pour plusieurs raisons la version que donne sur ces « ti-
mides orphelines » JULIEN- RAYMOND, un contemporain de MOREAU
de ST-MÉRY ; d'abord cette version est infiniment plus probable, plus
conforme à l'ordre naturel des choses, que ces vierges innocentes et
pures traversant l'Atlantique pour venir tenir école de vertu au profit
des « farouches boucaniers ; » ensuite, la version de ST-MÉRY laisse
220 M. de St-Mery, 1er vol. page 7.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 584
tée blanche était de plus de 40.000 personnes eu 1789. Et l’on n'a ja-
mais eu, en aucun temps dans le 18e siècle, aucun mouvement d'immi-
gration blanche assez important pour avoir été jugé digne de l'atten-
tion des historiens, et l'on sait en outre que le climat de Saint-Do-
mingue, pas plus que celui de la Louisiane, n'a jamais été jugé favo-
rable au développement de la race blanche.
[611]
On a partout adopté la fiction du créole pur sang, sans contrôle,
sans examen, parce que l'on y avait un intérêt en tondant le système de
l'esclavage à outrance : c'était de désolidariser avec la race condam-
née, tous ceux de ses descendants qui, par leur assimilation avec la
race dominante, pouvaient au moyen de la richesse et de l'instruction
qu'ils possédaient, s'opposer avec efficacité à rétablissement du sys-
tème, si on n'en taisait des complices.
À mesure que le préjugé prenait et s'accentuait, le mulâtre qui
n'était pas fils du blanc européen, appartenant à l'aristocratie gouver-
nementale, mais qui descendait à la 2e, 3e, 4e génération, de croise-
ments entre gens de couleur, le mulâtre sentant se resserrer autour de
lui 1e cercle infernal de l'état perpétuel d'affranchi, subit la tentation
toujours croissante de sauter la barrière, de franchir la terrible muraille
du préjugé. On n'y opposa qu'une faible résistance au début. Ceux
d'entre eux qui étaient en possession d'un titre nobiliaire et d'un teint
pas trop « brûlé par le soleil des tropiques » étaient admis ipso facto
dans l'aristocratie coloniale.
Enfin, l'on lit une autre précieuse découverte, c'est qu'à une époque
ancienne, il y avait eu une tentative de déportation à Saint-Domingue
de quelques mauvais sujets parmi les indiens des autres colonies fran-
çaises. C'étaient des hommes turbulents dont la colonie ne voulut
point débarrasser ses sœurs, et l'on s'était hâté d'y couper court. Néan-
moins, il était venu quelques indiens dans la colonie ; cela n’est pas
contestable. Comme aux timides orphelines de MOREAU de ST-MÉRY,
il se trouva des milliers de descendants de ces indiens, revendiquant la
franchise de la peau sur les principes établis dans les colonies espa-
gnoles.
On ne lit aucune difficulté pour réputer blancs, les descendants des
nobles guerriers peaux-rouges.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 587
lâtresse, fille ou femme de. nègre, est tour jours l'ennemie la plus vio-
lente, la plus décidée de cet abominable préjugé qui fait que ses en-
fants retombent plus profondément qu'elle-même dans le cercle des
souffrances et des humiliations que son-cœur de mère eut voulu leur
épargner au prix de sa vie charnelle et du salut même de son âme.
Les générations en se succédant, devenaient dupes de leurs devan-
cières : le créole, fils ou petit-fils de saute-barrière, ignora la super-
cherie dont il était le bénéficiaire ; il était plus ou moins blanc de
peau, on lui enseignait dès sa naissance qu'il était de race blanche ;
tous ceux qui l'entouraient en étaient, ou se montraient convaincus ;
pourquoi en douterait-il ?
Le temps amenait ainsi le succès de la cruelle entreprise, le préjugé
s'accentua graduellement en une persécution systématique du mulâtre
libre, faisant pendant à l'extermination systématique du nègre esclave.
On contesta d'abord aux mulâtres le droit de porter les titres de no-
blesse dont ils héritaient légitimement de leurs pères blancs. On s'ap-
puya sur le fait qu'une négresse ou une mulâtresse ne pouvait être une
dame de naissance et que les mésalliances de la noblesse avec la ro-
ture ne sauraient avoir des conséquences moins graves dans les colo-
nies qu'en France. La cour accepta cette suggestion, et le blanc eût
seul dans la colonie le privilège d'appartenir à la noblesse.
C'est de là qu'est sorti cet amour de la particule, cette passion in-
sensée des titres nobiliaires, raillée par MOREAU de ST-MERY. Puisque
le blanc seul pouvait être noble, quiconque passait pour noble était né-
cessairement accepté [616] pour blanc : aussi presque tous les créoles
de Saint-Domingue s'affublaient-ils de quelques titres sonores, ou tout
au moins du DE.
Les européens, grands blancs ou petits blancs, durent en faire au-
tant pour n'être pas en reste avec leurs voisins. D'ailleurs, ils apparte-
naient tous de plein droit à l'aristocratie delà peau, et pour chacun il
eut été pénible, on le conçoit, d'être si grand personnage dans la colo-
nie, pour n'être plus que GROS-JEAN, tout court, en passant en France,
« en allant se retremper là-bas. » Ce n'était pas possible, en vérité !
Chacun te comprit ; l'autorité ferma l'œil et tout blanc des colonies de-
vint noble même en France.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 591
[617]
Celui qui est assez lâche, pour, se manquer à lui-même est encore plus
capable de manquer aux lois de ta société ; et l’on a raison, non-seulement
de mépriser mais encore de soupçonner la probité de ceux qui, par intérêt
ou par oubli, descendent jusqu’à se mésallier.
Il y a dans la colonie environ 300 hommes blancs mariés à des filles
de sang-mêlé ; 224 plusieurs sont nés gentilshommes, ils rendent malheu-
223 N'était pas méprisable celui qui prenait pour sa compagne illégitime, une
mulâtresse ou une négresse. Telle était la morale des colonies à esclaves : on
restait honorable en gardant chez soi une concubine, en élevant publique-
ment les enfants qu'on faisait à cette femme : c'était le placage ; maison était
déshonoré, si l'on faisait à soi-même, à sa femme et à ses enfants une situa-
tion régulière par le mariage.
224 Ce sont celles qui, à l'époque dont il s'agit, n'étaient pas assez claires de
teint pour sauter la barrière. Mais une génération après, leurs filles deve-
naient des Madame d'Auberteuil : on épousait au Port-au-Prince, par
exemple la fille d'un riche mésallié quand on habitait le Cap ou bien les
Cayes. Là, Madame était reçue et consacrée créole. Du reste quand les en-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 592
reuses ces femme que la cupidité leur a fait épouser ; ils sont eux-mêmes
plus malheureux encore, quoique moins dignes de pitié. Tout ce qui les en-
toure devient pour eux des objets de regret ; tout ce qui doit consoler les
autres hommes, les plonge dans la tristesse ; ils éprouvent sans cesse les
supplices du cœur. Est-il rien de plus accablant pour des pères, que la bon-
té de donner l’être à des enfants incapables de ne remplir aucunes fonc-
tions civiles, et condamnés à partager l'humiliation des esclaves ?
« Des enfants procréés de semblables mariages ont cependant quelque-
fois servi en qualité d'officiers dans la maison du roi et dans les troupes du
roi ; 225 mais à présent il y a trop de créoles en France pour qu'ils puissent
conserver l'espoir d'en imposer à l'avenir sur leur origine. »
fants d'un mésallié étaient assez blancs de peau, la mort de leur mère les pla-
çait, en quelques années, hors du préjugé sans qu'ils eussent à changer de lo-
calité
225 C'était autrefois, sous Louis XIV, avant la création et le succès du « sys-
tème », du temps ou créole ne signifiait pas encore blanc. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 593
Le blanc seul était immoral dans ces unions ; lui seul procréait des
êtres humains en cherchant le plaisir, sans songer aux devoirs de la pa-
ternité.
Voilà comment a pris naissance cette illusion de l'adoration du
blanc par la négresse et la mulâtresse, que SPENSER ST-JOHN a rappor-
tée au nombre de ses nombreux plagiats de MOREAU de St-Mery et
qui lui a fourni le chapitre le plus ridicule de son roman sur la « Répu-
blique noire. »
De ST-MÉRY je le répète, a fait et reproduit dans son livre des ob-
servations personnelles et d'une vérité frappante, seulement il n'a pas
su ou il n'a pas voulu en trouver la liaison. Il a constaté en effet cette
préférence de la mulâtresse et de la négresse pour le blanc au détri-
ment des hommes de leur couleur. Mais il n'a pas cru à la sincérité
[620]
De cette préférence qui serait en effet contre nature si elle n'était
réellement le produit de quelque calcul. Voici ce qu'il dit à ce sujet :
6°— Il leur fut fait défense d'user des mêmes étoffes que les
blancs.
« Des archers de police, dit l'abbé GRÉGOIRE, furent commis à l'exé-
cution de ce décret ; on les a vus sur les [624] places publiques, aux portes
mêmes des églises, arracher les vêtements à des personnes du sexe, qu'ils
laissaient sans autre voile que la pudeur.
« Ils sont exclus de toutes les charges et emplois publics, soit dans la
judicature, soit dans le militaire ; ils ne peuvent plus aspirer aux grades
d'officiers, quoiqu'en général on les reconnaisse pour gens très-courageux.
On ne veut pas même que, dans les compagnies de milices, ils soient
confondus avec les blancs. Quelles que soient leurs vertus, leurs richesses,
ils ne sont point admis aux assemblées paroissiales. Dans les spectacles,
ils sont à l'écart, le mépris (c'est la haine qu'il faudrait dire) les poursuit
jusqu'à l’église, ou la religion rapproche tous les hommes qui ne doivent y
trouver que leurs égaux. Des places distinctes leur sont assignées. »
Pour ma part, cette perche m'a été tendue cent fois par [627] des
amis blancs, hors d'Haïti ; je l'ai toujours doucement repoussée.
Je me suis toujours fait un devoir, dont j'ai d'ailleurs pu pénétrer
l'esprit et le cœur de tous mes enfants, de ne jamais laisser qui que ce
soit dans l'erreur sur l'identité de mon être ; de saisir toujours la pre-
mière occasion favorable pour apprendre ou rappeler à mes connais-
sances qu'il n'y a absolument aucun haïtien de la pure race blanche.
Mes relations avec chacun, après cette suppression de toute possibilité
de malentendu, ont toujours été plus agréables, plus cordiales, plus
durables.
D'ailleurs, puisque c'est une distinction, un privilège dans certains
pays, d'être blanc, il y a lâcheté morale dans ces pays à se donner ou à
se laisser prendre pour blanc, quand on sait qu'on ne l'est pas : par ce
procédé, on vole la considération d'autrui, en perdant l'estime de soi-
même. Il vaut mieux pour le mulâtre subir l'ostracisme du préjugé et
n'avoir aucun ami blanc que de tromper les gens.
Mais ce préjugé de couleur, qui donne naissance à tant de men-
songes, à tant de lâchetés, est un mal moral qu'il est temps d'extirper
de toute société chrétienne ; en outre, c'est devenu un anachronisme
partout où l'esclavage des noirs a été aboli : il est temps que cela dis-
paraisse devant les progrès de la civilisation chrétienne, devant l'élé-
vation de la raison.
C’est au créole blanc qu'il appartenait de mettre lin à ce mal qui est
un véritable obstacle au bonheur du blanc et du noir, là où ils sont ap-
pelés à vivre de la même vie civile et politique, là où ils ont les mêmes
intérêts à promouvoir, à défendre : la prospérité et la gloire d'une com-
mune patrie.
Que le préjugé de race ait été et soit encore un calcul politique,
c'est ce qui est prouvé, on ne saurait trop le répéter, par l'existence ac-
tuelle, visible, incontestable du mulâtre, partout où la population se
compose de nègres et de blancs. Que ce dernier préfère en général la
femme blanche à la noire, ce n'est pas une question à discuter : la
blanche a été pour lui la première forme de la femme ; sa mère est
blanche.
[628]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 602
227 En général, on ne peut guère retracer avec assurance dans une famille
quiconque, que les ascendants mâles et en ligne directe ; quant aux femmes,
cela n'en finirait pas ; et, à deux ou trois siècles de distance, les blancs
d'Amérique ne sauraient être mieux partagés à cet égard, que la moyenne
des princes et même des rois de l'Europe. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 603
Quant à celui qui sait, en effet, qu'il n'est pas de pure race blanche,
qui sait qu'il trompe les gens et qui, à cause même de cette fausse si-
tuation, l'ait toujours étalage d'un préjugé plus féroce contre le noir
que rien a jamais professé aucun blanc venu d'Europe, ni même aucun
créole se tenant sincèrement pour blanc, que dire de sa lâcheté ?
Je connais au moins un de ces malheureux mulâtres qui se laissent
tranquillement passer- pour des blancs et se croient en sûreté de
conscience parce qu'ils s'abstiennent eux-mêmes de mentir, d'affirmer
qu'ils sont blancs, en évitant soigneusement toute occasion de s'expli-
quer catégoriquement sur l'identité de leur être. Ils se croient moins
coupables que ceux qui, pour donner le change sur leur origine, af-
fichent carrément le préjugé de race.
Pourquoi disais-je à cet homme, acceptez-vous cette fausse posi-
tion?
Mais, me répondit-il, je suis plus blanc que noir, je ne dis à per-
sonne que je suis entièrement blanc ; si on le croit, je n'y suis pour rien
et « je ne vois pas pourquoi je me mettrais un écriteau sur le front
pour faire connaître à tous que je suis mulâtre. »
Eh bien « cet écriteau-là » je crois sincèrement moi, qu'on doit « se
le mettre sur le front, » parce que, lorsqu'on appartient, à un degré
quelconque, à une race ou à une classe frappée d'injustice, persécutée,
outragée, on ne peut s'en désolidariser sans manquer au devoir, sans
tomber dans la lâcheté morale. Les hommes qui font cela mettent eux-
mêmes sans s'en douter, des bornes à leur élan, un éteignoir sur leur
pensée et formeront, partout et toujours, une classe abâtardie, infé-
rieure, une classe d'intrigants et de vicieux, inaccessibles à tout senti-
ment généreux, à toute noblesse de cœur.
Cet écriteau sur le front, cette barre de bâtardise sur l’écusson, le
mulâtre le doit au nègre. C'est même tout ce qu'il lui doit, comme je
l'explique dans une autre partie de [630] ce livre, en traitant de la
question des nègres et des mulâtres en Haïti. Plus la peau du mulâtre
est blanche, plus cette dette envers le noir doit être pour lui impé-
rieuse, sacrée.
Avant l'émancipation, si tous les mulâtres à peau blanche, au lieu
de jouer à colin-mayard avec les fondateurs du préjugé de couleur
s'étaient partout et toujours obstinément interdits de sauter la barrière,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 604
[632]
Chapitre VIII
La question de couleur eu Haïti
I. État de la question
I. — Nègres et Mulâtres.
Et la plume n'a pas tremblé dans la main de l'être humain qui a pro-
féré ce blasphème ! Un homme qui a eu comme tous les hommes un
père et une mère, qui a pu mesurer dans son propre cœur ( car il doit
avoir un cœur puisqu'il est un homme ) la profondeur des sentiments
que la nature, sinon DIEU qu'il ignore, place dans le cœur humain pour
en faire un sanctuaire, un temple d'amour, de dévouement, de sacri-
fice, un homme affolé par je ne sais quelle aberration mentale, a trou-
vé d'autres hommes dont ta peau lui a déplu, dont il a eu la fantaisie de
faire une race haïssable, la race-mulâtre. Prêtant à cette race nouvelle,
comme signe caractéristique de son être, une impossibilité naturelle,
invincible, de jamais acquérir aucune qualité distinctive de l'homme,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 606
Je dis qu'il y a plus de logique clans cette brutale formule que dans
le long réquisitoire de M. SCHŒLCHER contre les mulâtres d'Haïti ; car
si le mulâtre méprisait le nègre comme l'affirment en somme l'un et
l'autre écrivain, la haine du mulâtre serait chez le nègre la réplique na-
turelle, invincible, juste d'ailleurs et absolument légitime du cœur
[637] humain. Les deux termes de la sentence de Sir SPENSER ST-JOHN
seraient inséparables.
Cette sentence, dépouillée de tout verbiage politico-historique, est
précieuse à mon avis ! Puisque finalement le blanc ne peut découvrir
pour nous la formule des termes de la réconciliation entre noirs et
jaunes et qu'il nous faille la trouver nous-mêmes, il ne peut qu'être
avantageux pour nous d'examiner la question tout d'abord au point de
vue des sentiments, à la lumière du cœur.
Le mulâtre qui peut croire en Haïti à la haine universelle du noir,
de tous les noirs, contre les gens de couleur, est nécessairement un es-
prit étroit, incapable d'observation et d'analyse ; car il n'y a pas un mu-
lâtre en Haïti, dans la vie privée comme dans la vie publique, qui n'ait
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 610
des amis noirs, de vrais amis, des hommes auxquels on confie au be-
soin ses chagrins et ses espérances, des secrets d'où dépend la vie ou
l'honneur d'un homme ou de toute une famille ; des amis dont nous
partageons le sort ou qui partagent le nôtre, à la paix comme à la
guerre. Tout noir en Haïti a de même des amis, de vrais amis à peau
rouge ou jaune dont le cœur bat à l'unisson de son cœur. Chaque noir
et chaque mulâtre d'Haïti, sans exception aucune, en faisant l'examen
de sa conscience, le relevé attentif de ses affections, ne trouvera que,
quelque opinion qu'il professe lui-même ou qu'il impute à la classe op-
posée, son cœur, d'accord avec sa conscience, fait et admet de nom-
breuses exceptions. En rapprochant toutes ces exceptions, elles
forment en réalité, et de part et d'autre, la classe entière. Vous ne sau-
riez accuser aucun mulâtre d'Haïti de mépriser les noirs, sans rencon-
trer des noirs qui protestent avec toute l'ardeur d'une sincère et pro-
fonde conviction. On ne peut davantage accuser aucun noir en particu-
lier de haïr les mulâtres sans trouver des mulâtres sincèrement
convaincus qu'il y a erreur ou calomnie.
Que le mulâtre en général ne professe ni haine ni mépris pour le
noir, c'est ce qui est suffisamment prouvé pour tout homme intelligent
et consciencieux, par le fait indéniable qu'il n'est pas vrai que le noir
haïsse le mulâtre, et la logique [638] du cœur humain lui imposerait
cette haine s'il se sentait méprisé. Qu'il soit faux que le noir haïsse Je
mulâtre, c'est ce que démontre avec la dernière évidence, l'existence
même du mulâtre en Haïti.
Dans ce pays où Ton établit une proportion de u n mulâtre contre
dix noirs, il n'est jamais produit un différend politique ou social, qui
n'ait été imputé à la rivalité des deux couleurs, à leur haine réciproque.
Tout acte de tyrannie du gouvernement a toujours été considéré
comme un acte d'asservissement des noirs ou un acte de persécution
des mulâtres. Toute lutte du peuple contre la tyrannie a toujours été
considérée invariablement comme une guerre civile entre nègres et
mulâtres ; toutes nos guerres intestines sont censées produites par des
tentatives d'asservissement des nègres par les mulâtres, ou des tenta-
tives d'extermination des mulâtres par les noirs. Gomment pourtant
dans ces conflits sans cesse renaissants, le mulâtre resterait-il vivant et
luttant pendant bientôt un siècle contre l'écrasante majorité numérique
des noirs si ceux-ci, animés par la haine, étaient toujours résolus à le
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 611
choses ; il est forcé d'inoculer ce mal moral aux enfants, d'opposer des
obstacles artificiels à l'assimilation, de fausser les lois, de détruire la
sincérité des principes du droit public solennellement déclarés et for-
mulés dans des constitutions républicaines, de séparer les enfants dans
les écoles, de séparer les âmes dans la prière, de transformer [641] En-
fin le saint nœud du mariage en crime puni par des arrangements sans
nom qui prennent celui de lois et laissent, la porte ouverte à l'immora-
lité, eu la fermant ù la justice. En Haïti, grâce au Ciel, il n'existe plus
rien de semblable depuis un siècle, depuis la mémorable année 1791
où nègres et mulâtres se sont soulevés simultanément dans le Nord et
dans l'Ouest et ont reconquis pour eux et pour leurs descendants, l'in-
tégralité des droits de l’homme.
Il n'y a donc réellement aucun préjugé de couleur entre les habi-
tants blancs, noirs ou colorés de la République d'Haïti J'insiste particu-
lièrement sur ce fait que le blanc, européen ou américain, habitant
Haïti est en général affranchi de cette peste morale. Il n'a réellement
pas de préjugé de couleur parce que quelque étonnement qu'éprouve
un européen arrivant dans le pays à se trouver en présence de la varié-
té des nuances de la peau dans la société haïtienne, il s'habitue vite à
cette nouveauté et rien, ni dans les institutions, ni dans les mœurs du
pays, ne faisant obstacle à l'assimilation, il devient en peu de temps fa-
miliarisé avec le milieu et en adopte insensiblement les mœurs et les
idées.
Le préjugé de couleur, quelque sens que l'on veuille donner à cette
expression, n'est donc pas directement, et par lui-même, la cause de ce
qui se passe de mal en Haïti. Celui qui affirme l'existence d'une ligne
de démarcation politique ou sociale, établie sur des distinctions de
couleur en Haïti, est victime d'une illusion, s'il ne sort pas volontaire-
ment de la vérité.
Ce qu'il y a de réel, c'est la méfiance trop naturelle, trop légitime,
hélas ! du noir contre le blanc.
Cette méfiance née de nos traditions coloniales, a pu être facile-
ment excitée à certaines époques contre le mulâtre parce qu'il est fils
ou petit-fils de blanc. La mauvaise foi, s'emparant de cette circons-
tance en a fait la base d'une criminelle spéculation politique de la part
d'hommes de toutes couleurs, mulâtres, nègres et blancs, visant à leur
bien-être exclusif quoi qu'il en puisse coûter à ce malheureux pays.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 614
[642]
On a ainsi cultivé et développé le malentendu à ce point que les
haïtiens ne savent plus précisément de quoi ils s'accusent -réciproque-
ment, de quoi ils se plaignent les uns des antres dans toutes ces plai-
doiries à double entente où national s'oppose à libéral, nègre à mu-
lâtre, caco à piquette, majorité à minorité, etc., avec une élasticité de
sens qui défie toute clarté, tout ordre, dans ces controverses où
manque la sincérité, où la casuistique permet au même homme d'être
mulâtre aujourd'hui en fusillant le prétendu nègre SALNAVE qui était
un mulâtre, au nom de la société, au nom des libéraux, des cacos, des
mulâtres ; sauf à devenir nègre demain en faisant mourir le prétendu
mulâtre DÉSILUS LAMOUR qui était un nègre, au nom du peuple, au
nom des nationaux, des piquettes, des nègres !
Dans cette prétendue question de peau et de couleur, la peau et la
couleur d'un homme ne sauraient vous avertir de la nature de ses rela-
tions, de ses attaches politiques et sociales. Nos actes et nos paroles
mêmes ne suffisent point à marquer à quel camp nous appartenons,
sous quelle bannière nous luttons. Aujourd'hui dans l'arène parlemen-
taire, un homme assume un leadership, convoque d'autres députés ou
sénateurs chez lui, leur expose ses plans, leur propose ses combinai-
sons. Vous avez répondu à son appel. Demain la lutte est engagée,
vous succombez. Si vous n'êtes pas- tué, vous échouez nu et proscrit
sur les plages de la Jamaïque, et là vous apprenez que le lier combat-
tant, le rude jouteur qui prétendait marcher à votre tête, est premier
ministre du gouvernement tonné par vos vainqueurs.
Un autre vous rencontre, vous tient le langage de ST-JOHN sur le
nègre, s'étonne que vous ayez foi dans la race, et que vous détendiez
'l'intérêt du peuple. Demain vous êtes proscrit et vous trouvez que le
même homme £st nègre : il a un journal dans lequel il vous outrage ;
c'est lui qui vous appelle mulâtre et qui vous tient à travers l'océan le
sévère langage de SCHŒLCHER. Tout cela passe de plus en plus à la
fourberie. Ce n'est qu'un jeu criminel autant que honteux de politi-
ciens, [543] et les termes nègre et mulâtre en Haïti désignent des com-
pétiteurs politiques dont la rivalité n'a jamais eu pour cause aucune
différence, aucune opposition de couleur. : le mulâtre GEFFRARD était
plus noir que la moyenne des nègres purs sangs ; le nègre SALNAVE
était clair comme un blanc.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 615
« Le blanc, ai-je dit moi-même dans une autre partie de ce livre n'a pas
de responsabilité en Haïti. »
Cela est absolument vrai, tant que le mot désigne la race et non
l'individu, tant qu'il ne s'applique qu'au véritable [645] étranger, à
l'homme qui ne fait que passer sur notre territoire, dont la destinée ne
s'est pas liée à la nôtre. Mais le lecteur a compris, je l'espère, que je
n'ai pas voulu dire par exemple, que le blanc résidant à titre permanent
en Haïti, incorporé pour de longues années ou même pour toute sa vie
à la société haïtienne, ne serait pas responsable devant la morale, de sa
conduite personnelle en Haïti, même quand elle échappe à la répres-
sion de la loi positive.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 617
remboursés de leurs avances quand leur parti succombe, mais ils sont
exposés à des persécutions, à des ennuis pour avoir fait ces avances.
Pour l'étranger, la créance est toujours bonne, car quelle que soit
l'issue de la lutte, il a toujours la ressource de l'intervention étrangère,
de « l'influence des puissances. » II exerce donc à cet égard le mono-
pole des profits du sang qui coule dans nos luttes intestines. Il a donc
un intérêt positif à perpétuer ces luttes, en éternisant les malentendus
qui divisent les haïtiens.
Quand le banditisme s'introduit dans la politique, brûle et pille nos
villes, l'haïtien dont la demeure a été pillée ou incendiée, reste ruiné.
Pour l'étranger, c'est au contraire tout profit : celui qui avait une cu-
lotte déchirée pour toute garde-robe, un hamac pour tout mobilier, fait
ses comptes à sa guise et grâce à « l'influence des puissances, » le
peuple haïtien lui fait une fortune : gueusard avant le feu, il émerge
des flammes négociant, banquier, capitaliste enfin.
Ainsi, tout ce qui contribue à plonger le pays dans la misère, dans
la souffrance, contribue au bien-être, à l'aisance, à la fortune de cette
classe. L'intérêt de cette classe se trouve donc en conflit, en opposition
directe avec l'intérêt public. Présentez un homme capable d'assurer la
[648] paix intérieure du pays, en réalisant les espérances de liberté et
de civilisation du peuple, cette classe sera fatalement, aveuglément
opposée à un tel homme, qu'il s'agisse d'en faire un Président d'Haïti
ou un simple Représentant du peuple.
Offrez connue candidat à un portefeuille ministériel ou à un siège
au parlement, un haïtien capable d'arrêter une réclamation diploma-
tique avant qu'elle glisse sur le terrain des formes et ouvre un droit
contre la nation, ce candidat rencontrera dans cette classe une opposi-
tion non-moins déterminée.
Il en serait de même de celui qui, comme Chef de Pouvoir Exécu-
tif, Ministre ou Représentant du peuple, sérail réputé incapable ni
d'accepter lui-même, ni de ratifier de prétendus emprunts à 5% de
commission trimestrielle, 2% ou 3% d'intérêts mensuels, sur titres à
renouveler de trois mois en trois mois, avec intérêts et commission
portant sur principal, commissions et intérêts anciens.
Or cela s'est vu, cela se voit en Haïti !
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 620
obligations publiques déjà remboursées deux ou trois fois par des gou-
vernants ignorants ou vicieux.
Et c'est toujours l'étranger qui profite de tous ces désordres, dont il
ne reste jamais un sou pour établir la moindre petite école digne de ce
nom au milieu de ces malheureuses campagnes qui produisent tout et
n'ont rien !
Ces hommes à peau noire qui sont la vraie population [651] haï-
tienne, souffrent ; ils sont malheureux, et de plus ils ont conscience
que leur malheur est immérité ; ils sentent que pour former la fortune
publique de leur pays, leur sueur coule en abondance, engraisse des
champs riches et fertiles pour d'autres, stériles pour eux seuls.
Ils sentent, ils voient que sous tous les drapeaux, c'est leur sang,
toujours leur sang qui coule en abondance dans ces luttes où l'homme
est condamné à chercher la paix par la guerre, et après chaque lutte,
après chaque guerre, ils retrouvent désolés, en friche, leurs champs
nécessairement abandonnés au faible labeur des femmes et des en-
fants ; ils retrouvent le général et son grand sabre et non cep et sa pri-
son, qui les oblige d'aller rétablir son champ, à lui le général, et de
laisser les femmes et les enfants gratter de leurs faibles mains le coin
de terre qui les nourrit ! À chaque victoire remportée au nom de la li-
berté, le carcan de la tyrannie militariste, du vol à l’épaulette, se serre
d'un nouveau cran autour du cou de l'infortuné travailleur haïtien. Il
est tyrannisé, volé ; et pourtant, c'est pour lui, c'est pour son bonheur,
que tous tant que nous sommes, nègres, mulâtres et blancs des villes
prétendons nous agiter et nous dévouer.
Tous lui font la cour, tous versent des larmes de crocodile sur son
malheureux sort.
Quelqu'un le trompe donc ! Il le voit, il le sent. Mais ne qui est-il
dupe ? de qui doit-il se méfier ?...
Tous lui disent la même chose !
Voici le critérium qu'on lui offre :
Le politicien noir montre le revers de sa main gauche et le louche
en silence du bout de l'index de sa main droite. La pantomime est
concluante ; elle signifie : « ma peau est noire comme la tienne ; puis-
je trahir tes intérêts ? » Et la conscience insuffisamment éclairée de la
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 623
Voilà dans quel but, dans quel intérêt, on prétend éterniser dans ce
malheureux pays, le mirage trompeur d'un prétendu parti mulâtre
contre lequel s'escrime tout ce qu'il y a de vicieux, de contrebandiers,
de faux-monnayeurs, d’agioteurs, parmi les blancs, les noirs et les mu-
lâtres constituant de l'antre part et en réalité, le parti de la spoliation
systématique des noirs.
Voilà comment BRUNET BRICK, nègre honorable, patriote, passe
dans les cachots et au fer les 11 années du règne de S. M. I. FAUSTIN.
Voilà comment le fils de ce nègre, BRICE aîné, tombe sous les balles
du nègre SEPTIMUS RAMEAU, au nom du parti noir ; voilà comment J.
PAUL, nègre éclairé, respectable, distingué, honneur de son pays et de
sa race, est battu dans l'urne par SOULOÙQUE, un ignorant qui s'affuble
d'une couronne, fait danser le vaudoux et jette le ridicule sur son pays
et sur sa race, voilà comment son fils Ed. PAUL, le plus sincère, le plus
ardent, le plus dévoué serviteur de son pays et de sa race, se voit en-
foncer sur son front noir, les épines acérées de cette couronne bur-
lesque de chef du parti-mulâtre, signifiant : mort ou perpétuel exil !
Voilà comment enfin le nègre haïtien transformé en SATURNE par tous
ses faux amis, abat de ses propres mains et MOMPLALSIR PIERRE, et
DÉSILUS LAMOUR, e t BERTHAUD, tout ce que la femme haïtienne a
produit de plus noble, de plus pur, de plus distingué, de mieux fait
parmi ses enfants à peau noire, pour aspirera l'honneur de réhabiliter
leur race, de concourir à l'accomplissement des hautes destinées de
leur patrie !
Et des mulâtres indignes à la fois de leur sang européen qui déviait
leur commander d'être des hommes civilisés et de leur sang africain
qui devrait leur commander d'être des hommes patriotes, des hommes
d'honneur, entourent aussi de leurs clameurs intéressées, les meneurs
du prétendu parti-noir, disent hypocritement en Haïti : « nous autres
nègres, » puis s'en vont à l'étranger, les poches pleines d'or, jouer au
blanc, faire chorus à SPENSER ST-JOHN, [654] le fêter au besoin et ra-
conter, eux aussi, des histoires de vaudoux, de sorciers, de plantes
mystérieuses !
Qui donc sont ces hommes ?
Ces hommes sont les fils ou les complices du « Foreigner » ; ce
sont « those educated abroad from their earliest childhood », dévorés
de la nostalgie des boulevards, des encolles et des queues de billards
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 625
de Paris, formant dans mon pays une classe interlope, sans principes
moraux, sans convictions politiques, et surtout sans patrie. Des
hommes qui sont toujours accroupis sur le pavé, pour ramasser,
lorsque des gouvernants inconscients jettent l'argent du peuple par les
fenêtres, et se sauvent sous quelque pavillon étranger, dès qu'une voix
virile sortie de la poitrine d'un noir ou d'un mulâtre, réclame au nom
de la nation outragée.
Selon le régime politique qui prévaut dans le pays, ces gens-là sont
aujourd'hui Représentants du peuple. Sénateurs de la République, Di-
recteurs de douane. Ambassadeurs, Secrétaires d'État ; demain ils sont
sujets anglais, français ou américains. Pas n'est besoin pour cela de
sortir du territoire de la République, la naturalisation sur place est de-
venue en Haïti un privilège « des puissances » un trafic lucratif des lé-
gations étrangères. Cela s'achète.
L'élément blanc n'a pas toujours joué en Haïti ce triste rôle d'élé-
ment de corruption politique et sociale. Il y est parvenu graduellement
et par une conséquence fatale des troubles et des désordres suscités
par les décevantes théories de 1843. Les premiers Européens qui se
sont aventurés en Haïti après l'expulsion des français, les
SUTHERLAND, les BALBIANI, les WEBER, les PRICE, les ROBERTS, les
Mc INTOSH, les SMITH, les RURROW, les DESSÈVRE, etc., étaient des
marchands bona-fide, riches eux-mêmes ou représentant des commer-
çants et des manufacturiers Européens, engageant des capitaux réels
pour ouvrir des relations commerciales avec un pays tout neuf où les
premiers arrivants étaient certains de réaliser de superbes bénéfices.
Ces hommes arrivaient, imbus des principes de probité qui gouver-
naient les relations commerciales dans leur [655] propre pays De
TOUSSAINT-LOUVERTURE au Président BOYER inclusivement, ils ne
rencontraient en Haïti que des chefs de Gouvernement dont la probité
administrative ne le cédait à celle d'aucun autre Gouvernement du
monde, dont « l'honneur financier » pouvait être offert comme modèle
à imiter par les gouvernants de plus d'une nation blanche. On sait sur-
tout combien était extrême la rigidité du Président BOYER, de ce chef
haïtien de qui l'on a dit tant de mal, sans que nul en aucun temps osât
jamais contester la sévère probité de son administration.
Ces premiers blancs venus en Haïti n'étaient pas des chercheurs
d'aventures, ils n'apportèrent ni ne trouvèrent parmi nous la corrup-
tion. Les jeunes gens qu'ils appelèrent d'Europe et d'Amérique pour
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 626
[659]
Chapitre IX
Théories et sophismes
Victor Schœlcher
« Nous avons fait nos preuves, a-l-il dit, on sait notre vieille et pro-
fonde sympathie pour la race africaine, parce qu'elle est opprimée ; on sait
nos ardents désirs de la voir offrir au monde un exemple de société régu-
lière. Nous ne saurions donc être accusé de vouloir allumer de mauvaises
passions, réveiller de vieilles haines, et nous pouvons parler sans crainte
d'être mal jugé. »
Quel intérêt alors pouvait-il y avoir pour la race noire, quelle utilité
pouvait-il y avoir pour les haïtiens à les rallumer, à les réveiller entre
eux?
Si ces haines et ces passions mauvaises étaient absolument éteintes
entre les haïtiens quand MR SCHŒLCHER est allé inspecter la Répu-
blique haïtienne, ce champ d'expérimentation gouvernementale des
nègres, il ne saurait y avoir aucune raison d'être à sa dissertation sur
cette matière, et ses services, passés, présents ou futurs, à la cause de
l'abolition de l'esclavage dans ce qui restait encore de colonies à la
France, rien, absolument rien au monde, ne saurait mettre, sinon ses
intentions, mais ses actes, à l'abri de la censure et de la condamnation
solennelle de la conscience humaine.
Si « ces passions mauvaises » ne lui avaient paru qu'assoupies, il
avait l'obligation impérieuse de rechercher dans notre histoire, et à la
lumière des principes philosophiques, par quels hommes et par rem-
ploi de quels procédés, ce résultat incontestablement bienfaisant avait
pu être obtenu. Il était moralement obligé de recommander ces
hommes, quels qu'ils pussent être, noirs, mulâtres ou même blancs, à
l’affectueuse reconnaissance des haïtiens de toutes nuances, non
moins qu'à l'hommage, à l'estime de toute la race noire. Il était en
outre moralement obligé d'examiner, d'étudier les procédés par les-
quels avait, pu être obtenu ce résultat évidemment satisfaisant, pour
tâcher de trouver et de nous indiquer quelque moyen de les dévelop-
per, de les perfectionner, afin de leur rendre une plus grande, une plus
complète efficacité, car le bonheur des haïtiens n'était pas, ne pouvait
pas être de « réveiller entre eux des haines » assoupies, mais bien de
prolonger indéfiniment l'assoupissement de ces haines, de les éteindre
ou de les laisser s'éteindre définitivement. Mr SCHŒLCHER a pas fait
ces recherches, cette enquête philosophique, et il a certainement man-
qué en cela à un grand, à un impérieux devoir.
Que ces « vieilles haines », que ces « mauvaises passions [663] co-
loniales » fussent tout au moins apaisées, endormies eu Haïti, quand
nous reçûmes sa visite, ce n'est pas un fait hypothétique que je déduis
de son préambule pour le besoin de l'argumentation. C'est un témoi-
gnage formel, une déposition, écrite, faite pur lui-nu me en termes ex-
près autant que précis :
« Les deux classes se rapprochent dans la vie officielle…
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 633
« J'ai assisté à des bals, dit l'illustre abolitionniste, à des dîners, et nulle
part je n'ai vu de mélange ; j'ai été reçu dans quelques familles et dans au-
cune je n'ai vu de mariages de fusion, du moins sont-ils tout-à-fait excep-
tionnels. »
C'est bien, on le voit, sous son aspect social qu'un préjugé de cou-
leur avait paru à Mr SCHŒLCHER exister entre les nègres et les mu-
lâtres d'Haïti.
Il a été certainement victime en cela d'une illusion que beaucoup
de personnes ont pu partager, en observant trop superficiellement la
société haïtienne. J'examinerai séparément [665] ce point et me borne
ici k une observation basée sur l’hypothèse qu’il n’y a pas erreur, effet
un préjugé de couleur1 aurait existé avant 1843 où existait encore dans
les relations sociales en Haïti.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 635
l'exercice des droits- politiques par les noirs, contre leur éligibilité aux
fonctions gouvernementales ? J’en demande bien pardon à l’illustre
abolitionniste, mais faire de la couleur de la peau une condition de la
capacité gouvernementale, c'est du préjugé, du plus pur, du plus
condamnable préjugé de couleur.
On sait qu’à la proclamation de l'indépendance d'Haïti, un certain
nombre de blancs, notamment les Allemands installés à la Bombarde,
ont lié leurs destinées à celles des nègres et des mulâtres et sont restés
haïtiens.
Eh ! bien, si un de ces blancs légalement, constitutionnellement
haïtiens, jouissant de la plénitude des droits civils et politiques des ci-
toyens haïtiens, éligibles à toutes les fonctions du gouvernement, si un
de ces blancs qui n'avaient point comme les mulâtres la solidarité du
sang avec les nègres, qui n'appartenaient point comme eux par le sang
de leurs artères à la : race noire, si un de ces ha tiens blancs était élu
Président d'Haïti, par une majorité régulière, loyale, libre, des suf-
frages du peuple haïtien, légalement consulté, oserait-on dire que ce
gouvernement, parce qu'Userait présidé par un blanc ne serait pas le
Gouvernement de la majorité ?
Le « c’est-à-dire » de Mr SCHŒLCHER est donc absolument [668]
injustifiable. La synonymie entre gouvernement de la majorité et gou-
vernement noir, n'était pas assez évidente, assez rationnelle pour servir
de base à un raisonnement quelconque, sans subir elle-même une dé-
monstration préalable.
Si l'auteur avait tenté de faire cette démonstration, de développer
sa pensée, de la rendre sous une forme claire et précise pour lui-même
et pour ses lecteurs, il se serait encore arrêté à. ce passage et aurait dé-
truit son manuscrit.
Il n'aurait pas manqué d'entrevoir l'immensité du mal qu'il allait
faire aux haïtiens, aux nègres non moins qu'aux mulâtres, en les lan-
çant dans une dispute byzantine d'où ne pouvait manquer de sortir une
nouvelle querelle politique de castes, infiniment plus redoutable, par
suite de toutes ces subtilités de langage, que les « vieilles haines », les
« mauvaises passions » d'autrefois dont il avait lui-même constaté
l'extinction ou tout au moins l'apaisement avant la publication de son
écrit, avant la propagation de ses doctrines.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 638
« Il faut le dire, cette politique de laisser faire, qui fut celle de PÉTION,
qui est celle de Boyer, devra rester celle de tous ceux de leur caste qui les
remplaceraient. C'est le châtiment infligé à l'ambition de la classe de cou-
leur, de ne pouvoir régner que par la misère sur l'ignorance, au milieu des
ruines. Il ne faut pas s'y tromper, en effet, si la République est tombée au
degré où on la voit sous l'administration des hommes jaunes, ce n'est ni à
leur incapacité, ni à leur méchanceté natives, comme disent les ennemis du
sang africain, qu'il faut s'en prendre, mais à leur position. Tant qu'ils
conserveront le pouvoir, ils seront invinciblement condamnés par la peur à
perpétuer la licence. »
quer les vices de front sans rien craindre, il peut agir avec vigueur, car
les masses ne sauraient avoir contre lui les défiances éveillées qu'il
vous faut redouter, les susceptibilités qu'il vous faut ménager. »
C e laissez venir montre à quel point l'esprit du célèbre abolition-
niste était travaillé, sans doute à son insu, par une pensée qu'il ne s'est
peut-être jamais avouée, ne s'avouera jamais à lui-même : la pensée
d'Ingalls, la pensée de la supériorité native du mulâtre due « à sa por-
tion de sang blanc. »
Laissez venir un nègre. Le nègre ne pouvait donc pas venir sans la
volonté, sans le consentement, sans la permission [673] du mulâtre,
même dans leur proportion numérique de dix contre un... M r
SCHŒLCHER était tellement convaincu de l'invincible puissance native
du mulâtre, de l'impossibilité insurmontable pour le nègre de venir
tout seul que, doutant de la bonne volonté du mulâtre à le laisser venir,
il considéra la solution qu'il nous offrait comme chimérique et n'espé-
ra plus rien pour Haïti que de l’amélioration des sentiments du mu-
lâtre lui-même envers les noirs :
Nous dirons ailleurs comment cet appel, publié en 1843, a été en-
tendu par les jeunes mulâtres qui ont renversé BOYER dans la même
année, comment le nègre vint à l'appel de SALOMON dans cette même
année et comment la population des deux tiers du territoire fit bande à
part et s'en alla former, toujours dans la même année, la République
Dominicaine.
Une autre forme du préjugé de race, bien plus caractéristique en-
core que la croyance en la supériorité native du mulâtre, est bien celle
qui consiste à considérer le nègre comme nativement incapable d'être
soumis à un régime de liberté civile et politique, sans que ce soit au
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 643
non plus seulement à la surface du corps social, mais y enfonce des ra-
cines pivotantes, perforantes. Il arrive ainsi qu'une instruction solide
propre à développer, à fortifier le jugement, n'est guère recherchée que
pour ses propres charmes, par des sujets auxquels la modestie, non
moins que le goût môme des hautes études, impose l'ombre et le si-
lence. Notons encore que de telles études seraient ingrates pour celui
qui leur demanderait autre chose qu'une satisfaction intime et person-
nelle. Qui a besoin de ses leçons ? Ne sommes-nous pas tous en pos-
session des seuls moyens apparents dont il dispose lui-même : les
livres des blancs ? Quant à ses propres opérations mentales, l'exercice
de son jugement, ses réflexions, ses méditations, qui s'en soucie ? Tout
cela n'est pas sur le chemin de la présidence ou des ministères, ni
même du Sénat ou de la Chambre des représentants.
Il en résulte que, sauf des exceptions honorables, mais relativement
impuissantes, nous n’étudions guère en vue de nous approprier la
connaissance des grandes lois qui gouvernent les forces de la nature
afin de les faire concourir au développement de notre prospérité, de
notre bien-être ; nous ne cherchons guère plus à pénétrer les principes
qui régissent les sociétés humaines pour les appliquer à assurer notre
paix intérieure et notre bonheur. L'ambition de percer, la hâte de
prendre rang parmi les capables, ne nous laisse le temps de rien appro-
fondir. Le pouvoir, et non la science elle-même étant le but réel de nos
efforts, il nous suffit d'être armé pour la dispute. Nous tenons notre
éducation pour terminer dès que nous pouvons tourner correctement
[679] une phrase malfaisante et la jeter à nos illustrations nationales
vivantes ou mortes.
L'émulation intellectuelle en Haïti garde donc une teinte assez vi-
sible de la puérilité de celle des écoliers jaloux de s'arracher le premier
prix de leur classe, et nos efforts pour nous instruire sont dirigés dans
le sens de cette puérilité. Peu importe ce que chacun pense ; l'impor-
tant, c'est, la façon de le dire : devenir un penseur profond ne cha-
touille guère notre ambition ; il faut être beau diseur, c'est l'essentiel.
« Parlez français. Monsieur. » C'est là une apostrophe qui revient sou-
vent dans ces interminables polémiques qui caractérisent notre presse
et notre tribune. « Parlez français, Monsieur » et nous parlons fran-
çais, et nous le parlons très pointu, en turlututu ; et nous le mêlons à
des mots grecs ou latins pour montrer à la galerie combien nous
sommes classiques. Gare à une faute de grammaire, garé à une expres-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 648
230 Un des vieillards qui m'ont honoré de leur bienveillance dans ma jeu-
nesse, Mr ACLOQUE, un jurisconsulte de mérite qui avait été plusieurs lois
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 650
gée parmi les faillites calamiteuses qui ont permise des théories insen-
sées de prendre racine dans notre société et de nous apporter près de
cinquante ans de sanglantes discordes.
Cependant, le procédé, on le conçoit bien, n'est ni sans inconvé-
nient, ni sans danger. C'est un expédient auquel on a pu recourir avec
avantage, pour éloigner un péril imminent, mais ne pouvant jamais
servir de biseau gouvernement normal d'une société humaine. Cela de-
vait inévitablement produire des ambitions malsaines, en apportant à
la politique de doublure le renfort d'une nécessité patriotique, réelle à
de certains moments, mais non permanente. Il est arrivé à cet égard
pour nos gouvernements de [683] bon sens, ce qui arrive dans les
États de l'Amérique du Sud avec les dictateurs qu'on nomme à des
moments de péril national pour prévenir ou arrêter des luttes déplo-
rables. Sa tâche finie, le dictateur ne s'en va pas, il s'applique la lé-
gende du drapeau de JEANNE-D'ARC : « il était à la peine, pourquoi ne
serait-il pas à l'honneur ? » oubliant que la dictature n'est point une
forme normale de gouvernement. Les inévitables malheurs, les souf-
frances qui ont été pour le peuple haïtien la conséquence de ces
cruelles expériences, ont fait la lumière dans les esprits. L'impuissance
radicale des cervelles creuses, prétendant résoudre nos problèmes so-
ciaux à l'aide de la seule correction grammaticale et de mots sonores,
n'est pins à démontrer. La dictature du bon sens et de la bonne foi,
sans la lumière des « principes philosophiques » pour parler comme
SCHŒLCHER, est usée jusqu'à la corde. L'édifice entier, échafaudé sur
les erreurs, les théories sophistiques de 1843 ; est pourri à la base et
n'attend qu'une poussée pour s'écrouler tout d'une pièce. Et tout le
bruit qui nous alarme à cette heure n'est produit que par les vieux ins-
truments, la vieille ferraille rouillée que ramasse la médiocrité de
toute couleur pour étayer la vieille charpente qui a été pendant si long-
temps son unique capital. Vains efforts.
Le moindre coup d'œil dans celte politique détestable de couleur,
où le vice et l'ignorance se donnent la réplique, suffit pour convaincre
chacun de la nécessité absolue, je le répète, d'un changement de front.
Et à l'heure présente, quiconque n'a pas encore été contaminé par ce
mal odieux, s'éloigne avec dégoût de toute politique. J'entends venir
une génération nouvelle. Je la vois, car elle s'affirme déjà, de mulâtres
et de nègres haïtiens qui ont compris, qui savent que la question de
race n'est pas entre haïtiens et haïtiens, mais entre la race blanche et
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 652
tous les descendants de la race noire ; qui ont compris, qui savent, que
la destinée d'Haïti est de résoudre cette question, non en montrant au
monde des présidents, des rois ou des empereurs, à peau jaune ou
noire, mais en lui offrant le spectacle d'une [684] société incontesta-
blement civilisée, prospère, heureuse. En s'éloignant de la politique,
ces jeunes hommes rencontrent déjà les vérités essentielles à leur bon-
heur, au bonheur de leur pays, à la réhabilitation de leur race. A l'ins-
truction proprement dite, ils ont le temps, en s'éloignant de la four-
naise infernale de nos passions, d'ajouter l'observation et la réflexion,
de se former le jugement, de digérer, en un mot, les enseignements
que leur fournissent de hautes et fortes études et bientôt, j'ose le pré-
dire, sous leur souffle et sans qu'ils le touchent même du doigt, l'an-
cien édifice de misères et d'iniquités disparaîtra pour faire place à l'in-
dustrie, au travail honnête et persévérant, à la prospérité matérielle, au
contentement moral, au bonheur enfin, que seules produisent en ce
monde la science et la vertu.
Heureuses les nations qui n'ont point été arrêtées dans leur élan à
des époques décisives de leur histoire, par ces dangereuses commo-
tions intestines qui laissent ramollis, relâchés, pendant une longue
suite de générations, les liens politiques et sociaux. Non moins heu-
reuses celles qui, en sortant de ces violentes convulsions, rencontrent
un génie supérieur, tutélaire, providentiel, qui verse le baume répara-
teur sur les plaies de la patrie, apaise les rancunes, rapproche les es-
prits et les cœurs, ravive le patriotisme, ce véritable et unique principe
vital des nations, et fait naître des espérances d’avenir plus nobles,
plus larges, plus élevées, que celle de la coupable vengeance de frères
contre frères.
Mais hélas ! combien plus malheureuse entre toutes, la [689] na-
tion au sein de laquelle des mains inconscientes ou volontairement cri-
minelles s'emploient, génération après génération, à rouvrir les plaies
du passé, à épaissir le voile des rancunes anciennes ou nouvelles,
étendu sur toutes les gloires nationales, comme les sombres nuées
d'orage sur les rayons lumineux de l'astre du jour.
Telle a été jusqu'à l'heure présente la destinée de la malheureuse
nation haïtienne, par une conséquence fatale de l'ancien esclavage des
noirs, des intérêts divergents qu'il avait fait naître et du préjugé qui en
a été la suite et lui a survécu partout.
À une époque décisive de notre histoire nationale, la Providence
suscita parmi les enfants de la race noire en Haïti, des hommes éton-
nants par la hauteur merveilleuse à laquelle s'élevaient en eux les ver-
tus les plus rares dont puisse se glorifier l'humaine nature : le génie
spontané d'organisation, la probité dans l'administration, la sûreté du
coup d'œil, l'habileté diplomatique, la fermeté dans le commandement,
la dignité, le courage atteignant à l'héroïsme, tout ce qui fait la gran-
deur, la supériorité de l'être humain dans l'universalité de la création,
tout cela éclata, brilla d'un éclat immortel parmi les enfants noirs,
rouges, ou jaunes de l'Afrique, sur cette terre d'Haïti où il a plu à
l'Eternel de rompre la chaîne des iniquités séculaires dont étaient vic-
times ses enfants à peau noire, où il lui a plu d’affirmer l'identité de
l'homme, de son fils, de ceindre le front du nègre de l'auréole de toutes
les gloires, en disant au blanc d'Europe et d'Amérique : « Regarde et
reconnais ton frère. »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 657
ment du territoire, en attirant tous ses frères, par le seul attrait de la li-
berté, sous le drapeau républicain de PÉTION ; constitué l'unité natio-
nale de l'ile entière à l'ombre de ce drapeau; assuré la consécration
[691] définitive de la liberté et de l'indépendance de ses compatriotes
en obtenant l'adhésion de la France au fait accompli ; lancé enfin son
pays dans les voies de la civilisation, de la prospérité et du bonheur,
par une paix ininterrompue d'un quart de siècle.
Et OGÉ, et CHAVANNE, ces nobles martyrs.
E t ANDRÉ RIGAUD, e t CLERVAUX, e t CAPOIS, e t GABART, et
GUERRIER, et GEFFRARD, et MONPOINT, et BEAUVAIS, et LAMBERT, et
BORGELLA, et RICHE, et PIERROT, et BAZELAIS, et MAGNY, et MOÏSE,
et BONNET, et BOISROND TONNERRE, et MARCADIEU, et COUTARD, et
FAUBERT, e t INGINAC. TOUS ces mulâtres, tous ces nègres illustres,
dont les noms glorieux brillent dans le ciel de la race noire comme au-
tant d'astres étincelants dans l'azur éthéré d'un climat privilégié. Tous
ces grands hommes doivent-ils être perdus pour leurs descendants ?
Serait-ce en vain, qu'ils auraient versé leur sang pour la destruction de
l'esclavage, pour l'établissement d'une nation indépendante où les des-
cendants de toute couleur et à tous les degrés de la race noire pussent
« offrir au monde un exemple de société régulière. » Leurs noms se-
raient-ils condamnés à l'éternel oubli ? Leur gloire serait-elle à jamais
effacée du crédit de leur race dans la balance des appréciations des an-
thropologistes contemporains.
Et pourquoi veut-on qu'il en soit ainsi ?
Parce que la couleur de leur peau n'était pas uniforme ? Mais n'est-
ce pas là un rêve d'esclavagiste ? Devons-nous donc, nous haïtiens,
notre liberté et notre indépendance à qui que ce soit au monde plus
qu'à nos propres ancêtres, pour que nous nous laissions apprendre par
des blancs, quels qu'ils puissent être, à cracher sur leur mémoire !
Ils ont paru dans des temps agités, ils sont nés de l'agitation même
de ces temps. Ils avaient des passions. Ils n'étaient pas parfaits. Ils se
sont heurtés les uns aux autres. Ils ont connu la guerre civile. N'y
avait-il jamais eu de guerres civiles avant eux sur la terre ? Les ci-
toyens d'une couleur uniforme dans un même pays n'ont-ils jamais
subi l'empire des passions ? Ne se sont-ils jamais heurtés les uns [692]
aux autres ? N'ont-ils jamais-passé par les douloureuses épreuves de la
guerre civile ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 659
Que veut dire cette sentence ? Est-ce parce que nous nous sommes
battus entre nous que de tels sentiments seraient nés dans nos cœurs ?
Ou bien est-ce parce que ces sentiments sont innés en nous que nous
avons eu des luttes intestines ? Confusion ! Chaos !
On ne nous montre TOUSSAINT-LOUVERTURE que sous l'aspect
d'un « dompteur de mulâtres. » PÉTION n'est qu'un avilisseur, un abru-
tisseur de nègres. Ces hommes ont conquis pourtant au prix de leur
sang la liberté des esclaves noirs et mulâtres de St-Domingue. Ils ont
rendu à tous les noirs, à tous les mulâtres, le sentiment de la dignité
humaine, la conscience de leur identité avec les autres hommes.
Cet infernal imbroglio, entretenu, nourri entre les haïtiens avec un
soin jaloux, fait de nous des riches stupidement prodigues. Et tandis
que tous les peuples de la terre recueillent, conservent précieusement
et mettent en lumière leurs gloires nationales, nous jetons les nôtres
par la fenêtre.
On raconte qu'après la mort de l'Empereur DESSALINES, une
pauvre toile qui errait habituellement par les rues de Port-au-Prince,
vivant de la charité publique, rencontra le corps mutilé et abandonné
du Fondateur de l'Indépendance d'Haïti, le recueillit et lui fit une mo-
deste sépulture.
Puisse ce livre élever le cœur de nos compatriotes à la hauteur du
cœur de cette pauvre femme. Recueillons pieusement les dépouilles de
nos aïeux. Faisons-leur des sépultures dignes de leurs grands noms, de
leurs immenses services à la cause de l'humanité ; et devant leurs
tombes glorieuses, là seulement, nous retrouverons le véritable amour
de la patrie et nos mains se joindront et s'étreindront pour toujours.
Qui que vous soyez mulâtre ou nègre qui vous méfiez l'un de
l'autre, en vous préoccupant de la chimère de résoudre une question
qui n'existe pas, songez que cette [693] pauvre femme dont la raison
succombe au bruit de nos luttes fratricides, que cette négresse qui ra-
masse et enterre nos morts, qui répare nos oublis, nos fautes ou nos
crimes, c'est notre bisaïeule, c'est notre aïeule, c’est notre mère à tous.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 660
[694]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 661
[695]
Appendice I
Sir Spenser St-John
et les Haïtiens.
Telles sont les formes doucereuses dont cet écrivain enveloppe les
attaques les plus cruelles, les intentions les plus haineuses qui aient ja-
mais eu à leur service une plume trempée de fiel.
Les hôtes les plus assidus, « LES PLUS HONORÉS » de Sir SPENSER à
Port-au-Prince étaient des nègres et des mulâtres. Or il y a un certain
nombre de blancs dans cette ville ; il s'en trouve quelques-uns de fort
distingués. Du temps de Sir SPENSER ST-JOHN, la colonie blanche
avait l'honneur de posséder parmi ses membres des hommes comme
M M . CASSARD, négociant, (français) SCHULTZ, (danois) chef de la
maison WEBER, TWEEDY père, négociant, (anglais) DÉJARNIN, négo-
ciant, (français) BYRON, vice-consul anglais, PECK, ministre des E -U.
etc, qui, par leur haute respectabilité, leur culture intellectuelle, leurs
façons distinguées, auraient été à l’aise au premier rang de n'importe
quelle société du monde civilisé.
Cette société blanche ne pouvait qu'être heureuse d'accueillir dans
son sein le représentant de S. M. B. Il faut donc pour que Sir SPENSER
eût pu se complaire dans une société de nègres et de mulâtres haïtiens,
que ces derniers lui parussent posséder à un degré, au moins égal aux :
blancs du Port-au-Prince, le développement intellectuel, les mœurs
raffinés, l'éducation élevée, en un mot tout ce qui contribue, sous le
nom de distinction, à rendre un homme agréable et à nous faire re-
chercher sa compagnie.
Lors donc qu'il montre Haïti au monde civilisé comme un pays
pourri de vices, peuplé de sauvages adonnés à l'anthropophagie, on
s'attend à le voir au moins excepter, des vices épouvantables dont il
nous accuse, ces nègres et [699] mulâtres dont il faisait ses hôtes les
plus fréquents et non les moins honorés ; on s'attend à le voir insister
distinctement pour que le lecteur ne comprenne pas tous les haïtiens
dans un jugement d'une sévérité outrée. Voici pourtant ce qu'il nous
dit de ses amis : « La bande d'amis noirs ou de couleur qui se réunis-
saient autour de moi pendant ma longue résidence à Port-au-Prince,
n'étaient pas exempts de beaucoup des vices que j’ai été obligé de
censurer en décrivant les différentes sections de la population ; mais
ils les avaient un degré moindre » et, craignant de pousser trop loin
sans doute, la générosité envers ses amis, il ajoute ce correctif : « ou,
comme je leur était réellement attaché, je les ai peut-être vus sous un
jour moins lumineux. »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 665
Ainsi, tandis que cet écrivain veut faire naître chez son lecteur
l'impression de sa prétendue partialité en faveur des haïtiens, on voit
par cette phrase et par quelques autres que nous citerons, que Sir
SPENSER ST-JOHN, en écrivant son livre, a été surtout travaillé de la
crainte de ne pas dire assez de mal des haïtiens, de ne pas assez provo-
quer contre eux le mépris du monde civilisé. — Rien n'est mieux fait
pour donner une idée exagérée de la faute ou du crime dont on accuse
quelqu'un que toutes ces restrictions en apparence dictées par la bien-
veillance ; on vous dit, par exemple : « cet homme a assassiné cet
autre qui lui était étranger ; mais ce n'est rien cela, et vous seriez
épouvanté si je vous disais quel autre crime il a commis, à ma
connaissance ; seulement je ne puis pas l'accabler parce que, malgré
tout, je lui garde une certaine affection. — J'en demande bien pardon à
Sir SPENSER ST-JOHN, mais un tel langage ne serait pas celui de quel-
qu'un qui veut ménager son semblable ; c'est bien la forme classique,
pour ainsi dire, de la calomnie : c'est ainsi que l’on s'y prend pour insi-
nuer hypocritement qu'un individu est un parricide quand ou n'ose pas
l'en accuser ouvertement. — Telle est la véritable portée de toutes ces
restrictions dont abonde le livre de Sir SPENSER St-John et dont la
phrase suivante n'est que le digne couronnement : « Si jamais tous les
documents qui existent sur ce sujet sont publiés, mon [700] chapitre
sur le cannibalisme ne sera plus considéré que comme un pâle reflet
rie la réalité. »
Il a été dit avec beaucoup de vérité qu'un ennemi ouvert et déclaré
est moins dangereux qu'un faux ami C'est bien ce dernier rôle qu'a
joué Sir SPENSER ST-JOHN vis-à-vis de la « République Noire. »
Ne voulant absolument rien négliger pour écraser moralement ce
petit peuple, il s'est préoccupé de discréditer d'avance ce qu'une plume
haïtienne pourrait écrire un jour pour sa défense :
prendre leur défense avec une sympathie moins décevante que celle de Sir
SPENSER ST-JOHN. — Cette idée semble avoir happé fauteur après qu'il eut
relu son introduction, et voulant sans doute se mettre en garde même
contre cette éventualité, il ajoute au bas de cette introduction la note sui-
vante :
« De tout temps (ever) depuis le règne de SOULOUQUE, des écrivains
de profession ont été payés par le gouvernement haïtien pour répandre des
rapports couleur-de-rose sur la civilisation et les progrès d'Haïti. Mais un
séjour de vingt-quatre heures dans une ville haïtienne suffira pour
convaincre le plus sceptique que ces relations semi-officielles ne sont
dignes d'aucune créance. »
« La seule chose, nous dit-il, qui aurait pu sauver le mulâtre, aurait été
d'encourager les blancs à s'établir dans le pays, mais les hommes de cou-
leur ont toujours aveuglément repoussé cette solution. »
« Avec de telles idées inculquées dans tous les esprits dès l'âge le plus
tendre, nous dit cet écrivain, il n'est pas étonnant que les haïtiens soient
complètement dépourvus d'honneur financier. »
« Celles des classes supérieures, nous dit l'auteur, (page 151) s'ha-
billent exactement comme des dames européennes, mais elles ne pa-
raissent pas à leur avantage avec des chapeaux fashionables de Paris (l'au-
teur ne cache pas son regret de les voir abandonner le mouchoir enroulé
autour de la tête, qui était autrefois la coiffure de la négresse esclave). Il
n'y a rien dont une dame haïtienne soit plus fière que l'abondance de son
linge de corps ou de maison. Ses armoires en sont généralement bondées
et les noires sont encore, si possible, plus soigneuses que les mulâtresses
de se procurer le linge de corps le plus coûteux. Comme elles s'enor-
gueillissent, de la condition de leur -belle chambre à coucher ! (sic). Elle
est arrangée à très grands frais..... » — Puis, se repentant sans doute de
voir la vérité qui lui échappe malgré lui, dans son lyrisme, ce monsieur
s'empresse d'y mettre ce correctif inattendu : « mais elles n'en usent guère
si ce n'est pour y recevoir leurs amis ! »
232 Cet écrivain ne nous dit pas à quelle classe appartiennent les mulâtresses
dont il a pu examiner la chambre à coucher avec son gentleman américain.
Je n'ai jamais pénétré dans des chambres à coucher de cette sorte ; mais qu'il
s'en trouve de semblables en Haïti, comme ailleurs, j'en veux bien croire son
expérience. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 675
posé à oublier tout cela, pour se rappeler seulement que les portes de
la Légation anglaise, ont été ouvertes par lui à des proscrits, pendant
nos heures de troubles, de même que les portes des légations ou
consulats de France, des États-Unis, d'Espagne, de tous les pays [712]
chrétiens, sans excepter les républiques latines du Nouveau-Monde,
comme celle du Costa-Rica, par exemple, dont le consul à Port-au-
Prince a sauvé la vie en 1879 à l'auteur du présent volume en le cou-
vrant de son pavillon. C'était Mr SANCHEZ, en ce moment employé à
New-York, à la « N.-Y.- Life Insurance Company. » Je suis heureux de
l'occasion qui m'est ainsi offerte d'offrir ce témoignage public de ma
reconnaissance à un homme de cœur. Oui je le répète, Sir SPENSER a
fait pis que la production d'un mauvais livre contre Haïti ; il a commis
une mauvaise action, en essayant, de fermer à toute une communauté
humaine, par le mépris qu'il a voulu attirer sur elle, toutes les voies
qui pouvaient la conduire à la prospérité, à la civilisation. C'était son
droit de prendre en Haïti ou ailleurs, quelques faits d'une vérité abso-
lue ou douteuse, d'y mettre son imagination à l'œuvre pour en former,
puisqu'il s'en était cru le talent, une œuvre littéraire lucrative ; mais un
galant homme en ce cas ne met pas une fausse étiquette sur sa mar-
chandise ; et je n'aurais rien à dire de son œuvre, dont la valeur litté-
raire est à peu près nulle, s'il avait eu la loyauté de lui donner son véri-
table nom :
«Hayti, a satyrical romance on the black Republic. » Loin de moi
la pensée d'opposer à ce roman en noir, un roman couleur de rose. Je
vois, je le répète, que mon pays est peu ou mal connu au dehors. C'est
le résultat de l'isolement où il est resté trop longtemps ; c'est la consé-
quence du vide qu'il a laissé faire autour de lui. Il doit sortir de ce
vide, de cet isolement. Il doit se mêler à la vie, au mouvement des
peuples, ses contemporains, et pour cela, il importe qu'on le connaisse
tel qu'il est et non tel qu'il pourrait être travesti par la fantaisie de ses
amis ou de ses ennemis.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 677
[713]
Appendice II
Mœurs de Saint-Domingue. 233
gime de l'esclavage, pour s'assurer qu'il n'y a eu dans les colonies que
les mœurs qu'il a plu au blanc, au maître, d'y introduire.
[714]
Et d'ailleurs, ces mœurs étaient en harmonie parfaite avec les
goûts, les tendances et les coutumes des deux ou trois premières
femmes blanches qui sont venues de temps en temps poser devant les
négresses comme modèles de l'état moral du sexe dans les sociétés ci-
vilisées de l'Europe.
Pour en revenir, par exemple, aux femmes importées de France par
d'Ogeron, on sait quelles subirent des fortunes diverses : quelques-
unes parvinrent peut-être à réaliser les intentions du Gouvernement
français en se faisant épouser par les rudes colons, et en s'assouplis-
sant à leurs mœurs ; mais les autres, en bien plus grand nombre, cher-
chèrent fortune en exploitant la lubricité des officiers des garnisons de
terre ou de la marine, des aventuriers de passage, et tombèrent enfin
aux bras des soldats et des matelots. Ainsi se trouva introduit dans la
colonie le poison de la débauche sensuelle qui devait y exercer tant de
ravages par la suite.
À mesure que de nouveaux arrivants venaient grossir la population
de l'île, ces femmes dégradées s'efforçaient de s'attacher à eux et d'ob-
tenir par une cohabitation permanente quoiqu'illégitime, une situation
qui était presqu'une réhabilitation sociale, comparée à leur existence
habituelle de prostitution publique.
Il ne fallait point effaroucher les nouveaux venus en leur proposant
brutalement une situation sociale douteuse ; on assimila ces marchés à
des engagements de domestique. Telle femme était censée se placer
chez tel individu comme femme de ménage, comme gouvernante de la
maison. Graduellement ces mots en vinrent à être les termes propres
pour la désignation des fausses situations sociales qu'ils étaient desti-
nés à voiler à l'origine, comme ils le font encore à peu près partout.
On désigna donc par le terme placé l'état des personnes qui avaient
contracté ces sortes de mariages libres, nommés des placages. La
prostitution elle-même disparut graduellement devant ces mariages
illicites qui, n'emportant aucune obligation légale, permettaient aux
hommes de Saint-Domingue de pratiquer impunément une sorte de
polygamie qui devint bientôt générale. On se [715] plaçait avec autant
de femmes que l'on en désirait ; seulement, on ne réunit point toutes
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 679
ces femmes sous un toit commun comme chez les mahométans ou les
mormons. C'eût été prendre des responsabilités et c'était là ce que l'on
voulait éviter par-dessus tout. Chacun de ces polygames retint près de
lui et avoua ainsi une seule femme ou gouvernante de maison, (femme
de la case ou femme caille) les autres, ainsi réduites au rôle de simples
maîtresses, s'appelèrent « des femmes du dehors, »
Ainsi, indépendamment des situations sociales diverses imposées
aux femmes de Saint-Domingue par l'existence de l'esclavage, les re-
lations conjugales leur faisaient une hiérarchie morale qui faisait de
cette colonie la plus curieuse société du monde.
rait toutes sortes de déboires, comme le lecteur le sait déjà, tandis que
son placage avec la même femme eût été considéré par tous comme
une chose simple, naturelle et absolument licite. La femme de couleur
avait donc un intérêt évident à universaliser, pour ainsi dire, le placage
dans la colonie, à y détruire jusqu'à la notion du mariage légitime.
Aussi était-ce surtout aux blancs légitimement mariés que s'attaquait
ce démon de la coquetterie. Quelle vengeance plus savoureuse, en ef-
fet, que de prendre pour elle-même le mari, de le retenir sous son toit,
de devenir ainsi sa femme caille et de forcer à descendre au rang de
femme dehors, celle qui prétendait l'écraser, elle et ses congénères, par
le triple avantage de la couleur de la peau, de la fortune et du titre de
femme mariée ! Et notons que le succès en pareil cas n'était une im-
moralité aux yeux de qui que ce soit à St-Domingue. C'était un vrai
triomphe que tous admiraient. Et comme MOREAU de ST-MÉRY, tous
les blancs de la colonie se pâmaient devant les charmes incomparables
de la triomphante mulâtresse, de l'irrésistible sirène !
En résumé, non seulement le mariage n'était pas la base, le fonde-
ment de la famille et de la société à S T-Domingue, mais encore tout
tendait à la proscription de cette institution. Si l'on songe que jusqu'à
la Révolution, le mariage n'était encore en France qu'un sacrement de
l'Église et que [718] le nœud ainsi formé était absolument indisso-
luble, le lecteur ne sera pas surpris en apprenant, ce qui lui aurait paru
autrement incroyable, qu'il arrivait souvent dans la colonie que de
jeunes femmes recherchées en mariage, refusaient tout d'abord cette
union légitime et exigeaient le placage au préalable, comme un stage
nécessaire, avant de lier à jamais leurs destinées à un homme qui
pourrait cesser de leur plaire.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 682
[719]
Appendice III
AFRICA AFRIQUE.
arms of the sea which separate toure la terre habitable, aussi bien
one region from another, though que les divers bras de mer qui sé-
destined! to facilitate the commu- parent, une région d'u-i ne autre,
nication between distant coun- quoique destinés à I faciliter les
tries, seem, at first view, to be communications [720] entre des
formed to cheek the progress of pays éloignés, semblent, à pre-
man. And to mark the hounds of mière vue, avoir été formés pour
that portion of [720] the globe to arrêter la marche de l’humanité et
which nature had confined him. It marquer les bornes de cette partie
was long, we may believe, before de la terre où la nature l'avait em-
men at-tempted to pass these for- prisonnée. — Il s'écoula beau-
midable barriers, and became as coup de temps, croyons-nous,
skilful and adventurous as to avant que les hommes essayèrent
commit themselves to the mercy de traverser ces barrières natu-
of the windsand waves, or to quit relles et devinrent assez adroits et
their native shores in quest of re- aventureux pour se mettre à la
mote and unknown regions… merci des vents et des flots, ou
quitter les rivages qui les avaient
vus naître pour aller à la re-
cherche de régions lointaines et
inconnues....
tributed more than ail the efforts mites de leurs propres États.
and ingenuity of the preceding La navigation autour de
ages to improve and to extend l'Afrique, particulièrement, est
navigation. That wonderful prop- rapportée par les auteurs Grecs et
erty of the magnet, by which it Romains comme un
communicates such virtue to a récit étrange et amusant auquel ils
needle or slender rod of iron as to ne croyaient pas ou qu'ils ne com-
point towards the poles of the prenaient pas, plutôt que connue
earth, was observed. The use un fait réel qui devait étendre
which might be made of this in leurs connaissances et modifier
directing navigation was immedi- leurs opinions…
ately perceived. That valuable,
but now familiar instrument, the Tandis que cet état d'esprit se
mariner's compass, was construc- formait graduellement en Europe,
ted. When by means of it, navig- une heureuse découverte était
ators found that they could dis- faite, qui devait contribuer plus
cover the north and south with so que tous les efforts et l'ingénuité
much ease and accuracy; it be- des âges précédents à améliorer et
came no longer necessary to de- étendre la navigation. On venait
pend merely on the light of the de découvrir cette merveilleuse
stars and the observation of the propriété de l’aimant de commu-
sea coast. They gradually aban- niquer à une [723] aiguille, ou
doned their ancient timid and une mince baguette de fer la vertu
lingering course along the [723] de toujours diriger ses pointes
shore, ventured boldly into the vers les pôles de la terre, et l'on
ocean and relying on this new s'aperçut immédiatement du parti
guide, could steer in the darkest que l'on pouvait tirer de cette dé-
night, and under the most cloudy couverte pour diriger la naviga-
sky, with a security and precision tion.
hit her to unknown. The compass
may, be said to have opened to
man the dominion of the sea, and:
to have put him in full possession
of the earth, by enabling him to
visit every part of it. Flavio Gloia,
a citizen of Almafi; a town of
considerable trade in the kingdom
of Naples was the author of this;
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 687
who had succeeded to the throne Ils firent remarquer qu'il était
during his minority (1438) ; and, tout à fait chimérique d'attendre
[728] instead of slackening his ef- aucun avantage de pays si tués
forts, Henry continued to pursue dans cette région que la sagesse et
his discoveries with fresh ardor.... l'expérience de l'antiquité avaient
The nation seconded the déclaré[728] inhabitable ; q u e
designs of the prince. Private leurs ancêtres, satisfaits de culti-
merchants formed companies ver le territoire que la Providence
(1446) with a view to search for leur avait allotté, n'avaient pas
unknown countries. voulu gaspiller les forces du
royaume en des projets inutiles,
The Cape de Verde Islands, en quête de nouveaux territoires ;
which lie off the promontory of — que le Portugal était déjà épui-
that name, were discovered sé par les dépenses nécessitées
(1449) and soon after the isles par les tentatives de découvertes
called Azores. de terres qui n'existaient pas, ou
As the former of these are que la nature destinait à rester in-
above three hundred miles from connues ; que le Portugal était ap-
any continent… pauvrie d'hommes qui auraient pu
être employés à des entreprises
From 1412 to 1483, hardly fif-
susceptibles d'avoir un succès
teen hundred miles of the coast of
plus certain et de rapporter de
Africa were discovered…
plus grands avantages. Mais, leur
The Portuguese ventured at appel à l’autorité des anciens, pas
length (1471) to cross the line, plus que leurs raisonnements au
and to their astonishment found sujet des intérêts du Portugal, ne
that region of the torrid zone, firent impression sur l'esprit dé-
which was supposed to be terminé et philosophique du
searched with intolerable beat, to Prince HENRY.
be not only habitable, but popu-
lous and fertile.........
But to the south of that river, Les découvertes qu'il avait dé-
the power and religion of the Ma- jà faites, le convainquirent que les
hometans were unknown. The anciens n'avaient pas une connais-
country was divided into small in- sance bien positive de la zone tor-
dependent principalities… ride. Il n'était pas moins convain-
A powerful fleet was fifted out cu que les arguments politiques
de ses contradicteurs concernant
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 693
While John made this new at- De 1412 à l463, à peine l500
tempt by land, to obtain sortie milles de la côte d'Afrique furent
knowledge of the country which découverts. Les Portugais se ris-
he wished so ardently to discover, quèrent enfin en 1471 à traverser
he did not neglect the prosecution l a ligne et à leur grand étonne-
of this great design by sea. The ment, ils trouvèrent que la région
conduct of a voyage for this pur- de la zone torride qui était suppo-
pose, the most arduous and im- sée brûlée par une chaleur intolé-
portant which the Portuguese had rable, était non seulement habi-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 694
[731]
Il mit hardiment le cap vers le sud et se dirigea vers les dernières
limites où ses concitoyens s'étaient jusque4à avancés ; il découvrit
près de 1000 milles de pays nouveaux. Ni les dangers auxquels il fut
exposé par une succession de violentes tempêtes dans des mers incon-
nues et par les fréquentes mutineries de ses équipages, ni les calamités
de la famine dont il souffrit par suite de la perte de son navire de ravi-
taillement, rien ne put l’empêcher de poursuivre son entreprise.
En récompense de ses peines et de sa persévérance, il put enfin dé-
couvrir cet imposant promontoire qui borne l'Afrique au sud. Mais le
découvrir fut tout ce qu'il était en son pouvoir d'accomplir. La vio-
lence des vents, l'état délabré de ses navires et l'esprit désordonné des
matelots l'obligèrent à s'en retourner après un voyage de 16 mois, pen-
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NOTE NOTE
Fin du texte