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Hannibal PRICE [1841-1893]

Écrivain et diplomate haïtien

(1898) [2012]

De la réhabilitation
de la race noire
par la République d’Haïti
Un document produit en version numérique par Anderson Layann PIERRE, bénévole,
Étudiant en communication à la Faculté des sciences humaines de l’Université d’État d’Haïti
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LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Anderson Layann PIERRE,


bénévole, étudiant en communications à la Faculté des sciences humaines
de l’Université d’État d’Haïti, à partir de :

Hannibal PRICE

DE LA RÉHABILITATION DE LA RACE NOIRE PAR LA RÉ-


PUBLIQUE D’HAÏTI.

Première édition, 1898. Port-au-Prince, Haïti : Les Éditions Fardin,


2012, 732 pp.

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Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

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Édition numérique réalisée le 1er janvier 2018 à Chicoutimi,


Québec.
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Hannibal PRICE [1841-1893]


Écrivain et diplomate haïtien

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti

Première édition, 1898. Port-au-Prince, Haïti : Les Éditions Fardin,


2012, 732 pp.
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sociologue, fondateur
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30 décembre 2017.
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De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti

Table des matières


Hannibal Price : notice biographique et littéraire [a]
Avant-propos [iii]

Première partie.
De l’identité de l’homme dans la diversité des races [ix]

Introduction [xi]
Chapitre I. « L’homme et Dieu » D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? [1]

Que suis-je ? [1]

Chapitre II. De la recherche du bonheur [14]

Manifestation de cette première loi de la nature humaine. [14]


L’intérêt est notre premier guide. [17]
Des obstacles qui s’opposent au bonheur de l’homme. [20]
Obstacles au bonheur résultant des imperfections de notre propre nature.
[23]
De l’obstacle au bonheur provenant de l’inertie de la matière extérieure. [26]
Des obstacles que les hommes opposent au bonheur les uns des autres. [33]
— La bête de Proie. [33]
— Le militarisme. De la bravoure au courage. Du soldat au citoyen.
[36]

Chapitre III. De la solidarité humaine. Harmonie des lois de la nature démontrée


par les effets de la conquête. [47]

I. De la responsabilité. [47]
II. De Charlemagne à la Révolution française. [54]
III. La Révolution française. De la prise de la Bastille par Waterloo. [57]
IV. Deuxième Empire français. Du crime de Décembre au châtiment de
Sedan. Les Cuirassiers de Reischoffen. [61]
V. L’ancienne colonie de Saint-Domingue. Pernicieux effets de l’escla-
vage sur les colons. [62]

Des créoles blanches. [74]


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 9

Chapitre IV. De la loi d’assimilation. [84]

Chapitre V. Le préjugé de race ou l’obstacle volontaire à l’assimilation. Ori-


gine de ce préjugé, en quoi il consiste et quels en sont les effets.
[97]

Chapitre VI. Identité de la race blanche et de la race noire. [110]

I. Position du mulâtre dans la question. [110]


II. Blanc et Noir. [111]

Deuxième partie.
Haïti parmi les nations civilisées. [137]

Introduction [139]

Chapitre I. Haïti et la question de race. Raison d’être de la nationalité haï-


tienne. [147]

Chapitre II. Origines historiques. [163]

I. État habituel de troubles et de désordres de la colonie de Saint-Do-


mingue. Luttes incessantes des nègres contre l’esclavage. Ce qu’était
en réalité le vaudoux sous le régime colonial. [163]
II. Situation respective des différents groupes de la race noire à Saint-Do-
mingue à l’ouverture de la révolution. [192]
III. Inauguration de la lutte. Ogé et Chavanne. [210]
IV. La révolution éclate en deux insurrections simultanées, mais distinctes
et absolument étrangères l’une à l’autre. [217]
V. Deux insurrections simultanées. [222]
VI. Toussaint et Rigaud. [229]

Chapitre III. Quelques réflexions sur les obstacles que les origines et les tradi-
tions du peuple haïtien ont opposé à son avancement. [381]

Chapitre IV. Des superstitions haïtiennes. [396]

I. Croyances superstitieuses. [396]


II. Christianisme. Le papa-loi. [412]
III. Exploitation de la danse du Vaudou et de toutes les danses créoles par
ces charlatans, pour consolider et étendre leur clientèle. [425]
IV. Exagération et fausses idées répandues et entretenues au sujet de nos
superstitions populaires, par la vanité et la légèreté d’esprit des Haï-
tiens pourvus de quelque éducation. [445]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 10

Chapitre V. Haïti et la religion chrétienne. [467]


Chapitre VI. Les Haïtiens et la liberté. [496]

I. Contradiction apparente des tendances naturelles de l’homme. [496]


II. Considérations préliminaires sur les révolutions haïtiennes. [500]
III. Les révolutions des Haïtiens ne placent point le nègre au-dessous du
Blanc comme aptitudes gouvernementales. [507]
IV. Il faut la liberté à l’être humain. La liberté est la base fondamentale de
tout paix sociale. Tout désordre national provient de la tyrannie. [516]

Chapitre VII. Du préjugé de couleur. Caractère particulier du préjugé de couleur


dont souffre la race noire en Amérique. Établissement de l’escla-
vage dans le Nouveau-Monde. [525]

I. La question de couleur dans l’Amérique espagnole. [532]


II. La question de race aux États-Unis. [547]

1. [547]
2. Colonisation des États du Nord. [551]

III. La question de couleur dans la colonie française de Saint-Domingue.


[563]

Chapitre VIII. La question de couleur en Haïti. [632]

I. État de la question. [632]


1. Nègres et Mulâtres. [632]
2. Position du Blanc dans la question. [643]

Chapitre IX. Théories et sophismes. [659]

Victor Schoelcher. [659]


Conséquences déplorables de ces sophismes. [676]

I. La nation privée à l’intérieur du bénéfice des talents acquis par ses


enfants. [676]
II. La nation et la race noire également privées du bénéfice de la dis-
tinction par ses enfants au dehors. [684]
III. Affaiblissement du patriotisme par l’extinction du culte des aïeux.
[688]

Appendice I. Sir Spencer St-John et les Haïtiens. [695]


Appendice II. Mœurs de Saint-Domingue. [713]
Appendice III. Africa / Afrique [719]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 11

[a]

Hannibal PRICE (1841-1893)

Notice biographique
et littéraire

Retour à la table des matières

Né à Jacmel en 1843 Hannibal Price mourut à Brooklyn en 1893. Il


fit ses études primaires dans sa ville natale sous la direction de Mon-
sieur Venance Barbeyer, un ancien marin devenu instituteur, et quitta
l'école à l'âge de quatorze ans. Il entra tout de suite dans le vie active
et fut tour à tour commerçant, agriculteur, industriel, comblant par un
labeur opiniâtre les lacunes de son instruction. Poussé par son ardent
patriotisme et son attachement aux idées libérales à s'occuper de poli-
tique militante, il se présenta aux élections législatives de 1876 et fut
envoyé à la Chambre des députés dont il devint le président. Banni
une première fois par le gouvernement de Domingue, il connut de
nouveau l'exil après les événements du 20 juin 1879. Il passa de nom-
breuses années à Panama, où sa connaissance pratique des affaires lui
avait assuré une excellente situation dans les bureaux de la Compa-
gnie Française présidée par Ferdinand de Lesseps. Il fut nommé en
1890 par le Président Hyppolyte Ministre d'Haïti à Washington où il
resta trois ans.
Hannibal Price a écrit une « Études sur les finances et l’économie
des nations », en deux volumes, dont le premier seulement a été pu-
blié. Son « Rapport sur les travaux de la Première conférence Pan-
américaine » est un travail de grande valeur qu'il eut la bonne idée de
faire paraître en brochure. Son œuvre capitale « De la réhabilitation
de la Race Noire par la République d'Haïti », fut éditée en 1899 par
ses héritiers (Imprimerie Verrolot, Port-au-Prince)
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 12

[b]
L'ouvrage posthume d'Hannibal Price fit une profonde impression
sur la jeunesse studieuse de 1900 parce qu'il aborde, avec sincérité et
courage, les problèmes essentiels de la société haïtienne.
Dans la première partie de son livre, l'auteur, en posant le principe
d'identité de l'homme dans la diversité des races, en arrive par la na-
ture même de son sujet, à examiner certaines de ces questions qui
tourmenteront éternellement la conscience humaine: « Pourquoi
sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? ». Si la philoso-
phie en est pas très neuve, l'écrivain ne se proposant pas de créer un
système, il passe néanmoins un grand souffle évangélique qui rappelle
les plus belles pages de Tolstoï. Mais, c'est en étudiant dans la
deuxième partie, la place que notre pays occupe dans le monde et le
rôle qu'il y doit jouer que M. Price émet sur notre état social des véri-
tés bonnes à répandre.
Qu'avons-nous été dans le passé ? Quel usage avons-nous fait de la
liberté et de l'indépendance si chèrement acquises? Dans quelle me-
sure subissons-nous encore l'influence de nos anciens maîtres de
France ou de nos ancêtres d'Afrique ? L'acte du premier janvier 1804,
en nous affranchissant de l'esclavage du corps, nous a-t-il, par une
sorte de vertu magique, débarrassés du même coup de toute servitude
morale ? Quelles sont nos institutions où se peut constater la survi-
vance de l'esprit africain ou celle de l'esprit français ? La société haï-
tienne a-t-elle évolué ou rétrogradé ? Quelles causes ont nui à son dé-
veloppement ou hâté sa marche vers le progrès ?... Telles sont les
questions que pose Monsieur Price et auxquelles il répond avec un
sens très avisé [c] de l'histoire, une connaissance pratique des lois qui
président à la vie des sociétés, une vue bien nette des besoins de la so-
ciété haïtienne, et toujours dans une langue claire, rapide, et qui tantôt
raconte simplement des anecdotes spirituelles, ou fixent d'une façon
piquante un trait de mœurs finement observé, tantôt s'élève à la véri-
table éloquence lorsque l'auteur noua rappelle les faits glorieux de
notre histoire et nous indique les hautes destinées que nous réserve
l'avenir
L'une des questions les plus irritantes de la vie haïtienne, est celle
du préjugé de couleur. Monsieur Price l'attaque vigoureusement, à
l'extérieur comme à l'intérieur. Appelant à son aide la science et l'his-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 13

toire il fait la guerre à l'immonde passion en des pages vibrantes où


éclate son indignation éloquente. De telles pages devraient pouvoir
être lues de tous les Haïtiens s'ils savaient tous lire. Mais ils ne savent
pas tous lire, hélas! Les idées émises par de grands penseurs ou de
grands patriotes n'arrivent au peuple que par de lentes infiltrations et
lorsque le mal qu'elles auraient prévenu a déjà fait son œuvre néfaste.
À l'envoyé français qui venait lui proposer des honneurs et de l'or s'il
consentait à se remettre au service du Roi de France, Pétion montra
les nombreux citoyens présents à l'entrevue, et lui dit : « Voici le
peuple. C'est lui le maître. C'est à lui qu'il faut parler »
C'est ce peuple, ce souverain, qu'il faut éduquer pour qu'il éloigne
de son esprit et de son cœur les idées fausses et les sentiments ab-
jectes : telle est la conclusion de ce grand livre, qui place Hannibal
Price parmi les bienfaiteurs de la nation Haïtienne 1

[d]

1 Extrait de « Les écrivains Haïtiens » tome I pp.98 à 100, de Dantès Bel-


legarde, 1958.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 14

[iii]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti

AVANT-PROPOS

Retour à la table des matières

En dépit des puissants moyens de communication, de rapproche-


ment, que la conquête de la vapeur et de l'électricité met à la disposi-
tion des peuples contemporains, Haïti reste encore peu ou mal connue,
dans les pays d'outre-mer. Les personnes qui, dans ces pays, s'inté-
ressent au sort de la République Noire, ne connaissent guère son his-
toire et ses mœurs, que par les publications des voyageurs étrangers.
Malheureusement ces écrivains, il faut bien le dire, se sont toujours
montrés plus préoccupés de prendre rang dans la littérature, de s'attirer
de la notoriété, de battre monnaie enfin, en rendant leurs ouvrages in-
téressants par des récits à sensation, que de rechercher et d'exposer des
vérités historiques ou ethnologiques. La plupart d'entre eux se sont
crus dispensés de vérifier les anecdotes qu'ils ont recueillies pour ainsi
dire en courant, et se sont fourvoyés de bonne foi quand ils n'ont pas
été coupables d'une excessive légèreté; d'autres, heureusement moins
nombreux, n'ont pu s'empêcher de laisser percer clans leurs écrits des
préoccupations malveillantes, un parti-pris de dénigrement, d'hostilité
tantôt contre le pays tout entier dont ils prétendent se faire les histo-
riens, tantôt contre un groupe, une section quelconque de la popula-
tion de ce pays.
Ainsi je trouve aux États-Unis des millions d'hommes de ma race,
luttant énergiquement pour s'élever par leur intelligence et leur mora-
lité à la hauteur de la puissante civilisation qui les entoure; des nègres
qui se hâtent de prendre rang dans la médecine, dans la jurisprudence,
dans [iv] les sciences, les lettres, les arts, dans toutes les plus hautes
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 15

branches des connaissances humaines et s'efforcent ainsi de conquérir


le bien-être et la dignité. Eh! bien, je vois chaque jour venir à moi
quelques-uns des plus distingués de ces hommes, en quête de la vérité
sur Haïti, sur cet état de honteuse sauvagerie où l'on veut leur faire
croire que serait tombée la République Noire.
Des écrivains passionnés semblent avoir presque réussi à faire
naître le doute dans leurs cœurs à force de leur jeter le nom d'Haïti à la
face comme un outrage, à force de leur répéter à l'unisson ces phrases
de convention : « Haïti descend rapidement à l'état de tribu africaine »
« Les haïtiens s'en vont à travers leurs forêts vierges, vêtus d'un rayon
de soleil, se nourrissant de la chair de leurs propres enfants » etc.
Je sens donc le besoin de prendre la parole pour défendre mon pays
cruellement calomnié, pour montrer, pour prouver aux autres peuples
que le langage qu'on leur a tenu sur Haïti est celui de la haine et non
celui de l'histoire, bien moins encore de la philanthropie.
J'avais pensé tout d'abord que, sans rechercher pour les réfuter un à
un, tous les faits mensongers, tous les jugements exagérés, erronés ou
malveillants, dont pullulent ces ouvrages, il suffirait de les réfuter en
bloc et sans les nommer, en montrant la République haïtienne telle
qu'elle est réellement, en la mettant en pleine lumière, telle que l'ont
faite ses traditions et ses tendances, sans rien exagérer de ce qui peut
lui faire honneur, sans rien déguiser de ce qui peut lui être défavo-
rable. C'est dans ce but que cet ouvrage a été entrepris, c'est dans cet
esprit qu'il est écrit.
Un haïtien digne de ce titre, le plus beau, le plus noble, certes, dont
puisse s'enorgueillir quiconque a une goutte de sang africain dans les
veines, un haïtien ne saurait redouter de parler avec franchise d'Haïti
et des affaires haïtiennes, car si son cœur de patriote saigne parfois [v]
devant le spectacle de nos souffrances, de nos malheurs, il sait du
moins qu'ils sont produits par des causes identiques à celles qui ont eu
pour résultat les souffrances et les malheurs dont les nations les plus
puissantes, les plus civilisées de notre temps, ont fait la douloureuse
expérience à leur début.
Des ténèbres, à la lumière à travers le sang n'est pas la devise par-
ticulière d'une nation ou d'une race, c'est la loi universelle, fatale, à la-
quelle est assujettie l'humanité entière. Malheureux le peuple, malheu-
reuse la race qui recule devant le flot de sang qu'il faut franchir parfois
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 16

pour accomplir ses destinées: qui manque d'énergie en ce monde doit


s'attendre à l'asservissement.
Cependant il a été publié et répandu à profusion un ouvrage qui a
présenté la République d'Haïti sous un jour tellement odieux, que je ne
saurais, en parlant de mon pays, me dispenser d'examiner ce réquisi-
toire, sous peine de passer pour n'avoir pas osé en contredire les asser-
tions. Je veux parler du livre de Sir S PENSER ST-JOHN intitulé: Haïti
ou la République noire.
Le lecteur trouvera à la fin du présent ouvrage (Note A) un rapide
examen de cette curieuse production du diplomate anglais. Je voudrais
borner à cela mes commentaires sur ce livre; mais cela ne m'est mal-
heureusement pas possible. Il n'est en effet, rien d'avantageux pour le
caractère de mes compatriotes que je puisse exposer dans le présent
ouvrage et qui n'ait été contredit d'avance par quelque anecdote, par
quelque légende, par quelque potin, rapporté ou fabriqué par l'auteur
de Hayti or the black Republic. J'aurai donc à le réfuter dans tout le
cours de mon travail. J'ose promettre à ceux de mes lecteurs qui au-
ront la patience, la bienveillance ou plutôt l'impartialité de me suivre
jusqu'au bout, je leur promets qu'il ne sera procédé à cette réfutation ni
par un wholesale denial (un déni en bloc) même des assertions basées
sur un fond de vérité, ni par [vi] des injures là où la contradiction
exige des arguments ou des preuves.
Avant d'aller plus loin, je sens moi aussi, le besoin de faire
quelques déclarations préalables, quelques réserves personnelles, en
vue des préjugés que l'on pourrait m'imputer à moi-même. Le nom
que je porte est un nom anglais, mais il est bien à moi : il a été donné
par un honorable soldat de la marine britannique à un honorable fonc-
tionnaire haïtien qui me l'a transmis.
J'honore et respecte ce nom, autant que j'honore, respecte et vénère
la mémoire de l'honnête homme de qui il me vient.
Je ne suis donc pas atteint par l'imputation de ceux qui disent: le
mulâtre hait son père, Je pourrais peut-être haïr profondément tout
apôtre de l'esclavage, tout ennemi de ma race, quiconque enfin se
montre hanté du désir de maintenir moi, mes enfants, mes compa-
triotes, mes congénères de toute couleur, de tout pays, dans un état
perpétuel d'abaissement. Ma haine en ce cas serait personnelle à l'in-
sulteur et ne commencerait qu'avec l’offense. Je n'ai pas de préjugé
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 17

contre la race blanche; je ne hais pas le blanc. Ce serait de ma part,


une sorte d'ingratitude envers des hommes dont le nom m'est sacré :
ingratitude envers mon grand-père qui n'a pas renié comme d'autres,
son sang coulant dans mes veines : ingratitude envers des hommes de
cœur qui, dans mon pays et à l'étranger, ont remarqué, soutenu, encou-
ragé mes efforts, quand j'étais jeune et commençais la grande lutte
pour la vie; et plus tard quand l'exil et la ruine vinrent m'imposer leurs
douloureuses épreuves, qui m'ont généreusement aidé, soutenu dans
ma carrière, sans s'enquérir de la couleur de ma peau. Ce serait enfin
ingratitude envers WILBERFORCE, GRÉGOIRE, SUMNER, JOHN BROWN,
toute cette phalange de grands cœurs qui ont donné leurs labeurs de
tous les instants et jusqu'à leur sang, pour obtenir justice en faveur de
la race noire.
[vii]
Mais, j'appartiens à cette race autant qu'à la race blanche. Cette fi-
liation n'a rien qui m'humilie, car je suis haïtien. J'appartiens à ce pays
où l'homme noir a secoué le joug; où. il a montré, où il a prouvé qu'il
était bien un homme, dans la plus haute, dans la plus noble acception
du mot; que l'esclavage était bien un crime de l'homme contre
l'homme. J'appartiens à ce pays, glorieux entre tous, où l'homme noir a
brisé ses chaînes de ses propres mains, dans des luttes dont la gran-
deur ne le cède en rien à celles dont puisse s'honorer quelque nation
que ce soit au monde. Ma bisaïeule maternelle avait cinq fils. La nour-
rice qui m'a bercé, enfant, sur ses genoux, n'a jamais songé à me mon-
trer les cinq frères BOBIN esclaves, gémissant sous le fouet du blanc;
non, non, quand elle m'en parlait, c'était pour m'enseigner la grande
épopée des jours de gloire, c'était pour me les montrer tous les cinq,
tombant glorieusement le même jour, à la même heure, au champ
d'honneur, dans la mémorable charge de cavalerie conduite contre le
tombeau des indigènes par leur parent, l'immortel GABART, le MURAT
des haïtiens, baptisé sur les champs de bataille du nom de GABART-
VAILLANT. Je ne puis invoquer de ces temps que des souvenirs glo-
rieux, des souvenirs qui me gonflent le cœur d'orgueil. Non, je n'ai pas
à rougir du sang africain qui coule dans mes veines; je ne saurais mé-
priser ma mère, la race africaine, car c'est d'elle surtout que me vient
tout ce que l'histoire m'apporte de gloire et d'orgueil. Je suis d'Haïti, la
Mecque, la Judée de la race noire, le pays où se trouvent les champs
sacrés de Vertières, de la Crète-à-Pierrot, de la Ravine-à-Couleuvres,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 18

du Tombeau-des-Indigènes et cent autres où doit aller en pèlerinage au


moins une fois dans sa vie, tout homme ayant du sang africain dans
les artères; car c'est là que le nègre s'est fait homme; c'est là, qu'en bri-
sant ses fers, il a condamné irrévocablement l'esclavage dans tout le
Nouveau-Monde. On ne méprise pas des mères qui ont eu pour frères
ou pour [viii] fils des nègres qui se sont appelés TOUSSAINT
LOUVERTURE, JEAN JACQUES DESSALINES, HENRI CHRISTOPHE,
CAPOIS-LA-MORT, MONPOINT, MAGNY, GUERRIER, PIERROT,
TOUSSAINT BRAVE, etc., OU des mulâtres se nommant ALEXANDRE
PÉTION, ANDRÉ RIGAUD, BAZELAIS, BEAUVAIS, MONTBRUN,
PINCHINAT, GABART, LYS, BONNET, DUPUY, BORGELLA, BOISROND,
etc., etc.
Si l'on a trouvé en Haïti un mulâtre qui rougisse d'avoir été porté
dans le sein d'une négresse, qui méprise sa mère ce n'est pas un haï-
tien ; il n'est pas digne de ce grand nom, le seul que puisse porter le
front haut, avec un orgueil non mitigé, quiconque ne saurait se récla-
mer exclusivement de la race blanche. J'abandonne volontiers au mé-
pris des SPENSER ST-JOHN de tels mulâtres car ils ne sont point cou-
verts par notre glorieux drapeau bicolore.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 19

[ix]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti

Première partie
DE L’IDENTITÉ DE L’HOMME
DANS LA DIVERSITÉ
DES RACES

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Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 20

[x]

Reproduction d'une gravure d'Hannibal Price III


publiée dans le Times Chattanooga du 20 avril 1890
Cf. : Les Price dans la trace des bâtisseurs de Sociétés
Par Robert R. Price, 1997
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 21

[xi]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti
PREMIÈRE PARTIE :
De l’identité de l’homme dans la diversité des races

INTRODUCTION

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Dans un ouvrage où l'on traite de l'homme, des races humaines et
de leur identité, l'écrivain doit à ses lecteurs, il se doit à lui-même, de
faire la preuve de la sincérité des conclusions auxquelles il parvient et
qu'il présente au public comme l'expression de ce qu'il croit vrai.
Que ces conclusions soient jugées correctes ou non par les maîtres
de la science, à la double lumière d'une raison plus forte et d'une jus-
tice plus pure, elles ne seront peut-être pas perdues pour l'humanité, si,
à cause de leur évidente sincérité, elles exigent une réfutation basée
sur de nouvelles investigations également sincères dans le vaste
champ de la grande question de l'homme, car en ce cas, il peut en sor-
tir un pas de plus vers la solution finale.
C'est en vue de mettre le lecteur en mesure d'apprécier la sincérité
de ces conclusions que l'auteur demande la permission de dire ici, une
fois pour toutes, ce qu'il croit nécessaire que l'on sache, non de sa per-
sonne, mais de l'état de son âme, de la tournure de son esprit.
Dans ces questions où souvent la dispute s'acharne sur de simples
mots, en reléguant plus ou moins complètement dans l'ombre, les faits
à élucider, un tel exposé n'est pas non plus sans quelque utilité pra-
tique pour le lecteur. C'est une sorte de fil conducteur qui lui permet
de retrouver la pensée de l'auteur, qui empêche son jugement de s'éga-
rer, surtout dans un ouvrage de nulle valeur littéraire, semblable [xii] à
une sorte de labyrinthe où l'on revient souvent sur ses pas et où
abondent les points obscurs.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 22

Je n'ai certes point la prétention d'offrir au public une théorie, un


système philosophique nouveau. Depuis la plus haute antiquité, la
pensée humaine n'a cessé de se chercher, de s'expliquer à elle-même
son être et sa raison d'être. Dans cette recherche, de nombreuses théo-
ries ont été tour-à-tour avancées puis abandonnées en tout ou en par-
tie. Les systèmes fondés sur ces différentes théories ont subi le même
sort.
Le système est la conséquence de la tendance de l'esprit à générali-
ser ses sensations et ses impressions. L'idée fondamentale d'une théo-
rie peut être juste, bien que la théorie soit fausse. On ne s'en aperçoit
qu'en échafaudant un système sur cette théorie. L'idée fondamentale
peut être fausse elle-même. On ne s'en aperçoit de même que par les
incohérences du système élevé conformément à la théorie basée sur
cette idée.
Dans ce conflit des théories et des systèmes, il me parait inévitable
que chaque être pensant se fasse, sinon un système individuel, mais
une sorte d'idiosyncrasie, une synthèse de ses impressions diverses,
soit qu'elles résultent de ses observations directes, soit qu'elles pro-
viennent des suggestions du dehors.
J'arrive ainsi à conclure que la pensée dans chaque être humain est
indépendante, et qu'elle est en même temps sollicitée, par une ten-
dance naturelle à l'association avec la pensée, de ses semblables, mais
n'entraînant point nécessairement une subordination absolue.
S'il en était autrement, le progrès eût été absolument impossible, à
moins que l'esprit humain, libre de toute possibilité d'erreur, ne put ja-
mais sortir de la vérité. En ce cas, le progrès serait pour l'homme le
passage successif et régulier, d'une première vérité, également en pos-
session de tous les hommes, dont chacun en recevant la vie trouverait
la notion dans son esprit, et dont nous partirions tous pour parvenir
graduellement à des vérités de plus en plus vastes, de plus en plus éle-
vées. En ce cas encore, ce [xiii] que nous appelons le Génie, serait
l'apanage des hommes prédestinés, auxquels serait dévolu le privilège
de porter le flambeau, d'éclairer les gradins supérieurs. Et l'humanité
n'aurait plus qu'à marcher docile, à la suite du génie, sans pouvoir ja-
mais s'égarer.
Il n'en est malheureusement pas ainsi : BONAPARTE, le génie de la
première République Française, a étranglé la République en France.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 23

WASHINGTON, le génie de la liberté dans le Nouveau-Monde, a été


propriétaire d'esclaves. S i BONAPARTE ne s'était pas posé une cou-
ronne sur la tête, il est probable que la première République Française
se serait consolidée, et qu'il n'y aurait jamais eu en France ni
NAPOLÉON III, ni 2 Décembre, ni Sedan. Si WASHINGTON, après l'in-
dépendance de l'Amérique du Nord, avait fait ce qu'a fait BOLIVAR
après l'indépendance de l'Amérique du Sud ; s'il avait seulement pro-
testé contre l'esclavage et qu'il en eût demandé l'abolition de son vi-
vant, il est permis de croire que le prestige de son nom, l'autorité de
ses immenses services à son pays, le respect de sa mémoire, s'associait
à la question de l'esclavage, la solution serait venue rapidement, paisi-
blement, comme elle est venue au Venezuela, et qu'il n'aurait pas été
nécessaire, moins d'un siècle après son indépendance, que le peuple
américain se groupât autour de LINCOLN, pour reformer l'Union Amé-
ricaine dans la plus épouvantable guerre civile qu'ait eu à enregistrer
l'histoire du genre humain.
Le génie lui-même peut donc errer. L'erreur est dans la nature de
l'homme, parce qu'il part de l'ignorance et cherche la vérité en tâton-
nant dans les ténèbres. Il porte, en lui le flambeau, mais quand il ar-
rive à la vie, ce flambeau n'est pas allumé, témoin les enfants. Com-
bien de temps peut durer l'enfance ? Nul ne saurait le dire. On a obser-
vé de tout temps dans les sociétés en progrès, l'étonnement inspiré aux
vieillards, à la génération qui s'en va, par le précoce développement,
en bien comme en mal, des facultés intellectuelles dans les enfants,
dans la génération qui arrive. Qui marche dans la lumière peut hâter le
pas. L'état sauvage me parait lui-même une prolongation de [xiv] l'en-
fance, de l'ignorance primitive, pendant toute la durée de la vie et se
perpétuant, génération après génération, jusqu'à l'accident qui fera
jaillir une première étincelle.
Encore faut-il qu'elle ne s'éteigne pas avec le cerveau où elle a
éclaté, qu'elle ait produit une lumière assez vive pour être aperçue, et
pour constituer un loyer où d'autres flambeaux s'allument de proche
en proche et assurent la perpétuité de la lumière.
Il faut donc allumer son flambeau à la lumière du voisin. La
science est trop vaste pour que chacun parvienne à posséder toutes les
connaissances déjà acquises, en cherchant seul ; l'association de
l'homme à l'homme est nécessaire ; c'est la loi d'assimilation, c'est la
loi du progrès. Mais le flambeau allumé, plus n'est besoin de marcher
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 24

comme l'aveugle en tenant les basques de l'habit d'un guide. Il peut se


tromper et se perdre avec nous, car il est homme : il est sujet à l'erreur.
Il peut encore nous tromper et nous perdre avec ou sans lui, car il est
homme : il est sujet à la passion. Qui tient un flambeau doit éclairer sa
propre voie et marcher à ses risques et périls, sous sa responsabilité.
Pour suivre un guide, pas n'est besoin de lumière ; mais quand celle
du guide s'éteint, c'est la nuit pour tous, car où la rallumera-t-on ?
L'indépendance de la pensée, c'est la liberté, c'est la responsabilité ;
c'est encore la loi du progrès, car plus sont nombreux les flambeaux
allumés, plus la voie devient lumineuse et plus vite et plus sûrement y
marche l'humanité. Rien ne me parait plus condamnable que l'homme
qui soutient une opinion simplement parce que MONTESQUIEU avait
dit cela. J'admire un grand homme, mais ma pensée ne peut s'atteler à
la pensée d'autrui et me faire emboîter docilement le pas à la suite d'un
leader. Ce que je dis, ce que je fais, je le dis et le fais librement ; car je
ne dis que ce que je crois vrai, je ne fais que ce que je crois bien. 2 Si
je me trompe, je ne m'en prends, qu'à la [xv] faiblesse de mon juge-
ment. Mon indépendance d'opinion a pour corollaire obligé, un senti-
ment profond de ma responsabilité envers moi-même. Aussi, des mal-
heurs personnels qu'ont pu m'attirer mes actes ou mes paroles ; je n'ai
jamais pensé un instant qu'un autre que moi-même pût être respon-
sable. J'ai connu dans ma carrière déjà longue et souvent agitée, beau-
coup d'hommes qui m'ont tour-à-tour attiré ou repoussé, que j'ai tour-
à-tour appuyés ou combattus.
Chacune de ces contradictions apparentes a été chez moi le résultat
d'un jugement calme et réfléchi. Autant que cela dépende de moi, je
2 II y a des personnes avec lesquelles la précision du langage doit at-
teindre et même dépasser la puérilité. Pour cette classe de lecteurs, je me
hâte de déclarer que je n'entends rien affirmer de supérieur aux possibilités
de l'humaine nature dans un homme placé dans les conditions ordinaires de
la lutte pour la vie. On me comprendrait mal, par exemple, si l'on s'imaginait
que je veuille me donner pour exempt des faiblesses de la chair, des sur-
prises des sens, de l'erreur ou de la passion. Comprendre les lois de la mo-
rale et s'efforcer de s'approcher du vrai, du beau, du juste, du bien, cela me
parait possible à tous les nommes. Mais ne jamais pécher, c'est être un ange.
Chaque homme peut donc comme ROUSSEAU, offrira ses semblables des
confessions plus ou moins écœurantes dont le cynisme révolte, sans rien
ajouter à la somme des connaissances positives que peut acquérir chacun sur
les faiblesses de la nature humaine, en faisant l'examen de sa propre
conscience.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 25

marche avec qui marche vers ce que je crois le bien ; quand mes com-
pagnons changent de direction, aucun effort, même de ma propre vo-
lonté, ne saurait m'entraînera leur suite. Je crois tout être humain ca-
pable de bons sentiments ; mais la puissance humaine a des bornes et
se heurte à de grands obstacles. C'est pourquoi je juge beaucoup
moins les hommes par leurs actions que par le mobile de ces actions.
L'homme riche qui secourt la veuve ou l'orpheline fait à mon avis une
action digne d'éloge ; mais s'il attend ou accepte que la reconnaissance
jette dans ses bras cette veuve ou cette orpheline, son crime me parait
plus odieux que l'offre brutale du honteux marché.
Qu'on ne s'étonne donc point, à l'occasion, de trouver dans ce tra-
vail des pensées, des opinions non orthodoxes, non conformes à ce
qu'enseignent les écoles ou les livres des autorités. Je ne suis point un
érudit et ne me donne point pour tel ; j'ai beaucoup lu cependant ;
mais j'ai encore plus médité. Je n'ai jamais pu étudier classiquement.
Même pour les œuvres historiques, je ne puis séparer dans ma [xvi]
pensée le livre et l'auteur, je cherche toujours celui-ci dans celui-là et
quoique doué d'une excellente mémoire, j'oublie rapidement l'un et
l'autre quand ils n'ont su parler ni à mon cœur, ni à ma raison.
Est-ce à dire que mon jugement, quoique l'on en puisse penser, se
soit formé exclusivement par mes seules réflexions ou par une assimi-
lation inconsciente des idées qui me sont venues du dehors par la lec-
ture ou la conversation ? Non, assurément. Je contrôle les impressions
que je reçois, mais je n'en méconnais l'existence ni aux yeux des
autres, ni à ceux de ma conscience. Je l'ai dit tantôt, tout homme qui
m'aborde est pour moi un sujet d'étude, et, comme le cynique de la
Grèce antique, j'ai souvent reconnu « qu'un philosophe peut recevoir
d'un enfant une leçon de modestie ».
Un homme, surtout a exercé une grande influence sur la direction
de ma pensée et la formation de mon jugement : c'était un mulâtre de
l'île Maurice, Mr VENANCE BERBEYER un philosophe doublé d'un
homme de cœur que j'eus le bonheur de rencontrer dans mon enfance.
Mr BERBEYER avait embrassé et poursuivi, non sans succès, la car-
rière de marin. Il était devenu capitaine au long cours et armateur de
son navire. Après une longue suite de malheurs, il s'était affilié à la
mission wesleyenne de Londres, qui l'envoya à Jacmel (Haïti) comme
instituteur primaire. Là, je fus l'un de ses écoliers. Il crut découvrir en
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 26

moi quelque intelligence et m'accorda une attention toute particulière,


une sollicitude véritablement paternelle. La vérité est que j'avais l'en-
tendement facile, une mémoire remarquable et beaucoup d'orgueil. M r
BERBEYER s'appliqua, non à combattre cet orgueil, mais à l'épurer, à
l'empêcher de dégénérer en vanité puérile, à le transformer en un sen-
timent profond de dignité.
Il prenait plaisir à me pousser et il me fallait peu d'efforts pour de-
vancer ses espérances. Aussi arrivai-je rapidement à l'épuisement de
son programme scolaire. En Décembre 1854, après un dernier exa-
men, il fut reconnu que l'on n'avait plus rien à m'enseigner dans
l'école ; je la quittai pour entrer dans la v ie. J'étais âgé de 13 ans à
peine.
[xvii]
Le lendemain, j'allai dîner avec mon ancien maître qui me parla
pour la première fois de lui-même et me raconta les malheurs de sa
vie.
Ces épanchements du vieillard produisirent une impression pro-
fonde sur l'esprit de l'enfant.
Me parlant ensuite de moi-même, il me dit : « L'instruction est une
partie essentielle de la dignité. Je vous ai enseigné tout ce que je sais,
mais en réalité vous ne savez encore rien. Il vous reste à savoir surtout
ce qu'est cette dignité qui seule fait l'homme ; elle veut que nous sa-
chions mourir pour ce que nous croyons la vérité. Mais encore faut-il
quelque degré de certitude dans notre foi. Cherchez donc la vérité,
mon fils, ne vous en éloignez jamais volontairement. »
C'est avec ces paroles toujours présentes dans mon esprit, toujours
vibrantes dans mon cœur que je commençai ma véritable éducation,
par l'observation et la réflexion.

[xviii]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 27

[1]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti
PREMIÈRE PARTIE :
De l’identité de l’homme dans la diversité des races

Chapitre I
« L’homme et Dieu »
D’où venons-nous ?
Que sommes-nous ?

Que suis-je ?

Retour à la table des matières

Telle est, de l'avis de la plupart des philosophes, la première ques-


tion qui doive intéresser un être pensant.
Dans cette recherche, le malheur est, non dans l'absence, mais dans
la trop grande abondance des guides, dans la multiplicité des voies di-
vergentes entre lesquelles doit d'abord choisir chacun, sous sa respon-
sabilité, à moins de s'abandonner au hasard, de tenir pour infaillible et
de suivre aveuglément le premier esprit que l'on rencontre et qui pro-
pose de montrer la voie aux autres. Le choix est d'autant plus pé-
rilleux, qu'on a depuis longtemps observé combien est difficile l'ac-
cord des esprits même sur l'adoption d'un vocabulaire identique des
termes employés dans la discussion de toute matière sortant du do-
maine des sciences positives.
Un mot suffit en effet pour désigner tout objet qui tombe sous les
sens. La définition n'est pas indispensable pour [2] que nous nous en-
tendions sur l'objet que nous appelons par exemple, un arbre. Cet ob-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 28

jet se compose d'un nombre plus ou moins considérable d'autres objets


qui ne se présentent pas tous en même temps, à notre considération,
tels que le tronc, l'écorce, les branches, les feuilles, les boutons, les
fleurs, les fruits, les racines, etc. Quelques-uns de ces objets peuvent
même échapper à un observateur inattentif. Mais ils forment ensemble
un tout dont l'image est saisissable par les sens et qui prévient tout
malentendu sur l'objet que nous désignons par le mot arbre.
Mais lorsque l'esprit s'engage dans la contemplation ou dans
l'étude de ses propres facultés, l'accord devient plus difficile, car il
doit se faire sur la nature essentielle de l'objet à nommer, lequel ne
tombant pas sous les sens, ne peut nous offrir une image de son en-
semble. Ici, pour reconnaître l'arbre, s'il m'est permis d'employer cette
figure, il faut retrouver les racines, le tronc, les feuilles, la sève, etc.
Prenons par exemple le mot sens lui-même. C'est la faculté de sen-
tir nous disent les dictionnaires ; c'est-à-dire la faculté par laquelle, « à
la suite de l'impression faite par les corps sur les organes, l'homme et
les animaux éprouvent certaines modifications qui elles-mêmes sont
appelées sensations. »
Dans les écoles primaires, on apprenait aux petits enfants, de mon
temps, qu'il y a cinq sens et que ce sont des organes dont l'âme se sert
pour se rendre compte des choses extérieures ; si bien que nous ne sa-
vions pas trop pourquoi on donnait deux noms à la même chose,
comme l’ouïe et l'oreille ou bien le toucher et la main. L'explication
scientifique nous permet de distinguer entre la faculté et l'organe par
lequel elle s'exerce.
Mais vraiment, il lui reste encore à nous expliquer qu'est-ce que le
sens commun que l'on nous reprochait de manquer, et que le maître
d'école s'efforçait de nous inculquer par quelque châtiment chaque
fois que nous abîmions nos livres, ou nos vêtements en renversant
l'encrier.
On a essayé de sortir de la difficulté eu admettant scientifiquement
deux catégories de sens : les sens externes (vue, [3] ouï, odorat, goût,
tact) et les sens internes comprenant la faculté de sentir ce qui se
passe en nous (sens intime ou conscience), celle de percevoir les rap-
ports (sentiment ou perception des rapports, jugement) et celle d'ap-
précier le bien et le beau (sens moral, sens esthétique ou goût).
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 29

Mais la dispute commence aussitôt : Les uns nient les sens in-
ternes et s'écrient avec ARISTOTE, EPICURE, DIDEROT, CONDILLAC,
etc. ; Nihil est in intellectu quin prius fuerit in sensu : ce sont les sen-
sualistes. Les autres, au contraire, subordonnent les sens externes aux
sens internes et déclarent avec PLATON, LEIBNITZ ET KANT que nihil
est in intellectu quin prius fuerit in sensu, nisi ipse intellectus. Ce sont
les idéalistes ou rationalistes.
Viendra une troisième école, celle de Locke et des Écossais, qui
admettra l'indépendance des sens externes et internes et maintiendra
que toutes nos idées viennent des sens ainsi entendus.
Cette école aura pour contrepartie celle des sceptiques qui dé-
clarent toutes nos idées fausses en démontrant que les sens externes
ou internes sont susceptibles d'erreur.
Ainsi, dès le point de départ, les esprits se séparent sur la nature
même de l'objet désigné par le mot et Babel renaît parla néologie.
Sur cette base si peu ferme de toute théorie sur la nature essentielle
et le mode de formation de nos idées, s'élèvent les systèmes entassés
par la philosophie à travers les siècles, du sensualisme d’Aristote au
positivisme de Mr LITTRÉ, de l'idéalisme de PLATON au spiritualisme
de Mr JULES SIMON, et que ne parvient guère à concilier l'éclectisme
de VICTOR COUSIN.
Quand nous abordons le problème autrement décisif et bien plus
compliqué du pourquoi de notre existence elle-même, il devient né-
cessairement bien plus difficile de s'entendre.
L a vie, nous enseigne-t-on « est l'état des êtres animés tant qu'ils
ont en eux le principe des sensations et du mouvement : cet état est
opposé à la mort. »
Il faut convenir que cette définition n'avance guère un [4] esprit or-
dinaire, non encore familiarisé avec les subtilités de la métaphysique.
La vie est l'état des êtres animés ; l'être animé est l'être qui a vie.
Ou bien encore : être en vie, c'est être en possession du principe
des sensations et du mouvement ; le principe des sensations et du
mouvement, c'est l'apanage des êtres vivants.
On ne peut guère s'en tirer sans se livrer à l'étude savante des prin-
cipes ou causes premières.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 30

Et pourtant chacun, même celui ignore l'objet et jusqu'au nom de la


science métaphysique, a une idée nette de l'état de vie et de l'état de
mort. De sorte que le plus clair de la définition, c'est encore ce que
chacun savait déjà avant de consulter le dictionnaire : c'est que l'état
de vie est opposé à l'état de mort et qu'on les distingue par la présence
ou l'absence du mouvement.
Tâchons avec ces premières données des sens de remonter à la
cause, au principe premier de la vie.
La vue d'un corps inerte est une impression dont la sensation pro-
duit dans notre esprit l'idée de la mort, de l'absence de la vie. En tou-
chant le cadavre, nous éprouvons une nouvelle impression dont la
sensation fait naître dans notre esprit l'idée du froid, de l'absence de la
chaleur.
Notre esprit reste frappé de la coïncidence de ces deux faits et re-
lient le sentiment ou l'idée de cette coïncidence : c'est une observation.
Des observations subséquentes, venant nous démontrer la
constance, la permanence de cette coïncidence, nous supposons que
ces deux faits, la vie et la chaleur, doivent avoir entre eux une relation
de cause à effet : c'est une hypothèse.
Pour vérifier l'hypothèse, nous procédons systématiquement à la
recherche de la vie et de la chaleur, de l'absence de vie et de l'absence
de chaleur, dans l'univers.
S'il résulte de cette recherche que la vie et la chaleur ne vont ja-
mais l'une sans l'autre, il nous sera permis de généraliser l'hypothèse ;
mais nous ne saurions encore prétendre [5] à la découverte d'une loi
de la nature, d'une vérité scientifique. L'hypothèse devient alors une
théorie, et dans ce cas particulier, elle pourrait même donner lieu à
deux théories diamétralement opposées, suivant le rang que prend res-
pectivement dans nos spéculations, chacune des deux idées de la vie et
de la chaleur : celui qui cherchait la cause de la vie prétendrait l'avoir
trouvée dans la chaleur et inversement pour un autre, c'est la vie qui
serait une cause dont la chaleur serait un effet. Pour le premier, le
principe de la vie c'est-à-dire du mouvement et des sensations, serait
la chaleur.
Pour le second au contraire, la vie serait la cause première, le prin-
cipe du mouvement et des sensations, aussi bien que de la chaleur.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 31

Ni l’une ni l'autre de ces théories ne sauraient satisfaire la raison,


parce que, basées sur les mêmes observations, elles restent exclusives
l'une de l'autre, puisque l'une ne peut être vraie sans que l'antre soit
fausse.
Dans l'un ou l'autre cas, un nouvel examen devient nécessaire et
commande de nouvelles observations plus attentives, plus profondes
des phénomènes primitifs. En d'autres termes, il faut arriver à une
conception indépendante et plus précise de chacun des deux phéno-
mènes de la vie et de la chaleur.
De cette nouvelle étude ressort que nous étions dans l'erreur dès le
point de départ ; que nous avions confondu le relatif avec l'absolu et
que nos premières idées étaient fausses, et fausse aussi, par consé-
quent, l'impression qui les avait produites, car :
1° Il n'y a pas cessation de chaleur dans un cadavre, mais simple-
ment abaissement de température. A preuve ce fait, à la portée de tous
les esprits, qu'on retarde la putréfaction d'un cadavre en le couvrant de
glace, c'est-à-dire en produisant un abaissement plus grand de sa tem-
pérature. Remarquons encore que même alors, on n'arrive pas à la ces-
sation de la chaleur, puisque la glace en contient encore 32° Fahren-
heit de plus qu'une autre substance qui n'en est pas dépourvue elle-
même, car il est des climats ou le [6] Mercure descend au-dessous du
zéro de cette échelle thermométrique.
2° La mort ou l'état opposé à la vie, ne produit pas non plus l'iner-
tie de la matière dans les corps privés de vie ; en d'autres termes, le
mouvement ne cesse pas avec la vie dans la matière précédemment
animée.
Nous sommes encore victimes ici d'une erreur de nos sens.
Le corps animé qui passe de vie à trépas, entre en putréfaction, et
la putréfaction est le résultat d'un mouvement des molécules produi-
sant la décomposition du corps, c'est-à-dire rendant disponibles ses
atomes élémentaires qui entreront dans la composition de quelque
nouvelle combinaison.
Conclusion : la vie et la chaleur ne sont donc ni cause ni effet l'une
de l'autre. Les deux systèmes sont donc également faux, et fausses
aussi, les théories qui leur ont servi de bases.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 32

La vie et le mouvement sont-ils du moins dans les relations de


cause à effet ?
Ici encore les faits observés commandent une réponse négative :
nous venons de voir en effet que, comme la chaleur, le mouvement de
la matière continue dans le corps privé de vie.
Il y a mouvement et chaleur dans les corps animés avant et après la
mort.
Cette vérification des théories par les faits, c'est ce qui constitue la
méthode moderne du positivisme.
La théorie qui s'en dégage, semble aboutir à la constatation d'une
loi : la loi du mouvement à laquelle la matière vivante ou morte serait
universellement assujettie. Quelles que soient les directions diverses
du mouvement de la matière, la loi reste une dans son universalité.
Le mouvement des molécules développe la chaleur et de la chaleur
se dégage la force.
Sous quelque aspect que nous considérions la force dans la ma-
tière, quelque infinie que soit la variété de ses manifestations, de ses
degrés d'intensité, elle est toujours identique à elle-même.
[7]
Il y a donc dans l'Univers unité de loi, et unité de force.
Cependant on ne conçoit pas le mouvement, le déplacement de la
matière, sans une force qui la pousse ou l'attire. C'est donc la force qui
produit le mouvement.
Mouvement et force sont donc à la fois cause et effet l'un de l'autre.
L'observation nous démontre en effet que le mouvement se ralentit ou
s'accélère avec la diminution ou l'augmentation d'intensité de la force.
Et la force augmente ou diminue proportionnellement à la chaleur qui
la dégage, laquelle est proportionnelle à la rapidité du mouvement, ici
nommé combustion.
D'où il faudrait conclure finalement à une seule et unique loi, un
seul et unique principe gouvernant universellement la matière vivante
ou morte : le mouvement.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 33

Je suis donc positiviste si par ce mot, on désigne un esprit habitué à


chercher la vérité dans l'observation attentive, dans l'examen
consciencieux des faits.
Mais là s'arrête mon positivisme. Je n'admets pas, par exemple,
qu'une sensation interne soit nécessairement fausse parce que les idées
objectives nées des sensations externes seraient seules susceptibles de
preuves positives. En d'autres termes, j'admets des vérités, des faits,
qui sont dans mon être et hors de mon être et dont je reçois l'impres-
sion, ou le sentiment, de la raison elle-même et non des sens. En un
mot, la matière pour moi n'est pas tout l'Univers.
La loi du mouvement me donne le comment de l'Univers et ne m'en
explique pas le pourquoi. Or ce que je cherche depuis la première
idée, depuis la première sensation, c'est le pourquoi, la cause.
Dire que la science s'arrête où s'arrêtent les connaissances posi-
tives de l'homme, cela ne signifie pas pour moi qu'il n'y a rien au-delà
de ce que perçoivent les sens. S'il n'est pas de connaissances positives
en dehors de la matière, en dehors de ce que l'on peut voir, goûter, tou-
cher, il ne s'ensuit pas que ces connaissance satisfassent l'esprit hu-
main. Parvenu à la formule d'une loi régissant le mouvement, la vie,
dans l'Univers, il se demande encore d'où vient cette loi.
[8]
« Qu'une pièce de monnaie, dit Mr CHARLES S. PEIRCE 3, en tombant,
montre tantôt la face, tantôt la pile, cela n'exige aucune explication parti-
culière ; mais si elle montre chaque fois la face, nous désirons connaître
comment ce résultat est obtenu. La loi est par excellence la chose qui a
besoin d'une cause ».

Dans la relation constante du mouvement et de la chaleur, si nous


supposons que le mouvement a précédé la chaleur et par suite la force,
il nous faut admettre une force préexistante, une force indépendante
de la chaleur et du mouvement qui a mis la matière en branle, qui lui a
donné la première impulsion. Si nous voulons accorder la précédence
à la chaleur, et par suite à la force, il nous faut encore chercher qui a
allumé le premier foyer, d'où vient la première force dégagée.
3 Voir dans la revue trimestrielle « The Monist » N° de Janvier 1891, l'ar-
ticle « The achitecture of theories ».
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 34

Cette cause inconnue, ce principe premier du mouvement, de la


chaleur, de la force, de la vie enfin, nous l'appelons DIEU, — et Dieu
devient et reste notre idéal de la Toute-Puissance.
En s'éloignant de l'idée de Dieu, les philosophes contemporains ne
s'arrêtent pas plus que le commun des hommes, aux limites de la
science positive ; ils en sortent pour entrer dans le domaine des hypo-
thèses.

« Le seul moyen, dit l'écrivain que je viens de citer, de nous expliquer


les lois de la nature et en général l'uniformité, c'est de supposer que ces
lois sont des résultats de l'évolution. »

Soit ! Mais qu'est-ce que l’évolution et d'où vient-elle ?


HERBERT SPENSER voudrait expliquer l'évolution par des « prin-
cipes mécaniques ».
Cette théorie ne donne pas à la supposition de l'évolution un carac-
tère rigoureusement scientifique ; aussi n'est-elle pas encore considé-
rée comme un apport incontesté à la somme de nos connaissances po-
sitives. C'est encore un système à l'étude.
[9]
Supposons néanmoins qu'HERBERT SPENSER ait rencontré une véri-
té ; en ce cas l'évolution, résultat des principes mécaniques de la ma-
tière, resterait une manifestation de l'existence de la force dans l'Uni-
vers, et nous ne serions pas plus avancés quant à la cause première de
la force et des lois naturelles de la mécanique universelle.
La théorie de la sélection de DARWIN ne nous avance pas davan-
tage, car il s'agit encore ici de nouvelles manifestations de la force.
Que les races ou les espèces se modifient par l'élimination successive
de certains caractères et la transmission par hérédité de certains autres
caractères permanents ou accidentels, c'est une question qui porte sur
le mode d'action de la force appliquée à la conservation et au perfec-
tionnement de la matière animée, sans rien présumer de la cause pre-
mière du mouvement et de la vie, dans la matière, dans l'Univers.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 35

Quel que soit donc le sort final de ces différentes hypothèses,


quelle que soit la place définitive qu'elles devront prendre parmi les
connaissances positives de l'humanité, elles ne démentent point DIEU.
Au contraire, plus la science positive aura pénétré et dévoilé la pro-
fondeur et l'harmonie des lois de l'Univers, plus sera justifiée la foi de
l'humanité dans la Toute-Puissance, dans l'omniscience de l'ordonna-
teur suprême de l'Univers.
Je crois donc en Dieu, et, si c'est une faiblesse de mon esprit, je la
partage avec la généralité des humains, avec la généralité des êtres
pensants qui ont tous comme moi un soupir de soulagement, lorsqu'un
génie comme VOLTAIRE, après avoir exploré le labyrinthe de la méta-
physique, en émerge avec ce cri de la conscience humaine : « Si Dieu
n'existait pas, il faudrait le créer ! »
Si de cette hauteur nous redescendons à l'homme, nous trouvons en
lui une sorte de résumé de l'Univers. Soumis aux lois générales de la
matière, il porte en lui-même le mouvement : il vit physiquement par
la circulation du sang dans ses veines et dans ses artères et porte en
lui-même un foyer de combustion, de chaleur, d'où se dégage la force.
[10]
Quand vient la mort, il y a en effet un mouvement qui cesse : la
circulation ; il y a aussi une chaleur qui disparaît : la chaleur animale.
La matière morte reste encore assujettie à la loi universelle du
mouvement, de la chaleur, de la force, mais le cadavre a perdu le prin-
cipe de la vie animale ; il est privé de sa chaleur propre. Un foyer s'est
éteint.
Ce principe de la vie animale, ce principe des sensations, du mou-
vement, de la chaleur, de la force dans les corps animés, l'âme enfin,
existe dans tous les corps organisés, mais il ne m'est pas démontré ni
qu'elle soit privée de facultés propres, de facultés qui lui appartiennent
indépendamment de la matière vivante, ni que ces facultés soient
identiques entre l'homme et les animaux.
Comme l'homme, les animaux possèdent tous ou quelques-uns des
sens externes ; ils reçoivent des impressions et sont susceptibles de
sensations. Comme l'homme, ils peuvent contracter des habitudes et
nous surprendre par le développement de certains instincts. Mais là
me parait s'arrêter le parallèle.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 36

L'habitude assurément exerce un très grand empire sur l'homme,


mais il a le pouvoir de juger ses habitudes, de s'abandonner à celles
qu'il tient pour lui être favorables, de ne point contracter ou de répri-
mer les autres.
Dresser un animal, c'est l'habituer à faire ou à ne pas faire cer-
taines choses. C'est, en d'autres termes, soumettre ses habitudes à une
discipline qui n'est pas dans sa propre nature.
Cette discipline sur soi-même est dans la nature de l'homme, c'est
l a raison. Elle s'exerce au moyeu d'une force spéciale à l'homme, et
qui fait du roi de la création une image du créateur : la pensée.
La pensée est-elle une faculté de l’âme ou serait-elle plutôt une
émanation directe de la Divinité ? — Dans le langage on confond as-
sez généralement ces deux idées et ce n'a pas été la moins abondante
source de nos controverses sur l'âme. En faisant de l'âme tout entière
un attribut exclusif de l'homme, on ne saurait expliquer la vie, les sen-
sations, [11] etc. dans les animaux ; mais en accordant aux animaux
une âme exactement semblable à l'âme humaine, il fallait admettre
l'hypothèse de l'existence de la raison dans tous les animaux. Or, cette
supposition n'est pas susceptible de la vérification par les faits.
La manifestation de la raison, de la pensée, ne peut être constatée
que dans l'homme.
On a cherché à expliquer la première hypothèse par une seconde :
la pensée peut exister dans tous les animaux, mais ils ne peuvent en
manifester l'existence, parce qu'ils sont privés du don de la parole.
Même en ce cas, il faudrait une troisième hypothèse pour expliquer
pourquoi le Verbe a été donné par la nature ou Dieu à l'homme seul, si
cette faculté pouvait être d'une égale utilité à tous les animaux.
J'en demande bien pardon aux savants auteurs de toutes ces hypo-
thèses et à leurs disciples ; mais que la parole soit cause ou organe de
la pensée, il est de science positive que l'existence de cette dernière ne
se manifeste que dans l'homme seul, lui faisant ainsi une place à part
dans l'animalité, dans l'Univers.
Qu'il me soit permis de résumer ou plutôt d'illustrer (to illustrate)
ma pensée par une image.
Prenons, par exemple, une locomotive. La machine proprement
dite, serait l'image du corps dont la vapeur représente l'âme. L'appareil
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 37

tout entier est calculé, arrangé de façon à faciliter l'action de la force


motrice en vue de laquelle elle est construite ; tous ses organes sont
destinés à faciliter le développement et la transmission de la force mo-
trice. Remplissez la chaudière, allumez les fourneaux et voilà la ma-
chine animée, prête à subir l'impulsion de la vapeur, à se mettre en
mouvement, pourvu d'ailleurs qu'elle soit elle-même en bon état. Aus-
si longtemps que la machine n'est pas dérangée, que ses organes ne
sont pas devenus impropres aux fonctions qui leur sont assignées, l'ap-
pareil marchera, pourvu qu'il y ait de l'eau dans la chaudière et du feu
dans les fourneaux : machine en bon [12] état, corps en bonne santé ;
consommation de charbon, consommation de pain.
On comprend aisément que la machine prête à partir, on pourrait
régler l'admission de la vapeur dans les tiroirs par un appareil automa-
tique à mouvement d'horlogerie, actionné par la vapeur elle-même et
dont le résultat serait de tenir la locomotive en marche ou au repos al-
ternativement et à des intervalles déterminés. Voilà l'habitude.
Saut les accidents contre lesquels la machine aveugle reste impuis-
sante, elle pourrait ainsi, maintenue par les rails qui représenteraient
ici l'instinct, parcourir automatiquement une ligne déterminée, s'arrê-
ter à des stations marquées et reprendre ensuite sa marche.
Voilà l'animal, corps et âme.
Mais quand nous passons à l'homme, il nous faut compléter l'image
et montrer la main qui alimente le fourneau et la chaudière, qui ouvre
et terme les robinets, qui arrête l'appareil ou le met en mouvement, qui
le lance en avant ou en arrière, qui sonde ses organes et les répare au
besoin.
Cette main-là, c'est la pensée, c'est l'homme.
Rien n'est plus intéressant dans l'histoire des progrès accomplis
dans le cours de ce siècle, que les rapides transformations, les élimina-
tions, les sélections, l'évolution enfin de l'industrie de l'homme, appli-
quée notamment à la production des machines. Mais aucune transfor-
mation, aucune évolution ne produira la machine responsable, qui
s'alimente par le seul jeu de ses rouages, décide de sa direction et y
marche proprio-molu. Lorsque le génie inventif de l'homme aura atte-
lé à un train, une locomotive automatique, aucun de nous n'entrera
dans ce train, pas plus que nous n'entrerons dans une voiture traînée
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 38

par des chevaux, si bien dressés qu'ils soient, sans des brides dans la
main d'un cocher.
Entreprendre de démontrer, par les sélections d e DARWIN, par
l'évolution d'Herbert SPENSER ou par toute autre hypothèse ingé-
nieuse, que l'homme soit le résultat des transformations successives
d'un animal quelconque, autre que l'homme lui-même, c'est prétendre
que la machine [13] conduite par un ingénieur soit capable elle-même
par des transformations successives de devenir un ingénieur.
Tout cela peut servir à éterniser les disputes entre les esprits, à ac-
croître le fond déjà inépuisable des sophismes qui entretiennent les
préjugés, la haine et la guerre entre les hommes, sans pouvoir réelle-
ment entamer la conscience humaine qui nous crie à tous : Vous êtes
frères, vous êtes l'homme.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 39

[14]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti
PREMIÈRE PARTIE :
De l’identité de l’homme dans la diversité des races

Chapitre II
De la recherche du bonheur

Manifestation de cette première loi


de la nature humaine.

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L'homme jeté sur la terre, a pris possession de son domaine en


marchant au hasard devant lui, à la recherche des moyens de satisfaire
à l'infinie variété des besoins de sa nature.
Tout besoin non satisfait produit en nous la sensation d'une peine et
le désir de nous en affranchir.
Tout besoin satisfait produit en nous la sensation d'un plaisir et le
désir d'en prolonger ou d'en renouveler la jouissance.
Pour satisfaire à nos besoins et à nos désirs, il faut faire un effort.
Tout effort produit en nous la sensation d'une peine nouvelle et le dé-
sir, par conséquent, de nous en affranchir.
Mais l'effort, de môme que la peine qu'il produit, est passager, tan-
dis que la peine produite par les besoins non satisfaits est durable.
L'effort que nous faisons pour satisfaire à nos besoins, nous affranchit
par conséquent de cette dernière peine et nous procure ainsi la jouis-
sance d'un plaisir.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 40

En outre, l'effort actuel peut-être dirigé de façon à diminuer la né-


cessité de nouveaux et fréquents efforts, à nous épargner, pendant un
certain temps, la peine des besoins non satisfaits et à augmenter indé-
finiment ainsi la somme de nos jouissances : tel est par exemple le
rôle de l'épargne.
S'affranchir de toute peine, de toute souffrance, de tout effort ; se
procurer toutes les jouissances, tous les plaisirs, tel est le désir
constant, l'aspiration irrépressible de l'âme humaine.
[15]
Pouvoir satisfaire sans aucun effort à tous nos désirs, ce serait le
bonheur.
Chimère ou possibilité, fantôme ou réalité, ce que nous appelons
de tous nos vœux, ce qui est l'objet de tous nos efforts, c'est le bon-
heur.
Le bonheur étant évidemment le but de toute activité humaine,
l'homme s'est efforcé, dès la plus haute antiquité, de le définir, de se
faire à lui-même une idée précise, une notion positive, de cette aspira-
tion vague de son âme que je n'hésite pas à appeler la première idée
innée, et qui est peut-être avec celle de la cause inconnue de notre être
et de tout ce qui nous entoure, la seule qui mérite cette qualification.
Dans cette recherche d'une définition du bonheur, nous nous heurtons
à la chimère ou à la contradiction.
Toute jouissance est un bonheur ; mais la jouissance n'est pas le
bonheur, caria répétition indéfinie des jouissances entraîne la satiété,
c'est-à-dire la destruction de la jouissance.
Le calme de notre âme, le contentement intérieur, est aussi un bon-
heur, un très grand bonheur ; mais ce n'est pas non plus le bonheur, car
le calme de l'âme ne supprime point les besoins du corps, et lorsque
ceux-ci ne sont pas satisfaits, ils causent la souffrance, la peine ; et la
peine c'est la négation du bonheur.
En outre, le calme de notre âme, quelque puissant que soit notre
empire sur nous-même, peut encore être troublé par des agents exté-
rieurs.
Que faut-il conclure ? Que le bonheur n'est point un objet précis,
déterminé, fini, que l'homme puisse réaliser et posséder.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 41

Ce n'est pas non plus un rêve insensé, une chimère irréalisable, car
chaque homme a connu dans sa vie des jours relativement heureux.
Le bonheur complet, absolu, est donc un idéal de la pensée hu-
maine, vers lequel nous marchons, sans prétendre y arriver jamais sur
la terre ; quelque chose comme l'étoile polaire que poursuit le voya-
geur en s'élevant vers le Nord, mais qu'il trouverait directement au-
dessus de lui, dans le [16] Ciel, au moment où il atteindrait à l'extré-
mité de sa course, au pôle de la terre.
Aussi la morale du CHRIST, en nous montrant la voie qui nous rap-
proche le plus sûrement du bonheur en ce monde, ne nous laisse-t-elle
l'espérance de le posséder tout entier que dans un monde meilleur.
En cherchant le bonheur, c'est donc un idéal que nous poursuivons,
c'est donc à l'infini que nous aspirons.
La première force, le premier moteur de la pensée humaine, c'est
donc l'idéal du bonheur. Consciemment ou machinalement, ce que
l'homme poursuit sur la terre, ce dont il s'efforce d'approcher c'est de
cet idéal.
Religion, science, philosophie, industrie, commerce, agriculture,
gouvernement, tout cela ne vaut pour l'homme, que parce que tout
cela lui apparaît comme des moyens d'arriver au bonheur, ou du moins
d'en approcher.
Vertu ou vice, honneur ou honte, dignité ou dégradation, tous ces
termes nous servent à marquer l'état de l'âme humaine, selon qu'elle
nous semble devoir se rapprocher ou s'éloigner du bonheur.
Librement et sous sa responsabilité, à la suite d'un chef ou d'un
apôtre, à la lumière du livre d'un philosophe ou du sermon d'un prêtre,
chaque homme ici-bas, qu'il le sache ou non, qu'il en convienne ou
qu'il s'en cache, cherche le bonheur et ne cherche pas autre chose.
Tous s'efforcent de s'en approcher le plus possible en ce inonde.
Les âmes d'élites, le trouvant toujours insuffisant sur la terre, y re-
noncent, dans l'espérance de le retrouver parfait et absolu dans le Ciel.
Pour le commun des hommes, le seul prix de la vie se trouve dans
la somme relative de bonheur réel qui en marque le cours, et ce qui
nous aide à porter le poids des peines et des souffrances qui ont précé-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 42

dé ou suivi le bonheur goûté, c'est l'espérance de sauver, de conserver


ce qui en reste et de l'augmenter encore par de nouveaux efforts.
Tout ce qui est propre à détruire cette espérance dans les individus
et dans les sociétés humaines est fatal à l'homme et fatal à la nation.
[17]

L'intérêt est notre premier guide.

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Dans la recherche du bonheur, l'homme est toujours égoïste. Ce


que je cherche, c'est mon bonheur personnel et chacun en fait autant.
C'est pourquoi dans cette recherche, et malgré les protestations des
âmes généreuses qui, de PLATON à J.J. ROUSSEAU, n'ont cessé de flé-
trir la morale utilitaire, l'intérêt a été le premier et restera le principal
guide de l'homme, tant qu'il n'aura pas changé de nature.
Que nous attachions à ce mot un sens noble et, élevé, comme dans
l'intérêt de l'humanité, de la religion ou des mœurs, ou un sens bas
comme dans l'intérêt personnel, l'intérêt de l'argent prêté ou de tout
service rendu, cette expression reste le nom commun de tous les mo-
biles des actions humaines.
L'homme ne s'intéresse, en effet, qu'aux choses qui peuvent aug-
menter ou diminuer le bonheur de l'homme, c'est-à-dire de l'individu,
de la nation ou de l'humanité. Nous avons un égal intérêt à faire tout
ce qui peut nous rapprocher du bonheur et à empêcher tout ce qui peut
nous en éloigner.
Lorsqu'on dit que l'intérêt est la mesure des actions de l'homme, on
n'outrage ni ne glorifie l'humaine nature ; on ne fait qu'énoncer une
vérité simple. Nos regrets et nos déclamations n'y peuvent rien.
L'intérêt gouverne le monde.
La difficulté, pour l'individu comme pour la nation, est de décou-
vrir où gît son véritable intérêt ; qu'est-ce qu'il convient de faire pour
se rapprocher du bonheur, qu'est-ce qu'il faut éviter ou empêcher pour
ne pas s'en éloigner.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 43

Notre véritable intérêt se trouve dans la direction de notre plus


grand bonheur. L'intérêt lui-même n'est pas le but que nous poursui-
vons, il n'est même pas le véhicule qui doive nous y porter. C'est une
simple boussole qui nous indique une direction ; mais c'est une bous-
sole qu'il est impérieux de ne consulter qu'à la double lumière de la
science et de la conscience.
[18]
La controverse me semble être venue de ce que l'homme ou la na-
tion en qui manque la science, ou dont la conscience a été faussée,
peut se tromper sur la direction indiquée par son véritable intérêt et se
croire dans la voie du bonheur, en tournant le dos à la vertu et à la jus-
tice.
Or, la vertu et la justice sont la voie même du bonheur, et l'intérêt
serait un guide trompeur, s'il nous en détournait véritablement.
Pour s'épargner la peine des besoins non satisfaits, des désirs inas-
souvis, il faut accepter la peine de l'effort. Accepter l'effort, c'est être
vertueux ; car la vertu c'est la disposition de l'âme qui porte l'homme
au bien, et lui confère la force, le courage de l'accomplir. La récom-
pense de l'homme vertueux, de l'homme qui s'efforce, c'est la diminu-
tion de la peine, de la souffrance, c'est l'augmentation du plaisir, de la
jouissance, c'est le bonheur.
L'homme a donc intérêt à être vertueux, car la vertu, comme il
vient d'être dit, est dans la voie de son bonheur.
Pour s'épargner la fréquence de la peine résultant de l'effort,
l'homme a également intérêt à ménager, à conserver les ressources, les
biens obtenus par un premier effort, en maîtrisant ses désirs, en limi-
tant ses jouissances à la satisfaction stricte des besoins. Là encore il
lui faut l'intervention de la force d'âme, de la vertu.
Cependant l'homme peut chercher à se soustraire à la loi de l'effort,
sans renoncer à satisfaire ses désirs, à se procurer des jouissances.
Mais alors, il manque à la vertu, il est vicieux, il est sorti de la voie du
bonheur. Il perd le calme de rame, le contentement intérieur. De plus,
il fait obstacle au bonheur des autres hommes.
L'intérêt de conservation dont il vient d'être parlé, fait naître contre
lui un besoin commun de résistance, un intérêt commun de défense,
de répression.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 44

Ou la communauté obéit aux inspirations de la vertu en défendant


le bonheur de chacun, en marchant d'un pas ferme dans la voie indi-
quée par l'intérêt commun : en ce cas, le vicieux subira seul la peine,
portera seul la responsabilité de la vertu méconnue ; il tombera sous le
coup de [19] la justice humaine pour avoir offensé la justice divine et
connaîtra le malheur du bagne ou de l'échafaud.
Si la communauté lâche, molle ou vicieuse, manque à la vertu, mé-
connaît l'intérêt commun et le laisse sacrifier par manque de science
ou de conscience, elle sera elle-même hors la voie du bonheur. Elle
tombera sous le coup de la justice divine pour avoir manqué à la jus-
tice humaine : elle subira la loi de solidarité et connaîtra le malheur de
l'anarchie, de la misère publique, de la honte, de la dissolution ou
même de la conquête.
Pour vaincre les obstacles qui s'opposent à son bonheur, le premier
intérêt de l'homme, c'est de se mettre en possession de la force d'âme,
de la vertu.
Pour conserver les biens acquis, pour accélérer sa marche vers le
bonheur et éviter de tomber dans le malheur, par l'action de la loi na-
turelle de la solidarité, de la répression, l'homme a également intérêt à
être juste.
C'est par intérêt que l'homme se rapproche de son semblable et re-
monte, de l'égoïsme individuel à la fraternité universelle de l'humani-
té.
Par l'élévation graduelle de la lumière qui se fait dans la
conscience, la formule de l'intérêt, gouvernant la justice humaine,
s'épure et remonte de la terre au Ciel :
Rends à ton frère le mal qu'il te fait : prends-lui un œil pour un œil,
une dent pour une dent.
Ne fais pas à ton frère le mal que tu ne voudrais pas qui te fût fait.
Fais à ton frère tout le bien que tu voudrais qui te fût fait à toi-
même.
Quoi que tu fasses, fais le pour l'amour de DIEU.
Soit en d'autres termes :
Hais qui te hait.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 45

Ne hais point qui ne te hait point.


Aime tes frères pour l'amour de toi-même.
Aimez-vous les uns les autres, pour l'amour de Dieu.
[20]

Des obstacles qui s'opposent


au bonheur de l'homme.

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Sur la voie du bonheur, l'homme se heurte à des obstacles nom-


breux et puissants.
L'obstacle est partout ; il est dans la matière qui nous environne ; il
est dans la matière dont nous sommes faits ; il est surtout dans l'esprit
même qui nous le révèle et qui nous permet de le comprendre et de le
vaincre.
Nous le rencontrons donc hors de notre être dans nos semblables et
dans nous-même.
Tout obstacle au bonheur de l'homme est un problème. C'est aussi
une force. Cette force peut être passive ou active, une force de résis-
tance ou une force agressive : la terre refusant des produits à l'homme,
tant qu'elle n'y est pas contrainte, est un obstacle passif au bonheur.
Un loup, un tigre ou un autre homme, résolu à nous dévorer ou à nous
asservir, est une force agressive, un obstacle actif à notre bonheur. La
mollesse de notre chair, sa tendance à l'inaction, au repos, la paresse
enfin, est une résistance, un obstacle passif à notre bonheur, de même
qu'une activité désordonnée de notre esprit, nous poussant à des aven-
tures, produit l'indiscipline de notre âme, et nous abandonne à la pas-
sion qui est la force active, l'obstacle le plus puissant à notre bonheur.
Pour approcher du bonheur, il faut surmonter ou briser l'obstacle.
L'obstacle étant un problème, exige une solution : il faut connaître
en quoi il consiste, comment il est fait, comment il agit : c'est une
cause à chercher. C'est une étude à faire.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 46

La nuit est un obstacle à l'activité de l'homme. La cause de cet obs-


tacle vient d'une loi infléchissable de la nature, d'une force supérieure
à celle de la volonté de l'homme. Nous ne pouvons pas faire que la
terre présente, en même temps, sa surface entière au soleil. C'est donc
une force de résistance que nous ne pouvons vaincre, un obstacle pas-
sif que nous ne pouvons briser.
[21]
Nous le surmontons par le concours de la science, en substituant à
la lumière naturelle du jour, une lumière artificielle, dont l'intensité,
l'éclat s'élèvera à mesure que s'élève notre puissance intellectuelle que
s'élargit le domaine de la science humaine : un pauvre sauvage se
contente de la faible lumière que dégage en brûlant, la fibre d'un bois
résineux ; puis il se procure une lumière de plus en plus vive, en sur-
montant des difficultés plus grandes. Il passera graduellement à la
bougie de cire, à la lampe ou brûle quelque huile végétale, à la bougie
faite de l'huile fournie par quelque animal puissant, comme la baleine,
vaincu par le bras plus puissant de l'homme ; il arrivera enfin au gaz
d'éclairage, à la lumière électrique, sans pouvoir se dire jamais : « j'ai
fini », car ce n'est pas encore le jour, car la nuit n'est pas vaincue, car
nous sommes fils de DIEU, nous ne sommes pas DIEU.
Nous naissons dans l'ignorance, dans la faiblesse, mais nous nous
élevons, nous pouvons nous élever graduellement à la puissance, par
l'effort, par la lutte contre tout obstacle à notre bonheur.
Cet effort, il faut le faire. Cette lutte il faut l'accepter, car il faut
avancer, il faut marcher, il faut tourner ou briser l'obstacle.
Quand il est dans la résistance de la matière, en nous-même ou
hors de nous, nous le tournons ou nous le brisons en lui opposant la
double force active de la science et du travail.
Quand il prend la forme d'un homme, quand il est une force active,
agressive, menaçant directement notre bonheur, il faut le tourner ou le
briser par une invincible force de résistance.
De toute façon il faut lutter.
L'homme qui menace le bonheur de l'homme est un ennemi de
l'humanité. La nation qui se fait un obstacle au bonheur des nations
voisines est une ennemie de l'humanité. Il faut résister à u n tel
homme, à une telle nation. Il faut résister jusqu'à la mort inclusive-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 47

ment, car il n'est pas de bonheur hors la liberté, hors la faculté pour
chacun, de [22] cultiver, de développer toutes les forces de son corps
et de son âme, de les employer, de les diriger, sous sa responsabilité,
dans le sens indiqué par son intérêt.
Hors la liberté, la liberté complète, absolue, sans autre frein que la
justice, l'âme humaine ne peut vivre. Qu'importe alors la vie de son
enveloppe charnelle ? Qu'ai-je à faire du fourreau quand l'épée est bri-
sée ?
Pour vaincre l'obstacle, il faut savoir et vouloir. Il faut l'habileté et
la force, la science et le courage.
La science et le courage sont des apanages de la liberté. Ce sont
des vertus de l'homme libre.
La liberté est de telle indispensabilité au bonheur que celui-ci est
absolument impossible sans elle. Et c'est pour cela, c'est pour sortir du
malheur, que l'histoire entière de l'humanité nous montre tant de
peuples courant à la mort, se faisant broyer au nom de la liberté par
les canons des rois, des tyrans de toute sorte, hommes ou nations, à la
conscience pervertie par l'esprit du mal.
Il faut vivre libre ou mourir.
Il résulte de ces observations que tous les obstacles au bonheur de
l'homme peuvent être classés dans l'une des trois catégories sui-
vantes :

1° Celui qui a sa source dans les imperfections mêmes de notre


propre nature, tel, par exemple, l'obstacle qu'opposent à notre
bonheur, nos erreurs et nos passions.
2° Celui que nous oppose l'inertie de la matière extérieure.
3° L'obstacle que, par suite de leurs erreurs et de leurs passions, les
hommes opposent au bonheur les uns des autres.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 48

[23]

Obstacles au bonheur résultant


des imperfections de notre propre nature

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L'homme approche du bonheur : 1° par le travail qui assure la


prospérité matérielle, la richesse ; 2° par la science qui nous livre les
secrets de la nature et développe notre force productive, et 3° par la
vertu qui nous assure le contentement intérieur, la paix de l'âme, en
nous approchant du bien, du juste, du vrai, de l'idéal enfin, par lequel
l'homme remonte à Dieu, se fortifie par la foi et entre en possession du
vrai courage.
Vertu, Science, Travail, telles sont les lois imposées à la nature hu-
maine par le Créateur de l'Univers, et que l'homme ne peut enfreindre
sans tomber dans le malheur.
Qui manque de vertu, manque de courage, et reste incapable des
efforts qui doivent le mettre en possession de la science et des biens
que procure le travail ; il est également incapable de défendre, de
conserver même les biens qu'il se procure par la fraude et la violence.
Qui manque de science, subit l'empire de la matière en lui et hors
de lui, et reste également incapable d'imprimer à ses efforts, à son tra-
vail, la direction nécessaire à la réalisation de son bien-être, de sa
prospérité.
Qui élude le travail, qui repousse la peine, la souffrance passagère
de l'effort, ne peut acquérir ni la prospérité, ni la science, ni la vertu,
car rien ne vient à l'homme sans un effort, sans un acte de sa volonté,
s'exerçant sur son être. Repousser le travail, c'est être hors la civilisa-
tion, c'est renoncer à tout bonheur sur la terre.
L'homme qui viole ces lois de la nature humaine, qui repousse le
travail, la science et la vertu, tombe dans le malheur, subit le châti-
ment, parce que Dieu, en lui faisant don de la volonté, du libre-arbitre,
lui a imposé la responsabilité de son bonheur.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 49

La paresse, l'ignorance et le vice le rendent misérable, faible elles


conduisent à l'asservissement : qui refuse de [24] travailler volontaire-
ment et pour son propre bien-être, travaillera forcément et pour le
bien-être d'autrui.
Telle est la loi de responsabilité.
Cependant l'homme naît ignorant et lâche, quoique doué de la pen-
sée, qui est une force suffisante pour le faire sortir de l'ignorance et de
la lâcheté natives, et pour lui conférer la science et le courage.
De l'ignorance et de la lâcheté primitives, sortent une nuée de pas-
sions basses qui sont autant d'obstacles à notre bonheur et au bonheur
de nos semblables, si nous ne savons les réprimer : la paresse, l'intem-
pérance, la luxure, l'avarice ; l'insociabilité, l'orgueil, l'envie, etc.
Dans le langage ordinaire, toutes ces passions basses, se nomment
des vices. Toutes les religions en font des péchés. Vice ou péché, c'est
le mal, parce que cela éloigne du bonheur celui qui, en ne sachant pas
vaincre en lui l'ignorance et la lâcheté, subit l'empire de toutes ces
basses passions. Le mal devient crime, lorsque, non content de dé-
truire le bonheur de l'homme ignorant et lâche, il fait de cet homme un
obstacle au bonheur d'autres hommes.
L'obstacle le plus actif à notre bonheur est en nous-mêmes : le plus
puissant ennemi de chaque homme, c'est donc lui-même. Quand nous
ne pouvons subjuguer cet ennemi, il nous faut renoncer à toute espé-
rance de bonheur ; alors la lutte de l'homme contre lui-même devient
mortelle, car il est dans notre nature d'écraser l'obstacle. L'homme
peut être vaincu dans cette lutte ; cela se voit par l'extinction du flam-
beau. Le flambeau c'est la raison.
Quand elle est entièrement éteinte, la lutte est terminée, l'homme a
disparu ; ce qui en reste se nomme un fou. Il y a des degrés dans la fo-
lie, parce qu'il y a des degrés dans l'affaiblissement de la raison hu-
maine. L'homme vaincu par lui-même peut aussi échapper au déses-
poir par un suprême effort de volonté, en abandonnant la lutte : c'est le
suicide. Le suicide, une lâcheté sans doute, est le résultat d'une lutte
suprême dans laquelle un être humain succombe. Qui a succombé
dans cette lutte ? La bête ou l'homme ? C'est un secret que le suicidé
emporte avec lui [25] dans la tombe. Nous ne pouvons le juger. De-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 50

vant la tombe qu'un être humain s'est ouverte de ses propres mains, je
ne découvre et passe en silence.
L'homme vaincu par ses passions, qui reconnaît sa défaite et re-
nonce à la lutte, tombe dans la dégradation.
L'homme dégradé mérite le mépris dont il est partout l'objet.
Or, les lois de la nature de l'homme dominent toute communauté
humaine.
Une nation peut aussi désespérer d'elle-même et renoncer à la lutte
contre les obstacles que lui opposent ses erreurs et ses passions. Cet
abandon de la lutte, dans la communauté comme dans l'individu, est
suprême. L'être humain ne peut vivre dans le désespoir. Quiconque
perd l'espérance est près de sa fin.
Une nation ne peut finir par la folie ou le suicide. Son désespoir n'a
qu'une issue possible : la dégradation.
L'acte d'une nation qui aurait de l'analogie avec le suicide d'un
homme, ce serait la renonciation volontaire à son autonomie ; ce serait
le drapeau abattu et déchiré par la main même de ceux qu'il couvre de
son ombre. On ne le hisse au haut d'un mât, que pour nous obliger, en
le contemplant, de lever la tête. Abattre le drapeau, c'est abdiquer les
gloires du passé et se plonger tête baissée dans la honte éternelle. Et
c'est à ce suicide que des écrivains inconscients ou criminels, s'ef-
forcent de pousser la Nationalité Haïtienne depuis sa formation ! Nous
ne pouvons commettre, nous ne commettrons jamais cette suprême lâ-
cheté. Haïti, en se suicidant, ne se couvrirait pas seulement de honte,
elle serait coupable d'une tentative d'assassinat contre toute la race
noire.
Il faut mettre fin à cette littérature malsaine. Il faut éclairer ceux
qui se trompent de bonne foi et qui nous poussent au mal par igno-
rance ou par un zèle mal entendu. Il faut traîner les autres à la barre de
la conscience humaine et les marquer du fer rouge de la réprobation.
Ce livre y suffira-t-il ? Je n'en ai cure. Ce n'est qu'une orientation
offerte aux enfants de l'Afrique dans tout le [26] Nouveau-Monde. Ils
marcheront dans la voie lumineuse, j'en suis convaincu, parce qu'il
n'est pas vrai qu'ils aient la nostalgie des ténèbres de l'Afrique. Au-
jourd'hui ou demain, d'autres plumes tenues par des mains jeunes,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 51

rouges ou noires, entreprendront la même tâche en Haïti ou ailleurs,


avec un succès toujours croissant qui contrebalancera mon insuccès.

De l'obstacle au bonheur provenant


de l'inertie de la matière extérieure.

Retour à la table des matières

La terre est un immense magasin, un réservoir gigantesque, où la


Providence divine s'est plu à accumuler avec une profusion inépui-
sable, toutes les ressources, toutes les substances propres à satisfaire
aux besoins, à combler les désirs de l'homme.
Mais la marâtre ne nous donne rien volontairement. Son poing fer-
mé ne lâche la corne d'abondance qu'à celui qui sait lui faire violence.
Elle est toujours prête à reprendre ce que nous lui arrachons de vive
force, dès que nous oublions, dès que nous nous reposons. L'effort ici
a été justement nommé « la lutte pour la vie ». Cette lutte est sans
trêve et sans merci.
Aussi la première conception du bonheur a été l’Éden, le paradis
terrestre, un lieu où les forces latentes de la nature entrent spontané-
ment en action pour satisfaire aux besoins de l'homme sans aucun ef-
fort, aucune intervention directe de celui-ci.
Mais l’Éden a disparu de notre horizon ; les forces de la nature
sont rentrées dans le repos ; elles nous opposent leur inertie. Vaincre
cette inertie, tel a été, tel est encore le premier intérêt de l'homme.
Cette lutte contre la nature se nomme le travail Elle a commencé
dès l'apparition de l'homme sur la terre ; elle est encore la question do-
minante dans toute société humaine. Son importance grandit avec le
développement de [27] la Civilisation, et plus une société s'est élevée,
plus la question du travail y parait, grave et menaçante. Plus près de la
nature, on rêve de l’Éden, on cherche vaguement le bonheur en renon-
çant à l'effort qui est une peine et en complant sur la production spon-
tanée pour la satisfaction des besoins ; les limites étroites de cette pro-
duction spontanée, poussent à la limitation inconsciente ou volontaire
des besoins ; borner nos besoins par un effort de volonté est une mani-
festation de notre force d'âme. C'est la victoire que la philosophie
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 52

nous enseigne à remporter sur nous-mêmes. Subir cette limitation par


détestation de l'effort, c'est la mort de la pensée. L'homme qui cède à
ces suggestions est dans une voie fatale. Toute circonstance de
quelque nature qu'elle soit, sollicitation de notre âme, ou suggestion
du dehors, qui nous pousse à chercher la satisfaction de nos besoins
hors du travail, hors la lutte directe contre les résistances de la nature,
est funeste, parce qu’elle conduit à l'anéantissement de toute possibili-
té de bonheur.
Le travail est la première voie qui conduise a u bonheur : nous
avons donc intérêt à travailler. Plus notre travail est productif, plus il
nous rapproche du bonheur : nous avons donc intérêt à diriger l'effort
nommé travail, dans le sens de la plus grande production possible.
Plus le travail se rapproche de la loi naturelle de l'infinie variété, plus
il est productif : nous sommes donc intéressés à la plus grande divi-
sion possible du travail. Plus le travail est intelligent, mieux il se di-
vise : notre plus grand intérêt est cloue de travailler avec intelligence.
Le travail est une vertu parce qu'il mène au bonheur. Tout ce qui
nous éloigne du bonheur est un vice. La paresse est donc un vice.
Telle est la position de l'homme en face des résistances de la nature
extérieure : la science et le courage, tels sont encore les moyens, la
puissance qui lui assure la possession d'une raison cultivée pour
vaincre dans cette lutte, pour échapper à la responsabilité, c'est-à-dire
à la peine, à la souffrance.
Cette loi du travail est une loi imposée à la nature humaine ; [28] la
connaissance de cette loi n'est pas innée ; nous n'avons pas l'intuition
du travail comme celle du bonheur. Le premier travail de l'homme a
été une suggestion de la faim. Le travail est un effort ; il est pénible.
Nous ne faisons cet effort, nous ne subissons volontairement cette
peine que pour nous affranchir d'une autre peine plus insupportable.
Reculer devant l'effort qu'il faut faire, refuser délibérément de subir la
peine passagère qu'entraîne cet effort, c'est le choix fait entre deux
peines ; c'est l'acceptation volontaire, et sous notre responsabilité, de
la peine originelle qu'il s'agissait de supprimer. Cette peine qu'elle est-
elle ?
La misère. L'homme paresseux est donc responsable de sa misère.
Une nation qui fuirait le travail serait aussi responsable de sa misère.
Et il en serait de même d'une race.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 53

Mais si je vois et comprends aisément la paresse dans un homme,


je ne vois pas aussi clairement à quel signe la reconnaîtrai-je dans une
nation ou dans une race ?
Laborieux ou paresseux sont des termes qui marquent des idées re-
latives dans l'individu. Ces mêmes idées ne sauraient être absolues
dans la collection, c'est-à-dire dans la nation et dans la race.
Nous pouvons mesurer la production d'un peuple comme celle d'un
homme, mais qui peut dire sans impertinence, si la somme de cette
production est égale ou inférieure à ce qu'il faudrait pour déclarer pa-
resseux dans la situation économique particulière d'une nation, un
peuple qui travaille et qui produit ?
Le nègre en Afrique produit-il ? Je n'en sais rien et n'ai pas besoin
de le savoir. J'admets que sa production est nulle.
En est-il ainsi parce qu'il est paresseux ou parce qu'il n'a pas reçu
la révélation de la loi du travail ? Je l'ignore et ne peux m'en assurer.
Mais je sais que, comme tous les sauvages, les blancs comme les
rouges ou les jaunes, il fait l'effort primitif de la cueillette, de la
chasse et de la pêche. Il est donc à cet égard, comparativement aux
plus avancés des peuples de la [29] race blanche, à la même distance
qui sépare ces peuples de leurs propres ancêtres.
Les nègres en Afrique sont sauvages. Cela n'est pas un argument
contre l'égalité native des deux races, la blanche ayant aussi passé par
cet état.
Mais la race noire en Haïti a reçu la révélation de la loi du travail.
Cela n'est pas contestable. Livré à lui-même, devenu indépendant de
la France, l'haïtien est-il resté assujetti à cette loi, qui est aussi une loi
de progrès ? Ou bien au contraire se soustrait-il à cette loi, cède-t-il à
la paresse, retourne-t-il à la cueillette, à l'état sauvage de l'Afrique ?
La question est importante ; elle est Capitale dans le débat.
Sir SPENSER ST-JOHN répond avec assurance à cette dernière ques-
tion par l'affirmative. Et quiconque propose, dans quelque pays que ce
soit, la violation des droits de l'homme dans la personne du nègre,
verse des pleurs sur les richesses de St-Domingue, se lamente en invo-
quant l'image de ce paradis perdu des esclavagistes.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 54

Mais les faits justifient-ils ces larmes de désespoir ? La Reine des


Antilles a-t-elle été stérilisée dans les bras du nègre ? A-t-elle cessé
d'être fécondée par la sueur de l'homme en cessant de l'être par la
sueur et le sang de l'esclave ?
Le moindre coup d'œil sur la statistique du commerce général du
monde suffirait pour réduire à néant toutes ces extravagantes asser-
tions, pour montrer à qui veut se donner la peine, d'y regarder, que,
proportionnellement à son étendue et à sa population, la République
d'Haïti occupe un rang distingué, très distingué, une place d'honneur,
parmi les nations civilisées, par sa contribution annuelle à la richesse
universelle, au bonheur de l'humanité.
L'haïtien produit. Et sa production relativement abondante, est tou-
jours en progression croissante.
Par où voit-on donc qu'il retourne à l'état sauvage, que de peuple
libre, indépendant, souverain et civilisé, il descend à la condition de
tribu ?
Le lecteur trouvera dans un autre chapitre de ce livre, la [30]
preuve de ce que j'avance ici sur l'abondance relative et l'accroisse-
ment graduel de la production d'Haïti.
Mais qu'il me soit permis de faire ici une dernière réflexion sur les
rapports de cette production avec la question de race. Il est heureux
pour moi, pour mes compatriotes et pour tous les enfants de l'Afrique
auxquels on oppose dans le reste de l'Amérique, des arguments insen-
sés, basés sur les calomnies et les injures dont on abreuve Haïti et les
haïtiens, il est heureux que les faits ici soient fortement à l'appui de la
cause que je soutiens. Mais il aurait pu en être autrement, j'aurais pu
me heurter au pénible phénomène d'une production faible et décrois-
sante.
Cependant, même en ce cas, je ne saurais concéder la thèse de Sir
SPENSER ST-JOHN. Personne, pas plus que moi, n'admet une diffé-
rence, une hiérarchie dans la constitution essentielle de la pensée hu-
maine, tandis que de l'enfant à l'adulte, chacun peut à tout instant,
constater dans son être individuel le phénomène du développement
graduel, mais inégal, de nos facultés, aux différents âges de notre vie,
et suivant les moyens d'éducation dont nous disposons. Ainsi, une pro-
duction faible et même décroissante d'Haïti ne serait pas la preuve
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 55

d'une infériorité native que la meilleure éducation possible ne saurait


effacer, dans les hommes de la race noire.
Ceci est une extravagance qu'aucun ordre de faits ne saurait jamais
transformer en une réalité. Mais un tel état de la production haïtienne
pourrait être invoqué à l'appui de la thèse moins désespérante de
MOREAU de ST-MERY. On pourrait y voir la preuve que, pour réveiller
la pensée si longtemps endormie de l'africain, il faudrait un plus long
contact direct avec la civilisation que n'en ont eu les haïtiens.
Fort heureusement, dans cette question du travail, les faits consta-
tés me dispensent également de rien concéder même à MOREAU de ST-
MÉRY.
Ils me permettent au contraire de garder tout entière la conviction,
que j'espère faire partager au lecteur, qu'Haïti [31] depuis son indépen-
dance a avancé aussi rapidement qu'on pourrait raisonnablement l'at-
tendre d'un peuple de race blanche placé dans des conditions absolu-
ment identiques.
Est-ce à dire que la progression ascendante actuelle de la produc-
tion haïtienne soit absolument satisfaisante ? DIEU me garde de sem-
blable absurdité. Tout ce que je prétends est ceci : l'ignorance de la loi
naturelle qui impose à l'homme l'obligation de travailler est le signe de
l'état sauvage dans l'humanité. Tout homme qui conçoit cette loi natu-
relle et qui s'y conforme, est sorti de l'état sauvage. Toute société hu-
maine qui reçoit cette notion et l'accepte librement est entrée dans la
civilisation. Le signe qu'une nation accepte la lutte, qu'elle travaille,
c'est sa production : le signe qu'un peuple, libre comme l'est le peuple
haïtien au moins à cet égard, ne subit pas inconsciemment la loi du
travail, que l'effort est accepté par lui librement, volontairement, c'est
l'accroissement graduel de sa production. Le peuple haïtien n'est plus
esclave. Il n'est point astreint au travail par une force extérieure, indé-
pendante de sa volonté.
Il produit et sa production est croissante. Donc il n'est pas sorti de
la civilisation ; donc il marche, il avance en civilisation. C'est tout ce
qu'il y avait à prouver.
Y a-t-il un terme final, un état précis, déterminé, qui constitue la ci-
vilisation ? Qui dit cela ? Qui peut déterminer le point d'arrivée où
cessera la marche ascendante de l'humanité ? Et s'il n'en est point ici,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 56

est-il sensé d'affirmer qu'Haïti n'est pas civilisée, qu'Haïti est inca-
pable de civilisation ?
S'arrêter, c'est se reposer. Se reposer, c'est rentrer d'un bond dans
l'état sauvage. Quant à un moment donné, un peuple ne trouve pas
quelque nouveau progrès à réaliser, on dit qu'il piétine sur place si sa
production reste stationnaire, et l'image est juste, parce qu'il nous faut
autant lutter pour conserver notre domaine que pour en étendre les li-
mites.
Quand le niveau de la production baisse dans un État, nous disons
qu'il recule. Cela est vrai parce qu'il y a là signe d'affaiblissement.
[32]
Que faut-il dire de celui dont la production est croissante ?
J'estime que la production haïtienne, si élevée qu'elle soit à cette
heure, est loin encore, infiniment loin de ce que nous permettraient
d'espérer les richesses naturelles de notre sol, les avantages particu-
liers de notre climat, et la puissance de l'outillage perfectionné du tra-
vail au temps où nous vivons.
Cela me préoccupe comme citoyen de mon pays, sans m'inquiéter
le moins du monde en ce qui concerne la race.
Toutes les nations de race blanche qui nous entourent ont-elles at-
teint le maximum de production que comportent leur sol, leur climat,
et le perfectionnement de l'outillage moderne ? Qui oserait affirmer
cela ? Qui entreprendrait de le prouver ?
Pour toutes les nations, ce sont là des questions d'économie poli-
tique. Et cette science date d'hier. La démonstration des avantages de
la division du travail ne remonte qu'à ADAM SMITH.
Et le dernier mot de cette science est encore à trouver : est-il pro-
tection ou libre échange ?
Direction intelligente, division du travail, production plus abon-
dante, répartition plus équitable des richesses, autant de graves ques-
tions, pour les haïtiens comme pour les autres peuples. Mais je le ré-
pète, pour nous, comme pour les autres, ce sont des questions d'écono-
mie politique étrangères à la question de race ; je n'ai donc point, en
ce qui concerne les haïtiens, ni à les poser à cette place, ni à les ré-
soudre dans ce livre.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 57

[33]

Des obstacles que les hommes opposent


au bonheur les uns des autres.

La bête de Proie

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Avant le réveil de la pensée chez l'homme, dans l'enfance ou dans


l'état sauvage, il est faible et procède d'instinct comme les animaux.
Comme eux, il n'a à sa disposition que la force brutale, l'audace et la
ruse.
Dans l'emploi de ces moyens, il est dominé par l'instinct de la
conservation.
Pressé par le besoin, il devient agressif et se jette impitoyablement
sur tout ce qui lui semble propre à apaiser sa faim.
C'est une bête de proie.
Dans son action agressive, la bête humaine, pas plus que les autres
animaux, ne brave la mort ; elle l'ignore.
Le sauvage a néanmoins le vague instinct du danger. Il ne se risque
que lorsque l'instinct de sa force matérielle et de son adresse efface ce-
lui du danger. Il se méfie néanmoins et recourt à la ruse avant l'at-
taque. Mais si la proie attaquée résiste à l'emploi simultané ou succes-
sif de la ruse, de l'adresse et de la force brutale, l'instinct du danger se
réveille en lui terrible, irrésistible ; il est pris de peur, il a la chair de
poule et fuit.
La bête humaine, ce boulet de forçat que traîne l'homme, est donc
comme tous les animaux de proie, méfiante, poltronne et féroce. Elle
s'attroupe comme le loup pour attaquer et dévorer le faible. Elle s'at-
troupe aussi comme le mouton pour la fuite. Elle se méfie de l'incon-
nu, de l'étranger ; c'est un ennemi possible, donc c'est l'ennemi. De-
vant l'étranger elle prend de l'espace et observe à distance prudente
pour s'assurer s'il est proie ou bête de proie, pour mesurer les chances
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 58

de la lutte et décider si l'on peut se jeter dessus ou si l'on doit lever le


pied. Soit [34] qu'il attaque, soit qu'il recule, et quelle que soit l'issue
de la lutte, (lorsqu’il se décide à l'engager,) l'animal humain est et
reste toujours lâche Vaincu, il s'aplatit comme le chien et tremble de-
vant le maître ; vainqueur, il a la cruauté qui accompagne toute lâche-
té : il dépouille le vaincu, mange ce qu'il peut et détruit le reste.
C'est l'instinct de la conservation qui rend l'homme agressif. Il at-
taque pour se procurer une proie, pour vivre. C'est aussi l'instinct de la
conservation qui le pousse à la résistance.
Il se défend pour échapper au sort de toute proie, pour ne pas être
mangé.
Dans l'un ou l'autre cas, nous faisons la guerre, nous affrontons le
danger, nous nous exposons à la mort, par attachement à la vie.
La guerre est donc le premier mot de l'humaine nature.
La paix est-elle donc impossible parmi les hommes ?
Non ! Car la paix est l'aspiration irrésistible de l'âme humaine, de
même que le repos est l'instinct le plus puissant dans la bête.
L'amour de la paix inspire la résistance, la lutte qui chasse ou dé-
truit la bête de proie.
L'amour du repos endort la vigilance et nous rend proie pour la
bête qui nous guette dans le silence et dans l'ombre et se jette sur
l'homme qui s'endort, qui cède à l'instinct du repos.
Il faut veiller à la bête de proie.

L'homme, cédant à ses instincts, ignore ou fuit le travail qui est


l'action ; il cède à l'attrait du repos, il n'est que la bête. La faim le
force de sortir de ce repos ; elle est pressante, impérative : il faut man-
ger ou mourir.
Sous l'aiguillon de la faim, il se réveille bêle de proie et entre en
chasse ou en guerre. Ce sera la vigilance ou la résistance du gibier qui
en décidera.
Pour vivre, il attaque les autres animaux, y compris ceux qui sont
semblables à lui-même. Il enlève à ces derniers la proie conquise par
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 59

eux, c'est la spoliation. Il mange aussi le vaincu, c'est l'anthropopha-


gie.
[35]
L'humanité entière a commencé par là. La spoliation et l'anthropo-
phagie procèdent donc d'un même principe bestial : la vacuité de l'es-
tomac. C'est donc la même chose. Avec la civilisation, l'anthropopha-
gie disparaît, la spoliation reste et montre l'impossibilité pour l'homme
de dépouiller entièrement son enveloppe charnelle, de s'affranchir de
la bête.
Du bandit calabrais dépouillant les voyageurs, à l'agioteur, ou à
l'homme d'État de la haute civilisation contemporaine, dépouillant l'un
les peuples, l'autre le gogo, ce n'est qu'une question de forme. Le gant
blanc cache, mais ne détruit ni ne ronge la griffe de la bête de proie.
Elle n'en pousse que plus longue et plus acérée.
Près de la nature, l'homme vaincu en lui-même par la bête, est
franc dans sa férocité ; il se jette brutalement sur sa proie, il est moins
dangereux : on le voit, on l'entend venir, et l'on a quelque chance de
fuir ou de l'abattre. Plus loin de la nature, il devient hypocrite ; il
cache la griffe dans le gant blanc, montre à ses frères, en souriant gra-
cieusement, une constitution libérale ou un gospel, pour qu'ils se
laissent approcher à la portée du poignard assassin caché dans la
manche d'un habit correct comme tissu et comme forme.
Qui ne veut être victime de l'hypocrisie de son semblable en ce
monde, doit déchirer l'habit et mesurer dans son frère, à quel degré
l'homme subit la domination de la bête.
Pour approcher de plus en plus de la paix, cette aspiration de l'âme
humaine, il faut savoir résister à l'anthropophage, au spoliateur.
Pour n'être pas proie, il faut chasser, détruire en soi-même et hors
de soi, la bête de proie.
Cela est possible, car la bête est toujours lâche.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 60

[36]

Le Militarisme.
De la bravoure au courage. Du soldat au citoyen.

Le sauvage ignore le travail et ne trouve dans ses instincts aucun


moyen d'apaiser sa faim en dehors de la chasse ou de la guerre.
Mais il est homme car il porte en lui la pensée. Plus tôt ou plus
tard, cette pensée se réveille.
Elle se lève et fait la lumière en son âme, comme le soleil se lève et
dissipe les ténèbres de la nature.
Fiat lux ! C'est le premier mot de la grande genèse humaine. Fiat
lux ! Et comme la lumière, l'homme est, et la pensée, sa vraie lumière,
s'élève, s'élève toujours. Atteindra-t-elle jamais son Zénith ? Est-elle
destinée à redescendre jamais ? A-t-elle un occident ? Mystère dont
Dieu garde le secret. Nous ne l'avons vue suivre jusqu'à présent que la
marche ascendante. Mais nous avons vu aussi que, comme la lumière
du soleil, elle dissipe lentement les ténèbres, commence par un léger
crépuscule, annonce, mais fait attendre « l'aurore aux doigts de rose
d'Homère » ou l'âge d'or, la société patriarcale de l'ancien testament.
Nous savons aussi que cette lumière a ses éclipses comme celles
du soleil : c'est le conquérant, l'homme de la nature qui intercepte le
rayon du philosophe, de l'homme de la pensée ; c'est l'ombre
d'Alexandre sur DIOGÈNE : « Ôte-toi de mon soleil. »
Nous savons enfin que les rayons de cette lumière de l'âme hu-
maine comme ceux du soleil, échauffent, brûlent autant qu'ils éclairent
et provoquent la sueur de l'homme qui féconde la terre.
Avec le réveil de la pensée, l'homme reçoit la révélation de la loi
du travail. C'est la loi de l'effort, de la peine volontaire. Mais la bête
est lâche ; elle redoute l'effort, elle a peur de la peine.
Comment éluder la loi ? Comment se procurer la riche proie
qu'offre le travail sans travailler soi-même ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 61

[37]
En même temps que la révélation du travail, le réveil de la pensée
nous apporte la révélation de la force.
Ces notions sont d'abord vagues, incertaines comme tout ce que
nous apercevons dans une obscurité qui n'est plus la nuit, mais où le
jour pénètre à peine. Elles agissent d'abord sur l'instinct de la conser-
vation, et l'éclairent sans pouvoir encore en modifier la direction.
De la loi du travail, sortira plus tard la notion du devoir qui s'af-
firme lentement, mais irrésistiblement à mesure que la pensée s'élève.
La révélation de l'existence de la force en son être, fait jaillir égale-
ment en l'homme la notion du droit qui s'affirme aussi irrésistible-
ment, à mesure que l'humanité avance, mais non moins lentement que
celle du devoir.
Ce que l'esprit naissant de l'homme aperçoit distinctement d'abord
c'est la notion de la force elle-même, et l'état primitif de guerre s'ag-
grave.
Au début, le sauvage fait la guerre par instinct ; il affronte le dan-
ger parce qu'il n'en a pas conscience. Il est brave. Mais sa bravoure est
celle de la bête de proie. Il se jette impétueusement sur tout ce qui lui
parait sans défense, que ce soit un animal à dévorer, un village à ran-
çonner ou des hommes à asservir.
Une résistance énergique l'arrête ; l'imminence du danger le rend à
la poltronnerie native de l'animal et le met en fuite.
Le premier correctif à notre impulsion guerrière c'est donc la peur
du danger. Cette peur est insurmontable dans l'animal ; elle peut être
vaincue dans l'homme.
Le cœur humain passe à cet égard par trois états distincts : l'igno-
rance, l'oubli et le mépris du danger.
Comment gravissons-nous cette échelle ?
Par l'analyse du danger et des causes de son influence sur notre
âme.
Le danger est partout ; nous le rencontrons à chacun de nos pas : le
cheval que je monte peut s'abattre et me renverser ; le vaisseau qui me
porte peut s'ouvrir et s'engloutir avec moi dans l'abîme ; un travail ex-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 62

cessif peut [38] me causer une congestion cérébrale ; je puis glisser en


marchant, tomber et m'ouvrir le crâne en heurtant un pavé, de même
que la proie que je poursuis, homme ou bête, peut se retourner et
m'abattre.
Le danger lui-même n'est donc pas ce que nous redoutons ; autre-
ment la vie serait insupportable.
L'homme qui a conscience de tous les dangers qui l'entourent, en
prend naturellement son parti et arrive par l'oubli à la quiétude de
l'ignorant. Cela est possible parce que le danger est médiat dans l'état
habituel des choses ; il est toujours assez éloigné pour ne pas s'impo-
ser à notre attention.
Ce qui nous émeut, c'est l'approche, c'est l'imminence du danger, et
pour nous en éloigner, nous fuyons jusqu'à ce que la distance nous
rende la quiétude. Mais la fuite n'est pas toujours le plus sûr moyen
d'échapper au danger. A la guerre surtout, la fuite peut-être désastreuse
en nous livrant sans défense à l'ennemi, s'il nous atteint dans cette
fuite.
Cependant le danger à la guerre est plus proche, plus imminent que
dans les autres actes de la vie ; il s'impose plus impérieusement à
notre esprit et, selon l'état de ce dernier, il produit des impressions très
diverses sur notre âme.
Nous savons bien que le danger n'est pas immédiat : tous les sol-
dats engagés dans une bataille ne meurent pas ; tous n'en reviennent
pas avec une blessure et toutes les blessures ne sont pas nécessaire-
ment mortelles. Mais chacun sait aussi qu'il peut être parmi les morts
ou les blessés, et le danger est certes plus imminent que tous ceux qu'il
pourrait courir en temps de paix, au coin de son foyer.
Le sauvage absolu aborde ce danger avec indifférence parce qu'il
l'ignore. Il meurt avant d'avoir aperçu, avant d'avoir compris qu'il al-
lait mourir.
De là, la possibilité d'une très grande bravoure chez les peuples
sauvages ; de là aussi une plus grande probabilité de la réaction, de la
terreur panique dans l'homme ignorant que frappe subitement l'ap-
proche, la révélation du danger.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 63

[39]
L'homme ayant conscience du danger de la guerre, arrive sur un
champ de bataille avec des mouvements différents de l'âme selon la
tournure de son esprit : ou il a été frappé de l'éloignement de ce dan-
ger en considérant ceux qu'il a vus revenir de la bataille vivants et cé-
lébrant la victoire par des chansons guerrières, ou il a considéré l'autre
face de la médaille et n'a vu que les morts et les blessés.
Dans le premier cas, le conscrit, au baptême du feu, oublie le dan-
ger sans efforts et se conduit en brave. Dans le second cas, l'enrôlé ne
songe qu'au danger qu'il va affronter. Il se croit à sa dernière heure et
le premier roulement du tambour lui donne la « chair de poule ».
Cette peur vient en effet de la chair, c'est la poltronnerie native de
la bête. Abandonnez-la à elle-même, elle fuira sans hésitation. De là
vient la nécessité et la justification d'une discipline militaire, d'une
force extérieure, qui maintienne le poltron au feu.
Cette discipline agit sur la peur elle-même en substituant un danger
immédiat au danger plus éloigné qui effraie le conscrit.

« Si tu restes sous le drapeau et fais comme les autres, tu peux ne pas


mourir, lui dit-on, et si tu recules tu mourras sûrement. Devant toi la mort
est possible mais pas certaine ; derrière, elle est inévitable. »

La poltronnerie du soldat est crime capital. Elle est punie de mort


par la loi militaire. Cette loi serait injuste et absurde si elle était autre
chose qu'une école, si cette poltronnerie de la chair était insurmon-
table dans la chair.
Il n'en est heureusement pas ainsi. En restant même forcément sur
le champ de bataille, l'homme, par cela même qu'il y reste, qu'il n'est
pas mort, perd graduellement le sentiment l'imminence du danger.
L'exemple de ceux qui l'entourent, quelques mots d'encouragement
qu'on lui dit, l'excitation de sa curiosité par la nouveauté du spectacle
auquel il assiste, la gaieté même des camarades qui rient de sa pol-
tronnerie, tout concourt à distraire sa pensée de sa préoccupation pre-
mière, et il finit par oublier aussi le danger. Son émotion, s'il lui en
reste même, sera moindre [40] en abordant un nouveau champ de ba-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 64

taille et disparaîtra au troisième ou au quatrième combat. Alors, on dit


qu'il est aguerri. Il est brave ; il l'est devenu par la force de l'habitude.
Il paraît que c'est le cas de la grande majorité des soldats, car cette
bravoure acquise a été généralisée par cette définition de BONAPARTE :
« La bravoure du soldat est une affaire d'habitude ». Remarquons
encore que, entre cette bravoure et celle de l'homme qui aborde le
champ de bataille en oubliant le danger pour songer à la gloire ou à
autre chose, la différence est du plus au moins. Le premier, maître de
lui-même au point initial du conscrit, maîtrise le second, et s'arme
contre lui de la discipline. C'est un homme qui prend l'autorité et la
responsabilité d'en conduire un autre. La peur le lui a livré. Ou le mè-
nera-t-il ? Évidemment où il voudra ; et l'autre le suivra tout le temps
que les deux ne seront pas arrêtés par une force supérieure. L'un est
chef, l'autre soldat, et le monde est ouvert devant eux. Ils marcheront à
la conquête du monde.
Il y a aussi cette conséquence grave : l'homme aguerri, l'homme,
chef ou soldat, qui n'a que la bravoure du soldat, va à la guerre où l'on
peut mourir comme le matelot va à la mer sur un navire qui peut cou-
ler, comme le mécanicien monte sur une locomotive qui peut sauter,
comme chacun de nous monte dans une voiture qui peut se briser ;
c'est-à-dire par habitude, par oublier du danger médiat. La bravoure du
soldat est donc professionnelle et en fait un homme de métier : il peut
« travailler dans sa partie » au salaire ou à la tâche. De là les soldats
mercenaires, les routiers, les condottieri, les suisses, les gens qui se
battent sans être intéressés dans les motifs de la guerre pour laquelle
ils s'engagent.
Qui peut les payer trouve sûrement des soldats aussi bien que des
portefaix. Le monde est plein d'aventuriers. Le soldat qui n'est pas en-
core un homme, qui n'est qu'un soldat, peut donc devenir un instru-
ment de tyrannie. Il peut s'enrôler au service d'un tyran chez lui ou au
dehors, pour un salaire ou pour le pillage.
[41]
Le soldat c'est donc la bête de proie.
À l'intérieur, il est la tyrannie.
Venu du dehors, il apporte l'esclavage.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 65

Dans l'un et l'autre cas, il est l'obstacle que l'homme oppose au


bonheur de l'homme.
Le soldat c'est l'agression.
Est-il du moins la résistance, assure-t-il l'efficacité de la défense ?
Il faut répondre sans hésiter par la négative. La bravoure du soldat
proprement dit, parvenue à sa plus grande hauteur, n'est que la mani-
festation de ce phénomène : l’âme humaine contrôlant, maîtrisant les
émotions de son enveloppe charnelle.
Quelque absolu que soit l'empire ainsi exercé par l'homme sur son
corps, il n'est pas au plus haut terme de la puissance humaine. On n'y
arrive qu'en apprenant à maîtriser les mouvements de l'âme elle-
même. Comme le corps, l'âme humaine a aussi ses défaillances, ses lâ-
chetés.
Ici nous abordons de nouveau la lutte intérieure de chaque homme
contre lui-même, de la pensée qui nous fait homme et nous élève
contre la matière qui nous ravale.
Dans cette lutte, nous obtenons une première victoire en amenant
la chair à l'oubli du danger ; mais il faut assujettir notre âme à la disci-
pline contraire ; il ne faut pas qu'elle oublie aussi elle-même, car la
bête peut la surprendre en se souvenant brusquement et l'entraîner
dans sa chute. Qui n'est pas maître de son âme n'exerce pas encore un
empire absolu sur sa chair.
L'homme qui a bien regardé le danger, qui l'a étudié, et qui le mé-
prise, n'a plus rien à redouter de sa chair ; elle est vaincue, elle a ou-
blié définitivement et ne se souviendra jamais plus. Un tel homme est
en possession du courage, de la vraie force.
Ce qui donne le courage à l'homme, c'est la conviction.
« Un homme convaincu, dit JOHN STUART MILL, vaut cent
hommes ordinaires. »
II se trompe. Un homme convaincu résume l'humanité [42] en son
être et vaut plus qu'une armée entière luttant pour spolier.
De faibles femmes montant sur le bûcher ont été assez fortes pour
vaincre l'antiquité païenne et la jeter au pied de la CROIX.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 66

L'homme tout entier se retrouve dans la foi, la foi virile qui donne
le courage, qui fait le vaillant, le lutteur.
Il faut croire en DIEU, c'est l'espérance et l'espérance est une force.
Il faut croire en soi-même, c'est le courage et le courage est la force
suprême.
« Aide-toi, le ciel t'aidera. »
La leçon est impérative, elle vient du CHRIST.
Là où manque la conviction, la foi en soi-même, le courage est
faible et la bravoure du soldat ne saurait suppléer le courage dans
l'homme.
À la guerre même, le danger peut se présenter immense, pressant,
immédiat. Alors, le soldat qui n'est que soldat, qui n'a que la bravoure
du soldat, tombe au-dessous du conscrit. Il rompt les liens de la disci-
pline, tue le chef qui tente de la lui appliquer, lance le cri de la bête af-
folée : « Sauve qui peut ! » et une gloire militaire de plusieurs siècles
peut s'effondrer dans une heure de panique.
L'homme qui peut sauver sa patrie, sa race ou l'humanité, c'est ce-
lui qui renonce à se sauver lui-même et qui est toujours prêt à toute
heure, en toute circonstance, à rendre la bête à la nature et son âme à
DIEU.
Cette force de conviction est dans notre nature. Elle nous est pos-
sible. On l'acquiert par la discipline de l’âme.
De l'agression du sauvage dominé par ses instincts, à la résistance
invincible du citoyen, de l'homme en qui la conviction fait, jaillir le
courage, il s'établit une longue échelle d'inégalité dans la force respec-
tive des hommes ou des nations.
De cette inégalité naît pour les plus forts la tentation de la
conquête, de la spoliation.
Mais cette tentation même est destructive de la conviction, de la
vraie force.
[43]
DIEU n'a point permis que la foi éclairât le cœur du spoliateur, de
l'homme de l'iniquité.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 67

Tout peuple qui ne sait résister à la tentation d'abuser de la force,


tout peuple qui convoite seulement le territoire de son voisin, a violé
la loi de DIEU et marche au châtiment. En devenant conquérant, il
cesse d'être citoyen pour devenir soldat. Il abdique pour la bravoure
qui a des bornes, le courage qui est illimité, qui seul confère à
l'homme la puissance de s'élever au-dessus de la mort et d'atteindre au
sublime.
On peut toujours résister au spoliateur ; on peut le vaincre par la
supériorité du courage que donne au faible la foi dans la sainteté de la
résistance. Il faut donc résister et vaincre.
La bravoure peut fonder un empire, le courage peut seul le conser-
ver.
La bravoure fait le soldat, c'est le courage qui fait le citoyen, qui
fait l'homme.
Le courage est la conséquence du développement, de l'intensité
plus ou moins grande à laquelle arrive notre force de volonté par la
pratique de la liberté et de la responsabilité individuelle qui en dé-
coule. C'est ce que j'appelle la discipline de l'âme.
L'homme libre, libre dans son âme et dans sa pensée, est seul fort,
assez fort pour défendre sa liberté politique contre le tyran, ou sa li-
berté naturelle contre l'esclavagiste. L'homme libre seul est citoyen.
Le courage est donc la vertu du citoyen, car c'est par le courage qu'il
peut s'élever à la hauteur du sentiment de la patrie, du sacrifice, du de-
voir enfin, et renoncer à tout appétit, à toute jouissance, à tout ce qui
vient de la bête, à la vie elle-même, pour le salut, la grandeur, la réha-
bilitation d'un peuple ou d'une race.
Le soldat monte sur un trône, écrase les hommes sous sa botte épe-
ronnée et les refoule dans la nuit, dans la lutte obscure, sans gloire et
sans issue, dans le malheur, dans l'enfer terrestre. JÉSUS monte sur une
croix et l'humanité réhabilitée, rachetée, marche dans la voie du bon-
heur, en [44] pratiquant le sacrifice, en s'assujettissant au devoir, en
gravissant le Golgotha à la suite de L'HOMME-DIEU.
Toute nation qui prise mieux le soldat que le citoyen marche à sa
ruine, car elle est entrée dans le militarisme qui est un obstacle au dé-
veloppement de la pensée et, par conséquent, du courage qui ne peut
sortir que du développement, de l'élévation de la pensée. Le milita-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 68

risme détruit donc l'homme au profit de la bête et produit fatalement


l'affaissement des âmes, la lâcheté.
C'est une loi inexorable de la nature humaine.
L'empire d'Alexandre disparut avec ALEXANDRE. Rome républi-
caine et citoyenne subjugua l'Univers ; la Rome militaire et conqué-
rante des Césars tomba dans la corruption et disparut sous la poussée
des barbares. L'Empire d'Occident formé par Charlemagne, disparut
avec CHARLEMAGNE. La victoire conduisit BONAPARTE à Berlin, à
Vienne, à Moscou et poussa les limites de la France au-delà de l'Elbe.
La défaite les ramena en deçà du Rhin et des Alpes. MARENGO porta
le jeune général sur un trône, Waterloo le jeta, moderne PROMÉTHÉE,
sur un rocher ou un geôlier anglais tint captif le maître du Monde.
La conquête crée le militarisme. Le militarisme conduit à l'asser-
vissement.
« Le premier qui fut roi fut un soldat heureux. »
Mais le premier qui fut esclave fut un soldat vaincu.
C'est le soldat qui rend l'esclavage possible pour les autres et pour
lui-même. Il est inférieur au citoyen, car sa vertu c'est la bravoure mi-
litaire qui a besoin d’être relevée, soutenue, par le courage.
La vertu du citoyen, c'est le courage lui-même. « Aucune force ne
peut asservir l'homme qui a le courage, la volonté d'être libre ».
Toute force humaine est le produit d'une discipline. La discipline
du soldat est hors de sa volonté, elle lui est imposée par le code et la
sanction du code c'est la prison, le bâton, la fusillade, c'est le châti-
ment, la peine artificielle infligée par l'homme. C'est la discipline de
l'esclave. La loi du soldat, c'est l'obéissance passive. C'est la négation
[45] de la responsabilité dans l'être humain. Et qui n'a pas de respon-
sabilité n'est pas libre.
La discipline de l'homme libre est en lui-même ; elle n'est écrite
dans aucun code ; il la trouve dans son âme. Elle y est formulée en
une pensée unique qui est tout l'homme, du commencement à la fin,
cette pensée, c'est le devoir. La sanction du devoir c'est la responsabi-
lité.
Quelque condamnable pourtant que soit la guerre en elle-même,
elle n'a malheureusement pas encore disparu de l'horizon de l'humani-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 69

té. Le si vis pacem des Romains n'a pu être effacé par dix-neuf siècles
de fraternité chrétienne.
Il faut donc se préparer à la guerre, à la défense. Il faut donc for-
mer le courage ; donc il faut quel homme soit libre et qu'il devienne
ou reste citoyen.
Qu'il y ait donc partout l'école où l'on enseigne la guerre, l'art de la
défense et de l'attaque ; l'école où se forment des officiers et des sol-
dats-citoyens.
Mais cette école, Académie, caserne ou champ de manœuvres, ne
peut former le soldat-citoyen que sous la condition expresse, incom-
mutable, de n'être qu'une école, un lieu où l'on apprend à défendre la
patrie et à mourir pour elle.
Tous les citoyens doivent passera cette école mais chacun n'y doit
rester que le temps strictement nécessaire à l'enseignement théorique
et pratique requis pour la défense de la patrie.
Il en est des armées pour le moral de l'homme comme de certaines
manufactures pour la santé de son corps. Elles sont insalubres ; l'air
qu'on y respire empoisonne.
L'armée est l'instrument de la tyrannie ; elle est la tyrannie elle-
même, et toute tyrannie est coupable dans son but, dans ses moyens.
Toute tyrannie est criminelle, non seulement dans le tyran mais encore
dans ceux qui acceptent la tyrannie.
Elle est coupable dans ces derniers, parce qu'ils acquiescent à la ty-
rannie, se soumettent au tyran, pour créer à leur profit une force qui
détourne la part de bonheur d'autrui, et qui de plus détruit en eux-
mêmes et dans les autres, [46] le sentiment de la dignité humaine.
Quiconque voit dans une armée autre chose qu'un instrument néces-
saire à la défense de la nation ; une école d'honneur, de courage ci-
vique où se forment des citoyens dignes de garder les Thermopyles
d'un peuple ; quiconque rêve de faire de l'armée une force agressive
pour détruire le bonheur de ses semblables au dehors ou à l'intérieur,
tue dans cette armée le principe même du courage et trahit ainsi sa pa-
trie, en la privant de la possibilité de résister, à l'occasion, faute de ci-
toyens, faute d'hommes sachant mourir.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 70

[47]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti
PREMIÈRE PARTIE :
De l’identité de l’homme dans la diversité des races

Chapitre III
De la solidarité humaine.
Harmonie des lois de la nature
démontrée par les effets de la conquête.
I. De la responsabilité.

Retour à la table des matières

La loi de la responsabilité humaine, telle que nous la voyons se dé-


gager de l'histoire des peuples, est une loi de répression.
Elle est lente dans son action et il faut attendre longtemps les effets
de cette justice divine qui gouverne l'homme à son insu, qui le mène
tandis qu'il s'agite.
C'est le châtiment qui suit le crime en boitant
La tyrannie qui suit la conquête et semble l'affermir, s'appesantît
sur un peuple, sur une race, pendant des générations, pendant des
siècles, avant que sonne l'heure de la répression.
Et l'histoire qui nous montre la logique de l'inexorable châtiment,
qui nous fait découvrir dans le passé le crime qui l'a provoqué, qui
nous fait le tableau des vices de Gomorrhe attirant le feu du Ciel sur
Gomorrhe, l'histoire est une leçon pour les forts. Elle en est une aussi
pour les faibles.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 71

Le conquérant s'éteint dans toute sa gloire. La responsabilité ne


meurt pas avec lui, elle reste dans son peuple, et les générations à ve-
nir subiront le châtiment.
[48]
Cela est juste parce que le peuple est plus fort que le roi, et tous les
hommes plus forts qu'un homme.
Pouvoir, c'est devoir.
Pouvoir empêcher le crime et le laisser s'accomplir, c'est l'avoir ac-
compli soi-même, c'est en prendre la responsabilité.
Cette leçon est lente à faire la lumière dans les esprits, parce que la
bête est obstinée ; et quiconque sent en lui la force, subit la tentation
du mal. Le serpent de la genèse s'enroule autour de la tête du fort pour
lui suggérer le diadème, la domination, et lui siffle tout bas à l'oreille :
Rule Britannia.
Le faible vit donc en ce monde sous la menace perpétuelle. Après
la guerre, il faut se préparer encore à la guerre. Le faible est proie ; il
est donc forcé d'être toujours au guet pour échapper à la bête de proie.
La certitude du châtiment du vainqueur ne peut relever l'âme du
vaincu, car il ne verra pas ce châtiment, et, ce qui est bien pis, il subira
lui-même ce châtiment dans sa descendance, car il est homme, il ap-
partient à l'humanité et partage sa responsabilité. Il ne faut donc pas
être faible. Il faut lutter et vaincre. La défaite, c'est l'acquiescement de
la bête. La mort est la victoire de l'homme. L'acquiescement est crimi-
nel, et le crime de cette défaite de l'homme est puni dans ses enfants
jusqu'à la quatrième ou à la cinquième génération, et nous arrivons à
cette désolante conclusion que l'homme serait placé entre deux lois
apparemment inconciliables, l'une qui le lance à la recherche du bon-
heur et l'autre le poussant non moins irrésistiblement à la misère, au
désespoir.
Dans sa nature physique même, l'animal humain serait également
soumis à deux instincts diamétralement opposés, l'un de conservation,
l'autre de destruction.
Où serait la loi d'équilibre ? On l'a cherchée dans l'idée de la jus-
tice. Mais qui donnera la formule de la justice ? Et, cette formule don-
née, qui, au moment où il a la supériorité, au moment où il est le plus
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 72

fort, se dépouillera au [49] profit du plus faible, pour obéir à la for-


mule de la justice et établir l'équilibre ?
Ici la pensée semble s'arrêter impuissante. L'homme, épuisé par de
vains efforts, s'affaisse sur ses genoux et appelle DIEU. C'est la prière.
La prière est-elle une solution ? Non. Que vaut-elle alors ?
Ceci : elle nous révèle que nous sommes fils de DIEU et que notre
père éternel existe.
Sous l'empire du doute, l'âme défaillante de l'homme tombe pour
ne jamais se relever, non jamais, à moins qu'en tombant elle n'ait
conscience de sa faiblesse, de son impuissance et ne se les avoue en
cherchant hors d'elle-même et hors de la matière, en appelant DIEU
dans son désespoir.
Oh ! Malheureux, bien malheureux, l'homme qui n'a jamais reçu
cette révélation directe de l'essence divine de son être, de sa pensée ;
l'homme qui n'a jamais connu la prière, cet appel suprême au Créateur
par la créature qui l'ignore et se cherche. Et combien plus malheureux
encore, celui qui a reçu cette révélation et qui n'a pas compris !
Je n'entends pas dire que la foi révèle à l'homme la vérité que ne
peut rencontrer sa pensée. Je ne suis point un athée et je ne me tiens
pas non plus pour un prophète.
Mais que la foi relève, soutienne le courage dans l'homme qui
cherche le bien, le juste, le vrai, qui marche, guidé par une conscience
droite et des intentions honnêtes, c'est ce dont je ne saurais douter.
Ma pensée est libre, et je crois en DIEU. Cela ne me parait pas
contradictoire. Je crois en DIEU surtout parce qu'il m'a fait libre et
pensant.
Le problème est difficile et sa solution intéresse l'humanité.
Si chacun porte au tronc commun le contingent de sa pensée indi-
viduelle, la solution se trouvera, la vérité se dégagera peut-être.
J'apporte ici mon contingent et ne prétends pas faire autre chose.
Que la nature humaine soit soumise à des impulsions [50] diffé-
rentes et même contraires, cela me parait évident : elle est tirée en bas
par la chair, et l'esprit la pousse à monter.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 73

L'opposition, l'antagonisme n'est pas entre l'esprit et l'esprit d'un


côté, et de l'autre, entre la chair et la chair.
La lutte m'apparait toute entière entre la chair d'un côté avec ses
appétits, ses instincts, et l'esprit de l'autre côté avec ses aspirations et
ses résolutions.
Entre la chair et l'esprit, les forces ne sont pas égales, l'équilibre
n'est pas possible. L'esprit est le plus fort ; tant qu'il lutte, il triomphe ;
mais la chair est obstinée et toute trêve lui profite. De là, les éclipses
qui nous désolent mais qui n'empêchent pas que, somme toute, le
monde marche, qu'il n'a jamais cessé et ne cessera jamais de marcher.
Ce que je cherche en ce monde, c'est mon bonheur, mon bonheur à
moi et non le vôtre.
Si je pouvais être heureux en détruisant le bonheur de mes sem-
blables, la spoliation et l'oppression seraient justes, parce qu'elles se-
raient dans la loi inexorable de ma nature et je ne puis rien trouver
hors de ma nature. Je ne suis pas juste, je ne songe pas aux autres,
dans cette poursuite. J'appelle bien ce qui me conduit au bonheur et
mal, ce qui m'en éloigne. J'entends par ces mots ce qui est bien ou mal
en moi et non hors de moi, car dans cette étude je suis égoïste, je le ré-
pète, et c'est moi, moi seul que je cherche en vue de régler ma
conduite, (?) en vue de déterminer ce qui convient à mon intérêt parmi
les impulsions hautes ou basses, les suggestions justes ou injustes,
vraies ou fausses que je reçois directement de mon être.
Or, je suis un homme, un être absolument identique aux autres
hommes. Ce qui est bien ou mal en moi, est bien ou mal dans
l'homme. Il est donc également bien ou mal dans tous les hommes.
Ainsi, sans sortir de mon égoïsme, je me retrouve dans l'humanité ;
je rencontre une loi, la loi de la solidarité humaine.
Tout obstacle à mon bonheur, que cet obstacle vienne de moi, de
mon erreur et de ma passion ou qu'il vienne d'autrui, est un obstacle
au bonheur de l'homme, c'est-à-dire [51] à mon bonheur, au bonheur
de ceux qui m'entourent et, de proche en proche, au bonheur de tous
les hommes, au bonheur de l'humanité. Ainsi, mon intérêt se fond
dans l'intérêt commun, se confond avec l'intérêt de l'humanité.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 74

Qui fait obstacle à mon bonheur fait obstacle au bonheur de l'hu-


manité, et tous les hommes ont le même intérêt que moi à supprimer, à
briser cet obstacle.
Ainsi disparait la difficulté résultant des inégalités individuelles.
Qui en abuse contre un, attaque tous, et tous sont plus forts qu'un.
Mon égoïsme humain aboutit à la justice humaine et par conséquent, à
la responsabilité de l'humanité, à la solidarité de tous avec chacun.
Cette justice qui se dresse contre tout obstacle au bonheur commun
est donc essentiellement répressive comme la loi de solidarité dont
elle émane.
Fondée sur l'intérêt général qui est conforme à l'intérêt de chacun,
elle trouve sa sanction dans le recours à la force supérieure formée par
la somme des forces de tous.
L'autorité d'employer la force, de recourir à la contrainte, résulte
pour chacun de la nécessité d'obéir à l'irrésistible impulsion de sa na-
ture, du devoir d'accomplir sa destinée humaine, en cherchant le bon-
heur et de briser l'obstacle qu'il rencontre dans sa voie naturelle et lé-
gitime. De cette nécessité découle le Droit.
Ainsi le droit est une notion qui naît des relations de l'homme avec
ses semblables. Il est entier dans la personne humaine. Mais il peut
être délégué, dans l'intérêt commun, au groupe, à la nation.
Le devoir, qui en est le corollaire, est non moins intégral ; il s'im-
pose à l'homme, individu ou groupe, et n'est pas susceptible de déléga-
tion.
Chacun, individu ou nation, doit remplir son devoir sous sa respon-
sabilité, mais nul, sauf le droit de légitime défense, ne saurait l'y
contraindre sans avoir reçu de lui-même la délégation de son droit de
contrainte, de son droit de discipline sur son être propre.
Je suis responsable de mon erreur ou de ma passion quand elles ne
font obstacle qu'à mon bonheur. Mon erreur [52] et ma passion de-
viennent crimes, quand elles font également obstacle an bonheur des
autres. Et la justice, la loi, réprime le crime.
La justice humaine, telle qu'elle m'apparaît, n'entraîne donc pas la
nécessité d'un arrangement, d'une classification savante des sociétés
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 75

humaines, nous obligeant de faire appel à un génie tutélaire, à un sau-


veur, à un civilisateur un protecteur, un organisateur de nations.
Puisque, homme ou nation, j'ai pour devoir de m'efforcer d'être
heureux, puisque je suis responsable de mon erreur, puisque, au tribu-
nal de ma conscience, je suis toujours seul sur la sellette, je dois avoir
la liberté absolue de choisir entre les moyens qui ne sont pas des obs-
tacles au bonheur commun, qui ne sont pas des crimes.
L'homme ne peut trouver ni vertus, ni talents hors de l'homme. Qui
cherche le bonheur hors de soi, abdique ce qui le fait homme ; il est
déjà esclave. Qui cherche un protecteur trouve inévitablement un
maître, un tyran ; et la loi du bonheur veut que nous courions sus aux
tyrans. Il n'y a donc qu'une loi d'organisation sociale. Elle est simple
et se résume ainsi :
Réprimez le mal et laissez à l'homme la liberté absolue de chercher
le bonheur comme il l'entend et sous sa responsabilité.
Je ne demande à personne où je dois aller pour être heureux ; com-
ment un autre le saurait-il mieux que moi, puisque nous sommes sem-
blables ?
J'avance sous ma responsabilité parce que je nais libre et respon-
sable. Nul ne peut me rendre heureux si je ne trouve en moi le pouvoir
de l'être.
Ce pouvoir m'échappe si je n'ai la volonté de le retenir, de le déve-
lopper. Ma volonté m'égare, me rejette hors la voie de mon bonheur, si
elle n'a pour guide, l'observation, la réflexion, le savoir. Je délibère
avec mes semblables pour faire la lumière dans mon esprit et non pour
trouver un guide. J'ai autant de droit à ma propre confiance que tout
autre à la sienne, car tous autant que moi, sont sujets à l'erreur et à la
passion. Et qui me dit : « Mulâtre, [53] fie-toi à la supériorité du
blanc, mets-le devant et emboite le pas, » me semble avoir droit à ma
pitié par l'infériorité du rang qu'il prend sur l'échelle des inégalités in-
tellectuelles.
Nul ne peut arriver à la perfection en ce monde. Dans l'homme il y
a la bête ; dans le peuple il y a le troupeau. Toute société a ses vices ;
toute institution a ses imperfections.
Aucune nation n'est exempte de gibets, de bagnes, de lupanars, de
tripots, de gargottes et si la proportion plus grande des crimes et des
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 76

vices, de l'assassinat, du vol, de la convoitise, de la haine, de l'envie,


de l'ivrognerie, de l'hypocrisie surtout, confère une supériorité aux ag-
glomérations humaines, la jeune nation haïtienne a l'honneur de céder
le pas à ses devancières : elle leur est inférieure.
Quand nos regards se croisent, songez à moi mais songez aussi à
vous-même. Si la crasse qui ternit le collet de ma chemise attire votre
attention et vous révèle ma pauvreté et ma faiblesse, la fistule qui
suinte sur votre visage et vous souille la face me révèle la souillure de
votre âme vaincue par la bête et se vautrant avec elle dans les orgies
voluptueuses de la richesse et de la puissance.
Nous ne valons pas mieux les uns que les autres, nous ne valons
pas plus mal ; nous sommes tous l'homme, tous capables de vertus,
tous capables de vices, tous au-dessus de ta bête, tous au-dessous de
l'ange.
Qui s'offre pour modèle ou pour guide aux autres est outrecuidant
ou vicieux. Aimez votre prochain autant que vous-même, dit le
CHRIST ; vous ne sauriez m'aimer plus que je ne m'aime. Vous me
trompez, vous voulez me voler, vous êtes la bête de proie.
Que vous importe mon malheur ? S’il vous chagrine, éloignez-
vous de moi. Je n'ai que faire de vos bontés : « Sortez de mon soleil. »
Nul peuple n'a droit de police sur un autre peuple, nul homme sur
un autre homme.
Réprimez le crime que l'on commet contre vous et restez vous-
même dans le devoir. C'est là tout le jus gentium
[54]
Hors le sentiment et la pratique de notre devoir entier, devoir de
tous envers chacun et de chacun envers tous, on est dans le crime et
tout crime doit être suivi d'un châtiment.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 77

II. De Charlemagne à la Révolution Française,

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Après l'antiquité païenne, après la Grèce et Rome, un nouveau


conquérant, CHARLEMAGNE, développa une puissance militaire im-
mense et fonda un vaste Empire dans l'Europe Occidentale. La force
triomphante s'appela le droit. Après CHARLEMAGNE, le droit de
conquête resta donc la pensée dominante de l'Europe. Le bonheur
sembla s'identifier avec l'agrandissement territorial. Chaque nation
voulut avoir pour guide un conquérant, un ALEXANDRE, un CÉSAR, un
CHARLEMAGNE ; et l'ambition insensée des peuples les soumit, d'un
bout à l'autre de l'Europe, à l'autorité absolue des rois. Le droit de
conquête affirmé par chaque peuple à l'égard de tout voisin faible, en-
gendra le droit divin des rois sur les peuples. L'ambition des conquêtes
exige le développement de la force. Pour conquérir, il faut être le plus
fort.
De là, l'émulation de la force matérielle, de la bravoure entre les
nations. Ainsi s'explique la possibilité d'un certain progrès des peuples
conquérants. La victoire est donc une lumière, mais une lumière faible
et vacillante ; c'est aussi une lumière trompeuse.
La notion quelle développe dans la pensée est surtout la notion du
droit, tandis que ce qui fait l'homme libre, c'est la notion, c'est le senti-
ment du devoir.
En nous basant sur l'idée du droit, nous arrivons donc à une
conception erronée de la liberté. C'est ainsi que l'école tourne, et nous
fait tourner avec elle dans un cercle [55] vicieux quand elle lance
l'aphorisme : « Ma liberté finit là où commence la liberté d'autrui ».
Après cette explication, je suis encore dans l'ignorance de la véri-
table limite de ma liberté.
Et d'abord où commence-t-elle ? Là, où finit celle d'autrui. Ainsi
l'Alpha et l'Oméga, le commencement et la fin de ma liberté se trouve-
raient hors de mon être. Qu'est-ce alors que la liberté ? Ce serait la
mesure dans laquelle chacun se soustrait à la volonté d'autrui, et relève
de sa propre volonté.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 78

Dans ce système, la liberté reste une idée relative, une quantité me-
surable et nul n'a droit à plus de liberté que ce qu'il en peut prendre ;
d'où la contrepartie : chacun a droit à toutes les libertés qu'il peut
prendre et retenir. C'est la philosophie de la guerre à perpétuité entre
les hommes, c'est l'apothéose de la force.
C'est ainsi que les hommes et les peuples se trouvèrent lancés les
uns contre les autres, dans une lutte sans issue, chacun voulant étendre
la limite de son droit en restreignant celle du droit de son voisin.
Si mon droit n'avait de limites que celles qui lui sont imposées par
des considérations étrangères à mon être, à moi, il s'étendrait légitime-
ment jusqu'au point inconnu, où il se heurterait à l'obstacle insurmon-
table, invincible, d'un autre droit qui s'affirme. Droit et force serait en
tout un. Et le dernier représentant du droit de conquête, la dernière in-
carnation de la pensée de CHARLEMAGNE dans l'Europe contempo-
raine, le prince de BISMARCK aurait raison de s'écrier : « qu'est-ce que
le droit sans la sanction de la force ? »
Et les maigres concessions des rois à leurs peuples ; les droits suc-
cessivement arrachés par la révolte au poing fermé des monarques, se-
raient en effet des faveurs accordées par leurs Gracieuses Majestés à
leurs fidèles sujets, et toute constitution politique serait en effet un
don octroyé au sujet par le Souverain, à l'esclave par le maître.
Cependant, sous cette impulsion du droit de conquête et du droit
divin des rois, les peuples de l'Europe, tour-à-tour [56] vainqueurs et
vaincus, se couvraient en vain de gloire. Ils ne trouvaient pas le bon-
heur.
L'esprit de l'Europe moderne s'agitait, embarrassé dans cette notion
trop étroite du droit. Un fourbe passait pour un grand diplomate. Les
peuples suivaient les princes à l'école de MACHIAVEL. L'on croyait
RICHELIEU inspiré, pour avoir trouvé dans le canon qui broie la chair
des peuples, la suprême raison des Rois, rex-ultima ratio. Le droit, se
déplaçant sans cesse avec le déplacement de la force, n'était plus nulle
part. Peu à peu l'on se dégoûta de l'incessante succession de grandeur
et de décadence produite par les hasards de la guerre ; et le travail ap-
parut graduellement comme une voie plus sûre que la victoire pour al-
ler au bonheur.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 79

Le travail a ses lois qu'il faut connaître, et l'on se mit à chercher ses
lois, à les étudier. Dès les premiers pas faits dans cette voie, le départ
se fit entre le citoyen et le soldat. Le citoyen entrant par le travail dans
la voie du bonheur, se heurta à l'obstacle du soldat, c'est-à-dire du
droit de conquête qui sortait du soldat, et du droit divin qui sortait du
droit de conquête.
En même temps que la science naissante de l'Économie politique
affirmait les droits du travailleur, la philosophie, de moins en moins ti-
mide, abordait la question du droit lui-même, et puisqu'on le plaçait
dans la force, il devait se trouver tout entier dans la plus grande force.
La plus grande force se trouvant dans le plus grand nombre, c'est-
à-dire dans le peuple, dans l'universalité des citoyens, là aussi devait
se trouver le droit, tout le droit.
Ainsi se dressa la Majesté populaire devant la Majesté royale, la
souveraineté du peuple devant la souveraineté du roi.
Et bientôt, sous le souffle puissant des VOLTAIRE et des ROUSSEAU,
un peuple apprit rapidement à se connaître ; et soudainement une
grande nation se dressa sur le continent Européen. Les français
avaient appris la liberté. Ils voulaient être libres. Ils l'étaient. Du
même coup, la France s'était transfigurée.
[57]
Une notion nouvelle de la civilisation s'imposait impérieusement à
l'attention des peuples et des rois. Une volte-face devenait nécessaire
dans la marche de l'humanité. C'était une époque dans l'histoire de la
civilisation du continent Européen. L'ère de CHARLEMAGNE venait de
se fermer brusquement. La muse de l'histoire venait d'ouvrir un livre
nouveau, et d'y marquer en lettres de feu le titre d'une ère nouvelle :
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 80

III. La Révolution Française.


De la prise de la Bastille à Waterloo.

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Le peuple français, le premier dans l'histoire universelle du monde,


par un élan sublime qui n'a pas encore été imité, dépassa la nation
pour arriver à l'humanité et la comprendre tout entière dans ses reven-
dications. Il voulut plus que la conquête de ses droits et inaugura son
immortelle révolution par la « Déclaration des droits de l'homme. »
C'était le renversement d'une autre de ces vieilles formules ab-
surdes qu'on nous donne comme l'expression de la sagesse des na-
tions. Depuis CHARLEMAGNE, le silence des peuples faisait en vain la
leçon aux rois. L'effet magique, foudroyant, de la prise de la Bastille
dans l'Europe entière, montra que la vraie leçon des rois, c'est la ré-
volte des peuples.
Les rois de l'Europe sentirent chanceler leurs trônes avec le trône
de Louis XVI.
La révolution française, c'était l'ennemi commun. Il fallait l'écraser
d'urgence. La chose paraissait facile d'ailleurs.
Depuis longtemps, on s'était accoutumé si bien à l'idolâtrie de la
force, à la suprématie du soldat, que l'on ne [58] disait plus les
hommes, les peuples, les nations, mais seulement les puissances.
Qui n'avait pas de soldats n'était pas une puissance et restait sans
droits. C'est ainsi que l'on avait dépecé et mangé la Pologne.
Pendant tout cet âge de la conquête, la France disposant d'une
brave noblesse militaire et de nombreux soldats, était toujours restée
au nombre des grandes puissances, souvent parmi les plus grandes,
parfois la plus grande, suivant les hasards de la victoire.
Selon les idées du temps, elle avait brusquement cessé d'être une
puissance. La bravoure militaire ne manquait pas seulement à la dé-
fense de la patrie, elle se retournait contre elle. Contre le peuple re-
vendiquant les droits de l'homme, le soldat croisa la baïonnette.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 81

L'honneur militaire se crut en sûreté dans la trahison ; les princes et


les nobles passèrent la frontière et coururent s'enrôler à Coblentz sous
les drapeaux de l'ennemi extérieur.
Les plus belles armées de l'Europe, conduites par les plus grands
généraux de l'époque, BRUNSWICK, SCHWARZENBERG, l'archiduc
CHARLES, SOUVAROF, se levèrent, comme une marrée immense, irré-
sistible, pour aller s'abattre sur le manant français qui, en se déclarant
homme avait lésé la Majesté des rois.
Que pouvait le peuple de France sans soldats, sans discipline, sans
bravoure militaire, sans noblesse ?
Il pouvait tout, car il avait plus et mieux que les vertus militaires
des soldats innombrables, lancés contre lui par la colère des rois.
Il avait les vertus du citoyen. Il avait le courage civique.
Les ouvriers, les paysans, les travailleurs coururent des champs et
de l'atelier à la frontière. Et l'uniforme étonné, recula devant la blouse.
Comment expliquer ces rapides et éclatantes victoires militaires de
la Révolution Française ?
Par l'irrésistible supériorité du citoyen qui sait être citoyen, sur le
soldat qui ne sait être que soldat. Ce que [59] nous appelons l'honneur
militaire va jusqu'à l'idée de l'obligation à remplir dans la mesure du
possible ; il ne s'élève pas jusqu'au sentiment du devoir absolu qu'il
faut remplir ou mourir.
La devise vaincre ou mourir est d'un citoyen, non d'un soldat.
A défaut de la victoire, l'honneur militaire se croit couvert par une
glorieuse retraite. Si elle n'est pas possible, ma foi.... sauve qui peut !
Dans une grande nation, — je prie le lecteur de ne pas oublier que
cette expression, sous ma plume, a un sens précis et se rapporte à la
force, à la grandeur morale qui pousse au sacrifice, au dévouement, et
non à la force matérielle, à la puissance agressive qui suggère la spo-
liation, la conquête, le crime enfin, — dans une grande nation,
l'homme nécessaire surgit toujours à l'heure suprême où l'intérêt de
l'humanité doit triompher.
Cela m'apparaît dans la constance de sa manifestation historique,
comme une sorte de loi providentielle.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 82

C'est le seul point par lequel mon esprit touche au fatalisme, mais à
un fatalisme chrétien, car c'est la main de DIEU que je vois étendue sur
les hommes, pour sauver au besoin le vrai et le juste.
WASHINGTON e t LINCOLN, LOUVERTURE e t PÉTION ont surgi à
l'heure marquée dans la destinée de leurs pays respectifs.
Le génie de la liberté dans la France républicaine, était aux prises
avec le génie militaire des monarchies européennes résolues à l'étran-
gler.
Un génie militaire d'une puissance incomparable jaillit de la démo-
cratie française. Un jeune-homme de vingt ans fit des nouveaux ci-
toyens de France des soldats invincibles, déconcerta par des ma-
nœuvres incompréhensibles, stupéfiantes de hardiesse, l'art classique
des plus savants tacticiens de son temps, promena le drapeau tricolore
dans toutes les capitales de l'Europe ; et bientôt, les rois du vieux
continent ne furent plus que les préfets du jeune Empereur des fran-
çais.
[60]
Mais, moins grand que WASHINGTON, NAPOLÉON ne sut pas se
vaincre lui-même. Il succomba à la tentation, oubliant, ou ne compre-
nant pas, que ce qui avait rendu ses armées invincibles c'est qu'elles
étaient composées de soldats-citoyens.
Il crut à la puissance de l'aigle, abandonna la liberté pour la gloire,
l'humanité pour la puissance, remonta le cours des temps et rêva la re-
construction de l'Empire d'Occident.
La France enthousiaste abdiqua ses libertés à peine conquises et se
laissa refouler en arrière jusqu'à CHARLEMAGNE. Le citoyen disparut
de l'armée ; il n'y resta plus que le soldat.
La puissance merveilleuse créée dans ce beau pays par le souffle
de la liberté, devint une force impie menaçant, détruisant partout, à
l'intérieur et au dehors, ces « droits de l'homme » qui avaient fait sur-
gir cette puissance.
La patrie menacée sur le reste du continent européen, insuffla un
esprit nouveau aux soldats des puissances ; et le peuple français, qui
avait été invulnérable tant que son drapeau était resté l'emblème sacré
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 83

des droits de l'homme, ne sut point défendre ses frontières, en consen-


tant à devenir soldat, à attaquer les droits de l'homme.'
Il subit deux fois l'invasion, reçut deux fois la loi du vainqueur, du
vivant même du grand Empereur.
La première tentative de BONAPARTE contre les droits de l'homme,
contre la dignité humaine eut pour théâtre l’Île d'Haïti. C'est là aussi
que son génie reçut un premier avertissement, une première leçon,
qu'il ne comprit pas. Au souffle de la Révolution Française, les nègres
de St-Domingue s'étaient levés et avaient repris leur liberté naturelle.
La République Française sanctionna le fait accompli et proclama
l'émancipation générale des esclaves.
L'homme de Brumaire, devenu Premier Consul oublia le principe
même de son élévation. Il rêvait déjà l'empire et osa porter une main
sacrilège sur sa mère, la liberté. Ce que la République avait reconnu et
garanti aux noirs de la colonie, il voulut le reprendre et décida le réta-
blissement [61] de l'esclavage. 25,000 hommes d'abord, puis 20,000
ensuite débarquèrent successivement à St-Domingue pour accomplir
cette œuvre impie. Bien peu, hélas ! De ces pauvres enfants de France
revirent leur mère-patrie. Le génie de TOUSSAINT LOUVERTURE plaça
une première borne sur la voie jusque-là si lumineuse du vainqueur
des Pyramides.
De 1802 à 1804, la lutte avait duré deux ans à peine. Ce premier
abus de la force entraîna pour la France la perte de la plus importante,
de la plus riche de ses colonies.
La seconde leçon vint de l'Espagne où des moines et des paysans
coururent sus à l'aigle napoléonien et le forcèrent de repasser les Pyré-
nées.
Cette leçon, comme la première, fut perdue pour l'Empereur et
pour la France.
« Cet homme gênait DIEU » dit avec raison le grand poète HUGO.
Cela est vrai : il gênait DIEU, parce qu'il s'était fait un obstacle au bon-
heur de l'humanité.
Il fallait un écrasement, fi se fit à Waterloo.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 84

IV. Deuxième Empire Français.


Du crime de Décembre au châtiment de Sedan.
Les Cuirassiers de Reischoffen.

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Plus tard nous retrouvons en France les mêmes erreurs, les mêmes
fautes, produisant les mêmes conséquences. La première histoire, dit
VICTOR HUGO, est celle de NAPOLÉON-LE-GRAND ; celle-ci est l'his-
toire de NAPOLÉON-LE-PETIT. Elle commence le 2 Décembre à Paris,
où le soldat étouffe la liberté, étrangle le citoyen. Elle finit à Sedan et
à Metz, où le soldat laisse passer la défaite et la honte.
Pourquoi la France n'a-t-elle pas cédé à un désespoir absolu après
les désastres inouïs, incroyables, de la guerre Franco-Allemande ? Où
a-t-elle puisé la force nécessaire pour se remettre debout et entre-
prendre la reconstruction de ses forces ?
[62]
Dans ceci : Une poignée de français, animés de l'amour sacré de la
patrie, dépouillèrent le soldat et redevinrent citoyens sur un champ de
bataille. Le soldat qui a fait ou croit avoir fait son devoir militaire,
rend son épée quand la résistance lui parait n'avoir d'autre issue que la
mort. Ainsi le comprit l'Empereur NAPOLÉON III à Sedan, malheureu-
sement pour sa mémoire ; ainsi fit le maréchal BAZAINE à Metz.
Pour pousser la résistance jusqu'à la mort, pour entrer froidement,
délibérément dans le néant, il ne suffit pas d'être soldat, il faut être
homme !
Les Cuirassiers de Reischoffen étaient donc plus que des soldats,
c'étaient des hommes !
La mort de ces hommes qui ont renouvelé les Thermopyles, c'est
bien ce qu'il y a eu de plus grand, de plus beau, dans toute cette
guerre. J'admire le génie de von MOLKE et la force de volonté de son
vieil Empereur ; leurs victoires ont été superbes, glorieuses. Mais les
cuirassiers de Reischoffen ont atteint le sublime.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 85

À cette hauteur, ils seront, vus de plus loin par l'humanité dans le
temps, si ce n'est dans l'espace.
La leçon qu'ils ont donnée aux hommes est de celles qui élèvent la
pensée, nous éloignent de l'animalité et nous rapprochent du bonheur,
en nous montrant qu'après tout, l'homme n'est pas toujours une vilaine
et méchante bête.

V. L'ancienne colonie de Saint-Domingue.


Pernicieux effets de l'esclavage sur les colons.

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L'asservissement de l'homme par l'homme fait deux parts dans


l'humanité : le noble et le vilain, le maître et l'esclave, l'homme qui
jouit et l'homme qui souffre.
[63]
Ne semble-t-il donc pas que le mal profite au tyran et lui fasse une
plus grande part de bonheur ? Cela ne se peut, je le répète, parce que
l'homme n'est pas divisible dans sa nature essentielle. Les lois de la
nature humaine ne changent pas avec la position des hommes sur
l'échiquier social.
L'esclavage n'est pas mauvais pour l'esclave seulement. Il est éga-
lement funeste, il l'est peut-être plus, au maître. Il est un obstacle au
bonheur de l'un et de l'autre.
Pour l'esclave, le bonheur est confisqué dans le présent ; il peut lui
rester encore l'espérance dans l'avenir. Pour le maître, la peine est sup-
primée dans le présent ; l'effort n'est plus nécessaire ; mais l'inquié-
tude détruit toute possibilité de bonheur, car dans la bête asservie se
trouve l'homme outragé ; et Ton ne peut savoir à quel moment il se
réveillera terrible, implacable dans sa vengeance.
Écoutons les aveux d'Hilliard D'AUBERTEUIL, l'un de ces colons si
admirés de Saint-Domingue : « Accablés par les embarras et les tra-
vaux, dit-il, si les colons se livrent encore à des vices, la mort les at-
terre comme la faux renverse les épis. Presque tous abreuvés du poi-
son de l'envie, ils sont écrasés sous mille jougs ; rien n'est si douteux
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 86

que leur sort. Ardents dans leurs désirs, et furieux dans leurs pertes,
loin de s'aider mutuellement, ils sont tous ennemis, semblables à des
tigres qui se déchirent entre eux, sous la griffe des lions… Ils ne sont
jamais barbares à demi… Ils sont humains et bienfaisants envers tous
les blancs… mais avec les nègres, ils oublient souvent toute espèce de
vertu… Leur tyrannie envers les esclaves leur parait un droit ; leur in-
justice, un acte de puissance ; ils tirent vanité d'une friponnerie… La
crainte de ses propres esclaves le tourmente sans cesse ; il est seul au
milieu de ses ennemis… La plupart des colons ne vivent que dans la
crainte ; ils sentent presque tous combien leurs esclaves sont en droit
de les haïr et se rendent justice. »
En outre, l'abandon de la lutte, le mépris du travail, détruit non
moins sûrement la possibilité de bonheur dans l'avenir.
C'est pour être riche en s'affranchissant de l'effort qu'on [64] asser-
vit son semblable, qu'on se procure des esclaves.
Or, toute richesse est le produit du travail intelligent de l'homme.
Sous le régime de l'esclavage, ces deux termes sont séparés : le
maître peut être intelligent, mais il ne travaille pas ; travailler pour lui
serait déroger. L'esclave travaille ; mais il n'a aucun intérêt à fournir
un travail intelligent. On ne lui demande pas cela d'ailleurs, car tout
réveil de l'intelligence chez l'esclave serait fatal au maître.
Une telle société entre en décadence au moment même de sa for-
mation parce qu'elle porte en elle-même un élément de décomposition,
de mort.
La division du travail lui est impossible, parce que le travail indus-
triel exige de l'intelligence dans le travailleur et que l'esclavage est in-
compatible avec l'intelligence de l'ouvrier.
Le travail exclusivement agricole d'une telle société s'enferme aus-
si dans un cercle d'une étroitesse extrême ; car le progrès de l'Agricul-
ture exige le progrès des connaissances scientifiques, et sous le régime
de l'esclavage la science n'est pas moins inaccessible au maître qu'à
l'esclave. Celui-ci retourne à la bête par la suppression de la responsa-
bilité ; l'autre y retourne par l'abus des jouissances matérielles.
Il s'endort dans la satiété bestiale, se réveille dans les liens de l'hy-
pothèque et se console de sa dégradation intellectuelle et morale par
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 87

une vanité puérile, par une illusion naïve sur sa valeur aristocratique et
les droits qu'elle lui confère à l'aumône des hommes qui travaillent.
Saint-Domingue en deux siècles, n'a fourni qu'un livre de à la litté-
rature française, la description qu'en a faite MOREAU DE ST-MÉRY.
Il n'en pouvait être autrement dans un milieu social empoisonné
par un mal moral infiniment plus dangereux pour l'homme que la
peste qui ne tue en lui que le corps.
Qu'était-ce en réalité que cette société de Saint-Domingue, tant
vantée par la sottise des uns, tant regrettée par la mauvaise foi des
autres ?
[65]
Mettons-la donc toute nue sous les yeux du lecteur. C'est aussi une
leçon pour l'humanité. Il est bon que les hommes la connaissent.
Transcrivons donc ici quelques pages de MOREAU DE ST-MÉRY : 4

« Lorsqu'on a quitté son pays avec l'espoir d'une fortune qui semble
placée sur le rivage américain, et qu'on s'y trouve isolé et sans ressource,
on voudrait porter le pied en arrière ; mais il n'est plus temps. Des besoins,
difficiles à satisfaire parce que tout est coûteux, se multiplient ; l'avenir
prend une forme hideuse, le sang s'aigrit, la fièvre ardente de ces climats
brûlants arrive, et la mort est souvent le terme de projets aussi courts
qu'insensés. Mais la Métropole a ses inutiles, ses téméraires, ses enfants
crédules, ses hommes dangereux peut-être et ils ne manqueront pas à la
terre qui les dévore, et qui appelle aussi des hommes précieux, privés de
ressources en Europe, et qui viennent exercer au loin leur activité et des ta-
lents dont le Nouveau-Monde s'enorgueillit. 5
« Lorsque l'Européen qui débarque à un asile, d'où il peut considérer le
lendemain sans inquiétude, il doit s'occuper de ce qu'exige de lui le luxe
de la mode. Il ne lui demande pas des étoffes riches, mais légères ; des

4 Toutes les notes mises au bas des pages suivantes des citations de
MOREAU DE ST-MÉRY, sont des appréciations de l'auteur, inscrites en marge
de son manuscrit. (Note de l’Éditeur.)
5 Absence de valeur morale.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 88

toiles que la finesse de leur tissu ait rendu très-chères, et dont il relèvera la
simplicité par des bijoux, dont l'œil puisse être frappé. 6
C'est le premier emploi qu'il doit faire de ses gains ou de son crédit :
c'est la livrée coloniale. 7 Ne la point porter, c'est se déprécier soi-même,
où prendre l'air d'un censeur, dans un pays où l'on s'est promis de ne pas
écouter.
Il est un autre soin non moins important, c'est de [66] vanter sa nais-
sance. On supplée même dans ce genre à la réalité, et cette partie de l'in-
vention est assez fructueusement cultivée. Du moins faut-il taire son ori-
gine lorsqu'elle n'a rien de noble, et c'est déjà trop d'avoir à redouter que
l'envie n'en révèle la vérité. Telle est même la force de l'habitude qu'on
contracte à Saint-Domingue, de se croire anobli par son seul séjour dans
l’île, qu'il est des Européens qui rompent tout commerce avec leur famille,
qui la fuient en repassant en France et qui détournent avec grand soin leurs
regards du lieu où ils apercevraient l'humilité du toit paternel. Ils se choi-
sissent enfin un héritier dans la Colonie, pour garantir leur mémoire de la
honte que répandraient sur elle des parents grossiers, qui viendraient re-
cueillir leur succession. » 8
L'un des écueils les plus dangereux pour ceux qui arrivent à Saint-Do-
mingue, c'est la passion du jeu qui y est presque générale. On y trouve ces
lieux où l'on établit son bonheur sur l'infortune d'autrui, où l'on est appelé
généreux pour avoir su faire contracter à un être quelquefois au désespoir,
des dettes qu'on a décorées du nom sacré d'honneur, où l'on va oublier en-
fin qu'on est époux, père et citoyen. 9
Mais si l'on se préserve de cette contagion, il est plus difficile de résis-
ter aux attraits d'une autre passion, dont la nature se plaît à mettre le germe
dans tous les cœurs. On ne trouve pas à St-Domingue comme dans les
grandes villes d'Europe, le spectacle dégoûtant d'un sexe attaqué par celui
qui doit savoir se défendre pour embellir sa défaite ; mais on n'y est pas
protégé non plus par cette décence publique qui préserve les mœurs, dans
les lieux où l'on rougit de la dépravation des Capitales. 10 On s'expatrie, le
plus souvent, dans l'âge où les désirs sont effervescents ; on vient quelque-

6 Puérilité.
7 Improbité.
8 Vanité, bassesse de sentiments.
9 Vices, dégradation.
10 Libertinage.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 89

fois de se soustraire [67] à la surveillance gênante de ses parents, et tout-à-


coup maître de soi, on se trouve exposé à la séduction la plus dangereuse,
puisque sa source est en nous-mêmes. Il faudrait un courage éprouvé pour
échapper à un pareil danger, et l'on répète tant à St-Domingue que le cli-
mat défend d'espérer la victoire, qu'on est peu tenté de la disputer. On se
livre donc à son penchant, et calculant la vie plutôt par l'emploi agréable
qu'on en fait que par sa durée, on arrive rapidement au terme de la destruc-
tion. 11
L'intempérance de la table est encore un défaut assez commun à St-
Domingue ; quoique l'on ait banni des repas la joie tumultueuse des an-
ciens Colons, qui annonçait au loin la perte de leur raison, on traite tou-
jours à la créole, c'est-à-dire, avec profusion. D'un autre côté, comme la
grande chaleur diminue les forces, on croit les réparer par des aliments
fortement assaisonnés. 12
Tout prend à St-Domingue un caractère d'opulence, qui étonne les Eu-
ropéens. Cette foule d'esclaves qui attendent les ordres et même les signes
d'un seul homme, donnent un air de grandeur à celui qui leur commande.
Il est de la dignité d'un homme riche, d'avoir quatre fois autant de domes-
tiques qu'il lui en faut. Les femmes ont principalement le talent de s'envi-
ronner d'une cohorte inutile, prise dans leur sexe même. Et ce qu'il est dif-
ficile de concilier avec la jalousie que leur causent quelquefois ces ser-
vantes rembrunies, c'est l'attention de les choisir jolies, de rendre leur pa-
rure élégante : tant il est vrai que l'orgueil commande à tout ! Le bien su-
prême pour un Européen étant de se faire servir, il loue des esclaves en at-
tendant qu'il puisse en avoir en propriété. » 13
« En arrivant à St-Domingue, on est étranger à presque tous ceux qu'on
y trouve. On ne les entretient le plus souvent que du projet qu'on a de les
quitter ; car la manie [68] générale est de parler de retour ou de passage en
France. Chacun répète qu'il part l'année prochaine, et l'on ne se considère
que comme des voyageurs, dans une terre où l'on trouve si souvent son
dernier asile. Cette malheureuse idée est tellement familière, qu'on se re-
fuse ces riens commodes qui donnent du charme à l'existence. Un habitant
se regarde comme campé sur un bien de plusieurs millions ; sa demeure
est celle d'un usufruitier déjà vieux ; son luxe, car il lui en faut, est en do-

11 Cynisme dans le vice.


12 Bestialité.
13 Ostentation.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 90

mestiques, en bonne chère, et l'on croirait qu'il n'est logé qu'en hôtel gar-
ni. 14
À ce tableau des mœurs qu'on pourrait appeler générales, il est néces-
saire d'ajouter ce qui appartient d'une manière plus spéciale aux Blancs
créoles, parce que plusieurs causes et particulièrement l'action d'un soleil
constamment brûlant, 15 produisent dans les habitants de la Zone Torride
des modifications qui les font différer des habitants des Zones tempérées ;
Les Américains qui ont reçu le jour à St-Domingue et qu'on désigne
sous le nom de Créoles (commun A tous ceux qui naissent aux Colonies) 16
sont ordinairement bien faits et d'une taille avantageuse. Ils ont une figure
assez régulière ; mais elle est privée de ce coloris dont la nature égayé et
embellit le teint dans les pays froids. Leur regard est expressif et annonce
môme une sorte de fierté, capable d'élever contre eux des préventions dé-
favorables, lorsqu'on ne fait que les apercevoir. 17
Exempts de la torture du maillot, leurs membres offrent rarement la
moindre difformité. Et la température [69] du climat, en les favorisant en-
core, leur donne une agilité qui les rend propres à tous les exercices, pour
lesquels ils ont autant de penchant que de disposition.
Ce développement rapide des qualités physiques, le spectacle sans
cesse renaissant des productions dont une cause toujours active et toujours
féconde enrichit leur pays, peut-être encore la vue continuelle de cet élé-
ment qui les sépare du reste de l'Univers, tout concourt à donner aux
Créoles une imagination vive et une conception facile. Ces dons heureux
présageraient des succès pour tout ce qu'ils voudraient entreprendre, si
cette facilité ne devenait pas elle-même un obstacle en produisant l'amour
de la variété, et si les présents dont la nature se montre si libérale dans leur
enfance, ne se changeaient pas, le plus souvent, en maux pour eux-mêmes
et en sujets d'étonnement pour l'observateur. 18

14 Instabilité, inconsistance.
15 On devait être plein de reconnaissance néanmoins pour ce « soleil brû-
lant » à cause du rôle important qu'il ait joué, comme on le verra plus loin,
dans la création du préjugé de couleur.
16 Cette parenthèse est de M. de ST-MÉRY. Je la souligne pour y appeler
l'attention du lecteur, parce que j'aurai à montrer plus loin comment le sens
primitif du mot « créole » a été faussé pour faciliter la création du préjugé
de couleur.
17 Brillantes dispositions naturelles.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 91

Différentes circonstances s'accordent encore pour faire perdreaux


jeunes Créoles l'avantage qu'ils ont d'abord sur les enfants des autres cli-
mats. En premier lieu, la tendresse aveugle et excessive des parents qui
souscrivent à leurs volontés et qui croient que cette tendresse leur défend
la plus légère résistance. Il n'est point de caprice qui ne soir flatté, point de
bizarrerie qu'on n'excuse, point de fantaisie qu'on ne satisfasse ou qu'on
n'inspire même ; enfin point de défauts que l'on ne laisse au temps le soin
de corriger : au temps qui suffirait quelquefois pour les rendre incorri-
gibles. 19 20
Heureux encore l'enfant Créole qu'une santé ferme garantit de l'occa-
sion funeste d'éprouver toute la sensibilité [70] des auteurs de ses jours.
Car, si sa vie est menacée, si son existence est frêle, il ne peut échapper au
malheur d'être un sujet d'idolâtrie. Tous les dégoûts de la maladie sont
pour ses parents des preuves de prétendus désirs qu'on ne lui croit pas la
force d'exprimer, Alors on invente pour lui, on se livre aux idées les plus
extravagantes ; et si le tempérament de l'enfant Créole, plus fort que les
obstacles qu'un attachement servile lui oppose, triomphe du mal physique,
les germes peut-être indestructibles d'une maladie morale menacent le
reste de ses jours.
Qu'on ajoute à ces inconvénients ceux de l'habitude d'être entouré d'es-
claves, et de n’avoir besoin que d'un regard pour tout faire céder autour de
soi. Jamais despote n'a eu d'hommages plus assidus, ni d'adulateurs plus
constants que l'Enfant Créole. Chaque esclave est soumis aux variations de
son humeur, et ses dépits enfantins ne troublent que trop souvent la paix
domestique parce qu'il suffit, pour qu'il commande l'injustice, qu'elle soit
l'objet d'une volonté qu'il ne sait pas encore diriger. Enfin jusque dans ses
jeux l'enfant créole est réduit à n'être qu'un tyran. Placé au milieu de petits
esclaves qu'on condamne à flatter ses caprices, ou, ce qui est plus révoltant
encore, à renoncer à tous ceux de leur âge, il ne veut pas souffrir la
moindre contrariété. Ce qu'il voit, il le veut, ce qu'on lui, montre, il
l'exige ; et si la fatalité permet qu'un de ses petits compagnons lui résiste,

18 Les dons de la nature évanouis sous Je souffle de la malédiction. Fleurs


oui se fanent dans la main du damné. H. P.
19 Tout le inonde connaît ce trait attribué à un entant créole et qui peut en
peindre un grand nombre. — « Mou vlé gnon zé.—Gnia point.— A coze ça
mon vlé dé. » — « Je veux un œuf. — Il n'y en a point. — À cause de cela
j'en veux deux. » M. de S. M.
20 Stupide éducation de l'enfant. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 92

il s'irrite, on accourt de toute part à ses cris et ceux de l'infortuné que sa


couleur a désigné pour la soumission apprennent aussitôt qu'on l'a
contraint à céder et peut-être même qu'un châtiment a puni la désobéis-
sance dans celui qui n'a pas encore l'instinct de la servitude. 21
C'est pourtant dans les actes mêmes de ce despotisme honteux que le
bonheur de quelques esclaves prend [71] assez souvent sa source, parce
que si l'enfant créole montre de la prédilection pour certains esclaves, elle
leur assure un meilleur sort. Et même si c'est un autre enfant que le Créole
adopte et s'il grandit avec son maître, il deviendra un jour, suivant son
sexe, l'objet ou le ministre de ses plaisirs, 22 et l'ascendant qu'il prendra le
garantira, lui et les autres esclaves qu'il voudra protéger, des injustices du
maître. 23
Cependant, ces circonstances qui semblent faites pour étouffer dans
l’âme du Créole toutes les semences du bien, et auxquelles il faut ajouter
encore les dangers qui accompagnent les bienfaits de la fortune ne seraient
rien si une éducation surveillée combattait tous ces ennemis de son bon-
heur. Éloigné du prestige (de son autorité tyrannique) et ne conservant de
ses inclinations naissantes, qu'une espèce d'énergie et d'élévation, que des
instituteurs intelligents et attentifs pourraient changer en vertus, l'Améri-
cain déjà favorisé par la constitution physique, cesserait d'être condamné
à la médiocrité. 24
Mais c'est à cette occasion qu'il faut déplorer le sort des Créoles.
Confiés en France le plus souvent à des êtres pour qui ils sont étrangers ou
à des mercenaires qui leur vendent des soins souvent au-dessous du prix
qu'ils savent en exiger, ils n'ont pas même l'espoir de profiter de l'éduca-
tion imparfaite des collèges où on les relègue. Personne ne les excite, per-
sonne ne les encourage. Incapables de désirer les succès, pour les succès
mêmes, ils comptent, avec ennui les jours passés dans l'exil de la maison
paternelle, et avec impatience ceux qui doivent en borner le terme. On ne
leur parle de leurs parents que pour flatter cette espèce d'amour-propre

21 Abrutissement produit directement par l'esclavage et le préjugé. H. P.


22 Voilà l'éternel mensonge des fabricateurs du préjugé de couleur. —La
petite fille noire qui grandit avec l'enfant blanc, prend un empire sur son
âme et devient plus tard sa femme, la mère de ses enfants, n'est pas « l'objet
de ses plaisirs » mais bien l'objet de sa tendresse. C'est toujours le roman de
Paul et Virginie.
23 Assimilation, Réparation.
24 Condamnés à la médiocrité. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 93

[72] qui, au lieu de portera mériter des suffrages, fait croire qu'on en est
toujours assez digne. On ne leur en parle que pour réveiller le souvenir des
faiblesses de ces parents pour eux et la comparaison de ce premier état
avec l'abandon dans lequel ils sont tombés, n'est guère propre à les enflam-
mer pour l'étude dont tout le prix est dans l'avenir. 25
C'est ainsi que la plupart des Créoles parviennent, soit dans la Colonie
soit en France, à l'âge où ils doivent paraître dans le monde. Il ne reste
peut-être plus pour leur ravir l'espoir de devenir des hommes estimables,
que de flatter leurs goûts pour la dépense et pour des jouissances dont l'es-
pèce souille quelques fois l’âme encore plus que l'excès, et enfin de ne les
contraindre que dans un seul point, précisément parce qu'il semblerait de-
voir être libre, le choix d'un état ; ce choix c'est l'orgueil des pères qui le
fait, même de deux mille lieues… 26
Le Créole qui n'est pas sorti de St-Domingue, où il ne peut recevoir
aucune éducation 27 et celui qui revient dans son pays natal, après que son
éducation ai été négligée en France, sont donc entièrement livrés à cette
imagination vive et effervescente dont j'ai dit que la nature les douait sous
un ciel brûlant, et aux suites de la tendresse dangereuse de leurs parents et
de la facilité de donner leurs volontés pour lois à des esclaves. Quels dan-
gers pour l'âge où les passions se disputent entre elles la possession d'un
cœur disposé à éprouver vivement et leur choc et leur tumulte !
C'est alors que le Créole perdant de vue tout ce qui n'est pas propre à
satisfaire ses penchants, dédaignait [73] tout ce qui ne porte pas l'em-
preinte du plaisir, se livre au tourbillon qui l'entraîne. Aimant avec trans-
porta danse, la musique, il semble n'exister que pour les jouissances volup-
tueuses. 28
Combien il est difficile que de semblables dispositions ne deviennent
pas funestes dans un lieu où les mœurs ne sont rien moins que propres à
les maîtriser ! Comment enchaîner un tempérament ardent dans un lieu où
la classe nombreuse des femmes qui sont le fruit du mélange des Blancs et
des femmes esclaves, ne sont occupées que de se venger, avec les armes
25 Incurablement ignorants.
26 Prodigalité bestiale.
27 Cet aveu est à noter à cause de la lumière qu'il jette sur la prétendue édu-
cation dont certains négrophiles ( ?) accusent la caste mulâtre d'avoir tant
abusé contre les noirs après ou avant l'indépendance. Dans cette méprisable
société coloniale, il n'y avait pas de vraies écoles même pour les blancs.
28 Légèreté d'esprit.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 94

du plaisir, d'être condamnées à l'avilissement. Aussi les passions dé-


ploient-elles toute leur puissance dans le cœur de la plupart des Créoles, et
lorsqu'enfin les glaces de l'âge arrivent, elles n'éteignent pas toujours le
désir, la plus cruelle de toutes les passions. 29
On peut clone dire, avec vérité, que tout concourt pour former chez les
Créoles le caractère impérieux, vif et inconstant qu'on leur connaît, et qui
les rend peu propres à l'hymen, dont les beaux jours ne peuvent être l'ou-
vrage que d'une constance mutuelle. Jaloux par amour-propre, ils sont
tourmentés par la crainte de l'infidélité, dont ils donnent l'exemple. Heu-
reuse encore l'épouse trahie si, en éprouvant tout ce que le soupçon a d'in-
jurieux, elle n'est pas condamnée à avoir quelques fois sous ses yeux l'ob-
jet qui lui ravit les preuves d'un amour qui lui fut solennellement juré. 30 »

Ce navrant tableau de l'affaissement moral de l'homme qui prétend


échapper par le crime, par l'asservissement de son semblable, à la loi
du travail, à la responsabilité de son bonheur, ce tableau offre-t-il du
moins un rayon lumineux éclairant la face souriante de la blanche
créole ?
On voit, on sent que ce pauvre MOREAU de ST-MÉRY [74] aimait
bien ses sœurs et qu'il voudrait les montrer à la postérité bien plus
comme il les voyait avec son cœur que comme elles se présentaient à
ses yeux ou à son esprit. Mais cet écrivain était véridique : il peignit
la créole de Saint-Domingue telle qu'elle était, en se contentant de la
couvrir de fleurs....de rhétorique.
Mais hélas ! Pas n'est besoin d'écarter ces fleurs pour reconnaître
la malheureuse compagne du propriétaire d'esclaves que nous venons
de voir.

Des créoles blanches

29 Mœurs corrompues.
30 Absence de félicité conjugale, du bonheur.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 95

À la délicatesse des traits, les femmes créoles de Saint-Domingue


réunissent cette taille et cette démarche élégante qui semblent être l'apa-
nage des femmes des pays chauds. Rarement douées de cet ensemble et de
cette exactitude rigoureuse, qui constituent essentiellement la beauté leur
figure offre presque toujours cette combinaison, plus séduisante et plus
difficile à peindre qu'on nomme la physionomie, et si l'on obtient aisément
de la Grèce et de la Géorgie un tribut de femmes belles, il serait facile à
St-Domingue d'en fournir un de femmes jolies. 31
C'est dans les grands yeux spirituels des créoles, qu'on trouve le
contraste heureux d'une douce langueur, et d'une vivacité piquante. Si
l’âpreté du climat ne rendait pas aussi passagère la fraîcheur de leur teint,
il serait difficile de se défendre d'un regard où la tendresse et une sorte de
gaîté, se mêlent sans se confondre. Mais sachant employer, avec un goût
exquis, les ressources délicates que la toilette peut offrir, sans rien em-
prunter aux mensongers créoles, aidés de ces grâces, savent conserver
l'empire que la nature leur a donné.
Vêtues avec une légèreté que le climat exige, elles ne paraissent que
plus libres dans tous leurs mouvements, et [75] mieux faites pour réveiller
l'idée d'une volupté d'autant plus séduisante, que la nonchalance caracté-
rise tous leurs mouvements. 32
L'état de désœuvrement dans lequel les femmes créoles sont élevées ;
les chaleurs presque habituelles qu'elles éprouvent ; les complaisances
dont elles sont perpétuellement l'objet ; les effets d'une imagination vive
et d'un développement précoce ; tout produit une extrême sensibilité dans
leur genre nerveux. C'est de cette sensibilité même, que naît encore leur
indolence qui sait s'allier à la vivacité dans un tempérament dont le fond
est un peu mélancolique. 33
Cependant il ne faut qu'un désir, pour rendre à leur âme toute son éner-
gie. Accoutumées à vouloir impérieusement elles s'irritent en raison des
obstacles ; et dès qu'ils cessent, l'insouciance renaît. Sans émulation pour
les talents agréables qu'il leur serait si facile d'acquérir, elles les envient,
cependant, avec une sorte de dépit, dès qu'une autre les possède. Mais ce
qui les affecte jusqu'à les affliger, c'est la préférence que les charmes de la

31 Jolies femmes, pouvant captiver un époux et fixer le bonheur sous le toit


conjugal, mais…
32 Coquettes, lascives.
33 Paresseuses.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 96

figure peuvent faire obtenir à quelques-unes d'elles sur les autres. Il est
même facile de soupçonner cette antipathie, née d'une rivalité secrète,
quand on remarque combien les femmes créoles cherchent peu à se réunir,
quoiqu'elles se prodiguent les caresses dès que le hasard les rassemble. 34
Les créoles portent à l'excès leur tendresse pour leurs enfants. Ce sont
elles surtout qui leur inspirent les plus singulières fantaisies. J'ai assez dit
combien leur aveuglement est funeste à ces enfants, qu'elles ne com-
mencent à traiter en mères, qu'au moment où elles consentent à les en-
voyer en France, dans l'espoir qu'ils y recevront une éducation cultivée.
Elles aiment aussi leurs parents avec affection, et leur en prodiguent à
chaque instant les témoignages les plus doux. 35
[76]
L'amour, ce besoin, ou plutôt ce tyran des âmes sensibles, règne sur
celles des créoles. Aimables par leur propre sensibilité et par des moyens
qu'elles ne tiennent que de la nature, sans imposture, sans artifice, elles
suivent leur penchant, qui, pour rendre par faille bonheur de ceux qui en
sont l'objet, aurait peut-être besoin de dépendre davantage du sentiment. 36
Il faut cependant ajouter que, si l'amour égare quelquefois les créoles,
la durée de leur attachement pour le choix qui les rend coupables, rachète-
rait leurs fautes, si la décence pouvait jamais cesser de s'en offenser. 37
Heureuse la créole, pour qui les serments de l'hymen ont été les vœux
de l'amour ! Chérissant son amant dans son époux, sa fidélité plus commu-
nément encore le fruit de sa nonchalante sagesse que de la vertu qui sup-
pose des combats et une victoire, assurera leur tranquillité commune. Mais
si le mari n'a d'autres droits que ceux du devoir, qu'il redoute en les exer-
çant despotiquement, de mépriser ceux de sa compagne, son exemple
pourrait être suivi. 38
Toutes ces dispositions aimantes (?) font que la perte de celui auquel
elles étaient liées, amènent presqu'aussitôt un nouvel engagement. 39 Aussi
34 Irritables, envieuses.
35 Ne savent pas élever leurs enfants. H. P
36 Sensuelles et non aimantes.
37 Légères, impudiques.
38 Incapables de fidélité conjugale, de vertu, n'offrant d'autre gage à un
époux que leur nonchalance.
39 Voilà certes un paradoxe superbe, digne des misérables qui ont peuplé le
Nouveau-Monde de mulâtres en affirmant audacieusement un prétendu pré-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 97

peut-on leur appliquer ce que M. Thibault de CHANVALLON a dit des


créoles d'une autre colonie : « qu'il n'est point de veuve, qui, malgré sa
tendresse pour ses enfants, n'efface bientôt par un nouveau mariage, le
nom et le souvenir d'un homme dont elle paraissait éperdument éprise. »
Peut-être même n'existe-t-il pas de pays où les secondes noces soient aussi
communes qu'à St-Domingue, et l’on y a vu des femmes qui avaient eu
sept maris. 40
[77]
L'attachement des créoles est mêlé de jalousie, et malgré leur indiffé-
rence pour l'époux que les seules convenances leur auront donné, elles ne
peuvent lui pardonner ses infidélités. C'est contre tout ce qu'elles peuvent
soupçonner qu'elles s'irritent avec fureur. La jalousie a donné la mort à des
femmes créoles qui n'ont pu supporter le changement de celui qu'elles ido-
lâtraient. Elles sont même capables de préférer la perte de l'objet aimé à
celle de sa tendresse : tant cette odieuse passion dénature tout jusqu'au
sentiment même où elle prend sa source !... 41
La danse, mais la danse vive, a tant d'attrait pour les créoles qu'elles
s'y livrent sans réserve, malgré la chaleur du climat et la faiblesse de leur
constitution. Il semble que cet exercice ranime leur existence, et elles
savent trop bien quels charmes nouveaux il donne à une figure expressive
et à une taille gracieuse, pour qu'elles ne le recherchent pas avec ardeur. Il
leur fait oublier l'indolence qu'elles paraissent chérir. On les entend même
presser la mesure, qu'elles suivent avec une précision rigoureuse, mais
sans contrainte. Enfin telle est l'espèce de délire où la danse les plonge, 42
qu'un spectateur étranger croirai ! Que ce plaisir est celui qui a le plus
d'empire sur leur âme. 43
En voyant aussi que clans un bal la retraite de quelques femmes de-
vient un signal pour que les autres quittent la danse, on imaginerait que, ne
formant qu'une seule famille, elles ne jouissent de cet amusement qu'au-

jugé de race leur inspirant la répugnance de la négresse.


40 Sensuelles, voluptueuses, mais sans cœur. Incapables d'affection réelle.
H. P.
41 Jalouses par vanité.
42 Cet amour insensé de la danse nous est montré ailleurs comme une pas-
sion de négresse, « le délire » du vaudoux !
43 Frivoles, légères.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 98

tant qu'elles le partagent toutes. Combien il est regrettable que ce mouve-


ment de tendresse apparente ait besoin d'un nouveau bal pour reparaître ! 44
Les créoles aiment le chant. Leur gosier facile se prête agréablement
aux airs légers et aux airs tendres ; mais la romance est ce qui leur plaît
davantage. Ses sons plaintifs semblent faits pour flatter leur disposition
[78] langoureuse, et elles en accentuent les expressions avec une vérité qui
séduit le cœur après avoir charmé l'oreille.
La solitude plaît beaucoup aux femmes créoles qui y vivent volontiers,
même au sein des villes. Elle leur donne un caractère de timidité qui ne les
quitte pas dans la société où elles répandent peu d’agrément, à moins
qu'elles n'aient appris en France à sentir tout le prix d'une amabilité
qu'elles savent rendre touchante. » 45
Les Créoles sont très sobres. Le chocolat, les sucreries, le café au lait
surtout, voilà leur nourriture.
Mais un goût qui semble plus fort qu'elles, les porte encore à refuser
les aliments sains et à leur préférer les salaisons apportées d'Europe ou des
mets du pays, bizarrement préparés et connus sous des noms plus bizarres
encore. L'eau pure est leur boisson ordinaire, mais elles lui préfèrent par
fois une limonade composée de sirop et de jus de citron. Les Créoles ne
mangent guère aux heures du repas, mais indistinctement, lorsqu'elles
éprouvent les désirs d'un appétit don telles suivent toute la dépravation. 46 47
Un sommeil trop prolongé, l'inaction dans laquelle elles vivent, des
écarts de régime de toute espèce, des aliments mal choisis, des passions
vives presque toujours enjeu ; telles sont les sources des maux qui me-
nacent les femmes Créoles... et les causes qui flétrissent si tôt leurs
charmes : brillantes comme les fleurs, elles n'en ont aussi que la durée. 48...
Les femmes Créoles ne reçoivent aucune éducation à St-Domingue ;
et quand on les juge d'après cette observation, on est étonné de leur trou-
ver un sens aussi juste 49…
44 Hypocrites. H. P.
45 Timides par ignorance, à défaut de modestie.
46 Goûts dépravés.
47 En pillant MOREAU DE ST-MERY pour échafauder son roman, ST-JOHN
impute à ta mulâtresse d'Haïti ces irrégularités des repas de la blanche de
Saint-Domingue.
48 Résumé intéressant de ses qualités.
49 Sans éducation. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 99

[79]
On peut même demander avec confiance aux femmes Créoles un
conseil dès qu'il intéresse le sentiment ou la délicatesse. Douées d'une es-
pèce de tact qui vaut souvent mieux que nos principes, elles se portent na-
turellement vers ce qui est préférable. Fière, indignée de tout ce qui avilit,
méprisant plus que les hommes mêmes, les hommes dégradés, une femme
Créole partage vivement l'affront fait à celui qu'elle aime. Il faut qu'il re-
nonce à sa tendresse s'il est capable de dévorer un affront ; elle n'écoutera
jamais les soupirs d'un lâche et préférerait pleurer sur sa tombe. 50
Il n'est malheureusement que trop facile de leur prouver qu'on est
digne d'elles à cet égard. La plus grande preuve du peu de sociabilité 51 de
St-Domingue, c'est le faux point d'honneur qui y maîtrise encore l'opinion.
Dans un pays où la fortune fait tant de rivaux, il est difficile de prendre ces
dehors polis qui sont peut-être les premières sauvegardes de la fierté parti-
culière. L'habitude de commander aux esclaves et de ne trouver que de la
soumission, rend nécessairement le caractère un peu allié, et des Colons
défenseurs de leurs propres foyers, doivent être dominés par un préjugé
aussi ancien que la Colonie ; il donne même aux magistrats un extérieur
guerrier. 52
Les Créoles sont aussi naturellement affables, généreuses, compatis-
santes pour tout ce qui porte l'empreinte de l'infortune et de la douleur,
mais elles oublient quelquefois ces vertus 53 envers leurs esclaves domes-
tiques…
Qui ne serait révolté de voir une femme délicate à qui [80] le récit d'un
malheur moindre que celui qu'elle va causer, ferait répandre des larmes,
présidera un châtiment qu'elle a ordonné ! Rien n'égale la colère d'une
femme Créole qui punit l'esclave que son époux a peut-être forcée de
souiller le lit nuptial. Dans sa fureur jalouse elle ne sait qu'inventer pour

50 Envieuses, haineuses, ignorantes et vaines. Elles possèdent la seule vertu


coloniale : elles sont pour la bataille, la destruction.
51 Oh ! Rhétorique de colon !
52 Insociabilité.
53 On n'oublie jamais une vertu que l'on possède réellement ; toute la pré-
tendue affabilité de ces femmes n'était qu'une forme de l'insurmontable timi-
dité qu'entraîne chez les femmes la conscience de n'être pas en possession de
l'éducation que commanderait la hauteur du rang que l'on occupe. Dans le
parvenu du sexe mâle, cette timidité est voilée par une exagération de gros-
sièreté. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 100

assouvir sa vengeance. Ces scènes affreuses qui sont très rares le de-
viennent encore plus de jour en jour. Peut-être même les Créoles perdront-
elles, avec le temps, ce penchant pour une domination sévère, dont elles
contractent l'habitude dès l'âge le plus tendre. Le soin d'en faire élever un
très grand nombre en France, l'influence des ouvrages qui font l'éloge des
vertus domestiques et qu'elles lisent avec attendrissement, amèneront sans
doute cette heureuse révolution 54….
« Sexe charmant ! Tel est votre apanage, la douceur et la bonté. C'est
pour tempérer la fierté de l'homme, pour le captiver, pour lui rendre
agréable le songe de la vie, que la nature vous forma. Ne dédaignez donc
pas de régner par les moyens qu'elle vous adonnés. Le fondateur d'une re-
ligion, en peignant avec des traits de feu un lieu de délices éternels, a senti
qu'il fallait, pour exciter l'enthousiasme, vous montrer dans ce séjour doux
et beau, et il a séduit par ce tableau vraiment enchanteur ! » 55

Superbe organisation sociale, en vérité, et bien digne de regrets que


la colonie blanche de St-Domingue si soigneusement ignorée par tous
les blancs qui s'en vont fouiller, piller M. de St-MÉRY, en quête de
choses injurieuses pour les haïtiens et pour la race noire !
Ni dans les lettres, ni dans les arts, ni dans les sciences, ni dans le
commerce, ni dans l'industrie, ni à la tribune, ni à l'armée, aucun
blanc, colon de St-Domingue, n'a laissé un nom digne d'être recueilli
par la postérité.
MOREAU de St-MÉRY semble avoir eu le pressentiment que cette
terre maudite qui avait été sa patrie, allait prochainement [81] rentrer
d'un seul bloc dans le néant ; que St-Domingue allait mourir tout en-
tier, qu'il n'en resterait bientôt rien, plus rien, s'il ne se hâtait de dres-
ser, pour les successeurs du moribond, une sorte d'inventaire de la
maison.

« Il semblerait, dit-il, dans sa préface, que cet Hercule colonial, eût été
destiné à n'être plus un jour qu'un squelette décharné.

54 Cruelles, barbares.
55 Coup d'encensoir de la fin ! Une dernière fleur jetée sur la tombe de la
créole de St-Domingue. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 101

Cette opinion fût-elle fondée, pourquoi la peinture fidèle de ce qu'était


naguère encore cette colonie... ne serait-ce elle pas présentée, du moins
comme un monument en quelque sorte historique, et comme un chapitre à
méditer par tous ceux qui ont part au gouvernement des États ? »

Il avait raison. St-Domingue était perdu, perdu pour l'éternité.


L'Hercule colonial avait le cœur rongé par le cancer colonial. Il se
mourait de la peste de l'esclavage. Le livre de St-Mery parut en 1797.
St-Domingue expirait sept ans après ; et, le ler Janvier, 1804, un nègre
ignorant, un ancien esclave, une ancienne victime de l'orgueil des co-
lons, JEAN-JACQUES DESSALINES, poussa du pied la charogne et la
lança dans l'oubli éternel.
Connaît-on quelque part un esclavagiste, —je n'entends point, par
ce mot, l'homme indifférent aux choses qui l'entourent, qui les accepte
sans les examiner, parce qu'il est venu les trouver ainsi et que son
égoïsme n'est pas directement intéressé ; bien moins encore voudrais-
je parler d'un homme de cœur comme JEFFERSON, par exemple, subis-
sant une houle nationale pour sauver la paix de son pays, dans l'espé-
rance que la raison finira par l'emporter,— mais le vrai esclavagiste,
l'homme qui croit juste et bien que des hommes soient esclaves ; qu'il
y ait des êtres humains innocents de tout crime, de tout péché, dont la
part de bonheur en ce monde soit confisquée ; dans le cœur desquels
l'espérance soit détruite pour le présent et pour l'avenir, dans leur per-
sonne et dans leur descendance ; qui soient condamnés sans accusa-
tion, sans jugement, à subir la peine afflictive de l'esclavage, des tra-
vaux forcés à perpétuité, ainsi que la peine infamante du préjugé de
couleur, [82] qui prend un innocent, un homme pur de tout crime, de
tout délit, de tout péché et le jette dans la société au rang des criminels
échappés du bagne, que l'on fuit, que l'on évite, que l'on chasse,
comme les pestiférés du vice, les lépreux, les gangrenés dont le
contact serait avilissant pour nos âmes ou dangereux pour nos corps ;
que des êtres humains soient plongés vivants dans la damnation éter-
nelle ? Connaît-on un homme qui croie tout cela juste et bien et qui ne
soit pas lui-même un esprit borné, une intelligence atrophiée, une âme
gangrenée ? Qu'on me le montre ! C'est un rara avis.
Je n'ai jamais connu, et nul n'a trouvé que je sache, ni un vrai sa-
vant, ni un poète, ni un écrivain, ni un orateur, dans la peau blanche,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 102

rouge ou noire d'un ennemi du genre humain, d'un persécuteur de l'in-


nocence.
Le plomb qui écrase la pensée de l'esclavagiste, l'empêche, tout en
se réclamant de la société, de l'aristocratie, de s'élever à la simple hau-
teur des convenances qui s'imposent à l'homme ou à la femme de
bonne compagnie. C'est toujours un être hargneux, grossier, farouche,
bon à jeter' à la porte de toute société distinguée, à chasser de toute
compagnie de gens bien élevés. Les pauvres aveuglés ! Ils entrent sans
s'en apercevoir dans le temple des chrétiens, où Jésus crucifié offre
son sang pour cimenter l'amour entre les hommes, et ils se croient
dans un lieu où il leur serait permis de se repaître, sous l'œil du diable,
de leur haine contre des innocents.

« Arrière nègres ! disent-ils, je ne sais pas prier et je ne veux pas hurler


des hymnes près de toi ; je te hais plus que je n'aime DIEU ! »

La femme elle-même, cet être fait de grâces, de tendresse, dont le


sourire semble destiné à porter le rayon de l'espérance jusqu'au cœur
du coupable touché par le repentir, la femme elle-même, quand elle
s'enrôle dans la criminelle cohorte de l'esclavage ou du préjugé, perd
aussitôt tous les charmes de la féminité ; ses yeux, son front, ses
lèvres perdent le sourire, cette étincelle qui ne jaillit que d'une âme in-
nocente, d'un cœur juste et bon ; et hideuse, féroce, [83] elle tournoie
dans la répugnante sarabande, au grand amusement de SATAN qui ri-
cane et l'attend, puisqu'elle est maudite, puisqu'elle est à lui, puis-
qu'elle a choisi contre DIEU ; puisqu'elle hait, outrage, persécute qui
ne lui a rien fait.
Non ! L’esclavage n'est pas bon pour le maître. Il tue son intelli-
gence dans ce monde et son âme dans l'autre.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 103

[84]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti
PREMIÈRE PARTIE :
De l’identité de l’homme dans la diversité des races

Chapitre IV
De la loi d’assimilation

Retour à la table des matières

La force impulsive qui fait le soldat, qui jette tes hommes les uns
sur les autres au nom de l'infâme droit de conquête et qui attire finale-
ment le châtiment sur les vainqueurs et les vaincus, serait un obstacle
insurmontable à tout progrès, à toute civilisation, à tout bonheur en ce
monde, s'il ne se trouvait dans la nature même de l'homme une loi, un
principe réparateur, pour sauver l'humanité de la damnation éternelle
qui serait la conséquence de la loi de répression de la loi de châtiment.
Nous commençons par le mal. Le péché originel vient, de l'esto-
mac, de la bête. La bravoure précède le courage. Le soldat qui attaque,
qui arrive à la victoire par l'agression, apparaît sur la terre avant, long-
temps avant le citoyen qui meurt pour se défendre et arrive à la vic-
toire par la résistance.
Et le châtiment, pour inévitable qu'il soit, est si loin !
La Rome antique, la Rome du courage, expire avec la République.
Son génie s'envole par les entrailles ouvertes de CATON, et la déca-
dence commence aussitôt. Le courage brisé dans le citoyen, ne peut
revivre dans le cœur du soldat et les cohortes que n'anime plus le
souffle de la liberté vont s'affaiblissant. La chair n'étant plus soutenue,
gourmandes disciplinée par l’âme, reprend son empire et la bravoure
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 104

va s'éteignant comme la lampe privée d'huile. C'est la charpente, le


bois du cerf-volant l'entraînant et l'assujettissant à la force irrésistible
de l'attraction qui l'attire en bas, à mesure que, par le trou fait dans la
substance légère étendue sur cette charpente, portée par ce bois, cette
substance se déchire, s'envole par lambeaux sous le [85] souffle de la
même brise qui avait fait monter et planer l'appareil dans l'espace.
Mais combien de temps peut durer la chute ? Combien de siècles
durera la gloire des CÉSARS, avant que le grand empire tombe lourde-
ment, sans résistance et sans gloire, sous la hache des barbares !
Le châtiment est si loin, si loin, qu'il échappe au rayon visuel du
coupable, homme ou nation. CHRIST lui-même, en nous apportant son
divin flambeau, n'a pu nous le rendre visible à travers les brouillards
de la pensée humaine. Tout fort en ce monde court à la spoliation du
faible. Il faut marcher, marcher toujours dans la gloire, cette fausse lu-
mière allumée dans notre âme par l'esprit du mal. Il faut marcher au
châtiment, à la honte de la défaite, de l'asservissement, et lorsque dans
cette marche inexorable, fatale, le peuple coupable aperçoit le châti-
ment à son horizon, il est trop tard pour le repentir, pour la réparation,
il subira la répression, il passera par les fourches-caudines.
Dans cette éternelle histoire de la grandeur et de la décadence des
empires, ce qui sauve l'humanité, ce qui empêche le flambeau de
s'éteindre à chaque évolution de la victoire et permet à l'homme de
sortir graduellement de la nuit de l'ignorance native, c'est la loi d'assi-
milation.
C'est la loi d'amour, de fraternité, qui vient détruire les pernicieux
effets de la conquête et réconcilier l'homme à l'homme ; qui, en met-
tant en présence le vainqueur et le vaincu, révèle à l'un et à l'autre
qu'ils sont frères, par l'identité de ce qui fait en eux l'homme : la pen-
sée, l’âme. À chaque pas que nous faisons dans l'étude de la philoso-
phie de l'histoire, nous rencontrons la manifestation de cette force, de
cette loi,
La force d'âme, la vraie force, la vraie lumière de l'homme, n'est
pas toujours avec le conquérant, bien qu'elle y soit parfois.
La bravoure, lorsqu'elle est secondée par le nombre, peut l'empor-
ter sur le courage ; et le sanctuaire de la civilisation peut être envahi,
détruit par des barbares. Mais le flambeau ne s'éteint pas Rome
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 105

conquérante subira la [86] domination intellectuelle du Grec vaincu.


Elle allumera son flambeau à Athènes et portera la lumière à Lutèce,
Et la Gaule devenue latine, embrasera le cerveau du barbare Franc,
venu du Nord.
La Gaule conquise par le Germain s'appellera France, du nom du
vainqueur. Mais elle imposera ses mœurs, son langage, sa civilisation
au Conquérant barbare. Et la France restera latine.
C'est ainsi que la notion de race va s'élargissant sans cesse par l'ac-
tion même de la conquête, et tend à se fondre, à se perdre dans la no-
tion supérieure, suprême, de l'humanité.
Au début, ai-je dit, les hommes se rapprochent de leurs semblables
par l'impulsion instinctive des animaux destinés à vivre en troupeaux,
ils sont gregarious 56 et non sociables. La société sortira plus tard du
troupeau, il est vrai, mais lentement, avec le développement et l'éléva-
tion de la pensée. Et c'est précisément sous l'action constante de la loi
d'assimilation que les hommes arrivent à s'apercevoir, par ses effets
mêmes plutôt que par une perception préalable de l'esprit, que la so-
ciété, c'est-à-dire l'association des efforts individuels de tous, ap-
proche chacun du bonheur plus, et plus rapidement, que s'il était livré
à lui-même et dût recueillir seul tous les avantages de ses efforts indi-
viduels.
Non seulement la notion de société arrive tardivement dans les pre-
mières agrégations humaines formées par les hasards de la victoire,
mais encore, longtemps après que cette notion s'est fait jour dans les
esprits, elle y reste à l'état de problème, et des siècles entiers apportent
successivement leur contingent de souffrances à l'humanité, passent,
et la solution du problème attend toujours. PLATON en écrivant sa Ré-
publique, ne faisait pas autre chose que poser et discuter le problème
social. Les contemporains en ont modifié la formule à l'infini sans
plus avancer, et à l'heure présente, il y en a qui cherchent : la solution
dans [87] la destruction même de la société : on nous propose tour à
tour l' athéisme qui, en détruisant la foi, tarit la source de toute force,
matérialise l'homme, le ramène à la bête primitive et le rend impropre
à la lutte inévitable, inexorable, sans laquelle aucun bonheur n'est pos-
sible ; ou bien le communisme qui, en détruisant la propriété, doit tarir
56 Je n'ai point trouvé un équivalent français de cette expression
anglaise…. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 106

toutes les sources de la prospérité, de la force aussi, en substituant la


discipline extérieure qui abrutit, à la discipline volontaire de l’âme qui
élève et fortifie l'homme, car il supprime la récompense naturelle de
l'effort ; d'où, la nécessité de substituer le châtiment à la responsabili-
té, de confisquer la liberté ; ou bien l'anarchie, c'est-à-dire regorge-
ment brutal de toute société.
C'est le dernier terme, la dernière formule du désespoir des petits
sans cesse broyés en ce monde sous le char impitoyable de l'injustice
des grands.
Ce qui retarde ainsi la solution du problème social, ce sont les obs-
tacles naturels ou artificiels qui retardent l'assimilation ou résistent à
cette loi de la nature humaine.
Tous ces obstacles ont leur source dans l'ignorance primitive des
hommes, et disparaissent à mesure que l'ignorance est vaincue par le
savoir, à mesure que l'homme s'élève par l'instruction et par la morali-
té. L'obstacle naturel, c'est le malheur, il s'aplanit devant la science.
L'obstacle artificiel, c'est le crime, car il a sa source dans la volonté
des plus forts, s'exerçant à prévenir l'effacement par la loi d'assimila-
tion, de l'infériorité relative, qui leur a livré les plus faibles.
Le premier obstacle à l'assimilation se trouve dans la distance et
dans les barrières naturelles : la mer, les fleuves, les montagnes qui sé-
parent les hommes et retardent leur contact.
Ce premier obstacle à l'assimilation des hommes est aussi le pre-
mier obstacle au bonheur de l'homme. Assimilation et bonheur sont
donc des termes qui se touchent s'ils ne se confondent.
Le premier aboutit au second.
Cet obstacle, comme nous l'avons vu, a pour cause l'ignorance [88]
primitive de l'homme, son impuissance à vaincre en lui et, hors de lui
la résistance passive de la matière, la tendance de la bête au repos.
L'ignorance et la paresse viennent donc d'en bas, et tout ce qui tend à
les détruire, hâte l'assimilation et approche l'homme du bonheur.
Aussi appelons-nous progrès toute découverte faite par la science
humaine de Tune des grandes lois qui régissent les forces emmagasi-
nées dans la matière, ainsi que toute invention qui nous permet, au
moyen de la loi ainsi découverte, de dégager, d'assujettir cette force, et
de l'employer à nous rapprocher du bonheur.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 107

Les découvertes de la science, les inventions du génie de l'homme


sont des progrès, parce que ce sont des pas en avant de l'homme vers
l'homme, vers l'assimilation, vers l'humanité, qui est le plus haut
terme, la dernière expression de la sociabilité de l'être pensant.
La science découvre le magnétisme terrestre ; le génie de l'homme
invente la boussole qui met l'homme en possession de cette force ; et
deux mondes inconnus l'un à l'autre se trouvent en contact. La voile
que pousse la brise amène l'homme vers l'homme ; elle est arrêtée et
renvoyée au point de départ par le vent soufflant de la direction
contraire : cet obstacle sera vaincu par la vapeur et l'homme trouvera
l'homme, et l'assimilation se fera par contact direct jusqu'à ce que
l'électricité vienne mettre l'esprit en communication avec l'esprit à tra-
vers l'immense océan, sans que la matière humaine se déplace.
C'est ainsi que le réveil de la pensée transforme l'animal humain, le
détache du troupeau et le fait entrer dans la société, dans la civilisa-
tion.
Ce contact de l'homme avec l'homme peut être direct comme dans
le cas d'un peuple conquérant s'établissant sur le territoire du vaincu, y
apportant ses mœurs, ses coutumes, qui entrent ainsi en comparaison
avec celles des anciens habitants de façon qu'elles se fondent graduel-
lement les unes dans les autres, se corrigent les uns par les autres et
déterminent par leur fusion, un nouveau pas vers la civilisation.
[89]
Le contact peut être aussi indirect : c'est celui qui résulte de l'étude
de l'histoire des peuples anciens et contemporains.
On sait encore que ces grandes leçons que chaque peuple puise
ainsi à l'école commune des nations vivantes ou mortes, ont contribué
dans une mesure énorme, à former les grands génies qui ont exercé
partout la plus grande influence sur les idées de leurs contemporains ;
ce contact n'a pas été d'une moindre puissance au point de vue du pro-
grès des sciences, des lettres et des arts.
C'est ainsi que chaque découverte faite dans le monde, devient le
patrimoine de l'humanité entière. Chaque peuple allume son flambeau
à celui de son voisin. Un génie qui se produit ici en suscite un autre
ailleurs : DENIS PAPIN découvre en France la force élastique de la va-
peur ; c'est une étincelle qui ira allumer un flambeau ailleurs ; le
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 108

contact de ce génie produit en Angleterre celui de WATT, dont le


contact fera surgir celui de FULTON en Amérique ; le premier assujetti-
ra cette force nouvelle à l'usage de l'homme en créant la machine à va-
peur ; l'autre appliquera cette machine à la navigation.
L'homme a été créé pour être lié, associé à son semblable : la civi-
lisation est à ce prix.
Tout individu, toute famille qui s'isole, tombe dans l'ignorance ;
tout peuple qui s'isole est à l'instant en arrière des autres. Il en est ainsi
parce qu'un homme isolé, fût-il par nature un génie, ne peut refaire à
lui seul dans le cours de son existence, toutes les observations que
l'humanité entière a faites à travers les siècles, et qui ont constitué la
science telle qu'elle a existé aux différents âges des sociétés humaines.
Il en est ainsi parce qu'une société humaine qui s'isole manque de
points de comparaison ; elle ne peut sortir de ses traditions, car elle ne
saurait où aller ; elle n'a pour se guider que les rares étincelles qui
jaillissent de son propre sein ; ces étincelles sont perdues pour le reste
de l'humanité, mais cette société perd elle-même le bénéfice des étin-
celles jaillissant du sein des autres sociétés humaines, [90] ses sœurs,
qui, en se rapprochant marchent dans une voie plus lumineuse, car
tour à tour chacune y projette son flambeau. Après la Grèce, Rome ;
après Rome, la France de CHARLEMAGNE. L’ESPAGNE a connu le
temps où le soleil ne se couchait pas sur ses États.
L'Angleterre s'est emparée de l'empire des mers. BONAPARTE a
promené les soldats français dans toutes les capitales de l'Europe. Au-
jourd'hui le Casque allemand revendique l'honneur de marcher à la
tête des sociétés européennes dont la lumière pâlit déjà sous les rayons
resplendissants de la liberté dont le flambeau a été allumé dans ce
monde nouveau par un peuple nouveau comme lui.
Combien, à ce point de vue, ne serait-il pas intéressant, instructif,
de suivre la marche des idées libérales en Angleterre, de montrer com-
ment elles ont abouti à la grande révolution qui a renversé les STUART ;
de suivre dans leur pèlerinage les hommes les plus avancés de ce
pays, lesquels ne pouvant même s'accommoder de l'état de choses créé
par la réforme, ont traversé l'Atlantique pour venir établir dans le
Nouveau-Monde, une patrie nouvelle où ils pourraient vivre sous des
lois plus conformes à leurs idées à leurs principes religieux, sociaux et
politiques ;d'étudier les circonstances qui ont conduit la métropole à
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 109

favoriser l'établissement des colonies qui la débarrassaient de ces ré-


formateurs devenus encombrants, pour tenter plus tard d'exploiter, de
tyranniser ces mêmes colonies quand elles se furent enrichies par l'ef-
fet des expériences sociales dont elles étaient devenues le théâtre ; de
montrer comment la révolution américaine sortit de ce conflit, com-
ment les français de toutes les classes s'intéressèrent à cette révolution
par haine de l'Angleterre, puis finirent par s'embraser eux-mêmes à ce
foyer républicain.
Qui peut revendiquer la paternité de cette civilisation moderne,
triomphe des idées libérales dont l'incubation s'est poursuivie à travers
les siècles par tant de peuples, tant de races divers ?
La ferons-nous remonter à CHRIST, à CHARLEMAGNE, à [91]
CÉSAR, OU à PLATON ? Ou bien, irons-nous plus loin dans le passé
chercher la société phénicienne qui a été l'école des grecs et la société
éthiopienne qui a été l'école des phéniciens ?
Vaines recherches, vains discours ! La civilisation dont nous jouis-
sons n'est pas l'œuvre d'un peuple ou d'une race, c'est le patrimoine
commun de l'humanité. Chaque peuple, chaque race y arrive à son
tour, en faisant tomber les barrières naturelles ou artificielles qui l'en-
ferment et l'isolent. La Chine a élevé des murailles autour d'elle et
s'est constituée ainsi la prisonnière de ses traditions ; elle s'était élevée
à une très haute civilisation, des milliers d'années avant que l'Europe
fut sortie de la nuit ; en s'isolant elle n'a pu continuer sa marche pro-
gressive ; en s'isolant, elle s'est forcément arrêtée où Confucius l'avait
laissée. Qu'elle renverse ses murailles (et il semble qu'elle y travaille)
et elle se transformera aussitôt.
Hors l'inertie de la matière, on peut dire que tous les obstacles à la
loi d'assimilation viennent de la question de race.
La première notion de race semble venir de la coïncidence de cer-
taines qualités physiques et morales, avec la force ou la faiblesse rela-
tive des groupes humains se heurtant sur le champ de bataille.
Par l'assimilation qui est l’œuvre de la pensée, les groupes primi-
tifs, formés par le hasard, parviennent à la conformité des idées, des
mœurs, du langage, des croyances surtout ; et par le croisement, les
caractères physiques s'absorbent réciproquement et forment un type
commun. La conformité du type physique et la conformité des
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 110

conceptions de la pensée ou du caractère moral, forment ensemble la


race.
Dans les guerres de peuple à peuple, de race à race, la victoire n'a
que trois conséquences possibles : ou le vainqueur rançonne le vaincu,
ou il l'emmène et le réduit en esclavage, ou il prend possession du ter-
ritoire conquis et se superpose au vaincu.
Dans le premier cas, la rivalité s'établit ; la question de [92] race
reste pendante, la guerre n'est pas terminée. C'est une trêve que rom-
pra le vainqueur par goût de la spoliation, ou le vaincu par l'attrait de
la revanche. Dans les deux autres cas, la loi d'assimilation entre immé-
diatement en opération. Elle peut rencontrer des obstacles plus ou
moins puissants qui ralentissent son action, ou des similitudes plus ou
moins marquées, qui la facilitent, par exemple, la conformité ou la dif-
férence du langage, des croyances religieuses, etc. Ce n'est qu'une
question de temps et, à moins que le crime n'intervienne, à moins que
la volonté de l'homme ne résiste à la loi de DIEU, tôt ou tard, vain-
queurs et vaincus se fondent les uns dans les autres et forment un nou-
veau groupe, une nouvelle race.
Ainsi la race gauloise en France et la race bretonne en Angleterre
se sont assimilées successivement aux mêmes races conquérantes, les
latins d'abord, les germains ensuite, sans que l'on renonce à la super-
stition de la différence entre les races, à propos des Français et des
Anglais. Remarquons encore que l'assimilation, quoique hâtée par
l'absorption, n'est pas l'absorption ; celle-ci n'est même pas nécessaire
à celle-là. On a pu les confondre à propos du fusionnement entre race
de même couleur, entre blancs et blancs, entre noirs et noirs, et l'on a
fait cette confusion.
C'est une erreur qui, en ouvrant un vaste champ aux conjectures,
aux controverses sans issues, a compliqué inutilement la question de
race entre blancs et noirs et en a bien injustement éloigné la solution.
Nul ne songe à demander à un anglais combien de gouttes de sang
breton, combien de sang romain, combien de sang germain, se
trouvent dans ses veines. Supposons, par exemple, que deux familles
espagnoles se fixent en Angleterre, se naturalisent et croisent exclusi-
vement entre elles-mêmes. À la troisième ou à la quatrième généra-
tion, les fils parlent et entendent exclusivement l'anglais, entrent au
parlement et développent les beautés du jingo. Qu'ils changent seule-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 111

ment d'étiquette et fassent, par exemple, de Señor Don CARLOS Blan-


co, Mr CHARLES WHITE ESQ, et les voilà anglais pour tout le monde.
[93]
Nul ne pense à mesurer ici te degré de l'assimilation ; on la tient
pour complète, et l’on a raison. L’Espagnol et l'Anglais sont égale-
ment hommes. Ils sont également susceptibles de toutes les vertus, de
tous les vices de l'humaine nature ; ce qui les distingue, ce n'est pas la
nature de l'esprit, c'est la différence de la tournure, de la direction ha-
bituelle, imprimée à la pensée par l'influence du milieu intellectuel,
moral et social ; milieu qui est lui-même la résultante, la synthèse des
circonstances historiques de la formation de toute société humaine.
L'absorption ici, qu'on veuille bien le remarquer, est nulle ; elle est à
zéro. Nouvelle preuve de l'influence négative de l'animal, du sang, sur
la marche ascendante ou descendante de l'humanité.
Et l'atavisme, me dira-t-on ? Encore de la Zoologie, répondrai-je,
la science de l'animal. Il faut chercher plus haut pour trouver l'homme ;
il plane au-dessus de ces choses. On hérite des scrofules d'un grand
homme, mais pas de son génie.
Les vertus de nos aïeux sont pour nous de grandes leçons, mais ce
ne sont que des leçons. Ils nous montrent la voie, mais nous n'y mar-
chons qu'en restant debout. OLIVIER CROMWELL descend dans la
tombe laissant son nom et son sang à RICHARD, mais il ne pouvait lui
laisser son âme.
HUGO mort, sa lyre s'est brisée ; et je chercherais en vain le génie
de NAPOLÉON dans Plon-Plon, ni BADINGUET.
L'assimilation se fait par la pensée et ne se fait pas autrement. On
peut facilement constater ce fait en étudiant la population blanche aux
États-Unis, dans ce pays étrange qui semble avoir reçu de la Provi-
dence, en dépit de son exclusivisme, la mission de faire dans le monde
la preuve de l'identité de l'homme, par l'assimilation de toutes les
races, de toutes les classes, à un type moral unique, le type de
l'homme libre et responsable de sa liberté, de son bonheur. Cette
preuve est faite pour les races blanches. Viendra-t-elle pour les autres ?
Je n'en doute pas. Je crois en DIEU, je crois en sa créature.
Examinons maintenant l'action des obstacles que la question de
race oppose à l'assimilation.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 112

[94]
L'histoire nous montre invariablement que le plus grand obstacle à
l'assimilation de la pensée, vient de la différence de religion, de la
question de foi, ce qui prouve bien que là est la vraie source de la
force dans l'homme.
Là où l'assimilation avait déjà été complète, là où deux, trois races
diverses s'étaient mêlées, confondues ou plutôt fondues en une seule
race nouvelle, la controverse religieuse a pu scinder cette race et reje-
ter l'homme dans la division, dans la guerre. L'homogénéité ainsi rom-
pue par l'intolérance, il se forme dans le sein môme d'une nation de
nouveaux groupes distincts. Ils ne se nomment plus races mais partis.
Néanmoins, en dépit de la conformité du type physique, les guerres de
religion sont caractérisées par des cruautés plus grandes que celles de
race, que celles que l'homme fait à l'homme qui n'appartient pas à son
troupeau, en qui il ne reconnaît pas son semblable et qu'il appelle
l'étranger.
Il en est de même de la variation de la pensée humaine sur les
questions touchant à l'association politique, à la vie civile, lorsque les
idées différentes qui se forment dans la nation, se basent sur une sin-
cère et profonde conviction et s'élèvent à la hauteur de la foi. Alors
c'est la guerre civile dans laquelle l'homme déploie aussi, malgré la
conformité du type, plus de férocité que dans ses luttes contre l'étran-
ger.
Ainsi l'intolérance naturelle à l'homme de conviction, à l'homme de
foi, se présente à nous comme un obstacle plus puissant à l'assimila-
tion que ni la distance, avec les barrières naturelles qui l'aggravent, ni
même la répugnance à l'association charnelle, d'où résulte l'absorption
des types primitifs dans le nouveau type commun.
Observons encore que l'intolérance politique ou religieuse, quoique
résultant de la sincérité des convictions, ce qui est chose respectable,
n'en a pas moins ses raisons dans l'ignorance primitive. Elle vient de
la foi, mais d'une foi insuffisamment éclairée. À mesure que l'esprit
humain s'élève, et que la lumière se fait dans le chaos de l'ignorance
primitive, on s'aperçoit que l'intolérance en matière religieuse [95] est
destructive de la foi, comme, en matière politique, elle est destructive
de la liberté, et que dans l'un et l'autre cas, elle éloigne le bonheur.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 113

D'où l'on a conclu que le contraire de l'intolérance, la libre discus-


sion, devait être le véritable intérêt de l'humanité.
Ici nous nous heurtons à une nouvelle cause de malheur et nous
passons de la passion à l'erreur, du moins en ce qui concerne la reli-
gion et plus spécialement la religion chrétienne.
Le CHRIST a résumé sa doctrine en un seul mot : Aimez.
Or, l'intolérance c'est la haine, la pire des passions. L'intolérant est
donc hors de la religion chrétienne. Et comme on ne peut aimer et haïr
ensemble, on cesse de croire, on perd la foi ; ne pouvant marcher en
même temps dans deux directions opposées, on perd confiance dans le
guide, et l'on est forcé de s'arrêter ou de choisir soi-même au hasard.
Essayer de rentrer dans la religion par la discussion, c'est peut-être
écarter la haine, la passion, mais c'est écarter aussi de propos délibéré
la foi elle-même, car qui discute doute, et qui doute a déjà cessé de
croire. Et toute religion se résume en un seul mot : Croyez Qui discute
donc est hors la religion, hors de toute religion.
Le remède à l'intolérance ici n'est donc point dans la discussion,
mais dans la simple tolérance.
Croyez et laissez les autres croire ou ne pas croire. Qui se damne
pour l'autre monde, va seul à l'enfer. Le salut de mon âme ne sauvera
pas la vôtre. Que chacun lave donc son œil et enlève sa poutre, en lais-
sant au voisin la responsabilité de la paille qu'il garde dans le sien.
En politique et dans toute question sociale, il en est autrement. La
discussion est ici de rigueur et il convient qu'elle soit libre, absolu-
ment libre ; elle ne peut être jamais ni trop, ni même assez libre. Les
intérêts engagés sont actuels, la responsabilité est immédiate, puisqu'il
y en a pour lesquels elle ne commencera pas seulement au delà de la
tombe.
[96]
Dans la société tous sont associés, tous sont égaux ; qui met le feu
à la maison brûle d'autres que lui-même.
L'intolérance qui empêche la libre discussion, prend ici le nom de
tyrannie. L'arme de la tyrannie c'est le préjugé.
Le préjugé, voilà l'obstacle artificiel que la volonté de l'homme op-
pose à la loi naturelle de l'assimilation.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 114

L'examen du préjugé et de son action malfaisante, criminelle, dans


la famille humaine, fera l'objet du chapitre qui suit.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 115

[97]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti
PREMIÈRE PARTIE :
De l’identité de l’homme dans la diversité des races

Chapitre V
Le préjugé de race ou l’obstacle
volontaire à l'assimilation.
Origine de ce préjugé, en quoi il consiste
et quels en sont les effets.

Retour à la table des matières

Les luttes éternelles qui ont produit entre les hommes le prétendu
droit de conquête, ont appelé l'attention sur l'inégalité relative de la
force déployée par les divers combattants, soit dans l'attaque, soit dans
la défense.
Le vainqueur, ayant fait preuve d'une plus grande force que le
vaincu, s'est tenu pour supérieur à celui-ci, en faisant abstraction
d'ailleurs des causes permanentes ou accidentelles de la victoire.
L'ignorance primitive de l'homme ne lui permettant, ni de décou-
vrir la loi du progrès d'où résulte l'effacement graduel des inégalités
relatives, ni d'apprécier ces inégalités dans les individus de chaque
groupe, de chaque race, on a conclu à la permanence du niveau moyen
actuel ; et la supériorité, qui n'est que relative et momentanée, passa
pour inhérente à la race.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 116

Ainsi sortit de l'ignorance primitive, la fausse conception de l'in-


égalité naturelle et insurmontable des races humaines.
Entre races blanches en Europe, entre races noires en Afrique,
entre races jaunes en Asie, entre races rouges en Amérique, c'est tou-
jours la même chose : le troupeau, le tribut, la nation vaincue, est race
inférieure aux yeux du vainqueur.
[98]
Voilà le préjugé de race, tel qu'il a existé de tout temps, tel qu'il
existe à l'heure présente. Ayant son origine dans l'ignorance, c'est une
notion qui vient d'en bas et qui nous ramène en bas. De là sa ténacité,
car la bête humaine, on ne saurait trop le répéter, est obstinée.
Les conséquences de cette erreur sont nombreuses et variées. Il en
est qui conduisent à l'oppression, au crime. Il en est d'autres qui
poussent au progrès, à la civilisation et qui devraient ainsi arriver à
l'effacement du préjugé lui-même.
Il en serait, ainsi en effet, et, à la hauteur de la civilisation contem-
poraine, tout préjugé de race aurait disparu du monde civilisé, n'était
la bête primitive avec ses vices constitutifs : l'ignorance qui croupit
dans les bas-fonds et la lâcheté morale qui se pavane dans toutes les
sphères hautes et basses de toute société.
Il a été déjà, touché à cette matière dans les pages précédentes. Il y
aura lieu d'y revenir et de l'épuiser, en peu de mots d'ailleurs.
Revenons aux conséquences ordinaires de cette erreur qui tourne si
facilement au crime.
Noblesse. — Et d'abord, constatons ce fait que le vrai préjugé de
race n'a rien à démêler avec la fierté, légitime ou non, qu'inspire à un
homme le sentiment de sa propre valeur. Ce dont on se glorifie, c'est
la gloire de ses ancêtres. C'est la bravoure déployée dans le passé par
ceux qui ont établi la prétendue supériorité de la race. Ainsi va ce mal-
heureux préjugé chercher sa justification dans le sang, dans la matière.
On est de race supérieure, on a la noblesse du sang, quand on descend
d'hommes qui ont été forts, quand on a des victoires guerrières dans
l'histoire de ses ancêtres.
On est, au contraire, de race inférieure, on est vilain par le sang,
quand on descend d'hommes qui ont été vaincus et asservis.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 117

Cette forme de préjugé, qui prend ici le nom de noblesse, est en-
core le résultat de l'ignorance.
On ne prend pas garde au développement graduel, à l'élévation de
l'esprit humain d'où résulte, génération après [99] génération, un ac-
croissement constant quoique inégal, de la puissance relative, de l'in-
tensité relative de la force, dans les hommes et dans les nations. On
ignore, ou l'on méconnaît les effets de la perfectibilité humaine et l'on
ne comprend pas que sur le même territoire, comme l'a démontré
CHARLES COMTE, tout change avec le temps : les mœurs, le langage,
la religion et jusqu'au type physique, si bien que la race, sans avoir
subi aucun mélange, n'a plus rien de commun à un moment donné,
avec celle qui avait occupé le même territoire quelques siècles aupara-
vant. D'où il résulte que, par l'action même de la loi du progrès,
chaque génération nouvelle dans un même pays, constitue une nation
nouvelle et plus forte, une race supérieure à celle qui avait existé avec
les générations passées. Notons encore qu'il en est ainsi dans toute so-
ciété humaine, malgré la dégénération évidente des aristocraties fer-
mées et à cause de l'élévation graduelle en intelligence et en richesse
des couches sociales inférieures et par cela même toujours plus nom-
breuses. De ces observations il faudrait conclure que toute pensée
aristocratique, tout préjugé social affaiblit l'homme, paralyse le déve-
loppement de la prospérité sociale et retarde le progrès, et que finale-
ment le régime démocratique le plus complet, le plus absolu, est celui
qui conduit le plus sûrement les sociétés humaines au bonheur.
Mais la lumière est si lente à se faire dans l'esprit de ceux qui ont le
bénéfice du préjugé qu'ils font ombre sur l'esprit des victimes ; et que
le manant se fait le complice inconscient de la noblesse, en aspirant au
partage, plutôt qu'à la suppression du privilège ; à devenir noble, qu'à
effacer la notion absurde du noble et du vilain. C'est ainsi que la dé-
mocratie, œuvre de vilains, de manants, est toujours et partout sous la
menace de l'anéantissement par l'aristocratie qui sort de son propre
sein, si elle ne sait y mettre ordre.
Ce préjugé de la noblesse, tant qu'il n'est qu'une erreur, est produc-
tif de quelque bien en suscitant entre les hommes et entre les nations,
l'émulation de la force.
La supériorité se déplaçant avec la victoire, toute guerre [100] pose
et résout une question de race. La défaite se trouve être donc quelque
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 118

chose de plus qu'un malheur : c'est une chute qui ramène le vaincu au
rang de race inférieure. C'est donc une honte ; et l'humiliation dure
jusqu'à la revanche, c'est-à-dire à la réhabilitation du vaincu par un
nouveau déplacement de la supériorité de race.
Pour éviter la défaite ou pour assurer la revanche, il faut recruter
de nouvelles forces, accomplir de nouveaux progrès, atteindre ou dé-
passer le conquérant qui nous menace ou qui nous a déjà vaincus : no-
blesse oblige, telle est la source de l'émulation.
Il est certain en effet qu'en présence d'une inégalité trop écrasante
des forces qui nous menacent, la mémoire des gloires du passé, pour
qui en a dans son histoire, relève le courage du faible et le sauve du
désespoir.
MUSSET, le grand, le noble poète, a exprimé cet état de l’âme dans
un vers célèbre :
« Où le père a passé, passera bien le fils. »
Cette espérance dans le désespoir trouve de l'écho dans le cœur de
tout vaincu rêvant la revanche, de tout faible menacé par le fort et se
préparant à la résistance.
Qu'il me soit permis de faire à ce propos quelques réflexions à
l'adresse de ceux de mes congénères qui gémissent sous l'étreinte de
l'horrible préjugé et dont il convient de relever le courage.
Tout ce qui précède est la leçon que nous offre l'histoire des rivali-
tés de race en Europe.
Il en résulte que, entre nègres et blancs dans le Nouveau-Monde, la
question de race, en ce qu'elle peut avoir de sincère, n'est pas diffé-
rente de celle qui s'agite encore et trouble la conscience chrétienne,
entre Français et Allemands, entre Saxons et Latins, entre Slaves et
Tartares, entre Anglais et Irlandais.
Le préjugé de race, en dépit des progrès immenses de la civilisa-
tion chrétienne, n'a pas encore entièrement disparu entre blancs. Il est
peut-être moins âpre, moins brutal, dans ses manifestations. Il n'est
pas haineux, du moins [101] dans les couches sociales supérieures, car
il vient d'en-bas, et à mesure que la lumière se fait dans l'esprit et dans
le cœur de l'homme, il se rapproche de l'humanité et s'affranchit de la
haine, de l'envie, de toutes les émotions basses de l’âme ; mais le pré-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 119

jugé entre races blanches existe ; on le voit, on le sent partout, dans les
livres, dans les journaux, dans les leçons du professeur à l'enfant, et
jusque sur la chaire évangélique. Hors d'Haïti, ce préjugé pèse plus
lourdement sur le nègre que sur les autres races, parce que systémati-
quement, on lui a appris partout à s'isoler de l'haïtien, à voir avec in-
différence ou hostilité, cette République noire qui est à lui, qui est la
gloire de tous les nègres, car c'est l'œuvre la plus noble, la plus virile
de notre commune mère, la Race Noire.
Pour chercher la consolation et l'espérance en détournant ses re-
gards d'Haïti, le nègre doit remonter trop haut dans le passé.
Quand il arrive aux Carthaginois et aux Éthiopiens, il rencontre le
doute sur l'identité de la race. En Haïti, le nègre n'a pas à aller si loin :
à une ou deux générations en arrière, il rencontre PÉTION, DESSALINES,
TOUSSAINT. Il retrouve son sang dans des nègres qui ont combattu,
qui ont vaincu : et si la bête en moi tremble devant la menace de la
force, je la rassure en lui répétant le mot du poète :
« Où le père a passé, passera bien le fils. »
Où le préjugé cesse d'être erreur et devient crime, c'est lorsqu'il
s'applique sciemment à perpétuer l'inégalité, en faussant à la fois les
institutions et les mœurs. En voici la formule : « Le vaincu est infé-
rieur ; il doit rester inférieur, l'objet de la victoire étant de soustraire le
vainqueur à la peine, à l'effort, en plaçant le travail en bas et la jouis-
sance en haut, toute tendance à l'égalité est subversive de l’ordre so-
cial ou international fondé sur la conquête. C'est un attentat qu'il faut
réprimer ou prévenir. » Mais l'attentat étant chimérique, la tendance à
l'égalité étant la conséquence de l'assimilation, c'est-à-dire d'une loi ir-
répressible de la nature humaine, tenter de prévenir l’égalité, [102]
c'est entrer en lutte contre ta nature, c'est se révolter contre DIEU.
La victoire ayant pour but et pour effet l'esclavage du vaincu, la
première forme, la première manifestation de la résistance du préjugé
à la loi d'assimilation, à la loi du progrès, c'est l'opposition désespérée,
allant au besoin jusqu'à la plus grande bravoure, des détenteurs d'es-
claves, au verdict de la conscience humaine, condamnant la criminelle
institution à mesure que la lumière se fait dans les esprits.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 120

Aussi arrive-t-il le plus souvent que l'esclavage, établi par droit de


conquête, n'est finalement aboli que par l'intervention de la force,
c'est-à-dire par droit de conquête.
Ainsi s'accomplit l'abolition en Haïti et aux États-Unis, les deux
pays où la question offre le plus vif intérêt à la race noire.
L'abolition de l'esclavage matériel est une première victoire sur le
préjugé ; mais cette victoire n'est pas définitive. Forcé d'admettre le
vaincu à l'égalité dans la jouissance des droits dits naturels, il se re-
tranchera derrière l'inaptitude relative, passagère nécessairement, du
nouvel affranchi, à l'exercice de la responsabilité politique.
L'esclavage matériel étant la suppression absolue de tout droit dans
la personne humaine, a pour conséquence nécessaire, forcée, d'affran-
chir l'esclave de toute responsabilité humaine.
Théoriquement et pratiquement, le nouvel affranchi ignore la res-
ponsabilité.
La force et la santé de la bête humaine constituent la valeur vénale
de l'esclave, La responsabilité de conserver cette valeur dans l'homme
devenu chose, passé à l'état de propriété, retombe toute, entière sur le
propriétaire. C'est à lui, à lui seul, qu'il appartient de pourvoir à la
nourriture, au logement, à tous les soins hygiéniques, au traitement
des maladies, en un mot à tout ce qui peut être nécessaire pour conser-
ver la force de la bête.
L'affranchi devient donc brusquement responsable de son être, en
sortant d'une école absolument destructive de tout sentiment de res-
ponsabilité en son âme.
[103]
L'esclavage, et non la nature, a fait de lui à cet égard un homme re-
lativement inférieur.
Et cette infériorité relative, est d'autant plus sensible, que la race
supérieure, la race des maîtres, ignore elle-même la vraie responsabili-
té. L'affranchi ne trouve donc point à sa portée une école où il puisse
apprendre à être libre et responsable. Cette notion ne peut lui venir du
dehors, car elle n'est nulle part autour de lui.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 121

« Si j'étais appelé à définir l'esclavage, dit le Saint-Clair de Mme Harriet


Beecher-Stowe, je dirais bel et bien nous l'avons, nous en jouissons et
nous le gardons, dans notre intérêt et pour notre bien-être... C'est là le fort
et le faible, et en somme, tout le fond de ce bavardage hypocrite. »
Puis ailleurs, « Pourquoi, lui demande la cousine abolitionniste,
n'avez-vous pas mieux élevé cet esclave ? Trop de peine à prendre ; la pa-
resse, cousine, l'invincible paresse qui ruine plus d’âmes qu'on ne mettrait
de gens en fuite en faisant le moulinet. Sans la paresse j'aurais été un ange.
Je serais porté à croire que cette paresse est ce que votre vieux docteur du
VERMONT appelait : l'essence du mal moral. »

Le vieux docteur du VERMONT ne se trompait pas : la paresse du


maître, c'est bien l'essence de l'esclavage, ce mal moral qui divise l'hu-
manité en plaçant la peine d'un côté et la récompense d'un autre côté.
Mais comment surmonter l'infériorité relative résultant de l'igno-
rance de la responsabilité ?
Évidemment par la pratique même de la liberté qui seule, par ses
effets favorables ou contraires au bonheur, révèle à l'homme libre la
responsabilité de son être et l'oblige de lutter, de s'efforcer.
Le préjugé, eu refusant l'égalité des droits politiques à l'affranchi,
en le privant de la liberté politique qui lui révélerait la responsabilité
politique, vise donc à perpétuer en lui l'infériorité produite par l'escla-
vage.
L'affranchi se trouve donc enfermé, au sortir de l'esclavage, dans
un cercle vicieux qu'il a fallu, et qu'il faut encore [104] rompre dans
plus d'un état civilisé et chrétien par la violence, par la révolution, ce
droit de conquête des faibles, des pauvres, de la canaille.
Cette nouvelle barrière franchie, le préjugé, forcé d'admettre l'éga-
lité des droits politiques, ne se tient pas encore pour battu : il se réfu-
gie et se retranche dans l'inégalité sociale.
Ici il reste invulnérable à la force matérielle. Le vainqueur ne peut
que dicter des lois humaines et les faire exécuter : un décret abolit l'es-
clavage, un autre confère la jouissance des droits politiques à l'affran-
chi, et la force des baïonnettes assure l'efficacité de la loi.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 122

Mais la baïonnette est impuissante contre le sentiment, et la lutte


sanglante conduirait à l'anarchie, compromettrait ou tuerait la société,
sans atteindre le préjugé.
Faut-il renoncer à la lutte ? Non ! Il faut seulement donner à la
lutte une direction nouvelle ; il ne s'agit plus de vaincre mais de
convaincre.
Sur l'échelle des inégalités sociales, le préjugé est chez lui ; il est
couvert par le droit d'asile.
Mais s'il franchit le seuil et descend dans la rue, il est sous la main-
mise de la loi et la police peut le prendre à collet, si elle le veut, si elle
n'est point sa complice. Quand la loi, quand la police abrite le préjugé,
c'est le droit politique qui est atteint et l'on peut dire que la paix so-
ciale n'est pas sûre.
Chassé définitivement de la rue, réfugié dans son dernier retran-
chement, le préjugé se démasque, se dépouille de tout voile, jette par
la fenêtre son programme aux passants et reste toujours la même
chose : l'obstacle volontaire à l'assimilation, au bonheur des hommes.
Ce programme, je le trouve tout entier, dans sa cynique naïveté,
exposé par un petit journal américain qui semble l'avoir rédigé tout
exprès, pour épargner aux défenseurs de la race noire l'accusation de
le forger à plaisir.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 123

[105]
Article extrait du journal le « Hérald
de Birmingham, (Alabama)
(TRADUCTION DES ÉDITEURS)

SOCIAL EQUALITY. ÉGALITÉ SOCIALE


as practiced by some white teachers comme elle est pratiquée par cer-
in selma. tains professeurs blancs à Selma.

The Selma Mirror says it lies no Le journal Le Miroir de Sel-


desire to stir up a sensation, and is al- ma, déclare que son intention n'est
ways willing to accord to the colored pas de produire une sensation et
race equal and exact justice in ail qu'il est toujours prêt à accorder à
things, and has no desire to interfere la race noire une égale et exacte
with their enjoyment of ail the rights justice en toute chose ; qu'il ne
and privileges to which they are en- désire pas empêcher que cette
titled under the Jaws of Alabama ; race jouisse de tous les droits et
but it is unalterably opposed ! To any privilèges que lui accordent les
intermixture of races in the cars or lois de l'Alabama ; mais qu'il est
steamboats, or in hotels, churches, irrévocablement opposé à tout
theaters and schools, and believes mélange des deux races dans les
that it is best for both races to have voitures publiques, navires à va-
separate and distinct accommoda- peur ou dans les hôtels, les
tions as provided by the laws of the églises, les théâtres, les écoles et
state. Neither does it object to white il croit qu'il est mieux, pour les
teachers for colored schools if the deux races, d'avoir des accommo-
negroes desire it, provided the teach- dations distinctes et séparées
ers are of the right kind, and are en- comme cela est prévu par les lois
gaged in their work with a laudable de l'état.
desire to elevate the negroes without Ce journal n'est pas non plus
degrading themselves, and in-stilling opposé à ce que îles professeurs
into their pupils principles and de- blancs soient employés dans les
sires that will cause trouble in the écoles de la race noire si on le dé-
near future. sire, pourvu que ces professeurs
There are in this city, in charge of blancs soient ce qu'il faut et entre-
a colored school on Jeff Davis av- prennent d'élever les individus de
enue, a corps of teachers who are cette race sans se dégrader eux-
never seen associating with the white mêmes et sans inculquer à leurs
people of Selma, but are always con- élèves des principes et des aspira-
spicuous in colored processions, rid- tions susceptibles d'entraîner des
ing in carnages [106] with their
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 124

colored friends. They attend the troubles, dans un avenir prochain.


colored church, send their children to Il existe dans cette ville, à la
the colored school, or rather teach direction d'une école de la race
them in classes with colored pupils, noire, à l'avenue Jefferson Davis,
and are to all intents and purposes [106] un corps de professeurs
renegades to their race, and set-ting blancs que l'on ne rencontre ja-
and example that should not be toler- mais dans la société blanche ,de
ated in any southern com-munity. Selma, mais qui se font, au
This is a question that needs careful contraire, toujours remarquer dans
and immediate investigation by a les processions, et allant ouverte-
committee of our citizens, and a ment en voiture en compagnie de
complete and radical change of pro- leurs amis de cette race.— Ils fré-
gramme. The influence of this state quentent les églises, envoient
of affairs is already manifesting it- leurs enfants dans les écoles ou,
self very perceptibly on the present plutôt, les instruisent en classe
generation of colored children, and avec les élèves de la race noire, et
the sooner it is effectually checked sont, en définitif, à tous les points
the better it will be for both races. de vue, des renégats de leur race
et offrent un exemple qui ne de-
vrait être toléré dans aucun des
états du Sud.
C'est là une question qui mé-
rite une enquête soigneuse et ur-
gente par un comité de nos ci-
toyens et un changement complet
et radical de programme. Le ré-
sultat de cet état de choses se ma-
nifeste déjà, très visiblement, dans
la présente génération d'enfants de
la race noire et le plus tôt l’on y
mettra fin, le mieux cela vaudra
pour les deux races.

Qui voudra lire et relire attentivement cette confession du préjugé


de race et en pénétrer le vrai sens, se convaincra facilement, que son
objet est bien de prévenir l'assimilation, en empêchant le contact :
1° dans les circonstances où la fatigue énerve, où la chair, livrée à
elle-même, reste exposée, molle et langoureuse, aux surprises des
sens, comme dans les longs et ennuyeux voyages sur mer ou en voi-
ture ;
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 125

2° Dans les circonstances où au contraire, les nerfs se tendent sous


l'excitation du plaisir et aiguisent les appétits sensuels de la bête,
comme les représentations théâtrales, les bals, les concerts, les fêtes
enfin,
3° Dans les circonstances où l'esprit oublie la chair, se tend pour
sortir de l'ignorance, pour saisir l'inconnu, et recherche l'esprit pour s'y
associer et augmenter sa puissance, [107] comme dans les écoles, où
l'homme se cherche, apprend à se connaître ;
4° Enfin, dans les circonstances où l'âme se détache entièrement du
corps pour remontera la source de toute lumière, de toute force, de
toute vérité, pour se réfugier dans le sein de DIEU et échapper aux mi-
sères, aux petitesses, aux vanités de sa prison charnelle.
Là, là surtout est le danger, le danger suprême du diabolique préju-
gé planté par Satan dans le cœur de l'homme : il ne faut pas prier en
commun. Car deux âmes qui s'élèvent ensemble par la prière se
confondront, se reconnaîtront sœurs dans l'azur éthéré, au pied du
trône de DIEU ; et quand elles reviendront s'enfermer dans la matière
humaine, elles ne s'oublieront plus jamais.
Mais les âmes qui s'élèvent par la prière, ne se rencontrent-elles
pas toujours dans le sein de l’Éternel ? Qu'importe que les corps dont
elles se détachent les attendent ici-bas en des lieux séparés ?
Que faire alors ?
Que faire ? Race supérieure, race forte ! On retiendra son âme sur
la terre. On n'ira plus à DIEU. On aura une maison qu'on appellera
église, dans laquelle on se rendra en grande toilette à certains jours
marqués, portant sous son bras un livre contenant des morceaux de lit-
térature qu'on lira et qu'on appellera des prières et des airs notés en
musique que l'on chantera et qu'on appellera des cantiques.
On sera reçu en ce lieu par un Monsieur que l'on appellera Ministre
de l’Évangile, et qui développera, à tant par mois, les beautés de l'es-
clavage et du préjugé, dans des conférences de casuistes que Ton ap-
pellera des sermons.
Et l’âme du pauvre, de l'inférieur, ne rencontrera jamais plus
l’âme-sœur, ni sur la terre car elle est seule à s'élever par la vraie
prière, ni dans le ciel car elle retournera seule à DIEU.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 126

Où ira, où va l'autre quand la matière s'en sépare et retourne à la


matière ?
Oh ! Les malheureuses MARTE ST-CLAIR ! Mes pauvres sœurs
blanches ! Et vous, taux ministres de l'Évangile, trafiquants [108] qui
envahissez le temple du SEIGNEUR ! Et vous, faux apôtres de la liberté
qui lui jurez fidélité en étendant une main sur le pacte d'égalité tandis
que de l'autre-vous forgez des chaînes pour asservir vos frères ! Que
deviendriez-vous donc tous si dans cette orgie de crimes et d'iniquités,
ne s'élevait, rayonnante, la douce figure de la petite EVA, de l'ange qui
vous couvre de ses blanches ailes et vous sauve de la géhenne éter-
nelle !
Mais revenons sur la terre et voyons s'il est nécessaire que la mort
vienne avant que commence la double action de la loi divine de la ré-
pression et de la réparation.
Nous venons de voir avec la plus grande clarté le but coupable de
tout préjugé : empêcher, ou retarder tout au moins, l'assimilation.
Qu'on scrute de nouveau le document rapporté ci-dessus et l'on s'aper-
cevra que l'arme du préjugé, son unique moyen d'action, c'est l'intimi-
dation, ou ce que les anglais appellent le boycottage. Le préjugé agit
donc, à l'égard du supérieur qu'il se propose de sauver de la contami-
nation, en pesant sur le point bas et faible, celui par lequel nous tenons
le plus évidemment à l'animalité : la lâcheté. Et l'on produit cet
étrange résultat que le préjugé de chacun n'est plus que la peur que
l'on a du préjugé des autres. On finit par perdre de vue l’assimilation
elle-même l'on ne s'escrime plus que pour éviter d'absorber ou d'être
absorbé.
Entre les races de même couleur, cette préoccupation maladive a
conséquences moins pernicieuses ; elle affecte moins le bonheur, car
l'absorption ne laisse pas de traces extérieures. Et si les princes étaient
assez nombreux pour échapper à la chronique, rien sur leur visage
n'indiquerait leur affiliation aristocratique. Entre nègres et blancs, c'est
bien différent : la mésalliance est visible ; elle tombe sous les sens.
Pas n'est besoin d'étudier l'arbre généalogique des conjoints pour
montrer du doigt l'homme ou la femme noble par la peau, qui a déro-
gé !
E pur ni muove !
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 127

[109]
Les lois de la nature humaine sont inflexibles, et là où les deux
races sont confondues, on n'a qu'à regarder autour de soi pour voir
combien est peu sincère, peu conforme à la nature, ce préjugé qui pré-
tend éloigner l'homme de l'homme, sans jamais parvenir à nous sous-
traire à l'attraction des sexes qui rapproche l'homme de l'homme et
remplit la volonté du CRÉATEUR, en multipliant les variétés physiques
dans l'unité de l'espèce humaine.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 128

[110]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti
PREMIÈRE PARTIE :
De l’identité de l’homme dans la diversité des races

Chapitre VI
Identité de la race blanche
et de la race noire.

I. Position du mulâtre dans la question

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Dans mes constantes méditations sur la nature de mon être, j'avais


tout d'abord répondu à la question initiale : que suis-je ? Par la ré-
ponse classique : un homme. Venait alors la question : qu'est-ce qu'un
homme ?
Ainsi je supposais résolue la première question, laquelle est en-
core, parait-il, devant le juge. Mes causeries avec un vieillard igno-
rant 57 m'avaient ramené en arrière. À la question initiale, à la demande
que suis-je : sa voix inconsciente avait répondu péremptoirement : un
mulâtre.
La seconde question devenait forcément celle-ci : Qu'est-ce qu'un
mulâtre ?
L'histoire naturelle répond : c'est le fruit du croisement entre le
blanc et le noir.

57 Le nègre St-Charles, un paysan de la plaine du Cul-de-sac. Voir 2 e partie,


Introduction.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 129

La raison ajoute : il est identique au blanc et au noir, s'il y a identi-


té entre le noir et le blanc. Autrement le mulâtre reste un composé, le
produit d'une combinaison, et il ne serait plus ni le blanc, ni le noir.
Avant donc d'étudier le mulâtre en lui-même, pour déterminer ses
attributs spéciaux, il convient de résoudre une question préalable,
celle de l'identité ou de la non identité du blanc et du noir. Car si les
parents reproducteurs sont des équivalents, le produit est nécessaire-
ment équivalent à [111] l'un et à l'autre. Le mélange, dans quelque
proportion que ce soit, de l'or rouge à l'or jaune, ne peut produire que
de l'or. Entreprendre la recherche des traits caractéristiques, des attri-
buts spéciaux du mulâtre considéré comme une race distincte de la
noire et de la blanche, c'est admettre la non équivalence de ces der-
nières. C'est résoudre implicitement la question préalable, dans le sens
du non égalité entre le blanc et le noir, et partant, dans le sens de l'in-
fériorité native de ce dernier. De telles spéculations de la part du mu-
lâtre seraient donc impertinentes envers le noir ; de la part de ce der-
nier, elles seraient stupides.
La question est donc entièrement entre le blanc et le nègre. Et tant
qu'elle n'est pas vidée, il n'y a pas de mulâtre. L'introduction de celui-
ci dans le débat ne peut en effet qu'égarer les esprits et éterniser la
controverse.
Si la solution rigoureuse est l'identité absolue du blanc et du noir,
non seulement il n'y a pas de mulâtre, mais il n'y a plus ni noir, ni
blanc. Il ne reste que l'homme, l'homme soumis dans sa nature phy-
sique à cette infinie variété de formes et de couleurs qui caractérise
l'œuvre du Créateur : e pluribus unum.
Le mulâtre ne peut logiquement être l'objet d'une étude spéciale,
qu'au cas. Je le répète, où la question préalable ait été résolue contre le
noir.
Il reste donc à chercher qu'est-ce qu'un blanc et qu'est-ce qu'un
nègre ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 130

II. Blanc et Noir.

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Le blanc est un homme. De Platon à Descartes, de Pline à Cuvier,


être ou chose, ce que, dans les limites étroites de ce débat nous appe-
lons un blanc, a toujours été désigné dans le langage par l'expression
homme. À cet égard, il n'y a pas pas de question. Homme est antérieur
à blanc. À la question : qu'est-ce qu'un blanc, la science et la
conscience [112] répondent ; c'est un homme. Donnent-elles une autre
réponse à la question : qu'est-ce qu'un nègre ? Non. Personne n'a osé
dire cela. Pour l'un, comme pour l'autre, nous devrions donc passer à
la question : qu'est-ce que l'homme ? Alors intervient cette étrange ré-
ponse :
« Distinguons ! »
Qui dit cela ? La science ou l'ignorance ? La raison ou la passion ?
Et voilà comment s'est formé le cercle vicieux où tourne le pro-
blème de l'identité de l'homme entre noirs, rouges, jaunes et blancs. Et
voilà comment reste posée cette question de race sur laquelle s'est
échafaudée toute une série de prétendues sciences où de petits esprits
passent pour de grands savants.
Qu'a prouvé le cynique contre Platon, en promenant un coq déplu-
mé par les rues d'Athènes ?
Qu'a démontré Descartes après lui, en posant les bases de sa cé-
lèbre méthode ? Que l'homme est contenu dans une enveloppe maté-
rielle, mais que cette matière n'est pas l'homme. Que la matière dont
nous sommes faits appartient à la série animale, tandis que par sa na-
ture essentielle, l'homme échappe à l'animalité, et par conséquent, à
toute classification ; qu'il n'est Vu genre, ni espèce, ni variété, ni type.
L'homme est tout entier dans la pensée, par laquelle il s'élève ou
peut s'élever au-dessus de la matière, la domine ou peut la dominer, eu
lui-même et hors de lui.
Le physique en nous c'est l'animal, ce n'est pas l'homme, et la ques-
tion se trouve précisément de savoir si la différence de couleur de
l'animal serait le signe d'une infériorité native de l'homme, c'est-à-dire
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 131

de la pensée. Pas n'est besoin en effet d'un grand effort pour com-
prendre que la pensée, ne se développant pas également chez tous les
hommes, produit des inégalités relatives qui peuvent coïncider avec
une différence de quelques particularités physiques sans que ces deux
choses soient nécessairement dans les relations de cause à effet.
[113]
Pour celui-ci est-il noir et cet autre rouge ou blanc ? La question
n'est pas sans quelque intérêt scientifique, j'en conviens. Mais ce n'est
qu'une question d'histoire naturelle de très mince importance.
Les ours sont blancs sous les latitudes polaires. Ailleurs ils sont
noirs. Aucun doute n'est soulevé sur l'identité de l'espèce. Il en serait
de même à l'égard du blanc et du nègre, s'il n'avait jamais été question
que de l'animal. Le croisement, et la fécondité du produit, suffiraient
pour régler la question de l'identité de l'espèce dans l'animalité. Mais
comme il ne s'agit ici que de l'homme proprement dit, il est évident
que toute argumentation basée sur la recherche des causes ou des ef-
fets de la couleur, suppose jugée et résolue la question même qui se
débat : c'est un sophisme qui élude contre le noir, l'examen de la ques-
tion préalable. Si l'homme, dans ses attributs essentiels, dans ce qui le
distingue de la brute, ne diffère point entre le blanc et le noir, le reste
est indifférent. Je ne comprendrais les tâtonnements de la science dans
le domaine physique que s'il s'agissait de rechercher la cause inconnue
d'un phénomène d'ordre moral scientifiquement constaté, irrévocable-
ment admis.
Tout le problème à mon avis se concentre donc sur le phénomène
spécial qui distingue l'homme dans l'animalité : ce phénomène, c'est la
pensée.
Descartes n'a point dit : « Je digère ou je marche, j'ai une peau et
du poil, donc je suis. » Le cheval ou l'âne pourraient aussi bien s'ap-
proprier la formule.
Il a dit : je pense donc je suis.
Les investigations de ses successeurs n'ont point détruit cette for-
mule.
Or, le nègre pense-t-il ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 132

Si oui, il est homme, et la controverse est close ; car le blanc est


homme parce qu'il pense et pas autrement.
Demander s'il y a deux ou plusieurs espèces, variétés ou types dans
l'humanité, c'est demander si la pensée est variable dans sa nature,
dans son essence, et sujette à une classification par espèces, variétés
ou types.
[114]
La question est absurde. Donc, le nègre est homme. Il l'est au
même titre que le blanc, sans qualificatif, sans réticence. La sincérité
ici exclut toute transaction, tout moyen terme. Le nègre pense ou ne
pense pas. Il est homme ou il ne l'est pas. Aucune science, digne de ce
nom, ne saurait s'accommoder à cet égard que d'une affirmation ou
d'une négation positive. C'est oui, ou c'est non.
L'attribut auquel le blanc se reconnaît, se sait être, étant aussi un
attribut du noir, la réponse est oui tout court.
Toutes les particularités d'ordre physique restent donc étrangères
au débat.
Entre blancs, la couleur des cheveux est noire, rouge, jaune ou
blanche. Entre hommes, la couleur de la peau est aussi noire, rouge,
jaune ou blanche.
Ce n'est pas important.
La fixité de la couleur de l'homme dans les différentes régions,
sous les climats divers où se sont formées les races, démontre la rela-
tion naturelle de la matière qui est en nous, avec celle qui nous en-
toure.
Tout être humain qui change isolément d'habitat, est absorbé par le
croisement. Au milieu des blancs, la descendance d'un nègre est
blanche à la cinquième ou à la sixième génération ; le cinquième ou le
sixième des descendants d'un blanc, croisant exclusivement avec des
noirs, serait un nègre.
Que dis-je sixième génération ? Au-delà du griffe et du quarteron,
les classificateurs du préjugé divaguent. Or quarterons et griffes ne
sont que les produits du second croisement, de la seconde génération.
Qui doute de ces choses ? En réalité personne.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 133

Aborder scientifiquement la prétendue question de race, cela parait


donc un effort ridicule pour enfoncer une porte ouverte.
Et pourtant, il y a une question de race. Comment existe-t-elle en-
core ?
Par une confusion de mots, servant à voiler une lâcheté morale, un
calcul coupable de la Vanité : j'affirme l'égalité native des races ; on
m'oppose l'inégalité relative des individus [115] appartenant respecti-
vement à chaque race, en choisissant comme termes de comparaison,
le sujet le plus bas de la race réputée inférieure et le plus élevé de la
race qui prétend à la supériorité.
La question de l'être ou du non être, en ce qui concerne le nègre, se
trouve ainsi placée entre les deux cornes d'un dilemme.
Comment en sortir ? Quelle issue nous offre-t-on ? Encore un so-
phisme : le blanc est homme. Le nègre est homme aussi. Mais c'est un
homme inférieur.

« Avec la meilleure éducation possible, le nègre restera toujours un


type inférieur d'homme. » 58

C'est la conclusion d'un homme qui prétend avoir étudié le nègre


dans l'haïtien C'est le dernier mot de Sir Spenser St-John.
Telle était aussi la prétention des blancs de St-Domingue. Ce que le
diplomate anglais dit des fils, c'est aussi ce qu'en d'autres termes a dit
Moreau de St-Méry en pariant des pères. La différence entre les deux
peintres des haïtiens est dans la force de l'affirmation.
De St-Méry était un observateur, ses conclusions sont plus réser-
vées. St-John, disciple ou sectaire, est plus absolu dans ses affirma-
tions comme le sont les disciples et les sectaires : c'est le fanatisme,
l'allié fidèle de tout préjugé, de toute superstition. Qu'étudiait Moreau
de St-Méry dans le nègre de St-Domingue ? C'était l'homme, hâtons-
nous de le dire, c'était la manifestation de la pensée humaine, sous une
peau rouge ou noire. Ses conclusions sont fausses, le préjugé a in-
fluencé son esprit ; mais il ne l'a pas traversé assez profondément pour
atteindre l'âme. Il n'en a pas été un apôtre ; il n’eut a pas connu le fa-
58 Spenser St-John.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 134

natisme. La vérité, à côté de laquelle passent ses conclusions, se


trouve dans les faits qu'il a observés et consignés dans son œuvre ;
d'autres que lui peuvent donc l'en dégager. C'est pourquoi l'œuvre de
Moreau de St-Méry n'a pas péri. Elle date d'un siècle [116] bientôt et
en dit encore plus sur cette question de race, que toute la science an-
thropologique contemporaine.
Qu'a voulu observer Sir Spenser St-John dans l'haïtien ? Le sait-il
lui-même ?
Que vivra son œuvre ?

« Des personnes, dit M. de St-Méry, concluant de l'énergie de quelques


nègres pour les peindre tous, ont dit qu'il serait facile d'en faire prompte-
ment des hommes très éclairés, dont les succès seraient glorieux pour l'hu-
manité entière, et à l'appui de cette opinion, ils ont rapporté des faits qui
prouvent que des nègres se sont distingués par des actions mémorables
dans différents genres et même par une espèce de savoir.
D'autres personnes au contraire, puisant leurs arguments dans des actes
aussi réels et qui prouvent la plus honteuse ignorance et un penchant bien
fort pour le vice, ont affirmé que les nègres sont une espèce abâtardie et
dégénérée, et peu s'en est fallu qu'ils n'imitassent ce concile, aussi injuste
que bizarre, où l'on agita la question de savoir si les femmes avaient une
âme, elles qui avertissent l'homme de l'existence de la sienne.
La vérité dit-on sans cesse, n'est pas dans les extrêmes, et les deux opi-
nions, que je cite sur le nègre le prouvent encore, car elles sont également
erronées. » (Tome 1er, page 62).

Qu'est-ce qui est erroné ? Sont-ce les faits sur lesquels se basent
ces opinions ? L'auteur nous dit qu'ils sont également réels, également
prouvés. Sont-ce les conclusions qu'on en tire ? Elles sont conformes à
la logique dans chaque cas particulier, et chacune d'elles resterait inat-
taquable si les faits dont elle découle étaient les seuls à considérer.
Mais comme il n'en est pas ainsi, chacune de ces deux opinions est en
effet un sophisme, une généralisation intempestive, l'extension à toute
une race des qualités ou des vices constatés dans des individus de
cette race, observés isolément. Mais le syllogisme offre une conclu-
sion dégagée de tout sophisme, s'il est ainsi construit : les nègres
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 135

forment ensemble une race homogène dont il s'agit de déterminer la


[117] valeur morale et intellectuelle. Or, on a observé l'existence dans
des individus de cette race, d'une vaste intelligence, d'une haute mora-
lité.
Donc le nègre comme race, est capable de savoir et de vertu ; donc
le nègre est au-dessus de la bête.
Mais on a aussi observé dans la même race des individus ignorants
et vicieux. Donc le nègre est capable d'ignorance et de vice ; donc le
nègre est au-dessous de l'ange.
Ni ange, ni bête ! N'est-ce pas la formule donnée par Pascal à sa
définition de l'homme, du blanc ? Quelle est donc la conclusion fi-
nale ?
L'identité des deux races !
M. de St-Méry, tout en combattant les sophismes des autres, subis-
sait lui-même l'influence sophistique des préjugés de race ; c'est ainsi
que malgré sa critique, il finit par se rallier à l'une des deux opinions
qu'il déclare également erronées et adopte la plus défavorable au
nègre.
« Ce problème dit-il, tout à la fois métaphysique et d'économie poli-
tique, n'est pas résolu ni même entamé par des déclamations où une fausse
philosophie adopte tout d'un côté et où la mauvaise foi nie tout de l'autre.
Le fait actuel, c'est que le nègre est dans un état de dégénération réelle,
comparativement à l'européen civilisé. »

Là évidemment n'est pas le point en débat. La question est de sa-


voir, si, quelles que soient les causes de cet état de dégénération, le
nègre possède les qualités mentales, les aptitudes nécessaires, pour en
sortir, en s'élevant par l'éducation, par la civilisation.
À cette question décisive, l'ancien colon de St-Domingue ne ré-
pond malheureusement ni en savant, ni en philosophe, ni en penseur,
mais en colon, en possesseur d'esclaves.

« Cet état dit-il, est tel qu'il autorise à soutenir que cette dégénération
qui est peut-être l'ouvrage des siècles, voudrait d'autres siècles pour que
ses effets généraux disparaissent tout-à-fait, et un concours de causes et de
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 136

volontés dont il est difficile de supposer la réunion subite quelque sédui-


sant que cet espoir puisse être. »

Ce même écrivain avait pourtant constaté la rapide transformation,


[118] même dans les liens de l'esclavage, du nègre transplanté
d'Afrique et mis en contact avec l'homme civilisé, sur les plantations
de Saint-Domingue.

« Les nègres créoles, dit-il, (page 39) naissent avec des qualités phy-
siques et morales, qui leur donnent droit à la supériorité sur ceux qu'on a
transporté d'Afrique ; et ce fait qu'ici la domesticité embelli l'espèce, ap-
puie une vérité de l'Historien sublime de la nature. »
« À l'intelligence, le nègre créole réunit la grâce dans les formes, la
souplesse dans les mouvements, l'agrément a dans la figure, et un langage
plus doux et privé de tous les accents que les nègres africains y mêlent.
Accoutumés, dès leur naissance, aux choses qui annoncent le génie de
l'homme, leur esprit est moins obtus que celui de l'Africain qui, quelque-
fois par exemple, ne sait pas discerner les subdivisions delà monnaie... Il
n'est aucun objet pour lequel on ne préfère les nègres Créoles, et leur va-
leur est toujours, toutes choses égales d'ailleurs, d'un quart au moins au-
dessus de celle des africains. »

Mais qu'est-ce que cette supériorité de l'esclave créole sur Je nègre


africain, en comparaison, par exemple, de la distance presque incom-
mensurable qui sépare les nègres américains de nos jours des esclaves
affranchis hier par Lincoln !
Combien de temps a-t-il fallu pour accomplir cette phénoménale
transformation ? A peine un quart de siècle.
Combien de causes diverses ont dû concourir à ce résultat qui tient
du prodige ?
Pas plus de deux : La liberté et l'école.
Pour arriver à la vérité dans cette importante question de race, la
plus importante peut-être pour toutes les nations qui se sont formées
dans cette partie du monde, il eût fallu une grande sincérité et dans
l'intention et dans l'argumentation.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 137

Dans l'étude et pour la solution d'un problème de ce genre, la


loyauté commandait de prendre pour point de départ, ne serait-ce que
par hypothèse, la proposition que le nègre est un homme, dont les ac-
tions ont, ou peuvent avoir, pour [119] mobile une pensée. En cher-
chant cette pensée, ce mobile des actes harmoniques ou contradic-
toires du sujet, on serait arrivé certainement à reconnaître que dans le
nègre, comme dans le blanc, la pensée est « changeante et diverse »,
pour parler comme Montaigne, que par l'éducation, la double éduca-
tion du cœur et de l'esprit, la pensée dans le nègre, comme dans le
blanc, s'épure, s'élève, se développe et embrasse tous les ordres
d'idées. En observant la constance de la conduite du nègre dans des si-
tuations identiques, on trouverait assurément le mobile, ni angélique,
ni bestial, mais humain, qui tantôt assurait sa docilité, sa soumission,
même dans l'état d'esclavage, son attachement à un maître juste et
bon, et tantôt le poussait à la désertion, à la révolte, aux plus épouvan-
tables excès, aux plus atroces cruautés.
Mais, à cause du point de départ, à cause de l'esclavage et des inté-
rêts auxquels il avait donné naissance, ce fut partout la mauvaise foi
qui se chargea de la solution. Entassant le mensonge nu et cynique sur
toutes les formes du sophisme, là où il fallait une vive et complète lu-
mière, elle lit le chaos, la nuit. Partant, sans le dire ouvertement, de
l'hypothèse que le nègre n'est qu'un animal, un être différent de
l'homme, elle se livre à l'examen des caractères physiques et des ins-
tincts de la bête à classer et se heurte ainsi aux incessantes et révol-
tantes contradictions de toute fausse science.
De là, l'enchevêtrement d'une infinité d'arguments saugrenus, de la
plaisanterie bouffonne d'un Révérend qui juge de l'homme sur les faits
et gestes de BRIDGET, sa cuisinière, à la sauvagerie sanglante d'un
civilisateur professionnel, qui fait égorger un enfant pour admirer les
gestes de quelques anthropophages à la curée, une confusion inextri-
cable où le grotesque se heurte à l'odieux et nous montre l'homme
blanc plus sot et plus cruel, plus digne de mépris et d'horreur, que les
plus hideuses images des êtres fantastiques rêvés par son préjugé.
Comment sortir de cette confusion ?
Rien de plus simple pour qui observe les faits avec intelligence,
[120] les rapporte et les analyse avec sincérité, avec bonne foi.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 138

Il y a égalité entre les races humaines, parce qu'il-y a identité dans


la nature essentielle de l'homme, de tous les hommes. Chaque homme
est doué de la force, chaque homme porte en soi la pensée ; de là,
l'identité, de là, l'égalité.
Mais la pensée est susceptible de développement, d’élévation indé-
finie, aussi bien que d'atrophie ; la force peut varier, elle varie en effet,
d'un sujet à l'autre, dans des proportions infinies, sous l'empire de
l'éducation, ou de l'accident ; de là, des inégalités très réelles, non
entre les races, mais entre les individus de toutes les races, comparés
les uns aux autres.
Ainsi, Georges Washington a fait des actes qui prouvent que la
pensée humaine s'élevait eu lui à des hauteurs sublimes. Quelque or-
gueil qu'en puisse éprouver le genre humain parce que Washington
était homme, ou la race blanche parce qu'il était blanc, ou le peuple
américain parce qu'il était citoyen des États-Unis, il ne s'en suit pas
que tous les américains, tous les blancs, ou tous les hommes soient au-
tant de Washington.
Cette objection du nègre au blanc s'applique aussi à lui-même :
Toussaint Louverture a été aussi un grand homme, mais tous les
nègres ne sont pas des Louverture.
Mépriser Toussaint parce qu'il était noir, serait d'un insensé, c'est là
le préjugé
Mais que mon laquais, blanc ou noir, prétende à l'égalité dans la
distinction sociale avec le Président d'Haïti ou celui des États-Unis,
simplement parce qu'il serait noir comme le premier ou blanc comme
le second, cela ne serait pas moins insensé : c'est la démagogie.
Le préjugé en haut, la démagogie en bas, ne sont donc que les deux
faces opposées d'une même faiblesse de l'humanité.
Les inégalités relatives de la force, c'est-à-dire de l'intelligence, de
la moralité, du courage, de la vertu, sont dans les hommes, dans les in-
dividus, indépendamment des communes, des provinces, des nations
et des races.
[121]
Elles ne peuvent changer de nature, et passer du relatif à l'absolu,
pour constituer dans les groupes, dans les communautés, des inégali-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 139

tés natives qui renversent l'échelle et tassent que le vicieux ou l'igno-


rant d'un groupe soit supérieur à l'honnête homme ou au savant, que le
hasard de la naissance place dans un autre groupe.
La supériorité de race n'est donc qu'une illusion ou un sophisme.
On fait, par exemple, la somme des vices et des vertus de tous les
hommes composant une nation ; on en divise la balance par le chiffre
de la population pour faire une moyenne, pour marquer à une époque
déterminée, le point atteint dans la voie du progrès, pour mesurer la
distance parcourue, pour déterminer en un mot le niveau actuel de
l'élévation moyenne de la pensée, de la culture intellectuelle et morale.
On en fait autant, pour les arts, les sciences, les lettres, le commerce,
l'industrie, l'agriculture, etc. Tous ces niveaux : établis, on les compare
de nation à nation, et aussitôt vient l'illusion.
Elle consiste à oublier que ces bornes, qui marquent des étapes, ne
sont point des bornes-frontières, qu'on ne vient pas de là et qu'on ne
s'arrête pas là. La nation ou la race, qui est à 10, croit à sa supériorité ;
et celle à laquelle des difficultés plus grandes ou un départ plus récent
n'ont pas permis de dépasser 5, peut se désoler dans l'illusion, dans la
superstition de sa prétendue infériorité. Rappelons-leur donc, à l'une et
à l'autre, que tous partent de zéro, et n'en partent pas à la même heure,
et qu'il n'y a pas de terme final, parce que l'absolu est en Dieu et non
dans sa créature.
Mais comment, cependant, peut sortir de là la prétention insensée
de l'homme qui est à zéro dans le groupe parvenu à 10, à une supério-
rité de race sur l'homme qui est à 15 ou à 20 dans le groupe qui n'est
qu'à la moyenne de 5 ?
C'est un effet des illusions que produisent les chimériques calculs
de moyennes. L'on ne voit pas assez que dans chaque groupe, il y a la
tête et le pied. L'individu le plus bas sur l'échelle qui a servi à établir
la moyenne, est, [122] de par le néant de la vanité humaine, le plus
fier du haut niveau dans lequel on lui fait l'honneur de le calculer. Il
voit ce niveau d'en bas, et la bête en lui se réjouit de ce que, pour la
ramasser, le groupe, — société, nation ou race, — gagne descendre et
se marquer à un niveau plus bas.
Le génie, au contraire, voit le niveau d'en haut ; il le domine, s'at-
triste de le trouver trop bas, toujours trop bas ; il s'élève, sort du
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 140

groupe devenu une notion trop étroite où sa pensée serait emprison-


née, et il remonte, radieux, à l'humanité.
Ainsi s'explique qu'un Spenser St-John, par exemple, et des mil-
lions d'autres soient plus fiers d'être des anglo-saxons que ne le furent
jamais Shakespeare, Newton ou Bacon.
Parviendrai-je à rendre tout cela suffisamment clair pour l'esprit de
tous, pour la conscience de chacun.
Dieu le veuille ! Car la conclusion pratique serait :
À chacun selon son mérite.
La couleur de la peau d'un homme n'est ni un crime ni un privilège.
Elle ne doit être pour lui, devant la loi ou devant la société, ni un obs-
tacle, ni un avantage. Il ne doit être ni dédaigné, ni recherché pour tel
motif.
Honneur ou flétrissure, l'homme ne doit rien attendre que comme
récompense ou châtiment de ses actes, parce qu'il en est, en effet res-
ponsable et n'est responsable d'aucune autre chose, de par les lois de
sa nature.
Quiconque parle de l'homme noir, quiconque veut son bonheur et
en cherche avec lui les éléments, doit insister pour bien le pénétrer de
la haute importance de la responsabilité de tout homme libre ou aspi-
rant à la liberté, de l'obligation morale de compter sur soi-même et
presque exclusivement, pour se réhabiliter, pour s'élever au bonheur.
La responsabilité de l'homme libre, tel doit être le phare, l'étoile
polaire sur laquelle toute démocratie qui s'élève ou aspire à s'élever,
doit avoir l'œil constamment fixé. Le nègre, esclave d'hier, est, dans
tout le monde civilisé, la [123] démocratie. Les objections du blanc
contre le nègre ne sont pas autres que celle de l'ancienne noblesse
blanche contre l'ancienne roture blanche.
On ne sort de la roture, de la plèbe, pour rentrer dans la liberté,
dans la dignité humaine, qu'en acceptant virilement la responsabilité
de l'homme libre.
Le lecteur me pardonnera donc de revenir souvent dans tout le
cours de ce livre sur cette notion de la responsabilité qui est suprême
pour mon pays, pour ma race, pour tous les hommes blancs, jaunes,
rouges ou noirs, qui appartiennent à la démocratie, qui naissent sur les
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 141

bas échelons des organisations sociales de ce monde et aspirent à


s'élever, à recouvrer leur part de bonheur sur la terre.
Toute responsabilité impose des devoirs.
Il faut savoir quels sont ces devoirs et comment les remplir.
L'éducation est donc la première nécessité de l'homme libre.
Pour éterniser l'infériorité de l'homme noir, pour le tenir éternelle-
ment en bas, on ne se contente pas, là où il est sous la domination du
blanc, de lui refuser l'éducation ce pain de l’âme qui nourrit et fait
l'homme ; on ne se contente pas d'instituer pour lui des écoles spé-
ciales où on lui enseigne, des églises spéciales où on lui prêche, la do-
cilité du chien ou du cheval bien dressé, tout ce qui peut en faire un
animal doux, timide et stupide, un bon domestique enfin, et rien de ce
qui fait l'homme, l'homme irascible, libre, indépendant et fier, en
même temps que juste et bon ; on ira encore le chercher là où il est le
maître, là où il s'est soustrait à cette influence malsaine, criminelle,
anti-chrétienne, on ira le chercher en Haïti ; l'on s'efforcera de jeter le
découragement en son âme, de le détourner de tout effort, de toute
lutte, pour qu'il se laisse envahir, écraser par la misère, par la fai-
blesse, pour qu'il reste partout et toujours, l'esclave, le serviteur, le bon
et fidèle valet du blanchie docile et doux animal, le chien hurlant des
hymnes pour la bénédiction du maître et léchant ses assiettes !
[124]
« À quoi bon pour toi l'éducation lui dit-on ? Avec la meilleure éduca-
tion possible, osera-t-on affirmer, le nègre restera toujours un type infé-
rieur d'homme. » (Spenser St-John — The Black Republic.)
Qu'en sait-on ?
Où a-t-on vu le nègre pourvu de la « meilleure éducation possible ? »

L'homme noir n'a encore pu être vu et étudié que sous trois as-
pects :
1° En Afrique, dans son éternelle enfance, dont le mystère nous
surprend et reste encore inexpliqué, parce que ceux qui en ont entre-
pris l'explication ont eu leur esprit voilé par un lambeau au moins de
l'ignorance native, quand ils n'ont pas été tout simplement des né-
griers, des trafiquants d'esclaves, de francs aventuriers, de grossiers
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 142

ignorants ou des menteurs cyniques. 59 La couleur, le phénomène phy-


sique a retenu leur esprit attaché par en bas : ils n'ont vu que l'animal
qui se lève, mange, boit, se soûle, danse et s'endort. Ils oublient que,
sous une peau d'une couleur différente, cette bête est en eux-mêmes,
qu'eux aussi, ils se lèvent, mangent, boivent, se soûlent, volent,
pillent, assassinent, violent, incendient et s'endorment. Ils oublient que
ce qui les fait ce qu'ils sont, c'est la pensée : ce sont les vices qui
viennent d'une pensée basse et qui les distinguent eux-mêmes ; ce sont
aussi les vertus qui viennent d'une pensée élevée, et qui caractérisent
un Socrate, un Hugo, un Grégoire, un Sumer, mais qui ne sont pas en
eux, pauvres animaux humains à peau blanche ! Ils n'oublient pas, les
malheureux, ils ignorent que tout être créé, possesseur comme eux
d'une pensée est comme eux un homme ; que l'homme est le fils de
Dieu, que l'homme est le frère de l'homme et que notre Père [125]
Éternel punit le mensonge et la haine ; qu'il demande compte à Gain
du sort d'Abel.
Là où manque la pensée, il n'y a ni espèce, ni race, ni type inférieur
d'homme. L'atténuation du nom de la série ici est puérile. Là où
manque la pensée manque l'homme. Hors de l'animalité, l'homme
n'est ni genre, ni espèce, il est l'homme. Dire qu'il existe un « type in-
férieur d'homme », c'est faire sortir la pensée humaine du domaine de
la philosophie pour la soumettre aux classifications du naturaliste.
Combien Sir Spenser, par exemple, connaît-il de types dans la pen-
sée humaine ? Comment fait-il la classification naturelle de ces types ?
Sur quoi fonde-t-il la hiérarchie de ces types ; en d'autres termes, à
quel signe reconnaît-il la limite de hauteur que « la meilleure éduca-
tion possible » ne saurait faire dépasser par la pensée propre à chaque
« type particulier d'homme. » ?
Dans ces hautes voltiges de la pensée scientifique de cet ambassa-
deur de S. M. B., de ce curieux et présomptueux spécimen des intelli-
gents et fiers Saxons, que deviennent les exigences et les droits de la
science, de la vraie science, celle que, de Socrate à Hegel, cent génies
ont creusé, sans en trouver le dernier mot ? Sir Spenser connaît-il
59 Quand je lis les inepties de tous ces gens qui, faute de talent littéraire,
s'efforcent en sortant d'Haïti, de présenter leurs stupides romans comme des
notes historiques, je ne puis me défendre d'un mépris presque insurmon-
table, d'un vrai préjugé, contre les livres, les conférences et les auteurs de
toute espèce de « récits de voyages » H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 143

seulement ce qu'est cette branche des connaissances humaines : l'étude


de la pensée ; de cette échelle merveilleuse dont la base plonge dans la
boue, dans le limon terrestre, qui s'élève, monte, atteint les hautes
sphères lumineuses, s'élève ; s'élève encore, s'élève toujours et atteint
la notion suprême : Dieu.
Est-ce sur cette sublime échelle de Jacob que cet homme entend
marquer la limite de l'ascension permise à chaque « type d'homme »
par la loi typique et infléchissable de sa nature ?
Veut-il dire enfin que la « meilleure éducation possible » ne peut
élever la pensée du nègre jusqu'à Dieu ? La sienne est-elle à cette hau-
teur ? Croit-il seulement en Dieu ?
Préjugé de race ?
Ignorance et lâcheté ! Vanilas, vanilalum !
[126]
2° On a encore voulu étudier le nègre en Amérique et dans l'état
d'esclavage où sa pensée, en se réveillant, n'a pu lui révéler son libre-
arbitre, qu'en lui montrant en même temps la perte douloureuse de cet
attribut le plus essentiel de son être.
Cette confiscation du libre-arbitre, est-ce là ce qu'il nous faut appe-
ler « la meilleure éducation possible ? »
L'esclavage n'est point une école où se forme l'homme idéal,
l'homme fort, prêt pour les luttes de la vie pour les responsabilités de
la liberté.
C'est dans cette école pourtant que le blanc a entrepris d'initier le
nègre à la civilisation.
Est-il donc si difficile de comprendre que, pour les haïtiens livrés à
eux-mêmes après la conquête de leur liberté, le grand obstacle à la ci-
vilisation devait être précisément cette éducation fautive qu'il leur faut
absolument défaire intégralement, dont il leur faut se dépouiller de
toutes pièces, pour en recommencer une autre capable de jeter leur es-
prit dans un courant sain, mais diamétralement opposé ?
Si nous voulons résumer en un seul mot ce qui caractérise vérita-
blement un homme libre, dirons-nous le droit ? Sans doute, si nous
voulons seulement marquer ce à quoi les autres sont tenus envers nous
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 144

au nom de la morale. Mais quelles sont les conséquences de notre li-


berté par rapport à nous-mêmes ?
A quoi sommes-nous tenus envers nous-mêmes dans l'état de liber-
té ? Évidemment à la responsabilité.
En ravissant sa liberté à un homme, nous le relevons nécessaire-
ment des obligations dont il avait auparavant la responsabilité,
puisque nous substituons notre volonté à la sienne dans le choix de la
direction à imprimer à ses forces asservies. Il est obligé envers le
maître, il n'a aucune responsabilité envers lui-même.
Or cette responsabilité, c'est la peine, c'est l'obstacle de l'homme
libre. Ses droits en sont la contrepartie.
Supprimer sa liberté, c'est l'affranchir de cette peine ; il perd donc
aussitôt le sentiment de la responsabilité ; tandis [127] qu'au contraire,
tant que dure son esclavage, l'être humain garde un sentiment profond
du droit violé dans sa personne. L'homme passe donc de l'état d'escla-
vage à celui de liberté avec un sentiment exagéré du droit qui lui est
rendu et une ignorance profonde de la notion même de la responsabili-
té attachée à ce droit.
Il faut donc à l'affranchi une éducation nouvelle contre laquelle
l'ancienne s'insurge. Il lui faut apprendre que, pour l'homme libre, le
droit a des limites, et que la responsabilité seule est absolue, illimitée.
Pour les haïtiens, qui ne sont pas des émancipés, retenus sous les
yeux, disons-le franchement, sous la protection de ceux qui ont fait et
défait l'esclavage, de ceux qui, ayant faussé la première éducation du
nègre ont l'obligation morale de la rectifier, pour l'haïtien devenu
maître de lui-même avec ses idées fausses, avec son ignorance de la
responsabilité, comment, par où pouvait venir la rectification ? Par les
malheurs qui devaient être la conséquence des inévitables abus de ces
droits dont il n'avait pas appris à mesurer les limites. L'abus amène la
peine, et la responsabilité manifeste son existence par les souffrances
qu'elle nous impose. On ne comprend pas d'abord ; on veut toujours
avancer dans la même voie, les souffrances se renouvellent plus vio-
lentes. Que sont-elles ? Les dernières suites douloureuses de l'escla-
vage.
Qui les subit ces souffrances ? L'haïtien. Et qui doit en porter de-
vant Dieu et devant la conscience humaine, la lourde responsabilité ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 145

Serait-ce encore l'haïtien et faudra-t-il voir, dans ses souffrances, non


plus la preuve de la cruauté de la race blanche, mais celle de l’imbé-
cillité de la race noire ?
Haïtiens ! Vous tous, nègres du continent et des îles de l'Amérique,
mes frères ! Apprenez-le une bonne fois, ne l'oubliez jamais : l'homme
libre, c'est celui qui a la responsabilité de son propre bonheur. Il n'a
rien à demander, rien à solliciter, ni de la pitié, ni de la générosité de
ses semblables. Il est tenu de compter sur lui-même et sur [128] lui
seul, pour tourner ou pour briser les obstacles qui s'opposent à son
bonheur,
La force et l'habileté sont donc pour l'homme libre de nécessité ab-
solue.
Ce sont des vertus.
Aussi, dès la plus haute antiquité, les hommes n'ont-ils cessé d'ho-
norer ceux d'entre eux qui ont su briser l'obstacle, et se distinguer par
le courage qui est la source de toute force, ou par le talent qui seul as-
sure l'habileté. De même, la lâcheté et l'ignorance ont été de tout
temps, sont encore et resteront éternellement l'objet d'un mépris uni-
versel.
Il est naturel, il est bien, il est juste qu'il en soit ainsi, parce que
l'homme lâche ou ignorant ne peut atteindre qu'à une faible somme de
bonheur par lui-même. L'ignorance ne lui permet ni d'attaquer ni de
résister ; il ne petit délibérer. La lâcheté ne lui permet ni d'attaquer ni
de résister : il ne sait pas mourir.
Et un tel homme, ne pouvant non plus se soustraire aux lois de sa
nature, ne pouvant cesser d'éprouver les souffrances du besoin et le
désir des jouissances, reste, ce qui est plus grave encore, un obstacle
au bonheur des autres hommes, ses associés naturels. Incapable de
pourvoir lui-même à la satisfaction de ses besoins et de ses désirs, il
ne peut soulager sa peine qu'en augmentant la part d'effort, ou en di-
minuant la part légitime des jouissances d'autrui. Il faut qu'il mendie
ou qu'il vole.
C'est l'ignorance et la lâcheté morale qui engendrent les tyrans,
aident à établir et à conserver toute tyrannie, tout esclavage, tout pré-
jugé, toute injustice, tout crime, dans l'humanité : anarchiste, nihiliste,
Ku Klux, mafia, lyncheurs, tout ce qui dégrade, tout ce qui souille
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 146

l'homme, tout ce qui, chez nos semblables, commande en notre âme le


mépris de notre humaine nature, vient, de l'ignorance ou de la lâcheté
morale.
Et quand les sociétés humaines seront suffisamment en possession
de la morale du Christ pour répudier toute solidarité avec les crimes
sociaux, pour refuser tout encouragement, toute approbation, toute ex-
cuse au crime, l'ignorance [129] et la lâcheté continueront pendant de
longs siècles encore, je le crains, à peupler les bagnes, à alimenter la
potence.
Plus nous avançons dans cette étude, plus se montre, plus s'affirme
pour l'être humain, l'impérieuse nécessité de l'éducation : éducation de
l'esprit qui nous donne la science, qui fait l'homme instruit, et éduca-
tion du cœur qui nous donne le courage et fait l'homme vaillant,
l'homme indépendant, l'homme libre, l'homme civilisé, le vrai chré-
tien, l'homme.
La première nécessité, la première indication de l'intérêt véritable
de l'être humain cherchant le bonheur, c'est l'éducation. Et par ce mot
il faut entendre le courage et la science, ou plutôt le courage, puis la
science.
3° Enfin, le troisième aspect sous lequel s'offre le noir à l'étude
d'un observateur impartial, c'est celui d'un affranchi de date plus ou
moins récente, appelé à une liberté dont la pratique, comme on vient
de le voir, a des exigences qu'il ignore ; brusquement saisi par la main
de fer de la responsabilité, d'un maître plus inflexible, plus impi-
toyable que le maître eu chair et en os de l'esclave, un maître d'autant
plus redoutable qu'il est invisible, et que l'on ne connaît sa présence
que par la violence des coups que l'on en reçoit. On m'a dit à la Ja-
maïque, que lors de l'émancipation, l'on a vu des nègres verser d'abon-
dantes larmes, manifester tous les signes du désespoir, en se voyant
chasser des plantations par les anciens maîtres. Quoi d'étonnant ! On a
cru voir dans ce fait, la preuve que le nègre était né pour la servitude
et que l'état d'esclavage était conforme à sa nature ! Observation su-
perficielle, jugement de petits esprits que tout cela ! Le sentiment qui
faisait pleurer ces hommes, c'était la frayeur vague, le pressentiment
des dangers et des souffrances de la responsabilité.
Toute tyrannie amoindrit pour les opprimés le sentiment de la res-
ponsabilité, c'est un affaissement de l'homme, mais c'est un soulage-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 147

ment pour la bête qui est en nous. S'il en était autrement, l'histoire gé-
nérale de l'humanité ne saurait [130] nous offrir aucun exemple d'au-
cune tyrannie d'aucun esclavage, d'aucune servitude parmi les
hommes.
Toute tyrannie est un pacte. Le panem et circenses est un droit de
la bête opprimée et une obligation de l'oppresseur. De là, la difficulté
de l'établissement d'un régime de liberté dans tout pays longtemps
soumis à une monarchie absolue, à une forme quelconque de la tyran-
nie.
Les peuples eux-mêmes poussent inconsciemment leurs Gouverne-
ments à la tyrannie. Il leur est difficile de renoncer au panem et cir-
censes et de comprendre que ce qui était droit dans l'opprimé, devient
devoir dans l'homme libre. C'est pour ce motif on n'en saurait douter,
que la première faiblesse, la première impulsion des affranchis de date
récente noirs ou blancs, est la course aux places, la lutte pour les
charges publiques.
Observons en effet le fonctionnaire public dans l'universalité du
monde civilisé. Quelle est la position particulière de celte classe dans
ce que d'autres appellent « la lutte pour la vie » et que je crois mieux
définir par la « recherche du bonheur » ? C'est, il me semble, une di-
minution énorme de la responsabilité : 1° par la suppression de la
concurrence dans le taux des salaires, de la récompense accordée à
l'effort ; c'est la loi, c'est le Gouvernement, qui fixe le tarif, et ce qu'on
vise dans cet acte, c'est la fonction et non l'homme. 2° L'avancement
dans le service, en supposant que cela se passe toujours honnêtement,
est régi par des règles fixes que subit le fonctionnaire ; il n'a pas à les
découvrir à ses risques et périls. Nous n'avons pu imaginer à cet égard
que deux règles : l'ancienneté et la capacité. La capacité est marquée
par une convention ; c'est un code que l'on apprend et que l'on est dis-
pensé de juger.
L'ancienneté est hors de notre volonté ;on n'y arrive que par la do-
cilité, l'aveugle soumission. Quelle responsabilité reste-t-il au fonc-
tionnaire ? Simplement celle de s'assujettira la discipline, à une disci-
pline qu'on lui indique, à une discipline autre que l'autorité de sa
propre raison qui seule fait l'homme fort, l'homme libre.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 148

Quel est donc l'intérêt de cette classe, au point de vue [131] de la


recherche du bonheur ? La perpétuité de la discipline, l'éloignement
indéfini de la vraie responsabilité.
Tout fonctionnaire aspire donc à l'inamovibilité pour lui et pour
tout gouvernement dont il s'assure la bienveillance ; l'hérédité de la
charge lui apparaît même comme un bonheur facile à assurer à sa des-
cendance. Les fonctions publiques amoindrissent donc l'homme véri-
table ; elles sont donc antipathiques à la liberté.
La première force dont dispose la tyrannie dans un est le corps des
fonctionnaires publics. Tout parti politique, toute faction aspirant au
pouvoir, a sa meute de loups prêts à dévorer la liberté.
Par les mêmes raisons, la fonction publique est prestigieuse, at-
trayante pour les faibles, pour tous ceux qui ne peuvent porter le poids
de la responsabilité, qui reculent devant les souffrances, les dangers de
la lutte.
De là encore, ce signe caractéristique de tout peuple récemment af-
franchi de la servitude ou de la tyrannie : la fonction publique substi-
tuée au bonheur comme but idéal de l'existence et transformée par un
mirage trompeur, en signe de réhabilitation.
Et l'illusion à cet égard est tellement puissante, nous en subissons
si fortement l'empire, que dans telle société cultivée, raffinée, où l'on
repousse un homme de valeur, par suite d'un préjugé de rang, de for-
tune, de noblesse ou de race, l'on accueille avec empressement, et
comme un honneur à l'occasion, la compagnie de quelque gredin cou-
vert d'un uniforme galonné d'or.
Que les descendants noirs ou colorés des Africains en Haïti, me
permettent donc de leur dire avec une virile franchise et pour notre
bonheur commun :
Frères ! Fuyez les fonctions publiques : elles sont funestes à la li-
berté. Elles retardent la réhabilitation de notre race. Elles nous
éloignent du bonheur.
L'éducation donnée dans le Nouveau-Monde, par l'Européen à
l'Africain, pendant et après l'esclavage a toujours été, est encore et
sera toujours funeste à ce dernier. Il doit [132] s'en affranchir et for-
mer son esprit par ses observations directes, par ses propres ré-
flexions.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 149

L'observation nous enseigne que ce sont les travailleurs, les


hommes qui prennent l'obstacle corps-à-corps et le terrassent chaque
jour, à chaque heure, à chaque minute, dans une lutte incessante, que
ce sont ces hommes-là qui font la richesse et la force des États, qui ar-
rivent au bonheur. Ce sont ces hommes-là qui sauvent la patrie dans
les crises suprêmes. Ce sont ces hommes-là qui assurent à un peuple
une constitution libérale et des lois sages. Ce sont des hommes indé-
pendants, des hommes libres, des hommes forts, parce qu'ils sont for-
més à la seule école où se forme l'homme indépendant, l'homme libre
et fort : la responsabilité.
Après les grandes crises nationales, quand le travailleur retourne à
la charrue ou à l'atelier, la chose publique reste confiée au fonction-
naire et le gâchis recommence aussitôt et prépare la crise prochaine.
C'est un des malheurs des sociétés humaines qu'elles ne puissent
s'affranchir sans efforts des convoitises qui les rongent et qui font que
les plus fortes se réjouissent dans la contemplation de leur force, se
glorifient d'être une menace pour les plus faibles, un obstacle au bon-
heur de quelqu'un. Christ n'a pas encore vaincu. Le diable se promène
encore sur la terre et tente les puissants. C'est à ce malheur que les so-
ciétés humaines doivent d'avoir encore besoin d'autres fonctionnaires
que des juges, des policemen et des gardes-chiourmes.
Du moins, doit-on s'efforcer de diminuer partout le nombre et la
pernicieuse influence des fonctionnaires. C'est cette classe qui, dans
les monarchies, cherche la faveur d'une courtisane, et fait du liberti-
nage une vertu d'État. Dans les républiques, c'est la même classe qui
introduit le trafic du vote, fausse le suffrage, compromet finalement la
vraie liberté des citoyens et la stabilité de l’État.
Je comprends l'existence dans un État d'un petit nombre de juges
inamovibles, richement salariés, placés au-dessus [133] de tout be-
soin, de tout désir déraisonnable, en possession préalable d'un passé
honorable d'un demi-siècle et formant une haute cour de justice, char-
gée d'assurer la sincérité de ce que disent la constitution et les lois
d'un peuple.
Hors de là, dans un pays vraiment libre, toute fonction publique
devrait être, non une source de jouissances, un moyen de se soustraire
à la peine et à la fatigue, mais une corvée temporaire, imposée au pa-
triotisme d'un citoyen.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 150

Le pouvoir, à plus ou moins long terme, constitue pratiquement la


seule différence essentielle entre les différentes formes de gouverne-
ment.
Celui qui s'éternise à la direction des affaires d'un peuple, devient
un obstacle au bonheur de ce peuple, tourne à la tyrannie, à moins que
ce peuple ne se laisse entraîner avec lui à répudier le Christ pour la
gloire, à substituer dans son cœur la soif des conquêtes au sentiment
religieux, à devenir un obstacle à la paix, à la civilisation, au bonheur
de ses voisins ; à s'attirer ainsi l'inimitié de l'humanité et la malédic-
tion de Dieu.
Le principe qui prévaudra de plus en plus parmi les nations civili-
sées et libres, pour remédier à la fatalité des fonctions publiques, ces
dangereuses sources de corruption des sociétés et d'affaiblissement
des états, ce sera le raccourcissement graduel du terme assigné à
l'exercice de la fonction, et la prolongation graduelle, indéfinie, de la
période de non rééligibilité qui devra s'étendre entre deux termes.
Quant aux enfants de la race noire, je voudrais les voir partout dé-
daigner les charges publiques, pour entrer dans la civilisation, non par
la porte que leur indique les esclavagistes ou les politiciens, mais par-
celle où a passé avant nous la démocratie blanche : la science et l'in-
dustrie. Quand on est fils de serfs, tout récemment encore taillables et
corvéables à merci, et qu'on aspire à la réhabilitation, c'est la blouse
de l'ouvrier qu'il faut endosser. La blouse amène l'habit noir et le gant
blanc. Mais qui veut commencer par l'habit noir, doit se mettre une
serviette sur le bras, et se planter, pour le servir, derrière l'homme qui
a porté la blouse. Le valet est inférieur à l'esclave.
[134]
Montez sur les vergues des navires, jeunes hommes noirs et de
couleur, qui désirez sortir de l'abjection, qui aspirez à l'égalité avec
vos frères blancs, carguez les voiles, apprenez à tenir la barre d'une
main ferme, maniez le sextant, étudiez, connaissez la carte marine,
soyez matelots, devenez capitaines de navires.
Montez sur la locomotive, alimentez-en les fourneaux, soyez
chauffeurs, mécaniciens, ingénieurs.
Battez l'enclume, chauffez le fer, trempez l'acier, tannez le cuir,
couvrez les maisons, descendez dans les fondations avec le maçon.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 151

S'il vous faut servir, soyez mousses, soyez apprentis, servez en blouse.
La boue, le charbon, la cendre, tout ce qui salit la blouse de l'ouvrier,
purifie, élève l’âme de l'homme. C'est sain, c'est fortifiant. Sur le corps
vigoureux, sur la peau ferme et dure de l'ouvrier, tous les préjugés de
ce monde glissent sans mordre, sans troubler la sérénité de l’âme.
Sous le bel habit d'un laquais manque l'homme : la boue n'est pas sur
le vêtement, c'est le cœur lui-même qu'elle recouvre tout entier.
Devenez des médecins, des avocats, si vous en avez l’opportunité
mais que ce soit pour pratiquer la médecine, que ce soit pour exercer
le droit et non pour marchander de votre diplôme sur le terrain des tri-
potages ou des vantés sociales.
On ne transige pas avec un préjugé, il faut le vaincre et le terrasser.
Le nègre qui montre ses pieds, ses petites mains, s’étonne qu'avec cela
ou ne lui ouvre pas les salons des aristocrates à petits pieds et à petites
mains est un ignorant et un lâche.
Il est encore esclave. Il a encore besoin de science et de courage,
pour rendre la liberté à son âme asservie.
La vie est une lutte. Quand dans cette lutte nous faisons trêve à la
guerre, quand nous laissons reposer la baïonnette et l'épée, la lutte ne
cesse pas ; elle change de nom et s'appelle la concurrence.
Cette concurrence, il faut la regarder bien en face et l'aborder vi-
goureusement, sans hésitation, sans émoi. Là est la solution de tout
problème de race.
[135]
L'homme dont la fortune est menacée par quelque procès compli-
qué, va à l'avocat le plus habile : devant ses intérêts compromis, il n'a
pas de race.
Celui dont la santé est compromise par quelque maladie grave, ap-
pelle le médecin le plus savant, le plus habile pour sauver sa vie, on
n'a pas de préjugé.
Soyons instruits, laborieux, nous serons forts, vaillants, heureux.
[136]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 152

[137]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti

Deuxième partie
HAÏTI PARMI
LES NATIONS CIVILISÉES

Retour à la table des matières

[138]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 153

[139]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti
DEUXIÈME PARTIE :
Haïti parmi les nations civilisées

INTRODUCTION

Retour à la table des matières

En 1865, après un vaste incendie à Port-au-Prince, j'eus la pensée


d'une spéculation en bois dur pour construction. J'entrepris l'organisa-
tion d'une exploitation au fond de la plaine du Cul-de-sac, dans la ré-
gion des hattes. Un bûcheron avait commencé la construction d'une
grande case. Le toit de chaume était achevé. J'achetai la case dont on
termina rapidement les cloisons extérieures et je m'y installai sans at-
tendre qu'on eût placé des volets aux ouvertures. La crainte de la cha-
leur et l'insouciance de la jeunesse me firent ajourner indéfiniment la
pose des portes et fenêtres, et je vécus ainsi de longs mois au milieu
des paysans de cette plaine, dans une maison dont les ouvertures res-
taient béantes la nuit comme le jour.
Un jeune noir des environs, m'avait bombardé « capitaine » en ve-
nant m'offrir de prendre soin de mes chevaux. Sa physionomie ouverte
me plut, elle me semblait intelligente et énergique. Je l'engageai à
mon service et n'eus jamais depuis la main aussi heureuse. Cependant
je sus plus tard que mon garçon, Capoix, passait à deux lieux à la
ronde, pour le plus méchant garnement de la plaine. Lorsqu'on sut que
le prétendu bandit couchait sur une natte au pied de mon lit, qu'il avait
chargé de l'entretien de mes armes et me suivait, portant ma carabine,
quand j'allais en pleine [140] forêt choisir les arbres à abattre, ce fut
une sorte de stupeur dans les environs, et la superstition populaire dé-
cida que je devais être couvert sous mes habits d'une triple cuirasse de
houangas (talismans).
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 154

Un matin, dans la forêt, je vis venir à moi un vieillard centenaire


ou à peu près, un peu courbé par l'âge, mais encore solide et sain d'es-
prit « Je vous cherchais, me dit-il ». C'était le père de Capoix. Il se
nommait St-Charles. Il trouvait que son fils devenait meilleur depuis
qu'il était avec moi et le vieillard tenait à m'en remercier.
Mon cœur s'ouvre toujours à tout ce qui est faible, à tout ce qui
peut requérir appui ou protection. J'aime les enfants, les femmes, les
vieillards surtout, dont les souvenirs vous font vivre un passé inconnu
et qui vous explique le présent. Pour les choses qu'il a connues, pour
les scènes dans lesquelles il a été témoin ou acteur, le récit d'un
vieillard même illettré, est plus instructif pour moi qu'un livre d'his-
toire. Cherchant l'homme dans les faits, la pensée dominante d'une
époque dans ses manifestations historiques, une légende m'en dit sou-
vent plus qu'un gros volume. Aussi était-ce une mine précieuse pour
moi que ce vieillard qui avait vécu, pour ainsi dire, l'histoire même du
pays. II était du Nord. Il avait pris part à tous les combats qui avaient
transformé la Colonie de St-Domingue en République d'Haïti. Tous
nos personnages historiques, il les avait vus, il les avait connus, il leur
avait parlé. Il avait combattu sous Toussaint Louverture contre Ri-
gaud ; mais il avait préféré Pétion à Christophe et son sang avait coulé
pour la République.
Je l'engageai à venir me voir, et presque ; chaque soir, en plein
vent, sous notre ciel insolent de splendeur, le vieux soldat, accroupi
devant mon hamac, répondait pendant de longues heures à mes ques-
tions, étalait à mes yeux des souvenirs sans nombre, qui étaient autant
de pierres précieuses quoique brutes.
[141]
En quittant l'école, l'un des premiers ouvrages qui me tombèrent
dans les mains, avait été l'histoire de la Révolution Française de M.
Thiers.
Je n'y vis que des flots de sang qui semblaient couler sur toutes les
pages : un mot, un seul mot, la guillotine, semblait s'en détacher en
lettres rouges. Je passai à l'histoire du Consulat et de l'Empire, c'était
Marengo, c'était Iéna, c'était Austerlitz, des batailles, du sang, toujours
du sang. J'avais voulu connaître aussi l'histoire de mon pays : c'était
encore du sang, du sang, rien que du sang, ruisselant de toutes les
pages : à mon esprit d'adolescent, ce nom d'histoire en était venu à
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 155

n'offrir que l'image d'un cloaque immonde, d'un charnier infect où


l'humanité se débattrait impuissante dans une boue sanglante.
Cette impression sans doute s'était graduellement dissipée à me-
sure que la maturité donnait plus de force à mon esprit. Cependant
l'idée ne m'était pas encore venue de relire notre histoire nationale en
vue d'en dégager les leçons.
Le vieux St-Charles mêlait à ses récits, des réflexions personnelles
sur les hommes et les choses dont il parlait. Il revenait sans cesse à
une pensée qui semblait surtout l'obséder : « Ce pays se perdra, les
blancs le prendront, si les nègres et les mulâtres ne savent mettre fin à
leur division. »
J'avais peut-être entendu la même phrase cent fois auparavant.
C'est une banalité que toutes les bouches en Haïti jettent à tous les
vents d'un bout de l'année à l'autre.
Mais cette phrase, dite si souvent et avec un accent de si profonde
conviction, par cet homme dont la carrière était terminée, qui marchait
tristement vers la tombe, doutant de la vitalité de l'œuvre dont l'ac-
complissement avait été l'orgueil de sa génération, cette phrase m'im-
pressionna. Le préjugé de couleur étant en réalité inconnu en Haïti,
j'avais vécu jusque-là, sans jamais songer qu'il pût y avoir dans le
monde une question de couleur. J'avais un large cercle [142] d'amis
blancs, noirs et colorés dont les relations avec moi n'avaient rien qui
pût jamais appeler mon attention sur leur couleur. Je savais néanmoins
que l'opinion générale voulait qu'il y eût une question de couleur au
fond de toutes nos discordes. Quelle était cette question ? Je n'y avais
jamais songé. Tout-à-coup elle m'apparut grave et sérieuse.
Qu'importait à ce vieillard, que ce pays redevînt ce qu'il avait été :
la riche colonie de quelque puissante nation civilisée ? Il n'était qu'un
pauvre paysan et ses enfants auraient peut-être plus de bien-être sous
un régime qui assurerait l'introduction dans le pays, des capitaux qui
lui manquent. L'esclavage venait d'être aboli aux États-Unis. Depuis
longtemps il avait cessé d'exister dans les colonies françaises et an-
glaises.
Nul ne pouvait jamais songer à y plonger les citoyens d'Haïti,
libres depuis trois générations.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 156

Je compris pourtant la pensée qui obsédait le vieux soldat : c'était


celle à laquelle ses chefs d'autrefois avaient, donné expression par
notre vieille formule constitutionnelle : « aucun blanc ne pourra
mettre le pied sur ce territoire à titre de maître ». Ce vieillard avait rai-
son. Il n'était qu'un paysan, mais grâce au titre d'haïtien, il était un
homme. Et, à l'époque où il me parlait, si l'événement qu'il redoutait
était venu à s'accomplir, ses enfants ne cesseraient peut-être pas d'être
des paysans, mais ils cesseraient d'être des hommes. Il en serait en-
core de même aujourd'hui. L'esclavage est aboli partout, le préjugé de
couleur ne l'est entièrement nulle part, hors le territoire de la Répu-
blique noire.
L'homme d'État, de quelque nation blanche que ce soit, qui sou-
tiendrait le contraire pour endormir la vigilance des haïtiens, mentirait
à sa conscience et à Dieu. Et c'est parce qu'il en est ainsi que la petite
nationalité haïtienne a une haute raison d'être dans le monde.
Je me savais haïtien ; le hasard du lieu de ma naissance en [143]
avait ainsi disposerai aimé de tout temps mon pays, parce qu'une mère
est toujours belle aux yeux de son fils. J'ai toujours été prêt à mourir
pour mon pays, parce qu'il y a des choses pour lesquelles le sentiment
de la dignité nous commande de mourir au besoin, et que la patrie est
une de ces choses-là. Ce n'est pas tout cela que me révéla la parole du
vieux noir ; ce qu'il m'a révélé, c'est que je suis haïtien par une exi-
gence spéciale et impérieuse du sang qui coule dans mes veines et
que, je ne puis être, pour ce motif, autre chose qu'un haïtien sans dé-
choir, sans encourir mon propre mépris et celui des autres. Il en est, et
il en sera ainsi, aussi longtemps que la question de race n'aura pas été
résolue dans toute la chrétienté par la réhabilitation du nègre, par la
pratique de l'égalité entre tous les hommes, sans acception de race ou
de couleur.
Une conception nouvelle de la patrie haïtienne venait d'ouvrir un
champ immense d'investigation à mon esprit. J'ouvris de nouveau
l'histoire de mon pays.
Cette nouvelle étude critique fit naître en moi une conviction pro-
fonde de la destinée providentielle du petit peuple haïtien ; une
conviction qui égale la sincérité de ma foi en la divinité du Christ.
Il y a là, au milieu de la mer caraïbe, un petit territoire, le tiers ou
le quart d'une île de médiocres dimensions, peuplé d'un million à
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 157

peine d'hommes noirs, si peu riches, si peu instruits, si faibles enfin,


qu'on se demande avec étonnement par quel phénomène d'équilibre se
maintient debout, au cœur de l'Amérique, cette chétive fille de
l'Afrique. Est-ce par l'indifférence du monde civilisé ? Non. Dans le
concert des nations, elle attire tous les regards. Qu'elle ait le front
ceint de l'auréole de gloire d'un Toussaint Louverture ou les épaules
couvertes du manteau carnavalesque d'un Empereur Soulouque, de-
puis bientôt un siècle, l'attention du monde n'a cessé d'être fixée sur
elle. Est-ce du moins à la bienveillance, à l'admiration, à [144] la pitié
du monde civilisé qu'elle doit de rester vivante ? Non ! Elle ait haïe,
haïe comme aucun peuple ne l'a été auparavant. Un monarque français
l'a appelée « pays de barbares », un Président Américain l'a qualifiée
« une tâche sur la carte du Nouveau-Monde ». Ni l'un, ni l'autre ce-
pendant n'a osé proposer l'écrasement du barbare, l'effacement de la
tâche. Son nom reste sur le rôle des Nations civilisées et chrétiennes.
Dans leurs grandes assises, elle retient son fauteuil, et quand elle se
présente modeste, timide, presque tremblante, dans son humble appa-
reil l'huissier se demande indigné : « que vient-elle faire ici ? » Mais il
s'incline et lui dit respectueusement comme aux autres : « Passez Ma-
dame. »
Il en est ainsi, parce que Dieu le veut, parce que l'existence de cette
chétive nationalité haïtienne est providentielle.
Jésus de Nazareth naquit dans une étable et mourut sur un gibet.
Les hommes n'ont rien connu de si grand que Jésus ; c'est l'Homme-
Dieu.
« Les premiers seront les derniers, les derniers seront les pre-
miers ». Cette grande parole évangélique s'est vérifiée, se vérifie sans
cesse dans l'existence de la nationalité haïtienne. C'est un petit peuple,
c'est aussi une grande nation. Son histoire, c'est l'histoire de la réhabi-
litation de toute une race d'hommes.
De quelle race ?
La dernière... La race noire !
C'est donc l'histoire de la rédemption de tout ce qui est dédaigné,
méprisé dans la grande famille humaine. Quand les hommes di-
vaguent au nom de la science, celui-ci divise l'humanité en cinq races,
cet autre en vingt, un troisième en mille. Ils ne s'accordent que sur un
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 158

point : le blanc est au premier numéro de toute série, le nègre est nu


cinquième, au vingtième, au millième, c'est-à-dire au dernier. Lorsque
la République noire aura accompli ses [145] destinées, lorsqu'elle aura
rempli sa mission providentielle en ce monde, lorsque le nègre sera
partout l'égal du blanc devant la civilisation chrétienne, comme il l'est
devant Dieu, toutes les races intermédiaires seront rachetées, seront
réhabilitées, car la race noire est la dernière. Haïti, comme l'a pressenti
mon compatriote Firmin, c'est donc l'égalité des races humaines. Haïti
sera l'instrument de la réalisation parmi les hommes, de la grande pen-
sée chrétienne, de la grande parole du Dieu fait homme :
« Aimez-vous les uns les autres. »

[146]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 159

[147]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti
DEUXIÈME PARTIE :
Haïti parmi les nations civilisées

Chapitre I
Haïti et la question de race.
Raison d'être de
la nationalité haïtienne.

« Mille vœux pour la France noire ! L’appelle ainsi Haïti...


Reçois tous mes vœux jeune ... Puisses-tu développer ton libre
génie, et celui de cette grande race si cruellement calomniée et
dont tu es l'unique représentant civilisé sur la terre »
MICHELET.

Retour à la table des matières

Lorsque nous jetons un coup d’œil sur la carte de l'Afrique, cette


grande Pologne noire que dévorent depuis des siècles, en grondant les
uns contre les autres, tant de dogues humains accourus à la curée ;
maures et chrétiens, français et italiens, anglais et portugais, turcs et
allemands ; lorsqu'on considère d'une autre part, la position doulou-
reuse en Amérique des millions de descendants de la race noire, arra-
chés avec tant de peines et d'efforts, par la philanthropie chrétienne à
la plus cruelle servitude, pour tomber de nouveau dans le malheur,
sous la pression d'un préjugé [148] plus cruel encore que l'esclavage ;
si, détournant son regard de ce gigantesque tableau du long martyro-
logue des enfants de CHANAAN, on le reporte sur la terre d'Haïti, le
seul point du globe où l'homme noir reste libre décompter, de sonder
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 160

ses plaies, de panser ses blessures, on me peut, sans renier Dieu, rester
indifférent aux efforts de la race noire, pour respirer, pour se relever,
pour se mettre en marche, dans ce dernier refuge, dans ce dernier asile
ouvert par le Créateur à sa créature.
Dans toute la première partie de ce livre, je me suis efforcé de
mettre en lumière cette vérité que la civilisation est le produit de l'as-
sociation de l'homme à l'homme, du frottement, du contact des esprits.
De puissants obstacles naturels se sont opposés à l'universalité de cette
association, de ce contact, dès l'origine des temps. Des lieux qui
avaient été témoins des premiers vagissements de la pensée, de ses
premières victoires, sont rentrés de nouveau dans la nuit à des époques
tellement éloignées que nous ne savons quelle part respective ont pu
avoir à leur décadence, à leur chute, la fatalité historique et les cata-
clysmes de la nature physique ; comme Ninive, Babylone et Troie en
Asie, Thèbes et Memphis en Afrique ont disparu, laissant des ruines
isolées clans les sables du grand désert. Ces lieux fameux ont-ils été
dévorés comme Sodome et Gomorrhe par les feux du Ciel, ont-ils été
anéantis par quelque catastrophe comme les villes romaines ensevelies
sous les laves du Vésuve ?
Autant de mystères dont l'histoire nous refuse la clef. Elle nous en-
seigne, seulement que la civilisation, partie de l'Orient est-allée fixer
son siège en Occident, d'abord vers le Sud, puis vers le Nord, tout le
long des côtes : de la Méditerranée, jusqu'à ce que l'invention de la
boussole vînt permettre à l'homme de s'aventurer sur la haute mer.
Nous, savons encore que la soif des conquêtes a seule permis les
déplacements qui ont amené l'homme vers l'homme à travers monts et
fleuves, à mesure que les progrès accomplis ont mis les sociétés hu-
maines en possession de l'énergie et des moyens matériels de franchir
ces obstacles.
[149]
Dans les régions mystérieuses du centre africain, encore inacces-
sibles dans une grande mesure, même à la civilisation contemporaine,
avec les moyens puissants dont elle dispose ; gardées par des côtes
trop éloignées des colonnes d'Hercule d'un côté et de la mer rouge de
l'autre, pour que les premiers navigateurs osassent s'y aventurer ; plus
hermétiquement fermées encore au Nord par les sables brûlants du Sa-
hara et les infranchissables cataractes du Nil, la malheureuse race
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 161

noire, ni conquérante ni conquise, condamnée au repos, à l'inaction


par les conditions physiques du milieu, a ignoré les grandes ambitions
produites par le contact, le frottement entre les hommes habitant des
régions plus tempérées où le climat même les sollicite au mouvement,
à l'action. Rien n'était donc propre à faire jaillir, à développer dans
cette race, les grandes pensées qui remuent les sociétés humaines et eu
renouvellent la face. Elle n'a pas connu cette école mutuelle des na-
tions où se produit la diffusion humanitaire des sciences et des arts.
Alexandre-Le-Grand n'a pas traversé le grand désert. Christ n'a pas vu
les bords du Nil. Bonaparte s'est arrêté aux Pyramides. Ne pouvant
sortir elle-même de son isolement au sein des sombres forêts équato-
riales, n'ayant point, à cause même de cet isolement, la force d'aller à
la civilisation, de sortir de l'ignorance, cette race infortunée, privée de
tout contact avec les autres races humaines, dut attendre pendant de
longs siècles que la civilisation vînt à elle. Quand cette heure arriva, la
différence des forces mises en présence était écrasante : d'un côté, une
civilisation déjà vieille de plusieurs siècles et de l'autre, la sauvagerie
absolue. Aucune lutte n'était possible : le blanc, en Afrique, s'avança
en exterminateur plutôt qu'en conquérant, sans jamais s'arrêter que de-
vant l'obstacle matériel élevé par la nature. Il n'y avait rien à prendre
sur ces côtes africaines privées d'industrie ; on y prit l'homme.
Et partout le noir, chargé de chaînes, connut la civilisation par l'es-
clavage. Cette race, en se heurtant à l'égoïsme des autres races, fut pu-
nie par le travail forcé, du crime d'avoir ignoré la loi du travail. Pour
n'être pas sorti lui-même [150] de son isolement, pour n'avoir pas été
lui-même à la rencontre ou à la recherche de l'homme, l'africain a
ignoré l'association qui développe l'individualité humaine et produit la
civilisation, la force. Il était resté faible et devait être asservi.
L'immense continent africain, en s'ouvrant à la civilisation,
échappe donc aux enfants de l'Afrique. De l'Algérie au Cap de Bonne-
Espérance, partout où des cités se sont établies, où la civilisation s'in-
troduit, le nègre est au bas de l'échelle. Dans le Nouveau-Monde, où il
a été amené captif, pour être asservi, partout, Haïti seule exceptée, il
est encore au bas de l'échelle, frappé dans sa personne et dans sa des-
cendance de toute couleur, de toute nuance, par cette malédiction des
hommes : le préjugé de race.
Cependant, si l'esclavage a été pour l'homme noir, une fatalité qui
lui a valu trois siècles de tortures dans le Nouveau-Monde, il a été
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 162

aussi l'accident qui a réveillé sa pensée et qui l'a fait entrer dans la ci-
vilisation.
En travaillant pour le blanc, le nègre a reçu de lui la lumière. Ce
n'était pas l'intention de l'esclavagiste, c'était la volonté de Dieu. L'eu-
ropéen n'a pas été seulement le maître de l'africain transplanté en
Amérique, il a été aussi et reste encore son maître d'école, son initia-
teur dans la vie de l'homme civilisé. Cela est vrai de l'haïtien comme
de tous les autres descendants de la race noire dans le Nouveau-
Monde. Mais il y a cette différence que la société haïtienne, en se dé-
tachant de la France, en constituant une nation indépendante, s'est af-
franchie de la gêne sociale qui caractérise les relations du blanc avec
le noir, partout où ce dernier doit la liberté au premier et rentre dans la
vie civile et politique, en concurrence directe avec l'ancien maître.
Cette gêne est d'autant plus sensible, que partout l'émancipation s'est
faite en dépit de la volonté des propriétaires d'esclaves. Plus longue et
plus forte a été la résistance des esclavagistes, plus marqué devait être
nécessairement l'antagonisme de l'ancien maître contre l'ancien es-
clave devenu, par la puissance d'une autre volonté que la sienne, son
concitoyen, son associé politique et [151] social. Cet antagonisme,
étranger en réalité à la question de couleur, se trouve aggravé par
celle-ci, car elle empêche de part et d'autre, l'oubli du passé, ravive les
ressentiments, retarde indéfiniment la fraternisation entre des hommes
couverts d'un même drapeau, également intéressés à la prospérité, au
bonheur de la patrie commune.
Dans ces conditions, tout concourt à retarder la réhabilitation mo-
rale du noir par le réveil du sentiment de la dignité en son âme. Il n'est
plus esclave matériellement, mais il subit la domination morale de
l'ancien maître. Il est encore l'élève du blanc moralement autant ou
plus qu'intellectuellement. C'est du blanc qu'il reçoit la lumière de la
science et malheureusement, en ce qui concerne directement son être,
en ce qui l'intéresse le plus au monde, cette science est fausse. Si elle
lui apporte la notion de quelques vérités, elle encombre son esprit de
toutes les erreurs dont elle est encore surchargée elle-même, de toutes
les obscurités qu'elle n'a pu pénétrer, de toutes les hypothèses para-
doxales par lesquelles on semble s'efforcer à plaisir dans ce siècle, de
détruire l'idéal dans l'esprit et dans le cœur de l'homme, d'arracher de
son âme toute aspiration élevée, de l'éloigner de Dieu de crainte qu'il
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 163

ne s'envole de la terre, de limiter le bonheur à la prospérité matérielle


et de faire du ventre, un organe noble et le seul important.
Par le fait de l'indépendance d'Haïti, le nègre haïtien échappe à l'in-
fluence pernicieuse de cet enseignement moral, défectueux au premier
chef. L'haïtien peut et doit continuer à s'instruire de la science posi-
tive,, à l'école du blanc, mais il échappe à cette éducation dégradante
de tous les jours, qui se fait dans la rue, dans les journaux, dans les ca-
fés, dans les hôtels, dans les chemins de fer, à l'école, à l'église, par-
tout où l'homme rencontre son semblable, partout, où le fort peut se li-
vrer impunément à la lâcheté morale eu outrageant le faible, en le pro-
voquant, en l'injuriant, en le maltraitant, parce que, à un contre sept ou
huit, le dernier n'a que l'alternative de subir l'humiliation, de boire la
honte ou de se faire massacrer.
[152]
L'enfant haïtien n'a pas d'autres enfants qui le repoussent du pied
parce qu'il est un négrillon et qu'un enfant ne joue pas avec un né-
grillon. L'adolescent haïtien n'a pas de maisons d'éducation dont les
portes se ferment sur lui parce que sa peau est brune ou noire. Quand
il va à l'école pour recevoir l'instruction, la transmission de l'homme à
l'homme des connaissances positives acquises par l'humanité, on ne
lui impose pas, au nom de la science, des hypothèses insultantes pour
son pays et pour sa race ; on ne lui apprend pas que nègre par
exemple, est le nom d'une race inférieure dépourvue d'intelligence,
produite parte singe en vertu des sélections de Darwin, pouvant être
de quelque utilité à l'homme par la domestication, mais doué d'une
force germinale insuffisante pour évoluer et devant finalement dispa-
raître de la terre, par l'effet des principes mécaniques enfermés dans la
substance ou l'idée objective, du talon qui l'écrase ou du bâton qui l'as-
somme.
Devenu homme, le nègre haïtien n'est pas exposé chaque matin, en
lisant son journal, à y retrouver l'injure et la menace sous leurs formes
les plus grossières, les plus lâches.
Il est donc affranchi de la pression extérieure, de l'éteignoir qui
s'appesantit sur l'esprit de l'homme noir et l'empêche de se dégager, de
s'élever, partout où, dans son association nationale avec le blanc, la
force du nombre vient s'ajouter à la supériorité intellectuelle de ce der-
nier pour le retenir en bas.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 164

En Haïti, l'homme noir est en possession de la responsabilité natio-


nale. Il ne l'est point ailleurs. En Haïti, il est appelé à se former, à mar-
cher, à ses risques et périls ; il reçoit directement les contrecoups, su-
bit toutes les déplorables conséquences de ses erreurs et de ses pas-
sions.
On ne le conduit pas à la civilisation. Il y marche seul, par ses
propres efforts. Il y marche sans appui, sans autre force que la sienne.
Et quand il sera assez avancé pour ne plus permettre le doute à cet
égard, quand il se sera affranchi des erreurs, quand il aura vaincu les
passions qui ralentissent ses pas, il sera évident pour tous qu'il y est
arrivé [153] parce qu'il l'a voulu, et qu'il avait en son être la force né-
cessaire.
L'haïtien, en faisant cette preuve, réhabilite la race noire, parce que
celle-ci, arrivant à la civilisation hors d'Haïti, ne pourrait jamais dé-
montrer qu'elle n'y a pas été entraînée contre son gré, par une force
étrangère et supérieure à sa volonté ; elle serait toujours hors d'état de
prouver la réalité de son assimilation à la civilisation, de démontrer
que « si elle était livré à elle-même, elle ne retournerait pas rapide-
ment, à l'état primitif des tribus de l'Afrique. »
Qu'il en soit ainsi, c'est ce que chacun peut vérifier pat-cette haine
violente du nom d'Haïti qui est partout la marque caractéristique de
tous les blancs dont le cœur est rongé par l'ulcère du préjugé de race,
dont l'esprit est rapetissé par cette mortelle maladie morale. Calomnier
Haïti et les haïtiens est devenu une sorte d'article de foi pour ces mal-
heureux. Aussi, existe-t-il dans le monde deux Républiques d'Haïti :
l'une qui souffre, qui pleure, qui saigne, comme autrefois la race an-
glo-saxonne, si fière aujourd'hui de sa puissance, souffrait, pleurait,
saignait, en marchant, à la conquête d'une forme constitutionnelle de
gouvernement, en luttant pour acquérir cette liberté civile et politique,
indispensable au bonheur de l'homme qui n'est point esclave, de
l'homme responsable des besoins indispensables de sa chair, des dési-
rs, des aspirations légitimes de son âme. Cette Haïti, qui est la vraie,
lutte et gémit sous l'œil de Dieu, dont la main invisible la protège
contre la haine et les convoitises des peuples toujours prêts à s'armer
de la puissance d'une civilisation à son apogée, pour l'étrangler. A la
place de cette république noire, la fantaisie de la haine et du préjugé
expose une caricature à laquelle chacun ajoute une nouvelle laideur,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 165

une nouvelle souillure, et tous de s'écrier, en battant des mains :


« Voyez Haïti ! Mais voyez donc Haïti ! »
L'on poursuit partout de cette clameur, le nègre qui demande à son
frère blanc, sa pince au banquet de la vie, qui demande à la conscience
des pouvoirs publics, armés du droit de grâce en faveur des vrais cri-
minels, qu'on lui [154] fasse grâce à lui de la peine Infamante dont le
frappe la société des hommes, à cause de la couleur de sa peau, qui
n'est pourtant pas un crime : « Voyez Haïti ! lui crie-t-on, mais voyez
donc Haïti ! »
Et comme si la calomnie d'Haïti n'était déjà un assez grand crime,
on en rêve l'assassinat ; l'on en propose ouvertement la destruction. Et
toutes les puissances se reprochent mutuellement « la responsabilité
d'un crime de ne pas étrangler la petite nation-négresse ! »
L'indépendance d'Haïti importe donc à la race noire tout entière,
car l'égalité sociale du noir avec le blanc, la suppression, sinon du
préjugé individuel, mais du préjugé social n'arrivera, pour ces motifs,
que par la victoire morale de la République d'Haïti, contre le mauvais
vouloir, contre l'antipathie internationale qu'elle rencontre encore à
peu près partout.
Pour les mômes motifs, l'indépendance d'Haïti importe à la popula-
tion blanche de toutes les nations américaines. Dans toutes ces na-
tions, en effet, le noir est mêlé, associé au blanc, et ils ne s'aiment pas
l'un l'autre comme l'ordonne la religion du Christ. Un état d'antago-
nisme, de sourde haine ne peut se perpétuer entre deux sections d'une
même communauté sans porter atteinte au bonheur commun. Le bon-
heur est dans la paix sociale, dans la confiance surtout en la durée pro-
bable de cette sécurité, dans le contentement que produit l'absence de
tout motif raisonnable de redouter des troubles graves, même dans un
avenir relativement éloigné : toutes choses qui ne peuvent exister sans
l'harmonie des intérêts politiques et sociaux de toutes les sections
d'une même communauté politique et sociale. Le préjugé en lui-même
n'est point un facteur social ; ce qui le rend dangereux, ce sont les so-
phismes par lesquels se défendent ceux qui en sont atteints et qui, ne
voulant pas en convenir, s'efforcent de le présenter comme une
conclusion, u n jugement, et soulèvent des questions insolubles qui
troublent la conscience des autres et faussent la leur.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 166

La seule question qui importe vraiment dans ce débat, [155] n'est


pas de savoir pourquoi le nègre est noir, pourquoi l'Afrique n'est pas
sortie de l'état sauvage, sans le contact de l'Europe, etc. mais simple-
ment celle-ci : Le nègre est-il capable de civilisation ; la lumière faite
dans son esprit par le contact de la civilisation, est-elle réelle ou arti-
ficielle, passagère ou durable ; en un mot, la pensée en lui, est-elle
susceptible d'élévation, de développement son influence, car qui dis-
pose d'un vol exerce une influence, son influence est-elle oui ou non,
une menace à la civilisation ?
À cette question peut seule répondre l'expérience d'une nation de
race africaine, initiée à la civilisation moderne, puis rendue à l'indé-
pendance, à la responsabilité.
Seule, la nation haïtienne remplit ces conditions. La détruire, ce se-
rait priver la race noire de toute chance de prochaine réhabilitation. Ce
serait éterniser le problème et avec lui, le préjugé qui ne vit plus qu'ac-
croché à ce point d'interrogation.
Ainsi, même en écartant les questions politiques et sociales qui ont
conduit les anciens esclaves de St-Domingue à reprendre leur liberté
naturelle par la force, à se soulever contre la domination coloniale et à
se constituer en souverain dans l'Archipel des Antilles, on peut, que
l'on partage ou non la pensée de l'auteur de ce livre admettre que ce
n'est point sans des raisons sérieuses, qu'il croit à l'intervention d'une
volonté providentielle dans la création et dans la conservation indéfi-
nie de l'indépendance de la nation haïtienne.
Cette nation a certainement une mission providentielle à remplir en
ce monde et qu'elle ne peut trahir sans encourir la malédiction de
Dieu.
Cette mission, comme il a été déjà dit, c'est la destruction de tout
préjugé de race par l'évidence de ses progrès.
Mais comment le progrès doit-il être compris par les haïtiens pour
l'accomplissement de leurs destinées ?
Devons-nous nous borner à nous assimiler la civilisation telle
qu'elle existe autour de nous ? Devons-nous au contraire nous efforcer
de donner naissance à une civilisation nouvelle, originale, selon l'ex-
pression de certains écrivains [156] esclavagistes ? Il y a, dans cette
dernière formule une ambiguïté d'expressions qu'il importe de faire
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 167

disparaître, car elle est éminemment propre à jeter dans une fausse
voie les descendants des africains, luttant dans cette partie du monde
pour leur émancipation morale et sociale, éminemment propre à leur
remplir l'esprit de pensées chimériques capables de les retarder dans
leur marche ascendante — Je crois en effet m'être aperçu que des
hommes d'un mérite incontestable d'ailleurs, notamment parmi les
Noirs des États-Unis, inclinent à suivre cette fausse voie et à s'égarer
ainsi dans le monde des chimères.— Demander à Haïti ou à toute
autre communauté d'origine africaine de faire la preuve par des faits,
que la race noire soit capable de donner naissance à une civilisation
originale, au milieu de la civilisation qui nous entoure, c'est lui de-
mander de prouver sa supériorité sur la race blanche en refaisant fol-
lement la genèse de la science, en se séparant de la société chrétienne,
de la race blanche au sein de laquelle la civilisation moderne a pris
naissance et ne s'est élevée à sa hauteur actuelle, qu'après une lutte de
plus de vingt siècles entre l'esprit de réforme et la ténacité des tradi-
tions, entre les ténèbres de l'ignorance primitive et l'élévation gra-
duelle de la pensée. Or cette autre civilisation, qui ne serait pas la ci-
vilisation telle qu'elle existe, et qui serait tenue de lui être supérieure
pour n'être pas la barbarie, à quel prophète, à quel génie, aurions-nous
à en demander l'idéal dans ce siècle de libre discussion, des parle-
ments corrompus, de gouvernements concussionnaires !— À quel
signe reconnaîtrions-nous le Confucius, le Mahomet, le Moïse qui de-
vrait nous y conduire ? Et qui parmi nous, serait assez peu civilisé
pour croire au signe révélateur et se laisser guider aveuglément par
qui que ce soit dans ce temps de libre-pensée, dans cet âge du « busi-
ness. » —
Mettre à la disparition du préjugé de couleur la condition pour
l'homme noir de créer une civilisation dans la civilisation est simple-
ment absurde. — C'est une pensée qui ne peut venir qu'à un mauvais
plaisant ou à un homme [157] de mauvaise foi, jamais à un esprit sé-
rieux et réfléchi.—
Pas n'est besoin à l'homme noir de se montrer supérieur à l'homme
blanc, en reprenant à ses risques, une nouvelle étude directe de la na-
ture et de ses phénomènes, pour acquérir des connaissances qui sont
déjà le patrimoine de tous et que Sir Spenser St-John et tous les blancs
contemporains, détracteurs de la race noire, ne sauraient posséder que
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 168

parce que d'autres hommes les ont acquises avant eux et se les sont
transmises de génération en génération.
La preuve à faire est simplement celle de l'aptitude de la race noire
à marcher du même pas que la blanche dans une voie déterminée.
L a question haïtienne revient donc à savoir, non point si la race
noire est ou non capable de créer une civilisation qui lui soit propre,
mais bien, comme je l'ai dit, si cette race est capable de civilisation, si
elle peut faire ce qu'ont fait ses devancières : s'assimiler, par le
contact, celle d'une race plus avancée, mais n'exerçant sur elle aucune
autorité directe.
Cette question doit être finalement posée dans les termes suivants :
Les haïtiens, depuis qu'ils se sont séparés de la France pour consti-
tuer un indépendant et souverain, ont-ils réalisé quelque progrès ou
rétrogradent-ils vers l'état social des tribus barbares de l'Afrique ?
Il n'est pas nécessaire en effet que la nation haïtienne ait dépassé le
niveau des peuples contemporains ; il n'est pas nécessaire qu'elle
marche à la tête de la civilisation contemporaine et la marque d'un ca-
chet « original » pour accomplir ses destinées ; il suffit qu'elle mani-
feste, par les faits accomplis qu'elle est bien réellement dans la voie du
progrès, qu'elle marche vers la civilisation, qu'elle y marche, comme
je l'ai déjà dit, aussi rapidement qu'on pourrait raisonnablement l'at-
tendre d'un peuple de pure race blanche placé dans des conditions
identiques,
La question est donc toute relative. Mais la solution à donner ne
doit pas être cherchée dans la comparaison de l'état actuel de la société
haïtienne avec celle des plus [158] grandes nations de notre temps.
Cette comparaison n'est sans doute pas sans intérêt pour l'haïtien ; en
mesurant le chemin qu'il lui reste encore à parcourir, il se stimule à la
lutte et puise dans cette comparaison de nouvelles forces pour marcher
encore ; pour marcher toujours. Aussi est-ce sur ce terrain que se
placent généralement les haïtiens dans toutes leurs controverses poli-
tiques et sociales ; et, soit dit en passant, c'est là ce qui explique l'exa-
gération souvent extravagante de leurs critiques sur leurs propres
mœurs sociales ou politiques, exagération qui, allant jusqu'à la pas-
sion, devient quelquefois dangereuse pour la paix publique. Mais ces
extravagances de la presse et de la tribune haïtienne, peignant le pays
sous des couleurs plus sombres que la réalité des choses, armant ainsi
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 169

contre nous les ennemis de notre pays et de notre race, ne sont-elles


pas autant de preuves, ou tout au moins d'indices de notre soif ardente
de progrès, de notre impatience d'arriver à la conquête de cette civili-
sation qu'on nous accuse de fuir, de repousser ?
Quoiqu'il en soit, quiconque se fait juge de la marche de ce peuple,
constitué dans des conditions historiques si évidemment exception-
nelles, doit, pour être impartial, pour être vraiment juste dans ses ap-
préciations, mesurer avec précision la force de tous les obstacles que
l'haïtien a rencontrés, rencontre sans cesse sur sa voie. Comment ap-
précier autrement l'effort qu'il a fallu déployer pour tourner ou sur-
monter ces obstacles ?
Ce sont ces éléments d'appréciation que je me suis proposé de
mettre sous les yeux du lecteur dans tout ce qui va suivre, dans l'espé-
rance, ou plutôt avec la conviction que le jugement sévère mais juste
du monde civilisé, aura pour effet de faire sortir mon pays et la race
noire, du « jour peu enviable » sous lequel il a plu au préjugé et à la
mauvaise foi de les placer.
Je n'hésite pas à déclarer que ce « jour peu enviable » n'est qu'un
« faux jour ». La vérité en ce qui nous concerne a été faussée de toutes
les façons, même dans les choses d'une portée insignifiante. Non
seulement on a [159] constamment marqué notre niveau intellectuel et
moral au-dessous de la réalité, mais encore on s'est dispensé de véri-
fier nos traditions pour nous imposer, comme point de départ, une ci-
vilisation imaginaire dont l'haïtien aurait dégénéré. Un seul exemple
suffirait pour mettre en évidence la déloyauté ou l'absurdité des procé-
dés dont on use à notre égard : on dit que le nègre livré à lui-même,
comme en Haïti, retourne rapidement à 1l'état sauvage des tribus de
l'Afrique. On affirme donc implicitement qu'à partir de l'indépen-
dance, c'est-à-dire de l'année 1804. le nègre a commencé à s'éloigner
en Haïti d'un état de civilisation plus ou moins élevé auquel il serait
parvenu dans la même île, antérieurement à 1804. Or, je le demande à
la conscience de tout homme intelligent : quelle somme de vérité y a-
t-il dans une telle assertion ? Jusqu'à l'année 1791, l'esclavage a été
l'état social du nègre à St-Domingue ; jusqu'à cette même époque, la
traite battant son plein, n'avait cessé de verser dans la colonie des flots
de sauvages, enlevés à toutes les tribus de l'Afrique et qui venaient se
mêler aux noirs créoles et partager leurs fers. Toussaint Louverture
lui-même a dû porter le joug pendant plus de quarante ans. Était-ce en
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 170

1791 et dans les liens de l'esclavage que le nègre haïtien se trouvait à


cette auteur de civilisation, d'où l'indépendance l'aurait fait descendre ?
En 1791, les esclaves révoltés ont inauguré une guerre d'extermination
et de dévastation qui s'est terminée en 1804 par l'indépendance de
l’île ? Est-ce dans cette période de lutte et de carnage qu'ils se trou-
vaient au point culminant d'où l'indépendance les aurait fait des-
cendre ?
Il est évident que dans les appréciations de cette sorte, on confond
aveuglément le blanc et le noir. S'il avait existé à Saint-Domingue une
civilisation supérieure à celle que l'on peut observer en Haïti, c'eût été
la civilisation des colons français, d u blanc, et non celle de son es-
clave noir. Comparer ces deux états de civilisation — et Haïti, j'ose
l'affirmer de nouveau, n'a pas à redouter cette comparaison — c'est
toujours comparer le noir au blanc et nullement le noir d'Haïti au noir
de Saint-Domingue.
[160]
Si nous éliminons l'idée de comparaison et que nous acceptons
l'accusation comme s’arrêtant à cette simple formule : « le nègre en
Haïti ne montre aucun signe de progrès », cette concession ne détruit
pas la contre-vérité. Car, noir seulement il existe en Haïti un grand
nombre de noirs de pur-sang africain, diplômés en Europe comme
docteurs en médecine ou en droit, ingénieurs, etc. mais nous pouvons
montrer des ouvrages de longue haleine bien pensés, bien rédigés, par
des écrivains noirs d'une réelle valeur, telle que M r Em. Édouard, Mr
L. J. Janvier, Mr Firmin, etc., auxquels il faudrait joindre toute une
pléiade de publicistes, de journalistes distingués.
Un autre preuve remarquable du peu de scrupule, du peu de respect
de111 la vérité, du parti-pris de dénigrement de certains ouvrages sur
Haïti et les haïtiens, se trouve dans l’effort visible auquel on se livre,
pour montrer la prétendue barbarie haïtienne, comme échappant au re-
gard du monde civilisé, à cause du voile trompeur que jetterait dessus
« le faux vernis d'une superficielle éducation française reçue par ceux
(noirs ou jaunes, plutôt ces derniers) qui auraient été envoyés en Eu-
rope dès leur plus tendre enfance. 60 » La vérité est que les haïtiens éle-
vés à l'étranger et montrant une incontestable valeur intellectuelle,
sont infiniment moins nombreux que ceux qui se forment dans le
60 St-John, page…
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 171

pays. Aussi les ouvrages les plus profonds comme science ou les plus
parfaits comme forme littéraire, les plus dignes, par l'importance et la
hauteur des matières traitées, de figurer dans les bibliothèques de tout
pays de langue française hors d'Haïti, les œuvres historiques de M r B.
Ardouin, les travaux littéraires de Mr Delorme les recherches anthro-
pologiques de Mr Firmin, etc. ont été produits par des écrivains élevés
en Haïti, des hommes qui n'ont voyagé à l'étranger qu'après avoir at-
teint l'âge de la maturité, et quand ils étaient déjà en possession d'une
réputation.
Trêve donc à la calomnie, trêve au mensonge ! L'homme noir, par-
tout où il reste associé à son ancien maître blanc, [161] a droit à la
sympathie, à la patience bienveillante de ce dernier. Au nom de la reli-
gion chrétienne, la race blanche doit une réparation morale à la race
noire. L'intérêt des anciens propriétaires d'esclaves s'accorde d'ailleurs
avec leur devoir moral, sur ce terrain : ils ont en effet le plus grand, le
plus puissant intérêt national à ce que tous leurs concitoyens soient
des hommes libres par l'esprit et par le cœur, c'est-à-dire des hommes
instruits et vaillants. Il serait aisé de démontrer par analogie que, dans
la société des nations, Haïti aurait aussi quelque droit à la bien-
veillance des peuples de race blanche. Mais ce serait du sophisme ; et
le plus grand, le plus puissant intérêt de l'haïtien, c'est d'éviter le so-
phisme, c'est de sortir de l'erreur. Les philanthropes eux-mêmes, né-
grophiles français, anglais ou américains, implorant la pitié du blanc
pour le nègre des États-Unis, des colonies anglaises ou des colonies
françaises, auraient tort d'oublier la différence essentielle, radicale,
immense, qui existe dans la situation politique et sociale de ces
hommes, comparée à celle de leurs frères d'Haïti. Dans tous ces pays,
le blanc seul règne et gouverne : il est donc seul moralement respon-
sable ; responsable envers lui-même et responsable envers la minorité
noire dont le sort est lié à celui de la majorité blanche. On ne peut
concevoir dans une société humaine le bonheur d'une section et le
malheur d'une autre section, placés dans une seule et même direction.
En Haïti, ce n'est plus le blanc qui règne ou gouverne, par la puis-
sance extérieure d'une métropole européenne ou par la puissance d'une
écrasante majorité à l'intérieur. Le blanc n'a donc pas de responsabilité
nationale en Haïti. En se détachant de la France, en se constituant à
l'état de nation libre, indépendante et souveraine, le nègre haïtien a dé-
placé la responsabilité de son bonheur : elle est enlevée des épaules du
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 172

blanc et repose tout entière sur les siennes. On ne devient libre qu'en
devenant responsable. La liberté et la responsabilité ne vont point
l'une sans l'autre. Qui élude la responsabilité sort de la liberté pour en-
trer dans le crime s'il conserve la supériorité de ta force, ou pour re-
prendre le joug s'il est faible.
[162]
Les appels à la philanthropie des blancs, en faveur des nègres dont
le sort dépend de la volonté des blancs, ont perdu, dès le 4er Janvier
I804, toute signification, tout intérêt réel pour l'haïtien. Nous n'avons
rien à demander à la bienveillance des blancs et n'avons que faire de
leur pitié. Nous n'avons même pas à implorer la reconnaissance de
notre droite l'égalité : nous sommes en possession de cette égalité ;
nous l'avons acquise de la seule façon qu'elle s'acquiert jusqu'à présent
en ce monde ; nous la maintiendrons de la seule façon qu'elle puisse
se main tenir jusqu'à ce que « le règne de DIEU arrive sur la terre : »
par la force des armes, par notre détermination de vivre libre ou de
mourir. Sans celle détermination virile, sans cette force de volonté, on
devient Proie et l'on est dévoré par la Bête de Proie. La couleur de la
peau n'y fait rien : la Pologne était une nation blanche, les Alsaciens-
Lorrains sont blancs.
Nous ne demandons donc, nous ne pouvons demander au monde
civilisé, que les seules choses que, dans toutes les situations possibles,
tous les hommes se doivent les uns aux autres : la justice et la vérité.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 173

[163]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti
DEUXIÈME PARTIE :
Haïti parmi les nations civilisées

Chapitre II
Origines Historiques

I. État habituel de troubles et de désordres


de la colonie de Saint-Domingue
Luttes incessantes des nègres contre l'esclavage
Ce qu'était en réalité le vaudoux
sous le régime colonial

Retour à la table des matières

Le mot vaudoux n'a pas été imaginé par des étrangers, des ennemis
d'Haïti et de la race noire. Que ce mot vienne de l'africain vaudun ou
du français vaudois comme le veulent des étymologistes divers, on
s'en sert en Haïti, il a une signification en Haïti et il convient de dire
ici que c'est de ce mot que partent tous les malentendus, sincères ou
non, répandus dans le monde contre les haïtiens.
L'ancienne colonie de St-Domingue a fourni peu ou pas d'écri-
vains. Une seule œuvre de bibliothèque nous en est restée : c'est la
« Description de la partie française de St-Domingue » par Moreau de
St-Méry.
Les esclavagistes contemporains qui admirent d'autant plus cet
écrivain que c'est dans son œuvre qu'ils puisent la charpente de leurs
libelles contre Haïti et la race noire, nous assurent que de St-Méry
était un écrivain véridique : « Moreau de St-Méry's excellent descrip-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 174

tion of the colony, [164] from whose Truthful pages, dit l'un d'eux, it
is a pleasure to seek for information ». 61
J'espère donc qu'il me sera permis aussi de mettre largement à
contribution le môme écrivain pour la défense de mon pays, et que
l'autorité de ses « truthful pages » (pages véridiques) ne sera point af-
faiblie par les informations qu'elles me fournissent.
Cet écrivain vivait à une époque où florissait la traite des noirs, et
en reproduisant tout ce qui se disait de sou temps sur les mœurs et les
idées de ces hommes, il a pu arriver à un degré suffisant de vraisem-
blance.
Que dit en somme Moreau de St-Méry ?
Suivons-le dans St-John lui-même.

« When Hayti was still a French colony, vaudoux worship florished,


but there is no distinct mention of human sacrifices in the accounts trans-
mitted to us... 62 »

Il me sera permis, je l'espère, d'exiger de la loyauté de mes lecteurs


de langue anglaise d'enregistrer cet important aveu. Ce qu'il plait à
l'écrivain moderne d'appeler « le culte du vaudoux (Vaudoux worship)
florissait dans « l'ancienne colonie de St-Domingue. » mais il n'a lu
dans Moreau de St-Méry la mention d'aucun sacrifice humain dans les
pratiques de ce culte réel ou supposé. Continuons.
« After describing certain danses, he (Moreau de St-Méry) rema-
ries that the Calinda and the Chica are not the onlv ones brought from
Africa to the colony. There is another which has been known for a
long time principally in the western part of the island (Haiti) and
which has the name of vaudoux. » 63
61 L'excellente description de la Colonie, par Moreau de St-Méry, des pages
véridiques de laquelle on trouve plaisir à chercher des informations. Spenser
St-John, page 185.
62 Lorsque Haïti était encore une colonie française, le culte du vaudoux flo-
rissait, mais aucune mention distincte de sacrifices humains n'est faite dans
les récits qui nous ont été transmis. —St-John, page 185.
63 Après avoir décrit certaines danses, il (Moreau de St-Méry) remarque
que le calenda et la chica ne sont pas les seules introduites d'Afrique dans la
colonie. Il y en a une autre qui a été connue de longtemps, principalement
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 175

[165]
Arrêtons-nous ici un instant.
1° Moreau de St-Méry, d'après Sir Spenser St-John lui-même, ne
mentionne pas qu'aucun culte africain, (fétichisme) introduit en Haïti
par la traite des noirs exigeât des sacrifices humains.
2° Moreau de St-Méry n'a pas eu la prétention d'assigner ni une
étymologie, ni une origine au vaudoux : « It has been known for a
long time, dit-il, and known as a danse. » 64 Voilà tout ce qu'il en sait
de positif.
Au-delà de ces notions positives, Moreau de St-Méry, qui avait
derrière lui près de deux siècles d'une colonisation dont l'histoire
n'avait pas été écrite, en était donc réduit pour tout le reste, comme Sir
Spenser St-John lui-même, aux conjectures, aux histoires plus ou
moins extravagantes qui devaient circuler dans le pays, de son temps.
Je me dispenserai d'examiner si cet écrivain n'était pas supersti-
tieux comme naguère les St-John et les Alvarez. 65 Je me dispenserai
de rechercher ici sur quoi se fonde son hypothèse rapportée successi-
vement par Gustave d'Allaux et St-John, du caractère religieux du
vaudoux et de l'identification de cette danse du vaudoux avec les rites
du culte ou fétichisme des Aradas.
Cela n'est pas important. Je ne fais donc aucune difficulté à ad-
mettre cette hypothèse comme probable bien que dans mes investiga-
tions personnelles, je n'aie rien trouvé en Haïti qui rappelât une tradi-
tion même éloignée de cette fameuse religion des Aradas.
J'admets donc qu'avant, pendant, ou après leurs exercices religieux,
les Aradas dansaient le vaudoux.
Il ne nous reste donc plus qu'à voir ce que c'était que ce « culte des
Aradas. »

« According to the Arada negroes, vaudoux signifies an all powerful


and supernatural being, on whom depend all the events which take place
dans la partie de l'Ouest de l'île et qui est connue sous le nom de vaudoux.
— St-John, page …
64 Il a été connu de longtemps, dit-il, et connu comme une danse. St-John,
loc. cit.
65 Voir plus loin chapitre…
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 176

in the world. Acquaintance with the [166] past, knowledge of the present,
and prescience of the future, all appertain to this God that only consents
however, to communicate his power and prescribe his will through the or-
gan of a grand priest, whom the sectaries elect. » 66

Voilà le credo de cette religion.


Mettez « Allah ou Dieu » à la place de « Vaudoux ou serpent. »
Remplacez grand-priest, par prophète, pape, évêque, prêtre, pope, mi-
nister ou rabbin, et vous avez une formule peu différente des profes-
sions de foi adoptées dans tous les pays réputés civilisés.
Mais vaudoux n'était point un être suprême idéal. Comme tous les
peuples primitifs, les Aradas, incapables de concevoir des idées com-
plètement abstraites, auraient matérialisé leur dieu :

« This being is the non-venimous serpent and it is under ills auspices


that all those assemble who profess this doctrine. » 67

Ces pauvres sauvages d'Afrique auraient donc une religion plus


pure que les Grecs et les Romains qui n'étaient pourtant pas des canni-
bales. Ils observaient le premier précepte du Décalogue :

« Un seul Dieu tu adoreras et aimeras parfaitement »

Il n'y aurait donc pas lieu de s'étonner de la rapide conversion de


ces hommes au christianisme.
Aussi trouvons-nous dans St-John lui-même le passage suivant :
« St-Mery speaks of the slaves arriving with a strange mixture of Mo-
hammedanism and idolatry. ... Of Mohammedanism I have not myself

66 D'après les nègres aradas, vaudoux signifie un être tout-puissant et sur-


naturel, duquel dépendent tous les événements qui surviennent dans le
monde. Connaissance du passé et du présent, et prévision de l'avenir, tout est
l'apanage de ce Dieu qui pourtant consent seulement à communiquer sa
puissance et prescrire sa volonté par l'organe d'un grand prêtre que les sec-
taires élisent. — St -John, page.
67 Cet être est le serpent non-venimeux et c'est sous ses auspices que s'as-
semblent tous ceux qui professent cette doctrine. —St-John, page
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 177

observed a trace. 68 Et ailleurs, the lower class negro, in particular,


respects [167] the while man as a superior being, and therefore, res-
pects his religion as superior to his own. 69 » Il n'en pourrait être autre-
ment avec la croyance fondamentale du fétichisme africain, telle que
nous la montre cet auteur et l'étrange conformité de cette conception
religieuse avec celle des chrétiens. Qu'y aurait-il à faire, en réalité,
pour les convertir à la religion chrétienne ? Leur démontrer l'impuis-
sance d'un reptile et leur suggérer l'idée du vrai Dieu, sans rien chan-
ger à la formule de leur Credo.
Y avait-il du moins dans leurs rites, dans leurs cérémonies reli-
gieuses, quelque chose qui fût de nature à leur rendre la nouvelle reli-
gion antipathique, inacceptable ?
Toutes ces cérémonies, connues depuis et y compris Moreau de St-
Méry jusqu'à ce jour par des on dit, telles d'ailleurs que Sir Spenser
St-John croit les avoir décrites de la page 186 à la page 190 de sa pre-
mière édition, ne sont qu'une série de manifestations naïves mais ab-
solument inoffensives d'une ignorance grossière, où l'acte le plus bar-
bare à relever serait l'offrande par ces dévots à leur dieu païen, d'un
coq ou d'une chèvre. Il serait permis même de se demander, en obser-
vant attentivement certains passages de ces prétendues cérémonies
païennes, si à l'époque à laquelle se rapporte le récit de Moreau de St-
Méry, les papas-lois de Saint-Domingue, voyant s'évanouir leur clien-
tèle sous le souffle de la religion chrétienne, ne se livraient pas à la
profanation, à l'imitation sacrilège des rites de l’Église chrétienne.
Qu'est-ce en effet que ce « kind of Altar, on which is a box where
the serpent is kept. 70 » cette espèce d'autel sur lequel se trouve une
boîte (tabernacle ou ciboire) contenant le dieu et que l'on présente à
l'adoration des fidèles ?
D'où vient ce sermon prêché « avec le ton affectueux d'un père ou
d'une mère tendre, vantant le bonheur [168] qui attend ceux qui auront
68 St-Méry parle des esclaves arrivant avec un étrange mélange de maho-
métisme et d'idolâtrie ... Du mahométisme, je n'ai point moi-même observé
de trace. — St-John, page 213.
69 Le nègre de la basse classe en particulier, respecte le blanc comme un
être supérieur et par suite, respecte sa religion comme supérieure à la sienne.
— St-John, page 139.
70 Cette espèce d'autel sur lequel est une boîte où le serpent est gardé St-
John, page...
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 178

été dévoués au dieu, les exhortant à mettre leur confiance en ce dieu ;


et à le lui prouver en se conformant à ses prescriptions dans les cir-
constances les plus importantes de la vie ? » 71
Et cette adoration du dieu, ces orémus qui viennent après le ser-
mon ?

« Ces vœux, ces demandes, ces prières etc. qui sont adressés au dieu,
mais que le papa écoute comme à des confessions, et auquel la maman ré-
pond pour lui, au nom du dieu, tantôt par des encouragements, des pro-
messes de bonheur, tantôt par de sévères réprimandes : now she flatters
and promises happiness, now she bursts into reproaches ? » 72

Et le couronnement de toute cette mise en scène : cette quête au


chapeau ? Y a-t-il vraiment quelque chose d'Africain dans ce couvre-
chef-corbeille circulant à la ronde pour recevoir les offrandes des fi-
dèles ?
Qu'est-ce qui pourrait bien tenir lieu de ce chapeau sur la Côte
d'Ivoire ? Et quelle sorte de monnaie pouvait bien y mettre dans ces
régions, les adorateurs du serpent ?
L'historiographe du Vaudoux, qui croit avoir réponse à tout, n'a pas
même songé à se poser ces dernières questions. Mais il en est une
autre qu'il était tenu, en écrivain véridique et sérieux, de prévoir de la
part de ses lecteurs et de résoudre d'une façon satisfaisante pour tout
esprit raisonnable, soit par des faits, résultant de ses propres observa-
tions, soit par une citation de Moreau de St-Méry. Cette question est
celle-ci :
Pourquoi tant de mystères pour l'accomplissement de ces cérémo-
nies si innocentes dans le fond, si semblables dans la forme à cette du
culte officiel de la colonie ? Quelle était la nécessité de ce serment so-
lennel qu'il fallait entourer de tout ce que l'on jugeait propre à frapper
l'imagination de terreur et que l'on scellait finalement sur les [169]
lèvres de chacun avec le sang d'un coq ou d'une chèvre ?

71 St-John, page…
72 Tantôt elle encourage et promet le bonheur, tantôt elle éclate en amères
reproches. — St-John, page…
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 179

« La réunion pour le véritable Vaudoux, pour celui qui a le moins per-


du de sa pureté primitive, n'a jamais lieu que secrètement, lorsque la nuit
répand son ombre, et dans un endroit fermé et à l'abri de tout œil pro-
fane » 73

Comme s'il ne suffisait pas de ces précautions extraordinaires, les


esclaves s'appliquaient adonner le change à leurs maîtres sur la véri-
table signification de leurs réunions de Vaudoux :

« Sans doute, dit encore St-Méry, pour affaiblir les alarmes que ce
culte mystérieux du Vaudoux cause dans la colonie, on affecte de le danser
eu public, au bruit des tambours et avec des battements de mains ; on le
fait même suivre d'un repas où l'on ne mange que de la volaille. 74 »

Que le gouvernement colonial de Saint-Domingue eût interdit


l'exercice du fétichisme Arada dans l'intérêt de la civilisation et de la
vraie religion, on le comprendrait aisément ; mais qu'y avait-il dans
les cérémonies de ce culte telles que St-Méry les a décrites, qui fût de
nature à jeter l'alarme dans la colonie ?
Pour répondre à cette question qui se présente si naturellement à
l'esprit, Moreau de St-Méry montre une certaine hésitation, un certain
embarras. On sent qu'il parle de choses qu'il entend bien, mais qui
étaient l'objet de graves controverses, de graves préoccupations parmi
les colons, les propriétaires d'esclaves de son temps. On sent qu'il est
sur un terrain brûlant où la prudence commande de mesurer son lan-
gage.
« Mais j’assure, continue-t-il, que ce n'est qu'un calcul de plus pour
échapper à la vigilance des magistrats et pour mieux assurer le succès de
ces conciliabules ténébreux, 75 QUI NE SONT PAS UN LIEU D'AMUSE-
MENT ET DE PLAISIR... »

73 St-Méry, 1er vol. page 46.


74 Ibid, 1er vol. page 50.
75 Ibid, 1er vol. page 50.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 180

Voilà un mot nouveau et assez inattendu : il ne s'agit plus [170] de


« cérémonies religieuses » seulement ; il y a conciliabule. Mais encore
qu'y avait-il d'alarmant dans ces conciliabules où l'on mangeait un coq
ou une chèvre en secret, au lieu de manger de la volaille en public ?
Qu'étaient ces conciliabules où il ne s'agissait « ni d'amusement ni de
plaisir » et par conséquent, qu'il me soit permis de le remarquer en
passant, ni de boire du tafia, ni de se livrer à des débauches sexuelles ?

« C’était plutôt, répond l'écrivain, une école où les âmes faibles vont
se livrer à une domination que mille circonstances peuvent rendre fu-
neste. » 76

Funeste à qui, à quoi ? Et qui exerçait cette domination ? Dans quel


intérêt, à quelles fins cherchait-on cette domination ?
Moreau de St-Méry se renferme ici dans un silence que la pru-
dence la plus élémentaire devait commander à un colon de Saint-Do-
mingue, à un esclavagiste. Ses contemporains pouvaient le com-
prendre sans qu'il s'expliquât plus clairement.

« On ne saurait croire, se contente-l-il d'ajouter, jusqu'à quel point


s'étend la dépendance dans laquelle les chefs du vaudoux tiennent les
autres membres de la secte. » 77

Encore un autre mot assez inattendu, les chefs ! Papas, rois, hou-
gans, macandals etc. étaient donc DES chefs ? Mais qui étaient ces
chefs ? Comment s'était manifestée la domination qu'ils exerçaient sur
les sectaires ? Ici encore de St-Méry se tait. Il en avait assez dit pour
ses contemporains. En employant ces mots chefs du vaudou, il n'avait
plus à les désigner. Des noms épouvantables pour les anciens colons,
les anciens propriétaires d'esclaves de Saint-Domingue, devaient s'of-
frir spontanément à leur mémoire, tracés en lettre de sang. Ces chefs
du vaudou, c'étaient les chefs de ces incessantes révoltes d'esclaves
qui n'ont cessé « d’alarmer » les colons français et espagnols pendant
toute la durée de l'esclavage dans cette île. Ces [171] terribles papas-
lois, c'étaient les précurseurs des Boukman et des Toussaint Louver-
76 St-Mery, 1er vol. page 50.
77 Ibid., loc. cit.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 181

ture. Leurs noms, c'étaient : Colas, dit jambes-coupées, Polydor, Can-


ga 78 Gillot, surnommé Yaya, Macandal, le terrible Macandal qui fut
brûlé vif et dont les esclaves eux-mêmes ne prononçaient le nom qu'en
tremblant !
Voilà le vrai mystère du vaudou de la colonie de St-Domingue. A
la question : pourquoi tant de secret, de si terribles serments ? L’his-
toire de la colonie répond : s'ils se cachaient, c'est parce que ces pré-
tendues réunions religieuses avaient pour objet réel la conspiration de
la liberté. On n'y adorait ni Dieu, ni diable ; on n'y sacrifiait ni à
l'ivresse, ni à l'amour : on y complotait contre l'esclavage.
Sir Spenser St-John qui n'a fait qu'enregistrer et publier toutes les
anecdotes même les plus insignifiantes qui circulaient en Haïti de son
temps, dont l'esprit fatalement attiré par des niaiseries, se comptait à
gloser sur ce que pouvait penser ou dire un enfant haïtien sur les
pièces d'eau du Luxembourg, trop plein de préjugé d'ailleurs pour
croire que les nègres et mulâtres d'Haïti pussent avoir une histoire, Sir
Spenser St-John ne pouvait pas comprendre, il n'a pas compris que le
mot VAUDOUX a été en Haïti, et longtemps même avant l'Indépen-
dance, un mystère politique, voilé par une apparente imbécillité afri-
caine.
Gustave d’Allaux, plus intelligent ou plus sincère que St-John, a
aperçu et laissé entrevoir combien peu serpent ou dieu africain quel-
conque était en cause. Après avoir reproduit la chanson de Canga,
l'hymne sacramentel du vaudoux, « quand ces mots incompris, dit-il,
alternativement [172] chantés par une ou plusieurs voix, s'élançaient
en crescendo du milieu des ténèbres, les colons de l'ancien St-Do-
mingue faisaient compter les esclaves, et la maréchaussée était sur

78 Canga, dont la mémoire était pieusement conservée dans la chanson


africaine (?) rapportée par Moreau de St-Méry et que Gustave d'Allaux ap-
pelle « l'hymne sacrée du Vaudoux » et qu'il serait plus juste d'appeler la
marseillaise des nègres :
Eh, Eh ! Bomba ! hen ! hen !
Canga bafio té
Canga moune dé lé
Canga do ki la
Canga li
Canga a été pris et supplicié en 1777 — St-Méry, p. 170.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 182

pied. On savait ces mots dans l'armée d'Hyacinthe ; on les hurlait à


minuit, autour des grands feux allumés dans le camp de Biassou. »
J'ai montré dans une autre partie de ce travail l'affinité incontes-
table de l'africain pour la civilisation chrétienne, son admiration pour
cette civilisation, la fascination exercée sur son esprit et sur son cœur
par la religion du Christ.
Mais autant que la civilisation, autant que la religion chrétienne, il
n'a cessé en Haïti, d'aimer, de chérir la liberté.

« Remarquons à l'honneur de la nature humaine, dit Beaubrun Ar-


douin, à l'honneur de cette race africaine réduite à la condition servile, avi-
lie, opprimée pendant trois siècles entiers, que le sentiment de la liberté n'a
jamais cessé de se manifester parmi les nègres amenés d'Afrique et rendus
esclaves à St-Domingue. Ils peuvent réclamer avec orgueil que toujours il
y a eu parmi eux : des hommes qui, par leur énergie, ont protesté contre la
tyrannie des européens.
« En effet, dès l'établissement de la colonie espagnole, des nègres y
furent introduits, leur esclavage déjà pratiqué en Portugal et en Espagne en
avait fourni l'idée. En 1503, onze années après la découverte de l'île, le
gouverneur Ovando avait défendu d'importer d'Afrique des esclaves,
parce que ceux qu'on avait déjà introduits (pour travailler aux mines du
Cibao) s'étaient enfuis chez les Indiens. On prétendait même qu'ils perver-
tissaient ceux-ci et les portaient à la révolte. (Moreau de Jonnès).
« Ce gouverneur craignait, dit Charlevoix, d'après les auteurs espa-
gnols, que cette nation, qui paraissait indocile et fière, ne se révoltât si elle
se multipliait et n'entraînât les insulaires dans sa révolte. » (Charlevoix,
tome 1er page 287).
« Le cacique Henri, de race indienne, rendu esclave aussi, ayant fui la
tyrannie de son maître et s'étant établi [173] avec un certain nombre d'in-
diens dans la montagne du Bahoruco en 1520, les nègres désertaient par
bandes pour l'aller rejoindre. Le 27 Décembre 1522, ceux qui étaient es-
claves de Don Diego Colomb, se joignirent à d'autres appartenant à un li-
cencié et se dirigèrent sur la route d'Azua, pour atteindre la même mon-
tagne et se ranger sous les ordres du cacique. Ces malheureux furent pour-
suivis et défaits, après une rencontre avec quelques espagnols où ils oppo-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 183

sèrent de la résistance. Enfin, en 1533, il y en avait un grand nombre sous


les ordres du cacique Henri. » (Charlevoix, tome ler pages 401, 423, 470).
« Depuis ces temps reculés, toujours il y a eu des nègres fugitifs dans
la colonie espagnole, protestant ainsi contre leurs maîtres, leurs tyrans.
Charlevoix constate, d'après le père Le Pers et le journal de M. Butet,
qu'outre les esclaves français fugitifs, il y en a un nombre considérable qui
ne se sont point donnés aux Espagnols, et se sont cantonnés dans des mon-
tagnes où ils vivent également indépendants des deux nations. » (Charle-
voix, 2e volume, page 482).
« Le même auteur nous apprend que dans la colonie française, en
1679, il y eut une révolte de nègres esclaves au Port-de-Paix, dirigée par
l'un d'eux nommé Padre Jean, originaire de la colonie voisine. Leur but
était d'exterminer tous les blancs : des boucaniers réussirent à les vaincre.
Eu 1691, une autre conspiration formée par deux cents nègres pour dé-
truire les blancs, fut découverte dans l'Ouest : ils furent sévèrement punis.
En 1718, des nègres fugitifs de la partie française ne purent être ramenés à
leurs maîtres, parce que les Espagnols (noirs) s'ameutèrent et les déli-
vrèrent.
En confirmant les faits cités par Charlevoix, Moreau de St-Méry parle
de plusieurs autres de même nature, attestant tous que l'amour de la liberté
a souvent animé des nègres esclaves et les a portés à fuir la tyrannie qui
les accablait. Telle n'est pas cependant la conclusion qu'il en lire ; car il re-
présente ces hommes comme des criminels [174] qui fuyaient, à raison des
forfaits qu'on leur imputait.
Le recueil des lois et constitutions des colonies que cet auteur a publié,
fourmille de jugements atroces, rendus contre des nègres qui manifestèrent
des idées de liberté, qu'on dissimulait toujours sous l'accusation de crimes
civils. » 79

79 Beaubrun Ardouin, Études, tome 1er, page 216 et suiv.


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 184

Conçoit-on maintenant l'embarras, les réserves, les restrictions de


ce colon de Saint-Domingue, quand il s'est agi pour lui d'expliquer
« l'alarme » que jetait dans la colonie la danse du Vaudoux, cet équi-
valent nègre de « la danse des revenants » des indiens de l'Amérique
du Nord ?
Mais reprenons avec Moreau de St-Méry lui-même, la chaîne inter-
rompue des incessantes révoltes contre l'esclavage des nègres de
Saint-Domingue, de ces indomptables ancêtres des Haïtiens ; de leurs
protestations sans cesse renaissantes en faveur de la liberté, au péril
presque toujours certain de leur vie. Il y a là un enseignement histo-
rique qui ne sera pas sans quelque utilité pour ceux qui peuvent
craindre en Haïti ou ailleurs que des institutions libérales ne soient
compromises par l'admission loyale des hommes de la race noire à
l'exercice et à la responsabilité du droit de suffrage.

« Je parlerai, dit-il 80 à l'article du Port-au-Prince, de la défense de la


paroisse de la Croix-des-Bouquets.
« Elle a eu longtemps à se garantir d'un genre d'attaqués qui désolaient
sa partie montagneuse. Je veux parler des nègres marrons, qu'on a appelés
nègres marrons de la Béate, des Anses-à-Pitre, du Maniel. Le Cul-de-sac
avait eu 36 hommes de maréchaussée, par l'arrêt du conseil de Léogane du
16 Mars 1705.................................................
« À mesure que les établissements augmentaient, ces nègres se multi-
plièrent aussi ….............................................

Et l'on dut augmenter successivement les forces de la maréchaus-


sée dans cette plaine en 1741, en 1771, en 1774, en 1775, en 1776, en
1778.

80 St-Méry, Tome 2, page 309.


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 185

[175]
« La troisième cause de célébrité (des Anses-à-Pitre) est le séjour des
nègres marrons pendant plus de 85 années dans les montagnes de Bahoru-
co ou de la Béate et les lieux circonvoisins, qu'ils ont regardés comme leur
vrai domaine et qui ont été le théâtre de leur cruel brigandage » 81.
« Au mois de Mars 1702, M. de Galliffet fit poursuivre ces
nègres......... Le 25 Octobre 1715, il fallut encore enjoindre de les expul-
ser...... Ils reparurent en 1719, époque où l'on prit leur chef nomma Mi-
chel. Eu 1728, M. Charles Baudoin alla contre eux avec les habitants...En
1737, il fallait recommencer. En 1740, ils se portèrent aux Grands-Bois du
Mirebalais où M. Marillet, prévôt de maréchaussée au Cul- de-sac, alla les
attaquer fils reparurent aux Anses-à-Pitre en 1742. Les habitants de Jacmel
marchèrent contre eux en 1746, et en détruisirent beaucoup.
Ces nègres allèrent alors se placer dans un autre point ; lorsqu'ils se
trouvèrent assez recrutés, ils recommencèrent leurs incursions, employant
le fer et le feu et enlevant les nègres. M. Baudoin Desmarattes alla contre
eux en 1757...
Nouvelle expédition au mois de Décembre 1761. Placés derrière un
épaulement, les nègres défiaient leurs adversaires en dansant.
Sous le généralat de M. de Belzunge, le chef des nègres prit son nom
et recommença des désordres qui paraissaient être devenus moins fré-
quents, lorsqu'en 1770 M. D'Ennery fut obligé de mettre au Boucan-Patate
un poste que les nègres attaquèrent tandis qu'on construisait le corps-de-
garde, et un autre au bras sec de la rivière des Anses-à-Pitre. Malgré cela,
ils vinrent assassiner, piller et enlever des nègres depuis les Grands-Bois et
le Fond-Parisien jusqu'à Sale-Trou.
Alors les chefs des deux colonies se concertèrent pour les faire pour-
suivre. M. de St-Vilmé major pour le roi au Mirebalais, arriva le 27 Dé-
cembre 1776 à la Croix-des-Bouquets [177] M. de St-Vilmé trouva l'éta-
blissement des nègres à Bahoruco et les attaqua le 6 Janvier 1777, mais
leurs chiens ayant aboyé la nuit précédente, ils s'étaient jetés dans le bois
qui était si fourré que la troupe ne put pas y pénétrer.
Le détachement, accablé de fatigue, des soldats ayant même été réduits
à boire leur urine, se replia pour avoir des vivres... On expédia des vivres

81 St-Méry, Tome 2, page 497.


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 186

pour un mois. Alors M. de St-Vilmé marcha de nouveau, et l'on ne trouva


point les nègres marrons 82...
On s'organisa de nouveau... on fit faire au Port-au-Prince des boites de
fer blanc où l'on mit 6 pintes d'eau... on chargea aux Cayes un bateau de
vivres nécessaires pour un mois et on l'envoya vers la Béate. Lorsqu'on le
crut rendu, la troupe se remit en marche : c'était le 6 Mars... Un Espagnol
offrit de guider M. de St-Vilmé vers des cavernes où les nègres avaient dû
se retirer... On arriva aux cavernes, mais les nègres venaient de les aban-
donner... Le détachement rentra au Port-au-Prince le 23 Mars. Cette expé-
dition coûta 80000 livres et les habitants du Cul-de-Sac et de Port-au-
Prince donnèrent pendant trois mois 50 nègres et 40 mulets pour le trans-
port des vivres.
Dès le mois d'Avril les nègres marron fondirent au Fond-Parisien... On
fit marcher contre eux M. De Coderc. Le 6 Mai 1777 ils recommencèrent
leurs ravages au Boucan-Grettin. Ils y reparurent le 29 Novembre 1778..
Les nègres ne cessèrent pas leurs désordres en 1779, 1780 et 1781. On
fit même marcher contre eux de Jacmel à la fin du mois de Mars 1781,
mais sans succès
Au mois d'Octobre, de nouveaux crimes tirent envoyer encore des dé-
tachements aux Grands-Bois et au Fond-Verrettes... » 83

Cette lutte des français "contre les nègres révoltés de [177] l'Ouest,
dans les arrondissements actuels de Mirebalais, de Port-au-Prince et
de Jacmel, cette lutte commencée en 1702 par de Galliffet, se poursui-
vait sans rémittence, sans trêve ni merci, mais sans succès depuis 80
ans, lorsqu'en 1782, l'intérêt ouvrit les yeux à un français, M. de St-
Larry, et lui fit soupçonner qu'il y avait peut-être là autre chose que
des sauvages fuyant la civilisation ou des criminels se cachant dans
les bois pour échapper au glaive des lois.

82 Cette facilité des nègres révoltés à disparaître dans des trous de rochers,
dans des cavernes connues d'eux seuls, est l'origine, on n'en saurait douter,
de la croyance superstitieuse aux métamorphoses des hougans ou macan-
dals. H.P.
83 St-Méry, 2e Vol, pages 497 et suiv.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 187

« Enfin en 1782,continue Moreau de St-Méry, M. de St-Larry, ancien


arpenteur et lieutenant de milice, établi depuis 1779 aux Anses-à-Pitre où
il fallait qu'il fut continuellement sur ses gardes, éloigné de toute habita-
tion française chercha à connaître des individus qui avaient des rapports
avec les nègres marrons. Il y parvint, se les attacha et s'ouvrit à eux du
dessein de porter les nègres à se rendre et à former une peuplade, de l'agré-
ment du gouvernement. »

Ces intermédiaires des marrons, c'étaient des quarterons, des


hommes de couleur libres : Diègue Félis, Antoine Félis, Jean Lopez et
Simon Silvère. Ils appartenaient donc à cette classe mixte, formée
dans cette île par l'union de la race blanche et de la race noire, à cette
classe qu'on n'a cessé de dénoncer aux noirs de toute l'Amérique
comme la plus cruelle ennemie de leur race en Haïti. Les réponses des
nègres ayant été favorables, M. de St-Larry en prévint les autorités et
reçut l'autorisation d'entrer en négociation avec eux. Il leur fit passer
quelques présents par Diègue Félis et leur proposa une première entre-
vue à la plaine du Trou-Jacob. Quatorze Marrons conduits par Diègue
Félis vinrent à ce rendez-vous où se rendit également M. de St-Larry
« en uniforme, accompagné de MM. Lopez et Silvère ». Les noirs
étaient nus, couverts, dit de St-Méry, d'un simple tanga, mais bien ar-
més « ayant une giberne de cuir à la ceinture, des armes à feu et des
manchettes ». Ils avaient parmi eux leurs deux principaux chefs, San-
tiague et son lieutenant Philippe. Santiague était né à Banica dans la
partie Espagnole. Enfant, il avait été enlevé, depuis 45 ans, non pour
[178] être dévoré mais pour être rendu à la liberté naturelle, par ces
marrons dont il était devenu le chef. Philippe était né dans les bois et
n'en était jamais sorti qu'en guerrier.
S'il y avait quelque chose de vrai dans l'attachement invincible des
nègres au fétichisme des Aradas, ces hommes livrés à eux-mêmes,
menant depuis 80 ans une existence de sauvages au fond des bois ou
des cavernes, devraient avoir perdu toute notion, toute idée du Dieu
des Chrétiens. Pendant 80 ans, aucune force extérieure, aucune pres-
sion morale n'avait pu s'opposer à leur retour au fétichisme, à leur
adoration exclusive et fanatique du « serpent non venimeux. » Cepen-
dant la première condition qu'ils firent à M. de St-Larry fut celle-ci :
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 188

« Ils consentaient à se retirer mais dans la paroisse de Neybe d'abord


pour se faire baptiser tous à Neybe et aller ensuite dans l'endroit qu'on
voudrait leur assigner. » Les négociations traînèrent pendant près de
trois ans. « Enfin, le 12 Juin 1785, les deux Administrateurs de la Co-
lonie ratifièrent en commun tout ce qui s'était fait, accordèrent un acte
de pardon et de liberté à ces nègres et des vivres pendant huit mois, eu
attendant que les terres qu'on leur donnait pussent leur en procurer..
« Le 11 Décembre 1785, une lettre du ministre approuva toute
cette opération. »
Mais les marrons n'avaient pas attendu jusque-là pour satisfaire
leurs sentiments religieux. Profitant de la trêve établie pendant les né-
gociations, « plusieurs d'entre eux, remarque de St-Méry, étaient déjà
venus se faire baptiser à Neybe. »
Pour résumer en deux mots l'aspiration réelle, la pensée dominante
de ces hommes, faut-il dire : Fétichisme et débauche ? Non, certaine-
ment ; tout homme d'intelligence et de bonne foi reconnaîtra, par ce
récit de Moreau de St-Méry, que la véritable devise de ces hommes
était : Dieu et la liberté. Ils avaient fui les plantations, ils s'étaient jetés
dans les bois pour être libres ; ils en sortirent pour être chrétiens, pour
rentrer dans le sein de notre grande mère spirituelle la Sainte Église
Catholique Apostolique et Romaine.
[179]
Malheur, oui malheur, à tout descendant de la race noire en Haïti,
ou hors d'Haïti, qui doute de l'aptitude native de cette race à la pra-
tique de la liberté, d'une liberté complète, absolue, sans autre frein
que la morale du Christ, qu'une foi ardente, sincère dans les enseigne-
ments d'un culte épuré. Ce doute impie, c'est l'esclavage politique
pour tous, au sein d'une liberté naturelle douteuse. Hors de la liberté,
hors de l’Église chrétienne, la paix sociale n'est pas plus possible entre
les descendants des Africains qu'entre les descendants des Européens
dans le Nouveau-Monde.
C'est parce que nos gouvernants, nos leaders ont oublié parfois la
tradition du fanatisme de leurs ancêtres pour la liberté et la religion
que les haïtiens modernes ont offert si souvent au monde l'affligeant
spectacle de leurs sanglante-discordes.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 189

M. de St-Méry comme la plupart des colons de Saint-Domingue,


ne voulait reconnaître dans les nègres ni amour de la liberté, ni senti-
ments religieux. S'ils fuyaient, s'ils se révoltaient, c'était seulement
pour piller. S'ils demandaient le baptême comme une faveur suprême,
c'était par une suite du fanatisme superstitieux que leur inspiraient
leurs chefs. Aussi n'a-t-il pas caché ses regrets de la paix signée avec
les marrons des Anses-à-Pitre.

« Abusant, dit-il, de leur superstition, Santiague les dirige en faisant


parmi eux le rôle de padre.
Il leur a appris à prier en espagnol, et une petite croix et un rosaire sont
entre ses mains deux armes avec lesquelles il terrasse bientôt leur faible
raison.
Qui pourrait assurer que cet ascendant ne sera pas encore exercé
comme il l'a été pendant longtemps ?
Qui oserait affirmer que le successeur quelconque de Santiague ne sera
pas plus redoutable que lui ? Que le gouvernement soit donc déterminé à
détruire pour jamais si cela arrive, cette peuplade. » 84

Santiague a eu en effet pas un, mais de nombreux successeurs tous


plus redoutables, infiniment plus redoutables, [180] que lui, qui
conduisirent ces fanatiques du Rosaire et de la Croix non plus dans les
bois des Anses-à-Pitre, mais à l'assaut de toutes les villes de la colo-
nie, à des combats victorieux contre les Français, les Anglais et les Es-
pagnols. Le Gouvernement Français prêta l'oreille aux conseils peu
charitables des colons, il prit la détermination de détruire pour jamais
cette peuplade. Mais cette peuplade ne voulant pas se laisser détruire,
détruisit elle-même à jamais le gouvernement Français à Saint-Do-
mingue. Et, ô Vanité des choses humaines ! Moreau de St-Méry ne se
sauva que tout juste à temps avec son précieux manuscrit qu'il vint pu-
blier à Philadelphie. Je rends grâce au Ciel, à la divine Providence qui
a sauvé de la conflagration de Saint-Domingue cette œuvre ou les
faits, mal jugés, sont exposés néanmoins avec tant de profusion et de
clarté que l'Haïtien y trouve les arguments les plus solides, les plus
concluants, pour la défense de son pays et de sa race.
84 St-Méry, 2e volume, page 502 et 503.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 190

Ce n'était pas seulement dans l'Ouest et dans le Sud, dans les arron-
dissements actuels de Port-au-Prince et de Jacmel que les Français
avaient à livrer ou à soutenir des combats sanglants contre les esclaves
révoltés. Toute l'histoire de la race noire dans l'île d'Haïti n'est qu'une
chaîne continue, une suite ininterrompue de protestations armées, de
révoltes sanglantes, contre l'esclavage. Partout où un accident de ter-
rain, un escarpement des pics montagneux permettaient rétablissement
de quelques ouvrages primitifs de défense, des nègres en plus ou
moins grand nombre, allaient s'y établir et combattre pour la liberté.

« Tous les noms, dit encore St-Méry en parlant des montagnes du nord
de la colonie, tous les noms de piton des Nègres, de piton des Flambeaux,
de piton des Ténèbres, de Crète à Congo, rappellent des époques ou des
fugitifs se cantonnaient dans des points presque inaccessibles, ne fut-ce
que par le défaut de chemins. On se rappelle encore de Polydor et de sa
bande, de ses meurtres, de ses brigandages, et surtout de la peine qu'on eut
à l'arrêter. 85 »
[181]
« La conformation de ces montagnes et de celles des autres paroisses
contiguës, leurs pitons ardus, des rivières et des ravines subdivisées, des
falaises, des parties excavées et le voisinage de la partie Espagnole, qui
devient une retraite de plus au besoin ; tout dispose ces lieux pour être
l'asile préféré des nègres fugitifs, qui peuvent choisir ou d'une vie fai-
néante, difficile à troubler, ou d'un plan de désolation pour les différentes
parties exposées à leurs irruptions, sauf à payer de leur vie les crimes
qu'ils entassent.
« C'est à une résolution de de genre, que la dépendance du Trou a dû
les longues vexations que lui fit souffrir le nègre Polydor à la tête d'une
bande de nègres armés, qui fut enfin détruite par la réunion des habitants
du lieu et des environs. L'effroi qu'avait répandu Polydor par ses atrocités
était si grand, que sa destruction fut considérée comme un service rendu à
toute la Colonie. » 86

85 St-Méry, 1er volume, page 154.


86 St-Méry, 1er volume, page 175.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 191

La révolte de Polydor a eu lieu vers 1730. Elle avait été précédée


en 1720 par celle de Colas, dit « jambes-coupées ».
Dans le Bois-de-Lance, près de la Grande-Rivière se trouve le
morne à Mantègre qui étant assez raide dans ses pentes, à servir
quelque fois d'asile aux nègres marrons. 87
Après Polydor « en 1777, le nègre Canga, autre chef de bande et
désolateur du canton des Écrevisses, a expié sous le glaive de la loi,
de nouveaux ravages ; et au mois de septembre 1787, Gillot, surnom-
mé Yaya, a été condamné au dernier supplice, pour avoir renouvelé
dans les paroisses du Trou et du Terrier-Rouge, les scènes qui caracté-
risent un brigand sanguinaire. » 88
Yaya devait en quatre ans avoir pour successeurs les Jean-François,
les Biassou et Toussaint lui-même, les chefs de la grande et décisive
révolte des esclaves du Nord en 1791.
[182]
Comme preuve de la haine de l'esclavage, de la force de volonté,
de l'incontestable énergie de ces nègres qui, par eux-mêmes, ou par
leurs descendants devaient transformer Saint-Domingue et en faire
Haïti, qui devaient porter leurs mains audacieuses sur le glorieux pa-
villon de la première République Française et en arracher l'une des
trois couleurs, qu'il me soit aussi permis de rappeler ici le nom du
nègre Jean-Baptiste, ce produit sublime du généreux sol d'Haïti, digne
de la Rome antique : Jean-Baptiste ne voulait pas être esclave. Il ne
voulait pas non plus s'éloigner des lieux civilisés, aller errer dans les
bois avec les marrons : il résolut de se rendre impropre à l'esclavage :
« il taille, rapporte de St-Méry, sur les dimensions de son bras droit,
un bras de bois assez dur, et pendant plusieurs mois, il exerce sa main
gauche à couper le poignet du bras de bois avec sa serpe. Lorsqu'enfin
il se croit assez sûr de son coup, il place la vraie main droite qu'il ne
pût cependant amputer qu'au quatrième coup. » 89 Jean-Baptiste était
de l'habitation des Glaireaux, au Quartier-Morin.

87 St-Méry, 1er volume, page 200.


88 N'est-ce pas ainsi que tous les tyrans nomment ceux qui combattent pour
leur liberté ? H. P.
89 St-Méry, 1er volume, page 61.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 192

Un autre nègre, dont le nom malheureusement n'a pas été conservé


par l'histoire, commit par amour de la liberté, un acte de courage, en-
core plus admirable. Il appartenait à l'habitation Dubuisson, dans la
paroisse du Trou. Plusieurs fois déjà, il avait cherché la liberté dans la
révolte, dans la fuite. « Il était sujet à déserter » dit St-Méry. Mais,
vains efforts, victime d'un amour effréné des femmes, il revenait
chaque fois se placer sous le joug, pour étreindre dans ses bras
quelque Sapho au teint bronzé. Il fallait choisir entre la femme et la li-
berté. Il choisit la liberté : « un premier jour de l'an, il affile son cou-
teau, et d'un seul coup il se rend eunuque. » 90
L'auteur qui a recueilli et qui nous a transmis ces faits, ne pouvait
manquer de rapetisser le mobile de ces actes héroïques. Selon lui, le
nègre de Dubuisson avait agi [183] par impatience des maladies aux-
quelles il était sujet (autant qu'à la désertion) qui étaient la suite de son
libertinage et dont le traitement (qui ne pouvait sans doute pas se faire
dans la vie errante des marrons) le faisait tenir dans une sorte de gêne.
Même ainsi exposé, cet acte n'en reste pas moins un choix hé-
roïque entre la liberté et les femmes. Quant à Jean-Baptiste, le mobile
assigné à son action, c'est qu'il « détestait le travail de la culture » M.
de St-Méry n'a pas pris garde que cette explication serait absolument
ridicule, si l'on perdait de vue la notion de l'esclavage. Comment sup-
poser la possibilité qu'un homme libre, maître, mais responsable, de
ses actions, sain d'esprit, ne se coupât jamais le poignet, si fainéant
qu'on le suppose, par détestation du travail qui le fait vivre, dont il re-
cueille lui-même le profit.
Mais il me tarde de passer à Macandal dont le nom me ramène di-
rectement à mon sujet, à Macandal dont la terrible histoire fournit la
preuve la plus concluante du vrai mystère qui voilait la danse du Vau-
doux dans la colonie de Saint-Domingue.

90 St-Méry, 1er volume, page 81.


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 193

« C'est de l'habitation de M. Le Normand de Mézy, au Limbe, que dé-


pendait le nègre Macandal, né en Afrique. Sa main ayant été prise au mou-
lin, il avait fallu la lui Couper, et on le fit gardien d'animaux. Il devint fu-
gitif 91.
« Pendant sa désertion il se rendit célèbre par des empoissonnements
qui répandirent la terreur parmi les nègres et qui les lui soumit tous. Il te-
nait école ouverte de cet art exécrable, il avait des agents dans tous les
points de la colonie, et la mort volait au moindre signal qu'il faisait. Enfin
dans son vaste plan, il avait conçu l'infernal projet de faire disparaître de la
surface de Saint-Domingue tous les hommes qui ne seraient pas noirs, et
ses succès qui allaient toujours croissants, avaient propagé un effroi [184]
qui les assurait encore. La vigilance des magistrats, celle du gouverne-
ment, rien n'avait pu conduire jusqu'au moyen de s'emparer de ce scélérat ;
et des tentatives punies d'une mort presque soudaine, n'avait servi qu'à ter-
rifier encore plus.
« Un jour les nègres de l'habitation Dufresne, du Limbé, y avaient for-
mé un calenda nombreux. Macandal qui était accoutumé à une longue im-
punité, vint se mêler à la danse. »

Il fut trahi par quelques-uns des siens. On alla prévenir de sa pré-


sence deux blancs qui se trouvaient sur l'habitation : M. Duplessis, ar-
penteur, et M. Trévan, lesquels, guidés et aidés par des noirs, sur-
prirent Macandal dans une case à nègres et le garrottèrent. « On le
conduisit dans une chambre de l'un des bouts de la maison principale.
On lui lia les mains derrière le dos, et faute de fers, on lui mit des en-
verges de chevaux. Les deux blancs écrivirent au Cap pour prévenir
de cette capture, et avec deux nègres domestiques ils gardèrent Ma-
candal, ayant des pistolets chargés sur la table où était une lumière.
« Les gardiens s'endormirent. Macandal, peut-être aidé par les deux
nègres, délia ses mains, éteignit la chandelle, ouvrit une fenêtre au pignon
de la maison, se jeta dans la savane et gagna les caféiers en sautant comme
une pie.

91 Devenir fugitif, c'était l'expression conventionnelle qui remplaçait dans


le langage des propriétaires d'esclaves de Saint-Domingue le terme alar-
mant : se révolter. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 194

« La brise de terre qui augmenta, fit battre le crochet de la fenêtre, ce


bruit réveilla ; grande rumeur, on cherche Macandal que les chiens éven-
tèrent bientôt et qu'on reprit.
« Macandal qui, s'il avait fait usage des deux pistolets au lieu de fuir,
était sur d'échapper, fut condamné à être brûlé vif par un arrêt du Conseil
du Cap du 20 janvier 1758. Comme il s'était vanté plusieurs fois que si les
blancs le prenaient il leur échapperait sous différentes formes, il déclara
qu'il prendrait celle d'une mouche pour échapper aux flammes.
« Le hasard ayant voulu que le poteau où l'on avait mis la chaîne qui le
saisissait fût pourri, les efforts violents que lui faisaient faire les tourments
du feu, arrachèrent le piton et il culbuta par-dessus le bûcher.
[185]
« Les nègres crièrent : Macandal sauvé ; la terreur fut extrême ; toutes
les portes furent fermées. Le détachement de Suisses qui gardaient la place
de l'exécution, la fit évacuer ; le geôlier Massé voulait le tuer d'un coup
d'épée, lorsque d'après l'ordre du Procureur général, il fut lié sur une
planche et lancé dans le feu. Quoique le corps de Macandal ait été inciné-
ré, bien des nègres croient, même à présent, qu'il n'a pas péri dans le sup-
plice.
« Le souvenir de cet être pour lequel les épithètes manquent, réveille 92
encore des idées tellement sinistres, que les nègres appellent les poisons et
les empoisonneurs des Macandals. » 93

On voit clairement dans cette histoire de Macandal l'origine, la


source de toutes les superstitions que j'expose fidèlement dans une
autre partie de ce livre, l'invulnérabilité, les métamorphoses infinies
d e s papa-lois, d e s macandals, d e s caplatas, leur puissance, leur
connaissance des plantes, des poisons etc. Et est-il besoin de commen-
ter tous ces faits relatés par M. de St-Méry pour convaincre mes lec-
teurs de la relation étroite de la danse du Vaudoux avec les révoltes
des esclaves de Saint-Domingue ? Ne voit-on pas comment les féti-
chismes africains répudiés par les nègres si anxieux de s'en laver, de
s'en purifier par le baptême, n'étaient plus à Saint-Domingue, même
longtemps avant l'indépendance d'Haïti, qu'une supercherie dont l'ob-
92 Je reproduis ainsi pour maintenir la pureté du texte. H.P.
93 M. de St-Méry, 1er vol., p. 651 et suiv.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 195

jet réel, connu de quelques français, soupçonné par beaucoup d'autres,


jetait l'alarme dans toute la colonie ?
Contre les cruautés des maîtres, l'esclave des États-Unis avait la
ressource de fuir au Canada ou de se cacher dans l'un des États libres
de l'Union. Mme Harriett Beecher-Stowe nous montre l'existence d'une
organisation régulière de quakers abolitionnistes employés à faciliter
leur fuite. Ce fut peut-être la soupape de sûreté de l'esclavage [186]
aux États-Unis. La perspective de pouvoir gagner le Canada et la li-
berté et l'espérance de trouver du secours dans leur tentative de fuite,
ont dû incliner les esclaves américains à rêver de la liberté plutôt par
la fuite que par la révolte.
À Saint-Domingue, la fuite proprement dite était impossible. L'on
était sur une petite île entièrement occupée par des propriétaires d'es-
claves et entourée d'autres îles où régnait également l'esclavage. Il n'y
avait pas parmi les colons eux-mêmes des personnes, une classe en-
tière, ayant horreur de l'esclavage, destinée même à verser son sang
plus tard pour l'abolition de cette infâme institution. A Saint-Do-
mingue, l'Africain était complètement isolé au milieu de l'ennemi.
Tout ce qui l'entourait lui était hostile. Les ministres même de la reli-
gion étaient propriétaires d'esclaves.
Pour reconquérir sa liberté, il ne pouvait rêver que la révolte, la
lutte à main armée, et pour mûrir un plan de révolte ou même de fuite,
ces hommes n'avaient de conseil à prendre ni de secours à attendre
que d'eux-mêmes. Il leur fallait donc se voir, délibérer, s'entendre. Ce
n'était pas aisé, on le conçoit bien, pour ces déshérités, de se réunir
pour délibérer sur pareille matière surtout. Les plus grandes précau-
tions étaient prises à cet égard.
Pour donner le change aux maîtres, à leurs propriétaires blancs, les
noirs de St-Domingue durent se donner des rendez-vous la nuit, au
fond des bois. Mais le secret de ces réunions clandestines, quelque ter-
rible que fut le serment des conjurés à cet égard, pouvait être surpris et
l'on dut voiler le véritable objet de ces réunions, en leur donnant un
but apparent suffisamment plausible pour rassurer les colons.
Une prétendue dévotion à des fétiches africains remplissait admira-
blement et complètement ce but. Les colons français qui mettaient des
entraves au mariage et jusqu'au baptême des nègres n'oseraient pour-
tant pas encourager directement un fétichisme africain et en autoriser
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 196

la pratique publique. Mais au fond ils n'étaient pas fâchés de [187]


l'apparente réfraction de leurs esclaves à cette civilisation qui devait
tôt ou tard leur rendre le joug insupportable. Aussi pendant longtemps
ferma-t-on les yeux sur ces prétendues cérémonies et lorsque les
blancs entrevirent qu'il pouvait y avoir autre chose au fond de tout
cela qu'une adoration de serpent, et qu'il fallait tâcher d'empêcher, de
réprimer ces abus, il était trop tard, les temps étaient proches.
Il est facile, comme le lecteur s'en apercevra plus loin, de retracer
la relation directe avec les révoltes ou la fuite des esclaves, de presque
toutes les circonstances qui se rattachent encore aujourd'hui à la plu-
part de nos superstitions populaires, exposées dans un autre chapitre
de ce livre.
Le mapou, si aisément creusé par la main de l'homme quand la na-
ture ne s'en charge pas elle-même, était le premier refuge de l'esclave
fugitif. Il y restait jusqu'à ce que des mesures fussent prises pour assu-
rer son passage aux pitons et son accueil par les marrons. Pour sa sû-
reté et celle de l'initié, homme ou femme qui lui apportait quelque
nourriture, il fallait entourer cette retraite d'un mystère qui frappât de
terreur l'imagination superstitieuse du commandeur, noir aussi, mais
jugé plus civilisé et jouissant à cause de cela d'une certaine autorité
sur les plantations, autorité en retour de laquelle il donnait à ses
maîtres un dévouement plus ou moins sincère. Voilà comment le ma-
pou devint l'abri saint, la retraite sacrée du dieu serpent auquel une
maman-loi était surprise apportant de temps en temps du lait ou des
fruits.
Telle est aussi l'explication du sifflement très réel qui faisait fuir à
toutes jambes, affolés de terreur ceux qui s'approchaient trop de l'arbre
sacré ou maudit, selon leurs idées. Pour les uns c'était le dieu serpent
qui les menaçait ; pour d'autres, c'était la troupe des viens-viens qui al-
lait s'élancer en masse à leur poursuite.
Tandis que des noirs réunis autour d'un grand feu sacrifiaient coq,
chèvre, mouton ou porc au prétendu dieu, les initiés se portaient
ailleurs, au plus sombre de la foret et [188] lançaient le signal du ral-
liement. Viens-viens et ceux dont on préparait la fuite, et qui étaient,
cachés sur divers points de la forêt, sortaient de leur retraite et mar-
chaient au signal.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 197

La troupe réunie et prête à partir, un coup de lambis (coquillage


servant de trompe aux noirs en Haïti) avertissait la station voisine que
l'on se mettait en marche. Celle-ci qui tenait son guide prêt, répondait
par le même signal, et l'on se relayait ainsi la nuit à travers la forêt, car
nul ne pouvait trop s'éloigner de son atelier.
Au petit jour on s'arrêtait où l'on était parvenu. Les viens-viens ren-
traient dans de nouveaux mapous et l'on recommençait ainsi jusqu'à ce
que le piton fut atteint. Une fois les fugitifs remis d'une station à
l'autre, les sauveteurs revenaient rapidement et par des chemins
presque impraticables connus d'eux seuls, se mêler tranquillement à la
danse, aux orgies, aux prétendues scènes de débauches qui étaient
censées suivre la scène du sacrifice dans le rituel du vaudoux.
Quand le son du lambis, et nullement les prétendus mots africains
de Gustave d'Allaux, retentissait tout-à-coup dans la nuit, le colon de
St-Domingue tressaillait et faisait en effet compter ses esclaves.
La maréchaussée se mettait en effet sur pied ; mais le plus souvent
elle faisait buisson creux et ne découvrait que des nègres inoffensifs
qui n'avaient rien entendu, qui ne pouvaient rien entendre, le tambour
de la danse vaudoux faisant trop de bruit, les chants, le tafia et tout le
reste excitant, trop les cerveaux vides de ces adorateurs abrutis du ser-
pent. Mais en même temps que le colon, le son lointain du lambis par-
venant dans les misérables, cabanons des esclaves, faisait tressaillir
aussi quelque vieille négresse qui en connaissait la signification, qui
avait perdu un mari, un frère ou un fils dans ces sombres luttes pour la
liberté, quelque vieille maman-loi qui la veille, ou le lendemain, avait
servi, ou servirait de prêtresse du faux-dieu pour tromper la vigilance
du blanc et concourir au salut de l'un des siens. Alors elle se levait de
son grabat, s'agenouillait, tirait de sa poitrine une petite croix, un ro-
saire, un scaputaire, [189]une image de la mère du Christ, de Notre-
Dame de la Rédemption, puis allumait une modeste bougie de cire
brute, elle priait. Le Dieu qu'elle priait, fiers anglo-saxons, c'était le
vôtre ; c'était le Dieu des chrétiens ? « Sainte-Vierge, disait-elle, en
roulant le saint rosaire dans ses doigts de sorcière, c'est en vous que
nous plaçons notre confiance et notre espoir, vous dont le fils a souf-
fert comme nos fils souffrent ; priez pour celui qui cherche dans une
fuite périlleuse, la liberté et la vie. Conduisez-le, guidez ses pas ? Et si
tout-à-coup, dans ces sombres forêts trop souvent témoins des crimes,
des abominations de l'homme blanc, l'écho répercutait le bruit d'un
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 198

coup de feu, une larme silencieuse roulait sur la joue amaigrie de la


vieille sorcière.
Élevant son regard vers ce Dieu bon, ce Dieu juste des chrétiens :
« Recevez Seigneur, disait-elle, recevez dans votre sein l’âme de celui
qui vient de mourir. Et comme la juive antique, elle murmurait en étei-
gnant sa bougie : jusques à quand, grand Dieu, ta colère s'appesantira-
t-elle sur ma maison, sur ma race. »
Quand ce coup de feu, dont nul ne pouvait ignorer la signification,
retentissait dans la nuit, les danseurs du vaudoux s'arrêtaient, le tam-
bour, qui n'était en réalité qu'une sorte de télégraphie, cessait de faire
entendre ses sons rapides qui excitaient auparavant les danseurs, ten-
daient leurs nerfs et les élevaient au paroxysme, non de la joie, mais
de l'excitation nerveuse. A ces bruits cadencés, mais vifs, joyeux, ac-
compagnés de ces chants que l'on entend à plus d'une lieue à la ronde,
succédaient des sons lugubres du sombre tambour que n'accompagne
plus aucun chant, des sons paraissant sortis des profondeurs du sol,
que nul, voyageant la nuit en Haïti, n'entend au loin, dans les profon-
deurs des bois, sans une sorte de frisson, de frayeur vague et supersti-
tieuse. Alors les danseurs non-initiés entendent des paroles dont ils ne
devinent pas le sens, mais qui les effraient. Ils se dispersent sous-bois,
regagnent leurs cabanons dans l'ombre et en tremblant, sentant, devi-
nant qu'il y a quelque chose, mais ne sachant, n'osant demander quoi.
Quant aux meneurs, aux initiés, aux forts, [190] ils se retiraient au
plus profond du bois emportant les étendards blancs bordés de noir,
puis abattant, non un coq, ni une chèvre, mais un sanglier, un cochon
mâle, emblème de la force et de l'énergie, ils prêtaient sur les en-
trailles de la victime le serment de la vengeance, le serment du sang.
Toussaint Louverture, dont la foi dans le Dieu des chrétiens, est si
peu douteuse, Toussaint Louverture lui-même, entouré de Jean-Fran-
çois, de Biassou et de Jeannot, prêta avec Bouckman ce terrible ser-
ment sur les entrailles du cochon mâle dans les profondeurs du bois
nommé le Caïman, sur cette même habitation Lenormand de Mézy où
Macandal avait pris naissance.
Ce serment fut ordonné par la prêtresse du fétichisme le 14 Août
1791. Au bout de 8 jours, le 22 à 10 heures du soir, Bouckman, l'intré-
pide Bouckman, se mit à la tête des esclaves de l'habitation Turpin,
entraîna ceux des habitations Flaville et Clément, et se porta sur l'ha-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 199

bitation Noé. Là, le feu fut mis aux cases : en un instant tout le quar-
tier de l'Acul et celui du Limbe furent embrasés, tous les esclaves se
levèrent armés de torches, de haches, de bâtons, de couteaux, de man-
chettes, etc., toutes espèces d'armes leur servirent. Les blancs qui
osèrent résister furent sacrifiés ; d'autres désignés à la haine des es-
claves par leurs atrocités connues, périrent également.
En quatre jours, le tiers de la plaine du Nord n'offrait qu'un mon-
ceau de cendres 94.
Voilà ce qu'était en réalité le fétichisme des créoles noirs de Saint-
Domingue du temps des français. Ces pratiques auxquelles on se li-
vrait dans les profondeurs les plus sombres des forêts exigeaient en ef-
fet un profond secret. On assurait surtout ce secret en tirant largement
parti des terreurs superstitieuses de tous. Il fallait laisser croire tout ce
que l'on voudrait plutôt que la vérité. Pour mieux [191] se cacher, les
créoles noirs surtout intelligents et sarcastiques devaient s'évertuer de
recueillir ce que disaient entre eux les maîtres blancs sur les mœurs
africaines d'après les papiers parlants (les livres des voyageurs) et
s'appliquer à imiter tout cela dans ces prétendues cérémonies où ils se
savaient épiés par la police coloniale, où ils se sentaient toujours sous
le regard du colon, du propriétaire d'esclaves dont la position dans
cette île a toujours été trop fausse, trop précaire, pour jamais lui per-
mettre un sommeil paisible. Il y avait donc secret, un secret terrible,
mais c'était le secret du Carbonarisme noir et nullement du canniba-
lisme africain. Il faut vraiment que les préjugés, les préventions de re-
ligion et de race soient des nuages bien épais étendus sur la raison hu-
maine pour que même de nos jours des écrivains français ou anglais
n'aient pas deviné ce que savaient parfaitement les colons français à
cet égard, mais qu'ils avaient intérêt à cacher soigneusement, de
même, que les propriétaires d'esclaves et tous les blancs des États-
Unis avaient intérêt, jusqu'à la guerre de sécession, à cacher aux noirs
de ce pays ce qui s'était passé, ce qui se passait encore en Haïti ; à éta-
blir une sorte de cordon sanitaire autour des esclaves pour les préser-
ver de la contagion de la révolte.
Qu'est devenu le vaudoux en Haïti depuis l'indépendance ?

94 Renseignements recueillis par Céligny Ardouin de l'un des anciens sol-


dats de la troupe des noirs insurgés, qui résidait à Santo-Domingo et qui
avait toujours été au service du Roi d'Espagne. H P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 200

C'est ce que nous verrons dans un autre chapitre.


Pour ne pas allonger inutilement cette étude, je voudrais pouvoir
négliger la période antérieure à l'Administration Geffrard, et reprendre
la question au temps de Spenser St-John, au temps où ma propre at-
tention a été attirée sur ce trait des mœurs de mon pays dont j'ai voulu,
moi aussi, pénétrer le mystère. Mais il me faut absolument remonter
plus haut pour la clarté de ce qui doit suivre.
[192]

II. Situation respective des différents groupes


de la race mire à Saint-Domingue
à l'ouverture de la révolution.

Retour à la table des matières

La population de St-Domingue se composait en 1789, d'après Mo-


reau de St-Méry, d'environ 40.000 Européens ou créoles, réputés
blancs, 28.000 affranchis et 452.000 esclaves.
Dans le décompte de cette population, tous les historiens se croient
obligés d'ajouter l'observation que les affranchis étaient, en grande
majorité et presque exclusivement des gens de couleur, des mulâtres,
tandis que la classe des esclaves était composée presque exclusive-
ment de noirs. Ainsi s'est faite dans les esprits une confusion des idées
et des choses bien différentes pourtant, désignées respectivement par
les mots mulâtres et affranchis d'un côté, et de l'autre par les expres-
sions nègres et esclaves.
À la faveur de cette confusion, les blancs ont pu généraliser entre
les nègres libres ou esclaves d'un côté, et les mulâtres libres ou es-
claves de l'autre, la méfiance que l'organisation coloniale tendait à
susciter entre la caste des affranchis et la caste des esclaves et qui de-
vait les éloigner l'une de l'autre non moins efficacement qu'un vrai
préjugé de couleur dont le cri du sang empêchait rétablissement entre
elle.
Dès la manifestation des premiers troubles de Saint-Domingue, on
voit poindre cette perfidie, souvent inconsciente, qui n'a cessé de se
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 201

manifester dans tous les actes, dans tous les discours, dans tous les
écrits des blancs.
Les affranchis, c'est-à-dire les mulâtres, formaient, explique-t-on,
une classe supérieure à celle des esclaves, c'est-à-dire des nègres.
Ils devaient donc se croire naturellement supérieurs aux nègres,
c'est-à-dire aux esclaves. Et comme ils, les mulâtres (à ce point du syl-
logisme, l'idée d'affranchis est supprimée) tenaient aux blancs par le
sang et par la couleur de la [193] peau, ils devaient naturellement at-
tribuer à cette circonstance la supériorité qu'à tort ou à raison ils se
croyaient sur les nègres (l’idée d'esclave restant également
supprimée). Donc, conclût-on, les mulâtres devaient professer, ils pro-
fessaient un préjugé de couleur contre les nègres.
D'autre part, puisque tous les Affranchis étaient des mulâtres pro-
fessant, inconsciemment ou non, le préjugé de couleur contre les
nègres, ils devaient désirer le maintien de ces derniers dans une caste
inférieure. N'étant pas esclaves eux-mêmes, il leur était théoriquement
indifférent que cette caste inférieure des noirs fut caractérisée par l'es-
clavage. Et comme, ajoute-t-on, beaucoup d'entre eux étaient proprié-
taires d'esclaves, c'est-à-dire de nègres, il en découle qu'ils avaient
aussi un intérêt positif à perpétuer l'esclavage.
Voilà la théorie de la rivalité, réelle ou apparente, entre les nègres
et les mulâtres dans le cours des révolutions de Saint-Domingue ré-
duite à sa plus simple expression.
S'il y a eu guerre civile entre Toussaint Louverture et Rigaud, ce
serait parce que Rigaud était un mulâtre à préjugé et de plus un escla-
vagiste ; il combattait contre l'émancipation des esclaves, c'est-à-dire
des nègres.
Si plus tard et sous pavillon haïtien, il y eut guerre civile entre Pé-
tion et Christophe, ce serait encore un résultat du préjugé des mu-
lâtres ; ne pouvant remettre les nègres dans les liens matériels de l'es-
clavage, ils voulaient les maintenir encore à l'état de caste inférieure
« en les abrutissant par les vices de la licence, en les empêchant systé-
matiquement de sortir de l'ignorance. »
On semble nier ou oublier entièrement, avec tous ces « c'est-à-
dire » des faits positifs que tout le monde sait pourtant : d'abord, qu'il
n'est pas vrai que la caste des affranchis fut composée à Saint-Do-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 202

mingue, ni exclusivement, ni presque exclusivement de mulâtres, de


gens de couleur ; il est également faux que tous les mulâtres fussent
des hommes libres. Dans sa « Vie de Toussaint Louverture » M.
Schœlcher porte à non moins de 17.000 le nombre des mulâtres com-
pris dans la caste des esclaves au début de la révolution.
[194]
Ce nombre indique une proportion assez faible sans doute sur le to-
tal de 452.000 esclaves avoués par les statistiques officielles. Mais par
rapport au nombre quelconque des mulâtres prenant rang parmi les
28.000 libres de toutes couleurs, relevés dans les mêmes statistiques,
ces 17.000 gens de couleur esclaves étaient bien trop nombreux pour
qu’il ne fût jamais possible de détruire entre nègres et mulâtres, par
des sophismes, et par des jeux de mots, une solidarité fondée sur la
double communauté du sang et des infortunes.
Des historiens haïtiens, mulâtres, comme T. Madiou et B. Ardouin,
ont cherché à laver les mulâtres de ces cruelles accusations malheu-
reusement sans avoir su ou pu découvrir le sophisme qui leur sert de
base. Ils ont recouru à leur tour à d'autres théories plus ou moins spé-
cieuses, mais toutes incapables d'expliquer d'une manière satisfaisante
pour tous les esprits, le fait qui, dans l'histoire de ces guerres, semble
donner raison à l'accusation : c'est que du côté de Rigaud et de Pétion,
le chef et ses principaux lieutenants étaient mulâtres, tandis que du cô-
té de Toussaint Louverture et de Christophe, le chef et ses lieutenants
étaient noirs.
Un autre fait non moins remarquable s'impose à l'attention de l'ob-
servateur dans l'une et l'autre guerre, c'est que le peuple, les masses
noires partageaient volontairement la fortune des chefs mulâtres dans
une section du territoire, tandis que la minorité mulâtre suivait non
moins librement, non moins volontairement, celle des chefs noirs dans
une autre section du pays.
Puisque de part et d'autre les armées belligérantes étaient compo-
sées des mêmes éléments et dans les mêmes proportions ; puisque,
même s'ils subissaient forcément le renversement clés rôles dans le
commandement, nègres et mulâtres avaient toujours la ressource de
faire défection et qu'ils restaient et combattaient fidèlement sous le
drapeau de leurs localités respectives, du moins dans la première
guerre, il était permis de conclure que la division devait avoir pour
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 203

cause une opposition locale d'intérêts, d'idées, [195] de sentiments ou


d'aspirations étrangères à la question de couleur.
Sur ce fait historique dont l'importance est évidemment capitale
dans le débat, nos historiens mulâtres ont fondé une nouvelle théorie
non moins décevante, non moins sophistique que celle qui avait créé
le malentendu. En cherchant sincèrement à enlever le rideau illusoire
suspendu entre nègres et mulâtres de leur pays, ils l'ont involontaire-
ment, mais terriblement épaissi.
Il fallait découvrir pour la détruire la cause puisqu'elle existait, de
cette opposition locale entre les nègres unis aux mulâtres dans le Sud,
et les nègres unis aux mulâtres dans le Nord, et montrer par quelle
évolution cette opposition avait pu produire la réalité, ou la simple ap-
parence, d'une opposition générale d'intérêts ou de tendances entre les
nègres et les mulâtres sans distinction de localité.
Si cette opposition générale n'est qu'imaginaire, il suffit de l'expli-
quer pour la détruire. Il suffit de lever le voile et de montrer qu'il n'y
avait rien dessous. Si elle est réelle, ce serait alors une question so-
ciale et toute question sociale exige impérieusement une solution.
Beaubrun Ardouin s'est fourvoyé en cherchant l'explication de l'op-
position locale, non là où elle était, c'est-à-dire dans les relations des
haïtiens de toute couleur, de toute localité, entre eux-mêmes, avant ou
pendant les révolutions de Saint-Domingue, mais là où elle n'était pas,
c'est-à-dire dans les relations des colons, des blancs habitant les diffé-
rentes sections de la colonie.
Moreau de St-Méry lui a fourni la base sur laquelle s'est échafau-
dée sa théorie, dans un passage qui aurait dû être, il me semble, un
trait de lumière suffisant pour faire pénétrer cet historien au fond, tout
au fond, à la racine même de la question.

« La partie du Nord, dit le vieux peintre de Saint-Domingue, est la plus


importante par sa situation, militairement, ce parlant, par ses richesses et
par sa population... Les nègres en général, y sont plus industrieux et mieux
traités. La culture est aussi poussée plus loin dans le Nord, et [196] l'art de
fabriquer le sucre y a fait des progrès qu'on n'égale point encore dans le
reste de la colonie. Il faut dire de plus, parce que c'est la vérité, qu'on y
trouve une plus grande sociabilité, des dehors plus polis. »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 204

Mais pourquoi en est-il ainsi ?


À cette demande de la cause, de St-Méry répond par des supposi-
tions vagues, des hypothèses controversables : les rivières seraient
plus nombreuses et les moyens d'irrigation plus faciles, par consé-
quent, dans le Nord que dans le Sud ; ou bien, la sollicitude du Gou-
vernement colonial serait plus grande en faveur du Nord, etc. Aussi
ajoute-t-il, il y a même une sorte de rivalité jalouse, de la part de
l'Ouest et du Sud à cet égard.
On conçoit à quelle chaîne infinie de mécomptes peuvent, conduire
de telles hypothèses considérées et enseignées comme des faits posi-
tifs acquis à l'histoire.
Les haïtiens guidés par leurs propres historiens et cherchant, dans
le passé colonial, la clef et la solution de leurs difficultés sociales, de-
vaient trébucher et s'attarder sur ces sophismes. « La plus grande so-
ciabilité, les dehors plus polis » du Nord, passant du maître à l'esclave,
devaient leur paraître une explication satisfaisante des prétendues
idées aristocratiques des gens du Nord se heurtant aux idées plus dé-
mocratiques des gens de l'Ouest et du Sud.
On ne prend pas garde non plus que les rivalités jalouses des
blancs habitant respectivement le Nord, l'Ouest et le Sud de la colonie
ne sauraient suffire à rompre la solidarité ni entre les affranchis, ni
entre les esclaves ayant a exercer d'un bout à l'autre du territoire des
revendications identiques, contre des griefs d'une trop haute gravité
pour laisser place dans leur esprit à la querelle des blancs se disputant
les faveurs locales du gouvernement colonial.
« Avant la révolution coloniale, observe B. Ardouin, à l'appui de sa
thèse du conflit des idées aristocratiques du Nord avec les aspirations dé-
mocratiques du Sud, on citait avec raison une foule de noirs parmi les af-
franchis du Nord, chefs de familles respectables, presque toutes liées en
légitime mariage, offrant des sujets distingués, des hommes [197] éclairés,
ayant de la représentation, de la dignité dans les manières comme de la ré-
gularité dans les mœurs. »
« Mais dans l'Ouest et dans le Sud, où l'aristocratie des blancs avait
moins de représentants, où les mulâtres étaient plus nombreux, c'est dans
cette classe qu'on remarquait des hommes éclairés, des familles respec-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 205

tables par leur mœurs, étant la plupart mariées comme les affranchis du
Nord. »

Ici encore jaillit un nouveau trait de lumière dont l'historien n'a pas
su faire son profit, une opposition essentielle de situation dont il n'a
pas su ou n'a pas osé rechercher la véritable cause, ni développer les
conséquences : c'est que non seulement la caste générale des affran-
chis de Saint-Domingue n'était pas composée presque exclusivement
de mulâtres, mais encore l'élément dominant dans cette caste n'était
pas le même dans toutes les sections du territoire. Dans le Nord,
comme il sera bientôt expliqué, c'est le noir qui avait le haut du pavé
parmi les libres et qui absorbait le peu de mulâtres restés dans cette
province ; tandis que dans l'Ouest et dans le Sud il se produisait exac-
tement le contraire.
Beaubrun Ardouin ne pouvant sortir de la confusion des termes
mulâtres et affranchis est parti de cette différence de situation pour
trouver la preuve de sa thèse des tendances politiques divergentes du
nègre et du mulâtre. À cet effet, il ajoute aux observations qui pré-
cèdent sur les familles de couleur de l'Ouest que « ce sont ces familles
qui envoyaient le plus d'enfants en France pour recevoir une éducation
libérale. »
Vient alors tout naturellement la conclusion : « Si dans le Nord, les
affranchis subissaient l'empire des idées aristocratiques, dans l'Ouest
et dans le Sud, ils (les affranchis) subissaient celui des idées démocra-
tiques que beaucoup d'entre eux avaient puisées dans leur éducation
en Europe. »
Passant de cette théorie à l'examen des faits ou des hypothèses tou-
chant la guerre entre Toussaint et Rigaud, il en fait aisément un conflit
entre les idées ou des jalousies locales.
Mais la conscience universelle, après ces laborieuses explications
demande encore : pourquoi dans cette guerre [198] les chefs étaient-ils
tous noirs d'un côté, et tous mulâtres de l'autre ?
En admettant ce conflit des idées démocratiques du Sud avec les
idées aristocratiques du Nord, on ne laisse pas seulement cette ques-
tion sans réplique, il reste encore à expliquer d'autres phénomènes
d'une haute importance dont quelques-uns sont même en contradiction
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 206

flagrante avec la théorie. En premier lieu, les faits historiques nous


montrent que ce ne sont pas les affranchis, noirs ou non, qui ont fait la
révolution dans le Nord : elle a été l'œuvre directe de la caste des es-
claves. Les deux hommes qu'on nous cite comme des modèles,
comme l'incarnation des idées ou des tendances aristocratiques du
Nord, Toussaint Louverture et Henri Christophe, étaient nés et avaient
atteint l'âge de la virilité dans l'esclavage, c'est-à-dire au dernier terme
de l'humilité. De même Alexandrie Pétion, l'homme qui a planté le
germe des idées démocratiques en Haïti, le fondateur de la République
dans ce pays, n'avait pas été envoyé en France pour y recevoir une
éducation libérale ; c'était un simple et modeste artisan, un humble ou-
vrier orfèvre. En général, ni dans le Nord, ni dans l'Ouest, la révolu-
tion n'a été conduite par ce dessus du panier de la caste des affranchis,
dont on nous montre l'éducation raffinée, les mœurs épurées. Enfin, il
n'est pas nécessaire de se livrer à de grands efforts pour trouver des
exemples de l'amour du pouvoir personnel et absolu, une tendance
aristocratique dans des nègres et des mulâtres de l'Ouest et du Sud,
aussi bien que des exemples d'idées démocratiques, de tendances libé-
rales parmi les hommes du Nord, mulâtres ou noirs.
Faute d'une étude méthodique, patiente et approfondie de la créa-
tion artificielle et du développement graduel du préjugé de couleur à
Saint-Domingue et dans toutes les anciennes colonies à esclaves, nos
devanciers n'ont fait que se débattre, impuissants, dans une contro-
verse d'autant plus dangereuse que l'on n'avait des deux côtés que des
sophismes à opposer à d'autres sophismes.
Tous ont passé, sans s'en apercevoir, sur ce fait capital que Saint-
Domingue n'a pas été colonisé en un jour et d'un [199] seul bloc,
comme le partage du territoire de l'Angleterre entre les compagnons
de Guillaume-le-Batard, après la bataille d'Hastings ; que la colonisa-
tion proprement dite n'était pas encore parvenue au même degré
d'avancement dans toutes les parties du territoire, que les éléments
constitutifs de chacune des trois castes n'étaient pas encore parvenues
à l'uniformité, à l'unité, lorsqu'éclata la révolution.
Non seulement la composition intellectuelle et morale de chacune
de ces castes différait profondément entre les régions du Nord plus an-
ciennement et celle de l'Ouest plus récemment appropriées, par les co-
lons, mais encore entré les deux régions, la caste des affranchis devait
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 207

différer, différait, même par l'aspect physique, par ta couleur de la


peau.
Le Nord par cela même qu'il était plus anciennement établi que
l'Ouest et le Sud, devait, être, comme nous le dit Moreau de St-Méry,
plus riche et plus peuplé que ces deux dernières provinces.
Les statistiques reproduites dans son livre montrent en effet, la po-
pulation totale ainsi répartie :

495,000 âmes dans le Nord, sur une surface de 480 lieues carrées
494,500 âmes dans l'Ouest, sur une surface de 820 lieues carrées
430,500 âmes dans le Sud, sur une surface de 700 lieues carrées

Cette progression décroissante de la population en nombre absolu


devient plus frappante encore lorsque nous la considérons proportion-
nellement à la surface couverte, ce qui donne :

Pour le Nord : 406 habitants par lieue carrée


Pour l'Ouest : 235 habitants par lieue carrée
Pour le Sud : 186 habitants par lieue carrée

La progression en nombre absolu et en nombre proportionnel ne


change guère par rapport aux blancs et aux esclaves compris dans la
population de chaque province. Nous trouvons en effet :
Pour le Nord :16,000 blancs et 470,000 esclaves
Pour l'Ouest : 14,000 blancs et 168,000 esclaves
Pour le Sud : 40,000 blancs et 414,000 esclaves 95
95 Le nombre exact des esclaves de Saint-Domingue n'a jamais été connu à
cause d'une taxe coloniale qui était imposé sur cette classe propriété. Non
seulement les colons déclaraient toujours moins d'esclaves qu'ils n'en
avaient, mais encore ils dressaient leurs esclaves à craindre le recensement,
et à s'y soustraire par toute sorte de ruses. Ainsi s'explique la difficulté
qu'éprouvent nos municipalités à établit aucune statistique sérieuse des po-
pulations rurales d'Haïti encore sous l'influence d'un préjugé séculaire contre
tout recensement. Les chiffres ci-dessus, évidemment inférieurs à la vérité
en ce qui concerne les esclaves estimés par M. Schœlcher, étaient ceux des
déclarations officielles ; ils font néanmoins suffisamment connaître la répar-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 208

[200]
Mais quand nous examinons la répartition des affranchis entre les
trois provinces, la proportion se trouve brusquement et profondément
altérée :

C'est l'Ouest qui vient en première ligne avec 12,500 affranchis


C'est le Nord tombe au chiffre de 9,000 affranchis
et le Sud offre celui de 6,500 affranchis

Si nous comparons ces chiffres au nombre respectif des esclaves de


chaque province, nous trouvons dans le Nord un nombre d'affranchis
proportionnellement intérieur même à celui du Sud.
Nous avons en effet :

Nombre des af- Nombre des es- Proportions


franchis claves

Pour l'Ouest 12,500 168,000 soit 744 af.p. 10,000 Esclaves

Pour le Sud 6,500 114,000 soit 570 af.p. 10,000 Esclaves

Pour le Nord 9,000 170,000 soit 529 af.p. 10,000 Esclaves

Dans la comparaison du nombre des affranchis à celui ; des blancs


dans chaque province, ce renversement des proportions est non moins
frappant :

Nombre des Nombre de Proportions


affranchis Blancs

L'Ouest 12,500 14,000 soit environ 8,928 affranchis pour 10,000 Blancs

Le Sud 6,500 10,000 soit environ 6,500 affranchis pour 10,000 Blancs

Le Nord 9,000 16,000 soit environ 5,625 affranchis pour 10,000 Blancs

tition proportionnelle de la population dans les trois provinces. H.P.


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 209

Il y a là certainement Quelque chose d'anormal qui méritait une at-


tention particulière des historiens.
[201]
II est évident que, dans l'ordre naturel et toutes choses égales
d'ailleurs, la province du Nord, à cause même de son ancienneté, de-
vrait offrir une bien pins-grande quantité proportionnelle ou absolue
d'affranchis, mulâtres ou noirs, que l'Ouest ou le Sud, et même que ces
deux provinces réunies. Il y a donc eu évidemment une déviation de
l'ordre naturel des choses, un phénomène qui a dû produire ce fait
étrange, constaté, mais non expliqué par la statistique et il importait au
moins aux historiens de dégager la cause de cette déviation pour éviter
de s'égarer dans l'examen d'autres faits, se rattachant à des questions
du même ordre.
L'explication de ce phénomène ne saurait se trouver que dans un
fait historique déjà mis en évidence dans ce livre et dont il nous four-
nit une nouvelle preuve : c'est que le préjugé artificiel de couleur ima-
giné, introduit dans la colonie par la force des lois et en dépit des vrais
sentiments des anciens colons, s'est développé parallèlement à l'enri-
chissement et au blanchiment des familles créoles. Il avait depuis
longtemps atteint son apogée dans le Nord qu'il devait encore être à
son enfance dans l'Ouest, et surtout dans le Sud.
Dans ces dernières provinces le croisement de la négresse avec le
blanc, n'avait pas encore passé par un nombre suffisant de générations,
n'avait pas encore fourni un nombre suffisant de femmes à peau
blanche pour justifier la substitution « des timides orphelines » de
l'ancien Cap-Français ou « des filles de la casquelle » de la Nouvelle-
Orléans, aux aïeules noires des créoles.
Dans le Nord au contraire, et depuis longtemps, les anciennes fa-
milles de couleur avaient disparu, écrasées, dispersées ou absorbées
par la toute-puissante aristocratie de la peau. Parmi les riches, ceux
qui étaient trop bruns pour sauter la barrière sur place avaient passé en
France. Les moins riches passaient dans l'Ouest, dans la région mi-
toyenne de l'Artibonite que réclament encore à l'heure présente, les
deux anciennes provinces coloniales du Nord et de l'Ouest. Ce qui en
restait était donc composé en majeure partie d'affranchis trop pauvres
pour songer à opposer aucune résistance à l'impuissante aristocratie
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 210

blanche et trop près encore [202] de la masse esclave par la couleur de


la peau pour ne pas se résigner avec elle à une fatalité commune.
Ainsi s'explique la faiblesse relative du nombre des affranchis dans
cette province aussi bien que la majorité des noirs dans ce nombre.
Ces hommes depuis longtemps vaincus par le terrible préjugé ne
rêvaient plus, ne pouvaient plus rêver de se mesurer au colon blanc.
Plus la ligne s'élargissait, devenait infranchissable entre les blancs
et les affranchis, plus elle s'effaçait, plus elle disparaissait en effet,
entre ces derniers et les esclaves. Ils n'avaient plus aucune ambition
comme caste ; repliés sur eux-mêmes, n'ayant plus aucune espérance
de sortir du cercle social qui leur était tracé, ils s'efforçaient de trouver
quelque bonheur, d'imposer quelque respect à la race dominante, par
l'austérité de leurs mœurs, par la dignité de leur vie. Ils s'abandon-
naient sans réserve à leur sentiment religieux, se mariaient régulière-
ment aux femmes de leur rang, de leur caste et trouvaient dans ces
unions la paix du foyer, le contentement intérieur et une certaine ven-
geance qui consistait à faire tâche par les vertus de leur vie privée sur
les mœurs dissolues des colons blancs et de leurs maîtresses colorées,
déchues, dans cette région, du rang même de concubines avouées.
Leur situation les rapprochait sans doute de la caste esclave, mais
ils ne pouvaient prêcher à ceux-ci que ce qui leur paraissait à eux-
mêmes, les éléments du seul bonheur possible dans leur humble
condition : les vertus du foyer, l'humilité du chrétien, la résignation à
ce qui leur paraissait absolument irrémédiable.
Ainsi s'explique la partialité reprochée par les historiens haïtiens de
la classe colorée, aux écrivains français, notamment à Moreau de St-
Méry recherchant les noirs distingués de la classe des affranchis, exal-
tant leur mérite, leurs vertus, sans jamais faire aucune mention des
mulâtres qui avaient pu se distinguer dans la colonie par le même
genre de mérite, par les mêmes vertus.
Des hommes résignés et prêchant la résignation aux autres, [203]
ne pouvaient évidemment qu'être recommandés, loués, exaltés par les
colons. Ils avaient le plus grand intérêt à développer une influence
conservatrice de la seule institution coloniale qu'il leur importait de
conserver : l'esclavage.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 211

Les affranchis du Nord, en général, n'étaient certainement plus, et


depuis longtemps, dans les dispositions d'esprit qu'il faudrait pour
inaugurer et conduire à bonne fin une révolte, une revendication à
main, armée des droits de l'homme si outrageusement méconnus dans
cette colonie. Aussi est-il à remarquer que cette classe n'a joué qu'un
rôle effacé et presque absolument nul dans les révolutions de St-Do-
mingue.
Son émancipation politique et sociale ne pouvait venir, ne devait
venir que de la révolte des esclaves. Et hâtons-nous de le dire, avec un
siècle de plus du régime colonial, il en aurait été ainsi infailliblement
de l'Ouest et du Sud.
Il y avait assurément dans cette classe une minorité composée in-
différemment de mulâtres et de noirs, rêvant d'autres destinées.
Suivant la nature de leurs relations, les uns s'associaient à la pensée
des affranchis de l'Ouest et du Sud, mêlée, elle aussi, comme il est ex-
pliqué ci-après, d'un certain conservatisme dans le sentiment même de
la révolte, tandis que les autres allaient droit à la racine même du mal :
l'esclavage et, de cœur et crame, faisaient aussi, cause commune avec
les agitateurs secrets des ateliers.
Par contre, les esclaves de cette province comparativement vieille,
étaient tous, ou à très peu de chose près, des nègres créoles descendant
en troisième, quatrième ou cinquième génération, des premières im-
portations d'Afrique ; la traite depuis longtemps se faisait beaucoup
plus pour la formation des ateliers des nouveaux établissements de
l'Ouest et du Sud, que pour le recrutement de ceux des vieilles planta-
tions du Nord. Ces hommes étaient donc beaucoup plus éloignés de la
primitive barbarie africaine, beaucoup plus civilisés, beaucoup plus
intelligents que les esclaves de l'Ouest et surtout du Sud. De plus,
voyant, sentant tout au moins, qu'ils n'avaient rien à attendre de la
[204] manifeste impuissance des libres de leur propre race qui les en-
touraient, ne pouvant fonder aucune espérance sur aucune initiative de
ces derniers comme classe, ces noirs étaient naturellement entraînés à
ne rien attendre que d'eux-mêmes, de leur propre énergie, de leur
propre initiative. Leur intelligence y trouva une nouvelle pâture et eut
ainsi occasion de se développer, de s'épanouir et de les préparer de
plus en plus au grand rôle que la destinée leur réservait de jouer, à
l'heure marquée dans l'histoire de l'humanité.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 212

Pour qui se rend un compte exact de cette situation, il est mani-


feste, il est évident, qu'aucune revendication, aucune lutte contre le ré-
gime colonial, ne pouvait partir dans cette région que de la caste des
esclaves, élevée par le temps, l'observation et la réflexion, à la hauteur
d'une classe plébéienne formant en dépit de l'esclavage, le peuple, un
vrai peuple dans la province du Nord, encore inférieur à l'aristocratie
coloniale par l'ignorance et la pauvreté, mais ayant franchi depuis
longtemps l'abîme qui séparait le sauvage africain de la civilisation
européenne.
Tout cela est encore plus manifeste, plus évident pour qui s'efforce
de pénétrer l'être intime de Toussaint Louverture, de ce génie illettré,
dont la pensée n'a été écrite nulle part, mais reste visible, flamboyante
dans les faits qu'il a accomplis. Ceux qui racontent que les esclaves de
St-Domingue restaient impassibles, plongés dans une stupide torpeur,
dont ne pouvait le réveiller même le bruit de la querelle à laquelle il
ne comprenait rien entre leurs maîtres mulâtres et blancs, ceux-là
montrent simplement qu'ils ne savent pas lire l'histoire, qu'ils ne
savent pas en dégager les leçons lorsque celui qui écrit pour eux la
chronique des faits, ne leur en enseigne pas lui-même la philosophie.
La rapide carrière de Toussaint Louverture, démontre un tel esprit de
suite, un tel enchaînement dans ses conceptions, qu'il ne saurait-être
permis de douter que l'ancien esclave de Bréda n'eut été préparé de
longue main à son rôle par l'observation et la réflexion, par l'étude si-
lencieuse, mais patiente, incessante des hommes et des choses qui
l'entouraient.
Telle était la véritable situation relative des affranchis et [205] des
esclaves dans cette province, lorsque l'heure suprême de la réhabilita-
tion sonna pour la race noire à St-Domingue.
Dans l'Ouest et bien plus encore dans le Sud, la caste blanche com-
posée principalement d'européens nouveaux-venus dans la colonie,
était comparativement inférieure par la fortune et le rang social à la
puissante aristocratie du Nord. Les plus grands planteurs des environs
du Port-au-Prince, ville toute neuve, tracée eu 1749 c'est-à-dire 79 ans
après le Cap, les Lalue, les St-Martin, les Chateaublond, les Caradeux,
les O'Gorman, les Jumécourt, etc. étaient encore que des parvenus re-
lativement à. ceux du Nord. À l'inverse de ces derniers, ils vivaient sur
leurs habitations et les dirigeaient eux-mêmes, entourés souvent d'en-
fants mulâtres ou quarterons, fils de leurs concubines noires ou de
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 213

couleur, avouées, vivant avec eux dans la grande case, dirigeant, gou-
vernant la maison, ils n'étaient pas encore assez riches pour aller vivre
en. grands seigneurs à la cour de France, comme par exemple Mr. de
Vaudreuil, du Cap, qui se faisait délivrer aussi dans les nouvelles plan-
tations du Cul-de-Sac, d'immenses concessions de terrains où il se fai-
sait représenter par des attorney à l'instar du duc de Praslin, du duc de
Maurepas, ou du prince de Condé. Ces régions relativement neuves at-
tiraient aussi un plus grand nombre de blancs de la classe moyenne,
des artisans, des laboureurs, de petits marchands, épiciers, quin-
cailliers, etc., mêlés à un grand nombre d'aventuriers de bas étages.
Les gens de couleur y étaient en grande majorité de vrais mulâtres,
produits de l'union directe de la négresse et du blanc encore privé de
femme à peau blanche. Ils étaient donc plus près du blanc que leurs
congénères du Nord non seulement par leur couleur, mais encore et
surtout par les relations, les liens actuels de famille. Le blanc lui appa-
raissait moins loin et moins haut qu'aux affranchis noirs ou mulâtres
du Nord.
Les ménages de blancs et négresses, dans ces deux provinces et
jusqu'à ta révolution, étaient établis publiquement dans les villes ; les
pères, ceux surtout qui n'étaient pas encore assez riches pour réclamer
leur part des privilèges de la [206] peau, gardaient sous leur toit,
avouaient leurs femmes noires et leurs enfants mulâtres. Et c'est
presque exclusivement dans ces régions que se rencontraient les ma-
riages légitimes, entre blancs et mulâtresses dont parle Hilliard d'Au-
berteuil avec tant d'indignation. Socialement, le préjugé de couleur y
était donc plutôt nominal que réel ; ce n'était qu'un reflet de ce qui se
passait dans le Nord. Ces gens de couleur n'étaient pas encore assez
éloignés de leur affiliation aux blancs pour se résigner aux prétentions
extravagantes des congénères de leurs propres pères, de ceux surtout
sur lesquels ils avaient la supériorité du rang. On conçoit en effet
qu'un mulâtre, fils légitime, naturel ou simplement avoué, par
exemple, d'un artisan européen, tenant une petite boutique, si modeste
qu'on l'imagine, de tailleur ou de cordonnier, et y employant, ne serait-
ce qu'un seul ouvrier blanc, ne pourvoit considérer que comme une in-
solence la prétention des salariés de son père ou des voisins à le traiter
de haut en bas. Aussi les efforts pour établir et consolider le préjugé
dans l'Ouest donnaient-ils lieu à des rixes, à des conflits incessants
entre mulâtres et blancs, tandis que dans le Sud, plus pauvre encore
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 214

que l'Ouest, la campagne de couleur n'était guère commencée, lors-


qu'au Cap depuis longtemps déjà on avait relégué les affranchis dans
un quartier spécial de la ville nommé pour ce motif la « Petite Gui-
née. »
Dans la population noire de ces provinces, l'élément africain était
beaucoup plus nombreux nécessairement que dans le Nord et pour ce
motif la caste entière était moins civilisée, moins intelligente que la
caste correspondante de la province du Nord.
De plus, dans ces établissements nouveaux, les affranchis noirs ap-
partenaient en grande majorité au sexe faible : c'étaient les compagnes
des blancs, les mères, les sœurs ou les femmes des mulâtres. Les
mâles de cette caste subissaient la conséquence des entraves légales à
leur affranchissement direct qui n'avait pas existé dans le Nord au dé-
but de la colonisation. Ainsi, tandis que dans le Nord, l'élément coloré
tendait à disparaître sous la lourde pression [207] du préjugé, tandis
que les mulâtres sautaient la barrière, passaient en France et dans
l'Ouest ou s'absorbaient dans l'élément noir, dans les autres provinces
au contraire, l'élément mulâtre était encore à la phase de formation et
de développement. Et c'est, cet élément, qui dans la caste des affran-
chis, absorbait la minorité noire.
Notons encore que par suite de toutes ces circonstances de temps et
de lieu, la distance intellectuelle et morale était beaucoup plus grande
dans ces provinces que dans le Nord, entre la caste des affranchis et
celle des esclaves. Là, c'était bien des affranchis et d'eux seuls que de-
vait sortir l'initiative de la lutte, à l'époque où la Révolution Française
la fit éclater à St-Domingue. Les esclaves pas plus contents de leur
sort que leurs frères du Nord, étaient néanmoins plus passifs, car ils
n'étaient pas encore venus à ne compter que sur eux seuls pour sortir
de l'enfer colonial. Ils comptaient, sur leurs frères mulâtres, ils avaient
foi en eux, ils étaient prêts à les seconder, à marcher sous leur direc-
tion. Il en était ainsi pour deux raisons : la première c'est que le mu-
lâtre était prêt pour l'action ; il n'était pas encore vaincu, résigné ; il
n'avait pas encore cessé de répondre au préjugé par la violence. Il était
rageur, turbulent, il rongeait le frein et n'attendait qu'une occasion
pour tenter de briser ce qui lui semblait la seule cause de l'exorbitante
prétention des petits blancs : le partage inégal des droits politiques. La
seconde raison de la confiance absolue des noirs de ces provinces
dans leurs frères jaunes c'est qu'à cette époque ces derniers étaient en
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 215

grande majorité, comme je l'ai dit tantôt, ce qu'on appelait alors des
mulâtres francs, des fils de négresses ; leur origine africaine n'était pas
assez éloignée pour permettre le fiction d'une race mulâtre ; on n'avait
pas encore enseigné au noir à voir autre chose que des frères, dans ces
fils de sa mère.
La disposition naturelle, forcée, des esprits dans les différentes sec-
tions de la race noire, lorsqu'éclata la révolution à St-Domingue était
donc assez sensiblement différente et pouvait se raisonner comme
suit :

1° La majorité paisible, rangée, des affranchis du Nord [208] cho-


quée par la turbulence des mulâtres de l'Ouest et du Sud, de leur pré-
tention qu'elle devait croire insensée, d'égaler le blanc, penchait pour
l'inaction, mais nourrissait en faveur de ses frères encore retenus dans
les liens de l'esclavage une sympathie platonique et restaient disposés,
le cas échéant, à leur offrir le concours de ses lumières et de ses sages
conseils, pour le maintien du bon ordre.
Une petite minorité de cette classe désirait l'action et se partageait,
comme je l'ai dit, en deux fractions, les uns en communion d'idée avec
les affranchis de l'Ouest et du Sud et les autres pouvant revendiquer
l'honneur d'avoir été les premiers parmi tous les affranchis de St-Do-
mingue, à comprendre, à pressentir qu'il fallait aller à la racine du mal
et soulever les esclaves car rien ne serait jamais obtenu ni des colons,
ni de la France elle-même avant l'insurrection générale.
2° Les esclaves du Nord, lassés depuis longtemps de l'esclavage,
assez civilisés, assez éclairés pour comprendre et apprécier l'injustice
et l'horreur de cette cruelle servitude, habitués depuis longtemps à se
voir, à se concerter sous le voile des prétendus cérémonies du vau-
doux, tous prêts à ravager, à détruire par le fer et la flamme cette colo-
nie dont les richesses étaient faites de leur sueur et de leur sang, n'at-
tendaient pour se lever en masse que le signal d'un homme audacieux,
de leur propre sang, mulâtre ou noir, osant être leur chef.
3° Les affranchis de l'Ouest et du Sud, mulâtres pour la plupart,
partageant à l'égard des droits politiques dont ils étaient privés, des
dispositions analogues à ceux qu'inspirait aux esclaves du Nord la
confiscation de leur liberté naturelle, sachant fort bien, eux aussi, que
l'esclavage était la cause directe de tous les maux de la colonie et prêts
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 216

au besoin à appeler leurs frères esclaves aux armes pour marcher en


commun à la conquête de leurs droits naturels, politiques et sociaux.
Mais, dès le début de la Révolution, il surgit en France même, des
hommes puissants qui prirent dans leurs fortes mains la cause des
martyrs coloniaux, des descendants de la race africaine si injustement,
si cruellement opprimés depuis des siècles.
[209]
Ainsi se lit jour parmi ces affranchis dont quelques-uns avaient été
élevés, en effet, et avaient des relations en France, l'espérance d'obte-
nir l'abolition des iniquités coloniales par des moyens pacifiques et lé-
gaux, par un vote solennel de l'Assemblée Nationale de France, par un
acte de la volonté souveraine de la République Française. Ainsi prit
naissance citez ces hommes, comme je l'ai dit ci-dessus, une pensée
de conservation sociale dans le ; sentiment même de la révolte. Expo-
ser la colonie aux ravages, à la destruction qui devait être la consé-
quence inévitable d'une insurrection générale des esclaves, était une
pensée que pouvait seul inspirer et justifier un profond désespoir. Et
ils espéraient désormais. Ils avaient foi, non dans les colons de St-Do-
mingue mais dans la France, dans la République Française, dans Bris-
sot, Glavière, Robespierre, Mirabeau, Grégoire, Lafayette, Condorcet,
etc., tous membres convaincus et ardents de la célèbre société des
Amis des noirs.
4° Enfin, les esclaves de l'Ouest et du Sud qui n'avaient aucun
plan, aucun projet particulier comme caste ou classe, mais une foi im-
plicite, et il faut bien le dire, légitime, dans la sincérité aussi bien que
dans l'activité et la plus grande capacité de leurs frères de la caste des
affranchis.
Il convient d'ajouter encore pour l'intelligence des événements qui
se sont accomplis par la suite que, de même que les leaders des es-
claves du Nord se tenaient en communication constante au moyen des
sociétés secrètes, que j'ai appelées la franc-maçonnerie du vaudoux,
les affranchis de l'Ouest et du Sud avaient aussi des organisations se-
crètes, comme le raconte leur historien, Mr. B. Lespinasse, et mainte-
naient par de fréquentes communications, la communion de vues et
d'idées, non-seulement entre eux-mêmes, mais avec la minorité active
des affranchis du Nord, principalement composée de mulâtres, ce qui
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 217

a certainement contribué, dans une certaine mesure, à l'illusion d'une


opposition de vues entre mulâtres et noirs dans la colonie entière.
[210]

III. Inauguration de la lutte.


Ogé et Chavanne.

Retour à la table des matières

La campagne s'ouvrit par les démarches et les efforts de ce groupe,


ainsi constitué par la force naturelle des choses, pour obtenir, avec le
concours des abolitionnistes de Paris, un premier décret de l'Assem-
blée Nationale de France, établissant l'égalité des droits civils et poli-
tiques entre toutes les personnes libres des colonies. La question de
l'abolition de l'esclavage se trouvait ainsi réservée.
Ce premier fait ne pouvait manquer d'être mis en avant dès qu'une
question de nègres et mulâtres se trouva posée dans la colonie.
En demandant d'abord, et seulement, l'égalité des droits civils entre
les libres de toute couleur, les affranchis parce que ou quoique mu-
lâtres, ne pouvaient pourtant pas être accusés sérieusement d'avoir
montré par ce seul fait qu'ils désiraient le maintien éternel de l'escla-
vage. C'est là une supposition gratuite qui est en contradiction fla-
grante avec la position même de ces hommes, dont la mère, pas seule-
ment l'aïeule ou la bisaïeule, mais la mère encore vivante, était le plus
souvent une négresse antérieurement esclave, on ne saurait trop le ré-
péter, et qui n'était devenue libre qu'en devenant la concubine de leur
père blanc. Cette pensée criminelle ne saurait non plus leur avoir été
suggérée par les philanthropes de France dont ils s'inspiraient et qui
étaient très notoirement des abolitionnistes.
On sait bien que d'une part, l'Assemblée Nationale elle-même
n'était pas suffisamment acquise à la cause des opprimés de la race
noire, pour qu'on put raisonnablement concevoir l'espérance de lui
faire rendre de prime abord le décret d'émancipation générale, tandis
que, d'une autre part, les colons, qui étaient des français, des blancs de
France, [211] tenant plus directement à la mère patrie que les africains
et leurs descendants, ayant aussi des droits incontestables à la sollici-
tude, à la protection de la France, s'agitaient aussi à Paris et à Saint-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 218

Domingue, défendaient pied-à-pied ce qu'ils appelaient, ce qu'ils


croyaient leurs droits, résolus à ne rien concéder aux nègres et aux
mulâtres, se préparant même à trahir la France, à appeler l'anglais à
Saint-Domingue.
Proclamer immédiatement l'abolition de l'esclavage, c'était dans
l'opinion générale livrer la colonie à la guerre civile, en même temps
qu'à la guerre étrangère, à la dévastation, à la ruine. Robespierre avait
beau s'écrier : « Périssent les colonies plutôt qu'un principe » la majo-
rité des représentants de la France qui l'écoutaient n'en gardaient pas
moins le sentiment qu'ils étaient là pour protéger, pour sauvegarder les
colonies, le commerce et tous les intérêts de la France.
Il fallait risquer l'anarchie ou temporiser. On prêtera temporiser,
demander d'abord ce qu'on pouvait plus sûrement obtenir en sauvegar-
dant l'ordre et la paix dans la colonie et passer ensuite à l'étude de la
question de l'émancipation générale, y préparer les esprits, par cette
égalité même des droits politiques entre les blancs et les nègres ou
mulâtres libres, s'accorder sur le mode d'émancipation le plus propre à
sauvegarder les intérêts et les droits de tous et mener la campagne
alors avec quelque chance de succès.
C'est là un plan de conduite, une politique que quelqu'un peut ne
pas approuver, mais qui ne saurait donner lieu, en vérité, au soupçon
d'une arrière-pensée esclavagiste. D'ailleurs, cette politique était celle
des philanthropes, des abolitionnistes de France. Leur concours était à
ce prix. La repousser, demander, exiger l'émancipation immédiate,
avec menace de soulever les ateliers, de mettre la colonie à feu et à
sang, c'eut été de la part des délégués des affranchis, accepter, provo-
quer une lutte dans laquelle la France entière leur refuserait toute sym-
pathie, tout appui.
Ces hommes, pas plus que ceux qu'ils représentaient, ne sauraient
être prêts à accepter une telle alternative. L'idée [212] de l'indépen-
dance absolue ne pouvait leur venir dès leurs premiers pas, dans la vie
politique.
Pouvaient-ils se douter même, à ce moment, de ce dont ils étaient
capables, de ce qu'ils devaient accomplir par la suite ?
L'événement ne tarda pas à justifier les appréhensions qui avaient
suggéré cette politique de temporisation. On parvint à faire voter le
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 219

décret d'égalité par l'Assemblée Nationale ; mais il subit de tels amen-


dements que le doute restait permis sur sa véritable signification, sa
véritable portée. La déclaration n'était ni formelle, ni précise, il fallait
interpréter ce décret à la lumière du procès-verbal des débats, pour y
découvrir l'intention du Législateur.
Daté du 28 Mars 1790, il parvint à la colonie dans le courant du
mois d'Avril suivant. Le Gouvernement colonial refusa de l'interpréter
dans le sens favorable aux prétentions des affranchis. Le même décret
prescrivait des élections immédiates pour la formation d'une Assem-
blée Coloniale. Les nègres et mulâtres libres qui se présentèrent pour
prendre part à ces élections, se virent partout repoussés avec violence,
par ordre de l'autorité. Les blancs assassinèrent brutalement un grand
nombre de personnes de cette caste sur tous les points du territoire ;
beaucoup de paisibles nègres libres du Cap furent arrachés des bras de
leurs enfants et mis à mort ; dans le Sud, où le préjugé n'avait pas en-
core pris racine, il se trouva quelques blancs pour protester contre ces
crimes et appuyer la justice, la légalité des réclamations des affran-
chis ; ils furent impitoyablement égorgés. Le sang avait coulé partout.
Les colons de Saint-Domingue avaient inauguré cette anarchie par la-
quelle ils avaient menacé le Gouvernement de la métropole de ré-
pondre à tout ce qu'il tenterait en faveur des nègres et des mulâtres.
Cependant un jeune mulâtre du Nord, en communion d'idée avec les
affranchis de l'Ouest, Vincent Ogé, qui se trouvait à Paris depuis le
commencement de l'année 1789, et qui avait beaucoup contribué par
ses actives et incessantes démarches à obtenir ce décret, s'était décidé
à rentrer à Saint-Domingue pour tâcher de vaincre l'opposition [213] à
laquelle il s'attendait de la part du Gouvernement colonial.
Arrivé au Cap le 16 Octobre 1790, il y débarqua dans la nuit pour
n'être pas reconnu et échapper aux assassins qui l'attendaient.
Il se rendit aussitôt chez lui, au Dondon. On ne tarda pas à ap-
prendre son retour dans la colonie, et l'autorité ordonna immédiate-
ment son arrestation et son exécution. Averti de ces dispositions, Ogé
se rendit a la Grande-Rivière chez son ami, Jean-Baptiste Chavanne,
pour concerter avec celui-ci les mesures à prendre dans l'occurrence.
Chavanne était l'un de ces affranchis de Saint-Domingue qui
avaient combattu sous le comte d'Estaing pour l'indépendance des
États-Unis. C'était un homme résolu et depuis longtemps préparé pour
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 220

une lutte qui lui paraissait inévitable. Il appartenait à cette minorité


des affranchis du Nord, qui n'attendaient rien de la justice des blancs
et ne connaissaient qu'un remède aux infortunes de sa race : il proposa
donc de soulever les ateliers et de briser d'un coup l'esclavage matériel
et moral de tous. Ogé recula devant cette proposition. Il voulait rester
fidèle au programme de l'égalité adopté par ses amis de Paris. Il
croyait fortifier sa position et pouvoir compter sur l'approbation, l'ap-
pui de l'Assemblée Nationale et de toute la France en se bornant à ré-
clamer simplement l'exécution de la loi. Il n'adressa donc son appel
patriotique qu'à la caste des affranchis. Celle-ci ne bougea pas, du
moins dans le Nord, car dans le Sud une petite troupe s'organisa rapi-
dement pour voler à son secours sous un autre mulâtre, André Rigaud,
ancien compagnon d'armes de Chavanne sous les murs de New-York
et de Savannah. Ces hommes ne pouvaient pas arriver à temps, ils
durent se disperser en apprenant la triste fin de la généreuse tentative
d’Ogé et de Chavanne.
Ces derniers, attaqués avant d'avoir pu organiser aucune sérieuse
résistance, se défendirent néanmoins avec un beau courage. Soutenus
seulement par leurs parents et un très-petit nombre d'amis et de voi-
sins, à peine au nombre de 250, ils repoussèrent un premier détache-
ment de 600 hommes [214] de la milice blanche auxquels ils tirent de
nombreux prisonniers. Ogé les rendit immédiatement à la liberté après
en avoir obtenu le serment de ne plus combattre contre les droits légi-
times et désormais légaux de sa caste. Ils se virent de nouveau atta-
qués, cette fois par 1.500 soldats d'élite de la garnison européenne.
Succombant sous le poids du nombre, ils furent obligés de céder le
terrain et cherchèrent un refuge dans la partie espagnole de l'île.
En croyant échapper aux colons français, ils s'étaient livrés aux co-
lons espagnols. Ils passèrent la frontière le 16 Novembre 1790, furent
aussitôt arrêtés, conduite et emprisonnés à Santo-Domingo. Le 21 Dé-
cembre suivant, on les remit au nombre de 20 à une frégate française
qui les ramena au Cap.
Du fond de son cachot de Santo-Domingo, Chavanne avait écrit à
Don Joachim Garcia, Gouverneur de la colonie espagnole pour lui
dire « qu'il n'avait pas le droit de le retenir aux fers ; qu'il était venu,
ainsi que ses compagnons, réclamer la protection de l'Espagne et un
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 221

asile sur son territoire contre les blancs français rebelles à la volonté
de l'Assemblée souveraine de la France. »
Cette fière protestation n'émut pas plus Don Joachim Garcia que
les blancs de Saint-Domingue en rébellion ouverte contre la loi. Quant
à l'Assemblée souveraine de la France, elle ne devait jamais l'en-
tendre, « la France est si loin. »
Ogé avait demandé un avocat, on le lui refusa et après une procé-
dure ténébreuse de deux mois, « Vincent Ogé et Jean-Baptiste Cha-
vanne furent, condamnés à avoir les bras, jambes, cuisses et reins
rompus vifs, sur un échafaud dressé à cet effet, au côté opposé à ren-
drait destiné à l'exécution des blancs, et à être mis par le bourreau sur
des roues, la face tournée vers le ciel, pour y rester tant qu'il plairait à
Dieu leur conserver la vie ; ce fait, leurs têtes coupées et exposées sur
des poteaux, savoir : celle de Vincent Ogé sur le grand chemin qui
conduit au Dondon, et celle de Jean-Baptiste Chavanne, sur le chemin
de la Grande-Rivière, en face de l'habitation Poisson. »
[215]
Cette sauvage sentence fut exécutée à la lettre le 25 Février 1791.
En montant sur l'échafaud, Chavanne le vaillant, le noble fils de
négresse, qui avait vu des blancs face à face sur les champs de bataille
de l'Amérique du Nord, qui avait mesuré leur bravoure à la sienne, à
celle de ses frères, Chavanne qui avait vu tomber à l'éclair du canon le
voile aveuglant du préjugé, qui avait reconnu en lui-même et en ses
frères des hommes, des êtres semblables, égaux aux blancs parla
vaillance, par les vertus guerrières, qui avait une foi ardente, profonde
dans l'avenir de sa race, Chavanne d'une voix forte et calme dénonça
ses bourreaux à la postérité et légua à ses frères la tache de venger son
martyr.
Cet appel devait être entendu. Le sang des martyrs dans ce pays
comme dans le reste du monde, dans la race noire comme dans toutes
les races humaines, devait enfanter des héros. Ogé et Chavanne vi-
vants, appelant leurs frères aux armes, se trouvèrent isolés, abandon-
nés ; après leur mort, le cri du sang fit ce que ne pouvait faire leurs
proclamations : la guerre éclata dans toute la colonie ; le Nord et
l'Ouest s'embrasèrent presque le même jour.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 222

À leur appel guerrier, les affranchis du Nord étaient restés muets de


surprise, ceux du Sud avaient essayé en vain de se lever ; ceux de
l'Ouest avaient répondu par une lettre à Ogé, lui disant que le mouve-
ment était prématuré. Ils avaient sans doute raison et probablement
c'est aussi ce qui se disait parmi les esclaves du Nord, dans les conci-
liabules du Vaudoux. Dans les luttes des hommes contre les abus, les
crimes séculaires de leurs semblables, le premier mouvement est tou-
jours prématuré. La généreuse tentative de ces nobles héros, en ne se
produisant que vingt ans plus tard, serait encore prématurée. Il faut le
sang des martyrs, il faut « les voix de la tombe » pour vaincre la ten-
dance au repos, pour faire échapper l'être humain à l'empire des habi-
tudes séculaires. C'est pour cela que le nègre des États-Unis est plus
redevable de son émancipation au gibet de John Brown qu'à la procla-
mation de Lincoln. Tant que le sang du martyr n'a [216] pas coulé, la
réparation des iniquités humaines se fait attendre sur la terre.
« Les voix de la tombe » furent entendues par les haïtiens ; ils en
reçurent le choc comme celui d'une étincelle électrique et se trou-
vèrent debout. Mais, qui parmi eux pouvaient entendre ces voix ? Évi-
demment ceux qui ne dormaient pas, ceux qui veillaient, qui atten-
daient, qui écoutaient : les esclaves dans le Nord et les affranchis dans
l'Ouest et le Sud.
Ces esclaves étaient, en immense majorité, des noirs.
Ces affranchis dans l'Ouest et le Sud, et là seulement, étaient, en
grande majorité, des mulâtres.
Voilà l'origine vraie, tangible, en quelque sorte palpable, du malen-
tendu : un mirage trompeur, une erreur d'optique, un sophisme de gé-
néralisation intempestive qui nous fait voir une caste mulâtre mar-
chant tout entière à l'égalité avec la caste blanche sans se soucier du
sort de la caste noire, qui se serait vu obligée par cet abandon, par
cette désertion, de se lever tout entière aussi pour marcher à la
conquête de la liberté contre mulâtres et blancs. La vérité historique, il
faut apprendre à nous en pénétrer enfin, est que, noirs et mulâtres, les
affranchis dans le Nord, de même que les esclaves dans l'Ouest et le
Sud, ne prirent part ni à l'inauguration, ni à l'organisation de la révolte.
Comme castes ou comme classes, les affranchis dans le Nord et les es-
claves dans le Sud, n'ont joué, je le répète, aucun rôle dans la révolu-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 223

tion de Saint-Domingue, dans les événements qui suivirent le martyr


d'Ogé et Chavanne.
Ces deux classes étaient également passives, quoique par des mo-
tifs profondément différents, et ceux qui les composaient subirent in-
dividuellement l'entraînement et restèrent sous l'influence de ceux
dont la caste constituait l'élément actif de leurs localités respectives.
[217]

IV. La révolution éclate en deux insurrections


simultanées, mais distinctes et absolument
étrangères l'une à l'autre.

Retour à la table des matières

Que serait-il advenu de la colonie de Saint-Domingue si la caste


blanche s'était soumise de bonne grâce à l'admission de la caste des af-
franchis au partage des droits civils et politiques avec les nègres et
mulâtres libres
Beaucoup d'écrivains croient que les espérances des amis des
noirs, de Paris, et de leurs disciples, les affranchis de l'Ouest et du Sud
de Saint-Domingue, se seraient réalisées, c'est-à-dire que maîtres et
esclaves auraient été rapidement préparés à la modification profonde
que l'émancipation, bien que légale et paisible, devait introduire dans
la colonie, et que celle-ci offrirait en tort peu de temps l'image parfaite
d'une province éloignée, mais absolument identique avec les autres
provinces de la France et ne différant de celles-ci que par la couleur
variée de ses habitants.
Ces espérances étaient illusoires. Si les colons avaient cédé dans le
moment, il est probable que la race noire aurait manqué l'heure assi-
gnée par la Divine Providence à sa réhabilitation, à sa délivrance.
L'émancipation n'arriverait plus que par un nouveau concours de
circonstances, une nouvelle évolution de la philosophie ou des senti-
ments religieux en France ou dans quelque autre nation esclavagiste.
Dans les événements que nous allons maintenant examiner, il y
avait, il ne faut pas l'oublier, un concours de quatre éléments ayant des
intérêts immédiats ou apparents visiblement distincts, mais unis deux
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 224

à deux par des liens puissants qui en formaient deux groupes opposés
l'un à l'autre.
Le premier de ces éléments, la France, avait à sauvegarder et à dé-
velopper sa puissance maritime et commerciale. [218] Tel était son in-
térêt à établir et à conserver de riches colonies. Elle pouvait donc être
conduite à adopter à leur égard une politique opposée à certains inté-
rêts momentanés ou permanents des habitants de ces colonies.
Le second élément, le colon français, visait à s'enrichir lui-même ;
comme tous les hommes, il recherchait son propre bonheur et avait à
ce propos des intérêts locaux, qui pouvaient ne pas toujours s'accorder
avec l'intérêt métropolitain.
Le troisième élément, la caste des affranchis, avait un intérêt dis-
tinct à faire lever les obstacles légaux qui resserraient les limites du
champ assigné à l'exercice de son intelligence et de son activité, pour
s'approcher du bonheur.
L'esclave constituant le quatrième élément, avait intérêt à passer de
l'état de chose à l'état de personne, à recouvrer le droit, qu'il n'avait
pas, d'ambitionner une part de bonheur sur la terre.
Mais d'un côté, le colon français, en s'enrichissant lui-même, enri-
chissait la France. Il était l'instrument par lequel la métropole parve-
nait à l'accomplissement de l'objet de sa politique coloniale et mari-
time. De là une véritable solidarité d'intérêts qu'il n'était pas facile,
qu'il n'était même pas possible de rompre par de simples considéra-
tions sentimentales.
De l'autre part, la privation des droits politiques, le préjugé de cou-
leur, tout ce dont souffraient les affranchis avait pour cause directe et
permanente l'intérêt qu'avaient les colons à conserver la source même
de leurs richesses, à perpétuer l'esclavage, à maintenir des êtres hu-
mains en dehors, et au-dessous de l'humanité, à les traiter comme des
êtres inférieurs à cause du signe distinctif de leur race : la couleur de
leur peau. De là naissait entre les esclaves et les affranchis de toutes
couleurs, une solidarité non moins évidente, non moins indissoluble,
formant de ces deux éléments un groupe lié par un intérêt commun et
distinctement opposé à celui du groupe précédent.
Notons encore que dans ces quatre acteurs du terrible [219] drame
que l'on a vu se dérouler à Saint-Domingue il n'y avait que deux
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 225

forces réelles en jeu : la France et la masse des esclaves. La caste des


colons blancs et la caste des affranchis, à cause de leur extrême fai-
blesse numérique, seraient également frappées d'une impuissance radi-
cale à moins de s'appuyer sur, l'un ou l'autre de ces deux éléments de
la puissance. La France était une force active et tangible. La masse es-
clave n'était encore qu'une force latente, ignorée, dont l'existence
échappait à la clairvoyance des amis des noirs dont peu, très peu, des
affranchis de Saint-Domingue avaient même l'intuition comme Jean-
Baptiste Chavanne. Il fallait une occasion favorable pour dégager
cette force, des hommes de génie pour l'organiser, la mettre en activi-
té, et enfin des luttes incessantes pour l'aguerrir, et la préparer à af-
fronter la France, à rencontrer face à face l'ancienne armée du Rhin, à
vaincre le vainqueur de Hohenlinden, à faire capituler Rochambeau, à
ajouter enfin dans le faisceau des drapeaux du monde civilisé les mo-
destes, mais glorieuses couleurs d'une République Noire.
Au cas où les colons de Saint-Domingue eussent accepté le décret
du 28 Mars 1790 les Affranchis de l'Ouest et du Sud se seraient repo-
sés au moins momentanément sur ce premier succès. Ils n'auraient eu
aucun motif d'insurrection immédiate ; l'ordre public serait bientôt ré-
tabli partout, l'équilibre aussi se rétablirait, ou tendrait tout au moins à
se rétablir, dans la répartition provinciale de cette caste, car la commu-
nauté de questions à débattre dans l'exercice de leurs nouveaux droits,
rapprocherait les nouveaux citoyens du Nord, de l'Ouest et du Sud ;
l'influence des amis des noirs sur leur conduite deviendrait décisive et
l'on passerait bientôt à un examen calme, approfondi, sage enfin de la
question de l'émancipation générale.
On serait d'autant moins enclin à recourir à la violence pour obtenir
ce grand acte, qu'on aurait eu la preuve de la possibilité de résoudre le
problème par des moyens pacifiques et légaux.
Combien d'années faudrait-il pour obtenir cette solution ?
[220]
Vingt ans ? Quinze ans ? Mettons en dix seulement. C'était trop.
Toutes ces combinaisons, toutes ces espérances reposaient sur des sen-
timents et non sur la concordance des intérêts.
Ces sentiments, la philanthropie et la générosité de la première Ré-
publique Française, ne pouvaient pas durer plus longtemps que la Ré-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 226

publique elle-même. Or elle n'avait pas accompli sa dixième année


d'existence lorsqu'un soldat heureux l'étrangla dans la journée du 18
Brumaire. Elle aussi était prématurée, et l'on pouvait en dire qu'elle
avait devancé les temps si on ne savait que rien ne pousse sans une se-
mence, si l'on ne comprenait pas que la mission de la première Répu-
blique était providentielle et qu'elle n'était que la semence d'une civili-
sation nouvelle, jetée par la main invisible qui nous guide, au milieu
de l'Europe Féodale.
Et dans le temps passé à attendre la solution pacifique et légale,
que diraient, que feraient les esclaves ? Ceux du Sud ne bougeraient
probablement pas. Mais ceux du Nord ? Ou ils imiteraient leurs frères
du Sud et mettraient encore une décade ou deux de patience à attendre
la justice et la générosité de la France, ou bien, on les y contraindrait.
Des mouvements décousus et promptement réprimés ajouteraient
quelques noms de plus à la longue liste des Canga et des Macandal.
Et lorsque Bonaparte, résolu à rétablir les blancs dans leurs droits,
aurait lancé à Grégoire : « quand des nègres tuent des blancs, je me
rappelle que je suis blanc » et qu'il aurait prescrit de remettre les
nègres et les mulâtres à leur place, il faudrait bien se résigner, comme
la Guadeloupe et la Martinique, à attendre Schœlcher et les philan-
thropes de 1848, puisqu'on serait hors d'état de repousser la force par
la force.
Et même cette justice de 1848, arrivant en boitant à la suite de la
philanthropie anglaise, qui peut assurer qu'elle serait venue à cette
date sans la grandeur, l'héroïsme, la valeur éclatante par laquelle les
nègres et les mulâtres d'Haïti ont fait surgir partout des émules de Gré-
goire, [221] ont forcé partout la conscience humaine de constater
l'existence d'une plaie hideuse, l'esclavage colonial, dont il était urgent
de guérir le monde chrétien ?
Les erreurs, les fautes des uns et des autres et jusqu'à la rage fu-
rieuse des colons, tout cela était donc nécessaire, tout cela était provi-
dentiel : « Dieu fait bien ce qu'il fait ». Il fallait des holocaustes à la li-
berté. Macandal et foule d'autres avaient subi le sort de Jeanne d'Arc ;
ils avaient été brûlés vifs. Mais Macandal était un humble esclave un
pauvre ignorant ; sa malice ne s'élevait pas au-dessus de la conception
de se faire passer pour un sorcier. On le prit au mot et on lui infligea le
supplice des sorciers. L'éclat même du supplice ne put vaincre l'obscu-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 227

rité de son humble personnalité et peut-être suis-je le premier de sa


propre race à jeter en passant une fleur sur ses cendres.
Il fallait l'auréole visible, éclatante, du martyr à l'horizon et à l'au-
rore de la race noire pour lui faire prendre possession d'elle-même,
pour la faire entrer dans l'arène sanglante, et marcher sous l'œil de
Dieu à la conquête de sa place dans la famille humaine.
Il plût à la Providence de placer la flamboyante couronne sur le
front de deux jeunes et héroïques mulâtres, enfants de l'Afrique, en-
fants de l'Europe aussi.
Pourquoi ?
Peut-être Toussaint Louverture le dira-t-il à ceux d'entre nous qui
peuvent rencontrer et pénétrer sa pensée. C'était un croyant et il savait
que le hasard ne guide point la main de Dieu. Ogé et Chavanne mou-
rurent le 25 Février 1791. Six mois après, les esclaves du Nord et les
affranchis du Sud étaient debout, armés pour les venger ; l'insurrection
des premiers éclate le 22, et celle des second le26 Août l791.
[222]

V. Deux insurrections simultanées.

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Ces deux insurrections procédaient d'une seule et môme cause :


l'asservissement, l'humiliation de la race noire. Elles visaient l'une et
l'autre à un unique et commun objet : la réhabilitation. C'était la
double explosion de deux mines chargées par des siècles d'iniquités et
qu'une même étincelle, le martyre d'Ogé et de Chavanne a allumées.
Il est de vérité historique absolue, que les revendications de la race
noire ont été exercées à Saint-Domingue par des mouvements simulta-
nés, mais parfaitement distincts ; qu'elles ont été inaugurées en même
temps par deux révoltes absolument étrangères l'une à l'autre.
Il peut être intéressant de rechercher par quel enchaînement de so-
phismes, le machiavélisme des blancs est parvenu à établir, et à ré-
pandre dans le monde, comme fait historique, le roman des nègres ré-
duits à se révolter contre la trahison des mulâtres unis aux blancs pour
les asservir. Mais ce mensonge calculé, voulu, disparaît sans retour
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 228

pour celui qui cherche la pensée probable des uns et des autres, les
yeux toujours fixés sur ces trois dates de l'année 1791 :
25 Février, 22 et 26 Août.
La Providence, prévoyant sans doute les difficultés qui devaient
sortir plus tard du fait même de l'isolement forcé de ces deux révoltes,
a voulu priver l'inévitable mensonge de toute base historique plau-
sible : Elle a voulu que la révolte des esclaves dans le Nord fut prête
et éclata quatre jours plus tôt que celle des affranchis dans l'Ouest-
Sud.
Au moment de cette insurrection du 22 Août, comment le mulâtre
pouvait-il apparaître, comment apparaissait-il aux nègres révoltés de
Saint-Domingue, aux compagnons de Toussaint Breda, devenu brus-
quement Toussaint Louverture [223] et jetant son génie dans la ba-
lance des destinées de la race noire ? Était-ce sous l'aspect des géné-
raux de couleur sortis du 27 Août et disputant aux blancs de France la
gloire militaire et l'influence gouvernementale ? C'eut été la vision de
ce qui était alors dans les secrets de l'avenir. Et qu'est-ce que cette vi-
sion avait de moins glorieux à offrir pour eux-mêmes à Toussaint et à
ses compagnons.
Ce que les révoltés du 22 Août avaient sous les yeux, ce qui leur
gonflait le cœur de colère, ce qui les poussait à la vengeance, au car-
nage, ce n'était pas le mulâtre galonné d'or, c'était le mulâtre, le fils de
négresse, « rompu vif, attaché sur des roues, la face tournée vers le
ciel jusqu'à ce qu'il plut à Dieu de leur prendre la vie. » Au 22 Août
1791, l'ambition des nègres ne pouvait être de partager avec les mu-
lâtres que la seule gloire qu'eussent encore acquise ces derniers : la
gloire des martyrs.
Que les deux révoltes du 22 et du 26 Août 1791 fussent absolument
distinctes, étrangères l'une à l'autre, ce n'est ni une découverte histo-
rique de l'auteur de ce livre, ni une matière ayant donné lieu avant lui
à aucune discussion, à aucune controverse.
Non seulement elles ont été l'œuvre de deux castes distinctes, mais
elles se sont accomplies dans des régions différentes, aux deux extré-
mités du territoire, par des hommes que tout était de nature dans la co-
lonie à tenir éloignés les uns des autres, étrangers les uns aux autres.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 229

Ces hommes ne se connaissaient pas ; ils ne pouvaient pas s'être


connus ; aussi ne trouve-t-on dans notre histoire aucune trace d'aucun
plan concerté entre eux en vue d'une action commune ni avant, ni pen-
dant leurs luttes parallèles contre le colon.
Cette situation initiale qui caractérise les révolutions de Saint-Do-
mingue ne pouvait manquer d'exercer une influence considérable sur
les événements qui en ont été la suite et la conséquence. Il y avait à
cet égard des relations de cause à effet qui ont été méconnues par tous
les écrivains intéressés à susciter la discorde entre les haïtiens, à divi-
ser les nègres et les mulâtres. Ceux qui ont essayé [224] de leur don-
ner la réplique n'y ont pas vu plus clair que les autres. Ainsi se sont
produites deux théories opposées, mais également sophistiques, égale-
ment basées sur un fond commun de vérité et d'erreur.
Les uns généralisent en étendant à toute la colonie l'œuvre des es-
claves, des noirs du Nord. Les autres font la généralisation contraire ;
et sous leur plume, les affranchis de l'Ouest et du Sud deviennent les
mulâtres, tous les mulâtres de Saint-Domingue. Pour les premiers,
c'est le nègre esclave qui seul, a tout revendiqué, tout obtenu par la
force des armes, pour lui-même et pour le mulâtre.
Pour les derniers au contraire, c'est le mulâtre seul qui, en revendi-
quant l'égalité des droits civils et politiques avec le blanc, a mis fin par
la force des armes au régime colonial et conquis tous les droits de
l'homme, pour lui-même et pour le nègre.
Vraie pour le Nord, la première de ces théories reste absolument
fausse lorsqu'on l'étend à la région Ouest-Sud. La seconde reste égale-
ment vraie pour cette dernière région et radicalement, absolument
fausse, par rapport au Nord.
Ce sont ces généralisations intempestives qui ont créé le malenten-
du et qui, à l'heure présente, constituent encore l'unique base de la dis-
pute, de la querelle historique entre les nègres et les mulâtres en Haïti,
entre le Nord, l'Ouest et le Sud.
Pour étayer ces théories, on a recours de part et d'autre à ces inci-
dents qui constituent le fond ordinaire et souvent si décevant des pré-
tendues preuves historiques.
Par ce procédé, on rapporte à des détails secondaires, et presque in-
signifiants, des situations historiques d'une valeur immense, capitale.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 230

Le fond de toute histoire est fourni généralement par les événe-


ments militaires. Nous nous étendons avec tant de complaisance sur
les actes de guerre qui ont fait la gloire de nos aïeux ; l'incident qui a
fait perdre ou gagner une bataille, déterminé la capitulation d'une for-
teresse ou d'une armée, permis à l'un des belligérants d'imposer, en
[225] forçant l'autre de subir un traite humiliant, qui tranche la ques-
tion même pour laquelle on avait dû recourir à la guerre ; toutes ces
circonstances qui souvent ne prouvent même pas la plus grande habi-
leté d'un général opposé à un autre général, ou d'un diplomate opposé
à un autre diplomate, aboutissent néanmoins à des conséquences d'une
si haute gravité, que dans l'examen des faits historiques, notre esprit,
absorbé à la recherche du contingent, oublie le principal. Et dans un
incident militaire ou diplomatique qui aurait pu ne pas se produire,
nous prétendons trouver la preuve des intentions de la pensée d'un
Chef d'armée, d'un Gouvernement, d'un parti, d'une nation, d'une race
entière.
Et si la réputation du génie militaire de Napoléon n'était pas trop
haute pour être entamée par la perte d'une bataille, même de la bataille
de Waterloo qui a mis fin à sa carrière, la maladresse de Grouchy au-
rait fait de Wellington le plus grand homme de guerre des temps mo-
dernes.
Tous, nous connaissons cet incident militaire qui a changé la face
de l'Europe ; mais sommes-nous aussi bien informés sur les motifs et
les responsabilités de la guerre à laquelle il a mis fin ?
Et que ne peut faire dire à la malheureuse histoire la mauvaise foi
habillant les incidents à sa guise ?
Ainsi a-t-on procédé dans le jugement des guerres civiles entre les
Haïtiens. On n'a recherché ni la situation des partis antérieurement à la
révolution, ni même la situation respective que leur avait faite cette ré-
volution au moment, ou la lutte a été engagée entre Toussaint Louver-
ture et André Rigaud. On n'a même jamais songé, que je sache, à re-
courir au critérium simple, et d'une efficacité non douteuse, qui
consisterait à rechercher si ces situations auraient produit des résultats
différents entre des hommes de même couleur. On a simplement
constaté que les Chefs des parties engagées dans ces luttes n'étaient
pas de même nuance de peau et l'on a conclu que là devait être la
cause de leur hostilité. C'est encore une théorie fondée sur un incident
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 231

et, pour en faire la preuve, on a continué à forcer [226] la valeur des


autres produits dans le cœur même de nos révolutions : ici c'est une
maladresse diplomatique des affranchis qui rend un certain nombre de
noirs victimes d'une lâche perfidie des blancs ; là c'est le vœ victis d'un
général noir passant par les armes des vaincus du camp ennemi.
Les affranchis jaunes du Sud auraient pu être plus habiles : ils l'ont
été en d'autres circonstances.
Les généraux noirs du Nord auraient pu être plus humains dans
l'exaltation de la victoire ; ils l'ont été en d'autres circonstances. En un
mot, cet incident dont la mauvaise foi a tant grossi l'importance, aurait
pu ne pas se produire et, en ce cas, on en serait la démonstration de la
rivalité de couleur ?
Mais, demande-t-on, comment se fait-il que l'identité de la cause et
du but final n'a pas suffi à fondre les deux révolutions en une seule ?
Comment la communauté du patriotisme, du dévouement à la race
noire a-t-elle été impuissante à prévenir leur choc, s'il n'existait pas
entre elles une cause latente de rivalité soit dans l'opposition, de castes
entre affranchis et esclaves, soit dans l'opposition de couleur entre
nègre et mulâtre ?
On ne s'aperçoit pas que dans cette question même on suppose
l'existence de choses qui avaient déjà disparu de Saint-Domingue lors-
qu'éclata entre le Nord et le Sud, entre Toussaint Louverture et André
Rigaud a prétendu guerre de caste ou de couleur.
Ces deux hommes et les deux sections du pays qui avaient suivi
leur bannière respective, dont la pensée s'incarnait en eux, avaient été
condamnés à lutter séparément contre un ennemi commun placé entre
les deux camps et intéressé à leur isolement. Ils ne pouvaient se rap-
procher l'un de l'autre que par leurs propres victoires en écrasant, en
détruisant l'obstacle qui les séparait.
Si ces victoires n'avaient été obtenues que d'un seul côté, le vain-
queur, marchant à la délivrance des vaincus de la race, eut déterminé
l'unité de vues et d'actions dans toutes les classes. Mais il n'en a pas
été ainsi, les deux groupes combattant isolément ont vaincu l'un et
l'autre.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 232

[227]
C'est la victoire ainsi obtenue séparément par chacun qui, en dé-
blayant le terrain, les a mis pour la première fois en présence.
Il n'y avait plus à réclamer ni égalité des libres avec les blancs, ni
émancipation des esclaves, à ce moment. Tout cela avait déjà été enle-
vé de vive force puis légalisé, consacré par la France, lorsque maîtres
d'une colonie ou l'autorité métropolitaine n'était plus que nominale,
chacun des deux conquérants s'aperçut qu'il n'était pas seul.
Deux puissances nouvelles s'étaient élevées sur les ruines du ré-
gime colonial. Ces deux puissances étaient étrangères lune à l'autre,
indépendantes l'une de l'autre. Elles étaient également et exclusive-
ment guerrières, elles avaient pour origine commune le succès, le
triomphe de la force. Chacune de ces puissances était aux mains d'un
soldat vainqueur, maître absolu du cœur et des bras de son armée
triomphante, et de plus, d'un homme, pas plus qu'un homme comme
Charles le téméraire et Louis XI, comme le premier Bonaparte et Pitt,
comme Napoléon III et Guillaume de Prusse.
Ces deux haïtiens auraient-ils été d'une seule et môme couleur
comme tous les illustres ambitieux dont la rivalité remplit toutes les
pages de l'histoire de l'Europe ; Toussaint serait-il un mulâtre comme
Rigaud, celui-ci, au contraire, serait-il un noir comme Toussaint, que
leur rivalité n'en serait pas moins inévitable, fatale.
L'orgueil du triomphe, le sentiment de sa puissance dont la race
noire venait d'avoir la révélation, l'ambition même de cette race
d'exercer à son tour la domination dans les lieux naguère témoins de
son humiliation, tout cela se résumait, s'incarnait dans ces deux, fils de
négresse.
Ils se devaient tout l'un à l'autre, il est vrai, mais ils ne le savaient
pas car ils ne s'étaient rien donné, ils n'avaient rien reçu l'un de l'autre
directement, visiblement. Ils ignoraient que chacune des deux insur-
rections qui les avaient faits ce qu'ils étaient, auraient infailliblement
succombé sans l'autre. Faisant leur profit respectif de toutes les cir-
constances de leur double lutte, sans se voir, [228] sans se concerter,
le chef suprême sortant de chacune de ces deux insurrections tenait la
sienne pour être la principale, la seule essentielle, et considérait l'autre
tout au plus comme un incident favorable.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 233

Marchant parallèlement au même but, ne s’entraidant qu'à leur insu


par leur éloignement providentiel qui faisait diversion à tous les
moyens politiques ou militaires de l'ennemi commun, ils parvinrent
comme ils purent à la réalisation du but, à l'accomplissement de leur
mission providentielle sans s'être jamais vus, jamais connus.
La liberté avait été conquise, l'esclavage avait cessé d'exister de
fait et de droit, deux armées puissantes, disciplinées, aguerries, obéis-
sant à des chefs valeureux, aimés, adorés de leurs soldats de toute cou-
leur, tenaient respectivement le Nord et le Sud sous leur puissance.
Leur choc était d'autant plus inévitable que le colon vaincu était
encore là, libre de fomenter la division et la guerre entre ses vain-
queurs. Il ne pouvait voir dans leur lutte inévitable qu'une occasion de
se réjouir, peut-être même de se venger. C'était pour lui une fête, il prit
soin d'en hâter la venue. 96 Il en fit les apprêts d'autant plus allègrement
qu'il ne savait pas que c'est lui qui aurait finalement à en payer les
frais.
Laguerre civile éclata donc entre Toussaint Louverture, non l'an-
cien esclave de Bréda, luttant pour la réhabilitation de sa caste, mais
général français, lieutenant-gouverneur de la colonie de St-Domingue,
et André Rigaud, non l'ancien affranchi des Cayes, luttant pour la ré-
habilitation de sa caste, mais général français aussi, gouverneur mili-
taire de la province du Sud de St-Domingue.
Toussaint Louverture devait être vainqueur, dans cette lutte. C'était
dans la logique des destinées de la race noire en Haïti. Il fut le vain-
queur. La Providence lui avait [229] assuré de longue main les élé-
ments de la victoire en prévision d'une nouvelle et grande lutte non
contre ses propres frères, contre des nègres, mais contre les blancs,
contre les ennemis de sa race.
Elle entendait lui réserver la gloire immortelle de couronner sa
noble carrière, en faisant l'unité haïtienne, en conduisant tous ses
frères à la victoire suprême qui devait consolider leur première
conquête, en accomplissant enfui l'Indépendance d'Haïti.

96 Le gouverneur Laveaux, que M. Schœlcher appelle un honnête homme,


avait nommé Toussaint Louverture général en chef. Son successeur Hédou-
ville, que les historiens français appellent un pacificateur, maintint Toussaint
à ce poste mais en affranchissant Rigaud de l'autorité de ce chef noir. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 234

Il manqua sa destinée ; il la manqua par une faiblesse, par une


faute indigne de son génie. Cette faute il la commit à l'ouverture
même de sa lutte contre Rigaud. Elle lui valut d'aller finir dans une
triste et froide cellule du fort de Joux, dans le Jura, une carrière dont le
couronnement aurait été, autrement, le diadème impérial ou royal, ou
bien la présidence moins éclatante, mais plus digne d'une République
indépendante et souveraine.

VI. Toussaint et Rigaud.

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Le trait dominant du caractère de Toussaint Louverture était incon-


testablement l'ambition, une ambition insatiable, servie par une volon-
té de fer qui lui permettait décéder, de dissimuler devant l'obstacle,
mais insuffisante à maîtriser cette ambition elle-même, à lui marquer
des bornes.
Les actes de violence auxquels il s'est laissé entraîner par cet ex-
cessif amour de la puissance, ont permis de mettre en discussion la
sincérité de son dévouement à sa race, aussi bien que celle de ses sen-
timents religieux.
Ces deux traits du caractère de ce grand homme ne sont pourtant
pas plus contestables que son ambition effrénée. Toute l'histoire du
christianisme témoigne des actes épouvantables de cruauté auxquels le
fanatisme a pu entraîner même des propagateurs de la charitable doc-
trine évangélique. On ne saurait pourtant considérer le fanatisme
comme [230] une négation du sentiment religieux, puisqu'il n'est que
l'exaltation maladive produite par la profondeur de ce sentiment.
Toussaint Louverture était sincèrement, profondément dévoué à sa
race. Le nègre tout entier s'incarnait en son être. Mais son amour de sa
race n'était point en lui un sentiment contemplatif, passif. Cela n'était
point compatible avec l'activité foudroyante d'une âme faite pour la
lutte, pour le combat. Tous les griefs de sa race, sa longue humiliation,
sa soif ardente de réhabilitation, toutes ses espérances, toutes ses aspi-
rations remplissaient l'âme de l'ancien esclave, et avivaient sa dévo-
rante ambition. C'était la source même de cette ambition. C'en était
aussi la justification aux yeux de sa conscience.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 235

À quelque hauteur qu'il put s'élever, il voulait monter encore, car


ce qui s'élevait en lui et avec lui, c'était le nègre, c'était sa race.
II cédait d'autant plus volontiers à son ambition qu'elle était imper-
sonnelle en quelque sorte, mêlée, confondue comme elle l'était au fa-
natisme de race, alimentée comme elle l'était par ce fanatisme. S'il
voulait être le premier à St-Domingue et dans le monde, c'était bien
pour associer sa race à cette grandeur suprême. C'est à sa race qu'il
ambitionnait d'ouvrir la voie à la réhabilitation, à la grandeur. Cette
pensée obsédante, autant que noble et généreuse, n'est pas moins ma-
nifeste dans ses actes que dans les titres remarquables avec lesquels il
a voulu transmettre son nom à ta postérité :

Toussaint Louverture
Le premier des noirs.
Cet homme fut un ambitieux de génie. Mais son ambition était aus-
si providentielle. C'est par cette ambition même qu'il a servi et réhabi-
lité sa race. C'est en tournant, ou en brisant impitoyablement tous les
obstacles a sa marche ascendante ; c'est en devenant, lui, nègre et ci-
devant esclave, un Général français, le Gouverneur de la plus belle co-
lonie française ; c'est en élargissant cette colonie, [231] par l'adjonc-
tion de la colonie espagnole voisine ; c'est en assujettissant tous les
blancs de l'île à son autorité suprême, incontestable et incontestée ;
c'est en ramenant l'ordre et la prospérité dans cette île, qu'il a prouvé
que le nègre est un homme, que cet homme peut être civilisé et civili-
sateur, que l'esclavage des noirs a été un crime, que le préjugé de race
ou de couleur est une absurdité.
La grande ambition de Toussaint Louverture, je le répète, a été pro-
videntielle. Son élévation était nécessaire à la réhabilitation de la race
noire non pas seulement en Haïti, mais dans le monde entier. Sans lui,
sans son insatiable ambition, ses frères combattant dans le Sud et dans
le Nord, seraient peut-être parvenus à arracher le décret d'émancipa-
tion générale à la France. Ils auraient résolu le problème de l'esclavage
à Saint-Domingue ; mais la question de race resterait pendante. Il fal-
lait Toussaint, il fallait le renversement de la domination blanche à
Saint-Domingue même, et sous pavillon français, pour dépasser
l'émancipation et obtenir la réhabilitation, l'effacement de la souillure
de l'esclavage. Sans ce grand homme, sans sa merveilleuse carrière,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 236

les habitants de notre île, nègres ou mulâtres, formeraient un peuple,


une société d'affranchis, de descendants d'esclaves, au lieu d'être ce
que nous sommes : des haïtiens, des hommes libres, fils et petits-fils
d'hommes libres, enfants de leurs œuvres, enfants de la victoire.
Il est permis même de douter que les haïtiens eussent osé rêver de
se rendre indépendants de la France, entreprendre et accomplir ce
grand et dernier acte de réhabilitation, sans l'exemple des succès qui
avaient couronné l'ambition de Toussaint Louverture.
Ce grand homme était sincèrement, profondément religieux. De
même que son ambition s'alimentait, se fortifiait de son amour fana-
tique pour sa race, de même il rapportait à Dieu, à sa protection mani-
feste, au moins pour lui-même, ses rapides et merveilleux succès. Son
âme se fortifiant dans le fanatisme religieux arrivait à l'insensibilité.
[232]
Tenant pour des inspirations d'en haut, les moyens quelconques qui
s'offraient à son esprit au moment d'agir, il fut, comme tous les fana-
tiques, cruel et sans scrupule. « La fin, dit-on, comme maxime poli-
tique, justifie le moyen ». Pour Toussaint Louverture, qui priait Dieu
de l'inspirer dans les grandes occasions, le succès était la preuve de
l'inspiration divine et il allait au pied des autels en remercier l’Être Su-
prême.
Comme tous ceux qui se sont intéressés à la vie de ce grand
homme, j'avais appris dans les livres des étrangers, aussi bien que
dans ceux de mes compatriotes, à considérer les prières, les sermons,
les messes et les Te-Deum de Toussaint Louverture comme des mome-
ries, des actes d'hypocrisie. Un point obscur cependant, m'a longtemps
préoccupé à cet égard : qu'elle pouvait bien être à ses yeux la nécessi-
té, ou la simple utilité pratique de cette hypocrite dévotion ? Comme
citoyen français, il était, de même que tous ses frères, fils de la Révo-
lution qui s'accomplissait en France contre l’Église, non moins que
contre le Trône. Les seuls défenseurs, les seuls amis de sa race en
France, étaient des révolutionnaires, des voltairiens. C'est de la philo-
sophie et non de la religion qu'était sorti le grand mouvement de réno-
vation sociale dont il s'empressait de profiter pour sa race et pour lui-
même. Ne nuisait-il pas plus à sa cause qu'il ne la servait par toutes
ces pratiques publiques de dévotion ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 237

Mais la lumière se fit dans mon esprit, la sincérité de la foi de


Toussaint Louverture cessa d'être douteuse pour moi le jour où le ha-
sard me mit en possession du fait historique, non plus de ses dévo-
tions, de ses prières, mais de sa terrible imprécation contre le Dieu des
chrétiens.
C'était pendant sa lutte contre l'expédition Leclerc. La grande faute
de sa vie dont j'aurai à parler bientôt avait retiré de lui l'affection, le
dévouement de ses frères. Chaque jour, à chaque heure, une nouvelle
défection venait ajouter à ses angoisses, lui montrer de plus en plus
proche l'heure suprême de la chute, de l'écrasement. Il se trouvait au
bourg de la Petite-Rivière de l'Artibonite où il [233] allait souvent à
l’Église hors des heures consacrées au service. Défense était faite à
ses officiers de l'y suivre. Le curé et ses servants se retiraient discrète
rient dans la sacristie. Le Gouverneur, absolument seul dans le temple
du Seigneur, allait s'agenouiller au pied de l'autel et restait ainsi plon-
gé dans de longues et silencieuses méditations. Un jour pourtant, il se
redressa brusquement et se mit à marcher à pas lents, les bras croisés,
le regard sombre. Le curé, un moine, qui l'observait à distance comprit
que son âme était agitée par des pensées douloureuses. Voulant lui of-
frir les consolations de la religion, le prêtre s'avance et lui présente un
crucifix, Toussaint réveillé de ses sombres et absorbantes réflexions,
entre dans un violent accès de colère, repousse le prêtre en lui arra-
chant le crucifix des mains, puis jetant la sainte image sur le sol il la
foule du pied en s'écriant :

« Non je ne veux plus servir ce Dieu ; je ne veux plus croire en lui. Il


est l'ennemi de ma race, il n'est que le Dieu des blancs. » 97

Ces paroles n'ont jamais pu être prononcées par un faux chrétien,


par un charlatan de dévotion. Ce sont bien celles d'un croyant, d'un
homme convaincu que sa conduite avait été conforme à la volonté di-
vine, que sa vie devait être agréable à Dieu et qui ne comprenait pas la

97 Ce fait n'est point rapporté par les historiens d'Haïti. Le récit en a été fait
dans un ouvrage peu connu. « Les voyages d'un Naturaliste » par le Dr. De-
courtilsz qui était dans la sacristie avec le curé et s'est trouvé ainsi témoin de
cette imprécation de Toussaint. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 238

justice de l'abandon où il se croyait plonger, du vide que la main de


Dieu, en se retirant de lui, faisait autour de ses drapeaux.
Toussaint Louverture était-il travaillé avant sa lutte contre Rigaud
par des passions malheureuses, la haine ou l'envie, sinon contre les af-
franchis en général, mais contre les mulâtres en particulier ? Cela n'est
pas admissible, parce que nous n'avons pas de témoignage historique
de ce ; sentiments haineux avant la guerre fratricide, lit, à défaut de
faits positifs antérieurs à cette guerre, il n'est pas permis [234] de sup-
poser une haine secrète de cet homme contre ses propres frères, luttant
à ses côtés, sous sa direction, sous ses ordres, pour le triomphe de la
cause commune. Toussaint n'avait pas, ne pouvait pas avoir de griefs
contre les mulâtres qui l'entouraient. Et jusqu'au jour où son orgueil et
son ambition se heurtèrent à l'orgueil et à l'ambition non moins légi-
times d'André Rigaud, il ne pouvait se forger non plus des griefs ima-
ginaires contre la prétendue caste-mulâtre ; car pour lui, comme pour
tous les noirs qui combattaient sous lui dans le Nord, le mulâtre c'était
Ogé et Chavanne, c'était l'échafaud, c'était le martyr.
Toussaint haïssait-il du moins dans le mulâtre, le sang du blanc ?
Oubliait-il, en voyant dans le mulâtre le fils du blanc, de l'esclava-
giste, que c'était aussi le fils de la négresse, de sa sœur esclave ?
Cela n'est pas moins inadmissible que l'hypothèse de l'envie hai-
neuse de l'esclave contre son frère affranchi. Toussaint ne pouvait re-
porter au mulâtre, comme fils du blanc, des sentiments haineux qu'il
n'éprouvait pas à l'égard du blanc lui-même,
Toussaint Louverture ne haïssait point l'esclavage sous sa forme
économique, pour l'injustice souveraine de l'accaparement au profit
exclusif d'un homme de tonte la force productive d'un autre homme.
Il le haïssait sous sa forme coloniale, c'est-à-dire comme signe de
l'humiliation, de la domination de sa race.
Il le haïssait comme signe de l'infériorité de 600,000 hommes de sa
race dominés, asservis, par 40,000 hommes d'une autre race.
Nous ne devons ni grandir au-delà du vrai, ni rapetisser l'œuvre des
personnages historiques. Il faut reconnaître que le fanatisme de race
de Toussaint Louverture élevait sa pensée au-dessus des mesquines
questions de castes, mais ce fanatisme même limitait la hauteur à la-
quelle pouvait atteindre cette pensée : elle ne parvint pas, elle ne pou-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 239

vait pas parvenir à la notion suprême de l'humanité. Il ne comprit pas,


il ne pouvait pas comprendre [235] les formes infinies que peut revêtir
l'asservissement de l'homme par l'homme, en dehors de l'esclavage
proprement dit. La notion des libertés civiles et politiques ne pouvait
trouver place dans ses conceptions. Absorbé tout entier par l'idée fixe
de la réhabilitation de sa race au moyen du renversement de la supré-
matie des blancs, de la domination absolue à Saint-Domingue d'un
homme de la race noire, de lui Toussaint Louverture, il ignora toute sa
vie les droits de l'homme.
Il n'en n'avait pas trouvé la notion dans le cabanon de l'esclave, il
n'en reçut point la révélation dans le palais du Gouverneur de Saint-
Domingue.
Les affranchis auxquels il a plu à la Providence de conférer l'hon-
neur de diriger les luttes de la race noire contre le régime colonial, de
marcher eux-mêmes et de conduire leurs frères esclaves à la liberté
dans l'Ouest-Sud de Saint-Domingue, ne poursuivaient point comme
Toussaint Louverture la réalisation d'une pensée de suprématie, de do-
mination. Appuyés, comme il l'a été expliqué ci-dessus, sur les répu-
blicains, les philanthropes de France, leur idéal était le principe philo-
sophique de l'égalité entre les hommes. L'esclavage ayant disparu de
St-Domingue, les nègres et les mulâtres, anciens ou nouveaux libres,
ayant été appelés au partage de l'autorité politique et du commande-
ment militaire avec l'ancienne caste des maîtres, ils pouvaient croire,
ils crurent que le but était atteint, qu'il n'y avait plus qu'à conserver
des biens si péniblement acquis. Et, n'ayant aucun motif d'appréhender
une tentative de rétablissement de l'ancien régime colonial tant que la
République existerait en France, ils furent et restèrent pour leur mal-
heur profondément, fanatiquement dévoués à la France Républi-
caine 98.
98 Je suis heureux de produire ici l'aveu fait par le français Victor Schœl-
cher lui-même, de cet état d'esprit des affranchis de Saint-Domingue au sujet
de la liberté générale et surtout de leur aveugle dévouement à la France qui
les en a si tristement récompensés, où même des philanthropes ne cessent de
s'efforcer de les flétrir, de vouer leurs noms à la haine et au mépris de la race
noire elle-même dans le monde entier.
Il n'y avait dans la nature des choses aucune impossibilité à ce renverse-
ment de l'incident ou plutôt de l'accident de cette opposition de couleur
entre les « deux proconsuls » du Nord et du Sud. On sait que dès l'organisa-
tion de leur révolte, les affranchis choisirent comme leur premier et
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 240

[236]
La position de ces hommes, par rapport aux anciens esclaves de
cette région, parvenus avec eux et par leur initiative, à la liberté natu-
relle et à l'égalité civile et politique, était celle d'une étroite solidarité
que la communauté de la gloire rendait encore plus indestructible que
celle du sang.
Un homme surtout, parmi les chefs des affranchis, s'était particu-
lièrement signalé à l'attention de tous par son ardeur révolutionnaire,
par la conformité de sa pensée avec la généreuse pensée de Jean-Bap-
tiste Chavanne. Cet homme, c'était le mulâtre André Rigaud.
Tandis que les deux principaux chefs militaires des affranchis, le
mulâtre Beauvais et le nègre Lambert, acclamés respectivement pre-
mier et deuxième Capitaine-Général des insurgés, de même que le
mulâtre Pinchinat, leur inspirateur, leur directeur politique, embarras-

deuxième Capitaine-Général, Beauvais, un mulâtre, et Lambert, un nègre.


Rigaud n'arrivait qu'au troisième rang avec le grade de Colonel. Lambert au-
rait pu avoir les qualités ou les défauts qui ont fait la force de Rigaud. Celui-
ci pouvait aussi bien partager les vertus ou les défauts qui ont fait la fai-
blesse de Beauvais et de Lambert. En ce cas, le proconsul du Sud, le rival de
Toussaint Louverture serait comme lui, un nègre. La rivalité entre ces deux
hommes en serait-elle moins fatale ? Ambitionneraient-ils moins l'un et
l'autre le titre de « premier des noirs » ? Les blancs seraient-ils moins en-
clins à soulever des « passions mauvaises » dans leurs cœurs, à faire naître
entre eux la jalousie, l'envie, la « haine », à les pousser à s'entrégorger pour
les affaiblir et les ré-asservir ? Mais quel serait alors le prétexte de la guerre,
peut-on demander ? Hélas ! ce serait le même, toujours le même : guerre de
couleur, guerre de caste. Le Gouverneur Hédouville écrirait à Lambert ce
qu'il avait écrit à Rigaud : « Toussaint Louverture trahit la cause de la liberté
des noirs ; il est vendu aux blancs anglais qui maintiennent l'esclavage dans
leurs colonies, sus à Louverture. Le coadjuteur de ce Gouverneur, le com-
missaire civil, ce Roume qu'on ne saurait trop fortement dénoncer au mépris
de l'humanité entière, aurait eu à faire une légère variante à son thème. Il ne
pourrait pas dire aux noirs du Nord : « le chef du Sud est un mulâtre qui … »
il leur dirait ; « Lambert trahit la cause de la liberté des noirs ; il est vendu
aux mulâtres qui ne peuvent se consoler de l'abolition de l'esclavage et
veulent le rétablir à Saint-Domingue, sus à Lambert. » N'est-ce pas le procé-
dé que la cupidité et l'ambition emploient depuis cinquante ans en Haïti,
pour discréditer tout noir dont le patriotisme gêne les fauteurs de discorde ?
Vendu aux mulâtres ! N'est-ce pas le crime irrémissible pour lequel on en-
voie à la mort des nègres innocents de toute action punie par les lois ou ré-
prouvée par la morale. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 241

saient, alourdissaient leur marche, en s'attachant scrupuleusement aux


principes des amis des noirs ; tandis que ces hommes s'exposaient à
compromettre leur œuvre par la prétention insensée de faire une révo-
lution sans vouloir être des révolutionnaires ; de recourir à la violence,
à la guerre, sans vouloir sortir de la légalité, Rigaud, plus hardi, plus
bouillant, devint rapidement le centre, le leader du véritable élément
révolutionnaire qui devait sauver l'insurrection et en assurer le
triomphe, en dépit des fautes [237] et des faiblesses de ses chefs. Sans
la fougue d’André Rigaud et des vaillants jeunes hommes qui se grou-
paient autour de lui, l'insurrection des affranchis n'aurait probablement
abouti qu'à un impitoyable fiasco. Tremblant de se voir accuser de
désordre en associant du premier coup les revendications des esclaves
aux revendications des affranchis ; n'osant point dégager et utiliser la
seule force qui put être à leur disposition dans l'organisation coloniale,
ils se seraient irrémédiablement aliénés la masse esclave et celle-ci, au
moment suprême, n'aurait point répondu à leur appel.
Les fautes commises avaient même été assez graves pour rendre
probable cette funeste conséquence. Mais grâce à l'attitude d’André
Rigaud et de ses adhérents, les esclaves du Sud ne cessèrent jamais de
considérer la cause des affranchis en révolte, comme leur : propre
cause.
Il arriva ainsi que les incidents les plus détestables de cette lutte,
ceux qui devaient placer les affranchis sous le jour le plus odieux,
comme par exemple la triste affaire des Suisses, avaient tous contribué
à développer la popularité d’André Rigaud, à élever son prestige aux
yeux des jeunes mulâtres qui comptaient sur son audace pour sauver
et assurer leur gloire, aussi bien qu'aux yeux des masses esclaves dont
toutes les espérances de liberté et de bonheur étaient fondées sur la
vaillance généreuse de [238] ce glorieux fils de négresse. 99 Dans le
Département du Sud surtout, où il avait opéré seul et exercé le com-
mandement supérieur, Rigaud était littéralement l'idole de tous les
nouveaux citoyens noirs ou jaunes de la République Française qui
avaient surgi dans ce Département à l'ombre de sa vaillante épée. 100

99 On ne sait pas assez à l'étranger, et même en Haïti, qu'André Rigaud


était le fils d'une négresse africaine, dont un autre fils, Joseph, de pur sang
africain, n'a jamais été séparé de son frère mulâtre ni dans la paix ni dans la
guerre.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 242

La lutte terminée entre les habitants de Saint-Domingue, Rigaud


resta commandant militaire de ce Département témoin de ses exploits
contre le colon français et plus récemment encore de ses éclatantes
victoires contre les Anglais, qui lui valurent la renommée « du plus
habile, du plus grand Général de la race noire ». L'autorité du Com-
mandant du Sud avait été, non déléguée, mais reconnue, sanctionnée
par le Gouvernement colonial. Rigaud la tenait de ses œuvres, de son
épée. Elle était fondée, cette autorité, sur l'amour idolâtre, le culte

100 « Le Général Desfourneaux (blanc) écrivait des Cayes à Laveaux blanc.


Gouverneur résidant au Cap le 17 juillet 1796 : u Ni avant ni depuis la Ré-
volution, aucun militaire n'a joui d'une autorité aussi vaste que celle de cet
officier-général (André Rigaud.) II est tout, il peut tout, et je le crois capable
de tout pour conserver un pouvoir devant lequel tout bon républicain doit
craindre devoir expirer l'autorité nationale. »
(Victor Schœlcher. Vie de Toussaint Louverture, pages 203, 204.)
« L’administration de Rigaud, ajoute l'écrivain auquel nous empruntons cette
citation, était exclusivement militaire. »
En fallait-il davantage pour expliquer le choc inévitable, fatal, de ce chef
du Sud avec un autre « officier général » exerçant aussi sur un autre point du
même territoire une administration exclusivement militaire et duquel on
pouvait dire avec non moins de vérité que « ni avant, ni depuis la Révolu-
tion, etc.... jusqu'à l'expiration de l'autorité nationale » inclusivement ?
Et quelle difficulté historique y avait-il à résoudre à cet égard, pour justi-
fier ou même expliquer la criminelle hypothèse du regret de l'abolition de
l'esclavage parles mulâtres et de leur désir de le rétablir ? Comment qualifier
cette accusation hypothétique contre un être humain, contre un homme du
courage et d'honneur, possesseur d'une âme généreuse et chevaleresque car
tel fut André Rigaud de l'aveu même de Mr. Schœlcher dont la mère, la
propre mère était une négresse importée d'Afrique pour être esclave à Saint-
Domingue ?
Hâtons-nous d'ajouter que celte calomnie... inqualifiable, a été ramassée
et employée comme manœuvre politique, comme ruse de guerre par Tous-
saint Louverture : il n'a pas pu croire, il n'a jamais cru à la sincérité de cette
imputation ni contre André Rigaud ni contre la caste, classe ou clique des
mulâtres. Les vrais sentiments de ce grand homme envers ses frères jaunes
ont été révélés par lui-même quelque temps avant que le blanc eût réussi à
produire l'explosion des passions mauvaises entre les fils de la négresse. Au
nègre Dieudonné qui, à la tête d'une troupe d'insurgés noirs, refusait de se
soumettre aux chefs des affranchis, Toussaint Louverture écrivait le 12 fé-
vrier 1796, les paroles suivantes que doivent recueillir pieusement tous les
haïtiens qui veulent connaître « l'histoire vraie » de leur pays, qui désirent
sincèrement le relèvement, le bonheur de leur race : « Croyez-moi, mon cher
ami, oubliez toute animosité particulière ; réconciliez-vous avec nos frères
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 243

dont il était l'objet de la part des noirs, de tous les noirs, non moins
que des mulâtres de ce Département. Il n'avait ni ennemis, ni [239] ri-
vaux dans son commandement. Il régnait sur les cœurs. La puissance
nouvelle établie dans ce Département lui appartenait. Il en disposait
souverainement. Il n'était même pas libre d'y renoncer.
L'amour, le dévouement des noirs du Sud allant à un autre qu'au
« premier des noirs » alluma dans le cœur de Toussaint Louverture
une jalousie contre son prestigieux frère jaune, que les blancs s'effor-
cèrent de pousser au paroxysme eu même temps qu'ils s'appliquaient à
exciter aussi la jalousie de Rigaud par les faveurs éclatantes dont ou
comblait son rival.
On caressait, on attisait systématiquement l'ambition de Toussaint :
« Dieu rend aveugles les hommes qu'il veut perdre. »
Nommé Général de brigade en même temps que Rigaud, Toussaint
Louverture fut élevé successivement au grade de Général de division,
puis au rang de Général-en-chef de l'armée de St-Domingue et de
Lieutenant-Gouverneur de la colonie.
[240]
Quiconque refusait de plier sous sa volonté de fer, avait été impi-
toyablement brisé. Les Gouverneurs militaires et les Commandants ci-
vils, représentant l'autorité de la Métropole, Laveaux, Sonthonax, Hé-
douville, etc., après avoir tour à tour servi de marche-pied à son éléva-
tion, avaient été successivement mis à la porte par l'omnipotent Géné-
ral-en-chef. Il ne gardait plus autour de lui qu'un représentant officiel
de la France, le Commissaire civil Roume, qui obéissait docilement
aux suggestions du Général-en-chef et légalisait ses actes, Roume que
Toussaint Louverture, après s'en être servi contre Rigaud, devait dé-
Rigaud et Beauvais : ce sont de braves défenseurs de la liberté générale qui
aiment trop leur patrie pour ne pas désirer de tout leur cœur d'être vos amis,
ainsi que tout le peuple que vous commandez » ibid. page 137.
Non ! jamais l'accusation de vouloir replonger sa mère, sa propre mère,
dans l'esclavage, n'a été prononcée ni accueillie contre le mulâtre par la
conscience de son frère noir. C'est l'œuvre du blanc, imaginée, comme tout
ce qui se rattache à la question de race et à l'institution du préjugé de cou-
leur, « inventée par le blanc dans son intérêt, à son profit et pour son bien-
être exclusif. » Cette accusation ne se retrouve que dans la bouche ou sous la
plume des Étienne Laveaux, des Sonthonax, des Rochambeau, des Roume et
d'autres blancs. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 244

pouiller de tout prestige en le constituant prisonnier dans la petite ville


de Dondon. Beauvais lui-même, l'ancien généralissime des affranchis
de l'Ouest-Sud, avait subi la domination du César noir, s'était soumis à
l'envahissante omnipotence du Général-en-chef et obéissait respec-
tueusement, docilement à l'autorité dans son modeste commandement
de la ville de Jacmel.
Au milieu de toutes ces têtes courbées et soumises, du Représen-
tant officiel de la France jusqu'au plus humble cultivateur, un seul
homme restait debout, la tête haute, l'œil fier, c'était André Rigaud, le
libérateur et l'idole des nègres et des mulâtres du Sud.
Ce qui avait fait la force d'ascension de Toussaint Louverture,
c'était la hardiesse de ses appels aux armes à la masse noire, à la seule
force réelle qu'il y eut à Saint-Domingue, jusqu'au jour où la France y
eût envoyé une armée. « On veut vous remettre dans l'esclavage » Tel
était le mot d'ordre qu'il faisait répandre parmi les noirs quand il vou-
lait les agiter et agir sur l'esprit timoré des hommes qui tremblaient à
la seule idée du renouvellement des orages dont on sortait à peine.
La menace du soulèvement des noirs avait toujours eu l'effet atten-
du, tant qu'elle s'adressait à des Européens, à des blancs ; mais elle ne
pouvait abattre la fierté de Rigaud, car lui aussi, il connaissait cette
source unique de la force à Saint-Domingue ; il y avait puisé et il était
certain que, dans son Département du moins, nul homme vivant ne
[241] pouvait lui aliéner le cœur de ses concitoyens, le dévouement de
ses soldats.
Toussaint Louverture était devenu le chef hiérarchique de Rigaud,
mais celui-ci restait le seul vrai chef de son Département. Il obéissait à
l'autorité légale du Général-en-chef, s'exerçant dans les limites légales
du service officiel ; mais il n'était point un lieutenant politique de son
chef, militaire gravitant dans son orbite, subissant son influence, sa
domination.
Cela ne pouvait suffire à Toussaint Louverture ; Cet homme était
pour lui un rival et un rival, dans ce qui lui tenait le plus au cœur, un
prétendant au partage de l'amour enthousiaste des noirs, de l'influence,
de l'autorité, résultant du développement de la puissance des nègres à
Saint-Domingue.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 245

Dans l'aveuglement de la passion, Toussaint mit à nu l'état de son


âme en dénonçant à la haine des noirs et comme fils de blanc, le fils
de leur propre sœur, le fils de la négresse.
Les faits historiques portent en faveur d’André Rigaud, le témoi-
gnage de nobles efforts tentés par ce grand haïtien pour éviter la lutte
fratricide. Il offrit plusieurs fois sa démission au représentant de la
France ; Roume refusa toujours de l'accepter et Toussaint Louverture
laissa faire Roume. Le premier désirait cette guerre ; il y poussait de
toutes ses forces et Toussaint, sûr de la victoire, ne voulait point re-
noncer à assouvir sa passion. Il avait pris ses mesures de longue main ;
depuis longtemps le Nord et la région de l'Artibonite étaient partout
sous la main d'hommes dévoués à sa personne, aveuglément soumis à
son influence, à son autorité. Il se tenait au Port-au-Prince et retenait
ainsi sous son autorité directe presque tout le département de l'Ouest
où la seule ville de Jacmel restait libre de s'associer à la fortune de Ri-
gaud.
C'est après avoir pris toutes ces précautions qui devaient inévita-
blement assurer la défaite de son rival réduit aux seules forces du dé-
partement du Sud, le moins riche, le moins peuplé de la colonie,
comme sole rappelle le lecteur, [242] que l'illustre ambitieux se décida
à lever le masque.
Il ouvrit la campagne, en faisant prescrire à Rigaud, par Roume, de
remettre au général Laplume le commandement de deux arrondisse-
ments importants du Sud, constituant les postes avancés de ce départe-
ment vers l'Ouest. Le général Laplume était absolument à la dévotion
du général-en-chef et de plus, il était noir. Rigaud vit le piège et l'évita
en installant Laplume au poste qui lui était assigné. L'objet qu'on se
proposait était de pousser le commandant du département du Sud à
quelque refus, à quelque signe de mécontentement qui permettrait de
le déclarer en état de rébellion contre le gouvernement colonial et
d'envahir son département pour le forcer à la soumission.
Rigaud se montrait déterminé à ne point offrir un prétexte de ce
genre à son rival. À chaque provocation, il répondait en renouvelant
l'offre de sa démission. Cependant, chaque jour la guerre paraissait
plus inévitable que la veille, et de part et d'autre, on s'y préparait, on
hâtait les armements sans que nul put dire dans la colonie quel était le
motif ou quel serait le prétexte de cette guerre.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 246

Enfin dans son impatience fébrile d'en venir aux mains, Toussaint
Louverture prit la funeste résolution de brusquer les événements en
commettant la grande faute, la faute suprême de sa vie : il brisa sa car-
rière, il renonça, sans s'en douter, aux plus brillantes destinées pour la
satisfaction d'une coupable passion.
Le 21 Février 1799 le général-en-chef fit battre la générale à Port-
au-Prince et ordonna à fous les citoyens de se rendre à l’Église. « Il s'y
rendit aussi, monta dans la chaire évangélique, présenta quelques pa-
piers d'où il prétendait tirer les preuves d'une vaste conspiration ourdie
contre la colonie par les hommes de couleur. Selon lui, l'objet de cette
conspiration serait de replacer dans l'esclavage la masse noire dont
l'émancipation avait été légalisée depuis l793 (depuis 6 ans). Il rappela
la malheureuse affaire de la déportation des suisses (en 1791) pour
prouver la haine des hommes de couleur pour les ce noirs. Il ajouta à
ces déclamations criminelles, dit l'historien [243] auquel nous em-
pruntons ce récit, les injures les plus odieuses, les menaces les plus
terribles contre la classe entière, objet de ses préventions, sinon de sa
jalousie haineuse.
Pourquoi, s'écria-t-il, avez-vous sacrifié les suisses c'est parce
qu'ils étaient noirs. Pourquoi le général Rigaud refuse-t-il de m'obéir ?
C’est parce que je suis noir ; c'est parce qu'il m'a voué, à causa de ma
couleur, une haine implacable. Mulâtres je vois au fond de vos âmes ;
vous étiez prêts à vous soulever contre moi. Mais en quittant le Port-
Républicain (Port-au-Prince) pour me rendre au Cap, j'y laisse mon
œil et mon bras ; mon œil pour vous surveiller, mon bras qui saura
vous atteindre. »
On devine aisément l'effet de cette diatribe sur les blancs. Il y eut
fête à Port-au-Prince parmi eux ; mais les nègres et les mulâtres frap-
pés de stupeur, furent plongés dans la consternation d'un bout à l'autre
de la colonie. Les noirs dans le Nord ne savaient point quelle somme
de vérité il pouvait y avoir dans ces accusations de Toussaint Louver-
ture, du moins en ce qui concernait les mulâtres de l'Ouest-Sud qu'ils
ne connaissaient pas ; mais la généralisation de ces épouvantables ac-
cusations, leur extension à toute la classe mulâtre, heurta leur
conscience, car c'était un acte d'ingratitude envers les gens de couleur
du Nord, qui, libres ou esclaves, avaient toujours combattu dans les
rangs des insurgés du 22 Août.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 247

Dans le Sud, ce fut bien pis. En prenant Rigaud directement à par-


tie, le général-en-chef avait blessé les noirs dans leurs sentiments les
plus profonds. Est-ce que ces hommes le connaissaient, lui, Toussaint
Louverture ? Lui devaient-ils quelque chose, à ce nègre du Nord qu'ils
n'avaient jamais vu ni à leur tête, ni dans leurs rangs ? De quel droit
calomniait-il, menaçait-il leur chef, leur idole ? La colère, l'exaspéra-
tion de la population du Sud fut générale. Négresses et mulâtres, plus
unis que jamais dans aucune phase antérieure de nos révolutions, brû-
laient d'une égale ardeur de laver dans le sang l'insulte faite à tous, de
punir l'insulteur l'homme du Nord. Et le sudiste qui provoqua les pre-
mières hostilités [244] fut un noir : c'était Jean-Pierre Delva, de même
que l'ami intime de Rigaud, dénoncé avec lui par Toussaint Louverture
comme un ennemi des noirs, était Salomon, le fidèle compagnon du
chef du département du Sud, dont il contresigna tous les actes jusqu'à
la fin de la lutte.
Toussaint Louverture, pour parler comme plus tard le duc de Limo-
nade, « voulait faire de cette guerre une guerre de couleur » il croyait
affaiblir son rival en attirant à lui la masse noire du Sud.
Ce plan a-t-il réussi ?
L'histoire répond que jamais, à aucun moment, dans aucune cir-
constance, ni un régiment, ni un bataillon, ni une compagnie, ni un
seul homme à peau noire, ne lit défection à André Rigaud, ne passa
sous les drapeaux du général-en-chef. Vaincus, écrasés par les masses
profondes du Nord, de l'Ouest, de toute la colonie, ces hommes lut-
tèrent avec un courage héroïque et en mourant, ils bénissaient encore
le nom de leur bien-aimé chef.
Après sa défaite, Rigaud se retira en France. Comme son illustre ri-
val, il fut privé de l'honneur de concourir à l'indépendance de sa pa-
trie. En son absence, le Sud se donna à son ancien lieutenant et suivit
la bannière d'Alexandre Pétion dans les nouvelles haltes de la race
noire pour reconquérir la liberté et la dignité contre l'agression de Bo-
naparte.
Quand il revint en Haïti, l'Indépendance était accomplie ; la Répu-
blique existait dans l'ancienne région Ouest-Sud de St-Domingue. Ri-
gaud n'avait rien perdu de son empire sur les cœurs des nègres et des
mulâtres du Sud. Il n'eut qu'à se montrer dans ce département et, en
dépit du grand nom, des glorieux services de Pétion, le Sud tout entier
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 248

vola au-devant de son ancien chef et n'en voulut reconnaître aucun


autre.
Rentré de nouveau en possession de son ancienne autorité, de son
ancienne indépendance, il acheva ses jours dans la plénitude de sa
puissance, exhala son dernier soupir dans les bras de ses anciens com-
pagnons d'armes, et, nègres et mulâtres du Sud recueillirent pieuse-
ment les cendres [245] du plus grand homme qu'ait produit ce départe-
ment.
Par quelle fatalité le coupable et infructueux manifeste de Tous-
saint Louverture contre les mulâtres, et qu'il devait expier si cruelle-
ment lui-même, a-t-il pu servir à fourvoyer tant d'esprits éclairés, à
leur faire voir dans ce choc d'ambitions rivales, une guerre de caste,
une guerre de couleur, la manifestation entre les nègres et les mulâtres
d'Haïti d'une prétendue haine à laquelle la conduite de ces hommes
oppose tant et de si éclatants démentis !
Toujours les leçons de l'histoire demandées aux incidents, aux dé-
tails des faits, plutôt qu'à la recherche patiente de la pensée qui dirige
les actions des hommes.
Toussaint Louverture triompha de la résistance des nègres et des
mulâtres du Sud, par la seule puissance du nombre. Vaincus par la
force brutale, ces hommes restèrent insoumis néanmoins et vouèrent
une haine profonde à leur vainqueur et aux instruments de sa victoire :
les gens du Nord.
Là, et là seulement, se trouve la source des sentiments déplorables
qui, même à l'heure présente, retardent la fusion des populations de
ces deux sections du territoire en un tout compact. Les idées conserva-
trices ou libérales des uns ou des autres, pas plus que la partialité des
anciens gouverneurs de St-Domingue, ne sauraient avoir une part
quelconque dans cette sourde hostilité du Sud contre le Nord, que l'on
confond bien à tort avec de simples rivalités locales.
Toussaint Louverture rendit haine pour haine à la population en-
tière du Sud, et traita tous ses frères, les noirs aussi bien que les mu-
lâtres, habitant cette province, comme des étrangers, des ennemis,
comme un peuple conquis.
Sa fureur ne connut point de bornes contre les nègres surtout de
cette région qui avaient préféré un mulâtre à Lui Toussaint Louver-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 249

ture, et dont l'affection pour ce mulâtre vaincu, s'augmentait de toute


la haine, de toute l'exécration que lui vouaient ces nègres à Lui, « le
premier des noirs. »
Son âme ulcérée ne trouvait pas non plus l'apaisement dans les
nouveaux sentiments que sa haine de commande [246] contre les mu-
lâtres avait implanté dans le cœur de ses anciens compagnons, mu-
lâtres et noirs du Nord, dont l'affection s'éloigna graduellement, mais
invinciblement, irrésistiblement, de leur glorieux Chef.
« Cependant, il faut le dire, parce que c'est la vérité, la majorité
des noirs gémit partout de ces provocations à la haine d'une classe
d'hommes auxquels ils portaient naturellement un vif amour. Son
propre neveu, le Général Moïse, fut celui qui put oser manifester le
plus de regret de voir Toussaint Louverture tomber ainsi dans le piège
que lui tendaient les colons et le gouvernement français ; et si ce
n'était l'affinité du sang qui le liait au Général-en-Chef, celui-ci l'eût
fait périr dès le début de la guerre civile. Il semble qu'il réservait cette
victime pour un autre temps. » 101
Moïse chargé du commandement de l'armée d'invasion du Sud ne
déployait pas son ardeur ordinaire : il gémissait de cette guerre entre
frères, dont les blancs seuls devaient profiter, osait-il dire, en rétablis-
sant l'esclavage. Il eût voulu que Toussaint eût abandonné à Rigaud le
commandement en chef du département du Sud jusqu'à Léogane in-
clusivement..... Paul Louverture, Colonel de la 10e demi-brigade, et
frère de Toussaint, partageait les opinions de Moïse. » 102
Moïse, dans la générosité de son jeune cœur, ne pouvait pas com-
prendre une sanglante question de race entre haïtiens et haïtiens. Il
était nègre et ne concevait d'ennemi de sa race que le blanc, l'auteur de
l'esclavage colonial. Lorsqu'après avoir triomphé de Rigaud, Toussaint
Louverture sembla s'abandonner complètement à l'influence des
blancs, des anciens colons, Moïse ne put contenir l'expression de l'in-
dignation que lui inspirait la politique de plus en plus incompréhen-
sible de son oncle. Il manqua de prudence, en se croyant à l'abri, à
cause des liens du sang, de la fureur de Toussaint Louverture, transfor-
mé par ses cruelles [247] déceptions en un tyran sanguinaire. Il fut im-
pitoyablement fusillé.
101 B. Ardouin. Études sur l'histoire d'Haïti. 4e volume, pages 93 et 94.
102 T. Madiou. Histoire d'Haïti, tome 1, pages 342 et 343.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 250

L'on comprend aisément quels devaient être les sentiments de la


population noire dans la colonie entière à l'égard d'une politique qui
soulevait l'indignation des plus proches parents, des plus dévoués ser-
viteurs du Général-en-Chef.
Le mécontentement était dans tous-les cœurs, partout l'on murmu-
rait. Dès l'ouverture de la guerre impie, de la guerre maudite, la popu-
lation du Môle-St-Nicolas, dans le Nord, essaya de se soulever pour
sauver le Sud. Toussaint tomba sur elle avec la rapidité de la foudre et
noya la conspiration dans le sang des conjurés. Les plus compromis
parmi ces derniers avaient pourtant réussi à se sauver.

« Toussaint, dit un autre historien, M. E. Robin, tourna alors sa fureur


contre tous ceux qui, dans le Nord, avaient témoigné de la sympathie pour
la cause de Rigaud. C'est au Cap surtout que se commirent le plus d'atroci-
tés. L'âge, le sexe, l'innocence, rien n'y fut épargné. Une simple suspicion
suffisait pour faire envoyer à la mort de paisibles citoyens.
Après avoir, par de nombreuses exécutions, mis tout le Nord sous le
régime de la terreur, Toussaint reprit l'offensive contre le Sud. »

Voilà comment ce grand homme, affolé par la passion, força les


populations du Nord, par une discipline infernale, de marcher avec lui,
contre leur gré, contre leurs sentiments, à des victoires qui devaient
être en fin décompte beaucoup plus funestes pour le vainqueur que
pour le vaincu.
La victoire ne devait point sauver Toussaint Louverture de sa pas-
sion obsédante. Le touchant dévouement des nègres du Sud à André
Rigaud dans le cours de la lutte, leur admirable bravoure, tout cela
était fait pour surexciter la jalousie du premier des noirs, bien plus que
pour le délivrer de sou cauchemar du mulâtre.

« Essentiellement vindicatif et cruel, dit l'historien qui vient d'être cité,


Toussaint ne pouvait pardonner à ceux (les vaincus du Sud) qui avaient
embrassé la cause de [248] Rigaud. Sans avoir égard à l'amnistie qu'il pro-
clama en leur faveur… pour mieux les avoir sous la main, il continua de
les envoyer à la mort sans pitié. De nombreuses fusillades eurent lieu,
après la guerre, dans toutes les villes du Sud, principalement à Jérémie, au
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 251

Corail, au Petit-Trou, à l'Anse-à-Veau, à Miragoàne et au Petit-Goâve. Au


retour de Toussaint dans le Nord, partout sur la route, il répandait le deuil
parmi ceux qui n'avaient pas été de son parti. A Léogane, il fit tuer à la
baïonnette trois cents prisonniers qui y étaient détenus. De pareils mas-
sacres eurent lieu, par ses ordres, au Port-au-Prince à Saint-Marc, au Pont
de l'Ester, et aux Gonaïves. Pamphile de ce Lacroix un général français de
l'expédition de Leclerc porte à 10.000 le nombre des prisonniers qui tom-
bèrent victimes dans cette funeste guerre civile. »

Quelques écrivains, notamment Mr. Schœlcher se sont attardés


pour cogner sur le mulâtre, pour le convaincre de mauvaise foi, à faire
la preuve puérile de l'impossibilité où se trouvait Toussaint Louverture
de tuer plus de mulâtres qu'il n'y en avait dans la colonie, afin de crier
ensuite à l'exagération.
L'histoire vraie de cette guerre civile se résume en ceci : Toussaint
Louverture a voulu faire de sa rivalité avec André Rigaud, une rivalité
entre nègres et mulâtres, une guerre de caste et de couleur. Il était noir
et essaya d'exciter tes noirs contre les mulâtres par des accusations ca-
lomnieuses que les blancs ne cessaient depuis six ans de suggérer aux
noirs contre ces derniers. La conscience africaine, le nègre dans le
Nord et dans le Sud, de Paul Louverture au dernier soldat, réprouva la
calomnie, condamna le mensonge. Toussaint dans sa fureur aveugle,
ne voulant point s'avouer que des noirs pussent être d'un autre avis
que le premier des noirs, appela mulâtres quiconque répudiait sa cou-
pable politique.
Moïse et des centaines d'autres hommes à peau noire du Nord
furent ainsi métamorphosés en mulâtres et fusillés. Il n'y eut plus dans
le Sud 114.000 noirs et 6.000 mulâtres, mais 120.000 mulâtres qui
furent impitoyablement décimés. [249] Et les victimes de la folie de
Toussaint Louverture, étendues sur tout le sol d'Haïti, du Cap aux
Cayes, commandent à tous les haïtiens, à tous les enfants de la né-
gresse, l'oubli de la faiblesse du plus grand des noirs, parce que leurs
faces tournées vers le Ciel, dans l'agonie du désespoir, étaient noires.
Ces hommes, Mr. Schœlcher, c'étaient des nègres ! 114 pour 6 mu-
lâtres dans le Sud ; 452 pour 40 mulâtres dans la colonie entière. Dans
cette proportion, ils ont vécu et engraissé de leur sueur la terre de
Saint-Domingue. Dans cette proportion, ils combattent et meurent
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 252

dans toutes les luttes, sous tous les drapeaux de Saint-Domingue ou


d'Haïti.
Toussaint Louverture poursuivant sa pensée de suprématie, de do-
mination, s'était successivement débarrasse déjà des deux derniers
gouverneurs de la colonie, Laveaux et Hédouville ; il en avait égale-
ment fait sortir le commissaire civil Sonthonax. Rigaud venait enfin
d'être vaincu et expulsé de la colonie. À côté, ou au-dessus du Lieute-
nant-Gouverneur, il ne restait plus que le commissaire civil Roume.
Ce représentant nominal de la Métropole avait cessé d'être utile aux
desseins du Général-en-chef et devenait au contraire, par sa position
officielle et par son titre, le dernier obstacle à l'élévation suprême de
Toussaint. L'heure était donc venue de briser cet obstacle.
Après sa conquête du Sud, Toussaint Louverture retourna dans le
Nord et fit son entrée triomphale au Gap le 25 Novembre 1800. Dès le
lendemain il rendit l'arrêté suivant :

TOUSSAINT-LOUVERTURE
Général-en-chef de l'Armée, de Saint-Domingue

À ses Concitoyens,
Les devoirs de la place du citoyen Roume étaient, en sa qualité de
Représentant du Gouvernement français, de consacrer ses facultés
morales et physiques au bonheur de Saint-Domingue et à sa prospéri-
té. Bien loin de le faire, il a, ne prenant conseil que des [250] intri-
gants qui l'environnaient, semé la discorde parmi nous et fomenté les
troubles qui n'ont cessé de nous agiter............... Mon respect pour son
caractère public, ne doit pas m'empêcher de prendre les mesures les
plus sages pour lui ôter la faculté de tramer de nouveau contre la tran-
quillité, qu'après tant de secousses révolutionnaires je viens d'avoir le
bonheur d'établir.
En conséquence, pour l'isoler des intrigants qui n'ont cessé de le
circonvenir le général Moïse (commandant militaire du Cap à ce mo-
ment) fera procurer au dit citoyen Roume, deux voitures et une escorte
sûre, laquelle le conduira, avec tout le respect dû à son caractère, au
bourg du Dondon, où il restera jusqu'à ce que le Gouvernement fran-
çais le rappelle pour rendre ses comptes.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 253

Au Cap-Français le 5 frimaire, an 9 (26 Novembre 1800)


Il serait intéressant de connaître l'impression de Roume en se
voyant ainsi rendu responsable de la guerre civile qui venait d'ensan-
glanter la colonie.
Le soupir exhalé par Roume en montant dans la calèche qui devait
l'amener prisonnier au Dondon a trouvé de l'écho dans la poitrine d'un
autre blanc de France, en ces termes :

« Ne fût-ce que par raisons personnelles, il (Toussaint Louverture) de-


vait plus d'égards, plus de respect à Roume qui lui avait donné des
marques d'une considération poussée jusqu'à l'enthousiasme, et qui venait
récemment encore de lui prêter contre Rigaud un concours ce des plus ef-
ficaces.
.... Roume était un homme âgé, vertueux, de bon vouer loir et du ca-
ractère le plus honorable.
L'indigne manière dont il fut traité en cette circonstance est une tache
dans la vie du célèbre Africain. » 103

Ainsi devaient penser tous les blancs qui se sont efforcés à Saint-
Domingue, comme Roume lui-même, de se moquer des nègres en es-
sayant de leur persuader que leur esclavage était une invention faite,
une institution établie [251] par des mulâtres et que des mulâtres seuls
auraient intérêt à perpétuer avant la Révolution française, et que seule-
ment des mulâtres pouvaient avoir la criminelle volonté de rétablir
l'infernale institution que la généreuse initiative de la France, des
blancs, aurait seule brisée et détruite à Saint-Domingue !
Mais ce jugement de blanc et de français, sur la conduite de
l'homme qui s'est appelé Toussaint Louverture, envers l'homme qui
s'est appelé Roume, ne saurait trouver de l'écho dans la conscience du
nègre en général, bien moins encore de l'haïtien noir ou jaune.
La conduite de Toussaint Louverture envers Roume, après la
guerre fratricide fomentée par ce dernier entre les enfants de la né-
gresse, pour les affaiblir, les préparer à tendre leurs bras aux nouvelles
menottes que forgeait déjà pour eux la France (ou son premier Consul,
103 Victor Schœlcher, Vie de Toussaint Louverture, page 283.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 254

si les négrophiles français contemporains préfèrent cette dernière ex-


pression marquant une distinction puérile, insignifiante) cette conduite
n'est pas une « tâche », c'est une gloire de plus dans la vie d'ailleurs si
pleine de gloires « du célèbre Africain. »
Il existe deux documents émanés de Roume, dans lesquels se
montre à nu le véritable caractère de leur auteur et qui marquent la
place légitime de ce personnage dans tout « livre d'histoire vraie. »
Le premier de ces documents est une lettre du 6 février 4799 adres-
sée à André Rigaud et ainsi conçue :

« C'est au moment même que je viens d'achever le brouillon d'un arrê-


té, que je crois essentiel au salut de voire pays, et par lequel arrêté vous se-
rez chargé d'une confiance si authentique et si glorieuse, que ce seul acte,
fait au nom du Gouvernement national, doit vous consoler, et vous venger,
citoyen général, de toutes les intrigues de vos envieux, et de tous les men-
songes de vos calomniateurs ; c'est en ce moment, dis-je, que je reçois
votre lettre de ce jour qui demande votre démission !
La loi du 4 brumaire an VI règle, il est vrai, les limites des nouveaux
départements de Saint-Domingue ; mais [252] elle ne saurait empêcher les
moyens propres à rétablir l'ordre, la tranquillité, l'union.
Il ne s'agit pas non plus de ce que faisait mon prédécesseur, dans les
circonstances où il se trouvait. II nous faut tous de commun accord sauver
la chose publique.
Je vous considère avec raison, citoyen général, comme l'un des princi-
paux bienfaiteurs de la France à Saint-Domingue. Pensez-vous qu'à l'ins-
tant où vous allez jouir de votre réputation, en dépit de ceux qui l'ont ca-
lomniée, où vous allez rendre à la Patrie de nouveaux services, croyez-
vous que je puisse consentir à votre demande. Il faudrait pour cela que je
fusse l'ennemi de la France à Saint-Domingue, de vous et de
L'Agent particulier, ROUME.
Je vous invite instamment, citoyen général, de venir conférer avec moi
demain à onze heures du matin, car il me parait impossible qu'après avoir
déjà rendu tant de services signalés, vous refusiez de mettre la dernière
main à votre ouvrage. Vos deux lettres me déchirent l’âme. »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 255

Le second document est une longue proclamation datée du 3 juillet


1799, dans laquelle, au milieu d'un flot d'injures à l'adresse ANDRÉ
RIGAUD, ROUME s'écrie : « Il n'avait à choisir, s'il eut été fidèle aux lois de
la République, qu'entre l'un de ces deux moyens : il fallait qu'il s'empressât
de se justifier auprès de son chef, ou qu'il donnât sa démission, s'il répu-
gnait trop à lui obéir. »

Refuser en Février la démission offerte par un Chef de départe-


ment, pour éviter la guerre civile à laquelle ou s'efforçait visiblement
de le pousser ; puis faire le reproche en juillet à ce même Chef mili-
taire, de n'avoir pas donné sa démission, et lui faire ce reproche pour
faire retomber sur lui la responsabilité de la guerre, cela peut être
signe de « bon vouloir » chez ROUME relativement à la mission que le
Gouvernement métropolitain l'avait chargé de remplir dans le pays
des nègres, dans votre pays, comme il l'écrivait à ce pauvre RIGAUD
qui versait si généreusement son [253] sang contre l'anglais pour cet
autre pays, la France, qu'il appelait sa patrie et qui n'a cessé de le ré-
pudier, même par la plume de ses philanthropes !
Cette conduite de Roume n'est certainement pas marquée au coin
de la vertu et de l'honneur. Le « concours des plus efficaces qu'il avait
prêté à TOUSSAINT LOUVERTURE contre RIGAUD » n'était, pas hono-
rable.
C'était celui d'un misérable intrigant, absolument indigne « des
égards et du respect » d'un grand homme ambitionnant la gloire de ré-
habiliter sa race.
TOUSSAINT LOUVERTURE en réalité ne devait rien à cet homme qui
ira jamais songé à servir ni lui, ni sa race, mais qui nourrissait au
contraire l'ambition insensée de se servir du premier des noirs pour as-
servir les noirs.
Après avoir excité, envenimé des « passions mauvaises » entre
TOUSSAINT et RIGAUD, après avoir fomenté « la haine » et allumé la
guerre entre ces deux illustres fils de négresse, ROUME n'eut pas man-
qué de reprendre sa méprisable mission d'intrigant, en s'efforçant de
susciter de nouvelles, luttes, de fomenter ne nouvelles guerres entre
les nègres. Il faisait en cela son métier de b l a n c TOUSSAINT
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 256

LOUVERTURE fit son métier de nègre en brisant le vil instrument qui


avait cessé d'être utile à ses desseins.
Il y a là une leçon du Grand noir qui ne doit pas être perdue pour
nous haïtiens, vivant aujourd'hui libres et indépendants dans ce pays
au-dessus duquel plane sou génie ; c'est que tous les malheurs de la
race noire proviennent de la double école de la barbarie séculaire de
l'Afrique et des siècles d'esclavage de l'Amérique où les hommes de
cette race ont dû vivre dans un isolement forcé. À cette triste école,
l'esprit d'association, qui seul produit la civilisation et la force dans
une société humaine, ne pouvait naître et se développer dans les
hommes de cette race, à moins d'un concours de circonstances provi-
dentielles. La civilisation n'a reçu une si puissante impulsion de la re-
ligion du CHRIST que parce que la morale chrétienne tend au rappro-
chement des hommes, à leur union, à l'association de leurs efforts
pour la réalisation [254] du bien, du juste, du vrai. C'est par l'amour et
la charité et non point par les passions mauvaises, la haine et la ven-
geance, que les hommes arrivent à la civilisation au bonheur.
À cause des origines de notre race, le peuple haïtien a plus besoin
qu'aucun peuple de race blanche de développer en lui-même l'esprit
d'association, la concordance des volontés, le rapprochement, l'union
des citoyens, l'amour de chacun pour tous, la charité de tous envers
chacun. La civilisation de notre pays est à ce prix et l'anéantissement
définitif du préjugé de race dans le monde est au prix de la civilisation
d'Haïti.
Celui qui tente de semer la discorde entre nous, d'empêcher ou de
retarder le rapprochement, la fusion des fils de la négresse sur la terre
bénie, consacrée par le génie tutélaire de TOUSSAINT LOUVERTURE et
d'ALEXANDRE PÉTION, celui-là n'est pas moins notre ennemi, et l'en-
nemi de la race noire que les plus purs, les plus francs esclavagistes.
Ne nous servons point les uns contre les autres de tels instruments. Ils
compromettent la gloire de celui dont ils flattent les passions. Faisons,
avant la faute, ce que fit LOUVERTURE après avoir reconnu la sienne
dans ce voyage triomphal des Cayes au Cap, où il recevait les
bruyantes ovations des esclavagistes tandis que la douleur et la
consternation restaient peintes sur les visages de ses frères, de tous ses
frères. Brisons le criminel instrument, enfermons-le au Dondon.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 257

Par cet acte, le Général-en-chef s'était rendu pratiquement indépen-


dant du Gouvernement français. Cette pensée d'indépendance devait
s'affirmer ouvertement un peu plus tard dans la constitution qu'il fit
adopter par les blancs de Saint-Domingue et qui lui conférait à lui,
l'ancien esclave, le titre de Gouverneur à vie de la colonie, avec facul-
té de désigner son successeur.
Les hommes qui avaient rédigé, signé cette constitution, les
hommes qui sont allés humblement la déposer au pied du vieux nègre
triomphant, le suppliant de la promulguer, de la mettre immédiatement
en exécution pour leur bonheur, [255] pour le bonheur de la colonie,
les hommes qui bravaient la France par cet acte, les hommes qui trou-
vaient leur bonheur, le bonheur de la colonie mieux assuré par le gou-
vernement, par la domination que par l'esclavage du nègre, les
hommes qui souffletaient ainsi le régime colonial, l'esclavage et l'hy-
pocrite préjugé de race, ces hommes-là étaient des colons de la partie
française et de la partie espagnole de Saint-Domingue, c'étaient des
blancs.
En 1791, les fils noirs ou colorés de la négresse s'étaient révoltés
contre le joug ignominieux. En 1793, ils avaient vaincu : il n'y avait
plus de castes à Saint-Domingue. En deux ans de luttes, ils avaient
conquis la liberté et l'égalité.
Ce n'était pas assez.
Ce qu'ils avaient enlevé de vive force, ce qu'on ne pouvait plus leur
reprendre, ce qu'on a été contraint de leur abandonner, on fit semblant
et à cette heure encore on fait semblant de le leur avoir octroyé libre-
ment, spontanément, par pure philanthropie. On fit semblant et à cette
heure encore on fait semblant de considérer les actes qui ont ratifié à
cet égard les faits accomplis, comme des actes de la munificence fran-
çaise. On appela les hommes du 22 Août 1791 les « nouveaux libres
de 1793. »
Ils n'étaient plus des esclaves, des forçats ; mais ils ne seraient que
des libérés, et la race noire se verrait encore condamnée à poursuivre
sa triste carrière dans l'éternité terrestre, sous la flétrissure du passe-
port jaune de France, ce perpétuel stigmate du galérien qui a purgé la
condamnation prononcée par un jugement légitime.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 258

Il fallait la mise à néant de ce jugement ; il fallait l'effacement de la


souillure. Il fallait la réhabilitation.
Elle fut acquise à son four, le jour où le nègre triomphant s'assit
sous le dais et que le blanc dompté, soumis, rentrant en possession du
bien-être et du repos, s'agenouilla librement, volontairement, l'encen-
soir à la main, aux pieds de son protecteur, de son bienfaiteur, esclave
de la veille, devenu, non point un « nouveau libre » mais le
NOUVEAU MAÎTRE.
[256]
Grâce à l'ambition de TOUSSAINT LOUVERTURE, la race noire par-
tout est affranchie de la souillure de l'esclavage. Cette honteuse insti-
tution, même dans les lieux où le nègre n'a pu secouer le joug, ne reste
plus nulle part que ce qu'elle fut réellement : un crime abominable, un
lâche abus de la force et nullement le signe d'une inégalité native entre
les hommes, d'une bévue de notre divin Créateur. Voilà ce qu'en-
seigne, ce qu'explique aux hommes l'histoire des révolutions qui, de
1791 à 1801, ont accompli en Haïti la parole de CHRIST : « Les pre-
miers seront les derniers ; les derniers seront les premiers. »
C'est parce qu'il en devait être ainsi, et c'est parce qu'il n'en pouvait
être ainsi que par l'ambition insatiable, mais providentielle de Tous-
saint Louverture, que j'ai dit tantôt qu'en dépit de sa faute et de ses
torts, il était bon, il était nécessaire, puisque la guerre était devenue in-
évitable entre lui et RIGAUD, qu'il lut le vainqueur de son rival :
« C'était, ai-je dit, dans la logique des destinées de la race noire. »
Vainqueur de son rival du Sud, TOUSSAINT LOUVERTURE s'était
blessé à mort avec l'arme dangereuse dont il s'était servi. Le coura-
geux athlète, saignant, affaibli, n'en avait pas moins repris sa marche
glorieuse à la tête de siens, comme on le sait, vers la terre promise de
la réhabilitation. Et quand il cessa de marcher, ou plutôt de monter,
quand ses forces épuisées cessèrent d'obéir à son âme d'airain, quand
il tomba pour ne plus se relever, la voie était ouverte à la consécration
définitive de nos glorieuses conquêtes, le but était visible, et la main
étendue vers un point de l'horizon, le grand homme expirant eût pu
dire à ses frères : « C'est là, entrez-y sans moi. » A ce point de l'hori-
zon brillaient ces mots tracés en lettres de feu : « HAÏTI !
INDÉPENDANCE ! »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 259

[257]

Comment l'odieux mensonge a pris naissance et s'est développé.


Efforts des blancs pour employer les nègres et les mulâtres libres
à la répression de la révolte des nègres et mulâtres esclaves.
Décret du 4 Avril 1792. Conséquences de ce décret.
__________________

TOUSSAINT LOUVERTURE n'a commis dans tout le cours de sa glo-


rieuse carrière que la seule faille qui vient d'être révélée et qui a été la
source, la cause première de tous les actes de tyrannie ou de cruauté
qu'on a pu lui reprocher par la suite. Cette faute n'a pas été d'avoir fait
ou provoqué la guerre contre le Sud.
La recherche de la responsabilité de l'agression entre TOUSSAINT et
RIGAUD, deux hommes en qui les ennemis les plus acharnés, les plus
cruels, les plus aveugles du malheureux mulâtre sont forcés de recon-
naître « deux véritables proconsuls tenant respectivement dans leurs
mains, l'un le Nord et l'autre le Sud de Saint-Domingue. » cette re-
cherche est puérile. L'existence de « deux véritables proconsuls » au
milieu d'un seul et même peuple est une fatalité historique à laquelle
la guerre seule peut remédier.
La faute de TOUSSAINT LOUVERTURE a été de « vouloir faire de
cette guerre une guerre de couleur » et une guerre outre deux seule-
ment des trois couleurs dont était peinte la population de cette colo-
nie, et qui figuraient toutes les trois sous la bannière de chacun des
« deux proconsuls ». Son erreur, sa faute, a été de tenter de diviser les
enfants de la négresse. Le blanc, dans ce système se trouve isolé, mis
à part, exonéré de tout blâme, de toute responsabilité. Et à cette heure
encore, des écrivains français, anglais ou américains, négrophiles ou
négrophobes, butinant des fleurs de rhétorique dans l'histoire d'Haïti
pour orner leurs discours ou leurs pamphlets, oublient entièrement que
ce pays en 1700 était encore une colonie française, qu'il s'y trouvait
des colons blancs, aussi bien que des officiers et des soldats [258]
blancs venus de France, comme le Général VINCENT, Inspecteur des
fortifications, ou le Général AGÉ, secrétaire de TOUSSAINT
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 260

LOUVERTURE, on le citoyen ROUME, délégué du gouvernement métro-


politain. On nous apprend dans tous ces romans historiques que trois
citoyens : un blanc, un mulâtre et un nègre ont été chargés des pou-
voirs du proconsul du Sud et que trois autres citoyens, un blanc, un
mulâtre et un nègre ont été chargés des pouvoirs du proconsul du
Nord, pour discuter et arrêter les conditions du rétablissement de la
paix, mais on veut en même temps que nous perdions de vue le blanc
dans l'un et l'autre camp, que nous voyions jaune le nègre du Sud et
noir le mulâtre du Nord.
Mais cette pensée fatale de discorde qui trouble encore la
conscience haïtienne, émanait-elle directement, spontanément de
Toussaint Louverture ?
Assurément non. C'était une suggestion des temps et des circons-
tances. Dès l'origine des révolutions de Saint-Domingue, les blancs en
péril ont cherché leur salut, leur sécurité, en s'efforçant de tourner l'un
contre l'autre l'affranchi et l'esclave d'abord, et plus tard, le nègre et le
mulâtre quand il n'y avait plus ni affranchis ni esclaves. Cette poli-
tique était si naturellement indiquée par les circonstances, qu'à défaut
d'intelligence les colons blancs en auraient reçu la suggestion du seul
instinct de la conservation.
Comme il n'y avait qu'une force réelle, la masse noire, dans cette
colonie où la France elle-même, engagée dans des guerres conti-
nuelles, ne pouvait détacher que de faibles corps de troupes, le pre-
mier et plus pressant intérêt des colons était de diviser cette force,
d'opposer des nègres aux nègres, de les porter à s'épuiser par cette
sorte de suicide en masse, en attendant que le rétablissement de la
paix en Europe permit à la France d'envoyer une armée rétablir
l'ordre dans sa colonie.
Cette politique, de 1791 à 1793, ne pouvait avoir qu'un faible suc-
cès car on n'avait rien à offrir à une caste pour prix de son hostilité
contre l'autre. Au fond, tout au fond des questions qui agitaient et en-
sanglantaient la colonie, il [259] n'y avait absolument qu'une chose :
l'esclavage des noirs institué par les blancs. Si le blanc s'est révolté
contre les lois de la France, s'il a provoqué la guerre, s'il a essayé de
livrer la colonie aux anglais plutôt que d'accepter l'égalité des droits
entre les libres, ce n'est point par l'effet de la violence d'un préjugé de
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 261

race qui, de la part du blanc au moins contre le mulâtre, n'a jamais été
sincère nulle part, en aucun temps, dans aucun individu.
On s'est révolté contre l'égaillé pour le même motif qui l'avait fait
supprimer, car elle avait été consacrée, le lecteur doit s'en souvenir,
par le code noir de Louis XIV ; ce motif c'est qu'elle était incompa-
tible avec l'existence de l'esclavage.
Si le blanc acceptait l'égalité avec les nègres et mulâtres libres,
ceux-ci ne sauraient user de leurs nouveaux droits que pour l'accom-
plissement de leur programme, du programme des philanthropes de
France : abolition graduelle et légale de l'esclavage. D'autre part, s'il
leur fallait offrir la liberté aux esclaves, pour prix de leur hostilité
contre les affranchis, il n'y aurait eu pour les blancs aucun intérêt à ré-
sister aux lois de la métropole, aucune nécessité de troubler la paix in-
térieure de la colonie : entre l'émancipation immédiate et une émanci-
pation graduelle, légale et paisible, la direction de l'intérêt des colons
ne pouvait être douteuse.
Pris entre les deux cornes de ce dilemme, les blancs de Saint-Do-
mingue se livrèrent pendant ces deux aimées, aux mouvements décou-
sus, aux agitations stupides d'un troupeau de fauves pris au piège. Il y
eut dans cette curieuse ménagerie, une inimité de prétendues factions
dont les premiers historiens haïtiens eux-mêmes, enfants que nous
sommes dans l'art d'écrire, se sont naïvement attardés à essayer de dé-
brouiller l'inextricable écheveau, le risible chaos : cela s'appelait des
pompons blancs, des pompons rouges, des royalistes, des émigrés, des
petits-blancs, des léopardins, des contre-révolutionnaires, que sais-je,
tantôt courant sus aux affranchis ou aux esclaves, tantôt s'enrôlant
dans les rangs des uns ou des autres, se heurtant entre eux-mêmes
dans leur affolement, courant se jeter ici au bras des espagnols, là,
[260] au bras des anglais, plongeant la moderne Sodome dans le sang,
dans la nuit.
Après une première année de gâchis sanglant, on se décida, du
moins en France, a tenter de sauver au moins momentanément l'escla-
vage, en transigeant avec ceux qui demandaient seulement l'égalité
entre les libres. On souscrivit à la suppression de l'équivoque, en pro-
clamant cette égalité en termes formels et précis.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 262

« Le décret du 4 Avril 1702 vint compléter le triomphe des hommes de


couleur. »

Qui a dit cela ? De qui est cette sentence ?


C'est l'aveu d'un blanc ; c'est le témoignage de M. VICTOR
SCHCELCHER.

« L'esprit de justice, s'empresse d'ajouter cet écrivain, avait alors repris


son empire au sein des conseils de la métropole. » 104

Amen ! Me permettrai-je d'ajouter.


Calcul politique ou esprit de justice, cela arrivait heureusement
trop tard, beaucoup trop tard. La semence de la liberté avait déjà pous-
sé et enfoncé de trop profondes racines dans le sol haïtien pour être
détruite par cette justice tardive aux ex-affranchis. Les esclaves étaient
debout dans le Nord, en possession de la liberté, maîtres de leurs des-
tinées. Dans l'Ouest et le Sud, ils avaient combattu. Soulevés tantôt
par les blancs, tantôt par les affranchis, ils avaient compris, ils sa-
vaient que l'homme qui se bat, qui sait tuer et se faire tuer est seul
digne de la Liberté.
[261]
On avait attendu de l'esprit de justice, la production d'une mons-
truosité : on avait espéré que la reconnaissance jetterait les affranchis,

104 Vie de TOUSSAINT LOUVERTURE, page 85. Rapportons ici pour l'édifica-
tion des jeunes haïtiens anxieux de se connaître eux-mêmes et de connaître
leurs aïeux, le premier considérant, le seul qui nous intéresse dans cet im-
mortel décret, dicté par le réveil de « l'esprit de justice » dans les conseils
de la métropole :
« L'assemblée nationale, considérant que la sûreté publique, l'intérêt de
la métropole et celui des colonies exigent qu'elle prenne les moyens les plus
prompts et les plus efficaces pour tarir la source de leurs divisions, pour ré-
primer la révolte des noirs et ramener l'ordre et la paix……………..
Reconnaît et déclare que les hommes de couleur et nègres libres doivent
jouir, ainsi que les colons blancs, de l'égalité des droits politiques. »
Pas n'est besoin de commenter ce grand acte évidemment, exclusivement
inspire par « l'esprit de justice. » H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 263

« les hommes du 4 Avril » comme on les appelait avec plus d'inso-


lence que de vérité, dans les bras des blancs et que leurs armes victo-
rieuses pourraient ainsi être tournées contre leurs propres frères et ser-
vir à réprimer la révolte des noirs.
L'illusion était naïve, pour en dire le moins.
Un mulâtre devait déchirer de la pointe de son épée le bandeau qui
couvrait les yeux des blancs. Ce mulâtre était ANDRÉ RIGAUD.
Au mois de Novembre 1791, quand il n'était qu'un « brigand »
osant prétendre à s'égaler aux blancs, l'assemblée provinciale du Sud,
siégeant aux Cayes, et la municipalité de cette ville résolurent d'aller
exterminer le « brigand » et sa bande de « malfaiteurs ». Les blancs de
cette région s'empressèrent de lever et d'armer un dixième de leurs es-
claves mâles en état de porter les armes, pour les conduire à la curée
« des gens de couleur. »
Ces hommes à peau noire que leurs amis et protecteurs blancs, les
WENDELL PHILIPPS et les VICTOR SCHŒLCHER, nous représentent
comme tombés au dernier terme de l'abrutissement, incapables de
concevoir aucune idée de liberté, ne comprenant rien, ne pouvant rien
comprendre à la querelle de « leurs maîtres blancs et jaunes » ces
hommes qui, d'après SCHŒLCHER, se croyaient eux-mêmes des ani-
maux, 105 ces hommes une fois armés, tirèrent, la révérence à leurs

105 « Nous n'avons rien épargné pour découvrir la vérité, dit M. V.


SCHŒLCHER, pages VI et VII de sa préface de la VIE DU Toussaint Louver-
ture.
« Nous avons étudié tout ce qui a été écrit sur cette époque tragique.
Nous avons puisé à des sources qu'on pouvait s'étonner de trouver inexplo-
rées... Nous avons voulu ne procéder que faits et documents en main, met-
tant grand scrupule à les contrôler les uns par les autres. C'est pourquoi le
risque de paraître nous être astreint à un simple travail de compilation, nous
avons multiplié les citations, afin de donner au lecteur la certitude que notre
livre est un livre d'histoire vraie. »
Ce travail de compilation a dû être gigantesque en effet, car ce que les
blancs français, anglais et américains ont gâché de papier pour servir à l'his-
toire des nègres de Saint-Domingue est simplement phénoménal. Aussi ne
saurait-on refuser une certaine somme d'admiration à l'homme qui a eu le
courage de soulever, de feuilleter, de dépouiller cette pyramidale paperasse.
Le mérite du compilateur est d'autant plus digne d'admiration que la
tâche est invinciblement ingrate. Il suffit d'un document, d'un seul document
absent, incomplet, mal daté, apocryphe ou mensonger, pour nous éloigner de
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 264

maîtres, aux seuls maîtres qui aient jamais [262] existé dans le régime
colonial, aux blancs, et ils allèrent avec armes et bagages se ranger
sous la bannière de leur frère, du glorieux fils jaune de la négresse : ils
étaient libres.
Il est au moins étonnant que M. SCHŒLCHER qui a compulsé et dé-
pouillé des montagnes de documents, nous assure-t-il, pour écrire sur
ces événements, un livre « d'histoire vraie » ait ignoré cette expédition
guerrière ordonnée, organisée par l'autorité publique du département
du Sud et de la ville des Cayes, et surtout l'issue de cette tentative de
« l'histoire vraie » au point de la faire disparaître entièrement de notre rayon
visuel. C'est l'angle à peine perceptible à son sommet qui, eu se prolongeant
indéfiniment, ouvre des axes sous-tendus par des cordes plus vastes que le
diamètre du monde sensible.
Cette tâche pénible autant qu'ingrate de compilateur, est bonne tout au
plus au chroniqueur, à l'écrivain qui recherche, classe, expose dans son livre
des faits, de simples faits, pour en conserver et en transmettre la mémoire à
la postérité. Sans pouvoir assurer qu'ils soient ni complets ni rigoureusement
exacts, l'historien juge ces faits, juge aussi le chroniqueur qui les lui raconte,
s'instruit du but, des intérêts ou des passions de celui-ci, avant de prononcer
son jugement sur les hommes qui ont fait l'histoire vraie qu'il ambitionne
d'enseigner, de professer.
Au nom de mon pays et de ma race, je remercie le célèbre abolitionniste
pour les faits qu'il a recueillis si laborieusement et que je suis heureux de
trouver dans son livre.
Malheureusement je ne puis recommander à mon pays et au monde les
jugements qu'il formule en se basant sur ces faits : 1° parce que les faits ex-
posés dans ce livre sont incomplets. 2° parce qu'ils ne sont pas tous exacts,
3° parce que son jugement sur les hommes et les choses de « cette époque
tragique » son œuvre d'historien manque souvent de logique. 4° Enfin, parce
que ce jugement sur les hommes surtout est souvent et visiblement frappé au
coin d'une idée fixe, d'une passion dont je n'ai à rechercher ni la cause ni
l'objet.
La preuve de chacune de ces quatre assertions sera faite à sa place. Com-
mentons ici par la première qui nous ramène directement à notre sujet.
L'illustre abolitionniste sait et raconte, pages 7 et 8 de son livre, qu'un
blanc nommé BOREU à la tête d'un groupe de blancs avait débauché et armé
des esclaves avec lesquels il a formé en 1793 une compagnie dont il s'est
servi dans une « insurrection contre les commissaires de la Convention. »
c'est-à-dire contre d'autres blancs. BOREU vaincu, les propriétaires
n'éprouvent aucune peine à faire rentrer chez eux ces soldats improvisés, et
les commissaires civils se croient très humains en défendant de leur donner
plus de cinquante coups de fouet ! Cette indulgence tourna leurs cœurs vers
les commissaires ; ils les appelaient papas nous.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 265

division des nègres et des mulâtres, si pleine d'enseignements pour des


historiens véridiques.
Il est non moins remarquable que l'illustre ami de ma race n'ait pas
rencontré non plus dans le cours de ses laborieuses études sur l'his-
toire de ces « temps tragiques » un autre incident militaire que je ra-
conte ci-après et dans lequel [263] pourtant BLANCHELANDE, le gou-
verneur militaire de la colonie, combattait en personne.

Sur ce fait intervient la sentence de l'historien : on voit où en était encore


la majorité des esclaves, il ne s'agit que d'une poignée d'hommes formant à
peine une compagnie en 1793……..
Un colon leur met le fusil à la main ; ils se battent. Le colon vaincu, les
combattants de la veille reçoivent cinquante coups de fouet, et, loin que le
châtiment ignominieux les indigne, ils l'estiment une indulgente bonté pater-
nelle !
Dans le même ordre d'idées, l'auteur dit ailleurs : Grandi dans la lutte
jusqu'à provoquer l'admiration, il (Toussaint Louverture) n'eut pas assez de
force morale pour s'affranchir de son passé d'esclave. v Préface, page VI.
Ces pauvres êtres foulés aux pieds, avilis, perdaient le sens moral. Ils bai-
saient la main des misérables qui les frappaient…..
Traités comme des animaux, ils se prenaient eux-mêmes pour des ani-
maux. » (Page 7)
« Ils (les esclaves insurgés dans le Nord en 1791) ils n'étaient animés
d'aucun sentiment noble ; ils se préoccupaient si peu de l'émancipation de
leur race, etc. » (Page 37)
« Si les colons avaient été moins cruels envers eux (les esclaves) s'ils les
avaient traités avec quelque ménagement, ils ne se seraient peut-être pas ré-
voltés, même pendant ta tourmente révolutionnaire. Ils seraient restés ce
qu'ils étaient, des esclaves. » page 65)
« Jusqu'ici (en 1793) les esclaves paraissent à peine pour leur propre-
compte….. Les individus d'élite, parmi eux qui ont voulu profiter de cette
longue et farouche guerre civile, ont fait de vains efforts : ils n'ont encore
rencontré dans la masse de leurs frères qu'une indifférence hébétée……. »
(Page 77)
« En voyant les esclaves dans l'état d'abrutissement que nous venons de
décrire, on ne peut s’étonner de leur indifférence en face des premiers évé-
nements révolutionnaires. Ces malheureux ne comprenaient rien à ce qui
s'agitait autour d'eux ; ils n'étaient pas capables d'y entrevoir la lueur de leur
délivrance. » (Page 107)
M. SCHŒLCHER croit assurément à la capacité native du nègre, à l'égalité
naturelle des races humaines et il est certainement un ami de la race noire. Il
croit aussi et c'est bien ce qui résulte des citations qui précèdent, il croit aus-
si que cette race a été abâtardie, rendue inférieure par un trop long escla-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 266

Puisque l'histoire se compose de plus d'hypothèses vraisemblables


que de vérités absolues, je laisse errer ici la pensée du lecteur sur le
rapport vraisemblable de la défection des nègres des Cayes soulevés
par les blancs en Novembre 1791, ainsi que les nombreuses désertions
d'esclaves avant et après cette date, dont ce fait historique nous permet
d'admettre la probabilité, et le réveil en France de l'esprit de justice
qui a inspiré, peu après, le décret du 4 Avril 1792,
Passons à la démonstration de l'effet de cet acte.
vage.
Il partage, et cela il le dit formellement à la page 77, cette opinion para-
doxale de JEAN JACQUES ROUSSEAU que « l'esclavage est un état si démora-
lisateur que l'homme y perd jusqu'à la volonté d'en sortir. »
L'opinion exprimée avec tant de force dans tous ces passages, par
l'illustre abolitionniste sur l'inaptitude absolue du nègre à s'affranchir par ses
seuls efforts, à secouer le joug, même dans des circonstances évidemment
favorables, « à venir tout seul » sans le consentement, la volonté du blanc ou
du mulâtre, même quand il est seul avec ce dernier dans la proportion de dix
contre un, cette opinion est celle qu'avait exprimée en d'autres termes la so-
lution DES AMIS DES NOIRS.
Il faut bien le dire, c'était aussi l'opinion professée, quoique pour des
motifs bien différents, par les colons de Saint-Domingue. Et, chose étrange,
c'est encore l'opinion actuelle de presque tous les négrophiles blancs et de
l’universalité des esclavagistes, des gens à préjugé, des ennemis de la race
noire.
Pour ces derniers l'apparente passivité du nègre, est la conséquence
d'une infériorité native, irrémédiable, du sang, de la race ; il n'est bon qu'à
être esclave.
Pour les premiers, l'infériorité ne serait point permanente : les uns,
comme l'auteur dont il s'agit ici, l'imputent à l'esclavage seul, tandis que
d'autres plus près de la vérité, comme MOREAU de St-Méry, en trouvent la
cause dans la barbarie séculaire de l'Afrique.
Dans le premier cas, le remède c'est la liberté ; dans le second, c'est la ci-
vilisation. Tous tant que nous sommes, fils jaunes ou noirs de la négresse,
nous ne pouvons accueillir qu'avec plaisir et reconnaissance l'une et l'autre
conclusion de la philanthropie blanche. Il importe peu comment elle y par-
vient : que les grandes puissances chrétiennes laissent donc partout au nègre
la liberté de se civiliser !
Mais lorsque nous quittons le terrain de la philanthropie ou de l'Anthro-
pologie, pour passer sur celui de l'histoire, il convient d'examiner minutieu-
sement la valeur des prémisses, quelque attrayante que nous trouvions
d'ailleurs la conclusion.
CHRIST nous défend de rapporter même à DIEU ce qui appartient à
CÉSAR.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 267

Les « animaux abrutis » des environs des Cayes comprenant ou


non l'idée de liberté, avaient imité leurs compagnons et passé en grand
nombre au camp des affranchis. Et lorsque RIGAUD, suivant les néces-
sités changeantes de l'état de guerre, se fut éloigné de ces lieux, les es-
claves [264] n'en continuèrent pas moins à devenir libres font seuls.
Ils formèrent une bande qui se grossissait chaque jour. Ils se donnèrent
des chefs et se retranchèrent dans la montagne environnante des Pla-
tons. Les blancs des Cayes vivaient dans des transes continuelles ; ils
s'étaient simplement retournés, les malheureux, sur la braise ardente
sans déplacer le gril : il leur en cuisait toujours ; mais cette fois c'était
des deux côtés.
Le décret du 4 Avril 1792 avait mis fin à la révolte des affranchis ;
il restait encore à mettre lin à celle des esclaves. Le Gouverneur
BLANCHELANDE se trouvant aux Cayes dans les derniers jours du mois
de juillet suivant, les blancs de cette ville en profitèrent pour le porter
à réprimer la révolte des noirs des Platons.
Avant de recourir à la force, BLANCHELANDE entra en négociation
avec les révoltés. Ces derniers proposèrent de [265] mettre bas les
armes et de rentrer au travail a moyennant trois cents affranchisse-
ments et la concession de trois jours libres par semaine plus l'aboli-
tion du fouet en faveur de ceux qui ne seraient pas affranchis. »
L'esprit de justice du décret n'allait pas jusque-là. Il ne permettait
d'accorder ni des affranchissements aux esclaves, ni une limitation du
nombre des journées d'esclavage, ni l'abolition du moyen des esclava-
gistes : les punitions corporelles.
BLANCHELANDE était embarrassé. « L'esprit » du décret était clair,
incontestable ; sa mission était simplement de réprimer. En homme
« intelligent, et civilisé » il avait eu soin de recourir au moyen clas-
sique de faciliter, de hâter l'issue des négociations, il avait fortifié ses
arguments par l'appui d'une « démonstration utilitaire » en formant un
camp à Béret, dans le voisinage des Platons.

[266]

Cette passivité du nègre, son indifférence pour la liberté, le paradoxe de


JEAN JACQUES ROUSSEAU enfin étendu à la race noire, tout cela est absolu-
ment controuvé, démenti par « l'histoire vraie » des haïtiens. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 268

Le croirait-on ? Ces « abrutis » de M. SCHŒLCHER « qui se


croyaient eux-mêmes des animaux » et auxquels un autre philan-
thrope, SPENSER ST-JOHN, ne reconnaît aucune intelligence en dehors
« d'un certain esprit d'imitation » eurent l'impudence de pousser « cet
esprit d'imitation » jusqu'à opposer démonstration à démonstration.
Devant les hésitations de BLANCHELANDE, ils crurent bon de lubrifier
aussi le rouage diplomatique ; pour faciliter et hâter l'issue des négo-
ciations, ils attaquèrent le camp Béret et l'enlevèrent à la baïonnette.
Cet argument diplomatique était, ou leur paraissait à ces « pauvres
abrutis » assez concluant pour déterminer une modification des bases
de négociation et ils firent savoir à BLANCHELANDE que ce n'était plus
300, mais bien 400 affranchissements qu'ils voulaient.
A cette nouvelle demande le Gouverneur de Saint-Domingue, qui
n'était pas un lâche, lit ce qu'il lui restait à faire : il dégaina son épée,
rassembla toutes les forces dont il pouvait disposer, y compris « les
hommes du 4 Avril », forma les trois colonnes classiques et tradition-
nelles et s'en alla avec aile gauche, aile droite et centre, tambour bat-
tant, étendards déployés, à la répression des brigands.
En abordant les Platons, ces « misérables mulâtres et nègres, an-
ciens libres » que l'on avait crus si braves jusque-là, eurent subitement
la chair de poule et lâchèrent pied comme une troupe de jeunes ga-
zelles effarouchées.
Les blancs tinrent bon et essayèrent, en gens civilisés qu'ils étaient,
de sauver l'honneur du pavillon. Il paraîtrait, s'il faut en croire les
chroniqueurs, que cette noble détermination leur valut, dans cette
journée d'Août 1792, la plus jolie raclée que jamais esclaves noirs
aient infligée à des maîtres blancs. Obligés d'abandonner le terrain, ils
se replièrent en désordre sur le quartier-général du Gouverneur. Les
noirs, talonnant les fuyards, attaquèrent et enlevèrent ce grand quar-
tier-général, et BLANCHELANDE, abandonnant là ses éperons de preux
chevalier, chercha son salut personnel dans une fuite rapide, et courut
comme un simple mortel affolé, comme un simple nègre marron pour-
suivi par la maréchaussée de Saint-Domingue. « Il rentra aux Cayes à
la [267] débandade » disent les chroniqueurs ; et confus de sa défaite,
il s'y embarqua dès le lendemain pour le Cap en jurant qu'on ne le re-
prendrait plus, non jamais plus, ni en conquérant, ni on pacificateur,
au milieu de ces damnés nègres et mulâtres du Sud.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 269

Le phénomène militaire des Platons était étrange, on en convien-


dra, excessivement étrange. Avant le 4 Avril, tes mulâtres s'étaient tou-
jours montrés extrêmement braves, V. SCHŒLCHER lui-même en fait
l'aveu à la page 5 de sa VIE DE TOUSSAINT LOUVERTURE ; comment
donc se trouvèrent-ils si lâches précisément en devenant les égaux des
blancs ? Il est fâcheux, en vérité, que l'illustre philanthrope n'ait pas
connu cet incident historicité : il nous en eut peut-être expliqué le
mystère !
Il fallait pourtant aviser à ramener l'ordre autour de la ville des
Cayes. Les mulâtres, après avoir tant lutté et négocié dans le cours de
l'année précédente semblaient avoir acquis enfin quelque expérience
diplomatique : on se décida à en faire l'essai et ANDRÉ RIGAUD, tou-
jours lui, eut l'honneur d'être revêtu des pleins pouvoirs du gouverne-
ment colonial pour essayer de pacifier les Platons. Sa mission fut cou-
ronnée de succès, mais certes pas du succès que les blancs attendaient
de « l'esprit de justice du décret du 4 Avril » : il pacifia tes nègres des
Platons en distribuant entre eux sept cents lettres patentes d'affranchis-
sement, signées par lui, dit-il dans son rapport, « au nom de la pro-
vince du Sud, et en vertu des pouvoirs qui m'ont été donnés. »
Il faut bien reconnaître que pour les blancs de Saint-Domingue, ce
mulâtre s'était livré à un scandaleux abus des « pouvoirs qui lui
avaient été donnés. » Et s'il n'avait fait que cela !.... Continuant son
rapport à M. le Commissaire civil, qui était déjà à cette époque,
« l'honnête ROUME » de M. SCHŒLCHER, il lui dit de ces 700 affran-
chis : « je m'occupe à les organiser en compagnies de cent hommes
chacune, pour faire le service et protéger la plaine et les mornes. »
C'était un coup d'éclair pour ROUME, pour BLANCHELANDE et pour
tous les blancs : ces monstres de mulâtres n'étaient [268] décidément
que « des traîtres et des ingrats », ils ne voulaient, pas « réprimer. »
Et si quelque doute pouvait encore leur rester à ce sujet, ANDRÉ
RIGAUD le détruisait dans ce même mémorable rapport du 16 Sep-
tembre 1792 106, en rappelant à Roume, non sans une pointe d'ironie,
que ces nègres « que les habitants blancs avaient armés contre les
hommes de couleur, avaient profité du moment qu'ils étaient armés
pour secouer le joug. »
106 Encore un document qui a échappé aux compilations de Victor
SCHŒLCHER H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 270

Voilà des faits, de vrais faits historiques d'où se dégage la pensée


des hommes qui, en s'associant ou en se heurtant les uns aux autres,
marquent au coin de leur génie, caractérisent une époque donnée dans
l'histoire de leur pays ou dans l'histoire générale de l'humanité.
Pour sortir du chaos, pour ramener quelque ordre dans sa colonie,
en y maintenant l'institution de l'esclavage, le Gouvernement français,
ne pouvant y envoyer une armée avait essayé de donner satisfaction
aux affranchis en prétendant leur accorder ce QU'ILS AVAIENT DÉJÀ
PRIS.
Et on leur demanda, en échange de ce prétendu don gracieux, le
concours de la force militaire qu'ils avaient créée et organisée, pour
« réprimer la révolte des noirs. » On n'eut point d'eux ce concours et
on ne le leur pardonna pas. On ne peut le leur pardonner jusqu'à cette
heure ni en France, ni en Angleterre, ni en Espagne, ni aux États-Unis,
dans aucun pays qui a pratiqué l'esclavage, dans aucun pays dont le
drapeau s'est souillé du sang du nègre.
Devant l'échec évident, palpable, de la politique qui avait dicté le
décret du 4 Avril, les mulâtres ne furent plus aux yeux des blancs que
des traîtres et des ingrats.

« Ennemis de la France, s'écrièrent les blancs du Port-au-Prince, dans


un imprimé répandu à profusion dans la colonie et en France, en juillet de
cette même année 1792. Ennemis de la France, philanthropes et négro-
philes, apprenez donc à connaître les scélérats que vous avez armés [269]
contre nous. Qu'est-ce que ces hommes de couleur à l’intérêt desquels
vous avez voulu sacrifier une population entière d'hommes utiles à l'État et
les plus riches possesseurs de l'empire français ? C'est le produit honteux
de la débauche, c'est un composé des vices du blanc et du nègre, ce et qui
n'ont jamais eu aucune de leurs vertus. 107 C'EST L'ESPÈCE LA PLUS
INGRATE, la plus stupide, la plus atroce du genre humain. On ne saurait
dire s'ils sont plus lâches que ces barbares. »

107 Sir SPENSER St-John, entre autres adaptations, a fait celle de cette
phrase parmi les savantes découvertes qu'il prétend avoir faites dans ses
études du caractère mulâtre. Ce n'est décidément pas dans la seule race noire
qu'on trouve des hommes dont l'intelligence ne va guère au-delà d'un « cer-
tain esprit d'imitation. » H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 271

C'est encore ANDRÉ RIGAUD, toujours ANDRÉ RIGAUD, que vi-


saient principalement ces malédictions des blancs. C'était toujours ce
méchant enfant d'une négresse qui refusait d'aider son père blanc à as-
servir sa mère.
Cependant l'Assemblée nationale de France, comptant sur la puis-
sance magique de son décret, ne doutait point du rétablissement im-
médiat, ou tout au moins prochain, de l'ordre à Saint-Domingue, grâce
au concours, au dévouement que la reconnaissance, s'imaginait-elle
follement, devait inspirer aux « nouveaux hommes du 4 Avril ». Une
nouvelle commission civile de trois membres, POLVÉREL, un esprit
méthodique mais honnête, Ailhaud, une nullité, puis SONTHONAX, un
intrigant audacieux, doublé d'un avocat retors, « reçut la mission d'al-
l e r pacifier, pour parler comme SCHŒLCHER, la grande possession
française », au moyen de la merveilleuse panacée.
SONTHONAX arriva avec sa suite et débarqua au Cap le 17 Sep-
tembre 1792. La commission civile emmenait avec elle 6000 hommes
de troupes européennes pour assurer son indépendance et son autorité.
Aussi « à peine débarqués, dit M. SCHŒLCHER, 108 les commissaires
prennent vigoureusement en main les rênes de l'administration ».
Outre les 6000 hommes partis avec les Commissaires [270] pour
Saint-Domingue, on venait d'y envoyer une force égale qu'ils devaient
trouver à leur arrivée et le général ROCHAMBEAU avait ordre de leur
amener de la Martinique un nouveau contingent de 1500 à 2000
hommes de troupes blanches.
Avec cette armée d'environ 14000 soldats européens et une superbe
et nombreuse flotte, le Gouvernement métropolitain avait cru mettre
les commissaires en mesure de sauvegarder son intérêt colonial mena-
cé par la guerre civile qui se poursuivait entre les blancs et les affran-
chis.
Cet intérêt métropolitain était menacé de deux façons : 1º dans la
possession même de la colonie par les puissances rivales de la France,
l'Espagne et l'Angleterre, toutes prêtes à tenter la conquête de Saint-
Domingue, avec l'appui et la complicité des colons blancs ; 2º dans la
prospérité de la colonie, dont la France, de même que les colons, ne
concevait point la possibilité sans le maintien de l'esclavage des noirs

108 Vie de Toussaint Louverture, page 70.


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 272

et que ces deniers compromettaient par des révoltes que les affranchis
étaient tout prêts à seconder et à généraliser dans la colonie.
La puissance magique de la combinaison dont le décret du 4 Avril
était l'expression, consistait donc à concilier : 1º l'intérêt actuel des af-
franchis, en leur accordant cette égalité de droits qu'ils réclamaient et
dont l'absence était la cause immédiate et apparente de leurs maux ; 2°
l'intérêt actuel, immédiat et le seul apparent des blancs, en supprimant
la révolte des noirs, en rétablissant ces derniers dans cet esclavage
dont ils s'étaient pratiquement affranchis par les armes, par la « sauva-
gerie », par le « banditisme » de l'esclave JEAN-FRANÇOIS, qui devait
devenir un grand d'Espagne l'esclave BIASSOU qui devait tomber en
brave, comme BOUCKMAN, sur un champ de carnage, au nom de la li-
berté, de l'esclave TOUSSAINT LOUVERTURE enfin, réservé par la Pro-
vidence aux plus hautes destinées que puisse ambitionner l'orgueil
d'un mortel.
Telle est logiquement la signification que devait avoir le décret du
4 Avril, pour qui comprend la situation de la France et son intérêt en
présence des troubles de Saint-Domingue.
Nous chercherons bientôt, documents historiques à la [271] main,
si telle ne fut pas en effet la pensée qui a inspiré ce décret et qui en
marque l'esprit.
Mettons d'abord en lumière un autre trait caractéristique de cette
situation de la colonie et qui ne pouvait échapper à l'attention de l'au-
torité métropolitaine si ce décret, au lieu d'être un acte de justice,
comme le prétendent les écrivains français en dépit de la vérité histo-
rique la plus évidente, n'a été, comme nous le prouvons ici, qu'un cal-
cul de l'intérêt métropolitain, une intelligente combinaison politique
du gouvernement français.
C'est que si l’intérêt métropolitain s'accordait avec celui des colons
pour le maintien de l'esclavage, l'intérêt des affranchis s'accordait aus-
si avec celui des esclaves pour l'abolition de cette institution.
L'égalité entre les libres de toute couleur avait été consacrée par le
Code noir. Le Gouvernement colonial longtemps avant la Révolution
française, l'avait détruite pour assurer le maintien de l'esclavage et la
France avait laissé faire les colons parce qu'elle croyait dans son inté-
rêt de ne pas compromettre la solidité de la criminelle institution qui
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 273

assurait la prospérité de sa colonie. Plus tard, la Révolution française


dans son premier et glorieux élan humanitaire, écouta la voix de
GRÉGOIRE et de ses nobles collaborateurs : elle étendit sans contrainte,
sans calcul, par pur esprit de justice, aux nègres et aux mulâtres libres
des colonies, les principes formulés dans son immortelle déclaration
des droits de l'homme. Ce fut le célèbre décret de Mars 1791 qui fit
dresser à Saint-Domingue l'échafaud d’Ogé et de C HAVANNE. Ce dé-
cret devait entraîner l'émancipation à courte échéance des esclaves.
Les hommes qui l'avaient fait voter le savaient et le voulaient. Leur
pensée, leur noble et généreuse pensée, était bien de faire de cet acte
un premier pas vers l'émancipation générale. Découvrons-nous donc
tous, tant que nous sommes, enfants de la négresse, dans l'ancien et
dans le nouveau monde, devant les grands noms de GRÉGOIRE, de
BRISSOT, de CONDORCET, de LAFAYETTE, de ROBESPIERRE.
Le souffle puissant de ces hommes passant sur la Fronce, en a fait
la nation grande et glorieuse entre toutes.
[272]
Pour la race noire, malheureusement, ce ne fut qu'un souffle, bien-
tôt éteint par l'haleine empoisonnée de l'intérêt. Et la solidarité des
blancs de France avec les blancs des colonies remportant de nouveau
« dans les conseils de la métropole », un autre décret daté du 24 Sep-
tembre 4791 avait rapporté le premier et déclaré que la conscience
française n'admettait point que des nègres et des mulâtres pussent être
les égaux des blancs. En revenant de nouveau sur cette question, on
devait donc prévoir que les affranchis éclairés enfin par de doulou-
reuses expériences, pourraient bien ne pas se contenter d'un décret qui,
en laissant subsister l'esclavage dans sa forme actuelle, ne leur offrait
aucune garantie sérieuse contre la probabilité d'une nouvelle coalition
contre eux de l'intérêt métropolitain avec l'intérêt colonial. Ils pou-
vaient exiger des gages. Il y avait lieu de prévoir aussi que les colons,
toujours convaincus que leur égalité avec les nègres et mulâtres libres
devait inévitablement aboutir à l'émancipation des nègres et mulâtres
esclaves, ne se contenteraient pas davantage d'un décret qui devait ra-
mener les esclaves sous le joug, en dépouillant l'institution même de
l'esclavage de ce que l'intérêt colonial considérait avec raison comme
la garantie la plus sérieuse, la plus efficace. Ils pouvaient donc refuser
le décret d'Avril 92, comme ils avaient refusé celui de Mars 1791.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 274

Ce décret, en un mot, ne devait donner satisfaction à aucune des


trois classes de la société coloniale, pas plus aux blancs et aux affran-
chis qu'aux malheureux esclaves que l'on destinait à faire les frais de
la réconciliation des deux, autres classes.
Cependant il était aussi à prévoir que le blanc et l'affranchi ne pou-
vaient pas se coaliser pour le rejet du décret ; le premier qui se pro-
noncerait, contre la mission et l'autorité des commissaires, forcerait
l'autre à s'appuyer sur les forces amenées par ces derniers et à assurer
ainsi la suprématie à l'intérêt métropolitain. Les hommes envoyés à
Saint-Domingue pour rétablir l'ordre et affermir l'autorité de la France
dans cette colonie devaient donc, du commencement à la fin de leur
mission, s'inspirer de l'esprit de Machiavel [273] qui a été le seul et
véritable esprit du décret dont ils étaient chargés d'assurer l'exécution.
Voyons maintenant si la pensée du Gouvernement français, telle
qu'elle se dégage des instructions détaillées, remises aux commissaires
civils pour l'interprétation et l'exécution du décret, est conforme ou
non à cet aperçu ; voyons enfin si le fait historique confirme ou non ce
jugement basé sur la logique de l'histoire de Saint-Domingue.
Après la nomination des trois commissaires, le ministère de la ma-
rine leur remit au nom du roi de France, pour le règlement de leur
conduite, des instructions 109 précises et détaillées, fixant le sens, la
portée, le véritable esprit du décret qu'ils allaient faire exécuter dans
la « colonie de Saint-Domingue, objet, disent les instructions, de la ja-
lousie de toutes les nations de l'Europe, par l'étendue de son territoire
et par la richesse de ses produits. »
Eh bien ! Voici ce qu'on lit dans ces instructions : « Messieurs les
commissaires feront sentir aux hommes de couleur libres, la grandeur
du bienfait qui les rétablit dans l'exercice de tous les droits, de la liber-
té et de l'égalité. Ils les rappelleront par la reconnaissance, à la
conservation des propriétés, 110 au rétablissement de l'ordre moral et
social, au respect qui ne doivent jamais perdre envers ceux QUI LES
ONT TIRÉS de l'état de servitude. » 111

109 Encore un document historique d'une importance capitale dont on ne


trouve aucune trace dans la V i e DE TOUSSAINT LOUVERTURE par V.
SCHŒLCHER.
110 La principale propriété à conserver, quelle était-elle ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 275

Ils persuaderont aux habitants blancs l'intérêt réel qu'ils ont à éle-
ver les hommes de couleur libres à la même hauteur qu'eux, 112 pour la
garantie mutuelle de leurs possessions, de leur sûreté intérieure et ex-
térieure, ainsi que pour la « RÉPRESSION des mouvements séditieux
DES ATELIERS (des esclaves)…..
[274]

« Si les deux partis principaux (les affranchis et les blancs) se balan-


çaient avant l'envoi de forces successives et nouée celles à Saint-Do-
mingue, ne doit-on pas croire que l'un de ces partis accru d'un renfort de
près de quatorze mille hommes, constituera l'autre dans l'heureuse impuis-
sance de méconnaître la loi et la voix de ses organes ? Voilà comment de-
vaient être employés les 14000 soldats au rétablissement de l'autorité mé-
tropolitaine par les commissaires forts, disent encore les instructions,
d'une loi nouvelle, qui ne permet plus aux uns (les affranchis) d'exiger, ni
aux autres (les blancs) de refuser »

Est-ce assez clair ?


Il n'était guère probable que les commissaires pussent réussir du
premier coup à convaincre les affranchis de l'Ouest et du Sud « du res-
pect que la reconnaissance devait leur commander envers ceux qui les
avaient tirés de la servitude. Ceux des affranchis du Nord qui n'avaient
pas encore rallié les ateliers dans leurs mouvements séditieux » com-
prendraient mieux sans doute « la grandeur du bienfait. » Les Com-
missaires débarquèrent donc au Cap et entrèrent immédiatement dans
l'exercice de la politique indiquée par l'esprit du décret et par la lettre
précise de leurs instructions.

111 Égalité ! Soit ! Mais toujours le blanc en haut et les libres nègres et mu-
lâtres RESPECTUEUX, c'est-à-dire en bas ! Et ceux auxquels la reconnais-
sance devait imposer ce respect étaient debout, leurs armes triomphante à la
main ! Logique et sincérité des blancs !
112 Après que les hommes dont il s'agit s’étaient élevés tous seuls à cette
hauteur et l’avait même dépassée ils étaient triomphants ! H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 276

« Le jour même de leur arrivée, dit SCHŒLCHER, 113 ils avaient publié
une proclamation commençant par ces mots : Invariablement attachés aux
lois que nous venons faire exécuter, nous déclarons, au nom de l'Assem-
blée nationale et du roi, que nous ne connaîtrons désormais que deux
classes d'hommes dans la colonie de Saint-Domingue : les citoyens, sans
aucune distinction de couleur, et les esclaves. »

Cette déclaration déplut aux blancs. Ils voulaient des engagements


formels et précis contre l'abolition éventuelle de l'esclavage, qu'ils
n'avaient cessé de considérer comme la conséquence inévitable de la
déclaration d'égalité des libres.
Dès le 20 Septembre, dans une séance solennelle de l'Assemblée
[275] coloniale, tenue dans la grande église du Cap, pour l'installation
des commissaires civils, le Président de cette Assemblée força les
commissaires de s'expliquer catégoriquement sur cette question fonda-
mentale :

« Nous sommes dans vos mains, dit-il, comme le vase d'argile que
vous pouvez briser à l'instant même ; c'est donc aussi l'instant, et peut-être
le seul, de vous faire connaître une vérité importante, mal connue de MM.
les commissaires nationaux civils, vos prédécesseurs.
Cette vérité, sentie à la fin par l'Assemblée constituante, 114 c'est qu'il
ne peut point y avoir de culture à Saint-Domingue sans l'esclavage ; c'est
qu'on n'a point été cherché et acheter à la côte d'Afrique cinq cent mille
sauvages esclaves pour les introduire dans la colonie, en qualité et au titre
de citoyens français ; c'eut que leur existence comme libres y est physi-
quement incompatible avec l'existence de vos frères européens. » 115

Il n'était guère possible de se méprendre sur le sens de cette vio-


lente protestation contre le décret qui reconnaissait des sauvages

113 Vie de Toussaint Louverture, page 70.


114 C'était une allusion au décret du 24 septembre 1791 qui avait constitué
les blancs de Saint-Domingue les seuls arbitres des destinées de la caste des
affranchis. H. P.
115 B. Ardouin, Études sur l'Histoire d'Haïti, 2e vol. page 6.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 277

achetés de la côte d'Afrique, en qualité et au litre de citoyen français


et qui consacrait « leur existence comme libres »
L'orateur, en parlant de l'esclavage entendait évidemment désigner
l'institution dans son intégralité et non point la position particulière
faite par cette institution aux, Africains ou créoles non affranchis,
puisque à l'égard de ces derniers, il n'y avait rien dans le décret qui fut
contraire à l'intérêt des esclavagistes.
Les commissaires n'eurent pas l'air de comprendre et, prenant le
mot esclavage dans le sens restreint, l'un d'eux POLVÉREL, répondit en
ces termes :

« Je vous déclare au nom de mes collègues, sans crainte d'en être désa-
voué, je vous déclare en mon nom que si, par impossible, l'Assemblée na-
tionale changeait quelque [276] chose à l'état de vos propriétés mobilières,
j'abdiquerais sur le champ toute mission, et remettrais entre les mains de
la nation tous les pouvoirs qu'elle m'a confiés, plutôt que de me rendre
complice d'une erreur aussi funeste à la colonie. »

SONTHONAX qui était un enthousiaste, et qui de plus prétendait


jouer au grand homme à St-Domingue, se leva à son tour et s'écria :
« Nous déclarons que jamais l'intention de l'Assemblée Nationale
n'avait été d'abolir l'esclavage, et si cette assemblée égarée en provo-
quait l'abolition nous JURONS DE NOUS Y OPPOSER de tout notre pou-
voir. »
La profession de foi de MM. les commissaires civils au sujet des
propriétés mobilières des colons ne pouvait être ni plus éclatante, ni
plus précise : ils ne répondaient pas seulement de l'intention de l'As-
semblée Nationale, ils se déclaraient personnellement des esclava-
gistes convaincus. Si l'Assemblée Nationale dans une heure d'égare-
ment commettait la funeste erreur d'abolir l'esclavage, l'un promettait
de s'en aller pour n'être pas complice du coupable attentat ; l'autre, au-
tant ou plus esclavagiste que les colons eux-mêmes, jurait de se révol-
ter contre cette assemblée, de s'opposer de tout son pouvoir à l'accom-
plissement du forfait !
Ces loyales déclarations destinées à concilier l'intérêt des blancs,
ne devaient pas se borner seulement à ceux du Cap ; il était politique
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 278

de les faire entendre à tous les blancs de Saint-Domingue. Quatre


jours après cette scène mémorable, le 24 septembre 1792, ils lancèrent
une proclamation dans laquelle, Mr. V. SCHŒLCHER 116 relève le pas-
sage suivant : « Nous déclarons conformément au décret de l'Assem-
blée nationale du 4 avril 1792, qu'aux assemblées coloniales seules,
constitutionnellement formées, appartient le droit de prononcer sur le
sort des esclaves. » Le 15 mai 1793, continue Mr. SCHŒLCHER, ils in-
séraient encore dans un règlement de police, la peine des oreilles cou-
pées avec la marque M (marron) pour tout esclave fugitif pendant
[277] un mois, et le supplice du jarret coupé, pour récidive. »

« On voit, remarque cet écrivain, s'ils avaient l'honneur d'être des abo-
litionnistes ! Loin de là, il n'y a rien que d'absolument exact à dire que
SONTHONAX, en appelant les nègres à la liberté, y fut contraint et forcé. »

En effet, tandis que SONTHONAX pratiquait cette politique de per-


suasion « pour empêcher les blancs français de Saint-Domingue de
trahir la France » les sauvages esclaves, l e s JEAN-FRANÇOIS, les
BIASSOU, les TOUSSAINT LOUVERTURE et leurs bandes de « marrons »
étaient en armes, libres et invaincus depuis deux ans. Au lieu de per-
mettre aux exécuteurs du fameux décret devenir les marquer au fer
rouge et leur couper les oreilles ou les jarrets, ce sont eux qui, en pre-
nant SONTHONAX à la gorge et en la lui pressant de leurs puissantes
mains, le forcèrent, pour échapper à l'étranglement, de violer le solen-
nel serment fait dans la grande église du Cap, et de renoncer, moins de
trois mois après son règlement de police, au plaisir de jamais voir cou-
per des oreilles ou des jarrets à des nègres.

« D'un autre côté, conclut M. SCHŒLCHER, les Espagnols de l'Est me-


naçaient encore de lancer contre nous les nombreuses bandes de JEAN-
FRANÇOIS dont ils s’étaient ce fait une armée. Ce fui dans cette extrémité
que Sonthonax POUR SE CRÉER DES SOLDATS, proclama, le 2 Août 1793, ce
la liberté des esclaves. »

116 Vie de TOUSSAINT LOUVERTURE, page 78.


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 279

On ne sait vraiment s'il faut admirer la candeur du blanc ou sourire,


lorsqu'après cet aveu, le même écrivain, à la page 201 du même livre,
dit de SONTHONAX : « C'est lui que revient l'insigne honneur d'avoir,
avant même la Convention, ce porté un coup mortel à la servitude des
nègres ; d'avoir, le premier, provoqué la délivrance de la fraction noire
du genre humain. Pour cela seul il reste au rang de ceux ce qui ont fait
une grande œuvre dans leur vie. Le mouvement libérateur, qu'il avait
si puissamment contribué à créer, se maintint après lui à St-Do-
mingue. »
Encore un coup, ne l'oublions pas, CHRIST nous défend de rappor-
ter même à DIEU ce qui appartient à CÉSAR. « L'insisigne [278] hon-
neur » revient dans le nord de Saint-Domingue à BOUCKMAN, à JEAN-
FRANÇOIS, à Biassou, à Toussaint Bréda, d i t LOUVERTURE ; dans
l'Ouest-Sud, il revient à BEAUVAIS, à LAMBERT, à RIGAUD. Dans toute
l’île, dans le monde entier, cet insigne honneur revient surtout à
VINCENT OGÉ et à JEAN-BAPTISTE CHAVANNE. Ce sont tous ces mu-
lâtres, tous ces nègres d'Haïti qui ont « porté le coup mortel à la servi-
tude des nègres, et provoqué partout la délivrance de la fraction noire
du genre humain. »
« Le mouvement libérateur » a été inauguré, créé, le 22 et le 26
août 1791. La fleur de la liberté des noirs s'est épanouie sur la terre
généreuse d'Haïti, engraissée le 25 février 1791 par le sang des mar-
tyrs.
L'Haïtien doit beaucoup, il doit tout aux JEAN-FRANÇOIS et aux
Biassou ; il ne doit rien, absolument rien, ni aux blancs, ni d’aucun
blanc. Nos aïeux ont dû prendre e t reprendre dans des luttes perpé-
tuelles et sanglantes, tous les droits de l'homme, volés au nègre par le
blanc. LIBERTÉ OU ÉGALITÉ, chacun des droits que nos aïeux ont pris
par la force, le blanc « contraint et forcé » l'a sanctionné sous la pres-
sion des circonstances, mais pour tenter de nous le reprendre plus tard
à la faveur de nouvelles circonstances.
Et si Mr. SCHŒLCHER et les français contemporains peuvent
s'enorgueillir du décret d'émancipation générale voté dans une heure
d'enthousiasme par la célèbre Convention Nationale, qu'ils apprennent
donc enfin que ce n'est pas ce décret qui a fait ou consacré la liberté
des nègres d'Haïti. Qu'ils apprennent donc enfin que la dernière page
de l'Histoire de la France à St-Domingue s'intitule « L'ARMÉE DE
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 280

L'ESCLAVAGE », que cette page signée LECLERC se termine au fort de


Joux où le blanc français a inscrit sa pensée suprême à l'égard du
nègre. Qu'ils apprennent donc enfin que le « mouvement libérateur »
inauguré par les haïtien a sa dernière page intitulée Indépendance
d'Haïti et signée de la main illustre d'un ancien nègre marron, d'un an-
cien compagnon du sauvage BIASSOU, de JEAN-JACQUES DESSALINES,
l'un des hommes de l'immortel 22 août 1791.
Et vous haïtiens, mes frères, apprenons enfin à être justes, [279]
envers nos aïeux, à mesurer à leur véritable valeur les immenses tré-
sors de gloire qu'ils nous ont légués. Apprenons à rapporter notre re-
connaissance à ces nègres et mulâtres, à ces fils de négresse qui seuls,
absolument seuls, nous ont fait ce que nous sommes : des hommes !
Cessons enfin de nous laisser égarer par des sophismes, tendant à
transformer en une œuvre généreuse, philanthropique, la mission es-
sentiellement machiavélique, l'œuvre de discorde « que SONTHONAX
avait puissamment contribué à créer et qui se maintint après lui à
Saint-Domingue. »
L'assemblée coloniale du Cap et les commissaires civils avait joué
de part et d'autre sur le mot esclavage. Les déclarations si positives de
ces derniers n'avaient point satisfait les blancs de Saint-Domingue. Et
les commissaires savaient bien que leurs déclarations et leurs serments
faits dans l’Église du Cap, si sincères qu'ils fassent, n'étaient pas ce
que demandaient, ce qu'exigeaient les colons.
Ceux-ci commencèrent immédiatement leurs préparatifs pour résis-
ter à main armée à la loi du 4 Avril et à l'autorité métropolitaine. Ils en
appelèrent à la solidarité de race, à la voix du sang, et entraînèrent
dans leur rébellion, une partie des troupes blanches amenées par les
commissaires. Ces derniers, ayant trouvé les colons absolument irré-
conciliables sur la question de l'égalité avec les libres noirs et jaunes,
se préparèrent aussi à l'inévitable guerre, en se conformant à la lettre
de leurs instructions, c'est-à-dire en faisant appel à « l a reconnais-
sance des gens de couleur. »
On se mit à combler ces derniers de prévenance, à afficher à leur
égard des sentiments bienveillants qui n'étaient qu'une honteuse ma-
nœuvre politique, car ces blancs de France ont cent fois prouvé par ta
suite qu'ils ne voulaient, pas plus que les blancs de Saint-Domingue,
la liberté du sauvage africain et son égalité avec le blanc.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 281

L'accès d'amour de ces personnages officiels pour « les gens de


couleur » augmentait en proportion de leur crainte de voir se générali-
ser la défection de leurs troupes européennes en faveur du parti des
colons. Il y avait un bataillon « d'hommes du 4 Avril au Cap »
SONTHONAX se mit sous [280] la protection de leur honneur et de leur
bravoure. Le Colonel Étienne LAVEAUX, destiné à devenir plus tard
Gouverneur de la colonie, revendiqua l'honneur de commander à ces
valeureux soldats. ROCHAMBEAU lui-même, électrisé pendant un mo-
ment par cette lièvre philanthropique, voulut aussi fraterniser avec les
nouveaux frères et mêler quelques-uns de leurs officiers à ceux de sa
division.
La situation de ces Messieurs était fort grave, on le conçoit : les
instructions du Roi avaient tout prévu excepté ce qui arrivait : la fra-
ternisation de leurs soldats blancs avec les blancs de Saint-Domingue ;
et à moins d'obtenir à tout prix le concours des moricauds, il ne leur
resterait qu'à abandonner la partie et à rentrer en France.
Ce fut la tentative de fraternisation de ROCHAMBEAU qui mit le feu
aux poudres, du moins au Cap, car dans d'autres villes, notamment à
St-Marc, à Jérémie et surtout à Port-au-Prince, les blancs n'avaient pas
attendu jusque-là pour se mettre en révolte ouverte contre la loi du 4
Avril et contre les commissaires civils chargés de l'exécution de cette
loi. A Port-au-Prince, ce sont des troupes blanches, le régiment d'Ar-
tois, qui aidèrent les colons à se rendre maîtres de la ville. Au Cap, ce
sont encore les troupes blanches, l'un des régiments de ROCHAMBEAU,
qui donnèrent le signal de la révolte, en refusant d'obéir à un officier
« couleur café au lait. » Ce régiment se rassembla en armes dans ses
casernes et déclara qu'il obéirait à toutes les lois de la France, excepté
à la loi du 4 Avril et que le « massacre des gens de couleur était un
sacrifice nécessaire au bien de la colonie. » 117
Moins de quatre mois après l'arrivée de commissaires, la guerre ci-
vile était de nouveau allumée par les blancs d'un bout à l'autre de la
colonie. Le but que l'on se proposait par le décret du 4 Avril était à ja-
mais perdu. Les anciens affranchis « dont le triomphe avait été com-
plété par cette loi » n'eurent même pas occasion de s'expliquer sur le
rôle monstrueux que l'on croyait pouvoir leur imposer par « reconnais-

117 Relation officielle de SONTHONAX à la Convention Française. B.


ARDOUIN. 2e vol, page 34.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 282

sance » [281] de rétablir leurs frères, les hommes du 22 Août 1791,


dans l'esclavage, de réprimer la révolte des noirs. » Le service qu'on
a dû se borner à leur demander, et qu'ils remplirent avec le plus grand
dévouement et, il faut bien le dire, avec le plus complet, le plus glo-
rieux succès, ce fut d'employer leurs armes triomphantes à réprimer
la révolte des blattes.
Quand nous disons : les blancs de St-Domingue n'ont pas voulu de
l'égalité avec les nègres et mulâtres libres, nous exprimons une vérité
dont la preuve est faite : 1° par l'exactitude de certains faits bien
constatés ; 2° parle rapport logique de cause à effet entre la pensée
que nous imputons aux blancs par cette sentence, et les faits ainsi
constatés ; et 3° enfin, par une succession assez nombreuse de faits de
même nature, d'effets évidents de la même cause, pour démontrer un
état habituel et général d'esprit, dont la valeur comme vérité histo-
rique n'est ni détruite, ni affaiblie par des exceptions individuelles, si
nombreuses qu'elles soient.
On ne saurait écrire un livre « d'histoire vraie », ce qui signifie ri-
goureusement une « œuvre scientifique », en sortant des règles, des
procédés ordinaires de la science. En matière historique, comme en
toute matière scientifique, la constatation rigoureuse des faits, leur ob-
servation intelligente, savante, tout cela est indispensable pour arriver
à la découverte des vérités scientifiques, à la connaissance positive de
la véritable pensée d'une faction, d'un parti, d'une nation, à une époque
déterminée.
Rigoureusement parlant, il ne saurait même y avoir ni historien
partial, ni historien impartial. Un livre d'histoire est un livre de science
et ne peut jamais être un ouvrage de littérature sans descendre de cette
hauteur et tomber au rang de la chronique, du pamphlet ou du simple
roman. Qui raconte simplement des faits bien ou mal constatés, prou-
vés ou non, est un simple chroniqueur ; qui choisit entre les faits histo-
riques, les arrange, les modifie, les atténue, les exagère, pour les faire
servir à la démonstration d'une idée préconçue est un pamphlétaire ;
qui habille à sa guise les personnages historiques, introduit dans son
œuvre des [282] récits de faits qui ne se sont point produits, supprime
des faits authentiques et significatifs, brode enfin sur un canevas his-
torique pour amuser ses lecteurs ou flatter leurs passions, n'est qu'un
romancier. C'est pour cela que dans l'innombrable armée d'écrivains
dont les œuvres encombrent les bibliothèques modernes, il n'y a que
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 283

peu, très peu, presque pas d'historien. De là aussi venait le scepticisme


déjà rappelé de WALPOLE s'écriant : « History must be false. »
Relevons, par exemple, la nombreuse succession de faits accumu-
lés dans la VIE de TOUSSAINT LOUVERTURE par V. SCHŒLCHER, à pro-
pos de la question de l'égalité des droits politiques entre les libres de
toute couleur dans la colonie de St-Domingue :
Pages 5 et 6... 17 et 18... 26... 30... 31... 32... 44... 45... 46... 47...
48... 55... 56... 58... 59... 67... 71... 72... 73... 74... 76 et 77.
Dépouillons ces faits de toute l'éloquence, de toutes les réflexions
de l'écrivain qui nous en fait le récit et nous n'en constaterons pas
moins : 1° par l'importance des personnages en cause : assemblées dé-
libérantes, hauts fonctionnaires, cours de justice, dont les actes sont
publics et constatés par des documents authentiques, par l'indication
précise des noms, des lieux et des dates, que ces faits sont suffisam-
ment exacts, encore même qu'ils ne le soient peut-être pas tous rigou-
reusement, pour servir à une démonstration historique ; 2º qu'ils sont
tous logiquement des effets d'une seule et même cause, des résultats
d'une seule et même pensée de révolte des colons contre leur égalité
avec les nègres et mulâtres libres ; 3° malgré la noble exception de ;
FERRAND de BAUDIERES et de beaucoup d'autres sans doute dont les
noms restent ignorés par les historiens, le grand nombre de ces faits, et
leur production simultanée ou successive sur tous les points du terri-
toire, démontrent que cette pensée était commune à la généralité des
colons de St-Domingue.
Et par cette démonstration rigoureuse, scientifique, nous entrons en
possession d'une vérité historique, d'une vérité scientifique, les blancs
de St-Domingue étaient aveuglément opposés, à l'affranchissement
politique des gens de couleur libres.
[283]
L'association mentale, la communauté d'aspirations entre les
hommes ne peut-être, de par les lois de la nature, que le produit d'une
communauté d'intérêts ou d'affections. Ces deux moteurs des actions
humaines ne sont pas toujours égaux en puissance : tantôt nous sacri-
fions nos intérêts à nos affections, tantôt c'est l'intérêt qui l'emporte
sur l'affection.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 284

Les blancs de St-Domingue étaient unis par un lien affectueux aux


mulâtres qu'ils poursuivaient d'une haine si implacable, si cruelle. La
communauté de la pensée qui gouvernait leurs actions dans cette pé-
riode historique, procédait donc d'un intérêt commun et assez puissant
pour étouffer les sentiments les plus naturels, pour rompre dans leurs
cœurs les liens de l'affection, de la communauté du sang.
Si nous ne trouvons pas dans les faits mêmes que nous venons de
soumettre à l'analyse historique cet intérêt commun, le moteur et le
promoteur de la pensée commune que nous avons cru découvrir, nous
ne sommes pas en possession de toute la vérité historique et notre dé-
monstration n'a encore abouti qu'à une théorie.
Mais un nouvel examen de ces faits, conduit avec la même mé-
thode, nous démontre à un degré suffisant de certitude, que l'intérêt
commun des colons qui a produit leur commune pensée de haine et
d'extermination des mulâtres, c'était le maintien de l'esclavage des
noirs.
À ce point de la démonstration, nous sommes en possession de la
vérité absolue sur les révolutions de St-Domingue, et qui se formule
en ces termes :
Toutes les luttes qui ont ensanglanté le territoire haïtien de 1791 à
1804 ont eu pour cause unique les efforts des hommes de la race
blanche pour maintenir dans l'esclavage les hommes de la race noire
et les efforts opposés des hommes de cette dernière race pour conqué-
rir leur liberté.
Toute cette démonstration prouve surabondamment aussi que le
mulâtre, produit par le croisement des deux races hostiles, repoussé,
haï, persécuté par la plus forte, devait rester étroitement uni à ses pa-
rents noirs par les liens de l'affection aussi bien que par la communau-
té de l'intérêt. Lors donc qu'on ose affirmer que ces hommes ne vou-
laient [284] pas de la liberté des noirs, on est tenu, pour mériter le
titre d'historien de faire la preuve rigoureuse scientifique de cette as-
sertion. On y est d'autant plus rigoureusement obligé que cette asser-
tion est ou semble extravagante prima facie. Elle renverse nécessaire-
ment toutes les conclusions qui viennent d'être formulées, soulève le
doute sur l'exactitude historique de la totalité et de chacun des faits qui
viennent d'être relatés et qui dans leur ensemble et dans leurs détails,
font la preuve d'un état permanent d'hostilité, de guerre ouverte, entre
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 285

les deux classes ou castes que l'on représente comme associés dans un
commun effort contre l'émancipation des esclaves. On est tenu de
faire cette preuve avec toute la rigueur des procédés scientifiques exi-
gés par la raison humaine pour la constation des vérités historiques,
parce que cette assertion est, contraire à la philosophie de l'histoire et
contraire à la logique du cœur humain, car elle suppose aux actions
d'une classe d'hommes, un mobile inconnu qui ne serait ni l'affection,
ni l'intérêt et qui serait plus puissant que la combinaison de ces deux
forces.
On sait en effet, que ce que l'on appelait « gens de couleur » à St-
Domingue était une caste composée de mulâtres et de nègres non es-
claves. J'ai montré que dans les trois sections de la colonie la propor-
tion des deux couleurs ne pouvait être la même dans cette caste.
Les nègres libres étaient incontestablement plus nombreux que les
mulâtres dans le Nord. Faisons-en néanmoins part égaie, et comptons
comme mulâtres la moitié des affranchis dans le Nord, les deux tiers
dans l'Ouest et les trois quarts dans le Sud ; nous avons ainsi un total
approximatif d'environ 17.000 mulâtres libres dans toute la colonie.
On sait encore que dans tous les pays du monde, la pauvreté est le
lot ordinaire du grand nombre ; on sait que même dans la classe répu-
tée riche de chaque pays, les millionnaires constituent le petit, le tout
petit nombre ; on connaît la position particulière faite aux affranchis
dans les pays à esclaves, et combien cette position est peu propre à
leur faciliter l'accès de la fortune ; on n'ignore pas que les mulâtres de
Saint-Domingue, même quand ils étaient fils d'un [285] père riche,
n'héritaient ni de la fortune, ni même du nom de ce père blanc qui
croyait remplir tous les devoirs de la nature envers le malheureux bâ-
tard ; en lui donnant une profession manuelle. Combien y en avait-il
donc parmi ces mulâtres libres, simples ouvriers des villes, d'assez
riches pour posséder un enclave ou plus ? Quelques douzaines peut-
être ! Mettons-en 1.000, mettons-en 1.500 et nous restons encore avec
un total de 10.000 pauvres ouvriers, domestiques, garçons d'écurie,
etc., n'ayant absolument aucun intérêt au maintien de l'esclavage, for-
tement intéressés an contraire à la suppression du préjugé légal qui
leur barrait tontes les voies au bien-être, à l'aisance, à toute forme du
bonheur ; n'ayant de relations, de liens d'affections qu'avec des per-
sonnes de la race condamnée. Qu'on ajoute à ces 16.000 parias à peau
rouge ou jaune, les 17.000 mulâtres encore esclaves eux-mêmes, rele-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 286

vés par la statistique de 1780, et l'on arrive à un total de 33.000 indivi-


dus, contre 1.500, qui ne sauraient désirer le maintien de l'esclavage
sous aucune forme, à moins que l'on ne veuille dire qu'ils chérissaient
leurs propres chaînes, qu'ils étaient heureux de tes porter eux-mêmes !
Même s'il était prouvé que les 1.000 à 1.500 individus de couleur
(nombre évidemment et grossement exagéré polir quiconque se rend
compte de ce que pouvait bien être la position d'aisance des mulâtres
dans ce milieu) que nous supposons propriétaires d'esclaves noirs, se
seraient unis aux blancs pour défendre leurs propriétés mobilières,
cela ne saurait engager la classe et permettre de lui imputer au nom de
la vérité historique une pensée esclavagiste.
Or, cette preuve historique sérieuse, austère, de rattachement au ré-
gime colonial du mulâtre propriétaire ou non d'esclaves, n'a jamais été
faite par aucun mulâtophobe à l'égard ni de 1.500, ni de 1.000, ni de
100 individus de celle classe infortunée.
Suivons, par exemple, dans le nouveau livre de Mr. SCHŒLCHER la
forme de cette sanglante accusation contre la classe générale, la pré-
tendue caste des mulâtres.
En 1791, dit-il à la page 04 « les hommes de couleur ne [286] com-
battaient encore que pour leurs droits politiques. »
Du moins ils ne combattaient pas encore non plus pour le maintien
de l'esclavage, car l'illustre philanthrope ne veut sans doute pas dire
que le « maintien de l'esclavage » fût une conséquence nécessaire, for-
cée de la conquête des « droits politiques » par les nègres et mulâtres
libres. Que signifie alors le reste de sa phrase ? Quelle idée l'auteur
entend-il faire naître dans l'esprit de ses lecteurs noirs en ajoutant que
« ces mulâtres chargèrent de payer les trais de la guerre les pauvres es-
claves qu'ils avaient soulevés. »
Où l'auteur voit-il la preuve de cette trahison ?
Dans le fait que ces mulâtres en faisant la paix, n'avaient pu n’ob-
tenir que « 144 affranchissements en faveur des esclaves qui les
avaient aidés ? » — Ainsi, parce qu'une victoire locale avait permis
aux affranchis de voir les blancs demander à négocier un concordat
local dont la sanction par l'autorité coloniale et par l'autorité métropo-
litaine, était au moins douteuse. Mr. SCHŒLCHER juge sans doute que
ces affranchis étaient assez puissants pour faire tout ce qu'ils vou-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 287

draient et que s'ils n'ont obtenu la libération que de 144 esclaves,


c'était sans doute parce qu'ils ne voulaient pas ? ils ne désiraient pas
qu'il y en eut davantage, et ces 144 affranchissements, loin d'être pré-
sentés sous la véritable lumière de l'histoire, c'est-à-dire comme une
preuve de la solidarité naturelle, indissoluble des affranchis et des es-
claves, d'une solidarité que les affranchis, en armes pour la défense de
leurs propres droits, n'auraient pas le pouvoir de rompre, même s'ils en
avaient la volonté ou le secret désir, ces 144 affranchissements obte-
nus par les « gens de couleur » se trouvent présentés comme une per-
fidie des mulâtres ! Curieuse façon, en vérité, de faire de l'histoire !
Les mulâtres de Saint-Domingue en général étaient opposés, raconte
ailleurs cet écrivain, à l'émancipation des noirs ; et c'est là la première
preuve qu'il en trouve dans notre histoire : ils firent affranchir 144 es-
claves.

« Les hommes de couleur, dit encore Mr. SCHŒLCHER (page 90)


avaient pris les armes non pas pour à la liberté mais pour la conquête de
leurs droits politiques. »

[287]
Il resterait à cet écrivain à expliquer à ses lecteurs de quelle « liber-
té » et de « quels droits politiques » il entend parler. C'est une théorie
absolument nouvelle que celle des « droits politiques » exclusifs de la
« liberté. » Mais, nous savons que sous cette forme absolue, l'écrivain
entend insinuer une idée purement relative et qui se traduit ainsi : « les
mulâtres avaient pris les armes non pour abolir l'esclavage clés noirs,
mais pour devenir eux-mêmes les égaux des blancs. »
Qu'est-ce que cela prouve ? Et d'abord pourquoi la substitution du
mot « hommes de couleur » au mot « affranchis » qui est la seule ex-
pression juste pour désigner ce qu'étaient réellement les gens dont il
s'agit : un mélange d'« hommes de couleur » et « d'hommes noirs » un
mélange de mulâtres et de nègres.
Avec ou sans cette réserve d'ailleurs, que signifie la phrase que
nous venons de citer ? De ce qu'un homme cherche à se guérir de la
maladie dont il souffre personnellement, s'ensuit-il qu'il désire que
d'autres hommes continuent à souffrir et à mourir de leur maladie ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 288

S'ensuit-il même que cet homme soit indifférent aux souffrances de


ses semblables, de ses propres frères, de sa propre mère ? Que pense-
rait Mr. SCHŒLCHER de voisins qui le traîneraient devant la cour d'as-
sise sous l'accusation de vouloir incendier leurs maisons simplement,
parce qu'il aurait fait quelque démarche pour faire assurer la sienne ?
Telle est pourtant la bizarre prémisse imaginée par cet écrivain
pour arriver immédiatement à cette conclusion : « Anciens maîtres
d'esclaves comme les blancs, ils ne mettaient pas moins d'ardeur
qu'eux à s'efforcer de sauver leur propriété humaine ils se liguaient
même avec les blancs pour défendre l'esclavage. »
Que l'illustre abolitionniste nous permette de lui dire, puisqu'il est
encore vivant 118, qu'il ne suffit pas de s'appeler VICTOR SCHŒLCHER et
d'avoir voté l'abolition de l'esclavage [288] dans les colonies fran-
çaises en 1848, pour imputer autoritairement une semblable pensée au
nom de l'histoire à des fils d'esclaves, sans en fournir immédiatement
la preuve historique.
Il faut des faits, des faits nombreux, authentiques, incontestables,
pour montrer « cette ardeur égale chez les mulâtres à celle des blancs,
à défendre leur propriété humaine ». II faut d'abord prouver histori-
quement, c'est-à-dire par des documents officiels, authentiques, l'exis-
tence de cette propriété aux mains des mulâtres. Il faut prouver histo-
riquement l'existence des ligues des mulâtres avec les blancs pour dé-
fendre l'esclavage. Il faut indiquer les noms des ligueurs. Il faut dire
où, quand, comment se sont formées ces ligues ; quels combats ont li-
vrés ces ligueurs contre « SONTHONAX l'émancipateur » ou contre « le
mémorable décret d'émancipation de la Convention Nationale » ;
quels succès ont obtenus ces ligues de l'esclavage ; qui les a disper-
sées ; comment et pourquoi elles se sont dissoutes, etc.
Mr. SCHŒLCHER n'a point fait ces preuves ; il a fait comme la plu-
part de ses devanciers. Il a voulu chercher la pensée des mulâtres de
Saint-Domingue, non dans leurs actes, dans les faits accomplis par
eux, ni même dans leurs paroles, ou dans leurs écrits, mais dans les
stupides injures que leur adressaient leurs ennemis blancs, les
SONTHONAX, les LAVEAUX, les ROCHAMBEAU, les ROUME, etc., et il

118 LA lecteur se rappellera que ce livre a été écrit en 1892. [Note des Édi-
teurs.]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 289

finit par se contredire, à la page 91, à force d'insister pour faire croire
à ses lecteurs ce qu'il ne peut leur prouver :

« Les anciens libres, du moment que le décret du 4 Avril il garantit


leurs droits politiques, séparèrent leur cause de celle des esclaves. »

Avant ce décret et tout le temps qu'ils se débattaient pour le


conquérir « les anciens libres n'avaient donc pas séparé leur cause de
celle des esclaves. »
Que signifient, alors les précédentes parenthèses de l'écrivain ?
Cependant, même cette dernière phrase est encore une assertion
d'écrivain qui exigeait une preuve d'historien. À quels faits en appelle
M r. SCHŒLCHER pour démontrer cette [289] pensée des nouveaux
libres de « séparer leur cause de celle des esclaves après le décret du 4
Avril ? »…………
Tout lecteur attentif de la « Vie de Toussaint Louverture » ne peut
manquer d'être frappé du caractère exclusivement, digressif de ces in-
jures de l'auteur à l'adresse des mulâtres. Cela arrive inopinément,
sans que rien de ce qui précède n’y prépare l'esprit du lecteur ; puis
l'auteur après avoir formulé quelques lignes ou une page de ces asser-
tions, passe brusquement à une autre digression ou revient à son sujet.
Si bien que tout cela pourrait être biffé de son livre sans y produire au-
cune obscurité.
Seulement, en éliminant ces hors-d'œuvre, il ne resterait plus rien
pour préparer l'esprit du lecteur à accepter la théorie insensée d'une
guerre entre nègres et mulâtres à propos de la cruelle guerre civile sus-
citée, sous pavillon français, par la coalition de l'intérêt métropolitain
avec l'intérêt colonial, par les blancs HÉDOUVILLE, ROUME, etc., entre
les nègres du Nord et les nègres du Sud sous le commandement res-
pectif le Toussaint Louverture et d’André Rigaud.
La révolte des blancs contre le décret du 4 Avril 1792 et la répres-
sion de cette révolte par les ex-affranchis, par les hommes du 26 Août
1791, avaient rallumé dans toute la colonie une guerre plus sanglante,
plus impitoyable, plus cruelle que jamais entre les deux castes qu'on a
la témérité de vouloir montrer au monde, comme associées l'une à
l'autre, comme « liguées pour la défense de l'esclavage. »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 290

Dans cette lutte sauvage, dans cette guerre d'extermination, dont


Mr. SCHŒLCHER connaît bien l'histoire puisque c'est à lui-même que
nous venons d'en emprunter le récit, le sang des nègres et mulâtres
libres de Saint-Domingue, de même que le sang des esclaves qu'ils
avaient soulevés et qui combattaient dans leurs rangs, coula à grands
flots pour la France. Leur camp fut le dernier refuge de l'autorité de la
France, de même que leurs poitrines criblées des balles du colon ré-
volté furent les derniers boucliers de l'intérêt colonial de la France à
Saint-Domingue.
Plus tard enfin, lorsque les blancs de la colonie, vaincus, écrasés,
par la vaillance de ces glorieux fils de négresse, [290] commirent leur
suprême lâcheté, trahirent leur mère-patrie, appelèrent l'anglais et lui
livrèrent toutes les places fortes de la colonie, ce sont encore les poi-
trines de ces hommes qui, dans l'Ouest et dans le Sud, s'offrirent aux
coups de l'ennemi extérieur ; ce sont encore leurs vaillantes épées qui,
en culbutant partout dans cette région cet ennemi direct de la France,
sauvèrent l'honneur du pavillon tricolore et sauvegardèrent la gloire et
la dignité du nom français dans cette portion de l'île. Et lorsqu'une
main française se sert d'une plume pour flétrir la mémoire de ces
hommes, pour les accuser follement, sans preuves historiques, sans
les moindres indices, d'avoir été des misérables, d'avoir voulu de l'es-
clavage perpétuel de leurs frères, de leurs propres mères, de s'être as-
sociés à la caste blanche, d'avoir combattu avec elle pour maintenir ou
pour rétablir cet esclavage ; quand une plume française s'applique
avec un acharnement long d'un demi-siècle, à fausser l'histoire pour
appeler sur les noms de ces hommes la haine et le mépris de leur
propre postérité, à rendre inhabitable à leurs propres descendants par
d'incessants appels à la haine et aux passions mauvaises, la terre qu'ils
ont tant arrosée de leur sang par reconnaissance envers la France, qui
n'avait fait pourtant que leur reconnaître des droits qu'ils avaient trois
fois conquis eux-mêmes, la conscience humaine justement indignée,
ne saurait prononcer qu'un mot : INGRATITUDE !
[291]

2°. Changement de front


dans la politique machiavélique des blancs
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 291

Entrée en scène de Toussaint Louverture.


Excitations directes des blancs à la haine des mulâtres par les noirs.
___________________

SONTHONAX, contraint et forcé, comme l'a vu le lecteur, avait pro-


noncé l'abolition de l'esclavage dans le nord d'Haïti le 29 Août 1793,
« pour avoir des soldats » c'est-à-dire pour attirer sous les drapeaux de
la France, les bandes d e JEAN-FRANÇOIS et de BIASSOU, les nègres
d'Haïti, formant dès lors « une armée » avec laquelle les Espagnols
entreprenaient la conquête de la colonie française.
Cette proclamation n'eut pas non plus, du moins immédiatement,
l'effet attendu. Elle n'attira tout d'abord sous le drapeau tricolore que
la seule bande de PIERROT qui lui, n'avait pas traversé la frontière.
L'insuccès relatif de cette proclamation est resté l'une des énigmes en-
core insolubles pour les écrivains blancs qui s'exercent sur cette his-
toire si peu glorieuse pour leur race, des nègres d'Haïti, et surtout du
nègre TOUSSAINT LOUVERTURE.
La preuve, disent ces écrivains, que ces hommes ne comprenaient
pas la liberté, qu'ils ne combattaient pas pour la liberté, c'est qu'ils ne
se sont pas empressés de l'accepter lorsque SONTHONAX la leur don-
na. Plaisanterie et absurdité ! On ne comprend pas qu'il en était de la
proclamation de SONTHONAX comme du décret 4 Avril. Cette procla-
mation n'avait pas de signification pour des hommes qui avaient pris,
enlevé et retenu leur liberté depuis le 22 Août 1791, qui étaient deve-
nus des soldats, des généraux, des hommes politiques, ayant au milieu
d'eux, plus qu'une intelligence, mais un génie, un vrai génie, dont ils
subissaient l'ascendant, les uns librement, les autres forcément ; un gé-
nie enfin qui rêvait déjà de les conduire à la conquête de cette île, à la
réalisation de la suprématie du nègre sur cette même terre, témoin
pendant trois siècles entiers de ses souffrances, de son humiliation, de
son martyr ! Ce raisonnement absurde se heurte toujours à la liante
personnalité de TOUSSAINT [292] LOUVERTURE qui n'a pas été plus
empressé que tes autres à aller se jeter dans les bras de SONTHONAX et
de qui l'on ne saurait, dire pourtant qu'il ne comprenait pas la liberté et
ne combattait pas pour elle.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 292

La proclamation de SONTHONAX était une manœuvre politique.


Des circonstances indépendantes de sa volonté avaient l'ait avorter le
plan du 4 Avril : les gens de couleur ne réprimaient pas, ne pouvaient
pas, ne voulaient pas réprimer la révolte des noirs ; les colons révol-
tés, combattus par les gens de couleur invitaient les anglais à faire la
conquête de l’île ; les nègres récoltés, que personne ne combattait sé-
rieusement, marchaient eux-mêmes à cette conquête au nom et sous le
pavillon de l'Espagne. Ces hommes étaient une force et une force hos-
tile. SONTHONAX tenta de s'approprier cette force et de la retourner
contre les Espagnols. Sa proclamation fut considérée par les noirs
pour ce qu'elle était réellement : une proposition d'alliance ; et les
noirs prirent le temps nécessaire pour considérer la proposition et faire
la balance de leurs propres intérêts avant d'y répondre.
C'est ici l'instant de dégager la véritable pensée des hommes du 22
Août 1791, ou plutôt de leur illustre inspirateur, du guide providentiel
qui devait les conduire eux et toute la race noire à la réhabilitation ;
c'est ici l'instant de déchirer tous les voiles flatteurs ou malveillants
dont la littérature américaine, anglaise ou française affuble ce grand
homme pour en faire un personnage fantastique, un phénomène contre
nature, une admirable monstruosité dont les merveilleuses qualités
resteraient étrangères à sa propre race, impuissantes à la relever de sa
prétendue éternelle et invincible infériorité ; c'est ici l'instant de com-
pléter le portrait déjà ébauché du « célèbre Africain » et de montrer
TOUSSAINT LOUVERTURE au monde et surtout aux haïtiens, héritiers
directs des conquêtes matérielles et morales de son génie, gardiens de
sa gloire et de sa pensée, tel qu'il fut réellement.
TOUSSAINT LOUVERTURE était nègre, absolument, exclusivement
nègre. Le nègre tout entier, ai-je dit, s'incarnait en son être. L'opinion
exprimée dans la grande église du Cap [293] le 23 Septembre 1792
par le Président de l'Assemblée coloniale, était celle du « célèbre Afri-
cain. » Il était profondément convaincu de cette VÉRITÉ ABSOLUE que
les blancs « n'étaient pas ailés chercher et acheter des sauvages sur les
côtes d'Afrique pour en faire des citoyens français » mais seulement
pour en faire DES ESCLAVES. Il ne devait rien, et il ne croyait rien de-
voir à aucun groupe, à aucune corporation, à AUCUNE NATION de
blancs. Les espagnols, les anglais ou les français sont des blancs. Il
était lui un nègre et un esclave de blancs, une « propriété mobilière. »
Esclave à Saint-Domingue, une colonie française, il pouvait être ache-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 293

té et transporté à Cube, à la Jamaïque ou à la Nouvelle-Orléans et ces-


ser d'être une propriété française, pour devenir une propriété anglaise,
espagnole ou américaine. Il n'eut donc jamais l'inqualifiable folie de
se prendre, lui nègre et esclave, pour un espagnol ou un français, c'est-
à-dire pour un blanc.
LOUVERTURE était un homme de jugement et non d'imagination, il
ne pouvait pas avoir, il ne devait pas avoir et il n'eut aucun attache-
ment à aucun drapeau de nation blanche. Les pavillons de ces nations
étaient tous pour lui et pour sa race, des emblèmes de la servitude et
de l'humiliation ; aucun de ces drapeaux ne pouvait, ni ne devait
éveiller en son âme l'idée de patrie.
Les blancs quels qu'ils fussent étaient pour lui des étrangers, vain-
queurs et tyrans de sa race et non des compatriotes. Ils étaient à ses
yeux de simples individus ayant des qualités bonnes ou mauvaises
qu'un homme de génie pouvait utiliser. Il savait que des milliers de ses
frères n'avaient pu être jetés et maintenus dans l'esclavage par une poi-
gnée de blancs, sans une force particulière assurant la supériorité à ces
derniers. Cette force, c'était la civilisation ; c'était une force exté-
rieure, non inhérente à aucune race, à aucune nation, mais une puis-
sance acquise. Elle était accessible à sa race non moins qu'à la
blanche. Il ne maudit point cette force qui avait permis au blanc de
l'asservir, d'asservir sa race. Loin de là, il admira cette puissance mer-
veilleuse ; il en voulut pour lui-même et pour les siens. Adorant [294]
l’Afrique, sa vraie patrie, il n'en aima pas moins l'Europe, le foyer de
la civilisation. Cherchant cette civilisation, il étudia attentivement les
blancs et les jugea toujours avec la plus admirable sûreté de coup
d’œil. Il en aima quelques-uns, en méprisa beaucoup d'autres et n'en a
haï aucun parce que tous les hommes de cette race, espagnols, améri-
cains, français ou anglais, avec lesquels il est entré en contact dans le
cours de sa longue existence, ont été inférieurs, trop inférieurs à son
génie pour s'élever à la hauteur de sa haine.
Tous ceux qui l'ont abordé pendant l'élévation de sa puissance, ont
cru pouvoir le corrompre, le séduire, l'employer à leurs fins.
TOUSSAINT les a tous jugés, pesés, et les a toujours fait marcher eux-
mêmes à l'accomplissement de ses propres desseins. Et quoi qu'il ait
pu faire de mai dans le cours de sa glorieuse carrière, il en a seul et il
en doit porter, seul, la responsabilité. Il n'a jamais été l'instrument
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 294

d'aucun mortel. Il n'a jamais servi aucune ambition, aucune passion,


que l'ambition ou la passion de TOUSSAINT Louverture.

« On a été réduit à beaucoup de conjectures, dit l'historien B.


ARDOUIN, 119 sur la cause de l'insurrection des esclaves. Selon nous, di-
verses causes ont dû y concourir. »

Ces conjectures tenant toutes du roman sont à la fois puériles et oi-


seuses. Elles ne sauraient appartenir à l'histoire. Et de toutes « ces di-
verses causes » empruntées par l'historien haïtien aux romans français,
anglais ou américains, aucune n'a la valeur historique, la valeur scien-
tifique de la vérité entrevue par B. ARDOUIN lui-même, développée-
dans un autre chapitre du présent ouvrage, et qu'il expose en ces
termes :

« Le sentiment de la liberté n’a jamais cessé de se manifester parmi


les nègres amenés d'Afrique et rendus esclaves à Saint-Domingue. »

Quand l'esclave se révolte, c'est pour ne plus être esclave, c'est


pour redevenir ce que DIEU a voulu faire de l'homme en le créant : un
être libre.
[295]
L'insurrection du 22 Août 4791 a été l'œuvre directe, personnelle
de TOUSSAINT BRÉDA.
Cela n'est pas contestable :
1° -Parce que les hommes qui ont fait cette insurrection et qui pou-
vaient seuls connaître quels étaient leurs compagnons, ont toujours at-
testé que TOUSSAINT était des leurs.
2º -Parce que ce que l'on sait de la supériorité intellectuelle de
TOUSSAINT LOUVERTURE et de la fermeté de son caractère ne permet
pas de supposer que TOUSSAINT eût pu se trouver parmi les conjurés
ni par entraînement, ni par curiosité. Il ne saurait subir l'influence, la
domination morale de BOUCKMAN, de JEAN-FRANÇOIS, de Biassou ou
119 Études sur l'Histoire d'Haïti, 1er vol, pagre 210.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 295

d e JEANNOT. Il connaissait ces hommes ; il savait exactement l'in-


fluence de chacun deux sur les ateliers. Il les prépara avec son habile-
té, aujourd'hui si célèbre, au terrible drame qu'ils allaient jouer sur la
terre de Saint-Domingue. Il leur distribua leurs rôles à leur insu, cha-
cun croyant avoir choisi le sien. Ces derniers arrangements furent pris
dans la nuit du 14 Août. Il fut également convenu que TOUSSAINT qui,
en sa qualité d'homme de confiance du blanc BAYON d e LIBERTAS,
avait occasion d'entendre les propos des blancs et de pénétrer leurs
desseins, s'abstiendrait de se compromettre dans les premiers mouve-
ments, pour pouvoir se renseigner sur toutes choses et éclairer ses
frères.
Ce que je dis ici du rôle de TOUSSAINT LOUVERTURE comme pro-
moteur de l'insurrection des esclaves du Nord, résulte de nos tradi-
tions. Il y a concordance parfaite à cet égard dans les récits faits par
les vieillards qui avaient été eux-mêmes acteurs dans le terrible drame
et dont le témoignage a été recueilli par les premiers historiens haï-
tiens, notamment par CÉLIGNY ARDOUIN, le frère de l'auteur des
« Études sur l'Histoire d'Haïti. »
D'ailleurs ce fait historique est confirmé dans un acte authentique
de l'un des blancs français qui ont personnellement joué un rôle dans
ces grandes scènes de l'Histoire d'Haïti. Je veux parler du Général
KERVERSEAU et de son rapport du 7 Septembre 1801 au ministre de la
marine et des colonies de France, dans lequel il s'exprime ainsi :
[296]
« TOUSSAINT, façonné par un long esclavage au manège de la flatterie
et de la dissimulation, sut masquer ses sentiments et dérober sa marche, et
n'en fut qu'un instrument plus terrible dans les mains des désorganisateurs.
Ce fut lui qui présida l'Assemblée où il fit proclamer chefs de l'insurrec-
tion JEAN-FRANÇOIS, BIASSOU et quelques autres...
Caché derrière le rideau, il dirigeait tous les fils de l'intrigue, organisait
la révolte et préparait l'explosion. Il savait lire et écrire et c'était le seul.
Cet avantage lui en donna en un immense et le rendit l'oracle des conju-
rés…….. Jusqu'où et jusqu'à quand TOUSSAINT fut-il la dupe de ces jeux
politiques ? les manœuvres des blancs près desquels il avait accès comme
l'homme de confiance de BAYON de LIBERTAS. On l'ignore. Ce qu'il y a de
sûr, c'est qu'il s'en servit habilement pour faire mouvoir les Africains. »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 296

M . SCHŒLCHER (page 89 de sa Vie de TOUSSAINT LOUVERTURE)


passe sans les discuter, sans même les mentionner par-dessus, toutes
les traditions, tous les témoignages historiques dans le surprenant pas-
sage suivant :

« Il ne fut pas des premiers esclaves révoltés. Ami de l'ordre, conser-


vateur par instinct et bien traité par M. LIBERTAS, il ne prit aucune part au
soulèvement des nègres de la plaine du Cap, en 1791..... Il finit par s'enrô-
ler vers Octobre ou Novembre 1791, dans la bande de BIASSOU…….IL
SUIVIT naturellement son chef quand celui-ci entra avec JEAN-FRANÇOIS
dans « l'armée espagnole. »

Voilà certes les assertions les plus extraordinaires que l'on pourrait
s'attendre à rencontrer dans un livre dont l'auteur aspirait à offrir au
monde une « histoire vraie » du « PREMIER DES NOIRS » !
Quoi ! TOUSSAINT LOUVERTURE « conservateur par instinct »... du
régime colonial, de l'esclavage de ses frères, de l'humiliation séculaire
de sa race, de sa propre humiliation ! Quoi ! TOUSSAINT LOUVERTURE,
ami de l'ordre, d'un ordre où il pouvait être fouetté, vendu comme une
vile tête de bétail ! TOUSSAINT LOUVERTURE, content de son sort, heu-
reux de son esclavage, parce qu'il était « bien truite par [297] M.
LIBERTAS ! » Toussaint Louverture se laissant machinalement entraî-
ner au désordre, « finissant, —pour faire sans doute comme les autres,
—par s'enrôler dans une bande ! » TOUSSAINT LOUVERTURE, « sui-
vant naturellement son chef dans l'armée espagnole » sans opinion,
sans réflexion, sans jugement, sans volonté !
Çà ! TOUSSAINT LOUVERTURE ! !
Le nom même que s'est attribué ce grand homme qui, dans son im-
mense orgueil, ambitionnait pour lui seul l'honneur d'ouvrir à sa race
la voie qui devait la conduire à la liberté, à la civilisation, à la réhabili-
tation, ce nom seul de LOUVERTURE était une protestation anticipée du
héros noir contre de telles caricatures !
Le personnage qu'on nous montre ici, c'est peut-être le TOUSSAINT
des romans des blancs ; ce n'est point le Toussaint Louverture des haï-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 297

tiens, le LOUVERTURE de la race noire, le Toussaint, le vrai TOUSSAINT


de l'austère histoire.
A force de vouloir mettre à part cette grande figure historique, à
force de vouloir l'isoler de sa race, de son sang, on en vient, sans s'en
apercevoir, à outrager sa mémoire. Des négrophiles même « finissent
par s'enrôler dans la bande » des écrivains détestables qui veulent que
LOUVERTURE ne soit qu'un phénomène, une bizarrerie de la nature, al-
lant à la postérité sous le titre du « célèbre Africain » comme cet autre
phénomène, cette autre bizarrerie de la nature, les célèbres frères
SIAMOIS. Ainsi évita-t-on pour des motifs divers, l'aveu que la race
noire, même dans la cruelle servitude du Nouveau-Monde, a eu assez
de vitalité morale et intellectuelle pour produire non-seulement des
généraux, des diplomates, des hommes d'État, mais un grand, un vrai
grand homme, dont le nom glorieux rayonne, étincelle parmi les gé-
nies qui ont guidé l'humanité et qui en font la gloire.
TOUSSAINT LOUVERTURE fut le promoteur, l'organisateur de la ré-
volte des esclaves du Nord. Il était présent à la réunion des conjurés
dans la nuit du 14 Août 1791. Il présida cette réunion, distribua les
rôles entre les conjurés. Tout cela n'est pas contestable. Ce sont des
faits irrévocablement acquis à l'histoire.
[298]
Tous les arrangements terminés, dans cette nuit du 4 Août, les
conjurés prêtèrent le terrible serment de vivre libres ou de mourir, 120
puis ils se séparèrent.
Pourquoi TOUSSAINT LOUVERTURE a-t-il voulu de cette insurrec-
tion ? Pourquoi l'a-t-il préparée ? Pourquoi y a-t-il poussé ses frères ?
Aucun doute n'est possible sur sa pensée.
« Aux Archives nationales (de France) se trouve, dit M.
SCHŒLCHER, 121 un appel de lui adresser sans doute aux esclaves du
Nord où il dit :

FRÈRES ET AMIS,

120 Voir page….. de ce volume.


121 Vie de TOUSSAINT LOUVERTURE page 94.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 298

Je suis TOUSSAINT LOUVERTURE, mon nom s'est peut-être fait


connaître jusqu'à vous. J'ai entrepris la vengeance. Je veux que la li-
berté et l'égalité règnent à Saint-Domingue. Je travaille à les faire
exister. Unissez-vous à nous, frères, et combattez avec nous pour la
même cause etc.
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
TOUSSAINT LOUVERTURE.

La preuve historique est donc faite.


M . SCHŒLCHER en a lui-même fourni d'autres non moins
concluantes que c'est bien au nom de la « liberté et de l'égalité » que
TOUSSAINT LOUVERTURE soulevait ses frères, que c'est bien pour la
« liberté et l'égalité » que combattaient ces nègres révoltés.
Comment le même auteur a-t-il pu dire dans le môme livre, en par-
lant des mêmes hommes « qu'ils n'étaient animés d'aucun sentiment
noble ; qu'ils ne se préoccupaient point de l'émancipation de leur race,
etc. ? 122 » Sur quoi peut-il fonder cette appréciation que t si les colons
avaient été moins « cruels envers eux, s'ils les avaient traités avec
quelque ménagement, ils ne se seraient peut-être pas révoltés même
[299] pendant la tourmente révolutionnaire. Ils fieraient restés ce
qu'ils étaient : des esclaves. » 123 MOREAU de St-Méry ne nous ap-
prend-il pas que ces esclaves de Nord étaient précisément les mieux
traités de la colonie ! TOUSSAINT LOUVERTURE lui-même n'était-il pas
notoirement l'un des esclaves les mieux traités de l'Amérique entière,
l'ami plutôt que la « propriété mobilière » de Bayon de Libertas à qui
il n'a jamais marchandé lui-même sa reconnaissance et son affectueux
dévouement ? TOUSSAINT LOUVERTURE, en un mot n'était-il pas de la
même race, assujetti au même esclavage que ses frères ?
Pourquoi TOUSSAINT LOUVERTURE s'était-il arrangé pour n'être
point avec ses frères à l'heure de la terrible explosion, dans cette épou-
vantable nuit du 22 Août 1791 où les plus belles habitations de la
plaine du Nord, livrées aux flammes, éclairèrent de leur sinistre clarté,
la légitime vengeance d'une race humaine opprimée pendant trois
siècles entiers ?
122 page 37.
123 Page 65.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 299

Toute la conduite ultérieure de ce grand homme répond à cette


question.
Il voulait de la liberté pour sa race, mais non de la liberté dans la
barbarie. Cette idée de liberté s'associait indissolublement dans sa
pensée avec celle de l'égalité : l'égalité du nègre avec le blanc, par
conséquent, l'égalité dans la civilisation. Le blanc, ai-je dit ailleurs,
n'était pas seulement le maître du sauvage africain asservi dans le
Nouveau-Monde, mais par un effet de la volonté divine, il était aussi
son maître d'école, son initiateur dans la civilisation.
Docile à cette volonté divine, TOUSSAINT LOUVERTURE aspirait à
briser dans le blanc l'autorité, la puissance du maître, mais il ne vou-
lait ni détruire, ni éloigner le civilisateur. Il connaissait les moyens
puissants, irrésistibles que la civilisation mettait à la disposition des
blancs. Il connaissait tout ce qui manquait à cet égard à lui-même et à
ses frères. Il savait enfin qu'il entrait et entraînait avec lui ses frères
dans une carrière nouvelle pour laquelle ils n'étaient point préparés, et
qu'ils seraient bientôt écrasés par la civilisation [300] à moins de s'en
approprier les moyens, de l'aire en un mot leur école avec les blancs.
Dans leurs premiers mouvements, les esclaves révoltés ne pou-
vaient être que des bandes désordonnées, courant à la vengeance, à la
destruction des propriétés, au massacre des maîtres. Après ? Ce serait
le chaos, la nuit, le retour aux forêts vierges, à la barbarie séculaire de
l'Afrique, à l'irrémédiable faiblesse du sauvage. Aujourd'hui l'extermi-
nation des blancs par les noirs ; demain l'envahissement par une armée
civilisée, l'extermination partielle et le réasservissement des noirs par
les blancs.
La vengeance des nègres révoltés était inévitable ; mais cette ven-
geance n'était pas l'objet voulu de la révolte par son organisateur. Il
fallait la laisser passer. Mais il fallait aussi réserver une voix dont l'au-
torité ne fut point affaiblie par une participation directe à cette ven-
geance ; une main ferme qui n'eût pas porté elle-même la torche ou le
poignard, pour arrêter le courant dévastateur au moment opportun,
pour refouler la barbarie, pour ramener l'esclave en révolte dans le
foyer lumineux, pour transformer les bandes en bataillons, en régi-
ments et les conduire par les moyens de la civilisation, à la conquête
de la vraie liberté.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 300

TOUSSAINT LOUVERTURE se réserva ce noble rôle. En cela, sa pen-


sée s'élevait trop haut au-dessus des conceptions encore accessibles à
l'esprit de ses compagnons, de ses frères, pour être soumise utilement
à leur délibération.
Cette pensée, qui ne se formulait peut-être pas avec cette précision
dans son propre esprit, est manifeste ; elle éclate dans tous ses actes.
Il fut pour ses frères ce que fut Pierre-Le-Grand pour les Russes
avec la différence que, né dans l'esclavage et non sur un trône, il lui
fallait, un génie plus puissant pour s'élever à la même hauteur. Partis,
l'un, des déserts glacés du Nord, l'autre, des brûlantes régions équato-
riales, ils eurent également les yeux fixés sur la civilisation de l'Eu-
rope occidentale et montrèrent cette civilisation à leurs frères comme
la source de la vraie force des nations. TOUSSAINT LOUVERTURE ne
participa donc pas à la première [301] levée de boucliers des esclaves.
Il les laissa se livrer à l'inévitable débordement des passions naturelles
et légitimes de la première heure et s'employa à mettre en sûreté ceux
qu'il aimait parmi les blancs, notamment la famille de BAYON de
LIBERTAS qui se trouvait précisément à ce moment, sous sa garde et
protection personnelle, le chef de cette famille se trouvant absent de
l'habitation Bréda.
Ayant pourvu dans la mesure du possible au salut des blancs qu'il
jugeait dignes de sa généreuse intervention, il laissa passer la justice
de DIEU sur le reste.
Il y avait près d'un mois que le carnage durait lorsqu'il décida que
c'était assez et que l'heure était venue pour ses frères de s'expliquer,
d'empêcher l'équivoque et la calomnie, de parler à la postérité. Il fit
donc adresser au Gouverneur BLANCHELANDE par les « généraux et
chefs de l'armée » le manifeste suivant :

Monsieur,
Nous n'avons jamais prétendu nous écarter du devoir et du respect
que nous devons au représentant de la personne du roi, ….. mais
homme juste, descendez vers nous ; voyez cette terre que nous avons
arrosée de notre sueur, ou bien plutôt de notre sang ; ces édifices que
nous avons élevés !......
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 301

En avons-nous obtenu aucune récompense ? ….. Ceux qui auraient


dû nous servir de pères, après DIEU, c'étaient des tyrans, des monstres
indignes du fruit de nos travaux ; et vous voulez, brave général, que
nous ressemblions à des brebis, que nous allions nous jeter dans la
gueule du loup ? Non, il est trop tard, DIEU, qui combat pour l'inno-
cent, est notre guide ; il ne nous abandonnera jamais ; ainsi voilà notre
devise : Vaincre ou mourir....
Nous ne sommes pas aussi cruels que vous pouvez le croire ; nous
désirons du meilleur de notre âme, faire la paix...
Que tous les blancs se retirent dans leurs foyers, qu'ils emportent
leur or et leurs bijoux ; nous ne courons qu'après cette chère liberté,
objet si précieux.
Voilà notre profession de foi, que nous soutiendrons jusqu'à la
[302] dernière goutte de notre sang. Il ne nous manque point de
poudre ni de canons ; ainsi la mort ou la liberté. DIEU veuille nous la
faire obtenir sans effusion de sang, alors tous nos vœux seront accom-
plis, et croyez qu'il en coûte beaucoup à nos cœurs pour avoir pris
cette voie. (la révolte)
Mais, …. ce respect que nous portons, et que nous jurons de main-
tenir, n'allez pas vous tromper, croire que c'est faiblesse ; nous n'au-
rons jamais d'autre devise : Vaincre ou mourir pour la liberté.
Vos très-humbles et très-obéissants serviteurs.
TOUS LES GÉNÉRAUX ET CHEFS DE NOTRE ARMÉE.

TOUSSAINT, en inspirant à ses compagnons la digne attitude, affir-


mée avec tant de fermeté et de modération, dans cette remarquable et
première déclaration des hommes du 22 août 1791, avait endigué le
torrent dévastateur et tracé sa véritable voie à la glorieuse insurrection
des ex-esclaves de Saint-Domingue, résolus à vaincre ou mourir pour,
la liberté, cette chère liberté, objet si précieux.
C'est à ces premiers événements de sa carrière que songeait sans
doute TOUSSAINT LOUVERTURE, lorsqu'il disait en 1798, en se compa-
rant à son rival du Sud :
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 302

« Moi aussi, je sais mettre le peuple en mouvement….. mais je sais


m'arrêter sur place et quand je frappe on me sent, mais on ne me voit pas...
M RIGAUD gémit de voir en fureur le peuple qu'il excite... Moi je ne
souffre pas la fureur... Quand je parais, il faut que tout se tranquillise. »

Observons encore que ce Manifeste des insurgés du 22 août 1791,


était une éloquente protestation faite, au seuil même de sa carrière, par
le grand homme dont le génie pénétrant les profondeurs de l'avenir,
avait prévu et démentait par anticipation la calomnie des esprits mé-
chants ou bornés qui devaient dire plus tard de ses frères qu'ils
s'étaient révoltés, qu'ils combattaient pour LE PILLAGE et non pour la
LIBERTÉ.
Plus tard encore, en 1799,1e Gouvernement français, voulant se li-
vrer au pillage d'une gloire qui appartenait aux [303] nègres et aux
mulâtres d'Haïti et nullement à la France, fit demander à TOUSSAINT
LOUVERTURE d'inscrire sur ses drapeaux, cette devise :

Braves noirs, souvenez-vous que le Peuple français seul reconnaît


votre liberté et l'égalité de vos droits.

Le premier des noirs en prit occasion pour protester de toute l'éner-


gie de son âme contre l'esclavage qu'avait rétabli et que maintenait le
même gouvernement dans ses autres colonies. Les mémorables pa-
roles qu'il prononça à ce propos montrent que sa pensée était à la hau-
teur de la conception la plus élevée, la plus large de l'idéal de la liber-
té.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 303

« Ce n'est pas, dit-il, une liberté de circonstance, concédée à nous


seuls, que nous voulons, c'est l'adoption absolue du principe, que tout
homme né rouge, noir ou blanc ne peut être la propriété de son sem-
blable. »

Tous les hommes naissent libres, mais ils naissent ignorants, ai-je
dit ailleurs. De là vient que, dans tous les temps, dans tous les lieux,
dans la race noire aussi bien que dans la blanche, la conception pré-
cise d'une idée générale a toujours été l'apanage des esprits supé-
rieurs. Ce qui est pour ces derniers un idéal, un but marqué vers lequel
il convient de marcher dans notre poursuite du bonheur, n'est qu'à
l'état de vague aspiration dans l'esprit du grand nombre, de la masse
populaire, dont les idées subissent plus fortement l'influence du mi-
lieu, l'empire des habitudes.
Les idées les plus larges, les plus généreuses, formulées par un
homme de cœur ou de génie, contribuent à l'éducation générale de
l'humanité, au développement et à l'élévation graduelle de l'esprit hu-
main. Elles sont insuffisantes néanmoins à mettre l'homme qui les for-
mule en possession de la puissance que confère le concours belliqueux
d'une masse populaire debout, prête à vaincre ou à mourir pour la pos-
session de l'objet de ses aspirations. Pour jouer un rôle considérable
dans l'histoire des nations, pour être un réformateur, un révolution-
naire, un conducteur de nation, un grand homme d'État, il faut encore
que [304] l'homme supérieur, en formulant sa pensée rencontre la for-
mule de la pensée, des aspirations actuelles de son peuple. Alors et
alors seulement, ce peuple se lève à sa voix, lui apporte, lui confère la
puissance de milliers de cœurs battant à l'unisson de son cœur, de mil-
liers de bras levés pour abattre l'obstacle immédiat au bonheur de tous,
du dévouement sans bornes d'un peuple marchant à la victoire ou à la
mort, sous la conduite d'un homme, d'un seul homme qu'il élève subi-
tement de rien au rang de ces grands hommes qui font pâlir dans les
rayons lumineux de leur gloire, jusqu'aux potentats prétendant les
gouverner, leur commander et marchant en réalité à leur suite.
TOUSSAINT LOUVERTURE n'était qu'un esclave comme tous ses
frères. S'il a pris et exercé sur leur esprit un ascendant irrésistible ; si
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 304

ces hommes ont abandonné JEAN-FRANÇOIS e t BIASSOU pour le


suivre ; s'ils l'ont laissé les pétrir, les façonner à sa guise, en faire des
soldats, en les assujettissant à une discipline de fer ; s'ils l'ont laissé
les transformer de « vils troupeaux d'esclaves » en une armée digne de
ce nom, et qui fut toujours soumise aveuglément à sa volonté, qui
marcha à sa voix, sans délibération, sans hésitation, contre tout enne-
mi qu'il lui plut de leur désigner : français, espagnol ou anglais, c'est
parce que ce qu'il voulait, c'était bien ce que voulait son peuple.
Il fut en effet, comme ledit le français KERVERSEAU, l'oracle des
esclaves insurgés, non point parce qu'il était seul parmi eux, « sachant
lire et écrire » raison badine qui ne repose même pas sur un fait exact :
d'autres insurgés savaient aussi lire et écrire. TOUSSAINT fut l'oracle de
ses frères parce qu'en l'écoutant, ils comprenaient ce qui se passait
dans leurs propres cœurs ; ils s'entendaient parler eux-mêmes. Vaincre
ou mourir pour la liberté n'a pas été la devise personnelle exclusive de
TOUSSAINT LOUVERTURE. Ce fut la formule des aspirations générales,
de la pensée commune des hommes de la race noire sur la terre d'Haï-
ti. En rencontrant cette formule, en rendant cet oracle, le Grand Noir
rencontra le cœur de ses frères de Saint-Domingue, de tous les
hommes de sa race.
[305]
Au manifeste des nègres insurgés, le gouvernement colonial répon-
dit par une proclamation du 23 septembre 1791 dans laquelle il exhor-
tait les esclaves à la soumission, en les engageant, pour prix de leur
pardon, à livrer leurs chefs.
Offrir le pardon à des hommes qui demandaient la justice et la li-
berté, c'était leur déclarer la guerre. Ce fut pendant un autre mois, une
guerre caractérisée d'un côté et de l'autre par les plus atroces vio-
lences, les plus épouvantables représailles, une vraie guerre d'extermi-
nation.

« Les esclaves révoltés fondaient sur les habitations, dit Mr.


SCHŒLCHER, 124 qu'ils mettaient à feu et à sang et, dès que se montraient
les gardes nationaux de Cap, ils disparaissaient dans les mornes. Il y eut
alors entre eux et les colons une guerre d'extermination, une guerre d'as-

124 Vie de TOUSSAINT LOUVERTURE, page 35.


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 305

sassinats. Les prisonniers étaient tous égorgés. Les têtes de prisonniers


blancs, placées sur des pieux, entouraient les camps des noirs, et les ca-
davres des prisonniers noirs étaient pendus aux arbres des routes qui me-
naient aux postes des blancs. »

Mon but, je l'ai dit, n'est point de faire de ce livre une Histoire
d’Haïti, quelque tentation que j'en aie, car vraiment cette œuvre est
encore à écrire. Dans le présent chapitre, je suis obligé de rechercher
le témoignage vrai de cette histoire pour l'éclaircissement d'une situa-
tion particulière, celle qui a donné naissance dans mon pays à une pré-
tendue question de nègre eh. de mulâtre qui paralyse notre marche vers
le progrès depuis cinquante ans. Mr. SCHŒLCHER est le seul person-
nage connu dans le monde civilisé comme professant ce bizarre para-
doxe de sentiments qui consiste à haïr profondément, violemment le
mulâtre, le fils de la négresse, tout en professant une tendresse
bruyante, une admiration tapageuse pour sa mère, l a race noire. Or,
j'appartiens à cette race et de plus, je suis mulâtre. Lors donc que, pour
éviter de longs récits, il me faut en appeler au témoignage d'un écri-
vain qui a résumé avant moi les faits à raconter, il me plaît de donner à
mes lecteurs [306] étrangers un gage de ma sincérité, en citant celui-
ci, de préférence à tout autre. Mais, j'ai le regret de le dire, Mr.
SCHŒLCHER qui est si enthousiaste des noirs dans tous les incidents
où il peut les opposer aux mulâtres, s'attiédit étrangement à leur égard
dans les circonstances où ils se trouvent seuls à seuls avec les blancs,
dans les circonstances où le bouc émissaire manque au célèbre philan-
thrope. Ainsi l'égalité dans la sauvagerie qu'on nous montre ici entre
les blancs et les nègres, égorgeant de part et d'autre tous les prison-
niers, n'est qu'une flatterie envers les blancs, pour en dire le moins.
Il est de vérité historique que dès l'instant où les noirs avaient for-
mé un rudiment d'organisation militaire et adressé au Gouverneur
BLANCHELANDE le manifeste inspiré par TOUSSAINT LOUVERTURE, ils
observèrent, au moins dans une certaine mesure, les lois de la guerre,
envers les prisonniers qu'ils faisaient aux blancs et qui ne furent plus
mis à mort que par représailles. Les esclaves révoltés avaient dans
leurs camps un grand nombre de prisonniers blancs dont JEAN-
FRANÇOIS offrit l'échange aux premiers commissaires civils, ROUME,
MIRBECK et St-Léger, vers la fin de Novembre. Il se trouva que les
blancs n'eurent qu'un seul prisonnier à offrir en retour, et quel prison-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 306

nier ? La femme de JEAN-FRANÇOIS que l'on avait arrêtée, condamnée


à mort et retenue en otage ! Le malheureux mari accepta le marché, se
laissa persuader de renvoyer les prisonniers blancs au Cap sous une
escorte qui devait lui ramener sa femme. Les blancs accueillirent leurs
frères et n'en retinrent pas moins la négresse en violation de la foi ju-
rée.
Mr. SCHŒLCHER a connu au moins l'offre faite par JEAN-FRANÇOIS
à MIRBECK de rendre des prisonniers blancs qu'il avait entre les mains ;
mais, dit-il, « cet arrangement n'eut pas de suite » (page 36). Or, il est
de vérité absolue que cet arrangement eut la suite qui vient d'être rela-
tée. Il est vrai que « l'honnête MIRBECK » car tous les acteurs français
des innombrables perfidies du blanc, contre le mulâtre ou le nègre de
St-Domingue sont « honnêtes » sous la plume [307] de Mr.
SCHŒLCHER, dans son livre « d'histoire vraie » l'honnête MIRBECK a
oublié de mentionner « l'incident » dans son rapport à l'assemblée
Nationale cité par Mr. SCHŒLCHER.
Mais un autre français qui n'avait jamais visité les colonies, dont
l'organisation morale n'avait pas été viciée par l'atmosphère impure
des lieux où fleurit le préjugé de race, GARRAN de GOULON, membre
de cette Assemblée, et chargé par elle de faire une enquête sur les af-
faires de St-Domingue, a constaté ces faits dans son rapport. Enfin un
des prisonniers blancs rendus à la liberté par JEAN-FRANÇOIS, en
échange de sa femme qu'on ne lui a pas rendue, le nommé GROS, a
écrit et publié le récit de sa captivité comme prisonnier de guerre dans
le camp des nègres. Mr. SCHŒLCHER a, paraît-il, compilé trop de do-
cuments. Il n'a pas pu les dépouiller et les étudier en détail. C'est fâ-
cheux. Le mémoire de GROS surtout, aurait peut-être modifié un peu
son jugement sur le monstre-mulâtre. Ce blanc constate, en effet, que
les mulâtres anciens libres du Nord, qui étaient allés se joindre, dès le
début, aux esclaves révoltés, les DESPRÉS, les CANDY, les RAYNAL,
les AUBERT ne paraissaient ni furieux, ni honteux, d'obéir à des chefs
noirs, pas plus qu'ils ne montraient de haine irréconciliable aux blancs.
« Notre espoir, dit GROS, au sujet des représailles dont BIASSOU me-
naçait un jour les prisonniers blancs, notre espoir ne gisait que sur les
citoyens de couleur qui nous avaient pris en affection : précisément
CANDY était à la Grande-Rivière avec une partie de ses gens... » GROS
Aurait pu ajouter que lui et ses compagnons n'ont été sauvés ce jour
que parce que les « citoyens de couleur » ne désiraient pas seuls re-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 307

fouler la barbarie. Ils comptaient sur JEAN-FRANÇOIS qui était notoire-


ment aussi doux que BIASSOU était violent, aussi humain que
JEANNOT était cruel. De plus ces « hommes de couleur » étaient en
communion d'idées et de sentiments, avec l'un de leurs frères noirs,
dont la haute influence pouvait seule arrêter le bras de BIASSOU :
c'était TOUSSAINT LOUVERTURE ; il empêcha l'exécution en persua-
dant au chef de faire passer les prisonniers [308] par un jugement ré-
gulier ; on gagna de la sorte le temps de laisser se calmer la colère de
BIASSOU et aussi de laisser revenir JEAN-FRANÇOIS, alors absent.
Peu après la proclamation du 23 septembre, TOUSSAINT
LOUVERTURE interposa une fois de plus son génie pour essayer de
concilier la justice due à sa race et intérêt qu'avait celle-ci à ne point
répudier la civilisation, à ne point s'en séparer. Dans tous les quartiers
dont les noirs s'étaient rendus maîtres, les prêtres blancs, entourés du
respect, de la vénération des prétendus bandits, avaient été suppliés de
ne pas abandonner leurs postes.
L'abbé BIENVENU, curé de la Marmelade, et l'abbé de la HAYE, cu-
ré du Dondon exerçaient surtout une bienfaisante influence sur ces es-
prits incultes, mais chrétiens.
Soutenus par la haute influence de « l'oracle des noirs » ces mi-
nistres du DIEU de l’Évangile adressèrent aux autorités coloniales une
proposition de paix formulée au nom des « gens de couleur libres »
qui s'étaient joints aux esclaves en révolte. Par cet acte, ces hommes
rappelaient aux blancs qu'ils étaient leurs frères et ne pouvaient qu'être
heureux de vivre en frères avec eux. Ils leur rappelaient en même
temps qu'ils étaient aussi les frères des noirs, pour lesquels ils deman-
daient avec leur consentement, l'amnistie du passé, la remise de leur
sort, de leurs destinées à la justice de la France, aux commissaires ci-
vils que l'on attendait de la métropole.
À ces conditions, les noirs promettaient de reprendre leurs travaux,
de rentrer dans l'ordre. A cette adresse fut jointe une autre de JEAN-
FRANÇOIS, le généralissime des esclaves révoltés, confirmant, ratifiant
les propositions et les promesses faites au nom des noirs, par leurs
frères jaunes et leurs pasteurs blancs.
Cela se passait au commencement ou vers le milieu d'octobre.
TOUSSAINT LOUVERTURE, encore « derrière le rideau » voulait se
rendre compte des véritables dispositions des blancs ; de l'effet sur
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 308

leur esprit de ces propositions, évidemment calculées pour ramener la


concorde, l'harmonie, la paix dans cette colonie.
[309]
Comme de coutume, les blancs se montrèrent intraitables, hautains,
insolents et repoussèrent dédaigneusement du pied les propositions de
paix des nègres.
TOUSSAINT LOUVERTURE pensa de ces hommes ce que l'un d'eux,
GROS, devait dire des nègres dont il avait été pourtant le prisonnier
humainement traité. « TOUSSAINT pour cette fois, resta convaincu
d'une grande vérité : que le blanc de Saint-Domingue ne rentrerait ja-
mais dans le devoir que par la contrainte et après sa destruction par-
tielle. »
Il ne restait plus au Grand noir qu'à écarter le rideau qui cachait
jusqu'alors sa main et à descendre lui-même, visière levée, dans
l'arène. Il fit passer la frontière à sa femme et à ses deux enfants, les
laissa en sûreté dans la partie espagnole de l’Île ; et dans les derniers
jours de ce mois d'octobre, il s'enrôla ouvertement dans les « bandes »
de JEAN-FRANÇOIS et de BIASSOU, résolu à vaincre ou mourir pour la
liberté avec ses frères, dans leur rang ou à leur tête.
TOUSSAINT n'avait jamais cessé néanmoins de se préparer, de pré-
parer ses frères pour l'éventualité d'une véritable et sérieuse guerre.

« Les esclaves révoltés n'étaient d'abord armés que de bâtons, de


piques, de coutelas, de cercles en fer de tonneaux. » 125

Il leur fallait des armes, de vraies armes, des fusils, des canons, de
la poudre. Les blancs seuls en fabriquaient, les blancs seuls en possé-
daient. A l'heure présente, hélas ! Les nègres d'Haïti, rebelles aux le-
çons de leurs aïeux, infidèles à la mémoire du premier des noirs, n'ont
pas encore appris à fabriquer eux-mêmes des armes pour défendre leur
liberté si chèrement acquise par une génération de héros. Ils écoutent
avec complaisance les perfides flatteries des blancs qui, en leur cha-
touillant la vanité, les poussent doucement à la barbarie, pour leur dire
insolemment ensuite : « Tu vois bien que tu ne peux pas en sortir tout
125 V. SCHŒLCHER, page 35.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 309

[310] seul, sans le blanc, sans moi Redeviens français, non appelle
l'anglais, non vends-toi à l'américain !

« Vois, au prix de ta destinée, quel beau sort notre préjugé fait à tes
congénères de la Martinique, de la Guadeloupe ou de l'Alabama !... »

Les blancs seuls, possédant des armes, des blancs seuls on en pou-
vait obtenir. Ils étaient deux dans l'île : le français et l'espagnol. Vis-à-
vis des enfants de l'Afrique, leur cause était commune : ils étaient éga-
lement esclavagistes, également ennemis des droits de la race noire.
OGÉ et CHAVANNE s'étaient révoltés contre le français, l'espagnol les
livra à son frère de France pour être suppliciés. Le Gouverneur de la
colonie espagnole avait même rainasse une décoration française, la
croix de St-Louis, dans le sang de ces martyrs. Le même homme com-
mandait encore à Santo-Domingo. Que pouvaient attendre de lui, des
nègres en révolte contre l'esclavage, après ce qu'il avait fait, par amour
de l'esclavage, à des mulâtres, à des fils de blancs, à des hommes de
son propre sang ?
La guerre, rien que la guerre, eût pensé un esprit médiocre. L'al-
liance guerrière, répondit le génie de TOUSSAINT Louverture.
Les Espagnols et les Français étaient des hommes. Ils avaient des
passions. Liés par la communauté de l'intérêt dans les colonies à es-
claves, ils étaient divisés par l'opposition des aspirations politiques
dans les métropoles : les, uns adoraient la royauté et ne comprenaient
aucun principe politique hormis la fidélité au Roi ; les autres, au
contraire, marchaient à la décapitation de leur propre roi, à la destruc-
tion du principe monarchique, au renversement de tous les trônes.
Ceux que les révoltés, les nègres esclaves, combattaient alors,
c'étaient des français.
Les armes que les Espagnols leur auraient refusées pour combattre
des colons, des blancs, des maîtres, des propriétaires d'esclaves, ces
armes devaient leur être offertes avec empressement pour combattre
des français, des révolutionnaires, des ennemis des rois.

[311]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 310

Ils déclarèrent donc la guerre à la Révolution française.


Dociles à la voix de leur oracle, ils levèrent l'étendard des Bour-
bons de France et d'Espagne et prétendirent combattre pour le Roi.
TOUSSAINT LOUVERTURE avait ainsi rompu la solidarité entre les
deux blancs qui asservissaient sa race dans cette île. Au lieu de deux
ennemis, il n'eut plus qu'un à combattre. Il se fit un allié de l'autre et
l'attela à son char. Par ce trait de génie du grand homme d'État dont ils
s'inspiraient, les noirs eurent bientôt d'autres armes que des bâtons et
des cercles de tonneaux pour marcher à la conquête de leurs droits :

« Les Espagnols qui voulaient, dit Mr. SCHŒLCHER, la ruine de la co-


lonie française, leur fournirent des fusils, des munitions, des provi-
sions. » 126
« Les révoltés, continue Mr. SCHŒLCHER, apprirent chaque jour à faire
meilleur usage du fusil, ils s'aguerrirent, observèrent une certaine tactique,
et bientôt furent en état de tenir campagne à leur manière. Ils fondaient sur
les habitations, qu'ils mettaient à feu et à sang et dès que se [312] mon-
traient les gardes nationaux du Cap, ils disparaissaient dans les mornes. »

126 Vie d e TOUSSAINT LOUVERTURE, page 35. Il est presque impossible de


laisser passer, sans y trouver quelque erreur à redresser, les parenthèses que
Mr. SCHŒLCHER intercale dans ses récits. Les Espagnols n'avaient aucun
motif de désirer à ce moment « la ruine de la colonie française » dont ils ga-
rantissaient lu prospérité quelques mois auparavant, en livrant OGÉ et
CHAVANNE à leurs bourreaux. Ne pourraient-ils pas eux-mêmes, avec autant
d'apparence de vérité, revendiquer aussi des sentiments philanthropiques et
prétendre qu'ils agissaient par humanité en faveur des innocentes victimes
de l'esclavage de Saint-Domingue, dont les horreurs étaient, en effet, incon-
nues dans la région orientale de l’île et en général, dans les colonies espa-
gnoles ? Rentrons enfin, dans la vérité historique et reconnaissons qu'un
nègre de génie, indiffèrent aux intérêts et aux passions des nations blanches,
qui étaient toutes étrangères et hostiles, à lui-même et à sa race, dont il était
la victime, l'esclave, a eu le talent de découvrir les intérêts divergents de ses
ennemis communs, l'habileté d'exciter leurs passions, de les opposer les uns
aux autres et de les faire concourir tous à l'accomplissement de ses nobles
desseins : la réhabilitation de sa race, la fondation pour cette race l'une pa-
t r i e qui fut réellement sienne. Dans cette circonstance, TOUSSAINT
LOUVERTURE avait simplement opposé le fanatisme religieux et monar-
chique des Espagnols à la Révolution française qui attaquait à la fois le trône
et l'an tel. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 311

Cette petite guerre, propre à harceler l'ennemi, à le dégoûter de


l'offensive, pouvait au plus assurer aux noirs une sorte d'indépendance
dans les montagnes. En outre, tout en encourageant leurs efforts, les
Espagnols n'embrassaient pas leur cause, la cause que les insurgés
noirs avaient véritablement à cœur. Non seulement les Espagnols
n'avaient point prononcé l'abolition de l'esclavage, mais la question de
l'émancipation n'était posée ni dans la métropole espagnole ni dans ses
colonies. La guerre n'était pas non plus déclarée entre la France et
l'Espagne. Les secours que cette dernière accordait aux insurgés
étaient donc précaires. Les affaires intérieures de la France pouvaient
prendre une tournure plus favorable à la cause des Bois. L'Europe en-
tière s'était levée pour étouffer la Révolution française. L'avenir était
donc gros de doutes et d'incertitudes. Les secours des Espagnols ve-
nant à leur manquer, les insurgés retranchés dans leurs montagnes, ne
formeraient plus qu'une nouvelle peuplade de marrons. Chacun avait
vaguement conscience de la gravité de cette situation. Les esclaves
d'ateliers (les laboureurs des habitations) se montraient moins empres-
sés de rejoindre le foyer de l'insurrection. Il fallait aller les enlever.
JEAN-FRANÇOIS et BIASSOU, pour les punir de leur tiédeur, les mena-
çaient de les faire vendre aux Espagnols quand ils les prendraient.
TOUSSAINT LOUVERTURE ne parvint pas toujours à les empêcher de
mettre cette menace à exécution. Cette sévérité inintelligente qui de-
vait les faire accuser plus tard d'avoir trafiqué dans un but de lucre, de
la liberté de leurs frères, alla tout naturellement à rencontre du but
proposé.
On en était là lorsqu'arrivèrent le 22 Novembre 1791 les commis-
saires civils, attendus depuis plusieurs mois de France. Il était permis
de croire que ces hommes, envoyés tout exprès pour pacifier la colo-
nie, y infuseraient un esprit nouveau de justice.
TOUSSAINT LOUVERTURE voulut profiter de la circonstance [313]
pour ramener la paix et l'ordre dans la colonie sur la base d'un plan
d'abolition graduelle de l'esclavage. En conséquence, et s'étant accor-
dé avec ses frères, il fit rédiger par l'abbé de la HAYE, une nouvelle
adresse aux autorités coloniales du Cap, offrant la soumission des
noirs, aux conditions suivantes : Amnistie générale pour les faits anté-
rieurs ; affranchissement légal et définitif d'un certain nombre d'es-
claves révoltés ; abolition de la peine du fouet et concession de TROIS
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 312

JOURS libres par semaine, à tous les esclaves, pour se livrer à leurs
propres travaux.
Cette adresse fut signée par six des principaux chefs de l'insurrec-
tion, trois noirs : JEAN-FRANÇOIS, BIASSOU et TOUSSAINT, et trois mu-
lâtres : DESPRES, MANZEAU et AuBERT. Elle fut apportée au Cap par
deux anciens libres, ou affranchis, le mulâtre RAYNAL et le nègre
DUPLESSIS. 127
Que le lecteur veuille bien me permettre, avant d'exposer la suite et
les conséquences de ces négociations, d'ouvrir ici une parenthèse.
On a déjà vu les nègres révoltés des Platons poser exactement les
mêmes conditions à BLANCHELANDE quand il essaya d'obtenir leur
soumission volontaire en Août 1792. Cette pensée de TOUSSAINT
LOUVERTURE s'était généralisée dans la colonie, avant que noirs et
mulâtres eussent pu entrevoir la possibilité de l'émancipation générale
et immédiate. Les chefs des affranchis dans l'Ouest-Sud avaient impo-
sé cette modification au régime de l'esclavage partout où ils le pou-
vaient. Le mulâtre JOURDAIN 128 notamment, du quartier de Nippes,
(arrondissement actuel de l'Anse-à-Veau dans le Sud) après avoir sou-
levé les esclaves et battu les colons avec leur concours, en décembre
1791, avait dès lors imposé aux vaincus et étendu à tout l'arrondisse-
ment, [314] l'abandon des punitions corporelles et la concession aux
esclaves de trois jours libres par semaine pour travailler à leur propre
profit.
Chaque fois que l'on a essayé dans le cours de ces guerres de pro-
céder par voie de pacification pour soumettre des esclaves en révolte,
leur réponse a toujours été invariablement la demande d'un certain
nombre d'affranchissements en faveur nécessairement des plus belli-
queux, de ceux qui s'étaient trop compromis pour rentrer sur les habi-
tations et qui préféraient pour ces motifs servir dans la maréchaussée
ou dans les milices, et l'abolition du fouet avec concession de trois

127 La même pensée de concorde et d'harmonie entre les fils noirs et jaunes
de ta négresse avait présidé au choix du mulâtre BEAUVAIS et du nègre
LAMBERT par les affranchis du Sud pour être leurs capitaines-généraux.
128 Ce mulâtre qui avait combattu sous le Comte d'Estaing pour l'Indépen-
dance des États-Unis, fut emporté le 19 juin 1792 par un boulet des blancs
français de Jérémie, révoltés contre la France, dont les mulâtres défendaient
l'honneur et les intérêts. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 313

jours libres par semaine en faveur de ceux qui préféraient une exis-
tence plus paisible et voulaient chercher leur bonheur dans le travail.
La reproduction constante de ces demandes indique un état d'esprit,
un ordre d'idées, dont la pensée motrice méritait d'être recherchée et
dégagée par les historiens.
Des écrivains français, anglais ou américains, forcés de reconnaître
une valeur intellectuelle à TOUSSAINT LOUVERTURE, tout en ne voyant
dans ses frères que des pillards, des barbares inconscients, et ne com-
prenant point d'ailleurs la portée de cette profonde conception, ont
cherché à en exonérer le « célèbre Africain » en taisant semblant de ne
pas s'apercevoir que la solidarité entre les trois chefs noirs JEAN-
FRANÇOIS, BIASSOU et TOUSSAINT n'a cessé que lorsque ce dernier a
abandonné les espagnols en 1794. Ils oublient qu'entre ces trois
hommes, TOUSSAINT était le plus intelligent, le moins apte à se laisser
imposer une combinaison opposée à ses principes et à ses convictions.
Rapportant à JEAN-FRANÇOIS e t BIASSOU seuls, mais comme un
blâme, le mérite qu'ils n'ont eu, ni l'un ni l'autre, de cette combinaison,
les uns passent sous silence la mission de RAYNAL et de DUPLESSIS,
tandis que d'autres font carrément du roman à ce sujet.
Après avoir écarté la chimérique responsabilité de TousSAINT
LOUVERTURE, par une sorte de mot d'ordre, on n'a voulu voir dans les
faits de ce genre, quand on s'est plu à les considérer isolément, qu'une
preuve que les esclaves [315] n'avaient aucune idée de la liberté, « au-
cun sentiment noble » qu'ils ne se révoltaient pas pour être libres, mais
seulement pour se soustraire au travail, pour se livrer au pillage, à
l'ivrognerie, au libertinage en un mot à la licence. Les écrivains an-
glais et américains croyant pouvoir se servir de LOUVERTURE dans
leurs propres intérêts, ont répandu cette absurde théorie pour le flatter
en le montrant comme le seul nègre esclave dont l'intelligence se se-
rait élevée assez haut pour concevoir les droits de l'homme. Les écri-
vains français ont adopté cette théorie anglo-américaine pour faire de
l'abolition de l'esclavage à St-Domingue un titre de gloire exclusif à la
France. Ils se sont ainsi heurtés aux mulâtres et nègres libres qui, dès
le début, s'étaient régulièrement organisés en corps militaires et avec
lesquels on avait dû signer des conventions, des concordats, des trai-
tés, ce qui rend insoutenable la thèse de la générosité de la France. En-
fin les mulâtres à leur tour, quand ils ont commencé à tenir une plume
et à explorer leur histoire, ont trouvé cette théorie toute faite. Ils n'y
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 314

voyaient pas plus clair que leurs devanciers et ils étaient d'ailleurs peu
intéressés à réfuter une théorie qui leur conférait à eux seuls la gloire
d'avoir conquis la liberté pour eux-mêmes et pour les noirs, puisque 1°
cette liberté n'a pas été conquise sans combats réguliers et que 2°
leurs devanciers blancs n'ont voulu reconnaître de combattants régu-
liers pour l'un quelconque des droits de l'homme, liberté ou égalité,
que les mulâtres et l e seul TOUSSAINT LOUVERTURE parmi les noirs.
Pour avoir raison contre tous, ces premiers historiens mulâtres
n'avaient qu'à faire la preuve, trop facile, en vérité, que LOUVERTURE
aussi avait souscrit, si même il n'e n était pas l'auteur, à la première
proposition de ce genre faite par des esclaves insurgés.
Il y a là une question qui devait échapper à des écrivains disputant
comme des procéduriers, sur des mots et sur la paperasse des archives
publiques, en quête d'arguments à l'appui d'idées fixes. Cette question
est d'ordre économique. En dehors des jugements que nous devons
porter sur l'esclavage au nom de la philosophie et de la religion, il
[316] ne faut pas oublier que cette institution dans les colonies euro-
péennes d'Amérique était bien moins une forme de la domesticité, de
la servitude, qu'un mode d'organisation du travail. Le colon, en théo-
rie et même en fait, était moins un seigneur, un maître, dans le vrai
sens social de ces mots, qu'un entrepreneur industriel et l'esclave était
en réalité un ouvrier non salarié. Considéré sous cet aspect, l'escla-
vage ne ressemble plus, on le voit prima fade, à l'horrible institution
qui a soulevé l'indignation de toutes les âmes sensibles. C'est une or-
ganisation du travail dans laquelle le salaire de l'ouvrier entre dans le
capital de l'entrepreneur au lieu de faire partie de ses frais de produc-
tion. À ce point de vue purement économique, cette institution colo-
niale a pu être acceptée librement, comme le savent nos lecteurs, par
les ouvriers européens qui s'engageaient autrefois au service des plan-
teurs, généralement pour trois années. On sait aussi que les premiers
noirs vendus par HAWKINS aux anciens colons de Saint-Domingue,
étaient l'objet de contrats limitant également la servitude de ces ou-
vriers à une durée de trois ans. Et à l'heure présente, c'est encore sur
cette base que s'opère le recrutement des coolies indiens ou chinois
pour la culture de la canne à sucre dans presque toutes les Antilles.
Sans doute, les contrats de HAWKINS étaient nuls en principe, par le
fait que l'engagé n'était point consulté et ne recevait point lui-même le
prix de l'engagement : en ce qui le concerne, il y avait, simplement
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 315

abus de la force. C'est aussi par abus de la force que ces malheureux
étrangers que rien ne protégeait, ni les institutions ni les hommes, res-
tèrent engagés après l'expiration du terme convenu, devinrent une pro-
priété permanente sur laquelle l'entrepreneur qui s'en était rendu pos-
sesseur usurpa les droits seigneuriaux de justice haute et basse, de cor-
rection corporelle et jusqu'au droit de vie et de mort. Tout cela, c'est le
cortège des maux de toute sorte qui distinguent l'esclavage comme
institution politique et sociale, sans affecter son caractère essentiel de
règlement des rapports économiques de l'entrepreneur à l'ouvrier. De
même qu'au premier il faut des [317] bras pour produire, il faut au se-
cond un salaire pour vivre.
Or, les hommes dont il s'agit ici, avant d'être des révoltés, des bri-
gands, étaient des cultivateurs, des laboureurs, des ouvriers agricoles.
Leur révolte ne changeait pas les conditions du travail dans la colonie.
Ils n'avaient et ne pouvaient avoir aucune notion du mode d'existence
d'un ouvrier salarié, puisqu'il n'y en avait jamais eu jusqu'alors dans
les campagnes des colonies à esclaves. Ils étaient habitués à se procu-
rer leurs moyens de subsistance en cultivant des jardins particuliers
qui leur était distribués sur les habitations et qui se nommaient des
places à vivre. Les principaux griefs de ces cultivateurs contre le ré-
gime économique existant étaient donc l'usurpation des droits seigneu-
riaux par les entrepreneurs, constituant l'esclavage proprement dit, et
la spoliation de leur temps consacré tout entier à la culture des champs
du maître ou entrepreneur, qui ne leur en laissait pas assez pour soi-
gner leurs places à vivres et pourvoir à leurs besoins, à leur bien-être
matériel.
En se révoltant contre l'esclavage, en devenant des brigands ou des
soldats, comme ou le voudra, ils passaient à un nouveau mode d'acti-
vité qui ne supprimait pas pour eux le problème des moyens d'exis-
tence ; il leur fallait bien servir quelqu'un pour en recevoir des vivres,
des rations. En outre, l'état de guerre ou de brigandage, comme on
voudra bien l'appeler, était passager, et pour accepter de rentrer dans
l'ordre ou designer la paix, ces hommes eurent à se rendre compte à
eux-mêmes de leur véritable pensée, de l'objet qu'ils entendaient obte-
nir par la révolte, pour le faire connaître à ceux qui leur offraient la
paix. Pauvres, ils étaient forcés de rentrer au travail en déposant le
mousquet. Ils ne connaissaient de travail que la culture du sol ; la
culture du sol par des ouvriers salariés, je le répète, était chose égale-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 316

ment inconnue à eux-mêmes et à ceux qu'ils combattaient 129 ; le sol à


cultiver, le premier instrument de leur [318] travail était le bien d'au-
trui, ils n'étaient pas propriétaires ; enfin le régime agricole de la colo-
nie était celui de la grande culture industrielle ; on n'y connaissait
point le système des petites fermes qui assurent en Europe et surtout
en Angleterre, l'indépendance du travailleur agricole. À moins d'être
les abrutis qu'on veut nous montrer si injustement en eux, à moins
d'avoir été dénués de toute intelligence de leur situation vraie, ils de-
vaient mettre à leur soumission, tant que l'émancipation générale et
immédiate ne leur paraissait pas encore possible, des conditions qui
taisaient du traité de paix, un contrat d'ordre économique et non un re-
cueil d'axiomes de morale et de philosophie. Eu demandant l'abolition
des punitions corporelles, qui existaient si récemment encore dans l'ar-
mée anglaise, ils dépouillaient l'esclavage de ce qu'il avait de révoltant
pour la dignité humaine ; ils montraient qu'ils n'étaient pas des abrutis
mais des hommes. En demandant le partage égal entre le maître et l'es-
clave des six jours de travail de chaque semaine, ils dépouillaient l'ins-
titution de ce qu’elle avait d'injuste ; ils montraient qu'ils avaient la
notion de l'intérêt, qu'ils étaient des hommes intelligents.
Ramené à ces proportions, l'esclavage, on ne saurait le nier, n'était
vraiment plus qu'un mot. Dépouillé du droit de se rendre justice à lui-
même, privé également du droit de rien exiger, pendant trois jours par
semaine, de son esclave intermittent, le maître perdait la chose et n'eut
pas été long à renoncer au nom. Et comme procédé d'émancipation
graduelle, ce système était assurément plus efficace que tous les plans
des « amis des noirs » basés sur la conquête préalable de l'égalité entre
les libres de toutes couleurs.
L'expérience nous a démontré que la pensée d'obtenir d'abord
l'égalité, comme chose plus facile, était chimérique. C'est par intérêt
que les hommes établissent l'esclavage des faibles. C'est par vanité
qu'ils prétendent être supérieurs les uns aux autres et qu'ils ont imagi-
né les préjugés de toute sorte qui déshonorent les sociétés humaines.
On peut concilier un intérêt ; c'est une affaire de calcul arithmétique ;
[319] mais quelle force humaine déracinera jamais la vanité, ce der-
nier retranchement de la malheureuse bête dont nous portons les intes-
tins sous notre peau jaune, noire ou blanche !

129 Elle est encore inconnue en ce moment dans nos campagnes. H. P.


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 317

Dans le Sud des États-Unis, l'esclavage a été aboli depuis bientôt


trente ans, quel progrès y a-t-on fait vers l'égalité entre les deux races ?
À Saint-Domingue, les anciens maîtres prirent bien vite leur parti de
la liberté des noirs dès que l'intérêt avait cessé d'être en cause par le
rétablissement du travail ; ils ne se consolèrent jamais du décret du 4
Avril 1792.
De son vivant et de puis sa mort, Toussaint Louverture, l'incarna-
tion de l'esclave devenu libre par la révolte, n'a cessé d'être l'objet de
l'adulation de tous les blancs d'Europe et d'Amérique ; mais aucun
d'eux, ni les poètes, ni les orateurs, ni les philanthropes anglais, élèves
de Sir JAMES BROOKE, ni les philanthropes français, inspirés par « ces
grands cœurs, ces amis de l'humanité qui ont proclamé la confraternité
des hommes de toutes races et de toutes couleurs », aucun blanc s'inté-
ressant même à la race noire, ne semble pouvoir trouver dans son
cœur assez de charité chrétienne, pour épargner la calomnie aux
« hommes du 4 Avril 1792 » pour laisser reposer en paix les cendres
de ces mulâtres haïtiens qui osèrent revendiquer le 26 Août 1791 et
conquérir par les armes légalité avec les blancs. Vanité ! Vanité des
vanités !
Reprenons notre récit.
À l'arrivée de RAYNAL et DUPLESSIS au Cap, il y avait dans cette
ville deux autorités distinctes et antagoniques, établies, on ne sait
pourquoi, par le gouvernement français : une Commission civile, char-
gée de la pacification de la colonie et une Assemblée coloniale à la-
quelle les commissaires civils avaient apporté eux-mêmes de nou-
velles lois de la métropole, rendant les blancs de Saint-Domingue les
arbitres souverains du sort des nègres et des mulâtres esclaves ou
libres. Les commissaires voulant remplir leur devoir de pacifier se
heurtaient à l'Assemblée coloniale résolue à jouir de son droit d'exter-
miner.
[320]
On ne pouvait pas s'entendre et l'on dut inviter RAYNAL et
DUPLESSIS à revenir dix jours plus tard chercher la réponse des autori-
tés.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 318

À l'expiration de ce délai, ils retournèrent au Cap et furent immé-


diatement introduits dans l'Assemblée coloniale réunie en séance so-
lennelle du 16 Décembre 1791.
Le Président de cette assemblée leur adressa alors la pompeuse al-
locution suivante :

« Émissaires des nègres en révolte, vous allez entendre les intentions


de l'Assemblée coloniale ; l'Assemblée, fondée sur la loi et par la loi, ne
peut correspondre avec des gens armés contre la loi, contre toutes les lois.
L'Assemblée pourrait faire grâce à des coupables repentants et rentrés
dans leurs devoirs. Elle ne demanderait pas mieux que d'être à même de
reconnaître ceux qui ont été entraînés contre leur volonté. Elle sait tou-
jours mesurer ses bontés et sa justice ; retirez-vous. »

C'est en apprenant cette insolente réponse de l'Assemblée coloniale


que BIASSOU, justement irrité, voulut faire fusiller tous ses prisonniers
blancs avec le résultat que sait déjà le lecteur.
Cependant RAYNAL e t DUPLESSIS avaient apporté une lettre des
commissaires civils invitant les chefs noirs à une entrevue sur l'habita-
tion Saint-Michel, presque aux portes de la ville du Cap.
JEAN-FRANÇOIS se rendit à ce rendez-vous et écouta les exhorta-
tions des commissaires nationaux, condamnés par la France elle-
même à une impuissance absolue, à un rôle ridicule à côté d'une As-
semblée coloniale que les derniers décrets delà métropole investis-
saient d'un pouvoir presque souverain.
Cette situation était mal comprise par les noirs. Ils ne pouvaient se
figurer que le Gouvernement français eut pu envoyer trois agents spé-
ciaux avec la mission expresse de pacifier la colonie en les privant en
même temps de tout pouvoir, de toute autorité, de tout moyen d'opérer
cette pacification. C'est ainsi que JEAN-FRANÇOIS, l'homme le plus in-
justement traité, le plus cruellement calomnié dont le [321] nom se
puisse rencontrer dans aucun livre d'histoire, tomba dans un piège in-
digne, en croyant traiter avec des agents autorisés et se laissa persua-
der de se dessaisir de ses prisonniers blancs en échange de sa femme
qu'on était bien résolu à ne pas lui rendre.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 319

TOUSSAINT LOUVERTURE, comme on devait s'y attendre, fut le pre-


mier parmi les esclaves insurgés,, à pressentir la fausse position des
commissaires de la métropole. Le lendemain de l'entrevue de Saint-
Michel, lorsqu'on forma l'escorte qui devait ramener les prisonniers au
Cap, il en profita pour aller se rendre compte par lui-même de la véri-
table situation de cette capitale de la colonie et entra dans les rangs
des dragons composant cette escorte.
À son retour parmi ses frères, il était fixé. BIASSOU n'avait pas
voulu assister à l'entrevue de Saint-Michel. Il s'y était rendu avec
quelques forces néanmoins pour protéger JEAN-FRANÇOIS au besoin,
mais en se tenant à l'écart de la conférence. Les commissaires en
avaient témoigné leur surprise
et avaient insisté pour avoir une conférence spéciale avec lui.
BIASSOU s'était laissé persuader et avait accepté un nouveau rendez-
vous TOUSSAINT, revenu du Cap, lui démontra l'impuissance, la nulli-
té des commissaires. Convaincus désormais qu'il n'existait à Saint-Do-
mingue aucune autre autorité française que l'intraitable Assemblée co-
loniale, les chefs noirs s'obtinrent de se rendre à la nouvelle confé-
rence.
Ainsi finit la tentative de pacification conçue par Tous SAINT
LOUVERTURE sur un plan d'émancipation graduelle et de transforma-
tion du mode d'organisation du travail agricole de la colonie. La pro-
fondeur de cette conception d'ordre économique, bien qu'ayant échap-
pé jusqu'ici aux observateurs superficiels, est d'autant plus remar-
quable qu'à l'heure présente encore, c'est sur le principe posé par ce
grand homme que repose l'organisation du travail libre des habitations
où se cultive la canne à sucre en Haïti
L'ouvrier agricole y a toujours droit à une place à vivre qu'il cultive
à son seul profit et, pour la culture industrielle des champs de canne à
sucre, il ne reçoit aucun salaire. [322] Seulement, au lieu du nombre
des journées de travail de chaque semaine, c'est le produit même de la
récolte qui est partagé par moitiés égales entre le propriétaire et l'ou-
vrier, comme il sera expliqué dans un autre chapitre.
L'échec de ces négociations devait entraîner de part et d'autre la re-
prise des hostilités. D’ailleurs au moment même où les commissaires
menaient ces démarches inutiles auprès des noirs, l'Assemblée colo-
niale faisait marcher contre les insurgés le lieutenant-colonel de
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 320

TOUZARD à la tête du régiment européen du Cap et de la milice


blanche de la Marmelade.
TOUSSAINT LOUVERTURE, il ne faut pas l'oublier, avait fait prendre
à ses frères une attitude pacifique en vue d'une situation grave dont
son génie, sans cesse préoccupé de l'avenir, avait entrevu la possibili-
té. Il voulait se prémunir, lui et les siens, contre toutes les éventualités.
Il faisait preuve en cela d'une prévoyance admirable dont nous retrou-
vons d'ailleurs la manifestation dans tous ses actes. Mais, à ce moment
même, il ne s'était rien produit qui fut de nature à affaiblir la confiance
des insurgés dans leur cause. L'hésitation des esclaves d'ateliers à se
joindre aux révoltés ne diminuait point le nombre plus que suffisant de
ces derniers pour faire face aux troupes que pouvaient leur opposer les
colons. TOUSSAINT seul, par son génie, pouvait y entrevoir le signe
d'un état inquiétant des esprits. Les secours des Espagnols, qui pou-
vaient manquer dans des circonstances nouvelles qu'il importait de
prévoir, étaient encore abondants à ce moment.
Les colons s'étaient donc trompés sur la situation des insurgés. Ils
n'avaient pas compris l'avis que leur avait donné le manifeste des
noirs, et prenaient leur modération pour un signe de faiblesse. Leur er-
reur fit couler encore beaucoup de sang de part et d'autre, sans avancer
ni les intérêts des colons, ni ceux de la métropole.
De leur côté, les affranchis de l'Ouest-Sud, par de brillants succès
militaires imposaient partout aux colons de cette région des concor-
dats ou traités de paix reconnaissant leurs droits, lorsqu'arrivèrent les
Commissaires pacificateurs. [323] Les vainqueurs s'empressèrent de
soumettre ces actes à la ratification des nouveaux représentants de la
France, avec prière d'en étendre les effets à toute la colonie. C'est en-
core l'Assemblée coloniale, armée du décret du 24 Septembre 1791,
qui se chargea de leur répondre. Cette réponse fut autant ou plus inso-
lente que celle qui avait été faite à RAYNAL et à DUPLESSIS.
La guerre ainsi rallumée dans toute la colonie, se poursuivit avec
plus de violence que jamais et les malheureux commissaires, après
avoir parcouru en vain, pendant quatre ou cinq mois, toutes les pro-
vinces, toutes les villes, tous les villages de ce vaste champ de car-
nage, reconnurent l'inanité de leur mission pacificatrice et s'éloi-
gnèrent de cette fournaise dans les premiers jours d'Avril 1792.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 321

Jusque-là, le lecteur voudra bien l'observer, le vrai caractère de


cette guerre était la résistance de l'autorité coloniale, d'accord avec
l'autorité métropolitaine, c'est-à-dire la résistance des blancs en géné-
ral, contre les deux révoltes distinctes des nègres et mulâtres libres de
l'Ouest-Sud et des esclaves soutenus par les nègres et mulâtres libres,
du Nord.
C'est dans ce même mois d'Avril 1792 que la politique métropoli-
taine, dans le but de diviser l'ennemi commun, les affranchis et les es-
claves, accepta le principe soutenu par les « amis des noirs » et procla-
ma l'égalité entre les libres sans distinction de couleurs. Ce décret qui
devait amener la paix entre les blancs et les affranchis et faire concou-
rir, ces derniers à « réprimer la révolte des noirs » n'eut point ce résul-
tat. La guerre entre ces deux castes continua au contraire avec plus de
violence et de fureur qu'auparavant. Elle avait seulement changé d'ob-
jet. L'intérêt métropolitain, séparé de l'intérêt colonial, s’appuyait sur
les nouveaux « citoyens » et s'en servait, comme je l’ai déjà dit, pour
« réprimer la révolte des blattes de Saint-Domingue. »
Ce résultat quoique prévu, au moins comme chose probable, n'était
pas assez certain pour laisser TOUSSAINT LOUVERTURE dans une
fausse sécurité. De même que les [324] français avaient toujours
convoité la partie orientale de l'île, il savait que les espagnols avaient
toujours considéré l'établissement voisin comme une violation de leurs
droits et conservaient l'espérance de recouvrer la possession de l'île
entière. Le« célèbre africain » entrant en communications journalières
avec les espagnols, ne pouvait manquer de faire vibrer dans leurs
cœurs cette corde sensible, de les préparer à voir dans les insurgés
noirs l'instrument providentiel du rétablissement de leurs anciens
droits, et d'associer de la sorte un intérêt positif aux passions poli-
tiques et religieuses qui en avaient fait les alliés des noirs. Cette poli-
tique habile avait fait assez de chemin pour porter ses premiers fruits
dans le printemps de 1792. Lorsqu'arrivèrent les nouveaux Commis-
saires avec l4.000 soldats européens et un décret qui devait mettre à
leur disposition toutes les milices blanches ou colorées de la colonie,
la situation des noirs parut assez grave à leur inspirateur pour nécessi-
ter aussi un changement dans le caractère de leur révolte. Et tous les
chefs de bandes qui voulurent bien eu croire TOUSSAINT LOUVERTURE
passèrent la frontière et allèrent se placer sous l'autorité du roi d'Es-
pagne.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 322

Cela se lit à la suite d'une attaque conduite contre les « marrons »


par le colonel E. LAVEAUX. On avait vu, dans les temps antérieurs, des
marrons poursuivis par la maréchaussée, fuir et se réfugier dans la co-
lonie espagnole. On ne voulut pas voir autre chose dans l'exode des
nouveaux « marrons. » Ces hommes, aux yeux de ceux qui les com-
battaient, n'étaient belligérants, ni en droit ni en fait. Aucune explica-
tion ne fut demandée aux Espagnols sur cette violation de frontières.
Ces derniers, de leur côté, ne tentèrent ni d'arrêter, ni d'interner, ni
même de désarmer leurs nouveaux hôtes. Ceux-ci néanmoins ces-
sèrent dès ce moment d'être des « esclaves fugitifs » des « marrons ; »
on ne les appela plus, des deux côtés, que les « brigands » de la fron-
tière. Ils étaient comparativement en sûreté, les français ne pouvant al-
ler les attaquer en pays espagnol. Ils gardèrent ainsi presque impuné-
ment leur rôle d'agresseurs, secourus, ravitaillés, instruits secrètement
par les espagnols [325] dans l'art de la guerre, manœuvrant, s'aguerris-
sant au dépens des français.
Cet état de brigandage durait depuis une huitaine ou une dizaine
de mois, quand la nouvelle parvint à la colonie de la rupture définitive
entre la France et l'Espagne, en Janvier 1793.
Alors, on s'aperçut simultanément à Paris et à Madrid que les
« nègres révoltés, » les « marrons, » les « brigands » étaient ou pou-
vaient devenir des « soldats. » Et chacune des deux puissances conçut
en même temps la pensée d'employer ces nouveaux soldats à faire la
conquête de la colonie voisine.
MONGE, ministre de la marine et des colonies, adressa à cette occa-
sion deux lettres aux Commissaires civils, l'une, datée du 15 et l'autre
du 26 Février 1793. La première recommandait d'utiliser « la recon-
naissance » des gens de couleur pour défendre la colonie contre les
nouveaux ennemis de la France. Par la seconde, il leur donnait pour
instructions de faire concourir ces hommes, aussi bien que les bri-
gands noirs, à la conquête de la partie espagnole.

« Je vous fais passer, disaient ces dernières instructions, l'arrêté du


conseil exécutif par lequel il a décidé que le ministre des affaires étran-
gères notifierait à la Convention nationale la rupture ouverte de la cour
d'Espagne comme hostilités imminentes, conformément aux lois exis-
tantes.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 323

Cet arrêté doit vous servir de guide dans les circonstances actuelles.
Vous devez traiter actuellement les Espagnols en ennemis ; vous devez dé-
ployer tous vos moyens pour tâcher de leur enlever cette portion de Pile
dont la terre languit sans culture sous leurs bras fainéants. Que ceux qui ne
possèdent point de biens à St-Domingue marchent sur la partie espagnole,
ils y trouveront des terrains qu'ils pourront rendre fertiles. Engagez les
hommes de couleur à s'armer contre ces nouveaux ennemis 130....

130 « Les hommes de couleur » ne pouvaient pas être possesseurs de biens à


Saint-Domingue, comme je l'ai prouvé ailleurs par un simple appel au juge-
ment, au bon sens du lecteur. Ici nous trouvons la preuve qu'ils n'en possé-
daient guère en effet. Ce passage des instructions de Monge aux commis-
saires prouve surabondamment que ce fait était visible, palpable, à St-Do-
mingue comme dans les autres colonies, à esclaves et que les contemporains
ne se taisaient aucune illusion à ce sujet : on les engageait à aller chercher
dans la colonie espagnole ce qui leur manquait pour en faire des conserva-
teurs : la propriété. Dans quelle table de statistique, dans quel document au-
thentique a-t-on donc relevé cette absurdité que Mr. SCHŒLCHER et d'autres,
avant lui d'ailleurs, affirment comme une vérité historique :« que les mu-
lâtres de Saint-Domingue étaient propriétaires du tiers des biens fonciers et
du quart des esclaves ? »
— Mais, nous dit-on, c'est un mulâtre, c'est le nommé JULIEN RAYMOND qui
avait dit cela.
Qu'en savait-il ? — JULIEN RAYMOND, qui ne connaissait d'autre remède
aux maux de sa caste que le blanchiment de la peau, JULIEN RAYMOND qui
se désolait de n'être qu'un quarteron, ce qui l’empêchait sans doute de sau-
ter la barrière dans la colonie même, était des jeux qui avaient mis l'Atlan-
tique entre eux et les préjugés coloniaux ; Julien RAYMOND avait toujours
vécu en France. Il ne pouvait donc être aussi bien renseigné sur la situation
économique des habitants de cette colonie que ceux qui la gouvernaient, que
le ministère de la marine et des colonies. Il intercala cette extravagante as-
sertion, comme argument, dans un discours improvisé à l'appui du droit des
mulâtres à l'égalité avec les blancs. Ce mouvement oratoire de l'un des es-
prits les plus faibles, les plus inconsistants qui aient ligure dans l'histoire de
St-Domingue, a été soigneusement ramassé par la mauvaise loi des blancs
pour diviser les descendants de la race noire en Haïti.
L'accusation criminelle portée contre les mulâtres, comme caste ou
comme race, d'avoir voulu le maintien des nègres dans l'esclavage, n'étant
point appuyée sur des faits, ne pouvant être soutenue par des témoignages
d'une valeur historique, a toujours conservé sous la plume des blancs la
forme d'un procès d'intention engagé par la philanthropie blanche contre
l’égoïsme jaune. À défaut de faits, il était encore plus difficile de baser cette
méchante accusation contre la race mulâtre sur les mouvements naturels du
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 324

[326]
« Voyez s'il ne serait pas possible de tirer parti des noirs révoltés,
contre les Espagnols. Concertez-vous avec ceux que vous croirez dans le
cas de vous donner des avis salutaires ; consultez les circonstances et l'es-
prit public, qu'ils vous servent de guide... »

cœur, sur des motifs d'affection : le mulâtre est fils de négresse. Il fallait
donc supposer à cette race un intérêt au maintien de l'esclavage, pour lui
prêter le désir, l'intention secrète de voir se perpétuer la misérable institu-
tion. Ainsi, fait-on de JULIEN RAYMOND, dans cette circonstance et dans
cette seule circonstance, une autorité, sans que nul songe d'ailleurs à secouer
la poussière de l'oubli sous laquelle reste enseveli le reste de son insigni-
fiante carrière.
Nos historiens mulâtres ont ramassé à leur tour ce roman sans le vérifier.
Cela donne, en effet, la part plus belle aux anciens affranchis, à ceux que
nous pouvons nous complaire à considérer comme nos aïeux, faute de re-
monter à une génération ou deux de plus, jusqu'à la véritable aïeule traver-
sant l'Atlantique, enchaînée dans la calle d'un négrier. Le raisonnement est
simple : « puisque le mulâtre n'a combattu tout le temps que le blanc escla-
vagiste ; puisque finalement, il a joint ses armes à celles de son frère noir
pour expulser le blanc et consacrer la liberté générale par l'indépendance, il
faut bien admettre que les hommes de cette caste ont fait noblement le sacri-
fice de leur intérêt à l'affection, car de l'aveu même des négrophiles qui les
accusent, ils avaient un intérêt puissant au maintien du régime colonial,
étant propriétaires du quart des esclaves et du tiers des biens fonciers ! »
Tout cela n'est pas de l'histoire. La moitié des mulâtres, qu'il me soit per-
mis Je te répéter, était dans les liens de l'esclavage. Sur l'autre moitié, ceux
qui avaient des biens étaient devenus des créoles ou vivaient en France
comme JULIEN RAYMOND, en attendant lac créolisation. Ils ne restaient en
Haïti pour combattre ni pour ni contre l'esclavage. Les autres, ceux qui ont
lutté, ceux qui ont fait notre histoire, étaient des pauvres.
Avant de brandir des épées triomphantes, les plus distingués, les plus
grands parmi ces hommes, soufflaient dans le chalumeau de l'orfèvre
comme PÉTION et Rigaud ou tiraient l'aiguille de l'ouvrier tailleur comme
JEAN-PIERRE BOYER. Ils n'étaient membres d’aucune aristocratie et n'avaient
rien à sacrifier pour serrer dans leurs mains les mains de leurs frères noirs,
grands comme eux dans la lutte et par la lutte contre le blanc, le seul auteur,
l'unique bénéficiaire, l'unique défenseur de l'esclavage, l'unique conserva-
teur du régime colonial à St-Domingue. Mulâtres et nègres, à Saint-Do-
mingue hier, comme aujourd'hui en Haïti, n'avaient et n'ont encore qu'un
seul intérêt : renverser les obstacles qu'opposent les blancs à leur bonheur.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 325

De son côté, le ministre du roi d'Espagne, PEDRO ACUNA, dans ses


instructions datées du 22 février, disait à Don JOACHIM GARCIA, Gou-
verneur de la colonie espagnole :

« S. M. veut qu'en même temps qu'au reçu de la présente ce dépêche,


l2 la guerre sera probablement déclarée a cette nation, (la France) V. S.
emploie avec la plus grande promptitude, efficacité et dissimulation, les
moyens-nécessaires et propres à gagner et allier a noire parti, celui des
brigands, [327] nègres et mulâtres… À cette fin, il conviendra de gagner
JEAN-FRANÇOIS, HYACINTHE et les autres chefs alliés des noirs, pour com-
battre les troupes et les habitants de la partie française... jusqu'à obtenir sa
parfaite conquête et sa réunion a notre couronne ; à cet effet, vous leur ac-
corderez les secours nécessaires, en leur promettant la protection royale de
S. M., en assurant aux uns comme aux autres, aux nègres comme aux mu-
lâtres, au nom de S. M., dès ce à présent et pour toujours, libertés, exemp-
tions, jouissances et prérogatives comme à ses propres sujets ; et à eux
tous, des établissements avantageux dans les terres et possessions de la
partie française ou dans la partie espagnole……
« Pour obtenir que les royalistes, (parmi les colons français) les nègres
et les mulâtres soient instruits de ces dispositions, il sera nécessaire que V.
S. se serve d'émissaires fidèles [328] et discrets qui puissent avec ruse et
réserve, leur en faire part.... 131 »

La double pensée de spoliation ainsi éclose simultanément à Paris


et à Madrid, a inspiré à B. ARDOUIN, l'historien haïtien qui a recueilli
et transmis ces documents à la postérité, la bizarre inspiration de se li-

Cet intérêt leur est commun : c'est celui qui a définitivement triomphé le
1er janvier 1804. C'est là ce que nous enseigne « l'histoire vraie » de notre
pays et que confirme « l'histoire vraie » de la race noire dans toutes les an-
ciennes colonies européennes qui nous entourent dans le Nouveau-Monde,
dans toutes. Et s'il nous faut des voix d'outre-tombe pour nous guider dans
notre carrière dépeuple libre, indépendant et souverain, évoquons les
grandes ombres de TOUSSAINT Louverture et d'Alexandre Pétion. Pénétrons
la pensée de ces vrais libérateurs de notre race, de ces vrais fondateurs de
notre patrie, et nous les entendrons qui nous crient l'un et l'autre : « Enfants !
soignez vos intérêts, fortifiez votre jugement, défiez-vous de votre trop vive
imagination. PENSEZ, NE RÊVEZ PAS. » H. P.
131 B. ARDOUIN. — ÉTUDES — Vol. 2, pages 100 et suivantes.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 326

vrer sur la déloyauté respective des deux gouvernements engagés, à


une de ces dissertations, où il s'agit exclusivement de la France et de
ses agents, des colons et de leurs faits et gestes.
C'est ainsi que nos propres historiens, s'abandonnant à une imagi-
nation trop exubérante, nous entraînent à leur suite là où nous n'avons
que faire, en perdant de vue nos propres aïeux, dont nous laissons la
pensée incomprise ou ignorée par nos enfants, en n'offrant d'autre base
à notre patriotisme que des récits plus ou moins pompeux de combats.
Race jeune ! Peuple enfant ! Nous avons commencé par rêver et bé-
gayer. Mais l'enfant devient l'homme ; la race entre dans la civilisa-
tion ; la nation, dans l'humanité : aujourd'hui nous observons, nous
cherchons, nous étudions, nous pensons et demain, nous parlerons ; et
l'étranger devra renoncer à la prétention insensée de faire pour nous
notre histoire : chacun chez soi, chacun pour soi !
La déclaration de guerre entre la France et l'Espagne fut un événe-
ment décisif dans la carrière de TOUSSAINT [329] LOUVERTURE et
dans la destinée de la race noire en Haïti.
À partir de ce moment, la liberté générale et presque immédiate de
sa race apparut au grand noir comme une chose non seulement pos-
sible, mais certaine, car elle ne dépendait plus que de sa propre habi-
leté à utiliser l'une contre l'autre les deux puissances ennemies. La
voie était désormais ouverte à sa vaste ambition. Plus n'était besoin
d'aucun plan d'abolition graduelle ou partielle de l'esclavage. L'heure
de la race noire venait d'être marquée sur le cadran de la destinée. La
mission de TOUSSAINT LOUVERTURE était désormais de conduire ses
frères à la conquête des deux colonies, au renversement de la domina-
tion blanche.
C'est LOUVERTURE qui eut à lire et à transmettre à ses compa-
gnons, les propositions du gouvernement espagnol, transmises « aux
brigands » par les « émissaires fidèles et discrets » qui ne furent autres
que les prêtres catholiques vivant au milieu des insurgés.
C'est à lui que s'adressa l'agent secret des français, chargé, selon les
instructions de MONGE de « se concerter avec ceux (des noirs) que
l'on croirait dans le cas de donner des avis salutaires. » Étienne
LAVEAUX, qui seul parmi les officiers venus avec les commissaires
avait eu des relations avec les insurgés dont il avait soumis quelques
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 327

petites bandes, semble avoir été l'agent français chargé de cette négo-
ciation secrète.
Les offres des Espagnols étaient claires et précises : c'était pour les
combattants noirs la reconnaissance immédiate de leur liberté et de
leur égalité avec les sujets blancs de S. M. C.
C'était beaucoup sans doute, mais ce n'était pas la liberté générale
des noirs dans les colonies espagnoles ; ce n'était pas « l'adoption ab-
solue du principe que tout homme né rouge ; noir ou blanc ne peut
être la propriété de son semblable. » 132
[330]
Cependant ces propositions loyales étaient bien plus à considérer
que celles des français qui n'offraient rien de positif aux Africains, et
dont les agents avaient ordre de consulter les circonstances, et l'esprit
public (sans doute des colons.)
TOUSSAINT, en possession du secret dessein de chacun des deux
gouvernements hostiles, demanda aux français, en échange du
concours de ses frères, ce qui manquait aux propositions espagnoles
pour les rendre absolument satisfaisantes, et il lit connaître à
LAVEAUX qu'il était prêt à passer sous le drapeau français avec tous
ses frères, moyennant la proclamation immédiate de l'émancipation
générale dans la colonie française. 133
SONTHONAX jugea sans doute moins désagréable, à ce moment, de
renoncer à la conquête de la colonie espagnole que de renoncer à la
voluptueuse espérance de voir « couper des oreilles et des jarrets à des
nègres marrons. » Il n'accorda aucune attention à la proposition, qui
132 Que serait-il advenu de la puissance castillan ne en Haïti et sur le conti-
nent américain, si l'Espagne avait adopté à ce moment le principe de l'égalité
des êtres humains et attaché ainsi à sa fortune ce grand génie politique et mi-
litaire ? C'est un beau sujet de conjectures et de rêveries pour les
historiens… à imagination. H.P.
133 Ces négociations de LAVEAUX avec Toussaint Louverture sont rappelées
dans une lettre que lui adressa ce dernier le 18 mai 1794, dans laquelle il
s'exprime ainsi : « ...Vous devez bien vous rappeler qu'avant le désastre du
Cap et par les démarches que j'avais faites par devers vous, mon but ne ten-
dait qu'à nous unir pour combattre les ennemis de la France. Malheureuse-
ment, et pour tous en général, les voies de réconciliation par moi proposées :
ta reconnaissance de la liberté des noirs et une amnistie plénière, furent re-
jetées … » H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 328

devait lui sembler absurde, à ce moment, de l'émancipation des noirs.


Plus préoccupé de ramener, de concilier ses congénères et ses compa-
triotes, les blancs de St-Domingue, que des nègres, des esclaves afri-
cains, il n'abandonna point la belle œuvre à laquelle il bornait alors
son « ambition philanthropique » et continua la préparation de sa
« nouvelle édition, revue, corrigée et adaptée aux circonstances ac-
tuelles, du célèbre Code noir ».
Les instructions de MONGE étaient du mois de février. Elles pres-
crivaient aux commissaires de « consulter les circonstances et l'esprit
public, de les prendre pour guide. » Ce fameux règlement sur la « po-
lice de l'esclavage » parut le 15 mai. C'était ce qu'avaient inspiré à
SONTHONAX « les [331] circonstances et l'esprit public. » Ce fut ainsi
sa réponse aux propositions de TOUSSAINT LOUVERTURE à LAVEAUX.
Le « célèbre africain » dont la pensée, comme l'a vu le lecteur, 134
n'était pas l'espérance d'obtenir que la liberté générale fut proclamée
à Saint-Domingue par les blancs, mais bien « la volonté de faire ré-
gner la liberté et l'égalité à Saint-Domingue, de travailler lui-même à
les FAIRE EXISTER. » TousSAINT LOUVERTURE, entre les deux alliances
qu'on lui proposait, refusa celle des français qui n'offraient rien à ses
frères en échange de leur concours militaire. Il accepta l'alliance des
espagnols, sous les drapeaux desquels les noirs, au moins les combat-
tants, étaient reconnus des hommes libres et égaux aux blancs. Il fit
partager la résolution à ses frères et commença dès ce moment son
éducation militaire, à l'école des espagnols et aux dépens de français.
Il arriva ainsi que les deux insurrections simultanées des enfants de
la race noire, des vengeurs d'Ogé et de CHAVANNE, avaient abouti en
deux années à la formation de deux puissances militaires, de deux an-
nées distinctes : l'une composée de nègres et mulâtres admis dans la
nationalité française par le décret du 4 Avril 1792 et combattant les
ennemis intérieurs et extérieurs de la France, devenue enfin leur pa-
trie ; et l'autre, marchant à la conquête de la colonie française sous pa-
villon espagnol.
Observons ici que la situation de JEAN-FRANÇOIS et de ceux de ses
compagnons qui n'ont pu s'élever à toute la hauteur de la pensée de
LOUVERTURE était absolument identique à celle des affranchis de
l'Ouest. Ils avaient pris les armes pour secouer le joug, pour devenir
134 Appel de Toussaint Louverture ses frères, page 298 de cet ouvrage.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 329

des hommes, pour conquérir les droits de la personne humaine, pour


avoir une patrie, un pays dont ils fussent des citoyens comme les
autres hommes. Ces droits de l'homme, objet de leurs efforts, de leurs
luttes, ils les trouvèrent ou crurent les avoir trouvés sous le pavillon
espagnol, de même que les ex-affranchis les trouvèrent ou crurent les
avoir trouvés sous pavillon français. Ils entrèrent dans la nationalité
espagnole, [332] de la même façon que les autres étaient entrés ou en-
traient dans la nationalité française : en devenant des lutteurs, des sol-
dats, des hommes. Il est absurde par conséquent, de traiter les grades
militaires acquis par ces hommes dans l'armée espagnole autrement
que ceux qu'avaient acquis leurs frères dans l'année française. JEAN-
FRANÇOIS et BIASSOU n'étaient pas moins des généraux espagnols que
BEAUVAIS OU RIGAUD n'étaient des généraux français. L'uniforme des
grades militaires conquis par tous ces hommes, n'était pas plus « un
affublement ridicule » d'un côté de la frontière que de l'autre, sous un
drapeau que sous l'autre. Ils étaient devenus des sujets de Sa Majesté
le roi d'Espagne en conquérant la liberté et l'égalité. Ils crurent que la
lutte était, terminée en ce qui les concernait et ne se battirent plus que
comme soldats de leur nouvelle patrie.
Cette pensée n'avait rien d'absurde ni de coupable. Si l'esclavage,
tel qu'il se pratiquait à l'égard des nègres et des mulâtres à Saint-Do-
mingue, était une institution générale, établie dans l'universalité de
l'empire français, sans aucune distinction de couleur, de race ou d'ori-
gine, on pourrait à peine contesté aux victimes, le droit de changer de
nationalité, lorsque par ce moyen ils pouvaient se soustraire à l'exploi-
tation, à la tyrannie de leurs semblables. Combien à plus forte raison,
ce droit de choisir entre des nationalités diverses, pour se soustraire à
la servitude, à la cruelle exploitation, au criminel abus de la force, ne
reste-il pas inaliénable, sacré, pour des hommes assujettis exception-
nellement à toutes ces horreurs, parce qu'ils étaient d'une autre race,
d'une autre couleur ou d'une autre origine que les français, parce qu'ils
étaient considérés et traités par tous les français comme étrangers à la
nationalité française !
Jusqu'à présent, on ne connaît guère que deux hommes de la race
noire qui aient manifesté, par leurs actes, qu'ils fussent en pleine pos-
session de cette vérité si importante pour cette race qu'un homme n'ap-
partient pas sérieusement à une nation dans laquelle il reste condamné
pour des motifs de race, de couleur ou d'origine, à resserrer son exis-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 330

tence dans un cercle étroit et infranchissable, à former une caste [333]


inférieure. Ces deux hommes ont été TOUSSAINT LOUVERTURE et
ALEXANDRE PÉTION. Le premier, dont j'ai seul à m'occuper pour le
moment, avait toujours été en possession de cette vérité. Pour des mo-
tifs que j'expliquerai plus loin, PÉTION ne pouvait y parvenir que par
le temps et l'expérience ; à l'époque dont il s'agit ici, il se figurait qu'il
était un officier français, un membre de la nationalité française, de
même que JEAN-FRANÇOIS se figurait qu'il était un officier espagnol,
un membre de la nationalité espagnole. La France détruisit l'illusion
de PÉTION. L'Espagne laissa mourir JEAN-FRANÇOIS avec la sienne.
Aussi avouerai-je humblement que je ne comprends pas du tout ce
que veut dire cette phrase de Mr. SCHŒLCHER :

« Au fond, ils combattaient bien plutôt pour le gouvernement espagnol


qui faisait d'eux des généraux et les chamarrait des cordons de tous ses
ordres, que pour la légitimité ! Ils n'étaient animés d'aucun sentiment
noble, été. »

J'ai peine à voir ce qui a pu choquer l'illustre abolitionniste dans la


préférence accordée par ces hommes à la position de généraux dans
une armée espagnole comparativement à celle d'esclaves dans une co-
lonie française. — Et si c'est « n'être animé d'aucun sentiment noble »
que de mieux aimer porter de beaux habits « chamarrés des cordons
de tous les ordres de S. M. C. » que de porter le tanga des nègres de la
partie française, « d'être marqué au 1er rouge de la lettre M. ou de se
laisser couper les oreilles et les jarrets » par « SONTHONAX l'émanci-
pateur » eh ! bien, je confère que je suis pour le « généralat et les cor-
dons » d e JEAN-FRANÇOIS, d e BIASSOU e t d e TOUSSAINT
LOUVERTURE. Je les préfère décidément au tanga et « la noblesse de
mes sentiments » n'est certainement pas assez élevée, je l'avoue hum-
blement, pour me faire comprendre la beauté des jarrets et des oreilles
coupés.
N'étant donc « animés d'aucun sentiment noble » au gré des aboli-
tionnistes blancs de nos jours, ces esclaves de 1791 que protégeait
seul un abolitionniste noir, TOUSSAINT LOUVERTURE, o u l'émancipa-
teur, devinrent des soldats espagnols, formèrent une armée » et mar-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 331

chèrent à la conquête de [334] Saint-Domingue à l'ombre d'un drapeau


sous lequel ils avaient trouvé LA LIBERTÉ et pardessus le marché, des
épaulettes d'officiers généraux, des décorations et jusqu'à des titres de
noblesse.
Comme le célèbre philanthrope, en qui j'ai le regret d'avoir à réfu-
ter un historien décidément mal ou insuffisamment informé, je ne
crois pas du tout que ces hommes combattaient ni alors, ni auparavant
pour « la légitimité. » Non, vraiment : la légitimité avait été simple-
ment un passeport, un sauf-conduit, oublié par Ogé et Chavanne et
découvert par TOUSSAINT LOUVERTURE, pour traverser la frontière.
Quant à l'armée espagnole dans les rangs de laquelle ses frères
combattaient loyalement pour leur pairie d'adoption, elle ne fut aux
yeux de TOUSSAINT LOUVERTURE que ce qu'elle était réellement ; une
ÉCOLE dont il payait loyalement les leçons dans des combats inces-
sants livrés au profit des espagnols.

« Dès son arrivée parmi les révoltés, dit Mr. SCHŒLCHER, 135 il s'attacha
à fréquenter les officiers européens, royalistes ou mécontents, qui avaient
déserté chez les Espagnols, s'appliquant à apprendre d'eux tout ce qu'ils
pouvaient lui enseigner des choses de la guerre.
Beaucoup des révoltés, remarquant en lui un homme capable de com-
mander, se joignirent aux soldats qu'il formait ; ils s'attachèrent à lui, le
suivirent partout où il voulut les mener et devinrent dans ses mains une
force qu'il sut employer pour servir sa fortune. »

Les révoltés des bandes de JEAN-FRANÇOIS et de BIASSOU pas-


saient ainsi volontiers dans l'armée que s'appliquait à créer
TOUSSAINT-LOUVERTURE, sur un pied européen, ils y étaient assujettis
à la plus sévère discipline, par un homme de leur race et de leur cou-
leur, il est vrai, mais nourrissant la haute prétention de commander à
l'européenne, de posséder, pour les avoir apprises, pour les avoir étu-
diées, les connaissances que devait posséder de son temps tout [335]
général européen, tout blanc portant épaulettes, exerçant un comman-
dement militaire. Pour conduire ses frères à la liberté, pour conduire
sa race à la réhabilitation, il lui fallait la chose et non le nom ; il ne lui
135 Vie de Toussaint Louverture— page 89.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 332

suffisait pas de s'appeler « le général TOUSSAINT LOUVERTURE »


d'avoir un droit légal à ce titre en vertu d'un brevet délivré par le gou-
vernement espagnol, il lui fallait ÊTRE un général. Ceci est encore une
leçon que doivent connaître, que doivent méditer les héritiers de ce
grand homme, les haïtiens de toutes couleurs, dressés depuis trente ou
quarante ans, à prostituer l'épaulette, à voir dans l'année autre chose
que l'instrument de la défense du territoire contre l'ennemi extérieur, la
sauvegarde de la double dignité de la nation et de la race, recelé aus-
tère du devoir et de l'honneur.
N'est pas digue de l'héritage de TOUSSAINT LOUVERTURE, l'haïtien
qui s'en va par le monde, le front couvert d'étiquettes frauduleuses, le
mulâtre ou le nègre qui rêve d'une égalité quelconque avec le blanc
autre que l'égalité dans la civilisation, l'égalité dans l'industrie, l'égali-
té dans la science, l'égalité dans la valeur morale et intellectuelle d'une
nation comparée à une autre nation, d'une race comparée à une autre
race, de l'homme enfin comparé à l'homme.
TOUSSAINT LOUVERTURE apprenait donc des Espagnols, des
blancs, l'art de faire la guerre avec les moyens de la civilisation des
blancs, l'art de façonner des soldats avec des esclaves, de former une
armée avec des bandes, de vaincre avec cette armée, de montrer
l'homme dans le nègre, de planter enfin dans la conscience euro-
péenne, la généreuse semence qui devait croître et produire des
WILBERFORCE, des WENDELL PHILIPPS, des VICTOR SCHŒLCHER.
DIEU me garde, moi fils du blanc autant que de la négresse, de mé-
connaître l'œuvre sainte des hommes de la race blanche qui ont dénon-
cé le crime de l'esclavage des noirs, qui, pour faire disparaître cette
abomination du monde chrétien, ont lutté par la plume, par la parole et
par l'épée, ont donné leur temps et leur fortune, sacrifié jusqu'à leur
existence comme les FERRAND de BAUDIÉRES, les LOVEJOY, les JOHN
BBOWN. Mais quand nous marquons sur [336] les tablettes de l'histoire
les noms glorieux de ces rédempteurs, la justice et la vérité veulent
que nous mettions en haut, tout en haut, à part, au-dessus de tous, le
nom illustre du premier des abolitionnistes : TOUSSAINT LOUVERTURE.
Le « célèbre africain » devenu un officier général au service auxi-
liaire de l'Espagne, forgeait dans des combats incessants l'instrument
de la délivrance et de la réhabilitation. Il fabriquait littéralement un
général et une armée. Toujours en avant il pénétrait de plus en plus
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 333

profondément dans le cœur de la colonie française. Tous les postes


avancés de l'année espagnole, appartenaient au corps auxiliaire du bri-
gadier LOUVERTURE. L'attention du monde officiel, des deux côtés de
la frontière, se concentrait de plus en plus sur ce personnage étrange.
À peine le nom du marquis d'Hermona, le chef blanc de l'armée espa-
gnole, a-t-il été recueilli par l'histoire autrement que par son associa-
tion au nom prestigieux de son lieutenant noir.
À mesure qu'avançait le conquérant africain, la liberté naissait
sous ses pas. Les colons français qui avaient renié leur patrie en haine
de la république et qui s'empressaient de placer leurs sentiments mo-
narchiques et leurs propriétés humaines sous la protection du pavillon
de l'Espagne légitimiste et esclavagiste, voyaient se fondre ces pro-
priétés dans les rangs de l'armée royale à mesure qu'avançait le triom-
phant brigadier espagnol.
Les « hommes du 4 Avril » tandis que ces faits s'accomplissaient
sous le pavillon espagnol, remplaçaient graduellement les blancs dans
tous les commandements militaires de la partie française. La haine de
la « loi d'égalité » poussait jusqu'à des officiers venus de France à pas-
ser avec leurs soldats sous le drapeau espagnol. Et, chose étrange, c'est
TOUSSAINT LOUVERTURE, le chef devant-garde d'HERMONA qui re-
cueillait ces civilisés dans les rangs de ses brigands ! Un cordon mili-
taire, dit le cordon de l'Ouest, avait été formé pour isoler les deux in-
surrections des haïtiens. Le français NEUILLY étant le commandant en
chef du cordon de l'Ouest, reçut la mission en Juin 1793 de gagner les
noirs à la cause pleine de promesses de la République Française. [337]
NEUILLY entra en négociations avec LOUVERTURE, et l'histoire enre-
gistre ce bizarre résultat que de ces deux hommes mis en contact, c'est
l'officier français, le blanc, l'homme civilisé, qui se laissa persuader
par le vieux nègre, d'abandonner le drapeau de la France, pour celui de
l'Espagne, de s'enrôler dans la « bande du brigand africain ! »
Un autre blanc, ALLEMAND, commandant la forte position avancée
de la Tannerie, fut chargé de renouveler la tentative de NEUILLY et de
gagner le vieux nègre à la France. La négociation, à quelques jours
d'intervalle seulement, eut exactement le même sort que la précédente :
ALLEMAND fut séduit à son tour, aujourd'hui on dirait hypnotisé, par
Toussaint Louverture qui s'en vint, bras dessus bras dessous avec ce
blanc, établir son quartier-général à la Tannerie ! Un autre français lui
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 334

livra dans des conditions à peu près identiques la position du camp


Lesec.
Quel langage TOUSSAINT LOUVERTURE pouvait-il bien parler à ces
hommes pour les détacher si facilement de leur drapeau ?
Évidemment le langage des passions qui les agitaient eux-mêmes,
le langage des princes et de la haute noblesse de France passant eux
aussi à Coblentz sous des drapeaux étrangers. Ces hommes étaient des
légitimistes, des contre-révolutionnaires. Ils oublièrent les préjugés de
race et de couleur pour grossir les rangs des nègres et des espagnols
qui combattaient la Révolution Française.
Le 25 juin, LOUVERTURE avait clos les négociations avec NEUILLY
par la dépêche suivante :

« Le commandant en chef et les officiers d'état-major de l'armée cam-


pée au Bassin-Caïman, au nom de la dite armée répondent à Mr. NEUILLY,
commandant en chef le cordon de l'Ouest, et aux officiers signataires, que
la dite armée est sous la protection et aux ordres de S. M. Catholique ;
qu'en conséquence, ils ne traiteront jamais avec les commissaires civils
dont ils méconnaissaient l'autorité et les pouvoirs : déclarant en outre,
qu'ayant jusqu'à présent, conjointement avec leurs autres frères, combattu
pour soutenir la cause du roi, ils répandront tous jusqu'à la dernière goutte
de leur [338] sang pour la défense des Bourbons, auxquels ils ont promis
une inviolable fidélité jusqu'à la mort.
Au camp du Bassin-Caïman, le 25 Juin 1793.
(Signé) Toussaint Louverture Général d'armée
Moïse, Brigadier des armées du roi
Thomas, Commandant
Biassou, Gouverneur Général
Gabart, Colonel.

Que le lecteur veuille bien relire attentivement cette pièce, à la lu-


mière du fait que c'est le lendemain, 25 juin, que NEUILLY passa aux
insurgés, et il ne manquera pas de reconnaître qu'il a sous les yeux non
une réponse aux propositions quelles qu'elles fussent de SONTHONAX,
mais un engagement envers NEUILLY, un acte authentique confirmant
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 335

les déclarations verbales faites à ce contre-révolutionnaire notoire,


membre de la clique-Galbaud. Il fallait convaincre ce blanc qu'en pas-
sant au Bassin-Caïman, il marchait, sur les traces de ses princes ; que
cette bourgade était une succursale, une copie ensoleillée de Coblentz.
On a très-gravement discuté la question de la sincérité de
TOUSSAINT LOUVERTURE à propos de ces déclarations légitimistes. Le
fait est que avec des déclarations identiques, les espagnols s'effor-
çaient de conquérir la colonie française de Saint-Domingue ; les an-
glais, de supplanter entièrement, la France dans toutes ses possessions
coloniales ; l'Autriche, la Prusse et la Russie, de ruiner l'influence de
la France en Europe et même de rétrécir son territoire. Sous couleur
de remplir les devoirs de la solidarité des princes et des rois, et de dé-
fendre le trône de Louis XVI, chacun faisait ses propres affaires. Ce-
pendant les puissances n'en entendaient pas moins faire la guerre à la
seule Révolution française. Alliées pour défendre leurs divers intérêts
menacés par cet ennemi commun, elles ne se considéraient point dans
l'obligation de prolonger cette alliance même quand elle serait deve-
nue contraire à leurs intérêts.
TOUSSAINT LOUVERTURE ne faisait donc pas autre chose [339] que
ce que faisaient les PITT et les METTERNICH : il défendait ses propres
intérêts, les intérêts de sa race et faisait par conséquent la guerre à la
France qui retenait sa race dans l'esclavage. Il était donc sincèrement
l’allié des émigrés, des contre-révolutionnaires, des espagnols, de tous
ceux qui avaient comme lui, quelque intérêt à faire la guerre à la
France. Notons encore que les Espagnols ne faisaient pas autrement
envers lui et ses frères. L'intérêt quel qu'il fût, qui poussait les espa-
gnols à la conquête de Saint-Domingue, ne se confondait point avec
l'intérêt de la race noire ; celle-ci ne saurait donc, sans imbécillité, ab-
diquer son intérêt propre aux mains de S.M.C. —Pour Toussaint, les
espagnols n'étaient que ce que les noirs étaient eux-mêmes pour eux :
des alliés, des auxiliaires.
La défection, en moins de dix jours, des principaux officiers blancs
employés contre les noirs, ne pouvait manquer de produire un boule-
versement énorme dans les idées de MM. les commissaires civils dé-
positaires de l'autorité métropolitaine. Jusque-là, on avait toujours eu
soin de n'employer que des chefs blancs contre les hommes du 22 août
1791 ; on avait toujours maintenu le cordon de l'Ouest pour empêcher
leurs communications et leur fusion avec les hommes du 26 Août
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 336

1791. Il fallait aussi changer maintenant cette partie du beau plan


échafaudé sur le décret du 4 Avril ! — On avait dit aux blancs de
Saint-Domingue : « Acceptez l'égalité politique avec les nègres et mu-
lâtres libres, cela mettra fin à leur état de révolte et nous les emploie-
rons à réprimer les révoltes des nègres et mulâtres esclaves. » Ils ré-
pondirent par leur propre révolte et y entraînèrent une bonne partie, la
moitié ou plus des troupes blanches amenées par les commissaires.
Ceux-ci espéraient néanmoins, en faisant agir vigoureusement le reste
de leurs soldats blancs contre les esclaves révoltés, parvenir encore à
concilier les colons et à les pacifier. Mais voici que les blancs se
rendent, maintenant aux insurgés noirs. Que faire ?
Il ne restait plus à SONTHONAX qu'à se rabattre là aussi sur sa res-
source suprême : « la gratitude des nouveaux citoyens du 4 avril. » Il
fit donc succéder un homme de couleur, le [340] mulâtre
BRANDICOURT, à NEUILLY, dans le commandement du cordon de
l'Ouest. C'était une inconséquence, SONTHONAX ne pouvait se le dissi-
muler, mais il ne lui restait pas d'autre moyen que de mettre à
l'épreuve la combinaison indiquée par l'esprit aussi bien que par la
lettre précise de ses instructions : il appela donc un mulâtre pour l'op-
poser directement à la seule véritable et sérieuse révolte des nègres. Il
chargea ce mulâtre de réprimer cette révolte des noirs. BRANDICOURT
alla prendre son nouveau commandement et SONTHONAX dut attendre
bien anxieusement la nouvelle du premier choc entre les enfants de la
négresse.
BRANDICOURT avait devant lui TOUSSAINT LOUVERTURE, toujours
TOUSSAINT LOUVERTURE à cette extrémité du territoire, de même que
l'on rencontrait ANDRÉ RIGAUD, toujours ANDRÉ RIGAUD à l'autre ex-
trémité.
Le mulâtre et le nègre se virent et s'entretinrent avant de croiser le
fer l'un contre l'autre. Lequel des deux a-t-il eu le mérite, l'honneur de
provoquer cette entrevue ? On l'ignore. Peut-être BRANDICOURT avait-
il aussi reçu l'ordre, comme son prédécesseur, de tâcher de gagner les
noirs à la cause de la République Française avant de recourir aux
voies de rigueur. Quoi qu'il en fût, la première nouvelle reçue du Chef
du cordon de l'Ouest par le fougueux commissaire, était accablante : la
trahison de BRANDICOURT était complète. Ce mulâtre avait passé avec
armes et bagages au camp des noirs.
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Q u e l l a n g a g e TOUSSAINT LOUVERTURE avait-il parlé à


BRANDICOURT ? Évidemment pas celui des défenseurs de la cause des
« Bourbons » mais bien celui du nègre au fils de la négresse, au fils de
sa sœur ; toute la diplomatie de TOUSSAINT pouvait se résumer sans
nul doute dans ces simples mots : « tu le vois bien, mon fils, ton père
blanc n'a plus qu'une force à opposer à tes frères noirs pour maintenir
ta mère dans la servitude et dans l'éternelle humiliation ; et cette force,
c'est toi, c'est le mulâtre. » BRANDICOURT avait compris et ces deux
hommes en s'embrassant ont pu se dire : « Alors, l'heure de la déli-
vrance, de la liberté générale et immédiates enfin sonné. »
[341]
Personne ne s'y trompa dans la colonie de Saint-Domingue. La
« trahison » de BRANDICOURT y produisit une profonde sensation, tan-
dis qu'on avait à peine noté celle de NEUILLY OU D'ALLEMAND, C'est
qu'elle était, en effet, d'une portée infiniment plus grande. Pour
SONTHONAX surtout, ce fut un immense coup d'éclair, autant qu'un
terrible coup de foudre. Il comprit enfin et d'un seul coup que l'Es-
pagne, les Bourbons et la légitimité, pas plus que l'amour du pillage
ou de la licence, l'admiration des habits galonnés ou l'esprit d'imita-
tion, n'étaient l'objet de la révolte des esclaves haïtiens, mais que
c'était bien et positivement pour la liberté que se battaient ces
hommes ; qu'ils étaient en possession de cette liberté et que la com-
mission civile n'avait aucun moyen de la leur reprendre.
Il comprit enfin l'absurdité de la mission dont il s'était chargé de
venir employer des nègres libres à faire rentrer d'autres nègres dans
l'esclavage.
Se rappelant la condition, récemment proposée par TOUSSAINT
LOUVERTURE à LAVEAUX pour la soumission des ex-esclaves, il péné-
tra au moins partiellement la vraie pensée du grand noir. Et l'espérance
vint à SONTHONAX de l'arracher aux espagnols et aux Bourbons, de
l'atteler à son propre char et d'aller à la gloire, à une gloire immense,
hissé pour ainsi dire sur les épaules de cet ancien esclave auquel il rê-
vait quelques semaines auparavant de faire « couper les oreilles ou les
jarrets. »
SONTHONAX était très ambitieux et il avait la prétention de jouer au
grand homme à Saint-Domingue, ai-je dit. En outre, cet homme avait
l'imagination vive, ce qui en faisait un enthousiaste ; aussi était-il ab-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 338

solument libre de tout scrupule, changeant aussi facilement d'opinion


que de cravate. Il s'en glorifiait même comme d'un principe, 136 Pour
[342] gagner TOUSSAINT LouVERTURE et en faire l'instrument de sa
fortune, que lui fallait-il ? Très-peu de chose en vérité : passer outre à
la lettre de ses instructions, jeter à la boîte aux ordures le procès-ver-
bal de son fameux serment prêté dans la cathédrale du Cap, se dé-
pouiller des habits de son rôle peu brillant de coupeur « d'oreilles et de
jarrets de nègres » et se présenter les bras arrondis, la bouche en cœur,
devant les « brigands » dans le nouveau, mais infiniment plus brillant
rôle de « SONTHONAX l'émancipateur. » Il n'y avait absolument plus
rien à tenter maintenant pour conserver cette colonie à la France que
136 Appelé à justifier les innombrables « contradictions de ses actes et de ses
déclarations, SONTHONAX expliqua, sans aucun embarras, à la tribune fran-
çaise, la différence essentielle, pouvant aller jusqu'à l'opposition la plus ab-
solue, qui devait nécessairement exister selon lui, entre les opinions qu'un
homme professe comme écrivain, ou comme philosophe, et celtes d'après
lesquelles le même homme doit régler sa conduite comme homme politique,
comme chef de gouvernement ! Telle est, hélas ! L’école déplorable où les
haïtiens ont été condamnés à apprendre les principes politique » qui gou-
vernent les actions des hommes d'État parmi les blancs, dans tes nations
dont ils avaient intérêt à connaître et à s'approprier la civilisation. Aussi ne
faut-il pas s'étonner de l'admiration professée pour le fougueux commissaire
français par des historiens haïtiens, doublés d'hommes politiques ! Mais il y
a aussi cette triste conséquence que, prenant le Sonthonaxisme à la lettre,
nous avons toujours eu dans notre malheureuse société une nuée de gens qui
professent comme écrivains ou comme philosophes de belles maximes ra-
massées dans les livres.
Cela s'apprend par cœur et se débite au courant de la plume ou de la pa-
role dans les journaux ou à la tribune. C'est de la menue monnaie politique
avec laquelle on poursuit tant bien que mai sa carrière. Malheureusement, ce
billon s'épuise complètement en route et quand nous arrivons, il n'en reste
plus la moindre trace dans notre bagage.
Aussi, est-ce à la succession des présidents et des ministres haïtiens que
s'applique avec le plus de vérité le célèbre paradoxe : « tant plus que cela
change, tant plus que c'est la môme chose. » Mais cela durera-t-il éternelle-
ment ainsi ? Évidemment non. Race jeune ! Qu’il me soit permis de le répé-
ter, peuple enfant ! Mais l'enfant grandit et devient l'homme... Nous avons
été jusqu'à présenta la première école, l'école où l'on impose à la mémoire de
l'enfant ce qu'on veut qu'il apprenne et qu'il tienne pour science Mais la dure
école de la vie vient plus tard forcer les races libres et les peuples indépen-
dants, de même que les hommes majeurs, de réfléchir, d'observer, de penser
eux-mêmes, de juger par eux-mêmes pour échapper aux conséquences de la
Responsabilité. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 339

la ratification de la liberté prise à peu près partout et retenue par les


noirs. Et à mesure que cette idée se développait dans sa pensée, la li-
berté des noirs apparaissait de plus en plus distinctement à
SONTHONAX comme un levier politique et un double titre de gloire
comme homme d'État et comme philosophe. Il pensait qu'il allait arra-
cher les noirs à la servitude et qu'il deviendrait ainsi le maître, le sou-
verain ordonnateur des [343] bras et des volontés de tous ces « mal-
heureux abrutis » en les soustrayant au fouet, la seule chose qui
d'après lui pouvait bien les contrarier dans le régime colonial. Et
SONTHONAX qui rendait le 15 Mai, son premier chef-d'œuvre de légis-
lation à l'usage spécial des nègres, le fameux règlement pour « couper
les oreilles et les jarrets » SONTHONAX se voyait déjà vers la fin de
Juin dans le rôle inattendu de Messie des nègres. Il ruminait déjà dans
son esprit un décalogue à leur usage ; il leur montrerait à ce « tas de
fainéants » 137 les beautés du travail, car sans doute les colons ne les
avaient pas dressés au travail ; il leur expliquerait les charmes et les
avantages de la famille, oh ! La famille ! Il n'y a que la famille ! 138 Il
les préserverait de tous « ces vices qu'ils avaient rapportés
d'Afrique » : l'amour du jeu, des femmes et de la licence. Il les adopte-
rait, il les appellerait mes enfants ; eux l'appelleraient papa, et il exer-
cerait sur eux tous les droits de la paternité en les protégeant contre la
cruauté des blancs et surtout en les préservant de la contagion des
vices des mulâtres, ces traîtres, ces ingrats, ces BRANDICOURT qui lui
devaient tout à lui, SONTHONAX, et qui l'abandonnaient lâchement
pour passer aux... « Espagnols » Que voulaient-ils donc ces mulâtres ?
Sans doute le maintien de l'esclavage de leurs propres frères, de leurs
propres mères, car les monstres avaient dû deviner que SONTHONAX
pourrait bien un jour ruminer quelque plan d'émancipation graduelle
ou générale. Eh ! bien, il protégerait les pauvres noirs contre tous les
esclavagistes mulâtres et blancs qui leur voulaient du mal et puis avec
ses chers, bons petits Africains il sauverait la colonie....etc.
Qu'il me soit permis d'en faire ici la remarque : si SONTHONAX a
été le premier, il est loin, fort loin d'avoir été le seul abolitionniste qui
se soit efforcé d'asservir les émancipés à leur volonté, de se substituer
aux anciens maîtres après les avoir écartés ou brisés ; défaire de leurs
protégés [344] des instruments dociles de leurs passions, de leur am-
137 L'expression est de lui.
138 Il n'était pas marié lui-même, ce patriarche d'un nouveau genre. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 340

bition, d'abaisser l'émancipation elle-même qui devrait rester toujours


un simple acte de justice au niveau d'une pitoyable spéculation de la
politique ou de la vanité. C'est toujours le faux philanthrope apportant
l'aumône sous le toit de la veuve ou de l'orpheline et ne voulant plus
sortir de la maison secourue, qu'il n'ait obtenu en échange de son
obole l'honneur de la femme, le bonheur présent et futur de sa proté-
gée.
SONTHONAX était un homme d’imagination : il rêvait. Il fut secoué
plus tard et réveillé de son beau rêve par un homme de jugement, par
TOUSSAINT LOUVERTURE.
Mais suivons d'abord dans ses actes et dans ses écrits de juillet
1793 le développement de ce rêve d'homme d'État, de MACHIAVEL,
dont le résultat le plus clair pour les haïtiens a été la substitution d'une
nouvelle combinaison à l'ancienne, pour diviser les fils de la négresse :
on avait octroyé l'égalité aux affranchis pour les employer à « répri-
mer la révolte des esclaves » ; cela n'avait pas réussi. On allait mainte-
nant octroyer la liberté aux noirs pour les employer à « châtier l'ingra-
titude des mulâtres. »
Dès le 10 Juillet, les commissaires adressèrent à la Convention na-
tionale un rapport dans lequel SONTHONAX montre les grandes espé-
rances que venait de faire naître en son âme la découverte de la véri-
table pensée de liberté des JEAN-FRANÇOIS, d e s BIASSOU, des
TOUSSAINT LOUVERTURE et de leurs compagnons :

« Sans marine, écrit-il, sans argent, sans ressources pour s'en procurer,
n'ayant de subsistances que pour un mois, nous ne désespérons pas encore
du salut de la pairie ; nous allons plus loin, nous ne vous demandons ni
vaisseaux, ni matelots ; c'est avec les NATURELS du pays, c'est avec les
AFRICAINS, que nous sauverons à la France la propriété de Saint-Do-
mingue. »

Le coupeur d'oreilles et de jarrets du 15 Mai, projetait le 10 juillet


de faire des « marrons » le pivot d'une nouvelle combinaison politique
en leur accordant ce que TOUSSAINT [345] LOUVERTURE appelait dé-
daigneusement une « liberté de circonstance. »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 341

Cette liberté, qui ne devait être ni générale ni immédiate, allait


commencer par ce que l'on appellerait de nos jours une tapageuse ré-
clame de charlatan. Il fallait en tirer la quintessence en menant habile-
ment la combinaison.
Nous allons voir se dessiner plus clairement, peu de jours après ce
rapport, les pensées diverses qu'avait fait naître la défection de
BRANDICOURT dans l'esprit de SONTHONAX.
Cet événement si considérable et si peu remarqué de l'histoire
d'Haïti, avait ramené les français en arrière sur la ligne de défense
d'Ennery qui couvrait les Gonaïves et toute l'Artibonite. C'est encore
un mulâtre, DUVIGNEAU, qui commandait ce poste devenu si impor-
tant d'Ennery. SONTHONAX lui écrivit le 17 Juillet (sept jours après
son cri de victoire adressé à la convention nationale) dans les termes
suivants :
« BRANDICOURT était l'enfant gâté de la révolution : il lui devait toute
son existence ! Il a trahi sa patrie, il a livré son poste, il a livré sa troupe,
ses armes ! Il a voulu livrer un autre poste qui était sous ses ordres : à qui
nous fier désormais ? Nous n'en savons rien !
« Vous, enfants du 4 avril ! Vous et tous vos frères, abandonnerez-vous
la République qui n'existe que par l'égalité, hors de laquelle il n'y a point
d'égalité ! Nous laisserez-vous seuls soutenir la colonie et la République ?
« Nous les soutiendrons au péril de nos têtes, et nos têtes ne tomberont
pas...
« Prenez garde aux blancs qui vous environnent ; leurs principes sont
détestables : si vous vous laissez égarer ou dominer par eux, vous vous
perdrez avec eux.
« Les Espagnols et les brigands ont eu l'audace de vous attaquer ; ils
pillent, ils brûlent et font beaucoup de mal. Combattez-les, repoussez-les,
entrez chez eux si vous le pouvez : vous avez du renfort en hommes, vous
avez reçu une pièce de canon et deux cents livres de poudre ; vous en rece-
vrez encore, nous allons prendre incessamment des mesures pour que vous
en receviez aussi de bouche...
[346]
« Si l'on cède aux Espagnols, aux brigands, ou si l'on mollit devant
eux, disons mieux, si nous ne faisons pas la conquête de la partie espa-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 342

gnole, les Espagnols et les brigands (!) envahissent, brûlent, pillent et dé-
vastent tout 139.
« Si vous contrariez les mesures que nous prendrons graduellement
pour préparer sans nuire à la culture, un affranchissement qui désormais
est inévitable, cet affranchissement se fera tout à la fois par insurrection et
par conquête : 140 dès lors plus de culture, plus de propriété. Que deviendra
même la sûreté personnelle de tout homme libre, quel qu'il soit, quelle
qu'en soit la couleur ! 141 Il ne restera plus à Saint-Domingue que le pur
sang africain, et le sol ne sera plus qu'un monceau de cendres et de
ruines. »

Voilà donc SONTHONAX, s’efforçant avec toute l'éloquence dont il


était capable, d'effrayer « les hommes du 4 Avril » par le sombre ta-
bleau des maux qui devraient résulter pour eux de l'émancipation gé-
nérale et immédiate des esclaves. Il avait donc constaté que ces
hommes désiraient, voulaient cette émancipation ! C'est, en effet, ce
qu'il dit en propres termes, dans la phrase suivante de cette importante
lettre à DuVIGNEAU, au mulâtre chargé désormais d'arrêter la marche
triomphante de TOUSSAINT LOUVERTURE :

« Vous, (les gens de couleur) vous avez parmi vous des philanthropes
imprudents, qui voudraient l'affranchissement [347] subit et universel ;

139 Que faut-il penser de ces appels au patriotisme français de Duvigneau,


aux sentiments de cet homme « du 4 Avril » de ce nouveau membre d'une
nation civilisée, pour le lancer contre ses propres rires que l'on a l'air de
prendre pour des étrangers, des espagnols et qu'on lui montre comme des
« brigands », des êtres sans foi ni loi ! Et, cela au moment où l'écrivain ap-
prêt-te à transiger lui-même avec les prétendus espagnols, les prétendus bri-
gands et à les charger du soin de sauver cette colonie à la France !
140 On voit par cette phrase combien SONTHONAX avait enfin lu dans la pen-
sée de TOUSSAINT LOUVERTURE. il ne songeait plus qu'à arrêter momentané-
ment la marche triomphante de ce nègre pour donner quelque prix à ta liber-
té générale qu'il se proposait déjà de lui offrir pour le décider à abandonner
le pavillon espagnol.
141 Comme BRANDICOURT, DUVIGNEAU montra peu après que la sûreté per-
sonnelle dans le camp des « brigands faisant l'affranchissement par insurrec-
tion et par conquête » ne lui semblait nullement compromise pour tout
homme libre de Saint-Domingue quelle qu'en soit la couleur. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 343

ceux-là n'ont pas calculé ce que produirait cette révolution avec des
hommes qui ne sentent pas encore la nécessité du travail, parce qu'ils n'ont
encore que des jouissances bornées, et qu'ils ont, par conséquent peu de
besoins. »

Si la lettre de SONTHONAX s'arrêtait là, quelqu'un qui n'aurait


d'ailleurs pas connu son rapport du 10 juillet à la Convention natio-
nale, eût pu croire à la sincérité de ce blanc et s'imaginer que, recon-
naissant enfin la nécessité de l'émancipation des noirs, il ne songeait
qu'à modérer l'ardeur impétueuse des « philanthropes imprudents » de
la classe colorée en les priant dans l'intérêt de « leur propre sûreté »
de ne pas contrarier les mesures qu'il allait prendre pour leur donner
satisfaction par l'adoption d'un plan d'émancipation graduelle.
Cet homme mentait néanmoins, il mentait cyniquement dans cette
lettre qui était la première manifestation de sa nouvelle pensée
d'émancipation générale. Il était bien résolu à « sauver à la France la
propriété de Saint-Domingue avec les naturels du pays, avec les Afri-
cains en s'emparant du cœur de ces hommes simples, de ces « natu-
rels » au moyen de « l'affranchissement subit et universel » qu'il pei-
gnait aux gens de couleur sous des traits si alarmants.
Son but était simplement de jeter le trouble dans la conscience des
gens de couleur, de les perler à distinguer entre les « noirs de Saint-
Domingue » et les « espagnols », entre « la caste des esclaves » et les
« brigands » à assurer en même temps, et leur dévouement à la cause
de « l'émancipation graduelle » qui devait calmer le cri de leur
conscience africaine, et leur opposition à « l'affranchissement subit »
qu'on leur montrait si plein de périls pour tous, même pour leurs frères
noirs, non encore « préparés à l'état de liberté ». Il s'agissait, en un
mot, de les pousser à une lutte vigoureuse contre les « espagnols » et
les « brigands » qui permettrait de les dénoncer bientôt comme les en-
nemis des « noirs » des « nouveaux affranchis » de provoquer de leur
dévouement à l'émancipai ion graduelle, quelque manifestation contre
l'affranchissement, subit qui permettrait de les [348] dénoncer bientôt
aux « nouveaux affranchis » comme des ennemis de la liberté des
noirs ; comme des « ennemis de SONTHONAX l'émancipateur. »
Forcé de ratifier la liberté des noirs, SONTHONAX restait dans l'es-
prit sinon dans la lettre de ses instructions ; en associant à cette pensée
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 344

d'affranchissement, celle d'en faire un instrument bien plus efficace


que ne l'avait été l'égalité entre les libres, pour la division des enfants
de la négresse et leur domination éventuelle par les blancs.
Aussi sa lettre à DuVIGNEAU devait-elle finir par le passage suivant
qui n'est que le couronnement de ce chef-d'œuvre de perfidie poli-
tique :
« Vous, (les hommes de couleur) vous avez parmi vous des aristocrates
de la peau, comme il y en a parmi les blancs : aristocrates plus inconsé-
quents, plus ingrats que les blancs... car ceux-ci n'humilient que leurs en-
fants, et ne les tiennent pas éternellement dans les fers, et vous, c'est de
vos frères que vous vous déclarez les ennemis ! 142 ce sont vos mères que
vous voulez retenir éternellement dans l'esclavage ! Vous voulez être au
niveau des anciens libres (les blancs), et vous voulez conserver à jamais
les monuments de votre origine servile ! Ayez donc enfin un républica-
nisme pur : osez-vous élever à la hauteur des droits de l'homme. Songez
que le principe de l'égalité n'est pas le seul ; que celui de la liberté marche
avant lui...
« Cet homme, qui avait juré quelques mois auparavant de se révolter
contre l'autorité souveraine de la France si cette autorité un jour égarée,
proclamait l'abolition de l'esclavage, cet homme qui venait de rendre, il y
avait à peine deux mois, redit des « oreilles et des jarrets coupés » se voit
forcé, par la défection des mulâtres en faveur des noirs de ratifier la liberté
déjà conquise par ces derniers. II va bientôt proclamer lui-même cette li-
berté, pour sauver la colonie à la France, pour empêcher nègres et mulâtres
de la faire exister [349] suivant la fière pensée de LOUVERTURE « par in-
surrection et par conquête. » La première fois qu'il lui plaît de donner ex-
pression à la volte-face ainsi opérée dans sa pensée, il s'arme en guerre
contre les prétendus ennemis de cette liberté des noirs dont il devient brus-
quement le champion ! Et c'est dans les rangs mêmes des mulâtres qui
viennent de le forcer d'endosser cette fausse livrée d'abolitionniste qu'il
prétend trouver les criminels et obstinés adversaires de sa nouvelle résolu-
tion philanthropique (?), résolution que personne ne connaissait encore,
que personne ne pouvait deviner, que ne soupçonnait même pas ses deux
associés au gouvernement de Saint-Domingue, dont l'un dans l'Ouest et
l'autre dans le Sud s'efforçaient consciencieusement de « réprimer la ré-
142 En allant les rejoindre ! En allant combattre dans leurs rangs, à leurs cô-
tés, comme BRANDICOURT ! Car, il ne s'agit encore, ne l'oublions pas, que de
la prétendue trahison de BRANDICOURT ! H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 345

volte des esclaves » défaire « couper des oreilles et des jarrets aux nègres
marrons ! »

Un historien haïtien, Mr. B. ARDOUIN, examinant plus tard ce mo-


nument de la perfidie, ce chef-d'œuvre du machiavélisme de
SONTHONAX, devait trouver cette lettre « judicieuse en tous
points ! » 143 — Aussi devait-il nous enseigner à voir dans
BRANDICOURT un traître, un de ces aristocrates inconséquents et in-
grats » qui justifiaient « la crainte que les commissaires avaient de la
défection des hommes de couleur...... en faveur de l'Espagne (?)
Race jeune ! Peuple enfant !.... Tel est l'enseignement que nous re-
cevons des blancs sur notre propre histoire !
DuVIGNEAU qui, à ce qu'il semble, n'était qu'un enfant de la nature,
ne trouva pas « si judicieuse » la lettre de SONTHONAX. Il n'en retint
qu'un passage : « Prenez garde aux blancs qui vous environnent, leurs
principes sont détestables. Pour venir d'un de ces blancs, le conseil
n'en commandait pas moins l'attention d'un mulâtre, d'un fils de né-
gresse. Et ne voulant point se laisser égarer ou dominer par des blancs
aux principes détestables » comme ceux de SONTHONAX, par exemple,
il jugea qu'il serait mieux pour lui de se transporter au milieu de ses
frères noirs. Les événements se succédaient d'ailleurs avec une rapidi-
té [350] foudroyante dans la courte mais décisive période de Juin à
Septembre 1793. Après l’échec des deux missions de NEUILLY et de
BRANDICOURT, SONTHONAX avait cru qu'un nègre africain, revêtu de
la dignité d'agent diplomatique de la République Française, pourrait
mieux réussir à déterminer TOUSSAINT LOUVERTURE à abandonner le
service de l'Espagne en échange de la liberté que les Commissaires ci-
vils offraient aux « brigands » qui passeraient sous leur drapeau. On
choisit pour cette haute mission l'Africain MACAYA, très-connu pour
ses sentiments religieux. MACAYA s'en alla au camp des brigands et ne
revint pas. — SONTHONAX et ses collègues recevaient en même temps
d e GENEST, Ministre de France aux États-Unis, la nouvelle certaine
d'une convention passée à Londres le 25 Février 1793, entre les colons
et le gouvernement britannique, pour livrer Saint-Domingue à ce gou-
vernement. — Les nouvelles du Sud n'étaient pas moins alarmantes :
le 14 Juillet, les troupes et les gardes nationales blanches, profitant de
143 Études sur l'Histoire d'Haïti. 2e Vol. page 203.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 346

la trêve existant aux Cayes et de l'abandon des gens de couleur aux ré-
jouissances de ce jour de grande fête nationale, s'étaient livrées à une
odieuse tentative de massacre sur les « hommes du 4 Avril ». Le signal
de cette St-BARTHÉLÉMY, devait être donné par l'assassinat du plus
entreprenant, du plus vaillant des chefs de la troupe colorée, j'ai nom-
mé ANDRÉ RIGAUD. Sans que rien eût pu lui indiquer la perfide inten-
tion de ses agresseurs et le mettre sur ses gardes, RIGAUD se vit brus-
quement assailli, en pleines réjouissances publiques, par deux officiers
blancs : le commandant MOUCHET qui lui tire un coup de pistolet à
brûle-pourpoint et le manque, tandis que l'autre, BADOLET, capitaine
des grenadiers, l'attaque à coups de sabre. RIGAUD dégaine aussitôt, se
défend avec son courage habituel et donne ainsi le temps à ses compa-
gnons de l'entourer. Il en résulta une affreuse mêlée par toutes les rues
de la ville entre les blancs d'un côté et les mulâtres et les noirs de
l'autre. RIGAUD resta finalement maître du terrain. MOUCHET et
BADOLET se sauvèrent à Jérémie où ils prirent bientôt du service sous
les Anglais. Les blancs avaient perdu plus [351] de 150 des leurs. La
perte des affranchis, surpris par cette lâche agression, devait être sans
doute moins forte. Tout était à craindre de l'exaspération de ces der-
niers ainsi condamnés à des attaques imprévues et sans cesse renais-
santes. Il fallait d'autant plus redouter l'audace si bien connu d’André
Rigaud, que dans cette circonstance particulière, il s'agissait précisé-
ment d'esclaves que les blancs l'accusaient d'avoir embauchés dans
une récente campagne et qu'il ne voulait pas rendre à leurs maîtres !
SONTHONAX pouvait craindre que RIGAUD, dégoûté enfin du titre dé-
cevant de citoyen français, ne prit la résolution de le devancer, en sou-
levant tout ce qui restait encore d'esclaves dans le Sud, pour marcher,
lui aussi, comme TOUSSAINT LOUVERTURE, à la liberté générale par
« insurrection et par conquête. » — Le machiavélique commissaire
sentit donc la nécessité de se hâter pour ne pas perdre aux yeux des
nègres du Sud, le mérite de la brillante combinaison dont la gestation
se poursuivait dans son esprit.
Il fit émettre, le 25 Juillet, au nom des Commissaires civils, une
proclamation annonçant au peuple de Saint-Domingue la tentative de
massacre des hommes de couleur des Cayes par les blancs, dans la
journée du 14 : « cette journée, disait la proclamation, que les blancs
avaient choisie pour assassiner leurs frères du 4 Avril : les monstres
ont juré de porter le coup de mort à la colonie ; mais ils ne consomme-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 347

ront par leur ouvrage sacrilège.... Secondés des citoyens du 4 Avril, et


des hommes dont on n’a fait jusqu'à présent que des instruments de
destruction, nous sauverons la colonie de Saint-Domingue, nous en
chasserons les lâches Espagnols, nous la conserverons à
France »
La proclamation concluait en déclarant libres tous les nègres qui se
trouvaient en armes pour conquérir la liberté, sur tous les points du
département du Sud. C'étaient les bandes d'ARMAND, de MARTIAL, de
JACQUES FORMONT, de GILLES BÉNECH, etc. répandues clans les envi-
rons des Cayes, de Torbeck, de Tiburon, de Jérémie, des Cayemites,
des Abricots, de toutes les villes de ce département.
[352]
Et pour ne pas laisser échapper à l'historien attentif, l'intention per-
fide de cette proclamation en ce qui concernait RIGAUD, les commis-
saires y confirmaient, comme s'il en était encore besoin, les affran-
chissements accordés par ce mulâtre aux insurgés des Platons en Sep-
tembre 1792, mais en ayant bien soin de rapporter le mérite de ces af-
franchissements à la municipalité des Cayes.
La même intention se manifeste encore par le soin particulier de li-
miter les affranchissements ainsi accordés aux nègres révoltés, ainsi
que la promesse faite dans la même proclamation « d'améliorer le sort
des nègres travailleurs » au seul département du Sud où l'influence de
RIGAUD était le plus à redouter. Dans l'Ouest où l'on n'avait à compter
qu'avec le rigoriste BEAUVAIS, les « brigands » pouvaient attendre ; et
quant à ceux du Nord, « les espagnols », SONTHONAX se les réservait
pour frapper le grand coup au moment opportun.
ANDRÉ RIGAUD n'en acquit pas moins, à dater de ce 14 Juillet
1793, sur tous les nègres et mulâtres du Sud, une influence prépondé-
rante qu'il retint jusqu'au jour où il fut vaincu par TOUSSAINT LOU-
VERTURE.
Sur le théâtre même où agissait directement SONTHONAX, des évé-
nements gros de menaces continuaient cependant à se succéder rapi-
dement. L'un de ses collègues se tenait dans le Sud. L'autre était resté
avec lui au Cap jusqu'à la fin de Juillet. Ce dernier, POLVÉREL, partit
alors pour aller prendre la direction du Gouvernement à Port-au-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 348

Prince, dans l'Ouest, où se manifestaient aussi de violentes agitations


dans toutes les classes.
Partout sur son passage, le commissaire trouva que des paroisses
entières, marchant sur les traces de BRANDICOURT, s'étaient déjà ren-
dues ou se préparaient à se rendre aux « brigands. » Il parvint, tout
juste à temps à Plaisance pour empêcher ce poste militaire de passer
aux mains de TOUSSAINT LOUVERTURE. Il dut y faire des arrestations
et remplacer le commandant. Aux Gonaïves, écrivit-il, la population
« attendait les espagnols et les brigands comme le Messie. »
TOUSSAINT LOUVERTURE menaçait donc d'enfermer [353] et
d’étreindre la ville du Cap dans un cercle de fer. Au même moment
SONTHONAX faisait vainement attaquer les « brigands » du côté de
Dondon. Arrivé à Port-au-Prince, son collègue se hâta d'envoyer une
armée assez nombreuse pour le dégager, en attaquant les brigands
dans une autre direction, vers St-Michel de l'Atalaye. Cette expédition
qui devait être décisive, fut confiée à un officier européen, le général
DESFOURNEAUX. Les auteurs français s'efforcent pour la plupart de
faire de DESFOURNEAUX un héros, un pourfendeur de nègres et de mu-
lâtres de Saint-Domingue. Ce foudre de guerre aborda St-Michel le 17
Août, et reçut des nègres occupant cette position une non moins jolie
raclée que celle que les révoltés des Platons avaient infligée à un an
auparavant. DESFOURNEAUX exécuta une retraite précipitée qui le
conduisit à marche forcée jusqu'aux Gonaïves où il bivouaqua le
même soir. — Ces défaites militaires s'aggravèrent de la découverte
d'une formidable conspiration à la Petite-Rivière de l'Artibonite. Les
frères Guyambois, deux nègres anciens libres (citoyens du 4 Avril )
exerçant une immense influence sur tous les noirs de l'Artibonite et
même de la plaine du Cul-de-Sac, avaient eu des entrevues secrètes
avec JEAN-FRANÇOIS e t BIASSOU et s'étaient entendus avec ces deux
chefs pour mettre fin à la guerre, suivant un plan concerté entre eux :
l'un des GUYAMBOIS prendrait les armes et attirerait tous les noirs de
l'Artibonite dans sa révolte ; il serait aussitôt rejoint par JEAN-
FRANÇOIS et BIASSOU pour former un triumvirat ; le premier acte des
triumvirs serait la proclamation de la liberté universelle des esclaves ;
après cela JEAN GUYAMBOIS « manderait tous les propriétaires et tous
leurs créanciers, les premiers pour distribuer toutes les propriétés aux
nègres à titre de vente, les seconds pour accepter des délégations de
leurs créances sur les nouveaux propriétaires, etc. »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 349

Les nègres non seulement entendaient partout arracher leur liberté


aux blancs ; mais voilà tout-à-coup une note nouvelle qui se fait en-
tendre dans cet infernal concert colonial : les nègres réclament aussi
la propriété !
[354]
Les frères GUYAMBOIS ont été devancés par le commissaire déta-
ché dans l'Ouest et arrêtés avant d'avoir pu mettre leurs projets à exé-
cution. L'alarme n'en était pas moins jetée parmi les propriétaires des
biens fonciers de cette région agricole dont St-Marc était le centre.
L'agitation de ces blancs était extrême. Deux mulâtres aisés de cette
ville, les nommés SAVARY et LAPOINTE, d'ailleurs mal vus et toujours
menacés par les commissaires, se mêlèrent à ces agitations et four-
nirent ainsi à SONTHONAX et à tous les blancs qui ont entrepris à son
imitation, de flétrir la race-mulâtre, une prétendue base aux accusa-
tions les plus sanglantes, visant toujours perfidement d'autres gens que
Savary et LAPOINTE, comme ANDRÉ RIGAUD, par exemple, que les
blancs voulaient assassiner aux Cayes, dans le même temps, à cause
de son attachement aux noirs et du dévouement de ces derniers à sa
personne.
Enfin, le mulâtre DUVIGNEAU après avoir lui-même fait arrêter la
dangereuse conspiration des frères GUYAMBOIS, avec JEAN-FRANÇOIS
e t BIASSOU passa aux « brigands » e t r e m i t à TOUSSAINT
LOUVERTURE fa ligne d'Ennery. 144 La route des Gonaïves était désor-
mais ouverte aux esclaves insurgés.
La « trahison » de Duvigneau vint fournir un nouvel argument à
SONTHONAX dans la sourde campagne qu'il menait pour susciter la
haine des noirs contre les mulâtres, en s'apprêtant à prononcer l'éman-
cipation des premiers dans le Nord. La ville du Cap, par suite des dé-
fections et des échecs militaires qui viennent d'être rappelés, était sur
la défensive. Elle pouvait à tout instant tomber aux mains des noirs.
Les mulâtres de cette ville, comprenant ou non les dangers auxquels
ils seraient exposés dans cette éventualité par la visible perfidie de
SONTHONAX, résolurent de couper court à toute équivoque sur les sen-
timents qui les animaient envers leurs frères noirs. Un blanc, dont le

144 Ce qui prouve bien qui dès cette époque TOUSSAINT LOUVERTURE s'était
fait une situation absolument indépendante de Jean-François et de Biassou.
H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 350

nom mérite d'être pieusement recueilli par tous les descendants de la


race [355] noire, GUILLAUME-HENRI-VERGNIAUD, parent, dit-on, du
célèbre girondin VERGNIAUD, avait pris l'initiative de cette noble dé-
monstration : une pétition signée par 842 nègres et mulâtres du Cap
fut adressée à SONTHONAX le 25 Août, en faveur de la liberté générale
et immédiate des esclaves.

« Nous réclamons, disaient les pétitionnaires, des droits que toutes les
puissances divines et humaines ne peuvent nous refuser, des droits que la
nature elle-même nous a concédés, les droits de l'homme : liberté, sûreté,
propriété, résistance à l'oppression. La France les a garantis à tous les
hommes. Ne sommes-nous pas des hommes ? Eh ! Quelle loi barbare a
donné à des Européens le droit de nous porter sur un sol étranger et de
nous y consacrer à des tortures éternelles ? Vous nous avez expatriés, eh !
bien, que votre patrie devienne la nôtre, nous voulons être reconnus libres
et Français ! Nos maux vous sont connus, citoyen...., faites-les donc ces-
ser »

La population noire et colorée du Cap, hommes, femmes et en-


fants, porta cette pétition à SONTHONAX. Les négresses et les mulâ-
tresses se jetèrent à ses pieds, l'implorant de rendre la liberté à leurs
frères.
Les mulâtres et nègres libres du Cap possédant quelques esclaves
les avaient amenés avec les pétitionnaires et les rendirent solennelle-
ment à la liberté au milieu de l'attendrissement général même des
blancs témoins de cette scène touchante ! 145
Il n'y avait plus à hésiter. SONTHONAX promit aux pétitionnaires de
leur faire une réponse positive dans quatre jours, et cette réponse fut
sa proclamation du 29 Août 1793 prononçant l'émancipation générale
des esclaves dans le département du Nord,
Cette proclamation produisit des effets variés dans la colonie. Les
deux autres commissaires, surpris par cette démarche inattendue de
[356] pas l'expression de leur mécontentement au sujet d'une action
145 Et jusqu'à ce jour, il se trouve encore des blancs pour écrire que « les an-
ciens libres, du moment que le décret du 4 Avril 1792 garantit leurs droits
politiques, séparèrent leur cause de celle des esclaves ! »... H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 351

perfidement calculée par SONTHONAX pour grandir dans l'esprit des


nouveaux libres et recueillir tout seul le prestige, la popularité et l'in-
fluence qui allaient s'attacher au titre d'émancipateur. Le 3 Septembre,
son collègue du Port-au-Prince, Polvérel, lui adressait une lettre où se
remarquent les passages suivants :

« Avez-vous, ou n'avez-vous pas proclamé la liberté générale dans le


Nord ? Avez-vous été libre de ne pas le faire ? J'ignore tout cela, et jusqu'à
ce que j'en sois instruit, je ne puis ni discuter, ni décider, mais je crains
tout. Vous le savez, je déteste autant que vous l'esclavage ; autant que
vous, je veux que la liberté et l'égalité soient désormais la base de la pros-
périté de Saint-Domingue. Mais... »

À la suite de ce m a i s , venaient toutes les objections que


SONTHONAX lui-même avait formulées contre « l'affranchissement su-
bit et universel » dans sa lettre du 17 juillet à DUVIGNEAU.
Le troisième commissaire DELPECH, qui avait remplacé AILHAUD,
formulait son improbation en termes bien plus énergiques encore :

« Je suis convaincu, écrivit-il à ses collègues, que la commission civile


n'a pas le droit de changer le régime colonial et de donner la liberté à tous
les esclaves ; que ce droit n'appartient qu'aux représentants de la nation en-
tière qui ne nous l'ont pas délégué . Mais je le suis bien plus, qu'un com-
missaire civil n'a pas le droit, séparément, et sans le concours de ses col-
lègues, de prendre des mesures de cette espèce, ni en général aucune de
celles qui tiennent à l'intérêt de la colonie entière, ou à ses rapports avec la
métropole.
« Ne croyez, pas cependant que je veuille protester contre vos opéra-
tions, ni donner à la colonie le spectacle d'une division scandaleuse.
« Ne pensez pas non plus que je prétende rivaliser avec vous, ni vous
disputer la gloire de prononcer sur les grands objets, Je suis au-dessus de
cette petite vanité... »

[357]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 352

On conçoit aisément l'indignation de cet homme, ainsi placé dans


une fausse position par la perfidie de SONTHONAX dont la conduite vi-
sait, en effet, à diminuer ses collègues, ses égaux dans le Gouverne-
ment de Saint-Domingue, à avilir leur caractère officiel aux yeux de
leurs communs administrés, à les montrer aux contemporains et à la
postérité comme des satellites insignifiants gravitant dans l'orbe du
grand émancipateur.

« La proclamation de SONTHONAX, ajoutait néanmoins fort judicieuse-


ment DELPECH, est un coup d'électricité dont il est impossible d'arrêter la
commotion ; il n'y a plus moyen d'y revenir. »

Ainsi POLVÉREL e t DELPECH, qui étaient autant hommes de bien


que leur collègue SONTHONAX l'était peu, qui étaient peut-être plus
franchement, plus foncièrement partisans de l'émancipation des noirs
que ce dernier, allaient se trouver en présence des nouveaux libres,
dans l'attitude déplaisante de gens auxquels le père des noirs forçait la
main : ils ne pouvaient guère dissimuler leur mécontentement de ce
qu'il y avait de blessant pour leur dignité dans le dédain de leur carac-
tère officiel par leur collègue. Pour le vulgaire, ce mécontentement al-
lait se traduire néanmoins sous la forme d'une calomnie en les mon-
trant comme hostiles à la proclamation de la liberté des noirs.
La colonie était gouvernée par une commission de trois membres
égaux en droits et en pouvoir, solidairement responsables ; et un seul
prétendait accaparer « la gloire de prononcer sur les grands objets. »
Non seulement un seul membre de la commission allait passer pour
l'auteur de la liberté des noirs, mais il lui fallait encore passer pour
avoir accompli ce grand acte en dépit de la prétendue opposition de
tout le monde : des blancs de Saint-Domingue pour quelques-uns des-
quels, émules des BAUDIÈRES et des VERGNIAUD, cette imputation
était une calomnie ; des mulâtres, comme les Rigaud, les BEAUVAIS,
les MONTBRUN, les VILLATE, les PÉTION, les BRANDICOURT surtout et
les DUVIGNEAU, envers qui cette imputation était intentionnellement
criminelle de [358] ses propres collègues enfin, ainsi rendus victimes
d'une indigne fourberie.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 353

Tandis que SONTHONAX jouait ainsi au grand homme, 146 il y avait


dans l'armée d'invasion des « brigands » un vrai grand homme qui
avait vu le futur émancipateur sous son vrai jour, tel qu'il s'était peint,
sans s'en douter, dans la fameuse lettre à DUVIGNEAU ; cet homme de-
vait sourire malicieusement de la déception qu'il ménageait au ma-
chiavélique commissaire français : c'était TOUSSAINT LOUVERTURE.
SONTHONAX s'attendait sans doute à le voir arriver bientôt avec toutes
les bandes des « brigands » se jeter à ses pieds, le combler de bénédic-

146 Cette façon de tromper le public sur notre mérite individuel en rapetis-
sant perfidement les autres, surtout nos propres associés politiques, est en-
core une forme de ce qu'il faudrait appeler le Sonthonaxisme dont les nom-
breux adeptes en Haïti se comptent principalement parmi les hommes éclai-
rés. La formule en est à peu près ceci : « S'il y a de la gloire à glaner, c'est
MOI ; s'il y a une lourde responsabilité à porter, alors c'est NOUS. » C'est, on
n'en saurait douter, de la même source que proviennent les enfantines rivali-
tés intellectuelles que j'ai déjà signalées et qui font que nul n'est censé ins-
truit en Haïti, en même temps qu'un autre. Sans doute ces impulsions de la
vanité se voient bien un peu partout ; mais au-delà d'une certaine mesure —
et malheureusement nous dépassons trop souvent cette mesure en Haïti, —
une telle conception des relations politiques et sociales, ne peut qu'affaiblir
même les hommes les mieux intentionnés et les plus éclairés d'une nation.
Le concours de toute la puissance intellectuelle de chacun est absolument in-
dispensable à tous pour obtenir le maximum possible d'intensité à la lumière
qu'il convient de projeter sur la voie commune. Quand les hommes cessent
de délibérer, ils s'éloignent de la forme républicaine du Gouvernement ; ils
s'éloignent de la liberté politique. Telle erreur ne peut qu'être funeste à ceux
qui aspirent sincèrement à la liberté, qui désirent franchement rencontrer,
établir et consolider dans leur pays une forme républicaine de gouverne-
ment. Le moi humain obscurcit leur esprit et les conduit d'autant plus sûre-
ment, d'autant plus la taie ment à quelque impasse, ou même à quelque ca-
tastrophe que la conscience qu'ils ont de la droiture de leurs intentions, de la
sincérité de leur patriotisme, épaissit plutôt qu'elle ne déchire le voile étendu
sur leur raison, si haute, si éclairée qu'elle soit d'ailleurs. Les vérités les plus
utiles à l'humanité sont toujours les moins aisément accessibles à l'intelli-
gence humaine ; et nous sommes, je le répète, une race jeune, un peuple en-
fant ! D'où vient l'idée de République ? Quelle est, dans la nature de
l'homme, la sanction de cette forme de gouvernement ? — L'idée repose sur
le principe de l'égalité entre les hommes, et ce principe trouve sa sanction
dans l'identité naturelle de ce qui constitue essentiellement l'homme : la rai-
son, l'esprit dont le développement n'est possible dans les êtres humains que
par l'emploi de moyens également identiques : l'observation, l'étude, la ré-
flexion. La république consiste donc essentiellement dans l'élimination du
moi et son remplacement par le nous. Ce que nous appelons la majorité ne
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 354

tions et l'appeler « papa nous »


Loin de là : TOUSSAINT redoubla de vigueur dans ses attaques,
continua sa marche en avant, menaçant à la fois Gonaïves et le Cap
lui-même.
La proclamation d'émancipation générale dans le Nord n'avait pas
produit l'effet attendu. Les défections continuaient à éclaircir les rangs
des troupes blanches dont les chefs passaient aux espagnols par haine
de la République, aussi bien que les rangs des « traîtres mulâtres » qui
rendaient [359] leurs postes et leurs armes, à TOUSSAINT
LOUVERTURE et à ses « brigands » par haine de…., SONTHONAX l'a dit
et cent autres l'ont répété naïvement après lui, … par haine de l’éman-
cipation des noirs !
« Un résultat si désolant, surtout l'infidélité de tant d'hommes de
couleur, dit GARRAN de COULON, affectèrent vivement les commis-
saires civils, et particulièrement SONTHONAX qui avait vu toute l'éten-
due du mal dans les différentes parties du Nord et de l'Ouest qu'il avait
traversées. Son caractère ardent lui avait persuadé qu'il suffisait de
prononcer le mot LIBERTÉ pour obtenir des nègres le dévouement que
la patrie a droit d'exiger de ses enfants. Il avait également eu jus-
qu'alors la confiance [360] ce la plus décidée dans les hommes de cou-
leur : en songeant ce à tout ce que la révolution et la métropole avaient
peut signifier autre chose que l'effacement et la soumission des volontés in-
dividuelles.
Dans une république, un citoyen ne peut donc être grand que par l'esprit
d'effacement, d'abnégation, qu'il manifeste à un plus haut degré qu'un autre,
que par sa plus grande soumission à la volonté vraie de la majorité. Moi et
République sont donc des termes incompatibles. Sous cette forme de gou-
vernement, la seule légitime, la seule compatible avec la véritable nature de
l'homme, nul ne peut être grand homme qu'à la façon des GEORGES
WASHINGTON, OU des ALEXANDRE PÉTION ; par le dévouement, par le sacri-
fice, par l'abdication complète du moi humain. Cette vérité est-elle égale-
ment admise même à l'heure présente, par tous les hommes qui se croient
sincèrement des républicains dans le monde civilisé ?
Qui oserait gager qu'il ne se trouve aucune trace de Sonthonaxisme par-
mi les hommes d'État vivants, démocrates ou républicains, même de la
grande république fondée par WASHINGTON et ses compagnons ? — Il ne
faut donc pas s'étonner qu'un historien haïtien, Mr. T. MADIOU, ait appelé
SONTHONAX « le grand républicain. » — Race jeune ! Peuple enfant !
Nous avons vu le masque et nous l'avons pris d'abord pour le visage de
l'homme ! H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 355

fait pour eux, il avait compté qu'ils en seraient les plus zélés défen-
seurs. Son indignation ne connut plus de bornes en voyant ses espé-
rances si cruellement trompées.....
La trahison d'un si grand nombre d'hommes de couleur bouleversa
toutes ses idées ; il crut que tout devait être permis pour empêcher
l'ennemi d'en profiter. Il ordonna au général LAVEAUX, 147 d'incendier
tous les lieux qu'on serait obligé d'abandonner. »
Arrêtons-nous un instant ici et fixons le vrai sens de cette trahison
des hommes de couleur qui avait bouleversé toute l'idée de Sonthonax
et surexcité son indignation au-delà de toutes les bornes.
Il s'agit évidemment ici d'une question de drapeau.
On avait admis les hommes de couleur à l'égalité politique avec les
blancs et l'on en avait conçu l'espérance d'assurer par ce moyen leur
dévouement à la France, leur fidélité au drapeau sous lequel ils étaient
nés, au drapeau du pays qui était devenu leur patrie en faisant droit à
leurs revendications, en leur reconnaissant la qualité de citoyens. Tous
ceux de ces hommes qui passaient dans les rangs des noirs insurgés
pour combattre autour de TOUSSAINT LOUVERTURE, sous ses ordres,
contre le drapeau français et apparemment sous pavillon espagnol,
étaient au moins en apparence infidèles à leur drapeau. Pour la France
et pour ses représentants à Saint-Domingue, ces hommes étaient des
traîtres. Mais traîtres contre qui, contre quoi ? Évidemment contre la
France, contre le drapeau français.
Ce qui s'indignait en SONTHONAX contre ces hommes, c'était le
français le représentant et le défenseur de l'autorité et des intérêts de
la France à Saint-Domingue. Ce n'est pas, ce ne pouvait pas être l'abo-
litionniste, l'émancipateur, le papa des noirs. Ces gens de couleur ne
pouvaient pas être [361] traîtres à la France, en entrant dans les rangs
des noms, en allant servir sous leurs ordres et traîtres en même temps
aux noirs, ennemis de leur liberté, de tous leurs droits.
Notons encore que ces hommes n'ont pas été seuls à tromper les
espérances de SONTHONAX. Le véritable objet de sa proclamation
d'émancipation, nous l'avons vu dans son rapport du 10 Juillet, c'était
de sauver la colonie avec les seuls Africains, sans navires, sans argent,

147 LAVEAUX commandait en chef le département du Nord dont il dirigeait


lu défense générale contre l'envahissement des « brigands ». H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 356

sans aucun secours de la France. —Il avait frappé le grand coup et...
les Africains n'y répondaient pas ! TOUSSAINT LOUVERTURE avait dit
ou écrit à LAVEAUX qu'il ne combattait que pour la liberté générale des
noirs ; et cette liberté générale proclamée, LOUVERTURE n'accourait
pas offrir le témoignage de sa « reconnaissance » à SONTHONAX !
Loin de là, il continuait à combattre, à avoir avec les mulâtres du Nord
des entrevues secrètes dont le résultat infaillible était de les pousser à
la défection, à la trahison !
La situation du « grand émancipateur » était accablante, en vérité.
Il y avait bien RIGAUD dans le Sud et BEAUVAIS dans l'Ouest, qui dé-
fendaient vaillamment, eux et leurs frères, le drapeau tricolore ; il y
avait aussi VILLATE qui défendait les approches du Cap et soutenait le
choc de TOUSSAINT LOUVERTURE et de ses « brigands espagnols ; »
mais ces gens-là étaient des mulâtres comme les BRANDICOURT, ils
trahiraient sans doute eux aussi, dès que TOUSSAINT LOUVERTURE
pourrait les aborder, leur parler ! Il n'y avait pas à compter sur ces
gens, sur cette clique !.....
Et tous les nobles sentiments d'égalité, de fraternité avec les « gens
de couleur » qui avaient coloré les discours de SONTHONAX et de sa
suite à leur arrivée dans la colonie, tout cela s'évanouit comme de la
fumée, ne laissant plus dans le cœur de ces hommes que la haine du
nom de mulâtre, une soif si ardente de vengeance qu'elle ne pouvait
môme plus distinguer entre les prétendus traîtres et ceux qui, fidèles
au drapeau français, partageaient leur angoisse, leur anxiété, devant la
marche apparemment irrésistible de l'étendard espagnol. Les traîtres
étaient invulnérables dans le camp de TOUSSAINT ; RIGAUD,
BEAUVAIS, VILLATTE, [362] PINCHINAT prirent leur place dans la haine
et dans la soif de vengeance des Sonthonax, des LAVEAUX, des
ROCHAMBEAU : « Si ce n'est pas toi, c'est ton frère, » avait dit ce bon
LAFONTAINE. Ainsi commença contre ces hommes, de la part des
blancs de France, la cruelle ingratitude dont l'expression semble être
devenue avec le temps une part obligée du programme classique
même des philanthropes de ce pays.
Pourquoi TOUSSAINT LOUVERTURE ne passa-t-il pas immédiate-
ment sous le drapeau français dès la proclamation par SONTHONAX de
cette « émancipation générale des noirs » dont il l'était point question
du côté des espagnols ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 357

Les événements qui se sont déroulés par la suite et sa conduite per-


sonnelle dans le cours de ces événements expliquent, très clairement
que ses résolutions ont été dictées dans la circonstance par une appré-
ciation saine et profondément intelligente de la situation.
Toutes les paroles prêtées à ce grand homme, et corroborées
d'ailleurs par ses actes, nous montrent qu'à partir du moment où il
s'était décidé à rallier ouvertement les insurgés, il avait acquis l'in-
ébranlable conviction que nègres et mulâtres de Saint-Domingue
n'avaient absolument rien à attendre de la justice ou de la générosité
des français, ni égalité des libres avec les blancs, ni émancipation des
esclaves. Il ne combattait pas pour obtenir la proclamation, le don de
la liberté. Il combattait, il travaillait, a-t-il dit lui-même, pour faire
EXISTER la liberté et légalité ci Saint-Domingue. Et il savait que ces
choses n'existeraient, que ses frères ne les posséderaient véritablement
qu'en sachant les conquérir et les retenir par la force des armes.
C'est cette pensée de toute sa vie qu'il exprimait plus tard en ces
termes : « Nous sommes libres aujourd'hui parce que nous sommes les
plus forts nous serons donc esclaves quand il (le gouvernement fran-
çais) sera le plus fort. » 148 C'est la même pensée qu'il exprimait chaque
fois qu'il armait un des siens : « ce fusil, leur disait-il, c'est la [363] li-
berté, tenez pour certain que le jour où vous ne l'aurez plus vous serez
remis dans l'esclavage. »
Cette pensée de TOUSSAINT LOUVERTURE devait le rendre absolu-
ment indifférent à la proclamation de SONTHONAX. Il connaissait les
tergiversations du gouvernement français sur la question de l’égalité
entre les libres. Il n'était pas disposé par conséquent, à croire à la sin-
cérité d'une « liberté de circonstance » même prononcée par l'autorité
souveraine de la métropole. Comment pouvait-il donc prendre au sé-
rieux et considérer comme définitivement acquise à sa race, cette « li-
berté de circonstance » prononcée en faveur des esclaves d'une seule
province de la colonie, par un agent sans mandat, et dont la conduite
ne pouvait être approuvée, même par ses associés au gouvernement
colonial ?
Un tel acte ne saurait détourner le Grand Noir de la poursuite de
son plan : la conquête de l’île par les noirs.

148 V. Schœlcher — Vie de TOUSSAINT LOUVERTURE, page 204.


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 358

Cependant, ne l'oublions pas, la suprême difficulté contre laquelle


devait s'exercer le génie de ce grand homme, était l'absence totale de
tout moyen de se procurer des armes et des munitions de guerre et jus-
qu'à des vêtements, dans cette île absolument privée de toute industrie
hormis la fabrication du sucre. Pour lui, comme pour ses adversaires,
ces choses de première et indispensable nécessité devaient être impor-
tées du dehors. Ces importations supposaient une métropole indus-
trieuse et disposant d'une puissance navale. Il ne disposait lui de rien
de semblable et tous ceux auxquels il pouvaient s'adresser pour se pro-
curer les moyens de combattre les blancs esclavagistes étaient eux-
mêmes des blancs esclavagistes. Il était donc forcé, pour se procurer
une base d'approvisionnements de guerre, d'user de plus de talent di-
plomatique qu'il ne lui fallait de talent militaire pour vaincre ses enne-
mis. Notons encore que pour avoir des armes, il lui fallait cacher soi-
gneusement sa véritable pensée à ceux qui lui fournissaient des armes
dans leur propre et non dans l'intérêt de la liberté ou de l'indépendance
des nègres. En un mot, il ne pouvait pas atteindre son but, il ne pou-
vait arriver à [364] aucun résultat, sans le concours d'une puissance
maritime et il ne pouvait jamais obtenir ce concours qu'à l'insu de ses
protecteurs, en suivant lui-même, au moins dans une certaine mesure,
leurs intérêts ou leurs passions.
Il continua donc la poursuite de ses desseins sous le pavillon espa-
gnol, en laissant à l'Espagne l'espérance de bénéficier de la conquête,
par les anciens esclaves révoltés de Saint-Domingue, de leur terre na-
tale. Il comptait principalement, comme l'ont vu nos lecteurs, sur la
défection de ses frères noirs ou colorés, et même sur celle des blancs
légitimistes ou contre-révolutionnaires de Saint-Domingue, pour faci-
liter son entreprise et en hâter l'accomplissement. En devenant maître
de la partie française de Saint-Domingue en y faisant flotter partout le
drapeau de l'Espagne, se réservait-il de trahir celle-ci, de se retourner
contre elle et de proclamer l'indépendance absolue de l'île ? Cette sup-
position n'est pas admissible ; Toutes les colonies qui nous entouraient
appartenaient à des nations esclavagistes qui étaient en même temps
des puissances maritimes. TOUSSAINT pouvait donc craindre et il a
montré plus tard qu'il craignait, en effet, que l'indépendance absolue
de l’île, en lui aliénant toutes ces nations, ne privât ses frères de tout
moyen de défense contre celle de ces nations qu'il lui faudrait com-
battre pour assurer cette indépendance. Sa pensée devait être, dès lors,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 359

d'assurer à sa race, sous pavillon espagnol, une quasi-indépendance


comme celle qu'il a établie, par la suite, sous pavillon français et qui a
été le prétexte de l'expédition LECLERC. Les circonstances particu-
lières où l'Espagne se trouvait placée dans cette île, étaient propres
d'ailleurs à suggérer cette pensée d'une indépendance de l'île entière
sous son protectorat. L'attention du gouvernement espagnol, presque
exclusivement attirée depuis longtemps par les richesses minérales de
ses colonies du continent, avait manqué à l'ancienne Hispaniola, dont
la population était devenue entièrement faible et la production presque
insignifiante. Loin de songer à la conquête de la partie française, l'Es-
pagne, sans les esclaves révoltés d'Haïti n'eût même pas pu faire pas-
ser assez de troupes [365] dans l'île pour défendre sa propre colonie,
sans dégarnir et exposer gravement ses vastes et précieuses posses-
sions continentales. Elle aurait donc été bien aise d'exercer sur l'île en-
tière un simple protectorat dont les obligations se borneraient, à conti-
nuer de sauvegarder les intérêts maritimes de la colonie et à lui fournir
des armes et des munitions de guerre qui, largement payées par le
gouvernement local, constitueraient, non point une charge onéreuse,
mais bien au contraire, un riche monopole commercial. On sait
d'ailleurs que JEAN-FRANÇOIS e t BIASSOU ont pris et porté à tour de
rôle, sans aucune objection du gouvernement espagnol, le titre de a
gouverneur général de la partie conquise de Saint-Domingue. »
TOUSSAINT LOUVERTURE, déjà plus fort que SONTHONAX dont il
envahissait et conquérait le territoire, n'avait donc aucun intérêt à ce
moment à passer sous le drapeau français. De sa part, une telle dé-
marche serait d'autant plus inconsidérée, d'autant plus absurde, qu'elle
justifierait la prétention extravagante de SONTHONAX d'être « l'auteur
de la liberté des noirs, de l'émancipation même de Toussaint Louver-
ture ! »
Une autre considération non moins puissante devait fortifier
TOUSSAINT dans la résolution de poursuivre son plan de conquête,
quoique pussent tenter les autorités françaises pour le détacher du pré-
tendu service de l'Espagne.
Ses frères d'armes, JEAN-FRANÇOIS e t BIASSOU considéraient
comme plus solide, plus réelle, la liberté que leur avait reconnue et so-
lennellement garantie le roi d'Espagne que celle que leur offrait un
simple agent du gouvernement français, à l'insu et sans l'autorisation
de ce gouvernement. Ils avaient incontestablement raison. TOUSSAINT
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 360

savait bien, quoiqu'il arrivât, que ces hommes ne le suivraient pas


dans une défection en faveur des français. Il lui faudrait donc les com-
battre dès qu'il aurait répondu à l'appel de SONTHONAX ; et il n'avait
aucun intérêt à engager une telle lutte simplement pour faire la gloire
de SONTHONAX. Tout ce qu'il eu retirerait aurait été d'aller à la postéri-
té comme l'affranchi, le libéré de SONTHONAX lui le libérateur, Lou-
verture !
[366]
Il aurait abandonné l’alliance de l'Espagne, à ce moment, pour
prendre sous le commissaire français la situation d'un véritable subor-
donné n'ayant plus d'autre projet, d'autre but que de servir les intérêts
de la France et la gloire de SONTHONAX ! — En faisant cela, il n'eût
pas été TOUSSAINT LOUVERTURE, le grand homme que l'on sait !
Il laissa donc passer sans s'en occuper la stérile proclamation de
SONTHONAX et continua à armer, à organiser, à discipliner ses frères, à
rendre sa petite armée de plus en plus solide, de plus en plus irrésis-
tible, et tandis qu'on attendait encore sa soumission au Cap, il poursui-
vait le cours de ses victoires et s'emparait de la ville et du port des Go-
naïves trois mois après le décret d'émancipation.
De son côté, SONTHONAX que l'échec de ses belles combinaisons
avait poussé au paroxysme de la rage et de la fureur, se livrait à ses in-
qualifiables passions contre les mulâtres, ordonnait à LAVEAUX, deve-
nu le gouverneur militaire de la colonie et à ses lieutenants, d'incen-
dier les villes et les campagnes que l'on serait forcé d'abandonner à
TOUSSAINT LOUVERTURE, et semblait résolu à détruire lui-même cette
colonie qu'il jurait quelques mois auparavant de sauver à la France. Il
souleva contre lui le mépris des noirs éclairés, CHRISTOPHE MORNET
et GABRIEL LAFOND, en s'efforçant de leur suggérer la pensée crimi-
nelle du massacre des gens de couleur. Il conspira la destruction des
mulâtres de l'Artibonite, ordonna leur désarmement en même temps
qu'il s'efforçait de soulever contre eux les noirs, et obligea ainsi ceux
de St-Marc qui s'apprêtaient à rallier les « espagnols » de TOUSSAINT
LOUVERTURE, à se livrer aux anglais avec les blancs, avant l'arrivée du
Grand Noir aux Gonaïves. Dans sa fureur sauvage, il ne s'arrêta même
pas devant la haute figure de BEAUVAIS, l'homme honorable et ver-
tueux que respectaient même les blancs qu'il avait combattus. II fit
sortir JEAN GUYAMBOIS de la prison où l'avait fait enfermer POLVÉREL,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 361

à la suite de la conspiration des triumvirs, noircit à ses yeux les gens


de couleur et se servit de cet homme pour entrer en relations avec Ha-
laou un chef de noirs indépendants des environs de Port-au-Prince, en
vue [367] de pousser ce dernier à assassiner BEAUVAIS ! Le mot
d'ordre pour l'excitation des noirs contre les mulâtres était que ceux-ci
trahissaient non la France et son drapeau, mais « la cause de la liberté
des noirs » en allant grossir l'armée de TOUSSAINT LOUVERTURE qui
était censé combattre sous le drapeau des espagnols pour rétablir l'es-
clavage !!
SONTHONAX avait prédit à DUVIGNEAU en Juillet 1793 que les mu-
lâtres, « philanthropes imprudents, qui voulaient de l'affranchissement
subit et universel des esclaves, » compromettaient leur propre sûreté
et que par suite d'un tel affranchissement ail ne resterait plus à Saint-
Domingue que le pur sang africain et que le sol ne serait plus qu'un
monceau de cendres et de ruines » Avant la fin de l'année,
SONTHONAX s'efforçait lui-même de produire l'accomplissement de
cette sinistre prophétie, en abusant cyniquement de la profonde imbé-
cillité qu'il supposait bien à tort aux noirs.
Polvérel, le plus beau caractère, l'homme le plus vraiment hono-
rable que la France n’eut jamais envoyé à Saint-Domingue, Polvérel
se vit enfin contraint de protester contre les actes criminels de son in-
digne collègue. Il le fit dans une lettre admirable du 1 er Décembre
1793, qu'il nous plaît de reproduire ici, comme un dernier rayon lumi-
neux jeté sur le nom français, à Saint-Domingue :

Il me tarde autant qu'à vous, lui dit-il, que les révoltés soient punis,
et que la liberté générale triomphe ; mais quelles armes employez-
vous ? les flammes ! Vous vouez donc à l'incendie tous les édifices,
toutes les plantations des quartiers où la révolte s'est manifestée ! Vous
voulez donc que la république perde toutes les habitations séquestrées
et confiscables à son profit ! Vous voulez donc que les guerriers et les
cultivateurs perdent toutes les propriétés qui leur étaient destinées par
l'émigration, la révolte ou la trahison des anciens propriétaires ! Et
quand les flammes auront dévoré toutes nos ressources et toutes nos
espérances en denrées, quels moyens vous restera-t-il pour les dé-
penses publiques ? Et comment ramènerez-vous les cultivateurs au
travail, lorsque vous ne pourrez leur offrir que des monceaux de
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 362

cendres, et trois ou quatre années de fatigues et de dépenses sans reve-


nus ? Et si vous ne les ramenez pas au travail, [368] comment les em-
pêcherez-vous de se livrer au brigandage, si une fois ils en ont pris ou
repris l'habitude ?
Ainsi, la plus belle entreprise que des hommes puissent faire pour
le rétablissement des droits de l'homme, pour la liberté et l'égalité,
pour la paix et la prospérité de Saint-Domingue, n'aboutira qu'à désho-
norer les entrepreneurs, perdre la colonie sans retour et river pour tou-
jours les chaînes des Africains dans les Antilles ; car c'est de notre
succès que doit dépendre leur sort chez les autres puissances.
Vous paraissez vous-même effrayé d'un début aussi désastreux. Je
vous crois sincère ; je sais que vous l'êtes ; mais vos larmes ne vous
excuseront pas du mal qui se fait sous vos yeux, que vous pouvez em-
pêcher et que vous n'empêchez pas. La scélératesse des ennemis de la
liberté ne légitime pas des représailles que vous qualifiez vous-même
d'atrocités, lorsque la nécessité de la défense ne les rend pas indispen-
sables.
J'ai dit que je vous croyais sincère : peut-être n'y aura-t-il pas vingt
personnes dans la colonie qui pensent comme moi. Les révoltés diront
ce qu'ils disent déjà : Sonthonax ne respire que le feu, le feu le suit
partout : il a donné ordre à Finiels de tout brûler en cas de retraite
forcée : il a donné le même ordre à Laveaux ; la ville du Cap a été
brûlée sous ses yeux et par ses ordres. La plaine de Léogane l'est sous
ses yeux et par ses ordres. De là à l'ordre d'incendier le Cap, il n'y a
pas loin ; et vous verrez bientôt que ce sera nous, et non pas GALBAUD,
qui aurons réduit cette ville en cendres.
Mais le moyen, me direz-vous, de contenir la juste indignation des
Africains ? Vous les empêcherez de briller, comme je les ai rame nés
au travail, par leur propre intérêt : s'ils ne travaillent pas, ce sont eux-
mêmes qui se privent de vivres et de revenus ; s'ils brûlent, ce sont
eux-mêmes qui se ruinent. Croyez-moi, ils ne sont pas si générale-
ment bêtes qu'ils vous font parus. Il n'y a pas une idée abstraite qu'on
ne puisse mettre à leur portée. Ils savaient fort bien, avant même que
nous eussions commencé leur éducation, qu'ils ne devaient pas dévas-
ter la terre qui leur donne les vivres et les revenus ; ils entendent bien,
d'après mes explications, ce que c'est qu'une République et pourquoi
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 363

il ne faut pas de Roi 149...... Comptez, quoique je [369] n'approuve pas


à beaucoup près toutes les mesures que vous avez prises, quoiqu'elles
aient singulièrement contrarié les miennes et qu'elles aient détruit mon
ouvrage dans l'Ouest, que je n'en suis pas moins prêt à tout sacrifier, à
me sacrifier moi-même pour mettre à la raison, une fois pour toutes,
les ennemis de la liberté. Je m'enterrerai, s'il le faut, sous les ruines de
Saint-Domingue ; mais je n'en provoquerai pas la destruction. Depuis
que nous sommes dans la colonie, je ne me suis vu dans aucune situa-
tion qui ait pu motiver ce cri de fureur, brillons tout ! et je n'en prévois
aucune dans l'avenir qui puisse me l'arracher. Ne brûlons rien, conser-
vons tout, sauvons la colonie, la liberté et l'égalité, mais entendons-
nous une fois, et que je sache pourquoi je me bats, contre qui je me
bats, et quels sont nos ennemis.

Les paroles remarquables par lesquelles finit cette lettre suffisent


pour peindre l'état de confusion, le chaos créé dans les idées de tous
par une politique de fourberie et de rage furieuse que nul ne pouvait
« entendre, » les malheureux mulâtres qui détendaient la France,
moins encore assurément que POLVÉREL.
Le mulâtre Villatte surtout qui défendait la ville du Cap contre les
espagnols, en même temps qu'il avait à se défendre sans cesse lui-
même contre les sourdes persécutions, les injurieuses calomnies, la
haine mal déguisée de ses chefs, LAVEAUX e t SONTHONAX, pouvait
bien, lui aussi, poser à ce dernier la question de POLVÉREL : « enten-
dons-nous une fois, et que je sache pourquoi je me bats, contre qui je
me bats, et quels sont nos ennemi. »
VILLATTE n'était pas un homme du Nord. Il en était de même
d'ANTOINE CHANLATTE, un autre mulâtre que POLVÉREL avait placé
an commandement de Plaisance. Ces deux hommes, étrangers dans
ces lieux, ne voyaient devant eux que le pavillon d e l'espagnol, de
l'ennemi de la France. C'est à cette circonstance, on n'en saurait dou-
ter, qu'ils durent d'échapper à la séduction de ToUSSAINT LOUVERTURE
et de conservera la France ces deux seuls points où flottait encore son
drapeau dans la province du Nord, moins de six mois après la procla-
mation de « la liberté de [370] circonstance » par le fourbe
149 POLVÉREL pariait ainsi des noirs du Sud et de l'Ouest : ceux du Nord
pensaient différemment. (Note de B. Ardouin.)
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 364

SONTHONAX ! De même que BRANDICOURT e t DUVIGNEAU, BLANC


CAZENAVE, CHEVALIER, tous les hommes de couleur du Nord, exer-
çant un commandement, allèrent successivement se mettre à l'abri de
la menace « du pur sang africain » sous le drapeau de TOUSSAINT
LOUVERTURE, au milieu de leurs frères de pur sang africain ! »
Cependant les colons, les blancs de Saint-Domingue qui avait com-
mencé par appeler l'Espagne pour lui livrer la belle possession fran-
çaise, ne pouvaient pas ne pas s'apercevoir que les forces espagnoles
ne se composaient guère que des esclaves révoltés de la colonie fran-
çaise. Pouvait-on compter sérieusement sur ces hommes ni pour ren-
trer eux-mêmes, ni pour faire rentrer leurs frères dans l'esclavage ? —
Il était évident, comme nos lecteurs le savent à l'égard de JEAN-
FRANÇOIS e t d e BIASSOU, par leur conspiration avec les frères
GUYAMBOIS et à l'égard de TOUSSAINT LOUVERTURE, partons les actes
de sa vie, il était évident que ces hommes ne combattaient pas, qu'ils
ne pouvaient pas combattre pour le maintien de l'esclavage ! Ils ru-
saient, ils faisaient la bête avec les espagnols, tant que durait leur lutte
contre le français Mais après ? quand ils auraient achevé la conquête
de la colonie, que diraient-ils ? que feraient-ils ?ou si on le préfère,
que dirait, que ferait Toussaint LOUVERTURE, leur inspirateur et leur
guide ?
Que des écrivains inattentifs ou déloyaux s'arrêtent à la surface des
choses et s'attardent à rechercher jusqu'à quel moment, à quelle date
précise les mulâtres de Saint-Domingue étaient traîtres à la race noire,
ennemis de la liberté des nègres en passant sous les drapeaux de
TOUSSAINT LOUVERTURE, pour devenir après cette date traîtres à la
race noire, ennemis de la liberté des nègres, en ne se soumettant pas
au même TOUSSAINT LOUVERTURE, ce sont là des jeux pitoyables de
la mauvaise foi ou de l'ignorance qui ne sauraient usurper indéfini-
ment le titre d'histoire.
Les colons de Saint-Domingue, éclairés par leur intérêt tel qu'ils
l'entendaient, ne sauraient se tromper, eux, sur ce qui devait suivre la
conquête de ce territoire par une [371] prétendue armée ESPAGNOLE
dans laquelle généraux et soldats n'étaient que des esclaves de la colo-
nie française, devenus libres par la révolte ! Les blancs esclavagistes
n'avaient donc jamais cessé, pour combattre le libéralisme de la Révo-
lution française, de solliciter à la cour de Londres, une protection plus
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 365

sérieuse, plus efficace qu'ils n'en pouvaient attendre du drapeau espa-


gnol défendu par les hommes mêmes qu'il s'agissait de réasservir.
Les incessantes démarches des français de Saint-Domingue furent
enfin couronnées de succès au moment même où les circonstances
sommairement rappelées ci-dessus, ouvraient largement la voie à
TOUSSAINT LOUVERTURE. « Le 3 Septembre 1793, dit ML
SCHŒLCHER, 150 ADAM WILLIAMSON pour les Anglais, et VENAULT de
CHARMILLY pour les Colons de Saint-Domingue, signèrent un traité à
la Jamaïque par lequel « la Grande-Bretagne s'engage (article 5) ; à
conserver à Saint-Domingue toutes les lois relatives à la propriété qui
existaient dans la colonie avant la Révolution française. Les esclaves
étant une propriété, c'était donc le maintien de l'esclavage. »
« Cinq cents hommes détachés de la garnison de la Jamaïque et
amenés par deux frégates entrèrent à Jérémie le 19 Septembre 4793 et
au Môle Saint-Nicolas le 22 Septembre, accueillis par les cris que
poussaient les blancs de : « Vive le roi GEORGES ! Vivent les an-
glais ! »

« Les blancs livrèrent ensuite successivement aux Anglais, Saint-Marc,


l’Arcahaie, le Grand-Goâve, Tiburon et Léogane ; ils aimaient mieux se
soumettre au joug de l'étranger, renoncer à leur qualité de Français plutôt
que de devenir les égaux de leurs anciens esclaves ! »

Voilà enfin la vraie campagne qui s'ouvre contre la liberté des noirs
à Saint-Domingue. Par qui ? Par les blancs, nous dit M. SCHŒLCHER,
par les français de Saint-Domingue.
Les mulâtres que le même écrivain nous montre ailleurs, comme
« anciens maîtres et propriétaires du tiers des esclaves, [372] ne met-
tant pas moins d'ardeur que les blancs à s'efforcer de sauver leur pro-
priété humaine » les mulâtres sont-ils coupables comme auteurs ou
complices, de cette double infamie qui est non-seulement une trahison
contre la France et son drapeau, mais un attentat prémédité, voulu
contre la liberté des noirs.
Aussi l'histoire nous montre-t-elle jusqu'au Général LASSALLE,
blanc français, gouverneur militaire de la colonie, allant pactiser au

150 Vie de TOUSSAINT Louverture, page 82.


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 366

Môle Saint-Nicolas 151 avec les anglais, tandis que leur invasion ren-
contrait partout la valeureuse et énergique résistance des mulâtres :
RIGAUD, devenu le chef militaire de la province du Sud ; MONTBRUN,
de celle de l'Ouest ; VILLATTE, de celle du Nord et BEAUVAIS, du vaste
arrondissement de Jacmel.
LAPOINTE e t SAVARY, eux-mêmes, ces deux mulâtres de l'Artibo-
nite qui s'étaient alliés avec les colons contre la politique tortueuse de
SONTHONAX, ont été surpris par les événements ; ils attendaient l'arri-
vée de TOUSSAINT LOUVERTURE aux Gonaïves pour livrer Saint-Marc
au chef noir et non aux anglais. Ceux-ci les ont simplement devancés.
Voyons d'ailleurs quel a été le témoignage de SONTHONAX lui-
même à l'égard des mulâtres habitant les villes ainsi livrées aux an-
glais par les colons :
« J'observerai, dit-il dans un discours prononcé à la Convention na-
tionale à Paris, dans sa séance du 12 thermidor an III (30 Juillet 1795) »
j'observerai que les premiers exemples de trahison ont été donnés par
les blancs de Saint-Domingue ; à Jérémie, il n’y existait pas d'hommes
de couleur au moment où on a appelé les Anglais, puisque les
hommes de couleur en avaient été chassés depuis le mois de Février
1793……. Il en était de même des autres paroisses, au Môle : tous les
hommes de couleur étaient réunis à Jean-Rabel, à faire la guerre dans
les camps et les postes. Les colons ne diront pas sans doute que les
hommes [373] de couleur avait envoyé des députés à Londres pour fa-
briquer un traité semblable à celui du 25 Février……. Les hommes de
couleur étaient paisibles dans leurs foyers, lorsqu'ils ont été envelop-
pés dans la conspiration générale……..
« J'arrive à Saint-Marc »... Après avoir fait le tableau à grands
traits de la situation Je cette ville, où des mulâtres (SAVARY et
LAPOINTE) s'étaient prononcés contre le décret d'émancipation en se
mêlant à la révolte des blancs contre les Commissaires, SONTHONAX
formula sa conclusion en ces termes : « Ainsi les hommes de couleur,
en se révoltant contre les commissaires civils étaient encore excu-
sables ! »
Si ces deux hommes, SAVARY et LAPOINTE , ce dernier surtout qui
était un profond scélérat, un véritable ennemi de l'humanité haïssant
151 C'est à cette occasion que Lavaux fut nommé Gouverneur militaire et
remplacé par Villatte au commandement de la province du Nord. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 367

non moins les blancs et les mulâtres eux-mêmes que les noirs, peuvent
être considérés comme ayant combattu à Saint-Marc et à l'Arcahaie
contre le principe de la liberté générale et immédiate, il est certain
que, considérés comme une classe, les hommes de couleur de ces lo-
calités ne se sont trouvés que par surprise, comme l'a avoué
SONTHONAX, dans les rangs des anglais où leur constante opposition
au rétablissement de l'esclavage leur a valu, autant qu'aux noirs, les
plus odieux, les plus cruels traitements.
Examinons maintenant quelle va être l'attitude de Toussaint Lou-
verture eu présence de la nouvelle complication résultant de la trahi-
son des blancs français en faveur des anglais, jusque-là, c'était lui, lui
surtout, qui assurait le succès des espagnols, des ennemis apparents de
la liberté des noirs. L'introduction des anglais dans la colonie est une
nouvelle et sérieuse menace contre cette liberté. Ils sont en outre les
alliés de l'Espagne que sert, ou parait servir le célèbre chef de « bri-
gands. » Toussaint Louverture va-t-il leur tendre la main, et joindre
ses forces aux leurs pour aller plus rondement dans la besogne du réta-
blissement de l'esclavage ?
Son plan, comme l'a déjà vu le lecteur, était de s'emparer des Go-
naïves, pour envelopper le Cap et compléter la [374] conquête de la
province du Nord par la soumission de cette dernière ville.
Après le débarquement des anglais à Jérémie, on le voit pousser
ses opérations avec une hâte fébrile. Mais quelque diligence qu'il ait
pu faire, les anglais étaient déjà au Môle Saint-Nicolas quand il par-
vint à s'emparer des Gonaïves. Et dix jours plus tard, c'est-à-dire avant
qu'il eut complété l'organisation de sa nouvelle conquête, les blancs de
Saint-Marc, se hâtant de leur côté, avaient aussi ouvert les portes de
cette ville aux anglais. Il avait ainsi ces nouveaux alliés de l'Espagne à
sa droite et à sa gauche. Là, il sembla s'arrêter et bientôt, au bruit de
ses anciens exploits guerriers, succéda celui de démêlés qu'il s'attirait
avec à peu près tout le monde : il ne faisait plus qu'écrire de longues
lettres à Don J. GARCIA pour se défendre contre des accusations de
toute sorte, succédant graduellement, mais rapidement aux louanges
enthousiastes dont le comblaient auparavant les contre-révolution-
naires français passés sous les drapeaux de l'Espagne.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 368

Toussaint Louverture allait entrer dans une nouvelle phase de sa


merveilleuse carrière : Il s'apprêtait à rompre son alliance avec les Es-
pagnols pour en nouer une nouvelle avec les Français.
De même que le roman s'était donné libre carrière dans la re-
cherche des prétendues causes de la révolte des esclaves en 1791, on
s'est encore divisé dans la recherche des causes de la soumission de
Toussaint Louverture aux français en 1794.
Dans cette recherche, c'est à M. SCHŒLCHER, pour me servir de
l'une de ses propres expressions, que revient la palme : Le gouverneur
LAVEAUX, dit-il, « écrivit à Toussaint, lui disant entre autres choses :
« La France vous compterait avec satisfaction au nombre de ses en-
fants. TOUSSAINT, né à Saint-Domingue, céda facilement à un pareil
appel »
I l est de vérité historique que Toussaint Louverture ne céda dans
cette circonstance à aucun appel du général LAVEAUX. C'est de sa
propre volonté, de sa propre initiative [375] qu'il tourna ses armes
contre les espagnols La lettre de LAVEAUX de laquelle est extrait ce
passage, était une réponse de cet officier aux démarches de
TOUSSAINT lui-même faites par l'entremise de l'un de ses lieutenants,
le mulâtre CHEVALIER.
L'historien haïtien B. ARDOUIN a cru trouver la cause de ce retour
d e TOUSSAINT LOUVERTURE aux français, dans les craintes que lui
inspiraient pour sa vie les mésintelligences qui avaient éclaté entre lui
et ses deux anciens amis, JEAN-FRANÇOIS et BIASSOU. Le même écri-
vain nous montre cependant que TOUSSAINT avait d'autant moins de
motifs d'éprouver de telles craintes que c'était lui qui avait attaqué et
repoussé les troupes de BIASSOU dans le territoire soumis à son autori-
té, et qui passa d'ailleurs tout entier avec lui sous le drapeau français.
À la tête de sa petite armée régulière, disciplinée et relativement ins-
truite dans l'art militaire, TOUSSAINT LOUVERTURE était la plus
grande, il faudrait peut-être dire la seule force dont disposât l'Espagne
dans cette île. .
L'écrivain français PAMPHILE de LACROIX est encore celui qui s'est
le moins éloigné de la vérité eu voyant dans ce grand événement une
résolution de TOUSSAINT LOUVERTURE visant principalement l'Angle-
terre.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 369

L'introduction des anglais sur cette scène déjà si compliquée de la


politique de la guerre, renversait tous les plans de TOUSSAINT
LOUVERTURE. Il ne faut pas oublier, en effet, que la conquête entre-
prise par l'Espagne était une affaire de circonstance, d'occasion : on
avait été simplement tenté de tirer parti des « brigands de la frontière »
prêts à se donner à la première puissance qui voudrait reconnaître et
garantir leur liberté. La lutte engagée, ce sont les noirs qui la soute-
naient à peu près tout seuls. Tout l'effort de l'Espagne se bornait à leur
procurer des armes et des munitions de guerre. On ne leur désignait
même un prétendu chef espagnol qu'à titre purement nominal, pour
expliquer et justifier le drapeau sous lequel ils guerroyaient. L'Es-
pagne, en réalité, ne jouissait dès lors que d'une sorte de suzeraineté
sur les chefs noirs qui exerçaient pratiquement [376] une autorité in-
dépendante sur les portions conquises par eux du territoire de Saint-
Domingue. Ainsi s'explique la possibilité, on peut même dire la facili-
té d'exécution du plan conçu par TOUSSAINT LOUVERTURE de « faire
régner la liberté et l'égalité à Saint-Domingue » par la conquête de
tout le territoire, et par l'indépendance pratique des haïtiens sous l'au-
torité nominale, le protectorat, la suzeraineté de l'Espagne. L'Espagne
elle-même était si bien préparée à cette quasi-conquête que nous ne la
voyons tenter dans tout le cours de cette guerre, aucune sérieuse opé-
ration morale pour en bâter l'issue en s'emparant des principaux ports
de Saint-Domingue ou même en les bloquant de façon à priver les
français de leurs bases d'approvisionnement. Il aurait fallu pour cela
engager une flotte considérable, entraînant des dépenses énormes.
L'Espagne n'était pas préparée à de tels sacrifices pour une conquête
d'occasion, suggérée par des circonstances apparemment favorables et
non point par une volonté ferme et réfléchie. Toute l'énergie déployée
dans cette lutte venait des noirs opérant exclusivement par terre. L'Es-
pagne agissait mollement, prête qu'elle était à s'arrêter là où elle serait
parvenue à la conclusion de sa paix avec la France. Elle ne tenta donc
rien, elle ne fit même aucun effort diplomatique pour prévenir l'inter-
vention des anglais ; au contraire, par une sorte de convention tacite,
elle se fit leur alliée et les admit au partage de la colonie française.
La conquête par les anglais se présentait sous un aspect diamétrale-
ment opposé. Ce ne sont pas les noirs qui les avaient sollicités ou ten-
tés de se faire leurs alliés dans leur lutte pour la liberté et contre les
blancs de Saint-Domingue, avec la perspective d'acquérir, en récom-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 370

pense, une nouvelle possession coloniale. Ces nouveaux venus étaient


appelés au contraire par les blancs de Saint-Domingue qui sollicitaient
leur concours pour rétablir l'ancien régime colonial, sous le drapeau
d'une forte puissance maritime, de la nation jusqu'alors la plus fran-
chement esclavagiste du inonde, d'une race enfin, qui est restée jus-
qu'à ce jour la plus inexorablement attachée à tous ces préjugés anti-
chrétiens qui [377] divisent les nations et les races, préjugés que cette
race seule alimente encore dans le monde par l'effet d'un orgueil in-
sensé qui outrage l’Évangile et retarde l'accomplissement sur la terre,
de la fraternité que CHRIST est venu prêcher aux hommes. Ce qu'ap-
portaient les anglais à Saint-Domingue, c'était le rétablissement com-
plet, définitif, éternel s'ils le pouvaient, de l'asservissement des noirs,
de l'avilissement des mulâtres. A cette œuvre criminelle ne pouvaient
être employés que des blancs, des ennemis de la race noire. Et, quand
S i r SPENSER ST-JOHN, dans sa vanité anglo-saxonne, s'efforce de
transformer conjecturalement en nègres de la Jamaïque les blancs
d'Angleterre battus sur une infinité de champs de bataille par les
nègres et les mulâtres d'Haïti, il sait fort bien qu'il se moque de ses
lecteurs.
Les anglais, opérant par mer et avec la complicité des français eux-
mêmes, prenaient rapidement possession, sans coup férir, de tous les
ports de la colonie française où ne dominait pas l'influence des mu-
lâtres. Les blancs de Jérémie les avaient acclamés le 19 Septembre
1793 ; ceux du Môle les reçurent le 22 Septembre ; ceux de St-Marc
entrèrent presque aussitôt en pourparlers avec eux et leur livrèrent
cette ville le 16 Décembre ; le 24 ils fraternisaient avec ceux de l'Ar-
cahaie ; Léogane leur avait ouvert ses portes vers le même temps.
Dès le 3 Octobre ils s'étaient présentés devant les Gonaïves, cette
même ville qui, depuis le mois d'Août « attendait les brigands espa-
gnols comme le Messie » selon l'expression de POLVÉREL. Le mulâtre
BLECK y commandait. Il repoussa les propositions de ces persécuteurs
de sa race et la ville des Gonaïves eut l'honneur de subir ce jour, la
première canonnade à Saint-Domingue de ces ennemis de l'humanité.
Il y a des lieux prédestinés à de grandes choses : c'est dans cette même
ville des Gonaïves que devait être proclamée, le 1er Janvier 1804, l'in-
dépendance d'Haïti.
L'arrivée de TOUSSAINT LOUVERTURE aux Gonaïves et la prise de
possession de cette ville le 6 Décembre au nom de S. M. G. obligèrent
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 371

les anglais de concentrer leurs efforts dans d'autres directions. Ils s'en
altèrent offrir de l'argent [378] au Gouverneur LAVEAUX pour leur li-
vrer la petite ville du Port-de-Paix où il était retranché. LAVEAUX pro-
voqua en duel, mais sans succès naturellement, le misérable auteur de
cette lâche insulte : il se nommait WHITELOCKE. 152
L'autorité française n'avait cependant aucune force à opposer à
cette invasion esclavagiste. ANDRÉ RIGAUD s'étant porté dès le début
à Léogane pour reprendre cette place et rétablir ses communications
avec le Port-au-Prince, les anglais s'en allèrent surprendre et enlever le
port de Tiburon d'où ils menaçaient la ville des Cayes, le siège même
de son commandement. RIGAUD dut courir dans le Sud pour reprendre
Tiburon et couvrir ce département en y restant sur la défensive. Le
champ se trouvait libre aux traîtres du Port-au-Prince qui devaient
d'autant moins tarder à en ouvrir les portes aux anglais que les com-
missaires, se tenant de leurs personnes dans cette capitale, n'y avaient
pour toute défense qu'une faible garnison de 1.400 hommes et presque
pas de munitions.
Dans le Nord et sous les yeux mêmes de TOUSSAINT LOUVERTURE,
la situation de la colonie française était encore-bien plus grave : pressé
par les « brigands espagnols » sur terre et par la flotte anglaise du côté
de la mer, le mulâtre VILATTE, qui avait aussi dédaigné l'or de White-
locke : faisait des prodiges de valeur pour défendre le Cap. Mais cette
résistance désespérée ne pouvait durer bien longtemps encore. Il était
évident que la possession de Saint-Domingue [379] allait échapper à
la France à très courte échéance. Alors se ferait entre l'Espagne et

152 Ces honteuses tentatives de corruption qui laissent une tâche, une
souillure ineffaçable sur le nom anglais dans l'histoire d'Haïti, ont un côté
intéressant néanmoins ; c'est l'échelle de la valeur monétaire à laquelle ils
estimaient les hommes qui détendaient contre eux le drapeau français à
Saint-Domingue : la trahison de la France par le Comte ETIENNE de
LAVEAUX, blanc, général français, gouverneur militaire de la colonie, leur
aurait paru suffisamment payé avec 50.000 écus, Fes. 150.000. Le mulâtre
André RIGAUD, l'ancien affranchi, assujetti à tous les dédains, à tous les mé-
pris des blancs, fut estimé à vingt fois le prix de LAVEAUX ; et S. M. B. lui
fit offrir non moins de o millions de francs pour crier : « Vive le roi
GEORGES ! » comme les méprisables blancs français de Jérémie. Quand au
nègre TOUSSAINT LOUVERTURE, l'ancien esclave de BRÉDA, on alla au-delà
de toute valeur en argent, et on lui proposa pour trahir ses frères une cou-
ronne royale ! H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 372

l'Angleterre un partage d'autant plus aisé du territoire conquis qu'il


s'agirait simplement pour chacune d'elles de retenir ce qu'elle aurait
pris. Ce serait l'Ouest tout entier et une partie de l'Artibonite allant
presque immédiatement aux anglais. Le Nord et le Sud ainsi séparés
l'un de l'autre par terre, bloqués par mer, allaient bientôt se trouver
hors d'état de se prêter aucun secours mutuel et devaient tomber peu
après, le premier aux mains des Espagnols qui en possédaient déjà la
presque totalité, et le Sud aux mains des Anglais déjà maîtres de Jéré-
mie et de Tiburon. La paix, suivant ce partage du territoire, entraînait
le rétablissement certain de l'ancien régime dans les trois provinces
passant aux anglais. Le reste, simplement annexé à l'ancienne colonie
espagnole rentrerait également dans l'ordre ancien et il n'y aurait plus
pour l'Espagne qu'une question à résoudre : « qu'allons-nous faire de
nos auxiliaires, les guerriers noirs ? »
Attendre ce dénouement, c'eut été de la part, de Toussaint Louver-
ture renoncer à la réalisation de tous ses plans, de toutes ses ambi-
tions, abandonner le but même de la révolte des esclaves, provoquée,
organisée par lui en 1791, et se condamner « pour faire régner la li-
berté et l'égalité à Saint-Domingue » à provoquer prochainement une
nouvelle révolte des esclaves contre les espagnols et les anglais unis.
Dans cette nouvelle lutte les noirs seraient sans alliés européens, sans
moyens, par conséquent, de se procurer des armes et des munitions de
guerre.
Le plan de liberté par conquête qu'il avait conçu et dont il poursui-
vait l'exécution sous pavillon espagnol était donc traversé, anéanti par
l'intervention anglaise L'alliance espagnole était devenue une menace
pour la liberté des noirs, en retenant leurs bras, en les empêchant de
repousser l'anglais. Pour chasser ce dernier il allait, de nécessité abso-
lue, conserver au moins momentanément les français dans l'île en leur
apportant la force qui leur manquait, c'est-à-dire des hommes, des sol-
dats. C'est à la France seule que les noirs pouvaient utilement s'allier
en vue de se procurer [380] des moyens de guerre. Elle seule avait ses
intérêts assez gravement compromis désormais dans cette île pour
transiger avec l'esclavage. Ses commissaires avaient d'ailleurs montré
qu'ils comprenaient bien la gravité de cette situation en proclamant la
fameuse « liberté de circonstance » du mois d'Août précédent.
Agissant en révolutionnaire, en chef de révoltés. Toussaint Louver-
ture n'était point un général d'armée au service de son pays, recevant
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 373

de celui-ci une délégation d'autorité pour commander une armée exis-


tant indépendamment de lui-même, qui lui serait confiée par son gou-
vernement, qui n'obéirait à ses ordres qu'au nom de la loi.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 374

[381]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti
DEUXIÈME PARTIE :
Haïti parmi les nations civilisées

Chapitre III
Quelques réflexions sur les obstacles
que les origines et les traditions
du peuple haïtien ont opposés
à son avancement.

Retour à la table des matières

Que la Chine, ai-je dit, renverse ses murailles, et elle se transfor-


mera aussitôt ! La muraille qui s'élève autour de chaque groupe eth-
nique n'est pas toujours un obstacle matériel, un désert brûlant ou gla-
cé, des montagnes ou des fleuves infranchissables ; il y a une chaîne
plus puissante qui s'enroule autour de chaque groupe, et le retient plus
efficacement dans l'isolement : c'est la tradition.
Au premier rang des causes qui contribuent à l'avancement d'un
peuple ou retardent ses progrès, il faut compter, en effet, les préjugés,
les goûts, la tournure habituelle, des idées surtout, résultant de mille
influences traditionnelles. Ce n'est certes pas auprès des anglais ou des
populations d'origine anglaise de l'Amérique qu'il peut y avoir à insis-
ter sur la puissance des traditions. Qui ne sait que c'est surtout à la sa-
gesse de ses perpétuels compromis entre l'esprit de réforme et le res-
pect des traditions que l'Angleterre doit sa puissance, sa profonde paix
intérieure, ses richesses inouïes ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 375

Or, nous le demandons à l'impartialité, à la justice des peuples civi-


lisés qui devraient être nos guides, nos initiateurs et qui nous imputent
à crime nos misères mêmes et nos plaies saignantes : qu'y avait-il de
profitable pour les nouveaux citoyens d'Haïti dans les traditions de
l'ancienne colonie de Saint-Domingue ? Faudrait-il refaire ici le ta-
bleau des souffrances, des tortures physiques et morales de la victime
de l'une des plus abominables institutions qui aient souillé les annales
du genre humain : l'esclavage des noirs dans les colonies modernes ?
Était-ce pour préparer leur marchandise vivante et pensante à la pra-
tique du « Self-government » que des négriers européens traversaient
autrefois [382] l'Atlantique avec des chargements entiers de chair hu-
maine, recueillis en Afrique pour peupler les plantations de l'Amé-
rique ?
Nous devons à la noble plume de HARIETT BEECHER-STOWE l'élo-
quente peinture de ce qu'était l'esclavage dans les États du sud de
l'Union américaine. Quelques écrivains anglais ou américains pa-
raissent croire que les esclaves des français étaient mieux traités que
ceux des colonies anglaises, sinon des colonies espagnoles. Mais tous
nos lecteurs de bonne foi savent que le colon de Saint-Domingue ne
dressait pas plus ses nègres à méditer sur le « Contrat social » de JEAN-
JACQUES ROUSSEAU « l'Esprit des lois » de MONTESQUIEU, que celui
de la Jamaïque ne faisait lire aux siens les discours de BURKE, de
SHERIDAN OU d e WILBER-FORCE pour préparer leur esprit au « Self-
government. »
À entendre les appréciations de ST-JOHN et des GUSTAVE d'Allaux,
on pourrait croire en vérité que les colons de Saint-Domingue se se-
raient retirés pacifiquement de l'île pour faire une expérience ethnolo-
gique ; que dans ce but, ils auraient choisi un nombre égal au leur, de
nègres et de mulâtres auxquels ils auraient fait donner une éducation
semblable à la leur, puis les auraient mis en possession de tous leurs
biens, en plein rapport, tels qu'ils ont été dénombrés en 1789, et leur
auraient laissé par-dessus le marché, le capital ou fonds de roulement
nécessaire à l'exploitation de ces biens.
Même s'il en avait été ainsi, les haïtiens se seraient trouvés en face
d'une situation absolument nouvelle pour eux, à laquelle ils ne pou-
vaient avoir été préparés ni par les traditions de la colonie, ni par au-
cune notion rapportée d'Afrique. Ils seraient appelés, en effet, à ré-
soudre un problème que tous les planteurs de l'Amérique étaient una-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 376

nimes à déclarer insoluble : conserver et développer la prospérité des


colonies à sucre en y substituant le travail libre au travail forcé et non
salarié des esclaves.
Une fois l'indépendance d'Haïti proclamée par les indigènes de
Saint-Domingue, la question de l'abolition de l'esclavage se trouva sé-
rieusement posé dans tout le monde [383] civilisé. Un premier pas fut
fait presque immédiatement vers l'émancipation générale : ce fut
l'abolition de la traite des noirs prononcée par le congrès de Vienne.
Les anglais qui ont tant fait pour porter TOUSSAINT LOUVERTURE à
trahir ses frères, pour compromettre la cause des haïtiens, dans un but
égoïste, ont été néanmoins les premiers à donner l'exemple de rendre
les noirs à la liberté dans leurs colonies. Ils proclamèrent l'émancipa-
tion en 1835. Ils avaient mis vingt ans pour y arriver après le premier
pas fait vers ce grand acte de justice par l'abolition de la traite. Depuis
vingt ans l'esclavage était condamné dans l'esprit de la grande majori-
té du peuple et des hommes d'État anglais. Qu'est-ce donc qui a pu re-
tarder ainsi la proclamation de l'émancipation ? C'était, on le sait, la
gravité du problème économique compris dans la question humani-
taire qu'il s'agissait de résoudre. Personne ne se faisait illusion, en ef-
fet, sur les dangers auxquels devait être exposée la prospérité des co-
lonies par la brusque substitution du régime de la liberté à celui de
l'esclavage. La question fut débattue, tournée, retournée, examinée
pendant de nombreuses années. L'Angleterre se décida enfin pour l'in-
demnisation des propriétaires d'esclaves.
Les colons anglais des Antilles, forcés de renoncer à l'ancien ré-
gime, entrèrent dans l'ère nouvelle en possession de leurs propriétés
foncières intactes. Leurs usines à sucre étaient debout, en bon état de
fonctionnement ; leurs champs de cannes, en pleine culture, en plein
rapport. Et, de plus, l'indemnité payée par la métropole leur assurait la
disposition d'un capital nouveau, largement suffisant pour faire face
aux exigences du travail salarié, soit qu'ils voulussent employer les
nouveaux affranchis, soit qu'ils préférassent se procurer d'autres bras
par une importation de chinois, de coolies indiens ou même de labou-
reurs européens. La métropole avait pris à sa charge les frais et les
risques de l'entreprise.
En Haïti, après le départ des derniers soldats de ROCHAMBEAU,
nous restâmes en possession d'un sol nu, ravagé par la guerre, une
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 377

guerre terrible, inouïe de destruction, d'extermination. [384] Les


champs dévorés par la flamme, étaient presque partout retombés en
friche. Pas une usine à sucre n'était debout, intacte. Les villes ruinées,
dévastées par le feu, étaient en grande partie envahies par la luxuriante
végétation de ce sol merveilleux. Les forêts vierges des anciens ca-
raïbes reprenaient partout leurs droits. Les nouveaux propriétaires du
sol, esclaves de la veille, ne possédaient aucun capital pour relever les
cultures et rétablir les usines ; ils n'en attendaient aucun de nulle part.
Bien au contraire, tandis que l'indemnité de l'émancipation venait de
Londres aux colonies anglaises, pour Haïti, elle devait aller de Port-
au-Prince à Paris.
En outre, d'un bout à l'autre de l’île, le régime colonial basé exclu-
sivement sur une production de richesses agricoles, avait eu pour ef-
fet, aidé d'ailleurs par la configuration même du sol, de créer un cer-
tain nombre de centres d'activité, isolés les uns des autres par l'ab-
sence de tout commerce intérieur, n'ayant entre eux aucun lien en de-
hors des relations politiques. Ces centres d'activité exclusivement
voués au commerce extérieur, étaient indiqués par la nature elle-même
dans les ports spacieux qu'elle a creusés en grand nombre à l'issue de
chacune de nos riches plaines, séparées les unes des autres par le sys-
tème orographique le plus compliqué qui se puisse imaginer. Le Cap-
Haïtien, à l'entrée de la vaste plaine du Nord ; Saint-Marc, donnant ac-
cès à la plaine de l'Artibonite ; Port-au-Prince, à celle du Cul-de-sac ;
les Cayes, à celle du Sud, toutes ces villes étaient et sont encore dans
une grande mesure de véritables comptoirs où viennent s'entreposer et
s'échanger contre les produits manufacturés de l'étranger, toute la pro-
duction agricole des terres basses ou montagneuses d'un bassin fluvial
déterminé. Or, cette production étant à peu près identique partout, au-
cune de nos grandes sections économiques n'est en possession d'une
production particulière qu'elle puisse offrir, à travers la montagne, à la
consommation du centre voisin. Chaque port de mer devient ainsi
comme la Capitale d'un petit État économiquement, socialement indé-
pendant des autres, exerçant une grande influence [385] locale sur les
villages établis le long de la côte, dans les baies, les havres formés au
bord de la plaine dont elle reste le Chef-lieu commercial.
Pour compléter ce tableau des obstacles d'ordre économique qui ne
pouvaient manquer de ralentir notre marche, rappelons qu'au milieu de
difficultés à la fois si nombreuses et si puissantes, ce petit peuple a dû
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 378

rester encore plus de vingt et un ans, de l'évacuation des français en


1803 aux Ordonnances de CHARLES X en 1825,campé, selon l'heu-
reuse expression du français LEPELLETIER de ST-RÉMY, sur son terri-
toire, sur cette terre encore brûlante, toute labourée par les boulets, le
fusil au poing, l'œil au guet, le doigt sur la détente, attendant la nou-
velle expédition française dont il était sans cesse menacé, prêt à enga-
ger la nouvelle lutte, prêt à mourir tout entier dans une nouvelle
guerre d'extermination.
Et c'est un peuple placé dans des conditions si exceptionnellement
désavantageuses que l'on croit convaincre d'infériorité native, en lui
demandant triomphalement, cinquante ans à peine après sa paix avec
la France : « Qu'avez-vous fait des richesses que vous ont léguées les
colons de St-Domingue ? Que sont-elles devenues en vos mains ? »
N'est-il pas temps que des écrivains, qui ont la prétention d'être sé-
rieux, cessent de ressasser cette plaisanterie !
Si de 1804 à 1825, il se trouvait en Haïti une culture seulement suf-
fisante pour fournir les ressources nécessaires à la défense nationale,
pour acheter de la poudre et des fusils ; si dans cette période les haï-
tiens n'ont pas réalisé le rêve cruel des SPENSER ST-JOHN, s'ils n'ont
pas accompli le vœu si peu charitable, si peu chrétien de « l'élève de
Sir JAMES BROOKE », en un mot, s'ils ne sont pas tombés à l'état d'une
« tribu africaine » c'est assurément qu'ils sont doués physiquement et
moralement d'une vitalité extraordinaire, que peut aussi bien posséder
un autre peuple, une autre race, mais dont aucune communauté hu-
maine ne s'est jamais trouvée en situation de donner une preuve plus
éclatante.
Après avoir écarté le fantastique héritage des colons de [386] St-
Domingue que l'on nous prête si gratuitement, l'on devra encore re-
connaître que, pour être juste envers nous dans l'appréciation de nos
progrès de toute sorte, et particulièrement d'ordre économique, on ne
saurait faire remonter le premier point de comparaison au-delà de
1825, de l'année où il nous a été permis de déposer les armes, de l'an-
née où nous avons été affranchis de la terrible pression que devait
exercer sur les esprits l'attente perpétuelle d'une nouvelle expédition
française. Notre naissance à la vie, à l'activité sociale, notre responsa-
bilité nationale, si l'on peut ainsi parier, ne commence en effet qu'à
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 379

cette date. Toute la période antérieure n'a été réellement pour nous
qu'une période de sanglante, d'épouvantable gestation.
Il ne faut pas non plus oublier, si l'on veut porter un jugement im-
partial sur ce jeune peuple, quelles sont ses origines au point de vue de
la direction sociale.
La lutte qui a donné naissance à l'État indépendant et souverain
d'Haïti s'est terminée, comme on le sait, par l'expulsion des blancs.
Les noirs de St-Domingue, pour consolider la conquête qu'ils venaient
de faire, les armes à la main, de leur liberté, pour être sûrs de ne ja-
mais plus être surpris et remis en esclavage, se sont vus obligés de re-
pousser tout compromis avec les colons de St-Domingue et de leur in-
terdire toute participation à la vie civile et politique de cette société
nouvelle, constituée par la force des choses sur une distinction de
race.
C'est là une circonstance capitale qui ne pouvait manquer d'exercer
une très grande influence sur les destinées du nouvel État et dont il n'a
jamais été tenu compte, que je sache, par les étrangers qui ont écrit
des appréciations même relativement impartiales sur ce pays et sur la
race noire.
La civilisation, on le conçoit aisément, est chose purement rela-
tive ; et à la même époque, dans un même pays, elle ne peut être re-
vendiquée, a titre égal, ni par tous les habitants, ni par toutes les
classes de la société. Sans cloute, quelque supérieure que soit, par
exemple, la civilisation de l'Angleterre comparée à celle d'Haïti, il y a
tel nègre [387] d'Haïti qui trouverait sans grands efforts, en fouillant
dans les montagnes du pays de Galles et même dans les salons de
Londres ou dans le corps des agents extérieurs du Foreign-Office, des
sujets de S. M. B. qui devraient lui céder le pas en tout ce qui consti-
tue l'homme civilisé. Mais il n'en est pas moins vrai que dans toute or-
ganisation sociale, il existe une classe dirigeante, une classe supé-
rieure, qui représente le plus haut niveau de la civilisation, tandis que
les masses se débattent au bas de l'échelle dans les liens d'une igno-
rance plus ou moins profonde.
Or, à l'exception de la seule République d'Haïti, toutes les colonies
de l'Amérique qui se sont détachées de leurs anciennes métropoles
pour former de nouveaux États, oui passé de l'ancienne à la nouvelle
condition d'existence eu conservant la classe supérieure, la classe diri-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 380

geante, qui représentait ou devait représenter dans leur sein, le plus


haut niveau de civilisation de la métropole elle-même. Haïti, obligée
non-seulement de s'affranchir de la tutelle de la France, mais encore
d'expulser les colons, les blancs, qui formaient à St-Domingue la
classe dirigeante, l'élément civilisateur, Haïti a présenté au monde un
spectacle inouï dans les annales du genre humain, le spectacle d'un
peuple courbé pendant deux cents ans sous le joug impitoyable d'un
esclavage systématiquement abrutissant, et passât il presque sans tran-
sition, de ces champs où on ne lui demandait que l'emploi de la force
musculaire en comptant l'intelligence pour rien, au gouvernement de
l'État, à la direction de la société !
Qu'en devenant maître de lui-même dans de telles conditions, ce
peuple ne soit pas retombé brusquement dans la nuit profonde d'une
barbarie incurable ; qu'il se soi ! trouvé dans son sein depuis soixante
à quatre-vingts ans, des hommes assez épris de la civilisation pour l'y
entraîner à travers ces luttes sanglantes que l'étranger inattentif nous
impute à crime ; que les générations en se succédant, malgré les dé-
faillances, les trahisons même des devanciers, affrontent encore à tra-
vers un long martyrologe, ces épouvantables réactions de la barbarie,
dont l'écho lointain va, [388] à des intervalles de plus en plus éloignés,
frapper d'épouvante les paisibles habitants de quelque heureux pays
voisin, n'est-ce pas là pour nous un titre puissant a la sympathie des
peuples civilisés ! N'est-ce pas la preuve que nous sommes bien de la
même essence que le blanc, que l'humanité toute entière n'est qu'une
seule famille, et qu'un génie comme TOUSSAINT LOUVERTURE en est
membre au moins au même titre qu'un Jean-sans-terre ou un
Louis XV !
Et combien, à ce point de vue, les puissances contemporaines ne
doivent-elles pas être coupables devant le DIEU des chrétiens, lorsque,
sous prétexte d'influence diplomatique, ou pour la défense des intérêts
souvent peu respectables de quelque misérable aventurier, elles s'ef-
forcent de refouler en arrière ce peuple qui fait ou subit tant de sacri-
fices pour les suivre, pour les rejoindre ! Lorsqu'enfin, comme spéci-
men de cette civilisation que nous voulons apprendre d'elles, elles
nous envoient comme leurs représentants officiels des intrigants ou pis
encore !
On préfère oublier, nier au besoin que le peuple haïtien est un
peuple chrétien, qu'il a droit, à ce titre, a la sympathie des peuples
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 381

chrétiens. Lorsque se présente dans les confins de nos montagnes un


crime atroce, qui serait ailleurs un fait divers de journaux, on s'écrie :
leur religion est le vaudoux ! « Si vous demandez qui d'entre eux est
dans le vaudoux, la réponse doit être qui n'en est pas ! » — Et nous
avons un concordat avec le Chef de l'Église catholique. Et nous rece-
vons d'Europe et entretenons un Archevêque, des Évêques, des cen-
taines de prêtres répandus sur tout notre territoire !
Mais Haïti, c'est la République Noire. Le préjugé de couleur qui a
voulu l'étrangler à sa naissance, n'a pas encore lâché prise. On ne sau-
rait s'étonner qu'il en soit ainsi, en songeant à l'antipathie manifeste
dont nous avons été l'objet dès le début, de la part de toutes les nations
blanches.
Cette dernière considération ramène l'attention sur la différence de
couleur entre les habitants de l’île appartenant à la race africaine et ap-
pelés à combattre sous le même drapeau pour revendiquer les droits
imprescriptibles de [389] l'homme dont ils étaient tous également
frustrés. Nul n'ignore l'épouvantable parti que pouvait tirer, qu'a tiré
en effet l'ennemi commun, de cette différence épidermique pour les
affaiblir, en suscitant la discorde entre eux. Même à l'heure actuelle
ces ennemis de la jeune nation haïtienne n'ont pas encore désarmé.
En parcourant avec attention et impartialité le livre de Sir SPENSER
St-John et presque tous les ouvrages des étrangers qui ont écrit sur
Haïti, on peut voir dans chaque chapitre, presque à chaque page, ces
distinctions, ces réserves, ces exceptions que j'ai déjà signalées à l'at-
tention du lecteur et qui sont autant de suggestions malveillantes lais-
sant percer des intentions perfides. On souffle à l'homme de couleur
en général l'idée d'une sorte de supériorité native en comparaison du
noir, très-propre à faire naître en lui une « extravagante présomption »
qui se manifestera par « une insolence enfantine » dont le résultat se
formulera ainsi : « Le mulâtre méprise le nègre, le nègre hait le mu-
lâtre. » Comment aboutir à aucun autre résultat quand on dit des uns
qu'ils sont « l'élément civilisateur » et des autres que « la meilleure
éducation du monde n'en fera jamais qu'une espèce inférieure
d'homme. » On ne s'en tient pas là : il faut encore susciter la jalousie
entre mulâtres ou nègres élevés en Haïti et ceux qui ont reçu leur édu-
cation à l'étranger : à ces derniers, on suggère encore la prétention ex-
travagante d'une supériorité de classe, j'allais presque dire de caste :
c'est d'eux, et d'eux seuls qu'il s'agit quand vous rencontrez à chaque
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 382

pas cette phrase : « il y a pourtant des exceptions frappantes, elles sont


même très-nombreuses » 153. Enfin on nous montre encore une dernière
ligne de démarcation, la plus profonde, c'est celle que franchit l'haï-
tienne mariée à un blanc : « many of this class » la classe mulâtre,
pourquoi pas tout de suite la caste comme du temps de Mo BEAU de
ST-MÉRY marry Europeans, and [390] leave the country with their
children. » 154. Celles-ci ont franchi la terrible muraille du préjugé ;
elles ne sont plus ni négresses, ni mulâtresses, elles sont devenues des
dames et l'on daigne s'apercevoir qu'elles ne sont pas sans vertu : « the
conduct of the Haytian ladies who are married to foreigners lisez
white blancs, is much to their crédit, as racety a case occurs to draw
the attention of the publie to their private life » 155 et si l'on s'aperçoit
de ce que ce compliment a de blessant, de calomnieux pour les haï-
tiennes des autres prétendues classes, on s'empresse d'ajouter un recti-
ficatif précédé d'une restriction perfide : Almost the « same may be
said of their married life in general » 156
Ne doit-on pas s'étonner en vérité que la guerre, une guerre d'exter-
mination ne soit pas l'état normal d'une société humaine, luttant contre
le préjugé très réel de race du Caucasien contre l’Éthiopien et ainsi
travaillée par les insinuations les plus perfides, les plus propres à faire
naître la haine, une haine féroce entre toutes les classes, entre tous les
individus dont se compose cette société.
Même en tenant compte de tous ces obstacles semés sur la voie de
la République noire, on n'a encore qu'une idée imparfaite des difficul-
tés qu'a eu à surmonter ce petit peuple depuis la proclamation de son
indépendance jusqu'à ce jour. Est-il rien de plus intéressant, je dirai
même de plus poignant que les efforts persévérants de cette poignée
de descendants des « tribus de l'Afrique » pour prendre place au ban-
quet de la civilisation sans aucun aide, aucun encouragement de leurs
153 Those who have been educated in Europe from their earliest years show
few or none of those defects winch are implanted in them, etc. Ceux qui ont
été élevés en Europe, depuis leur plus tendre jeunesse, n'ont que peu ou
point de ces défauts qui leur sont inculqués, etc, —St-John, page 164.
154 Beaucoup do personne de cette classe épousent des Européens et laissent
ce pays avec leurs enfants.
155 La conduite des dames haïtiennes mariées aux étrangers est tout à leur
louange car il arrive rarement un cas qui attire l'attention du public sur leur
vie privée.
156 On peut en dire à peu près autant, en général, de leur vie conjugale.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 383

devanciers ; bafoués, au contraire, ridiculisés, repoussés même par la


violence !
Un autre élément d'hétérogénéité se trouve aussi dans la colonisa-
tion de nie par deux peuples différent de mœurs, d'aspirations et ce qui
est encore plus grave au point de vue [391] qui nous préoccupe, diffé-
rant de langage. Il en résulte des divergences profondes dans les idées
et dans les mœurs des descendants de la race africaine implantée dans
les deux sections de l'île. Ces circonstances ne pouvaient exercer que
la plus déplorable influence en créant plus tard un puissant obstacle à
l'harmonisation des intérêts des deux sections, lorsque l'île entière se
trouva réunie sous le drapeau bicolore. Cet obstacle à l'unité nationale
a agi dans le sens de l'éloignement des esprits et des cœurs à partir de
la réunion de l'Est à la République noire en 1822 jusqu'à l'explosion
finale de 1843 qui vint établir une ligne frontière entre haïtiens et do-
minicains.
Rappelons encore que même après 1825, nous sommes restés long-
temps condamnés à un isolement forcé et qui ne pouvait manquer
d'imposer des limites assez étroites à notre développement général.
Autour de nous l'esclavage des noirs s'épanouissait partout dans le
Nouveau-Monde. Nous étions les seuls nègres libres de l'Amérique.
De plus, nous étions indépendants ; tout cela était chose fâcheuse pour
nos voisins : on nous ferma strictement toutes les portes. La France,
notre ancienne métropole, avait déjà reconnu notre indépendance,
consacré depuis longtemps notre existence nationale, que l'Angleterre,
l'Espagne et les États-Unis méconnaissaient encore le fait accompli.
Les plus grandes Nations de notre temps déguisaient mal leur violente
hostilité contre ce peuple qu'un homme d'américain appelait avec mé-
pris : « une tache sur la carte du Nouveau-Monde. » Et à quelle
époque étions-nous condamnés à cet ostracisme international ? Au 19e
siècle ! dans ce siècle merveilleux où les progrès les plus extraordi-
naires s'accomplissent coup sur coup, avec une si vertigineuse rapidi-
té, que les nations les plus avancées se demandent sans cesse, avec
une inquiétude fébrile, si elles ont assez marché, si elles ont couru suf-
fisamment pour être sûres de n'être pas en arrière des autres ! Ces pro-
grès merveilleux des sciences, des arts, de l'industrie surtout, que nous
avions tant d'intérêt à connaître, [392] à nous assimiler, tout cela s'est
réalisé depuis que nous nous sommes séparés de la France. Aucune
nation européenne n'est semblable aujourd'hui à ce qu'elle était quand
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 384

nous nous mimes en route dans les conditions que l'on sait ; on ne s'est
pas attardé à nous attendre. Le progrès accélérant sa marche dans une
progression foudroyante, a opéré dans ces 50 à 60 ans des transforma-
tions plus profondes qu'il ne s'en était accompli dans aucune période
de trois ou quatre siècles dans les temps antérieurs. Nous n'avons pu
en connaître l'existence qu'en voyant leurs pâles reflets, comme une
lueur inusitée dans le Ciel vous révèle l'existence au loin d'un vaste
foyer incandescent. De temps en temps, un père de famille avait le
courage de forcer cette terrible consigne du préjugé de couleur et d'en-
voyer son fils mendier en Europe le pain intellectuel. Au retour, l'en-
fant racontait ce qu'il avait vu, c'était la lueur lointaine. Ce peuple
déshérité, abandonné de tous, ne recevant de nulle part le moindre
signe d'encouragement, ne rencontrant au contraire chez les autres que
haine et mépris, n'a cessé de marcher courageusement vers cette lu-
mière dont tant d'obstacles ont dérobé si longtemps le foyer à sa vue.
Il y a marché dans la nuit de son isolement en se déchirant les
membres ; envoyant ses enfants se heurter souvent et cruellement les
uns aux autres, dans celle obscurité profonde. Maintenant que le suc-
cès semble s'apprêter à couronner ses efforts et qu'il émerge dans le
rayon lumineux, maintenant qu'on le voit venir, qu'on entend sa voix,
il se trouve encore une antiquité, une sentinelle du préjugé que la phi-
lanthropie anglaise a oublié de l'élever, pour lui crier : halte ! pour
l'appeler « paresseux, lâche, voleur, menteur, parricide, » que sais-je
encore !
Tout ce que j'ai déjà fait toucher du doigt au lecteur sur les véri-
tables conditions politiques et sociales de la colonie de Saint-Do-
mingue, me dispense d'insister davantage sur la nature, détestable à
tous les points de vue, des traditions qui en sont restées à la malheu-
reuse société haïtienne. L'instruction dédaignée, méprisée du haut en
bas de l'échelle sociale ; les blancs, hommes et femmes, restant aussi
[393] mal partagés a cet égard que leurs esclaves noirs ; les plus
grandes dames de la colonie sachant à peine lire, ne parlant exclusive-
ment, n'entendant guère que le créole, la langue des esclaves, à la-
quelle MOREAU de ST-MÉRY s'est efforcé, sans doute pour sauvegar-
der la dignité de ses pauvres sœurs blanches, de forger des beautés lit-
téraires sur lesquelles devait s'exercer plus tard le génie de ST-JOHN.
Pas d'instruction, pas de mœurs, pas de lois, pas de patriotisme,
d'attachement au sol, pas de Gouvernement autre que le bon plaisir du
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 385

Général, du Proconsul envoyé de France pour exercer une autorité mi-


litaire, absolument discrétionnaire sur les maîtres, comme sur les es-
claves ; le mariage conférant à peine une distinction sociale à la
femme blanche ou noire ; la passion du jeu chez les hommes consti-
tuant presque l'unique diversion à une existence exclusivement adon-
née à la débauche sexuelle, le faux point d'honneur du duelliste restant
enfin la dernière manifestation de la virilité des mâles, dans une socié-
té s'abandonnait cyniquement, brutalement, à toutes les jouissances
sensuelles, à tous les vices moraux, affranchie de tous ces liens de la
pudeur, de l'éducation, de la religion ou des lois qui sauvegardent
ailleurs la dignité humaine et permettent à l'homme libre de se déve-
lopper, de grandir, de marcher au bonheur, a une liante civilisation, en
fondant l'ordre public sur la moralité des citoyens, sur la respectabilité
des familles.
Telle est en raccourci, la déplorable école où nègres et mulâtres de
Saint-Domingue étaient condamnés à étudier la civilisation des
blancs, jusqu'au jour marqué par DIEU, où ils se sont emparés de la di-
rection de leurs propres destinées, à travers des flots de sang, à la
lueur de l'embrasement presque général des campagnes et des villes de
cette colonie, plus dignes encore que Sodome et Gomorrhe de la co-
lère d'un DIEU vengeur !
Que le lecteur, par un léger effort de volonté, affranchisse son es-
prit de l'obsession, du mirage trompeur de l'abondance des produc-
tions agricoles de Saint-Domingue. Qu'il songe que ces richesses in-
ouïes étaient contre-nature, [394] qu'elles étaient faites autant et plus
encore du sang que de la sueur de l'homme ; qu'il songe que nulle part
sur la terre une situation économique identique ne saurait être produite
que par rétablissement de l'esclavage à outrance, de l'esclavage dans
sa forme la plus hideuse, la plus criminelle, de cet esclavage qui fai-
sait mourir un être humain pour la production d'un boucaut de sucre,
de cet esclavage qui avait faussé le cœur et l'esprit des colons de
Saint-Domingue au point, qu'au reproche de faire mourir inutilement
leurs nègres, ils répondaient par l'aphorisme célèbre :
« Qu'importe ! L’Afrique est une mère féconde ! »
Qu'abstraction faite de ces richesses aussi criminelles qu'artifi-
cielles, le lecteur veuille bien se rendre un compte exact de ce qu'était
réellement, et à tous les points de vue, la société coloniale de Saint-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 386

Domingue ; qu'il étudie cette société attentivement, telle que l'a peinte
Moreau de ST-MÉRY lui-même, et qu'il tache ensuite de se rendre
compte, même approximativement, de la situation morale et intellec-
tuelle de la société haïtienne actuelle ; qu'il écarte même ce volume et
nous observe attentivement dans les demi-aveux du roman de Sir
SPENSER ST-JOHN, et il reconnaîtra, s'il n'est aveuglé ni par l'igno-
rance ni par la passion, que l'indépendance d'Haïti, en dépit des désa-
vantages matériels qui en sont résultés, a été en fin de compte avanta-
geuse à l'humanité, à la véritable civilisation chrétienne.
J'aurai souvent à revenir dans les chapitres suivants, sur cette ques-
tion des origines et des traditions contre lesquelles ne cesse de se dé-
battre la société haïtienne ; car, comment mesurer avec sincérité tes
progrès d'un peuple si ce n'est par la comparaison de sa situation ac-
tuelle avec son point de départ ?
Jusqu'ici, dénigrer Haïti et les haïtiens, dénier ces derniers toute
vertu, toute intelligence, toute qualité, c'est devenu, à cause du préjugé
de couleur, une autre tradition contre laquelle haïtienne s'inscrit en
faux, dont il demande l'abrogation au nom de la justice, au nom de la
vérité.
Quiconque médite consciencieusement notre passé et notre présent,
ce que nous étions et ce nous sommes devenus, [395] reconnaîtra et
avouera que le peuple haïtien a toujours été, qu'il est encore systémati-
quement calomnié, et accordera enfin l'haïtien ce sourire d'approba-
tion, cette parole d'encouragement dont les grandes nations civilisées,
l'Angleterre, la France, l'Allemagne, les États-Unis surtout, récom-
pensent le moindre effort des autres Républiques du Nouveau-Monde,
luttant comme nous, cherchant comme nous leur voie, aspirant comme
nous et pas plus que nous, au banquet de la civilisation.
Nous ne demandons en cela qu'un simple acte de justice au Monde
civilisé.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 387

[396]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti
DEUXIÈME PARTIE :
Haïti parmi les nations civilisées

Chapitre IV
Des superstitions haïtiennes.

I. — Croyances superstitieuses.

Retour à la table des matières

En abordant cette question entourée de tant d'ombre et de mystères,


des « superstitions haïtiennes » j'ai, présente à l'esprit, la promesse
faite à mes lecteurs, rengagement pris envers eux, au commencement
de ce livre, de dire la vérité, toute la venté sur Haïti et les haïtiens, de
leur montrer mon pays « tel qu'il est, tel que l'on fait ses traditions et
ses tendances. » Je ne manquerai pas plus à cet engagement à propos
de nos superstitions, qu'à propos d'aucun trait de notre caractère. Je se-
rai d'autant plus sincère que dans l'intérêt même de mon pays et pour
l'avancement de mes compatriotes, je suis profondément convaincu de
la nécessité de faire sur ce chaos une lumière complète, car les fausses
notions qui circulent dans le monde à ce sujet ont pour déplorable ré-
sultat d'accroître à notre égard dans le monde civilisé les antipathies
nées de la différence de race, du préjugé de couleur. Ces antipathies,
par une sorte d'action réflexe, produisent chez nous-mêmes, non des
sentiments analogues, — l'haïtien a une soif trop sincère, trop ardente
de civilisation pour qu'il en soit ainsi, — 157 mais une certaine timidité
157 « The negro has the greatest in fact, an almost superstitious reverence
for « the flags of foreign nations. » Le nègre a le plus profond respect, une
révérence presque superstitieuse pour les pavillons des nations étrangères.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 388

à l'égard du [397] blanc toujours prêta nous insulter, à nous repousser


dans cet isolement social et international dont nous n'essayons jamais
de sortir qu'au prix des plus douloureux froissements. Je crois devoir
appeler tout particulièrement l'attention de mes lecteurs sur la nécessi-
té de traiter séparément des croyances superstitieuses des haïtiens et
de leurs prétendues pratiques superstitieuses.
[398]

— S. St-John, page 161.


(Trad. des Éditeurs.)
« Towards the white man, whatever jealousy he may feel on account of
former political questions, the black is usually both respectful and cordial ».
(Envers le blanc, et quelle que soit la jalousie qu'il ressente par suite d'an-
ciennes questions politiques, le noir est d'ordinaire toujours respectueux et
cordial.) — Ibid. page 138.
(Trad. des Éditeurs)
« Notwithstanding all the interested (?!) denials of the mulattoes, there is no
doubt bat that the lower class negro, in particular, respects the white man as
a superior being (*) and therefor respects his religion as superior to his be-
ing. (**) Nonobstant toutes les dénégations intéressées (?!) des mulâtres, il
est hors de doute que le nègre de basse classe, particulièrement, respecte le
blanc comme un être supérieur et, par suite, considère sa religion comme su-
périeure à la sienne. — Ibid. page 174.
(Trad. des Éditeurs)
« It is well known that the first dream….. of the young HAÏTIENNE is a rich
European, who can place her in a respectable position, give her the pro-
spect of occasional visits to Europe, with the ultimate expectation of entirely
residing there. » (***)
Il est avéré que le premier rêve de toute jeune haïtienne est un riche…..
Européen, qui puisse lui assurer une position respectable, lui donner la pers-
pective de quelques voyages en Europe et l'espoir d'y résider entièrement
plus tard. — Ibid. page 174.
(Trad. des Éditeurs)

* The author is mistaken only in the choice of the word : if instead of the
WHITE MAN, he had said the « ENLIGHTENED, THE CIVILISED MAN » and
had added : « the Darker that enlightened man, the nearer his complexion
to his own, the deeper the negro's respect for him », he would have enunci-
ated an absolute truth. H. P.
L'auteur « St-John ne fait erreur que dans le choix du mot : si, au lieu de
dire le blanc, il avait dit L'HOMME ÉCLAIRÉ, CIVILISÉ ; et s'il avait ajouté « et
plus cet homme éclairé est de couleur foncée, plus il se rapproche de sa
propre complexion (du noir) plus profond est envers lui le respect du nègre »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 389

C'est par la confusion volontaire ou non de ces deux choses si dif-


férentes pourtant, que l'on parvient à jeter assez d'obscurité sur la
question pour permettre la propagation dans le monde, des idées les
plus absurdes, les plus fausses sur les haïtiens. C'est en faisant volon-
tairement ou non, la confusion entre des « croyances absurdes » et des
« pratiques criminelles ou barbares » qu'un écrivain étranger en est
venu à cette conclusion révoltante :

il aurait énoncé une vérité absolue.


(Trad. des Éditeurs.)
** The author (St-John) seems here to forget that there are not in Haïti one re-
ligion of the Blacks, another religion of the Mulattos and a third religion of
the whites ; that we all belong, at least avowedly, to the one sole religion of
Christ ; that with the exception of a very few but mighty sharp jews, we all
blacks, red and white, are catholic or protestant, more or less sincere, more
or less hypocrite, as may appear front the comparison of our actions with
our affirmed religions principles exactly as it goes round the rest of the civ-
ilised world.
The author (St-John) will allow us to point out to him this fresh evidence
of his perpetual contradiction. The negro is convinced of the superiority of
Christianism as compared to African fetishism. No other religion is taught
him, at least as far as theory goes, on our island since about three centuries,
but that « religion of the whites » how then may come the conclusion that
Vaudoux Worship has developed to such an extent as to warrant the asser-
tion that every haitian has become tainted therewith ? H. P.
L'auteur (St-John) semble ici oublier, qu'il n'y a pas en Haïti une religion
des NOIRS, une autre religion des MULÂTRES et une troisième religion des
BLANCS ; que, tous, nous appartenons, AU MOINS THÉORIQUEMENT, à la
seule religion du CHRIST ; qu'à l'exception de quelques rares, mais très
adroits juifs, nous tous noirs, jaunes et blancs, nous sommes catholiques ou
protestants, plus ou moins sincères, plus ou moins hypocrites, si l'on com-
pare nos actions aux principes religieux dont nous nous réclamons, mais tout
cela exactement comme il en est dans tout le reste du monde civilisé.
L'auteur (St-John) nous permettra de lui signaler cette nouvelle preuve
de sa perpétuelle contradiction. D'un côté le nègre est convaincu de la supé-
riorité du Christianisme comparé au fétichisme africain ; d'un autre côté on
ne lui apprend, du moins en théorie, dans notre île depuis environ trois
siècles, aucune autre religion que celle « des blancs » ; d'où peut venir alors
la conclusion « le CULTE DU VAUDOUX s'est tellement développé qu'on peut
affirmer que tout haïtien en est contaminé ? »
(Trad. des Éditeurs)

Voir le renvoi de la note suivante à la page 391.


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 390

« The first question naturally asked is : « Who is tainted by the


Vaudoux worship ? I fear the answer must be who is not ? If the majority
of Haitians be tainted by the [399] « Vaudoux, who is it that denounces
these horrible crimes, and how could a remedy be found ? » 158

La vérité est que du temps de Sir SPENSER ST-JOHN, c'est-à-dire il


y a 25 à 30 ans, les croyances superstitieuses les plus extravagantes,
les plus absurdes étaient encore répandues dans le pays et affectaient
dans une certaine mesure même les classes élevées de la société haï-
tienne. Ces superstitions, par suite de circonstances que j'expose ci-
après, s'étaient élevées vers cette époque à un maximum d'intensité
qui ne s'était jamais vu auparavant. Si l'on demandait alors qui est su-
perstitieux en Haïti, qui croit à la possibilité, à l'existence de choses
surnaturelles, de choses dont l'absurdité choque l'intelligence, la rai-
son éclairée et jusqu'au simple bon sens ? Il serait peut-être permis de
répondre par la sentence du diplomate-écrivain : « À peu près tout le
monde, a peu près tous les habitants d'Haïti : nègres, mulâtres et
blancs ; cultivateurs, ouvriers, fonctionnaires publics, avocats, prêtres,
médecins, petits marchands, négociants, consuls, diplomates ; tous,
riches ou pauvres, instruits ou ignorants, tous partageaient parait-il à
un degré quelconque ces « croyances superstitieuses » tous subis-
saient à un degré quelconque les mêmes « terreurs superstitieuses. »

*** A logical inference from this passage and the who le content of this curious
book would be that the young haïtienne must be labouring under the idea
that « vaudou worship » is practised in Europe on a greater style than in
Haïti or even in Africa. H. P.
On pourrait logiquement inférer de ce passage et même de tout le conte-
nu de ce curieux livre de St-John que la jeune haïtienne doit être sous l'im-
pression que le « culte du vaudoux » se pratique en Europe sur une plus
vaste échelle qu'en Haïti ou même qu'en Afrique.
(Trad. des Éditeurs.)
158 La première question que l'on pose, tout naturellement, est : qui pratique
le culte du vaudoux ? — « Je crains bien que la réponse ne soit : Qui ne le
pratique pas ? » St-John page 183. — Si tous les haïtiens sont adeptes du
vaudoux, qui est-ce qui dénoncera ces crimes abominables, et comment
peut-on y trouver un remède ?— ibid. page 221.
(Trad. des Éditeurs.)
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 391

« There is no doubt that these loup-garous do carry off many chil-


dren. 159 (SPENSER ST-JOHN, blanc, diplomate anglais, page 227.)
It is not more remarquable that the papalois should i know the proper-
ties of the plants in Haïti, than that the Indians of Peru and Bolivia should
have discovered the properties of the cinchona bark and the coca-leaf. » 160
[400]
« Deux jours après mon arrivée à Port-au-Prince, une femme endor-
mie au moyen d'un narcotique et enterrée le soir au cimetière de la ville,
fut exhumée dans la nuit ; elle respirait encore, on la tua, puis on enleva
la cervelle, le cœur et le foie de la victime… on lient pour certain que les
parties mutilées ont été destinées à la célébration de quelque mystère vau-
doux etc. »

(Marquis de FORBIN-JANSON, blanc, Ministre de France à Port-au-


Prince. Cité par ST-JOHN, page 218. )

Mr. de FORBIN-JANSON venait d'arriver de France. Il n'avait encore


passé que deux jours à Port-au-Prince. Cependant, il ne douta pas un
instant que ce crime fut l'œuvre d'une Maman-Loi, il ne lit aucune en-
quête personnelle sur les causes, les moyens ou la nécessité de ce
crime. Il accepta sans hésitation, sans contrôle, tout ce qu'il entendait
raconter à ce sujet et écrivit gravement à son gouvernement qu'il
s'agissait de « la célébration de quelque mystère vaudoux du féti-
chisme africain encore pratiqué, quoiqu'on dise, par la grande majorité
des Haïtiens. » En deux jours, cet européen avait subi la contagion de
nos superstitions et croyait à la possibilité pour des femmes de la plus
grossière ignorance, de produire à volonté et à distance la mort appa-
rente par ou pour un « mystère vaudoux du fétichisme africain. »
Le plus intrépide de ces croyants parmi les européens, anciens col-
lègues de Sir SPENSER ST-JOHN dans le corps diplomatique de Port-
au-Prince, a été assurément Don MARIANO ALVAREZ, Ministre d'Es-
pagne.

159 Il n'y a pas de doute que ces loups-garous enlèvent beaucoup d'enfants
St-John, page 227.
160 II n'est pas plus étonnant que les Papa-lois connaissent les propriétés des
plantes d'Haïti, que les Indiens du Pérou et de la Bolivie aient découvert
celles de l'écorce du quinquina et de la feuille du coca. (Ibid. page 228)
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 392

« Mr. ALVAREZ, nous dit ST-JOHN (page 206) had a great liking for
Haitian society, and lived much with certain families, and was very
familiar with what was occurring in the country. » 161 C'est peut-être
pour ce motif qu'il partageait les superstitions haïtiennes à un degré
qui, si [401] l'on en juge par les traits suivants, le plaçait à cet égard
bien en avant de ses collègues, et même de la moyenne des haïtiens :
En parlant des papas-lois Mr. ALVAREZ dit : « They produce (il ne
dit pas) : the ignorant people of the country believe them to produce
(les gens ignorants du pays croient qu'ils produisent) ; il affirme lui-
même that they produce (qu'ils produisent.) They produce, dit-il donc,
death apparent, slow or instantaneous, madness, paralysis, impotence,
idiocy, riches or poverty, according to their will. » 162
On pourrait croire que même sous cette forme, Mr. ALVAREZ n'en-
tendait qu'exprimer les absurdes croyances de la foule imbécile et nul-
lement ses propres croyances à lui, européen, agent diplomatique de
S. M. C.- Mais il a lui-même pris les précautions nécessaires pour pré-
venir toute équivoque à ce sujet. Ce qui précède, il le rapporte non
comme expression des croyances des haïtiens, de leur naïve crédulité,
mais bien comme un exposé, il le dit en toutes lettres, « of the acts
committed by these ferocious sectaries » (des actes commis par ces
féroces sectataires) et comme pour ne laisser aucun doute sur sa pen-
sée, il s'empresse de donner un exemple, une illustration :

« It has happened on occasions, that persons have retired to bed in the


possession of their senses to awaken idiots and remain in that State in spite
of the aid of science, and in a few days to be completely cured when the
causes which have produced the alienation have ceased. One individual
struck another ; the latter threatened him with impotency. At the end of fif-
teen days he was paralytic in all his members. Following the counsels of a
friend, he consulted a Papaloi, who had the coolness to confess that he
had himself sold to his ennemy the philter that had reduced him to that
161 M r . ALVAREZ aimait beaucoup la société haïtienne, et fréquentait
quelques familles ; il était bien au courant de ce qui se passait dans le pays.
(St-John, page 200)
162 Ils produisent la mort apparente, instantanée ou lente, la folie, la paraly-
sie, l'impuissance, l'idiotie et donnent la richesse ou la pauvreté, selon leur
volonté. — St-John, page….
(Trad. des Éditeurs.)
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 393

state, [402] but for the sum of about L.20, he would cure him. In fact in a
few days, by means of the remedies of the Papa, he was completely re-
stored to health. And if it be doubted that these individuals, without even
common sense can understand so thoroughly the properties of herbs and
their combinations so as to be able to apply their to the in jury of their fel-
low creatures, i can only say that tradition is a great book….. 163
[403]

163 Il est arrivé que des personnes qui se sont couchées en parfaite santé, se
sont réveillées idiotes, sont restées dans cet état en dépit des secours de la
science et ont été complètement guéries après quelques jours quand les
causes ayant produit l'aliénation avaient cessé. Un individu ayant trappe un
autre, celui-ci le menaça de le rendre impotent. Quinze jours après, il était
paralysé de tous ses membres et sur les conseils d'un ami, il consulta un Pa-
pa-loi qui eut l'audace de lui avouer qu'il avait lui-même vendu à son enne-
mi le poison qui t'avait mis dans cet état, mais que pour 100 piastres il le
guérirait. Et, en effet, au bout de quelques jours, au moyen des remèdes du
Papa, il était complètement guéri. Et si l'on doute que ces individus dénués
même de sens commun, puissent si complètement connaître les propriétés
des plantes et de leurs combinaisons, jusqu'à pouvoir les employer à nuire à
leurs semblables, je ne puis que répondre que la tradition est un grand livre
— (St-John, page 215 et suivantes.)
(Trad. des Éditeurs.)
Ce pauvre Mr. ALVAREZ, qui aura sans doute consulté MORRAU de St-
Méry pour savoir comment les français s'y prenaient autrefois pour se mettre
à l'abri de la puissance surnaturelle, presque divine de ces « ferocious secta-
ties » (féroces sectataires) n'a pas remarque, malheureusement pour lui,
combien cet écrivain français s'appesantit sur l'esprit moqueur de la race
noire ou tout au moins des nègres de Saint-Domingue. Ce brave Hidalgo a
dû être un riche sujet aux mains de quelque méchante petite mulâtresse du
Port-au-Prince à l'esprit assaisonné au sel d'une éducation parisienne. Du
reste, on ne se mettait guère en frais d'imagination avec lui. Ce qu'il rapporte
là est simplement l'un des mille contes de BOUQUI et TI-MALICE avec les-
quels les nourrices haïtiennes endorment les bébés : Bouqui, qui est la per-
sonnification de la bêtise, avait été victime de quelque mauvais tour de Ti-
Malice qui est l'incarnation de l'intelligence. Bouqui, qui est une grosse et
forte brute, cherchait pour le pourfendre son malicieux, mais chétif et faible
adversaire. Au détour d'un carrefour, il rencontre tout perclus, se soutenant à
grand peine sur deux béquilles, un homme qu'il avait vu la veille sain et vi-
goureux. « Qu'est-ce donc que cela, mou ami, s’écrie-t-il, que vous est-il
donc arrivée ? » « Ah ! Monsieur Bouqui, c'est une bien triste aventure.
Connaissez-vous, un nommé Ti-Malice ? » Bouqui, vivement intéresse :
« Oui, oui, je crois le connaître. Eh bien ? »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 394

« It is not long since that in one of the streets of Port-au-Prince was


found at early morn the body ot an unknown youth, of about twenty
years of age, who had a weapon piercing his heart, and attached to
that a thin [404] hollow cane. » 164 If Don MARIANO ALVAREZ had
never left Madrid, or had visited abroad only such cities as New-York,
Paris or London, he would have assumed such a case tube one of duel,
suicide or murder. But, he was in Haiti, he lived with haitian families,
he got his mind influenced by our superstitions, and admitted without

« Ah ! Mon bon Monsieur, c'est un homme bien puissant, bien dange-


reux. Dieu vous sauve de toute querelle avec lui ! Hier au soir quand je vous
ai laissé, j'ai été visité ma fiancée. J'ai trouvé là ce Monsieur Ti-Malice qui
lui comptait fleurette. Comme il est tout petit, tout chétif, je voulus lui infli-
ger une correction, je levai la main pour le frapper. Il fit un bond en arrière
en s'écriant : « je vais te rendre impotent ». Puis allongeant vers moi sa main
droite, le bras tendu, il dit ces seuls mots : « tu fa malore » ; aussitôt je m'af-
faissai sur le sol paralysé de tous mes membres. Force me fut d'envoyer
acheter cette paire de béquilles pour m'en aller chez moi, lui abandonnant le
terrain que j'étais désormais hors d'état de lui disputer. »
« — Hum ! Ti-Malice vous a fait ça ! Je le savais un homme très-fort,
mais pas tant que ça ! »
Et en murmurant ces mots, Bouqui s'en alla tout pensif. Au carrefour sui-
vant il se trouve face-à-face avec Ti-Malice qui l'aborde avec arrogance : —
« Dites donc, vieille bête, on me dit que vous me cherchez ; qu'est-ce que
cela veut dire ? ».
Bouqui, se rabattant sur ses ressources diplomatiques : « Ah ! Mon cher
Ti-Malice, vous plaisantez toujours, nous sommes amis, mon cher. Je vou-
lais vous voir pour vous parler de ce pauvre X — il lui est arrivé un grand
malheur, mon cher, et j'ai pensé que vous étiez le seul homme capable de le
sauver. « Ah ! Oui ! Celui que j'ai rendu impotent hier, car il a dû vous dire
que c'est moi qui lui ai fait cela. Puisque vous vous intéressez à lui, je veux
bien le guérir, mais cela vous coûtera 100 gourdes. »
Bouqui réprima avec peine une grimace.
Ti-Malice, sans avoir l'air de s'en apercevoir continue :
« D'ailleurs, je sais que vous avez dit du mal de moi et je décide que de
toute façon vous devez me donner ces P. 100. Vous allez me les payer à l'ins-
tant, sans quoi je vais... » Et il fit mine de lever le bras.
Bouqui terrifié : « Restez donc tranquille, mon cher, ne faites donc pas
de mauvaises plaisanteries comme cela ; nous sommes amis, mon cher, et ce
n'est pas pour la bagatelle de P. 100 que nous allons nous fâcher. »
Sa main fouillait en même temps ses poches et en tirait la somme exigée.
Puis le malin et le sot s'en allèrent à la recherche de l'impotent. Ti-Malice
étendit vers lui cette lois la main gauche en s'écriant : « Non tu fa malore ».
Aussitôt le paralytique jeta ses béquilles et se mita danser un catenda. Bou-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 395

any hesitation, any protest of his european, cultivated intelligence, the


foolish supposition that young man « was assassinated in order to
suck his blood. » For him, it was a plain case of loup-garou. 165
Sir SPENSER St-John, qui parait croire son esprit moins influencé
par les croyances superstitieuses d'Haïti, se récria lui-même, (page XII
de son introduction) sur la trop facile crédulité de l'officier de la ma-
rine anglaise qui a, fourni des notes en 1881 au « Vanity Fair » sur le
cannibalisme haïtien. 166
Mes lecteurs voudront bien remarquer que dans tout ce qui pré-
cède, je n'ai point l'intention de rendre, comme on [405] dit, la mon-
naie clé leur pièce, aux hommes qui veulent avilir mon pays et ma
qui s'en alla émerveiller, et les deux compères restés seuls, se partagèrent
fraternellement les P 100. Ces contes se terminent aussi par une formule sur
l'incrédulité de l'auditoire : « Si vous doutez de la vérité de cette histoire, di-
sait la nourrice, ce zaffair ou (c’est votre affaire). Je l'ai contée un jour à ma
dernière maîtresse qui m'a déclaré que j’étais encore plus bête que Bouqui,
là-dessus elle me mit à la porte avec un grand coup de pied qui m'a lancée
jusqu'ici où je suis devenue la servante de votre maman et la vôtre. » H. P.
164 Il n'y a pas longtemps que dans une rue de Port-au-Prince on trouva, de
grand matin, le cadavre d'un jeune homme inconnu, d'environ 20 ans, ayant
le cœur perce d'un couteau qui se trouvait encore dans la plaie et un mince
tube y était attaché. (St-John, page 212.)
165 Si Don MARIANO ALVAREZ n'avait jamais laissé Madrid, ou n'avait visite
à l'étranger que des villes comme New-York, Paris ou Londres, il aurait at-
tribué ce cas à un duel, à un suicide ou à un assassinat.
Mais il était en Haïti, il fréquentait des familles haïtiennes son esprit fut in-
fluencé par nos superstitions et il admit sans hésitation, sans aucune protes-
tation de son intelligence européenne, cultivée, l'absurde supposition « qu'on
avait assassiné le jeune homme afin de lui sucer le sang ». Pour lui, c'était
clairement un cas de loup-garou.
(Trad. des Éditeurs.)
166 « It is evident, dit St-John, that the writer in « Vanity-Fair » was a naval
officer or a passing traveller in the West-Indies, and he probably carefully
noted the information given him. He was, however, too inclined to believe
what he heard ».
Toujours la grande vérité évangélique : Tu vois la paille dans l'œil de ton
voisin, mais pas la poutre qui t'aveugle toi-même. H. P.
II est évident, dit St-John, que l'auteur de l'article du « Vanity Fair »
c'était un officier de marine, ou un voyageur de passage aux Antilles, qui a
probablement noté avec soin les informations qu'on lui donnait, il était ce-
pendant trop enclin à croire tout ce qu'il entendait. »
(Trad. des Éditeurs.)
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 396

race, en donnant à entendre que ces hommes auraient fait en Haïti, ce


dont ils accusent les haïtiens. Ce que je veux démontrer, ce sur quoi je
veux projeter la lumière pour tout esprit impartial qui voudra lire ou
relire le livre de Sir SPENSER après avoir lu le mien, c'est l'étendue des
superstitions qui ont obscurci et obscurcissent encore quoique à un de-
gré infiniment moindre chaque année, l'esprit des masses populaires
en Haïti et dont l'influence ne pouvait manquer de se faire sentir plus
ou moins, à des degrés divers, je le répète, dans toutes les classes de la
société haïtienne.
Nous avons dit quels puissants obstacles se sont opposés au déve-
loppement de l'instruction générale en Haïti. Nos lecteurs savent
maintenant que, malgré les progrès réels, sensibles déjà réalisés, une
portion énorme de la population est encore privée d'éducation dans
nos villes, comme dans nos champs. Ils ne trouveront donc pas surpre-
nant que des croyances superstitieuses y soient encore répandues en
proportion de cette ignorance et surtout en proportion de la plus ou
moins grande fermeté de caractère, de la plus ou moins grande éléva-
tion d'esprit de chacun. On sait que, dans un temps et dans un pays où
règnent des croyances superstitieuses, les esprits les mieux cultivés,
les âmes les plus fortement trempées n'échappent pas toujours et com-
plètement à leur influence.
MONTAIGNE qui, en écrivant ses pensées philosophiques étudiait
tout particulièrement les mouvements de son âme disait : « Où l'un
plat est vide du tout en la balance, je laisse vaciller l'autre sous les
songes d'une vielle ; et me semble être excusable si j'accepte plutôt le
nombre impair, le jeudi, au prix du vendredi ; si je m'aime mieux dou-
zième ou quatorzième, que treizième à table ; si je vois plus volontiers
un lièvre côtoyant que traversant mon chemin, quand je voyage ; et
donne plutôt le « pied gauche que le droit à chausser. » 167

[406]
MONTAIGNE écrivait dans le 16me siècle.
La civilisation a-t-elle entièrement détruit les superstitions de la
race blanche dans le cours des trois siècles qui se sont écoulés depuis
la mort de l'auteur des ESSAIS ?
167 Montaigne. - Édition Guillaumin, Paris -1870. — 4e volume, page 13.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 397

Dans un journal de New-York, on lit les lignes suivantes publiées


en Décembre 1890 : « On télégraphie de Chicago que le shérif
MATSON, qui a pendu en 1887 les anarchistes condamnés à mort à la
suite de l'émeute de Haymarket... ... a brûlé en présence des princi-
paux employés de la prison du comté, les cordes authentiques avec
lesquelles les anarchistes ont été pendus…….
Quelle désillusion pour les personnes superstitieuses qui avaient
acheté au poids de l'or de la prétendue corde ayant servi à pendre les
anarchistes ! On dit qu'il s'en était vendu des quantités phénoménales :
de quoi pendre des milliers d'assassins. » (Courrier des États-Unis).
Ne serais-je pas autorisé à dire de la superstitieuse société haï-
tienne, comme autrefois le CHRIST dans l'apologue de la femme adul-
tère : que la société humaine qui croit n'avoir jamais eu, ou n'avoir
plus aucune superstition nous jette la première pierre !
Je suis encore obligé d'insister ici sur une nouvelle distinction, en
vue de bien préciser le sens que j'attache ici au mot « superstition ». Il
y a des gens, surtout dans les pays soumis à l'influence religieuse des
protestants anglais, qui veulent que l'on entende exclusivement parce
mot une foi religieuse quelconque, mais autre que la leur ; et le mot
ainsi entendu, leur charité chrétienne ne distingue pas entre les di-
verses superstitions qui peuvent affliger les pauvres sociétés humaines
et les retenir dans la barbarie : Catholicisme romain ou fétichisme
africain, papiste ou vaudou, c'est tout un pour ces bonnes âmes. 168

168 « For 400 years, has the name of CHRIST been known upon this island,
and for 400 years have the people been in the hands of the Romish Church,
and yet I was informed upon good authority that two-thirds of the men who
packed the cathedrals were heathen, devil worshippers, voodooist and canni-
bals who worshipped, within the very walls of the cathedrals their heathen
god Voodoo » New-York Sun.-—Nov. 11 1890. A lecture delivered in St.-
Bartholomew's Church, 44th. Street and Madison Ave. N.-Y. by the« Right
Revd. Arthur Cleveland Cox, Bishop of western N.Y. on the subject of mis-
sion work in Haiti. »
Depuis 400 ans, le nom de Christ est connu dans cette île, et depuis 400
ans sa population est entre les mains de l'Église Romaine et cependant je
suis informé, de bonne source, que les deux-tiers des hommes qui rem-
plissent les Églises sont des païens, des adorateurs du diable, des adeptes du
vaudou, des cannibales qui adorent, dans l'intérieur même de l'Église, leur
dieu païen Vaudou. — Journal le « Sun » de New-York — No. 11 Nov.
1890— Conférence faite dans l'Église St. Barthélémy à la 44eme rue et Ave-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 398

[407]
Dans un intéressant article de Mr. JOHN BURROUGHS, sur la diffé-
rence entre « la foi et la crédulité » publié dans le North American Re-
view, du mois d'Octobre 1890, nous relevons le passage suivant.
« It seems to me that the essence of religions faith is that it is inde-
pendent of proof and, at most, rests upon, or stands from a degree of
probability. — Faith proper begins where reason ends ; where reason
avails we have no need of faith ; where there is a bridge we do not
need to take a leap. What can be proved to the understanding there is
no escape from ; but our religions cravings and aspirations are entirely
personal and subjective, and are not matters of evidence Religions
faith has to do with the supernatural ; and what can reason or sense do
with that which transcends reason and sense ?
Credulity is quite a different thing. Credulity may be defined as be-
lief without proof in matters where proof is demanded and is within
reach. Mankind have always been very credulous ; credulity is easy ;
we all have to fight against it but faith, as Dr. Fisher insists, is not
easy ; it requires a strong effort of the will. Children are very a credu-
lous ; they believe whatever we tell them without proof. Indeed, they
do not yet know what proof is. So with savage tribes, though with
them credulity mainly runs into superstition. Credulity is the basis of
superstition. When the mysterious, the preternatural, is brought into
matters capable of verification, when proof is dispensed [408] with
and the event or occurrence is referred to anti-mundane agencies, as in
the case of haunted houses, t etc., that is superstition. » 169

nue Madison, New-York, par le Très-Révérend Arthur Cleveland Cox,


Évêque protestant de l'Ouest-New-York au sujet de l'œuvre des missions en
Haïti.
(Trad. des Éditeurs.)
169 Il me semble, que l'essence de la foi religieuse est qu'elle est indépen-
dante de toute preuve et, au plus, s'appuie sur un certain degré de probabilité
ou provient de là.
La foi proprement dite commence où finit la raison ; où la raison est suf-
fisante la foi est inutile ; où il y a un pont, nous n'avons pas besoin de sauter.
— Nous ne pouvons nous dérober à ce qui peut être prouvé à notre entende-
ment, mais nos désirs et nos aspirations religieux sont personnels et subjec-
tifs et ne sont pas des choses évidentes par elles-mêmes.
La foi religieuse relève du surnaturel ; et que peut faire la raison ou le
bon-sens, à ce qui surpasse la raison et le bon-sens ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 399

La superstition à laquelle se rapporte cette première partie du pré-


sent chapitre, et sur laquelle j'appelle l'attention du lecteur, c'est cette
crédulité enfantine, cette croyance implicite en des choses suscep-
tibles de vérification et de preuve dans lesquelles on t'ait intervenir le
merveilleux, le surnaturel pour établir des relations de cause à effet
qui ne sauraient résister à un instant de sérieuse réflexion, à la
moindre intervention de la raison. C'est, en un mot, la superstition qui
résulte de l'ignorance et qui disparaît graduellement d'Haïti comme
elle a disparu de l'Europe avec le développement intellectuel de la
communauté. Je n'entends point parler ici des superstitions résultant
des enseignements d'un culte quelconque, païen, ou chrétien, prati-
quant ou non des sacrifices humains ou autres et que l'on ne saurait
extirper que par la conversion [409] des fidèles à un autre culte plus
pur ou plus éclairé. J'examine séparément cette question dans la partie
suivante.
Les superstitions les plus répandues en Haïti proviennent de trois
principales sources :
1°. Les mensonges répandus, comme le lecteur le sait déjà, dans
les anciens ateliers d'esclaves de Saint-Domingue, tant par les français
pour les empêcher de subir la contagion de la fuite et de la révolte, en
leur présentant, les révoltés comme des sorciers et des empoisonneurs,
que par les esclaves eux-mêmes, les femmes surtout concourant aux
préparatifs d'évasion, pour empêcher leurs terribles secrets de tomber
en possession des indiscrets ou des traîtres de leur propre sang. Il y
avait aussi des histoires épouvantables répandues dans les cases des
La crédulité est une toute autre chose. Elle peut être définie une
croyance sans preuve à des choses dont la preuve est requise et se trouve à
portée de l'intelligence.
L'humanité a toujours été très-crédule ; la crédulité est aisée ; tous, nous
avons à lutter contre elle. Mais la foi, comme le dit le Dr. Fisher, n'est pas
facile ; elle demande un puissant effort de la volonté. Les enfants sont très-
crédules, ils croient tout ce que nous leur disons sans preuve. — Et à la véri-
té, ils ne savent pas encore ce que signifie le mot : preuve. — Ainsi en est-il
des tribus sauvages, quoiqu’avec elles la crédulité dégénère en superstition.
— La crédulité est la base de la superstition. Quand le mystérieux, le surna-
turel est introduit dans des choses susceptibles de vérification, quand on se
dispense de preuve et qu'on attribue l'événement ou l’occurrence à des
causes de l'autre monde comme dans le cas des maisons hantées, etc., c'est là
la superstition.
(Trad. des Éditeurs.)
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 400

esclaves, surtout par les mères pour effrayer les enfants et les jeunes
filles, et les empêcher de se soustraire la nuit à la protection de leurs
parents et de rencontrer les marrons qui les enlevaient fréquemment
pour faire des uns des hommes libres et des autres, leurs compagnes.
2°. Les superstitions proprement dites venues d'Afrique avec les
bossals et habilement exploitées par les uns et les autres pour tortiller
les mensonges répandus de part et d'autre afin d'épaissir le voile qui
cachait au vulgaire les sombres et perpétuelles luttes du nègre d'Haïti
contre le colon français, contre l'esclavage.
3°. Les superstitions des français eux-mêmes passant des maîtres
aux esclaves, mêlées à tout le reste et concourant également à jeter la
poudre aux yeux de tous.

Ainsi la croyance superstitieuse la plus répandue dans le pays :


celle de l'existence des loups-garous est d'origine purement française
comme le nom l'indique. Et pour donner la définition exacte de ce que
l'on entend en Haïti par un loup-garou, il nous suffit de rapporter tex-
tuellement ici celle qu'en donnent les dictionnaires français à ce mot
en France, et il faut bien le dire dans toute l'Europe.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 401

Loup-garou. — Homme, sorcier qui, suivant les gens superstitieux,


erre la nuit, transforme en loup.
[410]
Le peuple des campagnes appelait loup-garou un sorcier qui, travesti
en loup, courait les champs pendant la nuit. Sa peau était à l'épreuve de la
balle, à moins que celle-ci n'eut été bénie dans la chapelle de ST-HUBERT,
patron des chasseurs, que le tireur ne portât sur lui du trèfle à quatre
feuilles, etc.
Cette superstition n'a point entièrement disparu ; on en trouve encore
aujourd'hui des vestiges chez les paysans de la Bretagne, de l'Auvergne et
du Limousin. Elle était tellement accréditée au moyen-âge, que des mal-
heureux, accusés de ce genre de sorcellerie, ont été condamnés au feu par
les tribunaux. Enfin, chose difficile à croire, les préjugés avaient tellement
abruti les esprits à cette époque, qu'il s'est trouvé de pauvres diables, sans
doute atteints de lycanthropie, qui se sont crus, de bonne foi, métamorpho-
sés en loups et que, possédés de cette singulière folie, ils couraient les rues
et les champs en poussant des hurlements.
Définition tirée de Larousse.

Comme il n'y a pas de loups en Haïti la superstition a généralisé la


définition en retendant à tous les animaux, mais plus particulièrement
au porc.
Dans les masses populaires généralement privées, surtout dans nos
campagnes, des secours de la science mécale, comme il sera expliqué
ci-après, lorsqu'un charlatan entreprend de soigner un malade, répond
péremptoirement de la vie de son client et le voit mourir, comme cela
arrive presque toujours, il ne manque jamais on le conçoit bien, de
sauvegarder sa réputation de médecin, en expliquant l'insuccès de sa
médication par l'intervention meurtrière d'un loup-garou Et comme les
empiriques ont été pendant longtemps, même sous le régime colonial,
à peu près les seuls médecins disponibles dans nos villes les plus
considérables, le loup-garou : restait responsable de presque tous les
décès. On semblait en être venu à ne plus croire à la possibilité de la
mort naturelle.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 402

Aujourd'hui encore, et pour quelques individus restés dans un état


de grossière ignorance, quiconque meurt avant d'avoir dépassé l'âge
de virilité, a été nécessairement mangé par le loup-garou, sauf pour-
tant, ceux qui ont été emportés par des épidémies dont le résultat ne
peut être douteux, ou par des maladies lentes comme les affections de
la poitrine, du foie, du cœur, etc., qui laissent aux parents, aux amis,
aux voisins surtout le temps de prévoir et d'attendre l'inévitable issue.
Mais les enfants, les jeunes gens de l’un et de [411] l'autre sexe em-
portés en trois jours, souvent en moins de 24 heures par ces épouvan-
tables fièvres pernicieuses des tropiques dont l'action foudroyante dé-
concerte la raison autant que la science humaine, cela c'est, le loup-ga-
rou, impossible d'en sortir. Il y a pourtant des enfants qui résistent à
ces terribles visiteuses de la saison d'été. Celui qui recouvre entière-
ment la santé est réputé avoir une forte-tête, c’est un tête-fort, un indi-
vidu qui aurait reçu en naissant le don surnaturel de l'invulnérabilité
contre les sorciers, il était né coiffé ou il est venu au monde avec un
cordon. Ceci est encore une autre superstition d'origine française ; on
lit dans le dictionnaire des sciences de Bouille : « Coiffé : En anato-
mie, on nomme ainsi une portion des enveloppes du fœtus qui se
trouve recouvrir quelquefois la tête de l'enfant dans l'accouchement
ordinaire peut résulter de la présence de ces coiffes des accidents
graves néanmoins, un préjugé vulgaire regarde cette disposition ex-
ceptionnelle comme d'un heureux augure, de là l'expression : être né
coiffé. »
En rattachant cette superstition à celle du loup-garou on comprend
de quelle importance devait être pour chacun la présence ou l'absence
de ta coiffe à la naissance d'un enfant, du cordon surtout (le cordon se
présentant en une bande tordue) qui assurait une invulnérabilité plus
absolue que la simple coiffe. Dans mon enfance, il m'en souvient,
lorsqu'un enfant était né coiffe, on enlevait, un petit morceau de sa
coiffe ou de son cordon que l'on faisait sécher et que l'on conservait
précieusement dans la famille. C'était le talisman de l'enfant, sa sauve-
garde contre les loups-garous et contre leurs macaqueries. 170 En cas de
170 Singeries. Grimaces. Dans le peuple, toujours moqueur en Haïti, on dési-
gnait et l’on désigne encore par ce nom ironique, les passes, les gesticula-
tions que l'on imputait au loup garou et que des écrivains aujourd'hui ap-
pellent gravement les cérémonies du culte Vaudoux, en allant empruntera un
écrivain du 18e siècle, à Moreau de St-MERY, des histoires d'il y a cent cin-
quante ou deux cents ans. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 403

maladie, on enfermait sa coiffe dans un cachet qu'on suspendait à son


cou.
[412]
Ainsi armé, il pouvait braver tes maléfices. En outre, les parents
plus tranquilles, moins tourmentés de terreurs superstitieuses à l'égard
des enfants nés coiffes, leur laissaient infiniment plus de liberté d'ac-
tion qu'aux petits malheureux venus au monde sans le précieux talis-
man et que leurs parents, les mères surtout, n'osaient jamais perdre de
vue. Il a dû en résulter que les coiffés, libres de courir par mont et par
vaux, devenaient plus robustes et résistaient mieux à l'épreuve des
fièvres ; dans leurs maladies d'enfance, les parents et les voisins 171
étant plus tranquilles du côté des loups-garous, devaient avoir aussi
plus de sang-froid en les soignant, et de tout cela il résultait probable-
ment moins de mortalités parmi les enfants coiffés que parmi les
autres. À quelque chose donc la coiffe leur était bonne. Mais la
croyance au loup-garou ne pouvait être affaiblie par ces faits. C'était
plutôt des renforts à la superstition.
Coiffés ou non, les enfants qui échappent à ces lièvres pernicieuses
des tropiques, n'en sortent pas toujours indemnes. La violence de l'ac-
tion de ces fièvres, les cérébrales particulièrement, est telle que parfois
la victime en revenant à la vie, ne recouvre qu'imparfaitement la rai-
son. L'enfant tombe et reste toute sa vie dans un état d'idiotie ; on rap-
pelle alors un baisbais et la superstition veut qu'à celui-là le loup-ga-
rou ait pris rame tandis qu'il prend aux autres le corps pour en sucer le
sang et prolonger indéfiniment sa propre existence.
Mais qu'est-ce que ce terrible loup-garou peut bien faire de cette
âme ?

171 À l'époque dont je parle, dès qu'il y avait une maladie grave dans une fa-
mille (et les maladies des enfants sont toujours graves sous les tropiques)
toutes les femmes du voisinage accouraient pour aidera sauver le malade.
Bien que déjà très affaiblie, cette coutume existait au temps de St-John et
même à l'heure présente elle n'a pas encore tout-à-fait, disparu. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 404

II. — Charlatanisme — Le Papa-Loi.

Retour à la table des matières

Ici nous abordons un autre ordre de superstitions où [413] les


croyances d'origine africaine se mêlent à celles d'origine française en
donnant lieu à un genre d'escroquerie autrefois répandue dans nos
villes, mais reléguée déjà aux confins de nos plaines et de nos mon-
tagnes, dans les régions les moins accessibles par la distance où les
accidents de terrains, à l'influence religieuse ou à l'action de la police.

« Les nègres croient à la magie, dit M. de St-Mery, et l'empire des fé-


tiches les suit au-delà des mers. Plus les contes sont absurdes, plus ils les
séduisent. De petites figures grossières, de bois ou de pierre, représentant
des hommes ou des animaux, sont pour eux autant d'auteurs de choses sur-
naturelles et qu'ils appellent garde-corps. Il est un grand nombre de nègres
qui acquièrent un pouce voir absolu par ce moyen et qui se servent de leur
crédulité pour avoir de l'argent, de la puissance et des jouissances de tous
les genres, même celles que la crainte ne devrait pas savoir ravir à
l'amour. »

C'est, on le voit, l'Alchimiste du moyen-âge qui entre en scène.


Seulement l'alchimie, comme on le sait, et comme le nom l'indique
d'ailleurs, a été l'enfance de la Chimie moderne. Les alchimistes en
usurpant la profession de médecins, appuyaient leur charlatanisme sur
quelques notions véritablement scientifiques, tandis que les
CAGLIOSTRO des mornes d'Haïti, trop profondément ignorants pour
être appelés, sans un honteux abus de mots, même des herboristes,
n'ont absolument aucun moyen à leur disposition que la crédulité, la
superstition des pauvres ignorants qui forment leur clientèle de plus en
plus clairsemée. La science du plus habile de ces hommes ne va pas
au-delà de quelques grossiers tours de prestidigitation.
En leur capacité de savants, de médecins ou de sorciers, ils ne se
nomment ni vaudoux, ni. grands-prêtres du dieu vaudou, comme tant
d'écrivains l'ont dit, en s'appuyant un peu sur MOREAU d e ST-MERY
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 405

beaucoup sur leur propre imagination. Leur véritable titre d'après nos
paysans, serait celui de houngan, mot venu, croit-on, d'un dialecte
africain dans lequel il équivaudrait aux expressions de Médecin ou sa-
vant.
[414]
Le laboratoire de ces prétendus conservateurs de ce qu'il faudrait
appeler, d'après ST-JOHN, la science botanique des Africains, ce labo-
ratoire se nomme un hounfor 172 et leurs prescriptions : des houngas,
des gardes-corps, des points ou des macandals.

172 M. de St-Mery les appelle des écoles de l'art d'empoisonner.


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 406

J'appelle ici l'attention de mes lecteurs tant haïtiens 173 [415]


qu'étrangers sur l'identité de la racine de ces trois mots, ce qui indique
bien qu'ils se rapportent à un même objet. Cet objet qui est absolu-
ment indépendant du vaudou proprement dit, c'est le traitement des
malades et nullement une affaire de culte, de fétichisme.
Quelle que soit l'origine de ces mots, ceux qui les ont employés ou
les emploient, dans les campagnes d'Haïti, ne leur assignent pas un
autre sens. Si Hounfor ou homfor, a jamais signifié le temple du dieu
173 On me permettra de le dire ici, toutes ces histoires de vaudou, de houn-
for, de couleuvre, ont tellement perdu de leur importance qu'un très-grand
nombre d'haïtiens n'en savent pas plus que ce que l’on peut en savoir à
l'étranger. Pour apprendre ce que c'était que toutes ces choses, ils n'ont pas
d'autres ressources que Moreau de St-Mery qui a écrit vers 1789, lequel a
été littéralement copie en 1853 par le romancier français GUSTAVE d'Allaux
qui a été copié littéralement en 1884 par l'anglais St-John.
GUSTAVE D'ALLAUX, dans son « SOULOUQUE et son Empire » en pre-
nant à son compte l'expose fait par MOREAU de St-Mery des fétichismes des
aradas, s'exprime en ces termes à la page 65 : « Quelques fois dit MOREAU
de St-Mery, dont la description semble écrit d'hier, quelquefois, un vase en-
core chaud du sang d'une chèvre, etc. » Comment savait-il que la description
de MOREAU de St-Mery était si conforme au vaudou de 1856 qu'elle sem-
blait écrite d'hier ?
C'est que « dans une promenade nocturne aux environs de Port-au-
Prince. Je pus surprendre, dit-il, quelques détails d'une initiation vau-
doux »...... Cela semble devenir plus sérieux : ces quelques détails seraient
donc conformes à ceux qu'il avait lus dans MOREAU de St-Mery. Voyons
donc ce qu'il a vu : « Je vis le papa-loi exécuter devant le récipiendaire des
gestes semblables aux passes des magnétiseurs. » Ibid, page 67.
St-John en copiant d'Allaux, traduit ce passage en un langage plus
ferme : « In reading this Account, freely given front MOREAU de St-Méry, I
have been struck how little change except for the worse, has taken place
during the last century. » ( The black Republic, page 192)
En lisant cette description, extraite de MOREAU de St-Mery, j'ai été
frappe un peu de changement, si ce n'est en pire, survenu depuis le siècle
dernier. —
(Trad. des Éditeurs.)
On pourrait croire que cette fois on est en présence d'un écrivain plus sûr
de son fait que d'Allaux. Il a assurément vu quelque chose, lui ? — Non ! Il
a encore moins vu que d'Allaux. Dans une première édition de son livre
SMITH ELDER and Co. Page 193, il dit : « un domestique « of a friend in the
mountains of la Coupe » (d'un ami dans les hauteurs de la Coupe) l'a fait en-
trer dans un hounfor » où il n'y avait ni papalwa ni mémélwa personne, si-
non lui et le domestique de son friend. — Dans une seconde édition Chrin-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 407

des Aradas, ce n'est pas M. de St-MÉRY qui le dit. En tout cas il y au-
rait plus de trente ans à ma connaissance personnelle qu'il aurait perdu
cette signification car j'ai visité moi aussi des hounfors. 174
Pour en finir avec la question des mots associés aux superstitions
haïtiennes, il y a à ajouter aux expressions données ci-dessus, les
termes suivants :

ker and Welfred, pages 207, 208) il se rappelle qu'un autre « haitian friend »
(ami haïtien) sachant qu'il portait au dieu Vaudou un vif intérêt scientifique
l'invita « to spend a fortnight with him in the country, pronusing to show
him all the superstitious practices of the negroes » (à passer une quinzaine
de jours avec lui à la campagne, lui promettant de lui faire voir toutes les
pratiques superstitieuses des nègres). Mais il n'osa pas ; I regret, I did not
accept. (Je regrette, nous dit-il, que je n'aie pas accepte.)
Ainsi GUSTAVE d'ALLAux, qui n'a vu que des passes de magnétiseur,
nous apprend que tout se fait encore dans le vaudou conformément au pro-
gramme de MOREAU de ST-MÉRY, avec la seule addition d'un bœuf, au coq
et à la chèvre que l'on sacrifie autrefois sur l'autel du faux dieu. St-John, qui
n'a rien vu du tout, lui, sait et nous apprend que le seul changement apporté
au programme de St-Mery, c'est que sur l'autel du dieu des barbares haïtiens,
on ne sacrifie plus ni coq, ni chèvre, ni bœuf, mais des êtres humains ! Et ce
romancier anglais se croit sans doute moins blagueur que son prédécesseur
français, de même qu'il se croit moins crédule que le pourvoyeur de « Vanity
Fair ! » H. P.
(Les traductions ci-dessus des notes de St-John sont des Éditeurs)
174 J'avais à peine vingt ans, la première fois que j'en vis un, non en secret,
conduit par le domestique non autorisé d'un ami, mais guidé par le houngan
lui-même, je dirai bientôt dans quelle circonstance. J'en fis l'inventaire dé-
taillé, et la description de ce hounfor a même été l'un des premiers essais lit-
téraires de ma jeunesse. J'eus occasion d'en voir encore plusieurs autres
avant leur destruction à peu près complète aujourd'hui au moins dans les en-
virons des villes. J'affirme que je n'ai vu ni couleuvre, ni boîte à couleuvre,
ni dieu Vaudou, ni prêtre, ni prêtresse de ce dieu ; je me suis convaincu,
comme j'espère convaincre tout lecteur impartial de ce livre, que pour accu-
ser les haïtiens actuels d'adorer des fétiches africains, l'on n'a absolument
que la ressource de reproduire, de copier servilement ce qu'a écrit MOREAU
de St-Mery sur le culte de certains bossals à leur arrivée à Saint-Domingue.
Nul ne peut dire, sur son honneur, avoir été témoin personnel en Haïti d'au-
cun acte d'adoration de serpent. Et MOREAU de St-Mery lui-même, en décri-
vant la religion païenne des africains aradas, n'a mentionné aucun fait de
cannibalisme associé au mot vaudou ; de plus en signalant le cannibalisme
des Africains moundongues, il s'exprime nettement, clairement sur le fait
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 408

Caplata. Les houngans qui se donnent pour des médecins, des sa-
vants orthodoxes, appellent dédaigneusement des Caplatas (charla-
tans, sorciers) les confrères dont la concurrence entame leur clientèle
et dont, pour ce motif, ils désirent ruiner le crédit, car il semble que
cela ne peut se passer autrement entre docteurs. Le créole moqueur a
relevé cette jalousie de métier dans un proverbe de sa façon : « Capla-
ta pas vlé woué camarade li poté gros macoute. »
[416]
Papa, maman. Ces deux noms qui marquent à la fois l'autorité vé-
nérable du chef de famille et la soumission respectueuse des enfants,
se donnent à tous les vieillards en Haïti. C'est d'ailleurs une coutume
française. Le soldat français marque son attachement à son chef en
rappelant ainsi. Je n'ai jamais entendu prononcer le nom du vainqueur
d'Isly sans cette addition : toute la France connaît, la marche au clai-
ron « Le père BUGEAU » des chasseurs de Vincennes.
Nos Caplatas se sont emparés de ces titres comme porte-respect et
on les leur a insensiblement abandonnés. Dans le peuple, on marque
aujourd'hui sa déférence aux aînés en les appelant frère ou cécé (sœur)
et en « adressant aux vieillards on marque son respect en les appelant
tonton (oncle) ou tante. 175
que ces anthropophages vendaient, achetaient, mangeaient de la chair hu-
maine dans leur pays d'origine par goût, par habitude ; que c'était chez eux
un trait de mœurs et nullement une coutume religieuse, nullement des holo-
caustes humains à un Dieu, à un fétiche quelconque. H. P.
175 Dans la bonne compagnie, et envers ceux que l'on connaît intimement,
on a retenu le terme français qui ne peut prêter à aucune équivoque et à
l'heure présente, pour tous les amis de mes enfants, je suis le père Price.
Entre hommes qui se connaissent, même peu intimement mais à peu près de
même âge, on s'appelle simplement par son nom, les termes Monsieur, Ma-
dame, étant jugés trop cérémonieux pour être employés autrement qu'avec
des étrangers, ou entre personnes de sexe différent. Cependant, on dit Mon-
sieur à un homme sensiblement plus âgé que soi et lorsqu'il n'a pas un titre
dont l'emploi parait moins cérémonieux. Il n'est pas obligé de retourner cette
appellation qui marque simplement la déférence due à son âge. Je dois ajou-
ter que ces coutumes se sont beaucoup affaiblies, notamment à l'égard des
dames. Des hommes bien élevés ne se permettent plus d'appeler aucune
dame par son petit-nom hors du cercle étroit de la famille. Un père peut en-
core dire ma fille, un jeune homme peut aussi dire ma mère ou ma sœur ; au-
cun degré inférieur de parenté ne dispense de l'obligation en parlant de ou à
une dame, de faire précéder le nom par l'un des termes Mademoiselle ou
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 409

[417]
Roi, reine. — Ces mots ont été employés dans les danses créoles,
dont je parle ailleurs, pour désigner et honorer les personnes qui don-
naient chez elles à leurs peines et frais, des fêtes champêtres aussi
bien que des bals de salon. On nommait aussi reine et roi le cavalier et
la dame auxquels on remettait le bouquet d'un bal, d'un barbaco, (pic-
nic) de toute fête ou l'on danse. Dans les danses populaires, la femme
artiste qui dirigeait l'orchestre se nommait aussi Reine, c'était la reine-
chanterelle. Tous ceux qui font danser le noir sont pour lui rois et
reines. Il n'y aura aucun titre si élevé que ce soit, qu'il refuse à ceux
qui lui donnent occasion de satisfaire sou goût, sa passion effrénée de
la danse. Les jours de Carnaval, on danse tout le temps à travers toutes
les rues, dans tous les carrefours ; le promoteur, l'organisateur d'une
bande quelconque de ces infatigables danseurs est roi-mardigras, ou
plus spécialement roi-macaque, roi-diable, roi-d'Angols etc. selon que
sa bande est déguisé en singe, en diable, en sauvages bossals, etc.
Celui qui donne chez lui une danse de Vaudou est donc roi ou reine
de sa tonnelle au même titre que s'il faisait danser chez lui d'autres
danses créoles : amazone, djouba, martinique, etc., ou des danses au
violon et au tambourin : congo, carabinier, meringue, valse, quadrille
ou polka.
Quant au mot loi, c'est bien comme l'a pensé, lu ou entendu Sir
SPENSER ST-JOHN, un ouaninme : les bossals arrivant dans la colonie
ne pouvant prononcer l'r (le son français resté jusqu'aujourd'hui le plus
difficile à prononcer par tous les créoles des colonies françaises, aussi
bien [418] les blancs, les rouges ou jaunes que les noirs, ils n'en sont
pas moins fiers d'être français, d'appartenir à la Fouance) firent de roi,
oua et de : le roi, loua. Roi et reine,- deux mots en R à apprendre,
c'était trop pour eux ; ils se contentèrent de l’oua et distinguèrent le
sexe par tes préfixes papa et maman, mots qu'ils avaient aussi à ap-
prendre et qui offraient moins de difficulté. Papa-loi e t maman-loi

Madame. Par contre, une femme du monde en Haïti peut dire mon père,
mon fils ou mon frère ; à, ou de, tout autre homme, y compris son mari, elle
doit dire Monsieur. Le mari, eu s'adressant à sa femme peut encore l'appeler
par son nom de fille, c'est une tolérance. Mais lorsqu'il en parle, il est tenu
de dire Madame Tel, sous peine de passer pour un homme mal élevé ; l'em-
ploi du petit-nom serait grossier, ma femme serait vulgaire, mon épouse se-
rait ridicule. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 410

sont donc pour roi-mâle et roi-femelle. Les créoles moqueurs s'amu-


sèrent de ces difficultés de langage, comme ils s'amusent aujourd'hui
encore du ouaninme des anglais comme St-John, qui gobent toutes les
blagues qu’on leur colle : eh ! Compère, disent-ils, a la yon blanc qui
sotte moins di ou frès, blanc la pa jouque capable paie français. » 176
Les masses populaires tout en restant superstitieuses, tout en
conservant une certaine croyance en des choses surnaturelles,
éprouvent non de l'admiration mais une véritable horreur, comme il
176 Beaucoup de ces barbares haïtiens retirent même un bénéfice honnête de
la crédulité positivement enfantine, parfois stupide, de certains européens :
soleil chaud blanc pas ouais, disent-ils, et ils profitent de cette obscurité
d'esprit pour leur soutirer de gros sous ; cela se nomme : pété blanc ou, en
bon français, des gasconnades. J'ai connu dans ma jeunesse un de ces indus-
triels, dont la spécialité était d'élever des soi-disant pintades sauvages pour
les blancs de Turgeau. Il se nommait PASCAL et tenait un petit café-restau-
rant sur la place du Champ-de-Mars : le « Coco-quiembon » (le coco qui est
bon). Les gros bâchas du bord de la mer, consites, négociants, commis
étrangers ou haïtiens, avaient coutume de se rendre chez PASCAL en faisant
la promenade du soir ou d'y mettre pied-à-terre en montant se couchera Tur-
geau, pour savourer le punch au coco (le coco qui est bon) ou tout autre de
ces punchs dans lesquels tout ce beau monde ingurgite leur large part de ce
tafia dont on parie avec tant de mépris lorsque c’est Couachi qui en boit. À
tort ou à raison, par suite d'une observation sérieuse ou superficielle, on pré-
tend que la pintade domestique a les pattes toujours jaunes, taudis que la
sauvage les a toujours noires. Le dimanche, vers quatre ou cinq heures du
matin, j’avais coutume, dans ma jeunesse, d'aller avec quelques amis
prendre un bain dans la rivière du Bois-chênes à Turgeau. À notre retour,
nous nous arrêtions parfois chez PASCAL pour prendre le punch traditionnel.
C'était l'heure à laquelle il opérait sur ses pintades. Une sorte de boue faite
d'un mélange de glue et de glaise brune servait à noircir les pattes des oi-
seaux domestiques tuées pour la circonstance avec du plomb-de-chasse.
« Que diable faites-vous là ? Demandai-je à PASCAL, le jour où j'assistai à
cette opération, et tandis qu'un de mes compagnons, ALEXANDRE BARTHE,
je crois, déjà au courant, riait sous cape. « Frès, me fût-il répondu, pas laite
ou vini chercher ? Boué laite ou non, ça ou besoin compter veau ! » Ma cu-
riosité piquée, je le pressais et comme il savait d'ailleurs que mes amis
étaient initiés au mystère, il finit par me répondre en riant ; Ah ! Ce dé trois
ti pintades marrons ma pè fait pour père Lampo avec blancs camarades li
Turgeau la yo. »
Que les sorciers blancs d'Europe ou des États Unis qui transforment l'eau
en vin, en brandy, ou en whiskey ; la chicorée, ou des boules de farine, en
café ; la margarine en beurre, etc. pour exploiter la sottise humaine, jettent la
première pierre s'ils l'osent, à ce sorcier haïtien transformant de la volaille en
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 411

sera démontré ci-après, contre [419] ceux qui font la profession d'ex-
ploiter l e s terreurs superstitieuses des autres Elles se vengent des
loups-garous et des sorciers en nourrissant contre les uns et les autres
un double sentiment de mépris et de haine.
C'est par suite de ce mépris que toute distinction s'est graduelle-
ment effacée entre les différentes appellations qui viennent d'être rap-
pelées, petit à petit, en laissant subsister seulement celles de papa-lois
se rapportant exclusivement aux hommes et aux femmes, mais plus
particulièrement à ces dernières
Houngan, caplata, maman-loi sont depuis longtemps des termes
usés et presque oubliés aujourd'hui. St-John lui-même qui a recueilli
tant de noies pour transformer toutes ces croyances superstitieuses en
pratiques barbares, en fétichisme africain, semble n'avoir pas connu le
mot houngan, à moins qu'il n'y ait substitué volontairement celui de
vaudoux auquel les haïtiens n'ont jamais attaché le sens qu'il lui donne
dans son livre.
Le papa-loi, car ainsi on le nomme en Haïti, est donc comme on l'a
vu, un prétendu médecin qui débite des remèdes, ou houngas (que l'on
prononce houanga) à ses clients. Il en a pour toutes les maladies du
corps, de l'âme et du cœur : un filtre d'amour, ou houanga, pour la
fillette qui veut s'assurer un bon mari ; un autre pour le mari jaloux qui
veut connaître les secrets de sa femme, pour le marchander) quête de
clients ; un garde-corps pour le soldat qui veut être invulnérable à la
guerre ; un point pour l'ambitieux à la recherche des trésors enfouis
par les anciens colons de St-Domingue, pour toutes sortes de gens en-
fin, et nous ajouterions, si nous n'avions peur de passer [420] pour
l'auteur de certains gossips circulant largement en Haïti, qu'il aurait
même des houngas pour des agents consulaires dans nos ports de 2e
ou 3e classe, représentant de puissances étrangères hautement civili-
sées, anxieux, eux aussi, de découvrir des trésors enfouis, de s'enri-
chir, de conserver leurs postes ou d'obtenir de l'avancement.
À ce commerce déjà si étendu, le houngan ajoutait enfin la profes-
sion de prendre des âmes pour son propre compte, ou pour le public,
moyennant finances. Il cumulait donc l'emploi de loup-garou.
Prendre une âme, c'est fait sortir celle à ne du corps qu'elle habite
pour la tenir prisonnière dii papa-loi qui l'enferme quelque part chez
gibier pour soutirer du même fonds un honnête penny. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 412

lui, communément dans un canari (marmite en poterie). L'enlèvement


d'une amené nécessite pas la mort du corps, loin de là ; l'objet même
de cette opération était de placer ce corps vivant à la disposition du
papa-loi, ou du client pour lequel il opère. Ce tout-puissant disposait,
de plusieurs façons, du corps de ceux dont il prenait l'âme.

1° Il produisait la mort apparente du sujet qu'il va déterrer ensuite


et rend à la vie sans pourtant lui restituer son âme. En cet état, le sujet
se nomme un vien-vien et reste aveuglément soumis à la volonté du
papa qui le fait travailler la nuit et l'enferme le jour dans le creux d'un
mapou. En général, le vien-vien était censé pouvoir vivre indéfiniment
sans aucune espèce de nourriture, il conservait néanmoins l'appétit, et
pour qu'il se contenta de son sort, le papa lui permettait de temps en
temps de manger un fruit ou quelque autre friandise, en ayant grand
soin de l'empêcher de goûter au sel. Lorsqu'un vien-vien absorbait un
peu de sel, si petite qu'en fut la quantité, son âme se dégageait aussitôt
de ses liens et revenait habiter son corps. Alors il se sauvait de son
mapou et le travail du sorcier était à recommencer.
Ainsi, on le voit, un papa-loi est un homme qui aurait résolu, de la
façon la plus simple et la plus efficace du monde, le problème du tra-
vail et du capital que creuse en vain la science sociale contemporaine.
Il se procure des [421] travailleurs sans âmes, ne pensant et n'agissant
que selon la volonté du maître ; des travailleurs que l'on est dispensé
de nourrir, de vêtir et de loger, puisque le vien-vien, insensible à toutes
les intempéries, s'en va au champ la nuit, dépourvu de vêtement, et
que malgré les dimensions nécessairement limitées du plus gigan-
tesque mapou, un seul de ces arbres est censé devoir suffire au loge-
ment du plus vaste troupeau de vien-vien
À ce compte, les houngans auraient dû être les princes de la fi-
nance, les grands millionnaires d'Haïti, Or, les individus réputés sor-
ciers dans nos campagnes sont toujours plongés dans un état de misère
profonde, crasse, qui pourrait laisser croire à un vœu sacré leur impo-
sant une pauvreté volontaire, s'ils n'étaient le plus souvent des men-
diants et parfois, de fieffés voleurs.
2° Le papa peut prendre une âme en abandonnant le corps à lui-
même, à l'état de bais-bais, comme il a été déjà dit. C'est sa façon de
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 413

punir les insolents qui ont manqué de respect envers lui ou qui ont osé
douter de sa puissance.
3° Enfin, il détruit ensemble ou séparément le corps ou l'âme elle-
même, à sa guise.

La superstition admettait à cet égard des procédés assez variés :


A) Le loup-garou proprement dit a résolu, comme on le sait, le pro-
blème de la navigation aérienne : il s'élève dans l'espace comme un oi-
seau, au moyen de flammes bleuâtres qui lui tiennent lieu d'ailes, et va
se poser sur le toit d'une maison dans laquelle se trouve un nouveau-
né : puis au moyen d'un calumet (le small hollow tube, le petit tube, de
don MARIANO ALVAREZ) dont il garde l'une des extrémités dans sa
bouche après en avoir posé l'autre à travers toit et plafonds sur le nom-
bril du nourrisson, il pompe et absorbe le sang et la vie du bébé.
B) Le papa peut aussi évoquer et faire venir à lui l'âme de la vic-
time désignée à ses coups. Cette âme se présente à son appel dans un
baquet plein d'eau et,.... il poignarde cette âme, et cette âme saigne et
remplit de son sang le baquet auparavant plein... d'eau pure.
[422]
C) Le papa enfin peut pénétrer inaperçu jusque dans la chambre de
la victime, il s'appelle alors un macandal ; de toutes ses puissances, la
plus formidable, en effet, est de changer de forme absolument à sa vo-
lonté : il devient âne, cochon, bouc, serpent, oiseau, poisson, à sa fan-
taisie. Ces métamorphoses sont toutes complètes, parfaites, excepté la
métamorphose en cochon ; aucun loup-garou n'a pu, semble-t-il, se
donner les poils de cette bête immonde, de sorte que quand le loup-ga-
rou se tait cochon il devient un cochon-sans-poil. Dans cette variété
infinie de formes, le loup-garou reste un insaisissable PROTÉE. Vous
vous levez la nuit, dans un pays où la chaleur oblige de toujours lais-
ser ouverte une porte ou une fenêtre, vous apercevez un chien dans
votre chambre : c'est un loup-garou ; comment se trouverait-il là au-
trement ? Vous levez-vous pour l’attraper ? Il devient chat et se glisse
sous la porte ; ouvrez-vous cette porte pour lui donner la chasse ? Il se
transforme aussitôt en cheval pour se sauver au grand galop, ou bien
encore en couleuvre (la forme favorite du houngan) se glisse et dispa-
raît dans l'ombre.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 414

Le voilà donc tout entier, le fameux mystère haïtien : ignorance,


superstitions !
Nos lecteurs voudront bien observer ce point dont l'importance
dans ce débat ne saurait échapper à aucun homme intelligent, à aucun
esprit impartial : c'est que les personnes mangées par les loups-garous
ont toutes été régulièrement, ouvertement, publiquement enterrées.
Quelles que soient les histoires que des haïtiens ont pu raconter eux-
mêmes à quelque étranger sur leur prétendue sauvagerie, c'est tou-
jours, sauf les exceptions que nous rapporterons ci-après, c'est tou-
jours et invariablement la mortalité régulière, imputée après coup à la
puissance infernale du loup-garou.
Le houngan, ou papa-loi, est-il du moins un être assez intelligent,
assez habile pour en imposer à des personnes éclairées, pour leur faire
croire à sa puissance et la redouter ?
Le papa-loi, je l'ai dit et ne puis me lasser de le répéter, [423] n’est
pour personne, et ne se donne même pas lui-même pour être ni un
dieu, ni le grand-prêtre d'aucun dieu africain, c'est un vulgaire charla-
tan, 177 Il ne possède aucune science, il est même rarement intelligent.
Sa prétendue connaissance des vertus médicinales des plantes d'Haïti,
dont on veut que la flore soit semblable à celle de l'Afrique, bien
qu'on sache que même le caféier et la canne à sucre sont des plantes
exotiques, naturalisées dans les Antilles, tout cela n'est qu'un conven-
tionnalisme de gens superstitieux qui refusent d'en convenir : la feuille
de verveine en thé pour les coliques, la calebasse contre les maladies
de poitrine, la racine du citronnier contre les (lèvres chaudes ; le sang-
dragon contre les coups-de-sang ; un pigeon vif, ouvert et déposé sur
le crâne, contre les fièvres cérébrales ; la feuille-lancette pour faire
mûrir et crever les abcès ; le thé de gingembre contre les refroidisse-
ments ; l’huile de palma-christi employée comme remède interne
contre les indigestions, ou en friction contre le rhumatisme : tels sont
l'Alpha et l'Oméga de la science du plus fort de ces savants. À ces
simples que connaissent et emploient un très-grand nombre de bonnes
femmes eu Haïti, le houngan ajoute des points ou charmes : il guérit
un malade en lui faisant prendre un bain dit de feuilles, n'importe
quelles feuilles, sur lesquelles il prononce quelques syllabes baroques

177 Un parfait équivalent des industriels de New-York et des autres grandes


villes américaines, opérant sous le titre de clairvoyants… H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 415

que l'on prend pour des mots africains ; après le bain, l'eau est jetée
dans la rue, ou dans le grand chemin, et il n'y a plus qu'à attendre
qu'un passant mette son pied dessus : celui-ci retirera de l'autre la ma-
ladie et la gardera pour lui-même. Pas plus malin que cela. Par contre,
il a un point pour préserver ses clients contre l'éventualité de guérir un
inconnu en s’appropriant sa maladie : quelques feuilles de vigne sous
la plante des pieds, cela garantit aussi contre tout hounga dont on
éprouverait les effets en marchant dessus. Un morceau de peau de ser-
pent enveloppé dans un sachet et suspendu au cou, met à l'abri du
loup-garou [424] celui qui n'est pas né coiffé ; d'autres sachets à desti-
nations diverses contiennent du crin de cheval, de la laine de mouton,
de petites coquilles, des bouts de bougies dans lesquels sont enfoncées
trois ou sept épingles, des graines de maïs, de ouari, ou de toute autre
plante. La chair d'un oiseau-mouche nommé pour ce motif hounga-
né-gesse, ou celle d'un jeune oiseau-moqueur (admirable coïncidence)
séchée et réduite en poudre, sert à la fabrication du filtre d'amour. On
endort un malade lorsqu'on peut l'approcher en glissant sous son
oreiller une fleur de concombre-à-zombi (Datura stramonia). Le som-
meil à distance, catalepsie, léthargie etc., est censé produit par les ex-
halaisons de la corne-à-cabri (fruit sauvage poissonneux) que l'on
brûle dans le voisinage des personnes que l'on veut endormir. Pour re-
connaître la maladie du sujet pour lequel on vient le consulter, aussi
bien que le hounga qu'il convient de prescrire, le houngan ne consulte
ni couleuvre, ni dieu africain d'aucune sorte ; toute la cérémonie
consiste à tirer de son halfort o u macoute une quantité de coquilles
qu'il prend à deux mains, secoue un instant et lance sur le sol ; alors il
regarde, il a l'air d'étudier la disposition des coquilles ainsi éparpillées ;
elles lui révèlent ce qu'il doit taire. Il y en a qui lisent dans le marc de
café, d'autres dans la flamme d'une bougie. Le halfort, c'est la trousse
de ce savant herboriste de Sir SPENSER ST-JOHN et de Don MARIANO
ALVAREZ. Il l'emporte avec lui lorsqu'il est requis d'opérer à domicile.
À part ses coquilles, il y garde toujours une petite pharmacie de cam-
pagne : crin, coton, laine de mouton, graines de maïs, graines de pois,
poudre d'oiseau-mouche, puis des petits paquets de feuilles quel-
conques ; il y met aussi, s'il en trouve, des morceaux d'une liane, dont
par égard pour les dames qui peuvent me faire l'honneur de me lire, je
dois taire le nom, et qui n'est pas de beaucoup le moins demandé de
ses houngas par certains vieux messieurs de toute race, de toute cou-
leur. Enfin, la trousse est complétée par le gobelet, un petit vase quel-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 416

conque dont il se sert pour pratiquer l'opération dite de passer-gobe-


lette, ou lever bisquette, ce qui [425] est une sorte d'imitation gros-
sière de la ventouse. Parfois, mais rarement, il est un peu vétérinaire et
porte dans son halfort une flamme à saigner les cheveux.
Pour se faire une juste idée du peu d'importance réelle de toutes
ces superstitions et du faible obstacle qu'elles ont pu opposer dans le
passé, ou pourraient opposer dans l'avenir, au progrès moral et intel-
lectuel du pays, il convient de jeter un coup d'œil sur les circonstances
diverses qui ont contribué à faire naître et à conserver ces absurdes
croyances dans l'esprit des masses populaires. Cet examen m'obligera
à anticiper sur des matières dont j'aurai à traiter dans la suite de ce
livre, ou à revenir sur d'autres que j'ai déjà exposées dans les pages
qui précèdent. Ge sont des répétitions malheureusement inévitables.
Tout ce qui appartient au domaine des idées se touche, se mêle, s'en-
chevêtre, dans une société humaine, de telle sorte qu'il est presque im-
possible d'en détacher un fil et de le suivre seul dans ses méandres in-
finies sans s'arrêter à chaque instant aux nœuds qui l'attachent, à des
idées d'un autre ordre dont l'ensemble forme l'homme pensant.
Pour ne point fatiguer mes lecteurs par de trop nombreuses répéti-
tions, je me bornerai dans tout ce qui suit, à le renvoyer quand ce sera
possible, à d'autres parties de ce livre où sont traitées certaines ma-
tières touchant à la question dont je m'occupe dans le présent chapitre.

III. — Exploitation de la danse du Vaudou


et de toutes les danses créoles par ces charlatans,
pour consolider et étendre leur clientèle.

Retour à la table des matières

La danse, nos lecteurs le savent déjà par les déclarations que nous
avons empruntées à MOREAU de ST-MÉRY, la danse était l'une des plus
vives passions des frivoles colons de S T-Domingue. De la grande case,
ce goût passa dans la cour des habitations 178 d'autant plus rapidement
que les [426] blancs en encourageaient le développement par tous les

178 Espace réservé pour la construction des cases d'esclaves. Il y a de ces


cours qui sont de véritables villages. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 417

moyens en leur pouvoir. Il s'est même produit à cet égard parmi les
anciens colons français une jolie maxime politique qui a encore des
adeptes convaincus parmi les nombreux hommes d'État haïtiens at-
teints de l'abêtissante maladie de la « candidature » : cette maxime,
c'est que « plus les nègres dansent, plus ils sont tranquilles. » Tout est
donc occasion, dans l'opinion des politiciens habiles, pour faire « dan-
ser les nègres » : fêtes nationales, fêtes religieuses, visites du Pré-
sident, du géal, de tout personnage important, sortie de l'armée, entrée
de l'armée, tout est prétexte à « débordement officiel de la joie pu-
blique ». — Aussi des gouvernements « intelligents » ne manquent-ils
pas de multiplier â l'infini ces occasions de faire résonner cloches,
tambours, trompettes, clairons et canons, défaire dresser les tonnelles
sur toutes les places publiques pour faire sauter le peuple au son du
djouba, de l’amazone, du martinique ou de la coudiaille.
Dans cette curieuse politique dansante, le mystérieux vaudou joue
un rôle considérable. C'est un chapitre important du programme poli-
tique de chaque gouvernement : « doit-il être permis ou défendu au
peuple de danser le vaudou ? »
Grave affaire ! — Et cette question sério-comique, je le répète, est
en Haïti un héritage de l'ancien gouvernement, colonial de St-Do-
mingue.
La surexcitation nerveuse que produisait, ou semblait produire
cette danse, paraissant aux colons de St-Domingue la principale source
de la puissance des nègres qui soufflaient la révolte dans les ateliers,
les français agirent à la fois sur l'amour de la danse et sur le préjugé
du noir créole contre le bossal pour introduire des danses au tambour,
dites danses créoles, qui n'exigeaient pas un orchestre plus difficile
que celui des danses africaines. Le succès de ces danses créoles fut
d'autant plus rapide que la tonnelle (sorte de salle de bal en plein
champ, couverte de feuillage, et ornée souvent de guirlandes de fleurs)
se dressait le dimanche dans la cour d'honneur de chaque plantation
[427] et était honorée de temps en temps de la visite du maître et
même de la maîtresse, lorsqu'il y en avait une.
L'une de ces danses nouvelles, la plus gracieuse de toutes il est
vrai, le congo créole eut même les honneurs de l'annotation en mu-
sique et pénétra dans l'aristocratique salon de la grande case. Dans
mon enfance à Jacmel, on ouvrait encore un grand bal par un solennel
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 418

menuet à la Louis XIV lue dansaient les plus âgés des invités, et on le
fermait par un congo. J'ai assisté à la transformation du congo en ca-
rabinier, lequel est resté une danse favorite dans les salons haïtiens
jusqu'à ce qu'il eût été supplanté par la meringue, importée des colo-
nies espagnoles et qui n'est elle-même que notre ancien carabinier
transformé en danse ronde comme la valse ou la polka.
Pour danser il faut un orchestre. Ici, c'est un tambour, un kata
(deux baguettes de bois que l'on frappe sur une planche pour accom-
pagner le tambour) des quiaquias (petites boîtes de ferblanc, munies
d'un manche, ou de simples calebasses que l'on remplit à moitié de
gros plomb de chasse ou de petits cailloux) qu'agitent les principales
danseuses, notamment celle qui mène la danse, pour ranimer ou apai-
ser le tambour, et enfin des chanteuses et notamment une reine-chan-
terelle qui dirige cet orchestre primitif.
Celui qui, pour son plaisir ou par un calcul quelconque, voulait te-
nir une danse chez lui se procurait le matériel nécessaire, tambours,
katas, etc., puis des bancs ou des chaises. Une belle tente de cirque, en
toile à voile, était une distinction. Il embauchait des hommes habiles à
manier les instruments. Après cela, le sort de l'entreprise dépendait du
nombre déjeunes femmes qui voulaient bien entrer dans la société et
surtout de l'habileté de la reine-chanterelle, de la beauté de ses chan-
sons, de la fécondité de ses improvisations. Une société de danse,
vaudou ou autre, se composait donc exclusivement de femmes. La
seule obligation des sociétaires, mais obligation impérieuse, était de
chanter et de battre des mains pour soutenir et animer la danse.
[428]
Quant aux hommes, c'étaient des parents ou des amis des membres
féminins de la société. Ils emmenaient avec eux leurs amis. J'ai connu
des sociétés où les hommes n'étaient point admis sans une invitation
formelle de Tune des sociétaires, notamment la ce Cocarde » société
d e djouba à prétentions aristocratiques qui florissait à Jacmel dans
mon enfance, au quartier de la PETITE-BATTERIE, et dont étaient
membres les servantes de toutes les meilleures familles de la ville.
Chaque société avait ses signes distinctifs, des drapeaux, des éten-
dards, etc. Il y a lieu de croire que l'adoption des drapeaux, des co-
cardes, etc., a été rendue nécessaire pour se reconnaître dans les fêtes
du carnaval.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 419

Il n'était pas rare que des personnes distinguées voulussent donner


des marques d'encouragement à une société de danse, pour promou-
voir dans le peuple le goût de ces amusements innocents, considérés
par tous comme un moyen efficace de combattre les superstitions po-
pulaires ; la société était toujours heureuse et fière de ces distinctions,
une belle écharpe à la reine-chanterelle, un joli drapeau en soie aux
couleurs de la société, une fine clochette pour rappeler les chanteuses
et les danseurs, tous ces petits objets étaient accueillis par une
brillante improvisation de la reine-chanterelle sur la respectabilité de
sa société et l'intériorité de la « canaille » dont se composaient néces-
sairement toutes les autres. Car, il faut aussi le rappeler, toutes ces so-
ciétés de danse, loin de former aucune association générale, étaient ri-
vales les unes des autres.
Étant donné le mode de formation d'une société de danse, une telle
entreprise, on le conçoit, avait plus de chance de succès aux mains
d'une femme qu'en celles d'un homme, surtout lorsque cette femme
était douée elle-même des talents, de la verve d'une reine-chanterelle.
Devant ces danses créoles au tambour, de l'ancienne colonie fran-
çaise, toutes les danses africaines disparurent à l'exception précisé-
ment de celle que Ton voulait détruire : le vaudou. Je n'hésite pas à
croire que le secret de cette résistance du vaudou se trouve dans le
pouvoir mystérieux [429] que lui attribuaient les anciens colons, ce
qui rendait cette danse éminemment propre à voiler le carbonarisme
noir, dont j'ai déjà parlé, sous une apparence de superstitions afri-
caines. On voulait, par je ne sais quelle analogie avec d'anciennes peu-
plades barbares de l'Europe, en faire la danse sacrée des rites d'un féti-
chisme quelconque ; les intéressés ne pouvaient qu'accueillir cette ver-
sion avec empressement et la répandre autour d'eux.
Quand et comment le charlatanisme médical a-t-il fait son entrée
sur cette scène ? C'est ce qu'il me serait impossible de dire. Le houn-
gan venu ou non d'Afrique, prêtre ou médecin seulement, ou les deux
ensemble, a-t-il fait sa première apparition dans la colonie et pour le
service de la liberté ? Je ne voudrais pas dire cela, car je ne le pense
pas. Il est venu sans doute d'Afrique avec les croyances, les supersti-
tions religieuses quelconques des nègres, de même que la danse du
vaudou est venue d'Afrique.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 420

Mais au sujet de rattachement prétendu invincible des haïtiens aux


mœurs de l'Afrique, je désire appeler l'attention de mes lecteurs sur
certains faits. Le continent africain est peuplé par un nombre infini de
tribus parlant des langues différentes, adorant des fétiches différents,
dansant de façons différentes. Toutes ces tribus ont été représentées
dans des proportions diverses dans les ateliers de S t-Domingue. Séné-
galais, mandingues, congos, hibos, etc., tous but perdu toute trace de
leurs langues primitives pour parler exclusivement le créole français.
Toutes les formes diverses de fétichisme de ces hommes, qui iront pas
appartenu en Afrique a une nation unique, à une société à mœurs, a
idées uni formes, ont disparu de toute l'Amérique. En Haïti, même ces
danses créoles dont il vient d'être question et dont quelques-unes sont
encore en usage dans d'autres Antilles, ont aussi disparu presque com-
plètement à l'heure où j'écris ; les noms même de la plupart de ces
danses sont ignorés aujourd'hui, des personnes de moins de 125 ans
d'âge. Qu'est-ce donc qui pourrait conférer au seul culte réel ou imagi-
naire des aradas, et seulement en Haïti, une telle attraction que les
noirs de toutes les autres tribus [430] africaines et leurs descendants,
même de sang mêlé, abandonneraient tout autre fétichisme africain,
trahiraient ce DIEU des chrétiens, le seul qu'ils apprennent à connaître
en apprenant à lire, pour marcher inconscients à la barbarie, au son
d'un tambour vaudou, invinciblement enchaînés dans les anneaux du
ridicule serpent des aradas !
Ce qu'il y a de vrai, c'est que le charlatanisme s'était aussi emparé
de la danse de vaudou et n'a cessé de l'exploiter avant, pendant et
après cette sorte de carbonarisme qui a été expliqué ; il s'en était em-
paré comme un moyen de recruter une clientèle pour le débit de ses
houngas.
Voilà comment le hounfor a été, comme je l'ai dit ci-dessus ; une
sorte de drug-shop où l'on vendait les houngas, des remèdes, et devant
la porte duquel on dressait le dimanche une tonnelle pour danser indif-
féremment un ma r Unique, un madouca ou un vaudou selon la classe
des jeunes femmes qui arrivaient à la danse.
En 1860, je fis la connaissance à Port-au-Prince d'un charmant
homme, qui est resté mon vieil ami, MILTON DESQUIRON, et habite à
cette heure la ville des Cayes, en Haïti. Né à Jérémie de père français,
DESQUIRON avait été envoyé en France dès l'âge le plus tendre. Il en
revenait à l'époque dont je parle et ne connaissait rien de son propre
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 421

pays où tout l'étonnait. Il possédait dans les environs même de Port-


au-Prince une propriété dont sa famille ne recevait plus aucun revenu
depuis de longues années. Il désirait connaître ce bien et m'en parla.
Nous décidâmes d'aller à la découverte de cette habitation dont je ne
me rappelle plus le nom et d'y passer une journée ; nous partîmes au
petit jour et arrivâmes sans difficulté en demandant notre chemin tout
le long de la route. C'était d'ailleurs à une très-petite distance de la
ville, et en pays de montagne. Nous avions l'enchantement de l'un de
ces féeriques levers du soleil des environs de Port-au-Prince. Un pay-
sage ravissant où dominait le bleu profond de la vaste baie formée par
la côte élevée et onduleuse de l'île de la Gonâve et semblable à un lac
immense, mais paisible. Nous admirions cette belle et riche nature qui
nous jetait dans une sorte d'extase, en [431] même temps que l'air plus
léger de la montagne rafraîchi par la rosée de I aurore, embaumé par
des milliers de Heurs sauvages ouvrant leurs corolles sous l'haleine
caressante d'un premier rayon de soleil, nous poussait à la gaieté, à des
courses sans Un dans les sentiers parfumés le long d'une petite rivière
dont l’eau claire comme du cristal, coulait en murmurant sur des
cailloux aux couleurs les plus variées et reflétait le feuillage des
grands arbres. Ils avaient poussé là à la faveur d'un sol plus frais, en-
tremêlant amoureusement leurs brandies d'une rive à l'autre et sem-
blant se complaire dans le spectacle de leurs propres amours réfléchies
dans le miroir des ondes pures de la rivière.
Bientôt on vint nous appeler pour le déjeuner ; un déjeuner de vil-
lageois : des œufs, du lait, une tranche de morue et du pain que l’on
avait eu le temps de faire venir de la ville à notre intention, puis de la
banane et de l'igname. Le soleil continuant à s'élever sur l'horizon, la
chaleur devenait de plus en plus accablante ; nous ne pouvions plus
songer à reprendre nos courses clans la montagne. Ce fut l'occasion
d'observer ce qui se passait autour de nous. L'homme qui nous rece-
vait était le principal habitant de la propriété ; il s'en appelait le gérant
et serait fort en peine de dire de qui il tenait ses pouvoirs, sa procura-
tion. Il était noir mais pas de pur-sang africain. C'était un griffe. Phy-
sionomie plutôt ouverte que sombre ; ignorant, mais paraissant plutôt
intelligent que bêle ; au demeurant, bonne figure dénonçant un bon
enfant. La femme, absolument noire, sans être une vraie belle né-
gresse, avait une figure agréable ; mais la physionomie paraissait voi-
lée par un certain air de sévérité qui accusait des préoccupations sé-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 422

rieuses et qu'accentuaient quelques rides prématurées visiblement tra-


cées sur un front large et intelligent quoiqu'elle parut à peine âgée de
30 à 33 ans. Bien que ce fut un dimanche, elle travaillait. Sa maison
pauvrement meublée, était proprement tenue : deux chambres, l’une
pour dormir et l'autre servant à la fois de salon, de salle à manger et
d’atelier, composaient tout le logement du ménage. Une grande table
en bois blanc remplissait presque la première [432] pièce, c’était la
table à ouvrage de cette mère de famille dont les trois ou quatre en-
fants, encore en bas âge, recevaient tour-à-tour ses caresses et ses ré-
primandes. Elle était repasseuse de son état. Un grand feu de bois pé-
tillait en plein air devant la maison et chauffait les carreaux ; revêtue
elle-même d'une robe d'indienne dont le corsage retombait sur ses
hanches, lui laissant la poitrine et le dos couverts seulement par sa
chemise remarquablement blanche, elle repassait et mettait en ordre
sur la grande table le linge de ses clients de la ville.
Quand on vint nous chercher pour le déjeuner, nous trouvâmes le
couvert mis sur cette table à ouvrage transformée pour la circonstance
en table à manger ; une nappe en tissue de coton, mais d'une blancheur
éclatante, des plats, des assiettes en faïence grossière mais d’une pro-
preté exquise, aiguisaient encore l'appétit que nous avions rapporté de
nos courses aux environs. CATHERINE, la femme de notre hôte, nous
présenta avant et après le repas une grande cuvette d'eau limpide et
une serviette sortie de son coffret, toute parfumée de frangipanes
sèches, pour laver et essuyer nos mains, en accompagnant chaque fois
cette politesse dîme naïve révérence de paysanne. DESQUIRON et moi,
nous fûmes seuls à table, et le mari et la femme se tenaient debout,
empressés à nous servir. Après notre déjeuner, CATHERINE laissa re-
tomber son corsage qu'elle avait relevé et agraire pour la circonstance,
enleva le couvert, réinstalla sa table à repasser et reprit son travail.
Son mari nous laissa un instant et, tandis que nous fumions tranquille-
ment nos cigares, nous engageâmes la conversation avec noire hô-
tesse. En général, elle se montrait peu communicative. DESQUIRON
surtout paraissait l'effaroucher avec ses allures exotiques, ses efforts
visibles pour se rappeler notre langage créole presque oublié après un
très-long séjour à l'étranger. Avec moi, elle était plus à l'aise ; je
n'avais encore jamais quitté le pays et ne m'étonnais point de ce qui
m'entourait et qui paraissait étrange, drôle à mon compagnon. Nous
apprîmes néanmoins que CATHERINE exerçait l'état de blanchisseuse
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 423

sur une grande [433] échelle ; elle avait une assez nombreuse clientèle
de familles du Port-au-Prince ; elle employait à son tour un grand
nombre de jeunes femmes à faire la lessive dans la petite rivière
qu'elles remplissaient toute la semaine de leurs chants, de leurs
bruyants éclats de rire et du bruit de leurs battoirs. La patronne ne se
souciait point « à son âge » d'exposer ses jambes et ses bras nus aux
regards des passants sur les bords de la rivière et se contentait de re-
passer chez elle le linge lavé par ses jeunes ouvrières. Quand le travail
abondait, elle en confiait une partie à quelques voisines de son âge,
des GRANDS MOUNES qui, pour les mêmes motifs, préféraient le travail
infiniment plus pénible du repassage, aux folies des jeunes lessivières
de la rivière. CATHERINE gagnait ainsi, bon an mal an, de quoi vivre et
tenir son petit ménage au-dessus de ses modestes besoins.
C’est sans doute pour cela, me hasardé-je à observer, que votre
mari ne parait rien faire de son côté car je ne vois autour de nous, ni
champ, ni jardins ?
Notre hôtesse, évidemment piquée, me montra au loin, sur le flanc
escarpé de la montagne, un champ assez étendu d'herbes, de maïs et
de toutes sortes de plantes légumineuses. Voilà son jardin, me dit-elle,
et si vous étiez venus un jour de la semaine, vous ne nous auriez pas
trouvés ici, car nos maïs sont mûrs et doivent être cueillis cette se-
maine.
Cette femme venait de découvrir par ce simple geste, par ces
simples mots, devant moi, presque un enfant ignorant à ce moment
jusqu'à l'existence parmi les connaissances humaines d'une science
économique, elle venait de découvrir ainsi l'une des grandes plaies
économiques de notre commune patrie.
Cette conversation était interrompue de temps en temps par l'arri-
vée de quelques fillettes parcourant le voisinage, attirées peut-être par
la nouvelle de la présence de deux jeunes messieurs de la ville chez
Cécé CATHERINE ; elles venaient sans doute machinalement, comme
leurs sœurs de tous les climats, de toutes les races, pour voir et pour
être vues. Les pieds nus, impatients de piétiner le sol sous l'excitation
d’une danse quelconque, djouba ou vaudou, qui [434] put leur donner
occasion de montrer et de faire admirer la souplesse de leurs formes
souvent exquises, elles se glissaient presque sans bruit et venaient se
coller timidement le long de la porte d'entrée, comme si elles vou-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 424

laient se cacher, se fondre dans la pièce de bois ; puis, marquant la ré-


vérence traditionnelle sans se détacher de la porte, la joue appuyée sur
leurs deux mains jointes, elles engageaient à peu près invariablement
la même conversation :
— Bonjour Cécé, ou Bonjour Cé-CATHERINE.
— Bonjour, pitite-moin. Hum ! qui vent qui minnin ou coté-ci ?
Alors, la fillette, dessinant un sourire qui découvrait la double ran-
gée de ses dents toujours blanches, toujours régulières, vraies perles
que lui envieraient des duchesses et des princesses de l’Ancien-
Monde, puis coulant vers nous un regard de côté de ses grands yeux
de gazelle, veloutés, doux, fascinants, elle répondait de sa plus douce
voix :
— Cé yon ti bonjour, moin té passé di ou Cécé.
— Et coté ou pé allé''}
— Ma pra lé jouque là-là, bord la rivière là. Cécé m'pa tende yo
di frère apé faire couper feuilles cocoyer ? Ou a pé fait qui choye
après-midi là ?
— M'pa connin pitite moin. Li pas di moin angnin. Hum ! Zotes g
angnin l’air zotes tava vlé danser jordi là.
La fillette riant : —M'la fait yon ti rond oui Cécé, si gangnin
moyen.
— In bin ! si gangnin tambour, zote va tendé li.
— Male Cécé, ta l’hore ma tourné. —Excusez la compagnie.
Ces derniers mots s'adressaient à nous et étaient encore accompa-
gnés d’un de ces regards meurtriers, auxquels St-JOHN lui-même parait
avoir succombé sur les bords de la rivière de La Coupe. Honni soit
qui mal y pense, Sir SPENSER ! Pour être anglais, on n'est pas obligé
d'être moins galant qu’HENRI IV. La belle SALISBURY valait bien, pa-
rait-il, la belle GABRIELLE. L'amour n'a pas de patrie, et l'européen,
blessé par l'œil assassin d'une VÉNUS noire, se montre encore digne
des preux chevaliers d'autrefois, en la proclamant la plus belle, « la
seule belle de son pays et de sa race. »
[435]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 425

Bientôt revint notre hôte qui nous offrit de nous installer pour faire
une sieste. La chaleur était devenue presque intolérable ; aussi accep-
tâmes-nous l'offre avec empressement. À une vingtaine de mètres de
la maison principale se trouvait une petite case, toute fraîche, parais-
sant neuve et bien entretenue. Notre hôte proposait d'élever une tente
sur le terrain battu en glacis qui s'étendait entre les deux maisons. J'in-
sistai pour lui épargner cette peine et me dirigeai vers la petite maison
neuve devant laquelle s'étendait une petite galerie ou piazza qui me
paraissait convenir admirablement pour une sieste. Notre hôte parais-
sait contrarié. Chemin faisant, je lui demandai si la maison était occu-
pée et si notre présence sur la piazza devait contrarier quelqu'un. Sa
réponse fut négative, de sorte qu'à notre arrivée à la maisonnette, trou-
vant la piazza beaucoup trop étroite pour notre installation, nous insis-
tâmes tout naturellement pour faire ouvrir la porte de la maison inha-
bitée. Notre hôte paraissait subir la torture. CATHERINE, répondant par
un sourire narquois aux regards suppliants et désespérés de son mari,
se mit résolument de notre côté et alla chercher la clef de la maison
mystérieuse, une grande belle natte de joncs et une paire d'oreillers ;
puis ouvrant la porte, elle entra et se mit en devoir de nous préparer
notre lit de repos. Mon ami et moi, nous soupçonnions bien qu'il y
avait là quelque mystère, mais nous étions à des mille lieues de ce que
pouvait bien être ce mystère. Aussi, grande fut notre surprise lorsque,
la porte ouverte, nous nous trouvâmes dans une chambre petite, exces-
sivement propre, soigneusement blanchie au lait de chaux, mais com-
plètement vide. Après que nous nous tûmes installés pour la sieste,
notre hôte semblait ne pouvoir plus nous quitter. Il nous lit part de son
intention, que nous avions déjà eu lieu de supposer, de donner dans F
après-midi une danse au tambour en notre honneur. Pendant cette
conversation, j'avais fait une nouvelle découverte qui avait encore ac-
cru ma surprise et ma curiosité : vue du dehors la maisonnette ne pa-
raissait pas avoir plus de dix à douze pieds anglais de long sur huit ou
neuf de largeur, j'étais donc sous l'impression qu'elle ne devait conte-
nir [436] qu'une seule chambre, quand je m'aperçus que derrière mon
hôte, à l'une des extrémités d'une cloison, était pratiquée une petite
porte basse que fermait un rideau blanc devant lequel il se tenait tout
le temps avec l'intention évidente de nous en dérober la vue.
Il nous avait parlé des feuilles de cocotiers qu'il avait ordonné de
cueillir pour construire la tonnelle de danse. Je le priai d'aller com-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 426

mander aussi des cocos pour faire un punch que nous prendrions à
notre réveil ; puis me tournant du côté opposé à la petite porte mysté-
rieuse, je fis semblant de m'endormir, Alors il se décida à partir, et au
moment où il franchissait le seuil, je le suppliai de pousser la porte
après lui à cause de la chaleur. Quand je le jugeai assez loin, je lis part
de mes soupçons à DESQUIRON ; puis nous levant l'un et l'autre, nous
écartâmes résolument le rideau. Nous étions dans un hounfor ! Mon
compagnon, effrayé des conséquences qui pourraient résulter du cas
où le papa-loi, car notre hôte était évidemment un papa-loi, viendrait
nous surprendre dans cet acte d'indiscrétion, battit en retraite et parla
tout d'abord de vider complètement les lieux et de rentrer immédiate-
ment en ville. Je brûlais moi depuis longtemps de savoir ce que c'était
que les hounfor dont j'avais entendu parler quelquefois. L'occasion
était trop belle. Je ne voulus point la laisser échapper. Je persuadai
DESQUIRON de faire le guet à ta porte d'entrée tandis que, tirant de ma
poche un crayon et du papier, je procédais à un inventaire minutieux
de tout ce qui se trouvait là. Ce travail fini, je voulus avoir la raison, la
signification des choses que j'avais vues. Ouvrant la porte de la mai-
sonnette j'appelai le houngan. Je lui reprochai doucement de n'avoir
pas eu confiance en moi, je lui dis finalement ce que j'avais fait, ce
que j'avais vu et le décidai a entrer avec nous dans son sanctuaire.
Nous y pénétrâmes tous les trois, le houngan, DESQUIRON et moi.
C’était un petit cabinet de sept à huit pieds de long, correspondant à la
largeur intérieure de la maison, sur une largeur de trois à quatre pieds
au plus, Nous avions peine à y tenir à trois, ce qui exclut absolument
toute possibilité de réunir en ce lieu même une demi-douzaine de per-
sonnes, [437] pour quelque cérémonie que ce fui. Notre homme com-
mença par protester énergiquement qu'il n’était pas un papa-loi et que
le lieu où nous nous trouvions n'était pas un hounfor, mais un petit ca-
binet où il déposait ses petites affaires, parce que CATHERINE qui
n'aime pas la danse, ne voulait pas les voir chez elle. Il nous raconta
qu’il tenait une société de danse. Vaudou ? lui demandai-je. Il acquies-
ça par un sourire, mais ajouta que beaucoup déjeunes tilles du quar-
tier, préférant les danses créoles au vaudou, c'était surtout par le ma-
dotika et le djouba qu'il réunissait le plus de monde. J’avais déjà vu
danser la plupart de nos danses populaires. Je connaissais les formes
des divers tambours employés dans ces différentes clauses el il y en
avait eu effet de toutes les sortes dans ce « petit cabinet », depuis le-
kata et le quiaquia, — mots que beaucoup croient d'origine africaine
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 427

et qui ne sont que des onomatopées, des imitations du son de ces ins-
truments — jusqu'à l’assotor, énorme tambour employé dans le carna-
val,
Chez notre hôte, CATHERINE, loin d'y prêter la main, était opposée
à la danse. Le mari crut sans doute que c'était parce qu'elle ne voulait
pas être appelée une maman-loi. De là, probablement, son mélange de
danses créoles à la danse vaudou. Quoi qu'il en fût, disons pour en fi-
nir, en quoi consistait son « petit cabinet ».
Dans le coin, en face de la petite porte, des tambours de vaudou,
des drapeaux de la société, appuyés en faisceau sur la muraille ; à
l'autre extrémité, le grand tambour d’assotor et un ou deux autres dra-
peaux. Entre ces deux trophées de4ambours et de drapeaux, s'élevait
ce que St-MÉRY et après lui, GUSTAVE d'Allaux et ST-JOHN ont appelé
un autel et que notre hôte appelait lui sa « table de travail. » Table ou
autel, c'était en pleine maçonnerie de brique, de un pied de hauteur en-
viron. Il n'y avait là aucun dessous d'autel où l'on put cacher ni boîte à
couleuvre, ni enfant à l'engrais. Deux montants en bois scellés dans le
mur étaient reliés entre eux et à la muraille par des tringles en bois
portant des petits rideaux d'indienne, sur lesquels étaient collés ou at-
tachés de petits morceaux de fer-blanc [438] imitant assez grossière-
ment des étoiles et clés lunes. Au centre de la table en maçonnerie
était enfoncée jusqu’à moitié de sa longueur et fortement scellée, une
manchette commune de travail. Autour de la manchette, se trouvaient
pêle-mêle sur la table, une clochette en cuivre, des quiaquias en cale-
basse, enguirlandés de colliers « mal d York », ou de petits os de toute
sorte de reptiles et de poissons, puis quelques coquillages fort jolis,
rares, et même inconnus dans ces parages, des silex ou pierres a feu,
un assez grand nombre de petites pierres lisses aux formes arrondies,
connues en Haïti sous le nom de pierres a tonnerre, que Ton croit tom-
bées du ciel avec la foudre et que les moins ignorants prennent pour
de petits aérolithes ou des fragments de bolides plus volumineux. — Il
n'est pas de superstition populaire en Haïti, qui n’ait son explication
« scientifique ». — Dans un coin au fond, était un grand couis rempli
de petites coquilles communes, ramassées sur la première plage ve-
nue.
Sur l'autre face de la chambre, se trouvaient premièrement la petite
porte d'entrée et son rideau blanc ; sur le seuil, une bouteille enterrée
jusqu'au goulot que notre hôte prétendit contenir de l'eau bénite pour
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 428

chasser les mauvais esprits de sa demeure ; au-dessus du rideau et en


travers de la porte s'étendait une branche de rameau béni, également
destinée à éloigner les démons et les loups-garous. A droite, le long du
mur, et en face de la « table de travail » étaient rangées cinq ou six
casseroles jaunes en poterie de Marseille. Sur chaque casserole était
posée une belle assiette en faïence blanche contenant elle-même une
belle pierre à tonnerre et enfin au coin, deux tambours à danses dites
créoles.
Dans ma première investigation de cette chambre mystérieuse,
j'étais surtout curieux de voir la fameuse boîte à couleuvre de
MOREAU de St-MÉRY dont je connaissais déjà l'histoire. Dans ce but,
j'avais fouillé tous les coins, tourné tous les tambours, couverts de
peau, d'ailleurs, à un seul bout. Ce fut en vain. Alors, avisant les casse-
roles qui étaient bien ce qu'il y avait de plus mystérieux dans l'endroit,
[439] je jugeai qu’elles devaient être pleines de couleuvres et voulus
m'en assurer au risque de voir un de ces dieux profiter de l'occasion
pour glisser entre mes jambes et se sauver dans quelque trou ou tacher
de regagner sa forêt natale. Je n'avais d'ailleurs rien à craindre, car des
couleuvres qui pouvaient rester prisonnières sous le poids d'une as-
siette de faïence devaient être de grosseur absolument insignifiante, 179
179 Sur une propriété des environs de l'habitation PRICE à Jacmel, où l'on
faisait du sirop dit de petit moulin, on trouva un matin une énorme cou-
leuvre enroulée et dormant dans une chaudière qu'elle remplissait presque de
son volume. C'était une chaudière de huit à dix gallons, destinée à faire cuire
le resou jus de la canne. Sur l'avis d'un travailleur facétieux, on posa douce-
ment sur la chaudière une grande plaque de fer, une vieille platine à cassave
de plus d'un demi-pouce d'épaisseur, sur laquelle on plaça d'énormes roches
pesant plus d’une trentaine délivres ; puis l'on fit du feu sous la chaudière et
les assistants se rangèrent en cercle autour de ce bûcher d'un nouveau genre
pour entendre les sifflements douloureux de la victime Ce fut un bien autre
spectacle qui les attendait. Mis en fureur par la chaleur du fer qui lui brûlait
tout le corps, le monstre renversa d'un coup de tête roches et platine et bon-
dit sur ses agresseurs, lesquels se sauvèrent à toutes jambes, lui laissant libre
le chemin des bois. C'était un beau spécimen de la grande couleuvre brune,
mesurant 7 à 8 pieds et gros comme le bras d'un adulte. Un superbe sujet
pour jouer au dieu africain. Mais il faudrait offrir une fortune avant de trou-
ver le papa-loi qui oserait entreprendre de mettre un tel dieu en cage. En fait,
je n'ai connu que trois hommes en Haïti que l'on ait vus capturer de grandes
couleuvres vivantes : un haïtien, mon oncle, le Colonel THOMAS PRICE aux
Cayes ; un anglais, Mr CHRISTOPHER TWEEDY, dont l'un des neveux à
l'heure présente, est consul de S. M B. à Port-au-Prince, et un allemand, mon
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 429

et, par conséquent, de bien piètres dieux. Je lis part de mon intention à
DESQUIRON qui se récria et malgré ses protestations, je me mis à sou-
lever avec des précautions infinies une première assiette sous laquelle
je m'attendais à voir poindre à chaque instant la tête pointue de
quelque innocente petite couleuvre verte me montrant sa petite langue
fourchue, mais inoffensive. Rien ne venait. La couleuvre, me disais-je,
doit être engourdie au fond de la casserole. J achevai d'enlever l'as-
siette. La casserole était à moitié pleine d'un liquide transparent, jau-
nâtre, visqueux, sur la surface duquel s'était formée un peu de mousse
blanchâtre. Je découvris successivement [440] chacune de ces casse-
roles. L'une contenait une petite noix de coco dans laquelle se trou-
vait, du coton brûlé ; c'était le goblet à disquette. Dans d'autres, il y
avait des petits paquets de feuilles sèches de petit baume, de verveine,
de citronnelle ou d'orangers, du crin de cheval, des rognures puantes
de corne de cheval, des bouts de bougies, puis un autre liquide plus
brun, plus épais que le premier ; en un mot, une pharmacie de houn-
gan, une fabrique de houngas.
Quand je demandai à notre hôte de nous montrer le contenu de ses
casseroles, il refusa net. Ah ! non ! nous dit-il, moin pas ça montrer
cilà-là, ce li-mystère pa moin ça.
Profitant de l'indiscrétion que j'avais commise un instant aupara-
vant, je lui parlai en connaisseur du contenu probable de ces vases.
Ce n'est pas pour moi, lui dis-je, que je vous demande cela puisque
je le sais aussi bien que vous ; c'est pour mon ami qui vient d'Europe
et à qui l'on peut faire croire toute sorte de choses. J'aurai beau lui dire
que vous ne pouvez avoir là que des morceaux de gingembre, des
feuilles de verveine, un petit bout de bougie, des grains de maïs, du
crin, etc., il ne me croira pas à cause même du mystère que vous en
faites.
Ce petit tour eut un plein succès. Ce paysan naïf, qui passait peut-
être pour sorcier dans ses montagnes, ne devina pas la supercherie ; il
n'y vit que du feu. Il me regarda avec étonnement et marqua son admi-
ration en ces ternies :
« Hum ! jeune homme cilà-là, ou fort oui, hum ! pour y on jeune
homme qui si jeune !
ami Gebhart autrefois du Cap-Haïtien et rentré depuis quelques années dans
sa patrie à Hambourg. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 430

Il s'était avoué vaincu par ces mots et je pus satisfaire ce qui me


restait encore de curiosité inassouvie : je voulais savoir ce qu’étaient
les liquides contenus dans deux de ces marmites et je pus me
convaincre que le premier était du miel et le second de l'huile de pal-
ma-christi.
Tout ce que nous venions de voir et d'entendre, n'était pas de nature
à nous faire désirer de prolonger notre séjour dans cet endroit.
DESQUIRON surtout avait hâte de se sauver. La construction de la ton-
nelle marchait rapidement et nous ne pouvions douter que la danse
qu'on allait nous [441] offrir serait le vaudou. L'idée que nous pour-
rions être invités à ouvrir le bal avec deux des jolies fillettes que nous
admirions le matin, me les faisait trouver fort, laides tandis que mon
compagnon à qui la même pensée était venue, en avait froid dans le
dos. Il ne fallait plus songer à reprendre notre sieste. Nous sortîmes de
la maisonnette tandis que l’on ouvrait les cocos. Nous arrangeâmes
noire punch et tandis que nous l'avalions, nous vîmes avec une sensa-
tion de soulagement que le ciel se couvrait de nuages assez épais pour
justifier une crainte raisonnable d'être surpris par l'averse à une trop
grande distance de la ville ; et lorsque CATHERINE vint prendre nos
ordres pour le dîner, nous lui montrâmes le ciel assombri et la priâmes
de ne rien faire car nous avions peur de la pluie et allions partir à l'ins-
tant. Cette femme était intelligente, je le répète. Elle avait compris et
n’insista pas pour nous retenir. Et quand son mari vint se récrier
contre notre résolution un peu brusque de départ, elle se mit de notre
côté et lui remontra doucement que les chemins étaient mauvais et
qu'il serait dangereux pour nous de nous y engager la nuit, après un
orage.
J'avais été vivement impressionné par les scènes de cette journée.
J’en écrivis une relation détaillée que mon père m'empêcha de livrer à
la publicité, jugeant avec raison que ce que je venais de voir ne suffi-
sait pas pour permettre un jugement sérieux sur ces faits ; jugement
qui eut été prématuré à l'âge que j'avais alors et qui pourrait soulever
des controverses que je n'étais pas en mesure de soutenir, tandis qu'un
simple récit sans conclusion, me procurerait peut-être des ennuis à
moi-même et resterait sans utilité pour personne.
Je ne regrette point qu'il en ait été ainsi, car à cette époque, je
n'avais pas pu comprendre ce que j'avais vu. Je ne savais pas encore
ce que signifiait un houanga (corruption créole, peut-être, du mot on-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 431

guent) et j'aurais peut-être contribué à répandre moi-même, ou à forti-


fier, de fausses notions propres à prolonger l'existence de superstitions
absurdes dans mon pays.
J'eus occasion par la suite de pénétrer chez d'autres papas-lois.
[442] J'en ai connu deux ou trois dans la plaine du Cul-de-sac qui
avaient des hounfors, mais qui ne faisaient danser ni vaudou, ni danse
créole chez eux. J’en ai connu un au moins, qui ne tenait chez lui ni
hounfor ni aucune sorte de danse. Enfin, j'ai connu une infinité de
gens dans cette plaine qui faisaient danser le vaudou chez eux par pur
amour de cette danse, sans aucune prétention de se faire passer ni pour
médecins, ni pour prêtres d'aucune sorte de rite.
De 1865 à 1867, je suis entré dans 4 hounfors de la plaine ; à cette
époque le Gouvernement du Président GEFFRARD continuait encore sa
campagne contre les danseurs du vaudou, faisant saisir et brûler les
drapeaux, les tambours, tout le matériel des sociétés, faisant arrêter et
emprisonner comme cannibale, comme anthropophage, tout individu
réputé a tort ou à raison, papa-loi ou maman-loi. Les rares hounfors
qui pouvaient échapper à l'active surveillance de la police devaient
être donc des lieux sacro-saints où le fétichisme proscrit serait conser-
vé dans toute sa pureté primitive. C'était partout à peu-près la même
mise en scène que je viens de décrire avec de légères variantes. Moins
heureux que Sir SPENCER ST-JOHN qui a vu du premier coup « la cou-
leuvre sacrée et son tabernacle à claire-voie aux environs de la
Coupe, » je n'en ai jamais rencontré la moindre trace. Nul part je n’ai
vu un hounfor assez grand pour faire place à six individus exécutant
en commun des cérémonies quelconques. J'en ai même connu un qui
se composait de deux pièces presqu'entièrement vides : une anti-
chambre contenant une table unique sur laquelle était posée une tête
de mort destinée à effrayer et à éloigner les curieux, et dans la pièce
suivante, le hounfor proprement dit, deux chasses et rien de plus.
Quelles cérémonies pouvait-on bien accomplir en ce lieu ? Je le dirai
bientôt.
Constatons seulement, ici qu'il résulte de tout ce qui précède, et de
l’aveu même de MOREAU d e ST-MÉRY que le Vaudou n'est en soi
qu'une danse, une simple danse d'origine africaine, peu attrayante, re-
poussante même si l'on veut, mais innocente et qui no doit sa mau-
vaise réputation, [443] sa triste célébrité, qu'aux houngans qui s'en
sont servis pour voiler leur charlatanisme, pour se faire des clients, en
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 432

exploitant le goût des femmes du bas peuple des villes et des cam-
pagnes pour celte danse énervante.
Mais ce goût de la danse, de celle du voudou en particulier, est-u
réellement développé au point d'être considéré comme un facteur so-
cial en Haïti, comme un obstacle à la civilisation de ce pays ?
En formulant cette question, je me rappelle la réplique de Sir Spen-
cer ST-JOHN aux haïtiens qui nient l'influence, la puissance du vaudou
en Haïti : « u n séjour de 24 heures, dit-il, dans une ville de ce pays
convaincra les plus incrédules, etc. »
J'accepte et sollicite moi-même cette épreuve, et je dis à tout étran-
ger qui voudrait la tenter : allez, parcourez toutes les villes et toutes
les campagnes d'Haïti. Si vous entendez quelque part le son d'un tam-
bour de danse, vaudou ou autre, transportez-vous-y et voici ce que
vous y verrez : deux femmes ou trois au plus, pauvrement vêtues, sans
chaussures, un misérable mouchoir sur la tête, se démenant de toutes
leurs forces plutôt que dansant, s'époumon-nant, hurlant sous prétexte
de chant pendant un jour, une nuit entière, mais en vain, ne parvenant
ni à monter-loi elles-mêmes, ni à transmettre autour d'elles la moindre
contagion nerveuse à qui que ce soit, homme ou femme. Un abruti, as-
sis sur un tambour, y tape à tour de bras pour attirer des danseurs dans
l'espérance souvent trompée qu'on lui jette un sou, comme au temps
où florissaient des sociétés de danses. Quand ces malheureuses
n'agitent pas toutes seules, à les démonter, leurs épaules et leurs
hanches, elles n'ont pour vis-à-vis que quelque désœuvré, générale-
ment un soldat de la garnison qui vient voir cela, faute de tonte autre
distraction. Observez ce cavalier : il entre dans le rond avec les allures
timides d'un homme qui sait qu'il va s'encanailler ; il saute un peu,
dessine un entre-chat primitif, et abandonne la partie au bout d'une mi-
nute ou deux en riant aux larmes de sa fanfaronnade du vice, puis les
deux mégères livrées de nouveau à elles-mêmes, continuent [444] à se
faire vis-à-vis, à hurler et à se trémousser en vain. L'assistance compo-
sée généralement de soldats désœuvrés et de quelques femmes dégra-
dées sortant des dernières couches, non du peuple mais de cette crasse
fangeuse qui se trouve au fond de toute société humaine, cette assis-
tance elle-même ne reste pas, ne s'assied pas, composée qu'elle est de
passants, de flâneurs qui ne s'arrêtent là qu'un instant pour tuer le
temps.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 433

La vérité est que la danse au tambour en général est morte en Haïti ;


elle est morte, tuée par le développement du goût de la toilette chez
les femmes. Sir SPENSER ST-JOHN qui semble regretter (page...) l'intro-
duction des chapeaux parisiens en Haïti, n'a pas remarqué que, de mé-
moire d'homme, on ira jamais vu en Haïti une femme du peuple sous
la tonnelle d'une danse au tambour avec un chapeau parisien sur la
tête, ni une paire de bottines aux pieds.
Les danses créoles que Ton avait imaginées, comme il a été expli-
qué ci-dessus, pour l'amusement de la portion la plus éclairée du bas
peuple d'Haïti, ont, à cause même de ce fait, disparu les premières de-
vant les progrès de la civilisation. Il n'en reste presque aucune trace à
l'heure présente.
Le vaudou qui, depuis la domination française, n'était d'abord
qu'un amusement de bossals, plaisant seulement aux plus grossière-
ment ignorants des créoles, puis une manœuvre politique, avait résisté
moins longtemps après l'Indépendance, que les danses créoles. Mais
cette danse a eu plus tard une sorte de renaissance à cause des encou-
ragements directs ou indirects dont il a été l'objet à différentes
époques par suite de misérables calculs politiques que j'explique plus
loin sans prétendre nullement ni les justifier, ni même les excuser.
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'à l'heure où j'écris et depuis long-
temps, cette danse est de nouveau et définitivement condamnée
comme toutes les autres danses au tambour par le sentiment populaire.
Depuis longtemps, depuis cette renaissance même dont je viens de
parler, elle n'a eu en Haïti qu'une existence purement factice et ce
[445] qui en reste à l'heure présente n'est plus qu'une forme de la men-
dicité pour des gens de la dernière dégradation morale appartenant
comme il vient d'être dit au dernier dessous de la populace.

IV. — Exagération et fausses idées répandues


et entretenues au sujet de nos superstitions populaires,
par la vanité et la légèreté d'esprit des haïtiens
pourvus de quelque éducation.

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Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 434

Si l'haïtien est africain par le sang, il est surtout français par l'es-
prit. On a souvent signalé en France et à l'étranger le caractère étran-
gement paradoxal des français, de ces « fanfarons du vice » comme
les a désignés un profond observateur. En France, dans ce pays par ex-
cellence de la bourgeoisie, de la routine, chacun parait dévoré de la
passion du merveilleux, de l'inattendu : deux hommes en un seul,
comme le Tartarin d e DAUDET. Ainsi la femme française, par
exemple, si véritablement, si instinctivement mère de famille, cette
femme aux traits hâlés, aux formes masculinisées par le dur travail des
champs ou de l'atelier, non moins prompte, dans les régions sociales
plus élevées, au dévouement, au sacrifice le plus absolu, le plus com-
plet d'elle-même pour assurer le bonheur de ses parents, de son mari,
de ses enfants au besoin, le salut ou la gloire de sa patrie, cette femme
qui met son bonheur à être aimable, spirituelle, enjouée, pour rendre
gais et contents tous ceux qui l'entourent, les romanciers français la
peignent presque tous comme un être sans cœur et sans honneur, une
créature à lame impure, incapable de chasteté, de vertu. 180 Le français
qui dans la conversation vous parle de la femme, ne tient pas, en géné-
ral un autre langage que [446] celui des romans. Il a presque toujours
un fond d'anecdotes plus piquantes les unes que les autres sur ses
aventures galantes, celles de ses amis, de ses chefs, de ses subordon-
nés, enfin de Ions les hommes qu'il ne connaît même que de nom. Ce-
pendant, aucun homme au inonde n'a en réalité, une toi plus sincère,
plus profonde que le français dans la vertu, dans l'honneur de sa
femme, de foule femme qui le louche : mère, sœur, fille ou épouse Cet
homme, qui semble croire la femme généralement incapable de fidéli-
té, ne doute jamais de la fidélité de la sienne. Il n'est pas jaloux,
comme par exemple les hommes de race espagnole qui prennent om-
brage de toute attention dont leurs femmes ou leurs filles peuvent être
l'objet. Il rit, et très-franchement, de la prétention, ridicule à son avis,
de l'homme qui entreprendrait, selon l'expression américaine, de lui
ravir l'affection de sa femme. Il s'en amuse parce qu'il ne craint pas,
parce qu’il a confiance dans la vertu de sa femme, parce que ce qu'il
180 À les en croire, le « Demi-Monde ») de DUMAS fils, qui peut être la fi-
dèle photographie d'une certaine classe, ou plutôt d'un certain nombre de
femmes françaises ou étrangères vivant à Paris, ne serait que l'image parfaite
de la femme française, de toutes les classes : grand monde, bourgeoisie,
peuple, de tout ce qui est hors du demi-monde et n'y peut jamais être mêlé.
H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 435

sait, ce qu'il croit au fond de son âme, et en dépit de ses « blagues »


accoutumées sur les femmes des autres, c'est que la femme française,
c'est-à-dire sa femme à lui, est honnête, vertueuse, au moins autant
que la moyenne des femmes de quelque pays que ce soif et à notre
avis, il a absolument raison. Nous avons connu intimement beaucoup
de français et de françaises ; notre opinion, formée à l'école des ro-
mans français, comme celle qui court à peu près par tout le monde,
n'était pas bien favorable à ces dernières sur le chapitre des mœurs ;
mais frappé du nombre toujours croissant des exceptions qu'il nous
fallait faire à cette opinion à mesure que nous apprenions à mieux
connaître chacune de ces aimables créatures en particulier, nous avons
pu comprendre combien est profondément vraie l'observation rappelée
ci-dessus : « le français est fanfaron de vices ». Cette courte sentence
a été pour nous la clef de bien des traits du caractère français et même
la clef de bien des événements de l'histoire contemporaine de la
France qui restent incompréhensibles, en effet, pour celui qui ne s'est
pas rendu compte de cet amour du paradoxe, [447] d'où est né chez le
français le penchant à la blague, à la médisance badine. Cette légèreté
peut glisser jusqu'au mensonge, jusqu'à la calomnie, d'autant plus aisé-
ment, que cela semble innocent dans la forme, comme il l’est eu réali-
té au fond, puisque c'est soi-même que l’on calomnie, c'est contre soi-
même que l'on ment, en s'imputant des vices que l'on n'a pas.
Les haïtiens, qui descendent moralement et intellectuellement des
français, dont les idées se forment exclusivement dans les œuvres phi-
losophiques ou littéraires du génie français, les haïtiens qui, malgré ce
qu'en disent leurs détracteurs, sont assez français par l'esprit et par le
cœur, en bien non moins qu'en mal, pour s'attirer une part visible des
ressentiments ou des préjugés de certaines races, de certains peuples
contre tout ce qui tient de près ou de loin à la France, part de préven-
tion ou de préjugé qui s'ajoute, en les aggravant, aux prétentions, aux
préjugés que leur attire leur origine africaine, les haïtiens n'ont pas
manqué d'adopter ce déplorable défaut du caractère français : la fanfa-
ronnade du vice, le goût du paradoxe, de la blague.
Et puisque nous traitons dans ce chapitre du mystérieux vaudou
haïtien, rendu célèbre dans le monde civilisé par tant de livres et
d'écrits à sensation, qu'il nous soit permis de rapporter ici un anecdote
dont nous pouvons garantir l'authenticité :
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 436

Nous étions à Panama. Sir SPENCER ST-JOHN venait de publier son


livre Haïti ou la République Noire. Un journal local reproduisit le pas-
sage où cet écrivain s'écrie dans un accès de lyrisme d'un goût au
moins douteux : « si vous demandez qui est anthropophage parmi les
haïtiens, la réponse, je le crains, doit être : qui ne l'est pas ? » Comme
il y avait beaucoup d'haïtiens dans l'isthme à ce moment, cette publi-
cation produisit une certaine sensation : les employés de la Compa-
gnie du Canal en prirent occasion pour blaguer un peu leurs cama-
rades haïtiens ; il en sortit quelques rares et insignifiantes querelles,
puis français et haïtiens ayant coutume de rire de tout, on rit de l'extra-
vagante assertion de l'écrivain anglais et ce fut tout. [448] Cependant,
me trouvant quelque temps après en compagnie de quelques amis, on
vint à parler des employés haïtiens de la Compagnie du Canal. L’une
des personnes présentes, un homme très-sérieux, en prit occasion pour
me demander mon avis sur un jeune haïtien qui était entré au service
de la Compagnie sur ma propre recommandation et que l’on disait
avoir pris part personnellement à des scènes de cannibalisme. J'en fus
autant surpris qu'indigné : l'haïtien dont il s'agissait avait au moins le
bénéfice de ce que l'on nomme en droit un alibi : à ce moment, il
n'avait encore jamais mis le pied en Haïti, sa famille s'était retirée du
pays depuis de nombreuses années, il était né et avait grandi à l'étran-
ger ; élevé eu Europe, principalement en Allemagne, et ne voulant pas
aller en Haïti sous l'administration de SALOMON, il faisait pour ainsi
dire à la Compagnie du Canal ses débuts dans la vie. Dans ce cas par-
ticulier les bornes de la plaisanterie étaient évidemment dépassées, et
croyant aune calomnie intentionnelle, je résolus de taire la Lumière
sur cette affaire sans jamais eu parlerai au principal intéressé dans la
crainte d'un scandale. —Voici ce qui s'était passé : on causait entre
employés de son bureau du livre de S T-JOHN. Un français remarqua
que tout cela devait être des histoires, des blagues, et demanda l'avis
de l'haïtien ; celui-ci répondit par une fanfaronnade de vices a L'haï-
tienne, ou plutôt à la française, car il connaissait bien la France et nul-
lement Haïti. « Certainement, dit-il, que nous mangeons de la chair
humaine en Haïti, tout le monde en mange ; mais c'est excellent la
chair humaine, j'en ai souvent mangé moi-même ; j'en raffole. » Un
idiot, ou un méchant prit, ou fit semblant de prendre cette boutade au
sérieux et s'en alla raconter à ses amis ce cynique aveu d'un monstre.
Tel fut pour mon jeune compatriote et ami le châtiment de sa blague.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 437

Il en est ainsi de tout en Haïti. Parlez à un haïtien pris au hasard, de


quelque difficulté que ce soit qui conviendrait de surmonter dans l'or-
ganisation ou la marche d'un service public quelconque : administra-
tion de la justice, administration des finances etc. Il vous répondra, 90
fois sur [449] 100, que vous vous bercez de vaines illusions, qu'il n'y a
plus rien à faire pour Haïti, que c'est un pays perdu, irrémédiablement
perdu ; comment voulez-vous qu'il en soit autrement, s'écrira-t-il avec
véhémence, dans une société où il n'y a plus un seul honnête homme,
non, pas un seul, pas un seul. L'homme qui vous parle ainsi a peut-être
été, peut être encore lui-même fonctionnaire public ou magistrat ; son
père, si ce n'est lui-même, a peut-être servi, ou sert encore dans la ma-
gistrature ou dans l'administration. Ce qu'il vous dit avec tant d'assu-
rance, tant d'énergie, tant de force apparente de conviction, doit donc
vous paraître dans sa bouche un aveu, une confession. Il est placé pour
connaître ce dont il parle, nul mieux que lui ne connaît les secrets de
sa propre vie. II a été, ou il est encore fonctionnaire public et il vous
dit que tous les fonctionnaires publics dans son pays manquent de pro-
bité ; la conclusion relativement à sa probité personnelle est donc for-
cée : il vous est permis de penser que vous êtes en présence d'un mal-
faiteur cynique qui, loin de cacher ses vices et d'en rougir, les étale et
s'en fait gloire.
Mais combien grande serait votre erreur. Celui qui vous parle ainsi
croit au contraire ne pouvoir jamais exprimer avec assez d'énergie, sa
sainte indignation contre les vices des autres, car lui, ah ! lui, il est un
CATON ; il est le dernier et le seul honnête homme qui reste dans ce
pays perdu. Or, cet homme peut avoir financièrement à votre connais-
sance personnelle aussi bien la réputation d'un honnête homme que
celle d'un fripon : le langage est le même dans l'un ou l'autre cas.
Qu'est-ce donc que cela peut signifier ?
Un étranger qui a vécu longtemps dans ce pays, comme Sir
SPENSER St-John par exemple, et qui sait très-bien à quoi s'en tenir sur
la valeur de ces dénonciations des haïtiens par eux-mêmes, y verra des
traits de caractère bien différents, selon sa tournure d'esprit ou selon le
but qu'il se proposera en parlant d'Haïti et des haïtiens.
S'il est simplement inattentif, il dira : c'est de la présomption. Cet
haïtien dont il connait peut-être la réputation [450] bonne ou mau-
vaise, sera pour lui un vaniteux ou un double vicieux qui n'accable les
autres de tant de dédain ou leur prête tant de vices, que pour mieux re-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 438

hausser le mérite qu'il possède ou qu'il veut usurper. Si cet étranger in-
attentif est en outre mal veillant, il fera semblant de prendre ces
blagues au sérieux, d'y voir l'expression de vérités admises par les haï-
tiens eux-mêmes et il écrira, quoiqu'il connaisse personnellement de
nombreux exemples du contraire : « ils sont dépourvus d'honneur fi-
nancier, leurs mères leur enseignent que voler l'argent de l'État n'est
pas voler »
Mais l’observateur attentif et vraiment intelligent, capable de péné-
trer la raison des choses qui l'entourent, pensera et, s'il est sincère, dira
ce mot : légèreté, défaut d'origine française, héritage des colons fran-
çais cultivé, développé par l'éducation donnée en France à nos enfants :
« to those educated abroad from their earliest childhood. » Oui, légè-
reté de gens qui parlent sans réfléchir suffisamment sur la portée de ce
qu'ils disent ; qui, se laissant entraîner par le goût de la médisance, de
la blague, oublient que, dans les fanfaronnades du vice, celui qui dit
tous outrage son père, son frère, son fils et lui-même, comme celui qui
dit toutes, flétit sa mère, sa femme, sa sœur et sa tille.
Cette légèreté heurte l'observateur intelligent à chaque pas qu'il lait
en Haïti. Elle règne eu souveraine dans les conversations ; on la re-
trouve dans nos journaux, dans nos discours, dans tous les actes même
les plus importants, les plus décisifs de notre existence : choix ne
notre carrière, choix d'un époux pour notre tille ou d’une épouse pour
notre fils, décision de rester dans le célibat ou de nous marier, choix
de nos amis dans la vie privée comme dans la vie publique, choix de
l'attitude amicale ou hostile que nous prendrons ou garderons envers
un gouvernement nouveau et jusqu'au choix du parti que nous combat-
trons ou détendrons dans une guerre civile, nous décidons de toutes
ces choses avec cette incroyable légèreté que nous avons le malheur
de laisser présider si souverainement a nos discours.
[451]
Cependant je ne sache pas que les écrivains étrangers qui ont entre-
pris de faire le portrait à la plume des haïtiens se seraient jamais appe-
santis sur ce trait si caractéristique de l'haïtien. Serait-ce par hasard
parce qu'il serait impossible d'assigner une origine africaine à ce dé-
faut si universellement reproché au caractère français et que cette
constatation entraînerait celle de l'existence chez l'haïtien d'une infini-
té d'autres traits louables ou blâmables du caractère français ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 439

Cette hypothèse ne nous semble pas impossible, étant donnée


l'hostilité de ces écrivains contre la race noire. La constatation de
presque tous les traits du caractère français chez l'haïtien, même deve-
nu indépendant de la France, n'indiquerait-elle pas comme l'un des
traits caractéristiques de la race noire, une telle puissance d'assimila-
tion au milieu, qu'il serait naturellement impossible au noir né et vi-
vant hors de l'Afrique de jamais retomber ou plutôt de jamais tomber
dans les coutumes quelles qu'elles soient des tribus barbares ou non de
l'Afrique ?
Cette légèreté d’esprit, ce goût des formes satyriques ou para-
doxales du badinage dans la façon de traiter même les questions les
plus graves pouvant entraîner les conséquences les plus désastreuses
pour tous et pour chacun ; cet amour parfois agaçant de la blague qui
fait que souvent en causant avec un haïtien on ne peut savoir s'il est
sérieux ou s'il badine, tout cela peut être attesté par tout homme intel-
ligent, même médiocrement doué du don d'observation, qui a eu occa-
sion de frayer avec des haïtiens, en Haïti ou à l'étranger. J'insiste sur
ce fait, parce qu'il est de la plus haute importance à mon avis, pour la
compréhension d'une infinité de choses odieuses, injustement impu-
tées aux haïtiens par des écrivains ou des voyageurs étrangers. A celui
qui serait tenté de croire que je prête ici gratuitement ce défaut de ca-
ractère à mes compatriotes en vue de cacher ou de pallier d'autres dé-
fauts plus honteux ou des vices odieux, je dirai : faites lire ce passage
à quelqu'un qui a vécu avec des haïtiens, à Sir SPENSER S1-JOHN lui-
même, et observez son visage, si de ses lèvres il ne l'approuve [452]
pas, le jeu même de sa physionomie vous montrera combien ce que
j'en dis est généralement, profondément vrai. Pour un observateur at-
tentif, il semblerait môme que la conversation sérieuse sur quelque
matière que ce soit aurait quelque chose de pénible pour la plupart des
haïtiens ; aussi y entendez-vous revenir presque à chaque instant cette
question : parlez-vous sérieusement.
St-John raconte quelque part dans son livre qu'un enfant envoyé à
Paris aurait affirmé que les pièces d'eau des jardins du Luxembourg ne
seraient point comparables aux bassins que possédait son père à Port-
au-Prince. Et il a voulu trouver en cela la preuve que les mères haï-
tiennes apprennent à leurs fils à mentir dès l'âge le plus tendre Cet
écrivain a fait preuve d'une étonnante naïveté par son acceptation de
cette blague pour chose vraie, en même temps que d'un parti pris de
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 440

méchanceté par la grave conclusion qu'il tire de ce prétendu fait qui,


même s'il était vrai, ne serait en somme qu'un enfantillage insignifiant.
Il est notoire que l'un des plus riches fonds d'histoires amusantes que
débitent les beaux esprits en Haïti, c'est le chapitre des bévues que
chacun à son retour d'un voyage d'Europe, impute à ses compagnons
de route. Ce fonds de blague est absolument inépuisable. Celle que
rapporte l'auteur que je cite, n'est qu'une variante d'une blague bien
plus forte que l'on a imputée à un Monsieur qui revenait de son pre-
mier tour de France. Un ami l'avait amené voir jouer les eaux de
VERSAILLES ; ce spectacle lui aurait paru stupide et il se serait écrié :
« Mon DIEU que ces français sont donc bêtes d'admirer ça. Que di-
raient-ils donc s'ils allaient voir l'abreuvoir des chevaux à Port-au-
Prince... » Un autre aurait trouvé ridicule d’aller si loin pour admirera
« La Madeleine » quand ou avait à Port-au-Prince des Églises dune
plus belle architecture. En 1866, dans le cours d'un voyage que je fis à
Jacmel, un Monsieur réédita en ma présence une blague de ce genre
qui provoqua chez moi un tel ton rire que le malheureux fut abasourdi
de son succès ; c'est que dans mon enfance, dans la même ville, je
connaissais déjà cette histoire et le héros de la bévue c'était lui-même.
[453]
Les histoires racontées par Sir SPENSER ST-John, d'un haïtien qui
avait peur de ce qu'on penserait de lui à Paris si un homme sans livrée
montait sur le siège d'un fiacre loué pour lui ; celle de l'haïtien qui
proposait d'envoyer nos officiers donner une leçon de tenue à ceux ;
de Tannée française, etc., tout cela sort de la même fabrique. Ce sont
des blagues que l'on débite pour faire rire, pour faire rigoler les amis,
comme on dit en France, ce ne sont pas des mensonges destinés à
tromper quelqu'un sur le compte de qui que ce soit, à placer mécham-
ment qui que ce soit « sous un jour peu enviable » cela se nomme en
Haïti, comme en France, histoire de rire, le mot de latin, etc. Dans la
conversation badine, légère, on y met le nom de quelqu'un, dans un
journal on a pour cela des noms de convention : Mr PRUDHOMME, le
marquis de CALINO etc. On n'a qu'à prendre le premier numéro venu
du « Courrier des États-Unis » qui se publie quotidiennement à New-
York et qui est d'ailleurs très-répandu en Haïti, pour se convaincre du
goût des personnes de langue française pour ces plaisanteries. À Paris,
le Figaro et beaucoup d'autres journaux sérieux, ont ces mots de la fin,
comme le Courrier. Le « Charivari », le « Tam-tam », le « Tintamarre »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 441

sont faits exclusivement de mots pour rire. Et soit dit en passant, celui
qui prend ces badinages aux sérieux et les présente comme des men-
songes, se livre en vérité, a des blagues infiniment moins innocentes
que celles des CALINO et des PRUDHOMME.
Quoi qu'il en soit, nous devons reconnaître, et avouer que la légère-
té haïtienne ne renonce pas à la blague même sur celte question du
vaudou à laquelle la malveillance a fait prendre, depuis une époque
comparativement récente, et surtout dans les pays de langue anglaise,
une extension telle qu'il ne semble plus permis de dédaigner, de mé-
priser cette calomnie. Elle trouve aujourd'hui à New-York jusqu'à des
Évêques pour s'en faire l'écho, et n'épargne plus aucune ville, aucune
classe, aucune famille, aucun individu de la République d'Haïti.
C'est ainsi que des gens vraiment éclairés en Haïti se rendent res-
ponsables dans une très-large mesure de l'état [454] de choses décrit
dans la première partie de ce chapitre. Au lieu de combattre ces super-
stitions absurdes, de s'efforcer de les détruire en faisant la lumière
dans les esprits en tenant aux ignorants ces simples discours qui les
persuaderaient aisément de la folie de leurs terreurs superstitieuses, on
préfère, en général, en prendre occasion pour faire le bel esprit et l'on
renforce souvent le mal en donnant le change au bon sens des per-
sonnes incultes, mais intelligentes. J'ai connu au Cap-Haïtien un
pauvre fou, un crétin de naissance, qui était venu de l'intérieur mener
sa vie errante dans les rues de la ville. Il se nommait, je crois,
BIGARETTE ; les gamins du Cap se firent un amusement du malheu-
reux idiot qu'ils harcelaient partout de leurs lazzis. Il fut convenu fina-
lement que BIGARETTE était un vien-vien, u n zombi qui avait mangé
du sel et qui s'était sauvé de son mapou. Ce fut l'occasion pour des
gens éclairés de la ville de discuter sur la question des viens-viens. Un
jour j'entendis dans un lieu public, un monsieur jouissant d'une haute
réputation d'intelligence et de savoir, qui expliquait que la chose
n'était pas du tout impossible. Il faut écarter, disait-il, le côté surnatu-
rel de la question, c'est la part de l'ignorance, mais la science prouve
et là-dessus, il se livra sur la catalepsie, sur la léthargie, sur le
magnétisme animal, sur reflet des narcotiques, etc. à une dissertation
très-intéressante peut-être, mais d'autant plus dangereuse pour les es-
prits incultes qui pourraient se trouver parmi les auditeurs de cette
conférence improvisée. Mais te moyeu, lui demandai-je, pour les
hommes les plus profondément ignorants de ce pays de produire ainsi
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 442

des phénomènes scientifiques d'une si haute portée que la catalepsie


artificielle, toutes les apparences de la mort naturelle, etc. ? La ré-
ponse était simple : « Que savons-nous des connaissances que peuvent
posséder ces enfants de la nature sur les vertus médicinales de nos
plantes dont l'analyse scientifique n'a jamais été faite ? »
On conçoit qu'à la seule exception des hommes les plus éclairés,
les plus fermes de caractère, tous ceux qui assistent à de tels discours
s'empressent, en rentrant chez eux, [455] de faire l'appel de leurs en-
fants et de s'assurer qu'aucune main étrangère ne leur a servi à manger
ou à boire.
Mais le conférencier entendait-il appliquer ses théories au cas par-
ticulier de BIGARETTE ? Non, certes. Croyait-il du moins à l'existence
en Haïti, sinon de zombis, de corps privés d'âmes, mais de gens narco-
tisés, hypnotisés, déterrés après leurs funérailles, rendus idiots ensuite
parla vertu de quelqu'une de ces plantes merveilleuses dont nous
n'avons pas encore su faire l'analyse scientifique, pour être ainsi ré-
duits à l'esclavage ? Non, certes, pas davantage. L'homme dont je pa-
rie était bien trop intelligent pour ne pas savoir que des faits de ce
genre sont démontrés au besoin par les investigations de la justice, de
la police et non par les théories hypothétiques d'une science de fantai-
sie.
Seulement, il ne comprenait pas que le mal qu'il pouvait faire à son
pays et à sa race en traitant si légèrement de choses si graves, ne sau-
rait être compensé par le plaisir d'un instant que pouvait lui valoir l'ad-
miration des témoins de son étalage d'érudition.
L'exemple que je viens de citer ne peut malheureusement pas être
compté comme chose exceptionnelle ni même très-rare. Beaucoup de
gens éclairés en Haïti se complaisent ainsi à se donner un faux air de
savant par des prétendues théories scientifiques tendant à démontrer la
possibilité rationnelle des prétendus faits qui alimentent les croyances
et les terreurs superstitieuses des masses populaires. D'autres per-
sonnes, non moins éclairées, sont heureuses, il faut aussi l'avouer, de
trouver ces absurdes théories auxquelles elle se raccrochent pour
n'être pas obligées d'avouer l'influence qu'exercent encore sur leur es-
prit les superstitions ridicules du pays. Dans cette catégorie se
trouvent bon nombre de blancs de toute nationalité habitant Haïti et
mariés ou non à des haïtiennes.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 443

Pour tous ces gens-là, il n'y a pas de loups-garous en Haïti : ils sont
trop éclairés pour avouer qu'ils croient, au loup-garou et qu'ils en ont
peur. Non, il n'y a pas de loups garous, mais il y a d'après eux possibi-
lité d'empoisonnements [456] mystérieux ; donc à les en croire, il y a
empoisonnements mystérieux au moyen de ces plantes aux vertus mé-
dicinales fantastiques. Voilà comment, en prétendant écarter le côté ri-
dicule de leurs terreurs superstitieuses, les gens dont je parle en
viennent à transformer les loups-garous en empoisonneurs d'enfants.
Ici la question entre dans le vague ; l'indécision des définitions en cet
état alimente les discussions, les disputes sans objets précis et déter-
mine, par conséquent, les blagues dont raffole la légèreté franco-haï-
tienne.
Que faut-il entendre, par exemple, par ces accusations d'empoison-
nement ? Veut-on donnera ce motion sens pur et simple ? Ou veut-on
parler d'empoisonnement apparent, produisant les signes apparents de
la mort sans détruire réellement la vie ? Nos théoriciens n'ont jamais
pu s'entendre à cet égard, et l’on peut affirmer qu'aucun d'eux n'est
d'accord avec lui-même sur ce point. Ou conçoit, en effet leur embar-
ras : s'il ne s'agit que de simples empoisonnements, l'hypothèse sou-
lève un certain nombre de questions qui toutes la rendent insoute-
nable. D'abord la question se trouve complètement, trop complètement
dépouillée de prestige : il n'y aurait plus ni superstitions ni mystère
quant à l'acte. Il resterait pourtant à en chercher le mobile. Ou ces as-
sassinats par empoisonnement seraient commis pour le seul plaisir
d'assassiner, et il suffirait du seul instinct de la conservation pour assu-
rer à la police le concours vigilant de tous les citoyens ignorants ou
éclairés pour rechercher et punir les coupables, ou l'on empoisonnerait
les gens pour aller déterrer leurs cadavres et les employer à un usage
quelconque. Lequel ? Ce ne serait pas pour les dévorer : la théorie de
l'empoisonnement exclut absolument celle du cannibalisme, ou ne
commence pas par empoisonner ce que Ion va manger. Serait-ce pour
employer ces cadavres à quelque pratique cabalistique ? Alors nous
serions simplement en face d'une bande de défouisseurs, de voleurs de
.cadavres ? En ce cas, on ne voit pas quelle pourrait être la nécessité
de l'empoisonnement préalable. On ne commet pas deux crimes pour
un même [457] résultat lorsqu'il suffit d'un seul et que ce seul crime
nécessaire se trouve être précisément celui que les lois frappent de la
moindre pénalité ; pour se procurer un cadavre dans quelque but que
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 444

ce soit, il est bien plus simple de commettre le seul délit de violation


de sépulture en allant déterrer un cadavre quelconque dans un cime-
tière, que de compliquer ce délit en commençant par le crime d'empoi-
sonnement qui entraînerait pour le coupable, le cas échéant, rien
moins que la peine de mort. L'hypothèse de la mort artificielle résiste-
t-e !le mieux à l'examen ? D'abord, la simple admission du fait, avec
intervention ou non d'hypnotisme, de narcotique, etc., conduit néces-
sairement à l'admission du vien-vien et ramène nos raisonneurs eu
pleine superstition. L'absurdité n'est pas moins choquante ici que dans
tout le reste. Supposons un instant que des cannibales, par fanatisme
d'un rite africain florissant en Haïti, ou simplement par la tradition
barbare du goût de la chair humaine ou par quelque motif que ce soit,
désirent se procurer des êtres humains pour se livrer à de sauvages
festins : où serait encore la nécessité de l'empoisonnement ou de l'hyp-
notisation préalable que doit suivre fatalement le rapt, l'enlèvement du
cadavre dans le cimetière, c'est-à-dire dans un lieu ouvert (les cime-
tières dans nos campagnes et même dans nos petites villes ne sont ja-
mais clôturés) où l'on serait exposé à être surpris par des passants dans
un lieu unique et d'autant plus facile à surveiller par conséquent, et en-
fin, dans des circonstances qui rendraient cette surveillance d'autant
plus aisée, d'autant plus efficace, qu'il suffirait de l'exercer pendant
une ou deux semaines au plus pour s'assurer que l'individu, enterré vi-
vant, aurait enfin cessé d'exister et de pouvoir remplir les intentions
des cannibales qui seraient en quête de corps vivants et non de véri-
tables cadavres. Un autre moyen bien plus efficace et à la portée de
tout le inonde, de frustrer le cannibale du fruit de sa « science hypnoti-
sante ou narcotisante » consisterait à retarder les funérailles seulement
de quelques heures. Avec la chaleur accablante qui prévaut, hiver
comme été, en Haïti, un cadavre non embaumé y tombe invariable-
ment [458] en putréfaction en moins de 40 heures. Que de doutes poi-
gnants n'épargnerait-on pas à nombre de pauvres mères haïtiennes, si
ces voisins qui, dans tous les pays, connaissent toujours mieux que les
intéressés ce qui ce passe chez eux, au lieu d'attendre quinze ou vingt
jours pour formuler leurs opinions sur les causes prétendues mysté-
rieuses de la mort d'un enfant venaient tout de suite dire à la mère :
« ne vous pressez pas de faire enterrer votre enfant ! » 181
181 Cette thèse est tellement absurde que ceux qui la soutiennent, pour écar-
ter le côté surnaturel de leur superstition, sont presque tous entraînés à ap-
puyer leur raisonnement en introduisant dans le débat un côté contre-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 445

Enfin, il faut encore se demander pourquoi tant de complications si


absurdes, si contradictoires pour essayer d'expliquer l'inexplicable, de
démontrer la possibilité de l'impossible. Quelle difficulté plus grande
y aurait-il à ce que le cannibale saisisse purement et simplement sa
proie où il le peut et la dévore ? Plus de loups-garous alors, plus de
houngans, pas davantage d'empoisonnement, pas d'hypnotisme. En un
mot, à « superstitions haïtiennes » pourquoi ne pas substituer l'expres-
sion « cannibalisme haïtien » comme le font les ST-JOHN dans leurs
livres, ou les COXE dans leurs conférences ? On ne le peut pas, par la
simple raison que la thèse ainsi dépouillée de tout mystère devient in-
finiment plus insoutenable encore.
En effet, on ne peut pas dire que des enfants ont été enlevés et dé-
vorés, avec ou sans procédés culinaires, sans citer des faits absolu-
ment incontestables à l'appui d'une assertion formulée en des termes
précis. Quand un homme qui a vécu vingt ans dans un pays ose
écrire : « quand tous les documents qui existent sur cette matière au-
ront été publiés, mon chapitre sur le cannibalisme paraîtra, excessive
ment faible en comparaison de la réalité » cet homme est tenu de
montrer qu'il a vu en effet des documents, qu'il est eu possession de
données certaines, positives. Il ne peut lui être permis de procéder en
si grave matière par des : if, pechaps (si, peut-être) ; des. I am told (ou
m'a dit) ; des : probably [459] (probablement) ; des : very likely (très-
vraisemblablement).
La première question à poser doit être celle-ci : la disparition mys-
térieuse des personnes de tout âge, de tout sexe, celle des enfants sur-
tout, est-elle d assez fréquente occurrence en Haïti pour justifier une
croyance raisonnable dans l'existence d'organisations constituées pour
opérer des enlèvements de personnes dans un but criminel' ? A cette
question, ST-JOHN répond sans hésiter par l’affirmation.
En quoi consistent ses preuves : I am told, it seems certain. (On
m'a dit ; il parait certain).
L'auteur du présent volume est âgé de près de cinquante ans. Il n'a
jamais connu en Haïti qu'un seul cas bien avéré d'une personne vi-
vante dont la disparition n'ait pas été expliquée : c'était une dame as-
sez âgée déjà et dont la raison était un peu ébranlée croit-on, Mme
MACICOT, la femme d'un médecin de la ville de St-Marc. Elle avait
nature….. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 446

quitté sa maison par une nuit sombre el orageuse et l'on supposa


qu'elle s'était noyée dans la rivière qui traverse la ville et dont les eaux
avaient été prodigieusement gonflées par l'orage. En tout cas, on n'a
jamais su comment avait fini cette pauvre femme. Je ne voudrais pas
dire que cet unique cas connu de moi soit, pour ce motif, le seul qui se
soit produit en cinquante ans dans toute la République. Nous avons
peu de journaux et beaucoup de choses qui se passent dans Tune de
nos villes peuvent ne pas être connues de tous les habitants d'une ville
voisine. Mais alors même qu'on pourrait produire des documents au-
thentiques prouvant ta disparition dans le cours de ce demi-siècle, d'un
nombre d'haïtiens double, triple, décuple de celui que je connais et
donne, ce serait deux, trois ou dix individus au lieu d'un seul. La ré-
ponse à la question formulée ci-dessus, n'en resterait pas moins pé-
remptoirement négative.
Néanmoins est-ce à dire que les ST-JOHN et les COXE soient seuls à
assurer que de nombreux enfants disparaissent en Haïti, emportés par
des cannibales pour être dévorés ? Malheureusement non. Des haï-
tiens, je l'ai déjà dit, se prêtent aussi à fourvoyer l'opinion sur ce point
par leur légèreté. Aux États-Unis où l'on organise tant d'œuvres [460]
philanthropiques pour rendre la misère moins dure aux pauvres, sur-
tout pour procurer chaque année quelques jours de plaisir aux enfants
des classes laborieuses, on sait avec quelle facilité un petit enfant,
même accompagna de 'sa mère, peut se perdre dans une foule. On s'est
beaucoup amusé à Washington, au printemps dernier, de la situation
ridicule d'un conducteur de car à qui était dévolu le soin de consoler
un bébé qui criait à tue-tête pour sa mère : celle-ci peu habituée à sor-
tir avec son nourrisson, l'avait oublié dans le car. Une autre, en sortant
d'un magasin, commit la distraction de s'emparer de la voiture laissée
à la porte par une autre mère et poussa devant elle le bébé d'autrui, (en
Haïti, c'est une distraction qui pourrait la faire lyncher : emporter avec
elle le bébé d'autrui, loup-garou, archi loup-garou cette femme-là.)
Enfin à la MAISON-BLANCHE, un jour que les pelouses étaient livrées
aux ébats des enfants de la ville et que l'on faisait jouer les eaux pour
leur amusement, j'ai vu moi-même la police occupée à recueillir les
nombreux bébés qui s'étaient égarés en se séparant de leurs mères.
En Haïti, les enfants s'égarent aussi parfois clans les rues ; mais les
villes étant beaucoup plus petites, les habitants se connaissent presque
tous de nom et le premier venu rencontrant un enfant égaré s'empresse
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 447

de le ramener à ses parents. Mais, cela ne se fait guère sans une


longue histoire : la blague ne peut laisser passer de si belles occasions,
l'enfant ainsi retrouvé a toujours échappé miraculeusement et grâce à
la valeur d'un ROLAND, aux appétits des loups-garous. Le fait divers le
plus sensationnel que je connaisse en ce genre s'est passé à Jacmel il y
a environ trente ans. Une femme du peuple avait perdu son enfant, elle
remplissait la ville de ses cris, de ses lamentations, demandant son bé-
bé à tous les carrefours, à tous les échos. Enfin, le soir ou le lende-
main, la petite fille fut rapportée à la pauvre mère. Où avait-elle été
trouvée ? Comment avait-elle été arrachée aux mains des loups-ga-
rous ? Voici l'histoire telle que je l'ai entendue raconter : un monsieur
de Jacmel avait un petit champ qu'il cultivait [461] aux environs de la
ville, à un endroit nommé « La Saline ». Un petit sentier, tournant-le
cimetière de la ville, y conduisait rapidement à travers le « Laman-
drou » une petite foret de moins d'un mille de largeur, non habitée il
est vrai, mais, à cause môme de ce fait, très-giboyeuse et toujours
pleine de chasseurs de ramiers. Ce cultivateur citadin raconta qu'en re-
venant de son jardin de la Saline, et tandis qu’il était tout près du mur
d'enceinte du cimetière, il s'aperçut tout-à-coup qu'un grand feu brûlait
juste au milieu du sentier et obscurcissait le bois du « Lamandrou »
d'une épaisse fumée ; il y avait dans l'aspect général de cette fumée
quelque chose d'étrange caractérisant aussi l'aspect du feu qui brûlait
dans le sentier. Il comprit qu'il se passait quelque chose d'étrange dans
le bois. Alors se brassant pour taire lace à un danger à peu près cer-
tain, il marcha résolument contre le foyer suspect et se trouva tout-à-
coup en face de deux vieillards, un homme et une femme, paraissant
plus que centenaires, courbés, cassés par l'âge et les infirmités, pou-
vant à peine se mouvoir. Mais les deux loups-garous l'avaient à peine
aperçu qu'ils exécutèrent un bond prodigieux et disparurent avec une
rapidité de daims dans les profondeurs du bois. Alors il vil une
énorme chaudière pleine d'une eau étrange que faisait bouillir l'étrange
feu qui l'avait si étrangement nus sur ses gardes ; une enfant, une pe-
tite fille, celle-là même qu'on allait cuire, comme eut dit Victor HUGO,
dans la marmite infâme, était là, accroupie sous la chaudière et attisait
ce feu de l'enfer de son souffle innocent. C'était l'enfant perdue, il la
reconnut, et résolu à la sauver, il s'en empara d'une main et de l'autre
dégainant sa manchette, il sortit magistralement de la forêt. La raison
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 448

dit : Testus unus, testus nullus. Mais SHAKESPEARE a écrit : Nothing


is, but what is not… 182
Et la superstition jacmélienne aima mieux eu croire SHAKESPEARE.
Comment douter d'ailleurs de ces faits, puisque la petite fille en portait
elle-même la preuve matérielle [462] sur sa tête : ses cheveux étaient
« tressés, lutin » Ceci est encore une superstition très-répandue dans
les masses populaires en Haïti. On sait que des cheveux longs mais
laineux, à moins de soins attentifs et constants s'emmêlent et finissent
par se prendre en une masse dont le peigne ne saurait jamais venir à
bout. 183 La négresse haïtienne, généralement très-soigneuse de ses,
cheveux, ne comprend pas qu'une tête humaine puisse être négligée au
point de se trouver naturellement en pareil état ; la superstition veut
donc que Ton ne puisse être ainsi coiffé que par des sorciers, des lu-
tins.
Enfin on se procura une dernière preuve absolument écrasante de
la sincérité du récit : dans le but, non d'en vérifier l'exactitude — per-
sonne n'en doutait, — mais d'attraper les deux loups-garous, une
troupe de citoyens (aux États-Unis, on dirait des vigilants) s’organisa
immédiatement et battit le Lamandrou dans tous les sens, en fouilla
tous les recoins. Au départ de ces vigilants, les sages des deux sexes
haussèrent les épaules avec dédain ; « quelle folie, dirent-ils, que de
songer à attraper des loups-garous. Un vrai loup-garou ne se laisse pas
prendre, bien moins encore laisse-t-il aucune trace de son passage ;
vous venez qu'ils ne trouveront rien, rien du tout. » L'événement don-
182 Macbeth, acte...., scène….
183 SPENSER St-John commet à cet égard une erreur qui prouve une fois de
plus avec quelle légèreté il a recueilli sur toutes ces superstitions haïtienne »
les notes dont il voulait se servir pour jeter sur toute la société haïtienne la
responsabilité du crime le plus sévèrement puni qui se puisse rencontrer
dans les annales d'Haïti. Il dit, page… que les papas-lois affectent de laisser
ainsi s'emmêler leurs cheveux. C'est ne rien connaître en vérité des traits de
mœurs les plus caractéristiques du noir en Haïti et probablement dans toute
l'Amérique. On n'a jamais connu ni nègre ni négresse en Haïti qui n'ait un
soin particulier de ses cheveux. Des cheveux tressés-lutin, cela n'arrive ja-
mais qu'à ces pauvres fous qui n'ont encore pour tout asile hélas ! que les
rues de nos villes et bourgs où la charité de chacun pourvoit à leur subsis-
tance. Un enfant de la campagne mis en service dans une famille de la ville
en serait immédiatement retiré si les parents venaient à apprendre qu'on ne
soigne pas, ou qu'on ne l'oblige pas de soigner elle-même ses cheveux, selon
son âge. H. P
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 449

na raison aux sages : on ne trouva rien, rien du tout : ni vieillards, ni


vieille femme, ni chaudière, ni fumée, ni [463] feu, ni cendres, rien,
absolument rien, et les sages triomphants purent s'écrier « Moins pas
té di ou ! » La lumière s'était faite. La conviction avait pénétré dans
l'âme des plus incrédules. Aucun doute n'était plus possible : deux ter-
ribles loups-garous rôdaient autour de Jacmel et pénétraient dans la
ville même, en quête de viande fraîche ! !
Je le répète donc, l'affirmation que de nombreux enfants dispa-
raissent vivants, emportés et dévorés par des cannibales, n'est point
appuyée par des faits positifs, prouvés. Elle se glisse à la faveur de
toutes les superstitions que j'ai décrites et qui font que les esprits sont
d'avance disposés à croire toute sorte d'horreurs que Ton peut imputer
au loup-garou. C'est encore un moyen imaginé par les gens qui ont
peur des loups-garous mais qui ne veulent pas avouer leurs supersti-
tions. J'ai souvent présenté cette objection de l'absence, ou tout au
moins de la rareté des faits prouvés de disparition de personnes
connues. On m'a toujours répondu par l'argument de notre ignorance
de ce qui se passe dans les profondeurs extrêmes de nos plaines et de
nos mornes, sans remarquer que l'argument a la même valeur pour
l'affirmation que pour la dénégation.
Après la première question, celle de la fréquente disparition de per-
sonnes vivantes, il faudrait encore, si la réponse était affirmative, exa-
miner sur quels documents, sur quelle succession de faits positifs, au-
thentiques, on se baserait pour affirmer que les personnes disparues
auraient été enlevées et mangées par des cannibales.
On ne connaît en Haïti qu'un cas absolument unique de canniba-
lisme dont l'affirmation ne paraisse pas contestable, un seul fait ayant
une authenticité réelle, c'est l'acte de sauvagerie relevé en 1864 par le
tribunal criminel de Port-au-Prince contre JEANNE PELÉ et ses com-
plices.
On ne sait peut-être pas assez que c'est cette histoire unique qui
sert de base et de preuve à toutes ces assertions vagues transformées
en faits prétendus incontestables et permettant de placer la société haï-
tienne tout entière ce sous un jour peu enviable. »
Le procès de JEANNE PELÉ a été raconté tout au long, [464] drama-
tisé, dans le livre de Sir SPENSER ST-JOHN. Cet écrivain ne pouvait né-
gliger, et il n'a en effet négligé aucun détail de ce scandaleux procès
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 450

qui devait être la base fondamentale et le couronnement du monument


de haine qu'il avait résolu d'élever à la République noire et aux habi-
tants de cette République.
Nous examinerons bientôt le récit qu'il fait de ce procès et les
conséquences qu'il en tire. Reprenons notre enquête sur les circons-
tances qui retardent la disparition au moins des .plus grossières de ces
superstitions que nous venons de décrire.
J'ai parlé ci-dessus de la légèreté de mes compatriotes ; j'ai laissé
entrevoir comment cette légèreté, engendre le goût des discussions oi-
seuses. Je dois insister sur ce travers qui contribue dans une notable
mesure à ralentir nos progrès ; en général nous ne discutons pas en
Haïti pour nous éclairer mutuellement sur une question d'histoire, de
droit, de législation ou de pot-au-feu. Il y a bien dans chaque discus-
sion une matière déterminée, mais nous la perdons rapidement de vue,
pour nous livrera ces discussions oratoires qui plaisent d'autant mieux
aux esprits légers et superficiels que l’on peut en sortir vainqueur sans
érudition, sans éducation même, si l’on parvient seulement à trouver
le trait d'esprit à la DUMAS, ou le lazzi à la Gavroche qui fera rire l'au-
ditoire au dépens de l'adversaire, même sur les plus graves sujets. La
discussion une fois engagée, personne ne paraît plus s'intéresser à la
question principale ; ni les disputeurs, ni la galerie, personne ne prend
garde à la lumière que peuvent jeter sur le fond de la question les ar-
guments produits de part et d'autre. Presque toute discussion en Haïti
est une lutte d'amour-propre et dégénère rapidement en dispute en
querelle plus ou moins violente, parce que celte façon de raisonner
pousse à l'argumentation ad hominem, celle qui prête le plus sûrement
à rire. On n'a qu'à lire un article de polémique dans le premier journal
haïtien venu, pour se convaincre de l'exactitude de cette observation.
La lecture du procès-verbal d'une séance, quelconque de nos
Chambres [465] en fournirait non moins sûrement la preuve. Lorsque
ces disputes byzantines roulent sur les loups-garous et les papas-lois,
le défenseur des superstitions populaires à la galerie d'avance pour lui,
puisque nègres, mulâtres, blancs surtout, tous ceux qui l'entourent
croient tout sans avoir rien examiné, c'est à dire que tous ceux qui
l'entourent partagent, qu'ils s'en doutent ou non, les sottes croyances
des masses populaires ; ils sont tous superstitieux.
Vous essayez de démontrer l'absurdité, par exemple, de la puis-
sance surnaturelle des loups-garous, de leurs infinies métamorphoses.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 451

L'on vous répond : « il ne s'agit pas de cela, mais avec ou sans méta-
morphose, il est à ma connaissance personnelle que l'enfant d'un tel a
mangé un bonbon que lui avait donné une femme de son voisinage,
l'enfant se portait très-bien et deux jours après il a eu un violent accès
de fièvre et il est mort gros et gras, le troisième jour. Et ce n'est pas le
premier enfant que cette femme a mangé. Et si quelqu'un vient me
dire que cette femme n'est pas un loup-garou, je déclare moi que ce-
lui-là a des motifs inavouables pour la défendre. D'ailleurs on sait bien
que ce ne sont pas seulement des gens pieds à lèvre (nu-pieds) qui
sont dans les houangas ! »
Si vous répondez à un tel argument en frappant votre interlocuteur
au visage, il resterait, quelle que pût être l'issue de la querelle, qu'un
tel vous a publiquement accusé d'être loup-garou et que ne pouvant
pas vous en défendre, vous l'avez frappé. Si au contraire, pour éviter-
une sotte querelle, vous abandonnez la partie, l'assistance rit et votre
adversaire se rengorge : « il a compris, remarque-t-il, à quoi j'allais en
venir, il s'est sauvé. » Et de ce moment, vous êtes loup-garou, vous
êtes dans le houanga. Il est vrai que l’on peut répondre aussi par l'ar-
gument ad hominem : « je déclare, moi, ne connaître aucun cas qui
m'autorise à croire au loup-garou. S'il y a des gens qui ont une expé-
rience personnelle à cet égard je ne puis entreprendre de les défendre
contre eux-mêmes. »
L'issue de la dispute serait encore la même. Les rôles seraient
changés.
[466]
Le plus simple pour un homme sensé est d'éviter ces sottes discus-
sions et lorsqu'on se trouve en présence de ces modèles ; de civilisa-
tion, de probité qui, le plus souvent, sont aussi des modèles de bra-
voure, parce que leurs provocations s'adressent le plus souvent à des
gens paisibles, peu disposés à se quereller pour des loups-garous ou
quoi que ce soit. On leur abandonne la parole dont ils usent et abusent
pour expliquer, pour disserter, pour faire le savant, et les superstitions,
les terreurs imaginaires vont leur train sous l'impulsion vigoureuse de
ces braves, et les mères haïtiennes continuent à trembler pour leurs en-
fants, à se méfier des pauvres vieilles femmes de leur voisinage qui
continuent à ressentir, elles et leurs enfants, l'injure de ces soupçons
absurdes. La défiance, de sourdes colères continuent à aigrir les cœurs
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 452

et cette question de loups-garous et de papa-loi continue à porter son


triste contingent aux passions politiques qui n'ont que trop souvent en-
sanglanté ce malheureux pays.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 453

[467]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti
DEUXIÈME PARTIE :
Haïti parmi les nations civilisées

Chapitre V
Haïti et la religion chrétienne.

Retour à la table des matières

La plus audacieuse calomnie qui ait jamais été imaginée contre


quelque nation que ce soit au monde par des visiteurs étrangers, c’est
sans contredit, celle qui a été échafaudée contre les sentiments reli-
gieux de la société haïtienne.
Cette population haïtienne, si franchement, si profondément atta-
chée au culte des chrétiens, qui a cent fois donné les preuves les plus
manifestes, les plus éclatantes de sa fidélité, de son dévouement filial
à Notre Sainte Mère, Église Catholique Apostolique et Romaine, on
est parvenu à en faire dans le Monde un peuple sauvage, des païens
sacrifiant des êtres humains à des fétiches africains, à de vils reptiles !
Cette méchanceté a été répandue, colportée, propagée avec une
telle profusion dans les pays ou le préjugé de couleur s'ingénie à for-
ger des prétextes pour outrager la race noire, que l'haïtien provoque le
sourire de l'incrédulité lorsque, dans ces pays, il parle de sa religion,
de son DIEU, du Christ et de son Église.
Pourtant l'histoire de l'ancienne colonie de Saint-Domingue montre
avec la dernière évidence, qu'aussitôt débarqué dans cette colonie, le
malheureux africain enlevé à sa terre natale, se hâtait d'ouvrir son âme
à la foi chrétienne, de recueillir en son cœur l'image de JÉSUS sur la
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 454

Croix, mourant pour le salut du pauvre, du faible, de l'esclave que l'on


avait fait de lui.
Mais je ne veux point m'exposer à la vieille accusation de MOREAU
de St-MÉRY, de faire « de la déclamation ou de la fausse philosophie. »
Je demande donc la permission à mes lecteurs, de les conduire au mi-
lieu des nègres de [468] Saint-Domingue, en prenant pour guide
MOREAU de ST-Mery lui-même. Voyons quel est son témoignage à
l'égard de l'impression produite sur les Africains arrivant dans la colo-
nie, par cette religion chrétienne, la base, la source de la civilisation
des blancs, au milieu de laquelle ils se trouvaient brusquement trans-
portés.
En supposant ces hommes invinciblement attachés aux absurdes
croyances, aux fétichismes de leurs tribus, les traditions de Saint-Do-
mingue et de toute l'Amérique auraient eu à enregistrer une longue
suite d'efforts d'un côté, de résistance de l'autre, pour leur conversion
au christianisme. En ce cas aussi, l'esprit de révolte, les troubles, les
cruautés qu'on leur reproche, seraient bien l'effet de cette résistance à
une religion dont renseignement n'aurait trouvé aucun écho dans leur
âme, n'aurait fait vibrer aucune fibre dans leur cœur, et l'on serait en
droit de dire qu'ils ont horreur de la civilisation chrétienne.
Si on les considère comme de simples animaux, d'un ordre plus ou
moins élevé, procédant par pur instinct, il faudrait admettre, qu'inca-
pables eux-mêmes d'une conception religieuse, ils ne sauraient en me-
surer la portée, et accepteraient le baptême avec indifférence comme
une formalité exigée par la volonté du maître et ne leur imposant au-
cune obligation morale.
Ces deux théories ont été avancées, tour-à-tour, au moins implicite-
ment par la plupart des écrivains qui se sont occupés de la race noire.
Ni l’une ni l'autre ne résistent, comme on va le voir, au témoignage
des faits.
Qu'il me soit donc permis d'en formuler une troisième. Supposons
que la race noire soit en effet une branche de la famille humaine ; sup-
posons que ces hommes, pour des motifs que nous n'avons pas à re-
chercher ici, n'aient pas eu la fortune de rencontrer en Afrique une for-
mule, un credo qui fut l'expression de leurs vraies aspirations reli-
gieuses, ne pouvait-on pas voir là l’une des causes les plus puissantes,
sinon la seule, de la barbarie vingt fois séculaire de l'Afrique ? Existe-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 455

t-il dans l'histoire de l'humanité [469] un seul exemple d'une civilisa-


tion qui n'ait été la résultante, l'expression d'une conception reli-
gieuse ? Supposons enfin que ces esprits incultes, tâtonnant dans les
ténèbres au milieu d'une nuée de superstitions absurdes, de féti-
chismes impuissants à déchirer le voile qui leur cache la vérité, aient
été frappés de la grandeur, de la majesté du DIEU des chrétiens, de la
civilisation des blancs ; supposons que ce spectacle leur soit ailé au
cœur, leur ait remué l'âme, en leur apportant la révélation, incons-
ciente, incomprise si l'on veut, mais réelle, puissante de leurs propres
aspirations, alors on devra les voir, convertis au CHRIST, vaincus sans
avoir combattu, sans avoir résisté, voler eux-mêmes au-devant du bap-
tême. On devra les voir fascinés, dominés par le sentiment religieux,
s'abandonner sans réserve à leur admiration pour la civilisation et en-
tourer d'un respect presque superstitieux l'homme blanc, l'auteur de
cette civilisation.
Les faits confirment-ils cette théorie ?
Les apôtres du préjugé de race m'opposent ici ; je le sais, la ques-
tion préalable.
Les Mahométans et les Portugais ont fondé des établissements en
Afrique. Ils ont pénétré dans la Nigritie. Ils y ont donc apporté la for-
mule des conceptions religieuses qui ont produit la civilisation des
Turcs et celle des Chrétiens. Et l'Afrique néanmoins est restée incivili-
sée.
Je ne reconnais à ces objections aucune valeur contre les conclu-
sions résultant des faits relatifs à la race noire qui se sont accomplis en
Amérique. La lumière n'est pas faite sur ce qui s'est passé entre les
blancs et les nègres au fond de l'Afrique. En ce qui concerne les
Arabes, les Mahométans, BAKER-PACHA a soulevé un coin du voile
qui couvre leur histoire dans les régions du Haut-Nil, et ce que l'on y
voit fait reculer d'épouvante et d'horreur. Les Portugais aussi ont fait
la traite des noirs, le commerce des esclaves. Et nous savons ce qu'il
en a coûté à la malheureuse Afrique pour fournir des esclaves aux Eu-
ropéens, aux corsaires, aux pirates battant autrefois, le long de toutes
les côtes de la Guinée, le pavillon du Portugal, comme ceux de [470]
l'Espagne, de la France, et de l'Angleterre. Non, la lumière n'est pas
encore faite sur ces choses, et quand elle le sera, c'est par légion, on
n'en saurait douter, que se compteront les précurseurs des STANLEY,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 456

des BARTLETT et des JAMESON. L'on verra que ce que l'Europe est al-
lée montrer aux Africains, ce sont des bourreaux et non des chrétiens.
Sur ce qui s'est passé en Amérique, aucun doute n'est possible. Tel
que l'homme noir s'est montré dans cette partie du Monde, tel il doit
être, tel il est par sa nature. Là-bas, c'est chez lui même qu'il a vu le
blanc, terni, souillé, rendu hideux par les calculs atroces de l'égoïsme.
On a pu lui parler du christianisme. Des missionnaires ont pu aller le
lui prêcher. Ces semences jetées en passant, nous en ignorons aussi le
sort. Ont-elles disparu tout entières ? Ont-elles germé quelque part ?
Et dans quelle mesure ? Et si elles ont disparu, quelles causes ont pro-
duit leur destruction ? Mystère ! récits de voyages, rapports intéressés,
doute, incertitude !
A Saint-Domingue, MORE AU de St-MÉRY a vu ce qu'il raconte ;
40.000 blancs étaient là comme lui et l'ont vu comme lui. Nous
contestons les conséquences qu'il tire de certains faits ; nous élevons
même le doute sur la sincérité de quelques-unes de ses appréciations.
Mais les faits eux-mêmes, il ne pouvait les dénaturer. Ils sont
d'ailleurs confirmés, en ce qui a trait à la question qui nous occupe
spécialement ici, par toute l'histoire ultérieure de la race noire en Haïti
et dans toute l'Amérique.
« Les nègres créoles, dit-il (1 V. p. 35) prétendent, à cause du bap-
tême qu'ils ont reçu, à une grande supériorité sur tous les nègres arri-
vant d'Afrique, et qu'on désigne sous le nom de Bossais, employés
dans toute l'Amérique espagnole ; les africains sont très-empressés
à se faire baptiser. A certaines époques, telles que celles du samedi-
saint et du samedi de la Pentecôte, où l'on baptise « les adultes, les
nègres se rendent à l'Église, et trop souvent sans aucune préparation,
et sans autre soin que de s'assurer d'un parrain et d'une marraine, qu'on
leur indique quelquefois à l'instant, ils reçoivent le premier sacrement
[471] du chrétien, et se garantissent ainsi de l'injure adressée aux non-
baptisés ; quoique les nègres créoles les appellent toujours baptisés
debout »
Ainsi, non seulement le noir créole se reconnaît, se seul une grande
supériorité sur l'africain incivilisé, supériorité très-réelle d'ailleurs,
dont M. de St-MÉRY nous a fait la démonstration et qui se traduisait
dans la colonie par un excédent de 25 % sur la valeur marchande des
esclaves, mais encore, cette supériorité, le noir créole l'attribue au
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 457

baptême qu'il a reçu ; elle est tout entière pour lui dans le fait qu'il est
chrétien.
Quant à l'africain adulte, arrivant dans ce milieu, nul doute n'est
possible sur ses impressions : il se compare à son congénère créole et
trouve, lui aussi, que ce dernier lui est supérieur. Il aspire aussitôt à
sortir de sa nudité physique et morale, à ressembler au créole noir
d'abord, en attendant qu'il en vienne à aspirer, comme ce dernier, à
ressembler au créole-blanc.
Puisque c'est au baptême qu'on attribue la transformation de son
frère, puisque c'est au christianisme qu'on rapporte tout ce qui l'en-
toure et qui fait l'objet de son admiration, son premier désir, c'est de se
faire baptiser, de devenir chrétien. Il refoule dans son cœur, au moins
momentanément, tous les souvenirs de sa vie errante et libre au sein
de sa forêt natale, perd de vue les tortures physiques et, morales que
lui réserve l'esclavage et s'abandonne tout entier à. son admiration de
cette chose nouvelle pour lui : la civilisation. Il ne montre donc ni ré-
sistance par attachement aux faux-dieux de l'Afrique, ni indifférence
par résignation à son sort, par soumission passive à la volonté d'un
maître. Loin de là, il montre qu'il ne veut pas rester à l'état de bossai,
de nègre incivilisé ; et puisque c'est par le baptême qu'on entre dans la
chrétienté, dans la civilisation, il demande, il sollicite le baptême, « il
est, nous dit-on, très empressé à se faire baptiser. »
M. de ST-MÉRY semble se plaindre que le baptême était administré
aux africains adultes « trop souvent sans aucune préparation. » On
pourrait en inférer qu'ils recevaient ce [472] sacrement sans se préoc-
cuper d'en mesurer la portée, sans se soucier des obligations morales
qu'il leur imposait, en un mot sans aucune idée de devoir. Mais ce se-
rait encore une appréciation injuste que démentent les faits constatés,
relevés par le même écrivain.
L'enseignement sommaire des obligations du chrétien se faisait
après le baptême, aussi bien pour les adultes que pour les enfants. Et
pour juger de l'impression produite sur l'esprit du baptisé debout par
cet enseignement que se transmettaient les esclaves, examinons, par
exemple, les relations du nouveau baptisé avec son parrain et sa mar-
raine. Le baptême dans la Sainte Église Catholique Apostolique et Ro-
maine, est le premier des sacrements, parce qu'il marque, pour celui
qui le reçoit, la date de sa naissance à une vie nouvelle, à « la vie spi-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 458

rituelle de la grâce » pour laquelle il lui faut un père ou une mère, pa-
rents spirituels, qui contractent avec leur filleul, leur enfant spirituel,
des liens réciproques aussi puissants, quoique d'une autre nature que
ceux de la parenté naturelle.
« C'est un sacrement qui nous régénère en JÉSUS-CHRIST « en nous
donnant la vie spirituelle de la grâce et qui nous a fait enfants de DIEU
et de l'Église……. Les parrains et les marraines contractent (avec
leur tilleul) une alliance qu'on appelle une affinité spirituelle. Et cette
alliance est un empêchement diriment du mariage. Ils contractent cette
alliance avec l'enfant, le père et la mère de l'enfant. C'est pourquoi le
parrain ne peut épouser sa filleule ni la « mère de sa filleule ; et que la
marraine ne peut épouser a son filleul ni le père de son filleul. » 184
Les africains baptisés à St-Domingue dans la religion catholique,
comprennent-ils les obligations de cette parenté spirituelle ? Et com-
ment les pratiquent-ils ? Quels sentiments éprouvent-ils à regard de
leurs parrains et de leurs marraines ?
Rendons de nouveau la parole à M. de ST-MERY.
« Le respect des nègres, nous dit-il, pour leur parrain et [473] leur
marraine, est poussé si loin, qu'il remporte sur celui qu'ils ont pour
leur père et leur mère. Jurer (insulter) la marraine d'un nègre, c'est lui
faire l'injure la plus sanglante, et on les entend après de longues que-
relles, s’écrier : il m'a insulté, mais il n'a pas osé jurer ma marraine.
Cet ascendant est même un objet qui doit fixer l'attention des maîtres ;
car sur une habitation, par exemple, il n'est pas rare qu'un nègre, abu-
sant du titre de parrain, se fasse servir par un nouvel arrivé, et aug-
mente ainsi le travail de ce dernier d'une manière souvent nuisible
pour sa « santé, parce qu'il n'est pas acclimaté. Les nègres s'ap-
pellent entre eux frères et sœurs, lorsqu'ils ont en commun un parrain
ou une marraine. » 185
Il faut ajouter que cette touchante parenté spirituelle, qui n'a
presque rien perdu de sa force en Haïti, à cette heure encore, constitue
un lien plus étendu que ne le constate l'auteur que je viens de citer. Ce
ne sont pas seulement les filleuls de notre parrain ou de notre marraine
que nous considérons et traitons comme nos frères en baptême, mais

184 Voir le grand Catéchisme de l’abbé COLLET.


185 St-Mery, 1er vol., page 35 et 36.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 459

encore tous les enfants de l'un ou de l'autre, sans aucune distinction, ni


de rang social, ni de nuance de peau. Et comme la puissance de cette
tradition ne peut guère s'affaiblir que par le contact des haïtiens avec
les peuples étrangers qu'ils visitent, et dont les mœurs réagissent plus
ou moins sur leurs idées, il en résulte que c’est surtout le pauvre, l'en-
fant du peuple, vivant, grandissant et mourant sur le sol natal, qui
conserve le plus de respect pour ses parents spirituels, le plus sincère
attachement à ses frères et sœurs, les filleuls ou les enfants de son par-
rain ou de sa marraine.
À la naissance d'un enfant, le père choisit ordinairement le parrain,
et la mère choisit la marraine. Nul ne refuse jamais d'être parrain ou
marraine, car ces choix qui sont déterminés quelquefois par le senti-
ment de la reconnaissance, sont le plus souvent l'expression d'une
sympathie non feinte, qu'il serait cruel de repousser, surtout pour des
motifs de rang, d'inégalité sociale. Un tel refus serait d'ailleurs [474]
condamnés par l'opinion générale, d'autant plus fortement que les pa-
rents de l'enfant seraient plus pauvres. Les personnes les plus hauts
placées de la société haïtienne se trouvent donc ainsi rattachées par un
lien presque aussi puissant que celui du sang, au bas peuple des villes
et des campagnes. Chacun a ainsi des compères, des commères, des
filleuls, des frères, des sœurs de baptême, dans toutes les classes de la
société et qui sont, presque tous, des amis fidèles et sûrs.
Il n'existe pas le moindre doute dans mon esprit relativement aux
puissants et salutaires effets en Haïti de ces relations sociales établies
par les sentiments qui naissent de la parenté spirituelle du baptême.
C'est une chaîne d'union qui a certainement contribué, dans la plus
large mesure, à empêcher la complète dissolution sociale qu'auraient
probablement produite dans toute autre communauté humaine, les in-
cessantes et profondes divisions trop souvent provoquées dans ce pays
par l'imprudence ou la mauvaise foi.
En parlant de nos mœurs, j'aurai occasion de montrer encore com-
ment cette parenté spirituelle a facilité la solution du dangereux pro-
blème de la domesticité dans une société qui s'était affranchie de l'es-
clavage par la révolte, et dans laquelle nul naturellement, ne saurait
accepter la servitude volontaire qu'avec le temps, l'oubli du passé ;
l’on verra aussi comment la puissance du sentiment religieux a sauvé
la jeune société haïtienne des mœurs houleuses, inavouables, de l'an-
cienne société coloniale de Saint-Domingue,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 460

Que l'on observe les noirs aux États-Unis aussi bien que dans les
anciennes colonies françaises, anglaises, espagnoles, portugaises, da-
noises ou hollandaises du Nouveau-Monde, on ne peut manquer d'être
frappé de la sincérité de leur conversion au christianisme, de la force
du sentiment religieux qu'ils ont partout manifesté. A Saint-Domingue
autrefois, et plus tard en Haïti, noirs et jaunes souvent privés de
prêtres, surtout dans les campagnes, suppléaient aux cérémonies reli-
gieuses par des prières en commun. Ces [475] prières étaient générale-
ment conduites par un homme ou par une bonne femme, sachant un
peu lire ou connaissant par cœur des prières et des cantiques. Il y a en-
core en Haïti*des recueils imprimés pour ces prières : LE BOUQUET FU-
NÈBRE, LE RECUEIL DES CANTIQUES, LES NEUVAINES, etc.

Les hommes qui conduisent ces prières communes s'appelaient des


pères, et les femmes, des dédés. J'en ai connu qui réunissaient les en-
fants de leur voisinage, les faisaient prier matin et soir, leur ensei-
gnaient le catéchisme, etc. Ces personnes pieuses et, à Saint-Do-
mingue, c'étaient souvent des négresses esclaves, rendaient, comme
on le voit, d'incontestables services à la religion. Leur œuvre était
semblable sous bien des rapports, à celle qu'accomplissent dans les
pays protestants, les écoles du dimanche.
J'ai été moi-même mis en retraite dans mon enfance pour me pré-
parer à ma première communion, sous la direction de l’une de ces
pieuses et douces créatures, une négresse, Mme BONNAIRE, noble et
sainte femme dont la mémoire est encore vénérée par tout ce qu'il y a
d'honnêtes gens à Port-au-Prince.
On a tant répandu dans le monde civilisé que les haïtiens ne pou-
vaient renoncer aux fausses croyances religieuses de l'Afrique, qu'il
me sera permis, je l'espère, d'insister, pour faire une lumière complète
sur la question religieuse, en ce qui concerne cette branche intéres-
sante, assurément la plus intéressante de la race noire.
Le christianisme a été révélé aux haïtiens par des français, des ca-
tholiques romains. Après leur départ de nie, le clergé catholique ne
pouvait manquer de subir une profonde désorganisation. Il tomba en
effet dans un tel désarroi que la direction religieuse ne tarda pas à
manquer presque absolument dans le nouvel État. Les haïtiens à ce
moment étaient entièrement livrés à eux-mêmes. Cette population
noire s'était complètement soustraite à la tutelle des blancs. Quel fut
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 461

reflet de cette situation nouvelle sur ses sentiments religieux ? L'a-t-on


jamais vue, envahir les Églises abandonnées, planter la boîte à cou-
leuvre de Sir SPENSER ST-JOHN sur l'autel du vrai DIEU, à la place de
la [476] croix renversée du CHRIST, et danser calinda, chica ou vau-
doux dans l'enceinte sacrée !
Et qui eût pu nous en empêcher ? Ces esclaves de la veille
n'avaient-ils pas brisé leurs fers ? N'avaient-ils pas reçu dans leurs
mains victorieuses la capitulation de ROCHAMBEAU ? En un mot,
n'étaient-ils pas maîtres d'eux-mêmes ? Qui donc leur barrait la voie
pour ce retour fatal aux fétichismes de l’Afrique dont on les accuse
aujourd'hui, avec autant d'impertinence que de légèreté ?
De l'évacuation des français à la signature de notre Concordat avec
le Saint-Siège, il s'est écoulé une période de soixante ans pendant la-
quelle on a vu les haïtiens de toutes les classes, avides d'adorer le vrai
DIEU, le DIEU des chrétiens, se porter en foule, avec tous les signes de
l'enthousiasme le plus ardent, de la joie la plus délirante, au-devant de
tout homme blanc qui débarquait sur ces plages, couvert de la soutane
du prêtre. Cette joie était si sincère, si éclatante, que nul n'aurait osé
braver la colère populaire en demandant au saint-homme la communi-
cation de ses papiers, de ses titres. Il se glissa ainsi dans le pays, à côté
d'un petit nombre de vrais prêtres, une nuée d'aventuriers dont
quelques-uns n'étaient que d'affreux chenapans, dignes du bagne. Ces
hommes, mis en contact avec nos populations rurales, exploitèrent lâ-
chement leur ignorance et leur crédulité. Ces pauvres gens leur appor-
taient les premiers fruits de toutes leurs récoltes : poules et dindes,
chèvres et porcs, vivres et légumes, jusqu'à bœufs et chevaux ; rien
n'était trop bon, rien n'était trop riche pour père. A ces dons volon-
taires, dont l'abondance suffisait pour les enrichir, ces hommes ajou-
taient le bénéfice honteux de la plus cynique prostitution des cérémo-
nies du culte. Ils baptisaient littéralement et à prix d'argent, tout-ce
que l'on voulait, les champs et les maisons ; à un certain moment ils
reçurent dans les sacristies et baptisèrent les drapeaux et les tambours
des sociétés de danses. 186 [477] Cette exploitation de la crédulité des

186 En 1862 ou 63, je profitai la fête du 15 Août, qui tombait un lundi et me


donnait deux jouis libres, pour aller avec quelques amis à une chasse aux ca-
nards dans les marais de Thomazeau, à l'extrémité de ta plaine du Cul-de-
sac. Nous partîmes de Port-au-Prince le samedi soir pour aller nous coucher
an bourg' de la Croix-des-Bouquets d'où nous devions repartir à l'aurore
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 462

pauvres noirs de nos campagnes devint enfin l'industrie la plus lucra-


tive en Haïti. Qui n'a entendu parler des fortunes colossales faites sur
leurs maigres épargnes par les cultivateurs de la plaine du Cul-de-sac,
par exemple, à l'Abbé PHILLIPPI, OU par ceux des mornes du Petit-
Goâve, à l'Abbé PERSAINT, OU par ceux de Bainet, à l'Abbé TADÉI,
etc. ? Sir SPENCER St-John a-t-il pu ignorer ces faits ?
Tout cela était devenu scandaleux et il y avait lieu d'aviser.
Ce n'était pas la vraie religion chrétienne, nie dira par exemple le
BISHOP COXE : c'était de la ROMISH SUPERSTITION. Soit. Mais où
peut-on chercher la source de cette « superstition catholique » si ce
n'est dans le sentiment religieux d'une population sincèrement, profon-
dément attachée au culte chrétien, malgré l'indignité des hommes qui
se trouvaient ainsi chargés de la direction spirituelle ? Et que devient
devant ces faits, le prétendu attachement invincible des haïtiens au fé-
tichisme de leurs ancêtres africains ?
Que le Concordat ait été provoqué ou consenti par les haïtiens pour
combattre l’influence des papa-lois, c'est là un mensonge historique
que l'heure est venue de détruire. [478] Le Concordat n'a cessé depuis
BOYER d'être désiré, demandé par les haïtiens, comme l'unique moyen
de s'affranchir des faux-prêtres de la religion chrétienne, d'effacer le
scandale, la honte, dont notre clergé offrait le spectacle.

pour continuer notre voyage avant les fortes chaleurs de la journée, À notre
lever l’un de nos compagnons ne retrouva pas son cheval. La bête, mal atta-
chée, était partie dans la nuit Nous supposâmes qu'elle avait dû s'arrêter aux
environs, broutant le gazon qui pousse en abondance tout autour, et même
dans les rues du bourg. Nous partîmes tous dans des directions différentes à
la recherche du cheval égaré. Le hasard me fait suivre avec l'un de mes
amis, Mr UMONY PÉTION, si ma mémoire est fidèle, un sentier qui nous
conduisit derrière l’Église du bourg. La sacristie était ouverte. Nous nous ar-
rêtâmes un instant pour y jeter un coup d'œil. L'Abbé PHILLIPPI était, là, en
babils sacerdotaux, administrant le baptême à la requête de quelques pay-
sans. Tandis que deux ou trois enfants attendaient leur tour en criant sur les
genoux de leurs mères, je vis le prêtre, je le vis de mes propres yeux, étendre
la main droite sur les drapeaux d'une société de danse, prononcer quelques
mots inarticulé » se terminant en us et en CM, en même temps qu'il tendait la
main gauche et y recevait le prix de ce sacrilège « C'EST COUATROU Gour-
dou », dit-il, comme conclusion de la cérémonie. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 463

C'est ici l'occasion de faire observer combien ce sentiment reli-


gieux de l'haïtien est réel, sincère, profond, indépendant même du mé-
rite ou de l'indignité des ministres du culte.
Déjà à Saint-Domingue, la conduite des prêtres catholiques laissait
énormément à désirer. D'ailleurs, l'organisation religieuse de celte co-
lonie n'avait jamais préoccupé ses administrateurs. C'était essentielle-
ment un produit du hasard. Les premières églises ont été établies et
desservies par des Capucins. Avec le développement de la colonie, ces
religieux devinrent graduellement insuffisants et durent s'associer des
prêtres et des religieux de divers autres ordres pour assurer le service
divin. « En 1704, nous dit « M. de S1-MÊHY, les Capucins ne pouvant
plus fournir les « sujets nécessaires, ils abandonnèrent cette mission. »
Les pères de la Compagnie de JÉSUS vinrent remplacer les Capucins,
se rendirent insupportables par leur orgueil, leur esprit de domination,
eurent d'incessantes querelles avec les autorités coloniales, notamment
à cause de leur bienveillante sollicitude pour les noirs, et furent finale-
ment expulsés de la colonie en 1763.—- On accepta alors les services
des prêtres séculiers qui passaient volontairement aux colonies ; puis
en 1768, la mission passa de nouveau aux Capucins qui la gardèrent
jusqu'à la Révolution.
Tous ces religieux se faisaient délivrer des concessions de terrains,
achetaient des esclaves qu'ils maltraitaient autant ou plus que les
autres colons, couraient comme eux après la fortune et les plaisirs et
se livraient sans vergogne pour la plupart, aux honteux entraînements
des mœurs corrompues de cette « Reine des Antilles » que je ne puis
appeler que la Sodome moderne.

« En 1790, le préfet apostolique de l'Ouest et du Sud publia un écrit où


il exposait la situation financière et les [479] ressources de sou ordre : il y
avouait que cet ordre possédait des esclaves. On y lit ces étranges lignes,
ou plutôt ces propositions toutes naturelles, toutes logiques, en raison de la
participation des prêtres au crime de l’esclavage : « cependant, dit-il,
l’éloignement du cimetière dans toutes les paroisses, parait devoir nécessi-
ter ou du moins favoriser une différence entre les enterrements des blancs
et ceux des gens de couleur libres. Il convient sans doute, à tous égards,
que les blancs, sans exception, soient enterrés avec le cérémonial ordi-
naire. Mais si ce cérémonial est accordé également à tous les gens de cou-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 464

leur, il y aura des jours où le curé et les vicaires ne pourront suffire à la fa-
tigue des voyages à taire au cimetière…. Il serait possible, en prenant en
considération le motif dont on a parlé, de restreindre le cérémonial ordi-
naire des enterrements pour les gens de couleur... »
« Et ce prêtre qui écrivait ces lignes, était le père avoué de plusieurs
mulâtres qu'il avait eus de sa cohabitation avec des négresses esclaves de
sa communauté. C'était ce l'abbé DUGUÉ, préfet apostolique des domini-
cains. » 187

Ni les mœurs de ce clergé colonial, ni celles des blancs de la classe


laïque, n'offraient un modèle salutaire aux malheureux sauvages afri-
cains, transplantés dans ce milieu moralement déchu, où la richesse
était le seul vrai culte de tous.
Là néanmoins, l'esclave noir recueillit la divine semence et la lais-
sa germer et croître au fond de son cœur. Il se laissa pénétrer de ren-
seignement chrétien, s'abandonna à la fascination exercée sur son es-
prit, sur son cœur, peut-être même jusque sur ses sens, par cette su-
blime religion catholique, que les attaques les plus violentes de ses en-
nemis, que même les crimes et les indignités de ses interprètes, n'ont
pu ébranler à travers tant de siècles. Lui aussi, ce martyr du crime de
l'esclavage, l'Africain asservi dans le Nouveau-Monde, a eu son « Jar-
din des oliviers, » ses heures de défaillance où, succombant sous le
poids de [480] sa lourde croix, il aurait voulu écarter de ses lèvres la
coupe arrière. Mais l'homme de DIEU lui avait montré le Christ vidant
le calice pour le rachat de l'humanité. Ces paroles le consolaient, le
fortifiaient. Il les écoutait, les absorbait, sans songer jamais à s'enqué-
rir de la conduite personnelle de celui qui lui apportait ces révéla-
tions : « Zaffaire à mouton, c'est pas zaffaire à cabrit. »
Les souffrances de l'esclavage, endurées par imitation et par amour
du Christ, au milieu de prêtres esclavagistes et immoraux, ont contri-
bué à faire de l'haïtien en général, un être profondément religieux,
mais peu démonstratif, peu dévot. D'ailleurs, les pratiques de dévotion
n'étaient point encouragées chez les noirs de Saint-Domingue. Libres
ou esclaves, on refusait de les admettre à la grand'messe. Aussi, M. de
St-MÉRY nous les montre-t-il se réunissant dans l'Église, le dimanche

187 B. ARDOUIN, 4er vol, page 29.


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 465

après la messe, pour prier en commun et chanter des cantiques sous la


direction de l'un d'eux. Cela s'appelait par dérision la messe des
nègres. Après ces exercices religieux, un prêtre, sous l'administration
des jésuites, venait dire pour eux une messe basse ; on en prit om-
brage. On reprocha aux bons P.P. delà Compagnie de JÉSUS de leur en-
seigner à prier en commun. En dépit des dispositions du Code Noir de
Louis XIV, qui prescrivaient de faire baptiser tous les nègres et d'en-
courager le mariage entre les deux races, le gouvernement colonial
mit toute sorte d'entraves à l'administration du sacrement du mariage à
des nègres, unis même à des femmes de leur propre race. Des prêtres,
encouragés par l'autorité laïque, v refusaient aussi de dire l'office des
morts aux funérailles des nègres. Même pour se faire baptiser, les mal-
heureux, noirs éprouvaient de telles difficultés que nous voyons les.
révoltés des Anses-à-Pitre poser en 1785 comme condition première
de leur soumission, qu'ils auraient la faculté pendant une année entière
« d'aller se faire baptiser, eux, et leurs enfants, à Neyba, dans la colo-
nie espagnole de l'Est de l'Ile. »
Pour résister à tant, d'obstacles pendant la domination française,
pour vaincre plus tard les rancunes de, race, [481] quand nous étions
devenus libres et indépendants, et nous décider à conserver les prêtres
qui voulurent bien rester avec nous, à accueillir, à appeler nous-
mêmes par la suite un clergé blanc, malgré tous ces tristes souvenirs
de Saint-Domingue, ne faut-il pas en effet, que le sentiment religieux
ait été, comme je l'affirme, profondément enraciné dans nos cœurs !
Encore une observation : si les haïtiens s'étaient attachés à l'Église
Catholique par simple imitation des blancs, ridée ne pourrait-elle pas
venir à quelqu'un de nos gouvernants, pendant la longue méconnais-
sance de notre existence nationale par toutes les nations civilisées, y
compris même N. S. P. le Pape, de pousser l'esprit d'imitation jusqu'à
fonder une Église catholique nationale de notre façon ?
Ce n'est certes pas le manque d'audace qui pourrait arrêter à cet
égard les haïtiens de 1804. Beaucoup rentre eux connaissaient l'his-
toire d'HENRY VIII d'Angleterre ; jamais nul ne songea à l'imiter.
Pour combler dans nos paroisses les vides causés par l'évacuation
des français, et surtout par les sanglantes représailles de l804qui
avaient jeté la terreur parmi les prêtres restés en Haïti, DESSALINES
voulut en instituer quelques-uns avec des chantres attachés aux
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 466

Églises ; mais il dut s'arrêter devant la manifestation non équivoque


du sentiment de la population et des intéressés eux-mêmes. En l'ab-
sence du prêtre sacré et consacré par l'Église, les haïtiens se conten-
taient depuis longtemps, comme on l'a vu, de prier en commun sous la
direction de l'un d'eux, mais jamais ils ne se seraient prêtés à la profa-
nation par celui-là du tabernacle et des sacrements de l'Église. L'on-
doiement lui-même, ce baptême in extremis dont l'Église permet l'ad-
ministration par des laïques, n'a guère été pratiqué dans le pays, même
dans les paroisses le plus longtemps privées d'un desservant.
Cependant HENRY CHRISTOPHE qui avait pris le titre de Roi, pour
se faire l'égal des Bourbons de France, n'hésita point à s'emparer de
l'autorité hiérarchique sur le clergé de son royaume. À des prêtres, de
vrais prêtres venus en [482] Haïti, il conféra le rang et l'autorité qu'il
jugeait nécessaire « Un préfet apostolique nous dit BEAUBRUN
ARDOUIN, fut institué par ce Chef d'État en Mars 1807 dans la per-
sonne de CORNEILLE BRELLE, curé du Cap. II faut considérer celle
(l'institution) de C. BRELLE, dit cet historien, comme une charge pu-
blique, par la nécessité d'établir un ordre quelconque parmi les prêtres
qui desservaient les paroisses de l'Artibonite et du Nord. Dans l'Ouest
et le Sud, le Président d'Haïti assignait aussi en les plaçant dans les pa-
roisses, la circonscription où les curés exerçaient l'administration spi-
rituelle. Il ne nomma point de préfet apostolique, mais il toléra ce
titre, pris successivement par deux prêtres qui furent curés de Port-au-
Prince, LE-
MAIRE et GASPARD, qui n'y étaient nullement autorisés par la cour de
Rome… »

« On peut, ajoute-t-il, on doit excuser ces irrégularités commises dans


les affaires religieuses, à raison des circonstances politiques. Haïti s'étant
séparée de la France, et celle-ci tenant alors la cour de Rome sous son in-
fluence, sinon sous ses ordres, il était impossible qu'on s'adressât à elle
pour en obtenir une hiérarchie ecclésiastique ; son autorité eut paru sus-
pecte en faveur de l'ancienne métropole. »

Toutes ces considérations basées sur les circonstances politiques,


n'auraient aucune force sans l'invincible sentiment religieux de la po-
pulation. Chacun avait conscience de l'impossibilité où se trouvait la
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 467

cour de Rome de rien faire, do » rien tenter pour les Haïtiens, tant que
la France ne se serait pas prononcée sur l'indépendance de son an-
cienne colonie. La preuve qu'il y avait là quelque chose de plus puis-
sant que les circonstances politiques, c'était la création même de ces
charges publiques de curés, de vicaires, de préfets apostoliques en fa-
veur de ces hommes de la race blanche, tous de nationalité française,
tandis que l'écho répercutait encore les terribles imprécations de
BOISROND-TONNERRE ; « Le nom français lugubre encore nos
contrées. « Pour écrire l'acte de l'indépendance d'Haïti, il nous faut
« pour parchemin la peau d'un blanc, son crâne pour écritoire, [483]
son sang pour encre, une bayonnette pour plume. »
Toujours la contradiction, toujours l'antithèse qui nous montre
l’homme dans le nègre. Le mot blanc, c'était pour nous l'obstacle à la
liberté. Le prêtre, c'était lu rédemption, c'était la vie nouvelle, c'était la
civilisation chrétienne. Nous oubliâmes qu'il était blanc lui aussi, que
nous l'avions connu à Saint-Domingue ; et dès 1806, dans notre pre-
mière constitution républicaine, nous formulâmes avec une candeur
d'autant plus admirable, que nous ne la soupçonnions même pas, la
véritable devise de notre pays et de notre race : DIEU ET LA LIBERTÉ,
ART. 27 — Aucun blanc, quelle que soit sa nation ne pourra mettre
le pied sur ce territoire à titre de maître ou de propriétaire.
ART. 35 — La religion catholique, apostolique et romaine, étant
celle de tous les haïtiens, est la religion de l'État. Elle sera spéciale-
ment protégée ainsi que ses ministres.
Ce que nous combattions, ce que nous repoussions en 1804, ce que
nous repoussons encore aujourd'hui, c'est le régime colonial, c'est l'ex-
ploitation de l'homme par l'homme, c'est l'inégalité politique et so-
ciale, c'est l'esclavage. Mais la rupture entre le noir et le blanc ne pou-
vait être complète, définitive ; notre foi dans la religion chrétienne,
dans la religion des blancs, était trop profonde, trop ardente, pour le
permettre.
Cette loi, c'est le pont lumineux, divin, jeté par la Providence elle-
même Sûr le lac de sang et d'iniquités que l'esclavage avait creusé
entre ; les deux races.
En devenant indépendants de la France, les nègres d'Haïti enle-
vèrent le blanc de leur nouveau drapeau pour marquer qu'ils ne vou-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 468

laient point de la participation du blanc à la direction des intérêts tem-


porels d'Haïti, au gouvernement politique du nouvel État, mais ils ne
voulaient point, ils ne pouvaient point se soustraire à la direction spiri-
tuelle du prêtre blanc : ils étaient chrétiens et ne pouvaient jamais plus
rompre avec la civilisation chrétienne.
Le peuple haïtien n'a subi que contraint et forcé, l'état d'anarchie
religieuse, de corruptions cléricales qui a suivi la déclaration d'indé-
pendance. On le vit bien par l'explosion [484] du sentiment public à
l'arrivée du Légat du Saint-Siège, de Mgr l'Évêque SCAPAPIETRI, qui
nous apportait l'espérance de voir lever cette espèce d'excommunica-
tion tacite, dont la cour de Rome semblait frapper nos populations.
C'est à Jacmel, dans ma ville natale, que débarqua l'Évêque. J'étais en-
core enfant, mais je n'oublierai jamais cette commotion qui vida litté-
ralement toutes les maisons de la ville. Hommes, femmes, vieillards,
enfants, tous en habits de fête, couraient se prosterner sur le passage
de Monseigneur et s'efforçaient de baiser ses sandales ou le bas de ses
habits sacerdotaux, Du port à l'Église, et de l'Église au palais préparé
pour le recevoir, l'Évêque marcha littéralement sur un tapis de fleurs.
Aucun préjugé de race, aucune préoccupation politique ne pouvait
résister à l'indomptable torrent qui entraînait ainsi un peuple entier au
pied des autels du vrai DIEU. Mgr SCAPAPIETRI fut enchanté, enthou-
siasmé de tout ce qu'il avait vu et sur son rapport, le Saint-Siège se dé-
cida enfin à entrer en négociations avec notre Gouvernement pour
l'établissement d'un clergé catholique régulier dans la République
noire. De ces négociations sortit le Concordat de 1860.
Il y a bientôt trente ans que ce traité a été conclu. Quatre Arche-
vêques se sont succédé sous l'empire de cette convention, à la direc-
tion de l'Église catholique en Haïti. Des prêtres nombreux, tous fran-
çais, formés dans les séminaires de France, aux frais de la République
d'Haïti, desservent toutes nos paroisses. Cette période de trente années
paraîtra bien suffisante à tout esprit raisonnable, pour juger de l'in-
fluence morale de notre milieu sur ce nouveau clergé. Je n'ai point dé-
guisé la conduite coupable des hommes qui avaient usurpé la direction
spirituelle du pays avant le concordat. Devraient-ils au contact de la
société haïtienne, les vices honteux, l'écœurante immoralité dont ils
offraient le spectacle au mépris du monde civilisé ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 469

Le clergé haïtien d'aujourd'hui infiniment plus moral, plus respec-


table que le clergé de Saint-Domingue, nous permet une réponse vic-
torieuse à cette question. Ce clergé [485] peut soutenir la comparaison
au point de vue de la moralité, de la vertu du prêtre, avec le clergé ca-
tholique ou protestant de quelque pays que ce soit du monde chrétien.
Tout esprit dégagé de préventions, de préjugé, de passions, qui
voudra observer ce qui se passe en Haïti à l'heure présente, au point de
vue des pratiques religieuses de la population, et de la conduite morale
du clergé, reconnaîtra et avouera que nous sommes à cet égard haute-
ment au-dessus de l'ancienne colonie française ; que l'indépendance
d'Haïti a été favorable au développement de la morale chrétienne sur
celle terre où florissaient autrefois l'esclavage et son cortège de vices.
Ne pouvant nier les faits, car ils sont évidents, la mauvaise foi des
ennemis d'Haïti et de la race noire, serait sans doute tentée de contes-
ter la part légitime de notre population au mérite du progrès réel, im-
mense, réalisé sur ce terrain. Si notre clergé se compose d'hommes
moraux, et vertueux, dira-t-elle, c'est parce que tes hommes sont des
blancs, c'est qu'ils appartiennent à une race supérieure et échappent
pour ce motif, à l'influence démoralisante de la race inférieure qui do-
mine par le nombre dans la société haïtienne.
Gela ne serait conforme ni à la vérité, ni à la justice. Je pourrais me
contenter d’y répondre par les observations suivantes qui sont d'une
vérité incontestable et constituent par conséquent un argument pé-
remptoire.
Haïti est une nation indépendante, souveraine. Les haïtiens sont ab-
solument maîtres de leurs actions, responsables de leurs destinées. Le
Concordat ne nous a été imposé par aucune force extérieure. C'est un
acte de notre volonté calme et réfléchie. Si cet acte a eu pour consé-
quence la substitution, aux hommes corrompus auxquels nous étions
condamnés à demander autrefois les secours, les consolations de la re-
ligion, d'un clergé honnête et sérieux, composé d'hommes probes et
vertueux, c'est qu'apparemment nous avons désiré, nous avons voulu
que la direction spirituelle de nos femmes, de nos enfants, de tous nos
intérêts d'ordre moral, fut confiée à des hommes probes et [486] ver-
tueux. Quelque étendus que soient donc nos vices réels et ceux que
nous prête le préjugé de race, ils ne nous ont point rongé le cœur, ils
ne nous ont point dégradé l'âme, à un degré tel que la vertu reste pour
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 470

nous sans mérite et sans attraits. Nous n'avons pu solliciter, implorer


de la cour de Rome des hommes vertueux pour les corrompre, puisque
nous étions libres de garder ce que nous avions. Mais il n'y a là qu'un
raisonnement et l'éloquence des faits est toujours plus significative.
Or, le fait ici est que tous ceux qui habitent Haïti, comme tous ceux
qui habitent les États-Unis, ou quelque pays que ce soit au monde, su-
bissent au bout d'un temps plus ou moins court, l'influence de l'élé-
ment dominant du pays, du milieu. Blancs, nègres ou mulâtres, tous
les habitants d'Haïti sont moralement des haïtiens. Tous ont les mêmes
mœurs, les mêmes coutumes, les mêmes idées ; et la passion de la po-
litique, la vraie, la grande plaie de la société haïtienne, agit avec la
même intensité, la même efficacité malfaisante sur l'esprit de tous.
Commerçants ou Consuls, Professeurs ou Diplomates, anglais ou fran-
çais, américains ou allemands, tous, comme les natifs du pays, sont
animés de la même passion de faire et de défaire des Présidents et des
Ministres, de la môme fureur maladive de gouverner ceux qui gou-
vernent, de conseiller, d'éclairer, de diriger Président, Ministres, Séna-
teurs, Députés, Commandants d'arrondissements ou de place, jus-
qu'aux simples commissaires de police. Blancs, noirs ou jaunes, cha-
cun en Haïti a son monde, ses amis politiques, son parti. Tous s'agitent
sans trêve ni repos, complotent, conspirent, poussent les Présidents à
tuer, à proscrire les citoyens et ceux-ci à renverser, à tuer les Prési-
dents. Et si ces incessantes et fébriles agitations politiques constituent
un trait caractéristique de la race noire, il faudrait admettre, en dépit
des origines les plus diverses, des nuances les plus variées de la peau,
du blanc le plus pur, au noir le plus foncé, que tous ceux qui habitent
Haïti sont ou deviennent rapidement des nègres.
Notre Clergé, pas plus que le Corps Diplomatique et [487] consu-
laire du Port-au-Prince, n'a.su résister à cette peste de la politique.
C'est là sans doute, un malheur, un très grand malheur pour Haïti ; car
lorsque l'Église elle-même, subit l'entraînement des passions qui
agitent, une société humaine, où donc les esprits, lassés par des luttes
stériles et sans issue, assoiffés d'ordre, de stabilité sociale, trouveront-
ils jamais la force de-résistance à opposer au courant dévastateur ?
D'où peut venir dans ce perpétuel conflit des passions, dans ce choc
incessant des armes, la parole de paix, l'initiative de l'apaisement et de
la réconciliation, si le Ministre même du DIEU de paix et d'amour, al-
lume et agite aussi te brandon de discorde ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 471

Mais, grâce au Ciel, le mal ici, je suis heureux et me hâte de l'ajou-


ter, n'est point sans remède. Le clergé actuel d'Haïti, comme corps et
eu général connue individus, est honorable, aussi hautement digne de
respect par ses mœurs, par ses vertus, par la droiture de ses intentions,
je ne puis me lasser de le répéter, que puisse le souhaiter pour elle-
même la nation la plus éclairée, la plus morale du monde chrétien. En
étudiant les autres classes de la société haïtienne, on découvre aisé-
ment les intérêts égoïstes qui ont porté les étrangers appartenant à ces
classes à se jeter volontairement dans ce tourbillon de la politique haï-
tienne. Le clergé n'y est entraîné par aucun intérêt de ce genre. Il est
donc toujours libre de s'arrêter sur cotte pente funeste, et d'exercer au
profit de lotis, la plénitude de sa puissance pour le bien ; et cette puis-
sance, on ne saurait jamais l'exagérer : elle est réellement incommen-
surable. Mais cette puissance, il ne faut pas l'oublier, est exclusive-
ment spirituelle. Hors de l'Église, hors des choses de la religion, l'in-
tervention du prêtre dans les allaires de la République ne peut pro-
duire qui » des résultats malfaisants, compromettants même, pour les
vrais intérêts de la religion.
La faute du clergé a été simplement le résultat, de son ignorance du
milieu dans lequel il était appelé à exercer son saint ministère.
Les circonstances qui environnaient l’établissement de [488]
l'Église nationale d'Haïti étaient éminemment propres à fourvoyer ce
clergé sur la véritable nature des rivalités politiques qui déchirent le
pays. À la même époque, des faits d'un autre ordre exposés dans mon
chapitre sur Les superstitions haïtiennes prédisposaient les prêtres ar-
rivant par suite du Concordat, à une erreur bien plus grave encore et
qui consistait à se croire transportés dans un milieu absolument sau-
vage, parmi des hommes féroces qu'on les appelait à civiliser.
De la combinaison de ces deux erreurs résulta ce fait que le clergé
manqua de confiance dans la masse populaire qui fait pourtant sa véri-
table force, et il ne se crut pas capable de marcher sans l'appui d'un
gouvernement réputé civilisateur, sans l'existence du pouvoir aux
mains d'une classe éclairée, d'hommes prétendus plus capables de
comprendre, d'apprécier la civilisation et de protéger ceux qui ve-
naient l'apporter à leurs compatriotes barbares.
C'était entrer d'emblée et du premier pas dans la politique et dans
la pire des politiques. Toutes ces déplorables circonstances devaient
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 472

aboutir d'ailleurs à une affreuse guerre civile. Elle éclata peu d'années
après le Concordat. Ce fut la guerre des cacos et des piquettes.
On comprend sans peine l'inquiétude, l'agitation d'esprit à ce mo-
ment de ces prêtres, placés depuis sept ans à peine dans un milieu
qu'ils devaient croire si redoutable. Cette guerre devait leur paraître
comme une terrible réaction de cette barbarie dont on leur faisait sans
cesse des récits épouvantables, contre la civilisation que représen-
taient à leurs yeux les hommes qui prétendaient à l'honneur de les
avoir appelés dans le pays, et dont le parti, les cacos, inscrivait sur ses
drapeaux, gravait même sur ses armes la prétentieuse devise : Civili-
sation ou la Mort !
L'on peut donc comprendre combien il devait être difficile à ce
clergé encore tout nouveau, de dominer les passions insensées qui
s'entrechoquaient ainsi d'un bout à l'autre de la République, de se
soustraire à la lutte, pour faire entendre à tous, du haut de la chair
évangélique, la parole de paix. C'étaient des hommes. Ils succom-
bèrent [489] sous la pression de toutes ces circonstances. Ils prirent
parti, et tout le clergé, l'Archevêque en tête, se fit caco. Un seul prêtre
s'était rangé dans l'autre camp, avec le parti qui devait succomber dans
cette lutte, c'était l'Abbé Buscaille. Après leur victoire, les Cacos se
montrèrent impitoyables envers les vaincus BUSCAILLE était devenu
leur prisonnier, il fut fusillé avec les autres. Il mourut avec le chef
qu'il avait servi. Le sang d'un prêtre fut ainsi mêlé au sang des haïtiens
dans la première lutte qui éclata entre nous après la signature du
Concordat !
Mgr Guilloux a été témoin, par la suite, de la conduite des hommes
du parti vainqueur, à la direction des affaires publiques. Il a vu le gou-
vernement de NISSAGE, qui était un gouvernement honnête et que St-
John, un autre caco, a appelé un gouvernement imbécile. Il a vu aussi
le gouvernement de DOMINGUE et de SEPTIMUS RAMEAU qu'on a ap-
pelé « un fou furieux », A-t-il médité sur tous ces faits ? L'ont-ils
conduit à rechercher les causes réelles de ces luttes sanglantes ? A-t-il
reconnu que cacos et piquettes, ce n'était qu'une seule et même chose,
appelée par ces noms différents dans le Nord et dans le Sud : la masse
populaire et laborieuse des campagnes haïtiennes cherchant pénible-
ment le repos et le bien-être, et se heurtant contre elle-même, dans ces
luttes ténébreuses, sous la direction de chefs mulâtres ou noirs, égale-
ment incapables, également ignorants des choses du gouvernement
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 473

général des peuples et des exigences particulières, des intérêts de leur


pays et de leur race ?
J'ignore à quelles conclusions ont pu aboutir les réflexions de ce
vénérable prélat, que je tiendrai toujours pour un homme de bien, au
cœur pur, aux intentions droites, malgré les erreurs où il a pu se laisser
entraîner en se mêlant à la politique haïtienne où il ne pouvait rien en-
tendre. Mgr GUILLOUX est mort et n'a pas laissé de mémoires que je
sache. C'est peut-être qu'il n'avait rien ù mettre au crédit des hommes
publics d'Haïti qu'il avait honorés tour-à-tour de ses sympathies et qui
n'ont su y répondre qu'en lui causant d'amères déceptions.
[490]
Après les faits que je viens de rappeler, il se lit, parait-il, une évo-
lution nouvelle dans les idées du clergé. Le triomphe des cacos avait
déplacé le terrain de nos éternelles controverses. Les vainqueurs se di-
visèrent et bientôt les partis se reformèrent. Ils ne s'appelèrent plus ca-
cos et piquettes, mais nationaux et libéraux. D'anciens cacos et d'an-
ciens piquettes se trouvaient également dans l'un et l'autre camp. Le
cierge se décida cette fois non plus sur des considérations de politique
haïtienne, mais d'après ce qu'il croyait être l'intérêt de l'Église, et pen-
cha du côté des politiciens dévots Deux hommes étaient en présence,
également estimés pour leur patriotisme et leurs talents par ceux qui
suivaient leur for-lune politique : BOYER-BAZELAIS e t SALOMON. —
BAZELAIS, homme de Cabinet, ancien avocat, élevé en France, amant
passionné des luttes parlementaires, ne fréquentait guère les Églises ;
SALOMON, au contraire, pendant son long exil à la Jamaïque, avait
adopté les coutumes anglaises : il assistait chaque dimanche au saint-
sacrifice de la messe, et faisait régulièrement toutes ses dévotions. Les
sympathies du clergé allèrent donc à SALOMON. C'était la première ap-
parition du cléricalisme en Haïti. Cet homme politique l'emporta dans
cette nouvelle lutte. Mais il n'avait pas fini de prendre possession du
fauteuil présidentiel, que le clergé pût voir le néant de cette tentative
d'introduction d'une politique cléricale en Haïti. La controverse s'en-
gagea sur la question de la prééminence du mariage civil sur le ma-
riage religieux ; elle s'envenima graduellement ; bientôt la brouille de-
vint complète, et Mgr GUILLOUX, avant de mourir, eut la suprême dé-
ception de voir notre Concordat avec le Saint-Siège dénoncé par le
gouvernement du Chef d'État le plus dévot qu'il eut connu en Haïti.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 474

La leçon, je regrette d'avoir à le constater, ne profita pas au clergé.


Dès la chute de SALOMON, un autre citoyen d'une dévotion connue, al-
luma une nouvelle guerre civile en Haïti. C'était le Général LÉGITIME.
Le clergé qui pouvait s'abstenir, auquel les déceptions du passé au-
raient du même commander cette ligne de conduite, le clergé se jeta
de nouveau dans les bras de l'homme pieux et le prit sous son [491]
égide. Mgr GUILLOUX était déjà mort, c'est à son successeur, Mgr l’Ar-
chevêque HILLION, qu'incombe la responsabilité de cette nouvelle er-
reur. DIEU seul sait quelles cruelles déceptions, quels amers regrets,
elle lui vaudrait par la suite, si l'homme de sa prédilection n'avait suc-
combé dans cette lutte !
Quoi qu'il en soit, le Gouvernement actuel de la République 188 se
trouve en présence de cette étrange situation : le Concordat a été dé-
noncé sous l’Administration du Gal SALOMON. Un acte du Corps légis-
latif a déclaré solennellement la volonté de délier la nation des obliga-
tions de ce traité. Et à la dernière session des chambres, un Sénateur a
proposé le refus du vote du budget des cultes, en se basant sur la cadu-
cité du traité résultant selon lui du temps écoulé depuis la dénoncia-
tion. Le ministère s'en est tiré par un compromis. La même proposi-
tion pourra se reproduire dans la prochaine session ou dans une autre ;
la question n'est pas réglée. Quelle sera l'issue de cette campagne
contre le Concordat ? Je ne saurais le dire à cette heure. Le clergé s'est
mêlé à la politique haïtienne sans s'apercevoir que c'est un terrain
mouvant, où l'on s'enlise et disparaît souvent lorsqu'on a le malheur
d'y mettre le pied. Par suite de cette immixtion du clergé dans des
choses qui lui sont et qui devraient lui rester étrangères, le Concordat
est devenu une question politique, ce que l'on appellerait aux États-
Unis une planche de plate-forme. On ne peut prévoir comment finira
cette controverse, parce qu'en Haïti comme ailleurs, hélas ! Lors-
qu’une question tombe dans le domaine de la politique, ce n'est pas
toujours à la raison, à l'intérêt bien entendu de la nation qu'on en de-
mande la solution, mais souvent, trop souvent, aux passions du mo-
ment, au hasard des circonstances.
L'attitude du clergé et de ses amis dans le cours de celte crise peut
exercer une grande influence sur l'issue. En s'en rapportant à la poli-
188 Ce livre a été écrit, le lecteur se le rappellera, en 1892, pendant l'Admi-
nistration du Générai HYPPOLITE.
(Note des Éditeurs.)
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 475

tique, en usant des procédés ordinaires [492] de la politique, on peut


tout compromettre. Ces procédés consistent principalement à faire du
monde, à se procurer des adhérents parmi les hommes influents du
moment, en noircissant à leurs yeux les motifs et les intentions de
ceux que l'on combat, à montrer qu'il y a honte et déshonneur à ne pas
les combattre. Outrager les gens, ce n'est pas les persuader.
Il appartient au clergé ; dans la haute sphère morale où il se meut,
de nous tracer l'exemple, de se dégager des liens de cette politique
énervante qui ne lui a fait dans le passé, et ne pourra lui faire à l'avenir
aucun bien, qui n'a pu et ne pourra jamais que rapetisser la valeur mo-
rale de sa mission, affaiblir son prestige et sa puissance pour le bien.
Qu'il rentre pour n'en plus sortir dans le véritable et grand esprit d'hu-
milité de l'Église chrétienne. Qu'il renonce à toute lutte, à toute dé-
marche, à toute intrigue. Il n'en a aucun besoin. La cause de l’Église
en Haïti a pour appui la conscience nationale elle-même !
J'entends déjà dire que la suppression du Concordat serait le signal
de notre retour à la sauvagerie, au fétichisme de l'Afrique, au culte du
Vaudou, aux papas-lois. Calomnie ! Imposture ! Mensonge ! Politique !
Encore, toujours la politique ! L'affreuse politique ! ! La rupture de
cette convention n'aurait pas un tel effet, par la simple raison qu'il n'y
a, et qu'il n'y a jamais eu en Haïti, comme je le démontre et le prouve
ailleurs, ni culte-vaudoux, ni prêtres-vaudoux. Notre rupture avec le
Vatican ne bénéficierait pas davantage au protestantisme en Haïti ; le
pays n'est pas prêt pour une telle réaction, il ne la désire pas et il est
absolument au pouvoir du clergé de l'écarter indéfiniment par sa sa-
gesse. L'haïtien n'est pas seulement, un chrétien sincère, .convaincu, il
est surtout et avant tout, catholique romain. il appartient à cette
branche du christianisme qui parle le plus au cœur de ceux qui
souffrent. Victime autrefois de la cupidité des esclavagistes, et hier en-
core de la cruelle incapacité, de la sanglante tyrannie de ceux qui le
gouvernent, l'image d'un DIEU nu, aux plaies saignantes, attaché sur la
Croix, cette image le console de sa propre nudité, de ses [493] propres
plaies, lui donne la force de porter sa propre croix. Pourquoi voudrait-
on le priver de ces amères consolations ? C'est l'adoration des images,
c'est de, la superstition, disent les protestants. Qu'importe ? Tous tant,
que vous êtes, protestants d'Angleterre, d'Allemagne ou d'Amérique
n'avez-vous pas aussi commencé par là ? Vos pères, les serfs, les vi-
lains d'autrefois, ne se consolaient-ils pas aussi de leurs souffrances,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 476

par le spectacle, par l'image, des souffrances de l'Homme-Dieu. Vos


mères ne se sont-elles pas fortifiées dans l'idée du devoir, de la vertu,
par l'image de la Mère-Vierge ? Était-ce pour des nègres que RAPHAËL
et RUBENS peignaient leurs sublimes madones ? Et quand il vous fal-
lut combattre ' et mourir pour cette liberté, pour, cette égalité que
cherche à son tour la race noire à travers des flots de larmes et de
sang, vos mères n'ont-elles pas appris la résignation à l'image de cette
mère du CHRIST, la plus pure, la plus sainte de3 femmes, abîmée, elle
aussi, de douleur au pied de cette Croix où était monté son Fils pour le
rachat de l'humanité ? Pour projeter la lumière sur le chaos du moyen-
âge et en faire sortir cette société moderne dont la race blanche est si
fière, vos ancêtres n'ont-ils pas dû marcher eux aussi, dans du sang à
la suite du prêtre catholique armé de la Croix ? En un mot le christia-
nisme n'a-t-il pas dû parler d'abord à votre cœur pour élever votre es-
prit à cette hauteur d'où il pût discuter la légitimité de la toute-puis-
sance des rois, des nobles, puis de l'Église elle-même.
Nous avons assez d'éléments de discorde sur le terrain politique ;
nous pouvons, nous devons nous passer de controverses religieuses.
Protestants ou catholiques, chacun en Haïti peut mieux servir l'intérêt
du pays, l'intérêt de la race noire, en contribuant à l'instruction du
peuple. Le catholicisme parle au cœur plus qu'à l'esprit. Le protestan-
tisme qui est le fruit de la controverse, de la discussion, ne parle qu'à
l'esprit. Pour être un bon catholique, il suffit de sentir, d'aimer : « ai-
mer DIEU pardessus tout et son prochain comme soi-même. » Pour
être un protestant, il faut encore-savoir pourquoi l’on proteste et
contre quoi l'on proteste. Savoir, c'est être instruit, c'est être sorti de
l'ignorance, [494] et les masses populaires haïtiennes n'en sont pas en-
core sorties.
D'une autre part, je suis certain que le pays est trop avancé à
l'heure présente, pour que la rupture du Concordat pût le faire retom-
ber dans le scandale clérical auquel ce traité était venu mettre fin. Le
clergé actuel doit connaître suffisamment aujourd'hui le champ qu'il
ensemence depuis trente ans, pour comprendre la grande vérité que je
me suis efforcé de mettre en lumière dans ce chapitre : qu'il a avec lui
le cœur et l'âme de la nation. Il n'aurait donc pas la lâcheté d'abandon-
ner son œuvre et tenterait probablement l'essai de cette séparation de
l'Église et de l'État. Mais cette séparation serait prématurée, dange-
reuse par conséquent. Tous les hommes disposant d'une influence
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 477

quelconque en Haïti, les pouvoirs publics et le clergé lui-même, s'ap-


pliqueront, je l'espère, à prévenir ce malheur. Il importe, en effet, que
cette séparation ne se produise jamais d'une façon violente, révolu-
tionnaire, car elle serait inévitablement suivie d'une lutte désastreuse
entre la Religion et l'État. C'est une de ces réformes qui doivent être
longuement préparées dans un pays, afin qu'elles [missent s'accomplir
sans secousses et sans animosité.
En Haïti, il faut le reconnaître et le dire franchement, une telle ré-
forme n'est ni désirable, ni même possible.
Nous avons beau vouloir que la religion catholique cesse d'être une
religion d'État, elle n’en reste pas moins la religion de la nation. Le
nombre des protestants est comparativement insignifiant dans ce pays.
L'influence de leurs ministres ne s'étend que sur un cercle tellement
étroit qu'il n'y a pas lieu d'en tenir compte au point de vue des intérêts
généraux qui peuvent agiter la nation. Il n'en est pas de même du Cler-
gé catholique. Son influence est immense et cela est naturel. Mais
cette influence, qui en dispose ? Des étrangers, des blancs, et cela,
dans un pays qui croit nécessaire à sa sûreté d'interdire le droit de pro-
priété aux étrangers et les droits du citoyen aux blancs.
Tant que durera cet état de choses, tant que nous n'aurons pas assez
de prêtres haïtiens, pour former un clergé [495] national, ou tant que
l'instruction publique ne sera pas assez développée pour marquer la li-
mite du terrain ou doit s'arrêter l'influence religieuse, au-delà duquel
cette influence deviendrait du cléricalisme, l'Église et l'État doivent
être unis. Le second doit répondre des représentants de la première à
la nation. Il doit contrôler leurs actes pour pouvoir répondre de la
droiture de leurs intentions, il ne peut rester étranger à l'administration
du culte national, quand cette administration se trouve en des mains
étrangères. La mission, le devoir du Gouvernement est de protéger le
Clergé dans l'exercice des droits que lui assure le Concordat, el de le
maintenir en même temps, dans les limites strictes que marque ce
traire à sa sphère d'action. Que si ces limites paraissent trop étroites et
restreignent le bien que peut faire l'influence religieuse à notre société
naissante, ce sont là des questions qui doivent être étudiées par la
puissance temporelle dans un esprit de conciliation, et résolues par des
législateurs agissant en législateurs et non en politiciens. La puissance
qui fait des lois peut les rapporter ou les modifier, lorsque c'est néces-
saire. Il n'y a de règle, il n'y a de principe à cet égard que l'intérêt pu-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 478

blic. Mais répudier le Concordat, séparer violemment l'Église de


l'État, nous ne pouvons pas, nous ne devons pas faire cela. Ce serait
presque trahir cette masse noire qui attend de nous tous sa réhabilita-
tion et son repos. Ce serait la lancer dans la plus cruelle alternative,
celle de prendre parti entre les deux principes de tout progrès, de toute
civilisation : la foi et la patrie.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 479

[496]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti
DEUXIÈME PARTIE :
Haïti parmi les nations civilisées

Chapitre VI
Les Haïtiens et la Liberté.

I. Contradiction apparente
des tendances naturelles de 1’homme

Retour à la table des matières

Deux tendances en apparence opposées, parallèles eu réalité,


marquent le caractère de l'homme, tel qu'il s'est développé dans la race
noire en Haïti, tel qu’il s'est développé dans la race blanche en Eu-
rope. Ces tendances qui poussent l'homme en haut, qui le rapprochent
du bonheur, sont le résultat de deux principes également civilisateurs :
le principe de liberté que commande à tout être responsable la néces-
sité de lutter, de lutter sans cesse, pour s'approcher du bonheur, pour
ne pas tomber dans la misère, et le principe d'ordre qui naît directe-
ment de la recherche du bonheur et commande l'épargne des biens ac-
quis, la conservation sociale. C'est une loi d'équilibre.
Aucun peuple, aucune race ne court à la lutte par amour de la lutte.
Il n'y a ni peuple, ni race désordonnée. Cette fausse idée est encore le
produit du préjugé, de la vanité. Tous les hommes aspirent à la jouis-
sance, à la richesse, aux beaux habits, aux repas somptueux, aux pa-
lais luxueux ; tous les hommes aspirent à acquérir des biens et à les
conserver. Le crime est l'anomalie ; il est individuel, et la loi est par-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 480

tout et toujours assez forte pour réprimer le crime, pour châtier le cri-
minel, quand la loi n'est pas criminelle elle-même, quand ceux qui
gouvernent, quand ceux qui sont armés de la loi pour assurer, pour
protéger les droits de l'homme, ne sont eux-mêmes ni voleurs ni assas-
sins, ne manquent eux-mêmes ni à la vertu ni à la justice, ne [497]
sont pas en guerre eux-mêmes contre les droits de l'homme.
Tout désordre social est, le produit de la tyrannie. Le désordre c'est
la tyrannie. Partout où l’être humain se montre agité, tourmenté,
désordonné, tenez pour certain qu'e la liberté est violée par ceux qui
gouvernent, ou par "'autres à leur instigation, avec leur complicité ; te-
nez pour
Certain que les droits de l'homme sont habituellement violés dans
la personne de quelqu'un par ceux qui ont la responsabilité politique
de la conservation sociale. L’affaiblissement de la loi ne vient jamais
d'en bas, car ce sont ceux qui souffrent, ce sont les petits, les pauvres,
les faibles, qui ont surtout besoin de protection, de loi.
Toute loi est une conquête de la vraie démocratie sur les nobles, les
rois, les dictateurs, les tyrans, les bénéficiaires de tout privilège, de
tout préjugé.
Le peuple anglais a lutté pendant de longs siècles pour la liberté,
pour arracher des lois à ses tyrans, pour obtenir le triomphe des droits
de l'homme ; mais la démocratie anglaise à peine triomphante, crache
avec dédain sur les efforts, sur les souffrances de l'Irlandais revendi-
quant lui aussi la consécration, le respect des droits de l'homme dans
sa personne ; l'Irlandais est jugé et déclaré peuple désordonné, race in-
férieure.
Quiconque arrive au sommet, aspire à tirer à lui l'échelle, à empê-
cher l'ascension de ses frères.
Ce que fait l'anglais avec l'Irlandais, c'est ce que fait en général le
blanc avec le noir, les nations blanches avec la nation haïtienne.
Nous luttons pour la liberté, pour assurer à notre descendance une
forme constitutionnelle de gouvernement, pour asseoir notre bonheur
sur des lois sages et fortes. Le préjugé de race refuse d'admettre que
nous puissions comprendre la liberté et mourir pour elle : peuple
désordonné, race inférieure ! s'écrie-t-il !
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 481

À d'autres moments, un retour passager au respect de la loi par


ceux qui gouvernent, nous fait croire au triomphe et fait prévaloir par-
mi nous le principe de conservation sociale : le préjugé s'écrie de nou-
veau : « c'est impossible, [498] des nègres ne peuvent s'élever à la
conception d'aucun principe conservateur.
Ne voulant reconnaître dans l'histoire de la race noire en Haïti, la
manifestation d'aucun principe moral, on nous considère tour-à-tour
mais exclusivement, sous l'un des deux aspects de la lutte et du repos,
et l’on arrive ainsi nous peindre sous les traits les plus contradictoires,
le plus absurdes.
Pour concilier ces choquantes contradictions, on fait intervenir les
nuances de la peau mais sans plus arriver à s'entendre : selon la thèse
que l'on soutient, c'est le mulâtre haïtien qui est turbulent, désordonné,
et le noir, docile, reste l'élément d'ordre ; ou bien, au contraire, on fait
du mulâtre « un élément de civilisation, » d'ordre, par conséquent, et
de conservation sociale, aux prises avec la barbarie incurable du noir.
Avec l'une ou l'autre théorie, tous nos troubles, toutes nos misères
s'expliquent par le choc, par l'inévitable querelle de deux classes, de
deux groupes, forcément antipathiques, à tendances diamétralement
opposées.
Cette explication, qui n'explique rien comme on le voit, a eu la
conséquence douloureuse pour les haïtiens, de produire entre nous des
malentendus sanglants qui n'ont pas peu contribué à ralentir notre
marche en avant, à paralyser nos progrès. Et, confondant ici la cause
et l'effet, on veut trouver le principe, l'origine de nos luttes dans ce qui
n'en a été qu'une conséquence. L'on n'a pas pris garde que dans ces
questions, les faits observés ne sont particuliers ni aux noirs ni aux
mulâtres, soit qu'on les considère comme classe, soit qu'on les observe
individuellement.
Ainsi, prenons au hasard quelques Présidents d'Haïti, mulâtres
c o m m e GEFFRARD OU SALNAVE, noirs comme SALOMON OU
DOMINGUE ; éclairés comme GEFFRARD et SALOMON, ou relativement
ignorants comme SALNAVE et DOMINGUE. Suivons leur carrière. Que
nous montre-t-elle ? Un seul et même individu, manifestant tour-à-
tour, selon les circonstances, les deux tendances, les deux traits appa-
remment [499] opposés de notre caractère commun : idolâtre de la li-
berté, agitateur, révolutionnaire, avant l'accession du pouvoir et après,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 482

adorateur du principe d'ordre, amant passionné de la « cause sacrée de


la paix, de la tranquillité et de la prospérité publiques, » conservateur
jusqu'à la tyrannie, inclusivement. Abstraction faite de la sincérité ou
de la mauvaise foi de ces hommes politiques, dans les sentiments libé-
raux qu'ils ont manifestés avant leur accession au pouvoir, on voit
clairement que, soit par calcul, soit sous l'impulsion inconsciente de
leur état moral personnel, ils se sont appuyés tour-à-tour, sans se sou-
cier de la contradiction de leurs actes, peut-être sans s'apercevoir
même de l'inconsistance de leur politique, d'abord sur le prétendu es-
prit de désordre de leurs compatriotes pour renverser le pouvoir exis-
tant et en prendre la place, et ensuite sur la prétendue docilité, la sou-
mission passive de la même population, pour s'y maintenir.
Faut-il s'étonner du renversement successif de tous ces Gouverne-
ments composés d'hommes qui entreprennent de diriger, sans la
connaître véritablement, sans la comprendre, une population deux fois
jeune : jeune par son avènement à l'indépendance qui ne date pas en-
core d'un siècle, jeune par l'avènement non moins récent à la liberté
naturelle et à la civilisation, de la race à laquelle elle appartient !
Il ne faudrait pas s'étonner non plus de l'impuissance de nos gou-
vernants, de nos directeurs politiques, à comprendre, à concilier l'ap-
parente antithèse des tendances de l'haïtien.
Placé entre les exagérations des esclavagistes et celles des négro-
philes, vu tour-à-tour sous le verre grossissant des uns et des autres, le
nègre est resté incompris par les français de Saint-Domingue, qui ont
mis pourtant deux cents ans à l'observer, à l'étudier. Peut-être n'est-il
ni mieux connu, ni mieux compris à l'heure présente par lui-même et
par les Européens de toute origine qui peuplent avec lui l'Amérique,
[500]

II. Considérations préliminaires


sur les révolutions haïtiennes.

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En suivant attentivement les appréciations journalières de la presse


Européenne ou Nord-Américaine sur les affaires d'Haïti, il est facile
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 483

de s'apercevoir que les plaisanteries grossières des écrivains sans ta-


lent, sans valeur d'aucune sorte, qui ont essayé de se donner de l'esprit
ou de gagner de l'argent en faisant rire aux dépens des haïtiens, ne
laissent en réalité aucune trace, n'exercent aucune influence sur les es-
prits sérieux.
Cette méprisable littérature, visant à une clientèle malsaine, pourri-
rait sur les étagères des libraires sans le tapage joyeux des hommes
qui, faute de valeur personnelle, dépensent leur énergie à entretenir le
feu sacré des préjugés, afin qu'il y ait dans le monde quelqu'un qu'ils
puissent s'imaginer leur être intérieur par la race, à défaut d'autre
chose.
En France, où il y a toujours de nombreux voyageurs haïtiens, on
sait à quoi s'en tenir sur ces inepties, et la littérature négrophobe va
perdu tout droit de cité ; ce n'est plus que du chantage. 189 Hors de
France, les visiteurs [501] Haïtiens étant plus rares, produisent, assez
généralement cet étonnement naïf du nobleman anglais faisant la dé-

189 Tout récemment, le Ministre d'Haïti à Paris, M. A. Box, recevait la copie


du manuscrit d'un émule français de l'auteur de HAYTI OR THE BLACK
REPUBLIC. À cet envoi était, jointe, une lettre de l'auteur annonçant que, si le
Gouvernement haïtien ne s'empressait de lui compter une certaine somme, il
se trouverait dans la pénible nécessité de répandre dans toute la France sa
véridique histoire du Dieu-Vaudoux, et cela ferait peut-être quelque tort aux
haïtiens dans leurs relations sociales en France. Pas n'est besoin de dire que
M. Box traita le chanteur avec le mépris qu'il méritait et se contenta rie li-
vrer son factum à la publicité.
Il y en a un autre qui a institué une sorte de chevalerie exotique ; cela se
nomme l’ACADEMIE DES PALMIERS. On en adresse le prospectus partout où
il y a des gens de langue française : « envoyez votre photographie, votre bio-
graphie et la modeste somme de... » Avec cela vous êtes un grand homme,
votre nom est publié dons la REVUE ACADÉMIQUE, VOUS en recevez les
palmes, vous êtes décoré, vous êtes un savant, un homme hautement civilisé,
etc. Quand ce boniment vise un haïtien, il y a un petit MAIS. S'il ne veut être
ni officier, ni protecteur de « l'Académie » c'est assurément qu'il n'est pas ci-
vilisé, c'est un sauvage, un cannibale, un sectaire de la couleuvre de St-
John... Hélas ! Le monde est petit et les hommes sont nombreux ; toutes les
places sont prises. II faut vivre pourtant : « On fait ce qu'on peut. » Aussi
mes lecteurs comprendront-ils que je m'abstienne de souiller leurs regards
par un tableau complet des œuvres de cette sorte, et surtout par les noms de
toute cette vermine qui voudrait s'attacher à la peau de l'homme noir pour
vivre de sa substance. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 484

couverte que, « les entrants en France parlaient le français comme le


roi d'Angleterre. »
L'haïtien peut donc se permettre de dédaigner, de mépriser toutes
ces calomnies absurdes, auxquelles ne croient ni ceux qui les re-
cherchent ni ceux qui les fournissent. C'est un trafic de mensonges, où
l'offre et la demande se rient l'une de l'autre et se tiennent, réciproque-
ment en mince estime.
Mais ce qui est moins digne du dédain des haïtiens, c'est le parti
criminel que l'on tire de nos luttes intestines pour tenter de nous ruiner
et de détruire jusqu'à notre existence nationale.
Ces luttes pour la liberté civile et politique, pour l'égalité devant la
conscience humaine et la loi écrite, ne sont terminées, en réalité, nulle
part sur la terre.
Hypocritement ou avec cynisme, par la plume ou par l’épée, à la
tribune ou sur les champs de carnage, partout, l'égoïsme de l'homme
arrivé tente d'arrêter et d'asservir l'homme qui vient.
Aux yeux du riche hélas ! La pauvreté est vice. Et les nations les
plus avancées, fières de leur histoire, de leurs anciennes luttes pour la
liberté, refusent d'admettre chez les peuples plus jeunes, l'identité de
la cause réelle de ces troubles, de ces agitations qui, en répétant indé-
finiment l'histoire, font la preuve irréfutable de l'unité de l'homme
dans la diversité de la couleur ou de la forme de son enveloppe char-
nelle.
Ce qui étonne, ce qui renverse les buveurs paisibles d'absinthe, de
bière ou de whiskey, les diplomates de la [502] rue, devisant au bar-
room sur le sort des peuples et des races, c'est la prétendue infériorité
du nègre, dont on se persuade que les haïtiens fournissent la preuve
par leurs perpétuelles révolutions. On ne croit pouvoir trouver la rai-
son des troubles civils d'Haïti que dans la turbulence native d'une race
incapable de contrôler ses appétits, de maîtriser passions, de se gou-
verner elle-même.
Cette assertion n'est pas seulement en contradiction avec les
conclusions rigoureuses de toute étude attentive de l'histoire univer-
selle du genre humain, ce qui en fait une erreur devant la science, elle
est de plus un mensonge voulu, ce qui en fait un crime devant la
conscience.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 485

Ce mensonge est un levier d'homme d'État : on s'en sert pour éga-


rer la conscience des peuples civilisés et les ramener à une pratique
hypocrite de l'ancien droit de conquête.
On joue la comédie de répudier, avec des flots d'indignation et de
discours éloquents, toute velléité de conquête, en affectant de ne pas
reconnaître ce vieux droit de la force sous les nouveaux habits et sous
le nouveau, nom dont on l'affuble « Conquérir ! Ah ! fi ! le vilain
mot ! » On ne fait plus cela : les grandes Nations chrétiennes ne
peuvent violer les droits des petites nations-sœurs. Oh ! non, jamais !
Elles entreprennent au contraire, à grands fracas, de les aider à s'éle-
ver, à avancer : elles leur envoient charitablement des missionnaires
pour les arracher au culte des faux dieux ; des prêtres catholiques pour
les préserver des hérésies du protestantisme ; des ministres protestants
pour les sauver des superstitions romaines ; des diplomates de profes-
sion pour les initier aux beautés de l'art de se gouverner soi-même,
niais par des mains étrangères.
Et quand tous ces intrigants, tous ces tripotiers hypocrites ont fait
leur œuvre, ont suscité la discorde et la guerre au sein de la bien-ai-
mée nation-sœur, on envoie des forces navales, au besoin des troupes
de débarquement, pour la maintenir sous l'influence de cette douce ci-
vilisation chrétienne.
Ce n'est plus seulement l'abus cynique et brutal de la [503] force
comme au temps de CHARLEMAGNE, c'est en outre la prostitution au-
dacieuse de la croix même du CHRIST, employée à arrêter des êtres
humains sur la voie de la civilisation, en suscitant parmi eux des dis-
cordes, des souffrances, des passions qu'ils n'auraient pas connues s'ils
étaient livrés à eux-mêmes dans la recherche de leur bonheur, dans
leurs luttes pour la liberté et pour la civilisation.
« L'influence des puissances » tel est le nom de cette fille du droit
de conquête, infiniment plus hideuse et plus criminelle que son père ;
telle est la peste moderne dont souffrent toutes les républiques latino-
américaines et qui maintient dans leur sein les agitations, les crises
sanglantes qu'on leur reproche tantôt avec un dédain insolent, tantôt
avec une pitié comique.
Heureuses celles de ces jeunes nations qui trouvent dans leur sein,
comprennent et soutiennent des patriotes sachant établir le cordon sa-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 486

nitaire autour d'elles, sans porter atteinte eux-mêmes aux libertés de


leurs concitoyens !
Que les haïtiens ne fassent pas de révolutions par goût du désordre,
par impatience du frein des lois, c'est ce dont chacun peut s'assurer par
le coup d'œil le plus rapide, le plus superficiel sur l'histoire de ce pays.
À peine sortis de notre longue révolution contre la domination
française, nous nous sommes trouvés engagés entre nous-mêmes dans
une lutte qui a. failli compromettre le triomphe de notre cause. Cette
lutte a abouti à l'établissement d'un roi dans le Nord du nouvel État et
d'une République dans le Sud. Le roi, CHRISTOPHE, a été renversé ré-
volutionnairement et s'est tué ; le Président de la République, élu en
1803 pour un terme de quatre ans, a été réélu en 1812 ; puis, nommé
en 1816 président à vie, il est mort au palais de la présidence, en 1818,
emportant, disent les contemporains,- la bénédiction de tous ses com-
patriotes et laissant après lui une douleur, un deuil universel.
Après la mort de PÉTION, le peuple haïtien a supporté paisiblement
pendant 25 années, de 1818 à 1843, le Gouvernement [504] de son
successeur, le Président BOYER, dont le cabinet n'a subi presque au-
cune modification pendant ce terme présidentiel d'un quart de siècle.
Ce même peuple a mis onze années de patience et de résignation
au service de la tyrannie impériale de Soulouque. GEFFRARD est resté
huit ans au pouvoir et le bail de SALOMON a duré un an de plus.
Ainsi, de la proclamation de l'indépendance en 1801 à la chute de
SALOMON en 1888, il s'est écoulée une période de 84 années d'exis-
tence nationale haïtienne pendant laquelle cinq administrations ont du-
ré ensemble 6 ans ; soit en moyenne près de 13 années chacune !
Est-il juste, est-il sensé, devant ces simples faits, de se dispenser de
rechercher les causes des révolutions haïtiennes, pour affirmer leste-
ment qu'elles seraient la preuve d'une turbulence native, insurmon-
table dans la race noire autrement que par l’infernale discipline de
l'esclavage ?
Mais, ai-je entendu dire, BOYER, SOULOUQUE, GEFFRARD et
SALOMON ne sont point descendus régulièrement du pouvoir ; ils ont
été renversés par des révolutions ? Cela est vrai ; mais ces révolutions
ont eu des causes quelconques qui les ont produites, et tout ce que je
prétends, c'est que, même s'il semblait à quelqu'un que la turbulence
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 487

eût une part d'influence dans les troubles d'Haïti, il n'est pas permis
d'en faire leur cause unique ni même principale, sans manquer à la
justice et même au simple bon sens. On ne peut appeler ingouvernable
un peuple qui a gardé un Président de la République pendant un quart
de siècle.
Il est évident que quiconque prétend juger la race noire d'après sa
conduite en Haïti, est tenu de se livrer à une recherche sérieuse et
loyale de la cause des révolutions de ce pays. L'injure n'est pas un ar-
gument. Et Ton sait, par les expériences de la race blanche elle-même
que, si une révolution peut être le résultat d'agitations inintelligentes,
antisociales, coupables enfin, elle peut aussi bien être le généreux ef-
fort d'un peuple intelligent et fier pour renverser les obstacles qui ar-
rêtent l'expansion de son génie et sa marche progressive.
[505]
La plus simple loyauté commande donc aux ennemis, aussi bien
qu'aux amis, comme Sir SPENSER ST-John par exemple, qui veulent
bien s'intéresser à notre sort, d'aller au fond des choses, de rechercher
la valeur réelle des gouvernements contre lesquels nous avons dû nous
révolter, de peser nos griefs contre ces gouvernements, en plaçant
leurs actes sous la lumière des idées, des principes qui dominent la ci-
vilisation contemporaine, et de se demander ensuite si leurs propres
pays, la France, l'Angleterre, les États-Unis surtout, s'en accommode-
raient dans notre siècle de liberté et de progrès, dans ce siècle où s'af-
firme plus fortement chaque jour le triomphe de la démocratie.
Ils s'apercevraient peut être, en se livrant à celle étude, que le
peuple haïtien est plus malheureux que coupable, que c'est bien vers la
civilisation qu'il marche, en tâchant de son sang, ce chemin ténébreux,
couvert de ronces et d'épines meurtrières, où les peuples blancs de
l'occident de l'Europe l'ont précédé, et où des peuples blancs de
l’Orient de l'Europe le suivent, en versant aussi des larmes et du sang.
Ils verraient enfin que nous ne sommes point, au nom de la commu-
nauté de la foi chrétienne, sans quelque droit, sinon à la bienveillance,
du moins au respect, à la justice de ces grandes puissances chrétiennes
qui ne nous approchent jamais, hélas ! Que pour nous mettre le pisto-
let sur la gorge, fouiller et vider nos poches.
En protestant contre cette prétendue turbulence des haïtiens et de
leur race, qui a été le prétexte d'une infinité d'actes répréhensibles
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 488

commis contre ce pays ou contre cette race, je n'entends pourtant pas


dire qu'il ne s'est jamais trouvé en Haïti des esprits turbulents, des am-
bitieux prêts à se présenter comme les vengeurs du peuple, contre les
crimes réels ou imaginaires d'un gouvernement ou d'un parti, mais ne
songeant en réalité qu'à susciter et à exploiter le mécontentement pu-
blic pour se mettre eux-mêmes en possession d'un pouvoir qui leur
procure, comme dirait le poète de NAPOLÉON-LE-PETIT, des palais,
des châteaux, des villas, des filles, bonne chair et bon vin.
[506]
Mais cela ne se voit pas qu'en Haïti. Le politicien est un parasite
qui prospère sous tous les climats.
Cette vilaine plante néanmoins n'est pas indigène d'Haïti. C'est un
des mille dons disgracieux que nous devons à la générosité meurtrière,
à la morbide « influence des puissances ». Cette contagion nous a été
apportée dans les carpet-bags des trafiquants, puis des diplomates
étrangers.
Il n'est donc malheureusement pas plus impossible en Haïti
qu'ailleurs de rencontrer un trafiquant de patriotisme, un politicien, un
homme à la conscience élastique, dévoré de la soif de l'or, travaillé par
l'ambition maladive d'une vaine puissance, d'une grandeur éphémère,
suscité par l'intérêt sordide des trafiquants et des diplomates et consuls
représentant « l'influence des puissances, » appuyé par quelque groupe
de politiciens ejusdem farinae, soutenu par, une bande de ces despera-
dos, de ces aventuriers nationaux ou exotiques, dont aucun pays n'a le
triste monopole, dont le stock malfaisant augmente même partout en
raison directe des progrès accomplis, du développement, de l'accumu-
lation des richesses.
Si un politicien de cette sorte tentait la réalisation de ses rêves am-
bitieux et criminels par un coup de main contre le vote populaire pour
accaparer le pouvoir, ou, étant déjà au pouvoir, contre les institutions
publiques pour s'emparer d'une dictature que n'a pas entendu conférer
le vote populaire élisant un Chef d'État, cette action immorale produi-
rait très-probablement des troubles sanglants en Haïti.
En serait-il autrement dans un autre pays civilisé ? Le peuple haï-
tien, par respect pour le droit prétendu sacré du commerce « des puis-
sances » dont les intérêts, parait-on croire à l'étranger, l'emportent sur
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 489

les nôtres chez nous et doivent nous commander la paix quand même,
le peuple haïtien devrait-il laisser les crimes politiques toujours impu-
nis et ratifier toute usurpation, toute tyrannie par son inaction ?
Cette lâche soumission d'un peuple à la violence et à la tyrannie n'a
jamais servi nulle part à consolider la paix [507] intérieure d'un pays,
à promouvoir la prospérité de son commerce ou de sou industrie.
La paix sociale est le produit direct et exclusif de la vertu, qui est
elle-même synonyme de courage civique,
La lâcheté morale des citoyens a toujours été, au contraire, une
énorme prime d'encouragement à tout ambitieux ayant de l'audace et
pas de scruples. Haïti, pas plus que ses devancières, ne saurait donc
attendre, d'une attitude passive devant des usurpateurs ou des tyrans,
qu'un état d'anarchie violente, une guerre perpétuelle, sans queue ni
tête, semblable à la guerre des corbeaux et des milans dont parle le
poète anglais.
Nous n'en sommes pas là en Haïti. L'erreur ou la passion nous di-
visent, il est vrai, mais un rayon de la lumière dissipe bien des erreurs,
et une erreur démontrée calme bien des passions, arrête bien des folies
et nous sauve brusquement parfois d'exploitations ingénieuses dont
nous avons été la dupe pendant de nombreuses années.

III. Les révolutions des haïtiens


ne placent point le nègre au-dessous du blanc
comme aptitudes gouvernementales.

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Je ne me dissimule pas que, quelles que soient les circonstances


qui ont nécessité la résistance du pays, tantôt contre des gouvernants
tyranniques, tantôt contre les tentatives criminelles d'un ambitieux,
quelque réels que soient les avantages qui doivent résulter finalement
de cette résistance même, au point de vue de l'établissement et de la
consolidation de notre paix intérieure, cela ne répond pas à toutes les
questions que nos luttes intestines permettent au préjugé de race de
soulever devant le monde civilisé.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 490

On peut encore nous demander et l’on nous demande en effet,


pourquoi la possibilité de tels coups d'État et, par suite, la nécessité de
les réprimer ; pourquoi rétablissement [508] successif de gouverne-
ments tyranniques et par suite, la nécessité de les renverser :
« Si, nous dit-on, tous les Présidents que les haïtiens renversent de-
puis 1843, ont été invariablement des tyrans, des scélérats ou des par-
jures, pourquoi les a-t-on choisis ? Ces hommes d'État n'étaient pas,
ne pouvaient pas être des inconnus pour les hommes politiques, igno-
rants ou lettrés, qui forment la classe dirigeante du pays. Si vous les
avez choisis, les sachant incapables de maîtriser leurs passions, de res-
pecter vos lois, de gouverner avec justice et probité, c'est que vous
avez partagé leurs passions, c'est que vous avez été incapables de sup-
porter le frein des lois, incapables de comprendre et de pratiquer la
justice.
Si vous n'avez pas su juger vos leaders et vos élus, si vous leur
avez accordé vos sympathies et vos votes au hasard, par entraînement,
sans réflexions, vous êtes incapables de comprendre et de pratiquer le
self-government vous êtes indignes de la liberté politique, du droit de
suffrage, d'une indépendance nationale.

« Si enfin vous n'avez pas péché dans le choix même de vos chefs, s'ils
ont tété suffisamment à la hauteur de leur tâche et n'ont pas mérité les ac-
cusations formulées dans vos manifestes révolutionnaires, pourquoi les
avoir renversés ? Pourquoi avoir bouleversé votre pays sans l'excuse d'une
nécessité impérieuse ?
« En un mot, pourquoi la fréquence de vos luttes intestines si vous êtes
capables d'en trouver la cause et d'y porter remède ? »

Un tel réquisitoire semble accablant de prime abord poulies haï-


tiens et pour la race noire.
Mais la réponse de l'haïtien est, en vérité, d'une simplicité bi-
blique :
« Il en est ainsi de l'haïtien, du nègre, parce que, comme le blanc, il
n'est pas l'ange, il est l'homme, il est sujet à l'erreur et à la passion.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 491

« Votre esprit, monsieur, est-il libre de toute erreur, avez-vous vaincu


tontes vos passions, êtes-vous sans péché, vous [509] qui osez violer la ré-
serve commandée aux pécheurs par le CHRIST, VOUS qui jetez la pierre à
votre frère ? »

Ouvrons, en effet, l'histoire de quelque peuple que ce soit de l'Eu-


rope ; est-il besoin de remonter bien loin dans le passé pour recon-
naître que l'Angleterre, la France, l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie,
pourraient pendant de très-longs siècles être mises sur la sellette et
sommées de répondre aux mêmes accusations, formulées dans les
mêmes termes ?
Donner la raison de ces lui les intestines qui ont ensanglanté le sol
haïtien, c'est faire simplement l'histoire du genre humain.
Si les préjugés de couleur ou de race ne faussaient pas, peut-être à
leur insu, l'esprit des étrangers qui ont voulu traiter des choses d'Haïti,
si ces préjugés ne les prédisposaient pas à chercher, à voir partout des
preuves de la prétendue infériorité native de la race noire, il leur aurait
suffi de comparer notre histoire avec celle de l'Europe entière pour se
convaincre que « les troubles d'Haïti » ne sont pas autre chose que la
vieille lutte engagée de toute éternité entre la tradition et le progrès,
entre les peuples qui veulent avancer et leurs guides toujours anxieux
de s'arrêter et de dévorer à eux seuls toutes les provisions faites pour
le voyage.
S'il m'était permis d'accepter pour mon pays une outrageante com-
paraison avec les barbares qui ont déshonoré à leur origine, en les fon-
dant pourtant eux-mêmes, ces grandes monarchies européennes qui
ont tour-à-tour ébloui le monde de leur splendeur, combien ne me se-
rait-il pas aisé de démontrer une infinie supériorité d'aptitudes sociales
et gouvernementales chez l'haïtien, tel qu'il s'est montré dès sa sortie
de l'esclavage, dès sa naissance à la vie civile et politique, qu'on n’en
saurait trouver chez les Vandales, les Huss, les Goths, les Northmans,
les Saxons, les Angles, toutes ces hordes qui ont étranglé, achevé dans
toute l'Europe la civilisation romaine déjà expirante sous l'influence,
des vices inouïs des CÉSARS ?
En Angleterre par exemple, sans remonter aux Bretons qui, après
avoir vaillamment résisté pendant un siècle à [510] l'invasion des ro-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 492

mains, se sont trouvés si énervés, si lâches, après quatre siècles de la


domination latine, qu'au départ de leurs vainqueurs en 448, « ils regar-
dèrent leur nouvelle liberté, nous dit HUME, Comme un présent fu-
neste », arrêtons-nous aux Saxons, aux nouveaux conquérants de la
Grande-Bretagne.
HUME qui, comme tous les anglais d'ailleurs, avait le vain orgueil
de race, s'étend avec complaisance sur les antiques vertus de ces bar-
bares.
« De toutes les nations barbares connues dans les temps anciens et mo-
dernes, nous assure-l-il, les Germains semblent avoir été les plus distin-
gués par leurs mœurs et leurs institutions politiques. Ils ont toujours porté
au plus haut degré la valeur et l'amour de la liberté……
« Le gouvernement monarchique même, établi en quelques endroits de
la Germanie, car il ne le fut pas universellement, n'avait qu'une autorité li-
mitée… Pendant la guerre même, les Germains obéissaient moins à l'auto-
rité de leur prince qu'à la force de son exemple. Mais en temps de prix,
toute union civile était en grande partie dissoute, et les chefs inférieurs ad-
ministraient la justice d'une manière indépendante, chacun dans son dépar-
tement particulier. Ces chefs étaient élus par les suffrages du peuple dans
les grandes assemblées ou conseils nationaux...... Les guerriers de chaque
tribu se dévouaient à leur Chef avec l'affection et la constance la plus in-
ébranlable….. Tous étaient animés d'un même désir de gloire….. Les
Chefs et les autres guerriers étaient entretenus et défrayés par le travail de
leurs esclaves et des autres membres de l'État qui n'entraient point dans
l’ordre militaire et qui leur devaient leur propre sûreté. »

Tels étaient les guerriers que les malheureux bretons, privés de


l'appui des romains, avaient appelés à leur secours contre les écossais
et les pictes. Les nouveaux venus ne tardèrent pas à s'apercevoir q ne
le territoire de leurs timides alliés était une proie beaucoup plus riche
et non moins facile à saisir que celui des peuplades du nord de l'île ;
ils résolurent d'en faire la conquête. Après avoir reçu des [511] ren-
forts de la Germanie, les Saxons cherchèrent querelle aux Bretons sur
le paiement des subsides, levèrent brusquement le masque et commen-
cèrent ouvertement les hostilités contre les malheureux qu'ils étaient
venus protéger.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 493

Indignés de cette perfidie, les Bretons furent contraints de prendre


les armes. Leur défense, très-molle d'abord, sous la conduite d'un chef
incapable et vicieux 190 devint plus énergique après qu'ils eurent déposé
VORTIGERN. Mais, vains efforts ! leur cause était d'avance perdue. Le
noble NOZAN LEOD en tombant glorieusement sur 4e champ de ba-
taille, illumina d'une dernière auréole cette race infortunée entrant
dans le néant par l'extermination et la servitude
C'est ainsi, nous dit l'historien HUME, que l'heptarchie ou les sept
royaumes saxons, fut établie en Bretagne après un siècle et demi de
troubles et de combats. Toute la partie méridionale de l'île, excepté le
pays de Galles et le Cornouailles, changea absolument d'habitants, de
langage, de coutumes et d'institutions politiques…… Le peu de natu-
rels, du pays qui ne fut pas massacré ou chassé, fut réduit au plus vil
esclavage. » (Histoire d'Angleterre).
On nous a montré tantôt, qu'avant d'avoir quitté leur [512] pays na-
tal, ces hommes de la race germanique avaient fait preuve de ces
grandes qualités qui servent de base aujourd'hui à la puissance britan-
nique ; ils portaient au plus haut degré la valeur et l'amour de la liber-
té ; ils n’accordaient à leurs chefs qu'une autorité limitée, les choisis-
saient par élection et leur restaient dévoués néanmoins jusqu'à la mort.
Capables de la plus sévère discipline au sein de la plus grande li-
berté, ces hommes, devenus les maîtres absolus, de la riche Bretagne,
vont-ils résoudre rapidement le grand problème de la paix sociale,

190 On ne saurait trop recommander la méditation de cette instructive page


d'histoire, aux nègres et mulâtres des deux sections de notre île superbe, aux
dominicains et aux haïtiens, ces bretons et ces écossais des temps modernes.
Qu'ils apprennent donc enfin que l'ignorance et le vice au sommet d'une
société humaine, à la direction de l'État, c'est L'affaiblissement de la com-
munauté, c'est la désagrégation sociale, c'est la division, t'endettement du
territoire. Qu'ils apprennent donc enfin que les nations qui se donnent des
chefs ignorants ou vicieux, ont manqué aux plus saints des devoirs et
doivent en porter la responsabilité devant DIEU et devant les hommes ; que
quiconque, individu ou nation, se montre incapable de vaincre en lui-même
l'erreur et la passion, arrive bientôt à n'avoir plus aucun droit que « les puis-
sances » se croient tenues de respecter. C'est en se donnant des Chefs igno-
rants ou vicieux, c'est en manquant ainsi à la responsabilité nationale, qu'on
en vient à chercher des protecteurs au dehors. La nation, qui se donne des
chefs ignorants ou vicieux tombe rapidement à l'état de proie et, en cher-
chant un protecteur, c'est ta bric, de proie qu'elle rencontre. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 494

vont-ils inaugurer dans cette île, une civilisation, nouvelle, originale


ou supérieure à la civilisation latine ? Non ! loin de là ! « Lorsque les
insulaires, continue HUME, furent relégués dans les arides pro-
vinces de Galles et de Cornouailles, et qu'ils n'inquiétèrent plus leurs
vainqueurs, la discorde s'introduisit parmi les princes de l'heptarchie
La guerre, les révolutions et les troubles étaient inévitables parmi un
peuple turbulent et militaire... L'histoire de ces siècles est chargée de
noms et vide de faits ; ou bien ces faits nous sont transmis si dé-
pouillés de leurs causes et de leurs circonstances, que l'écrivain le plus
éloquent doit désespérer de les rendre instructifs ou amusants aux lec-
teurs. La vaste érudition et la riche imagination de Milton même y ont
échoué, et ce grand homme n'hésite pas à dire que les transactions
confuses et les batailles de l'heptarchie saxonne ne méritent pas plus
d'être retracées avec détails que les combats des milans et des cor-
beaux. » (Histoire d'Angleterre.)
Il n'en pouvait être autrement parce que ces hommes adonnés à la
spoliation, au pillage, n'avaient aucun idéal, et n'étaient pas encore eu
possession non plus de l'instruction, de la notion positive de l’intérêt
qui suffit à produire au moins la prospérité matérielle et avec elle, la
trêve du ventre qui n’est pas, il s'en faut de beaucoup, la vraie paix so-
ciale.
L'être humain ne peut jamais s'élever, eu effet, par la seule puis-
sance des appétits grossiers, des ambitions [513] étroites, à la vraie
paix sociale, car elle est inséparable des conceptions idéale du vrai, du
juste, du beau, du bien. L'homme ne peut marcher au hasard ; il lui
faut un phare, une lumière céleste, une étoile inaccessible dans le Ciel,
mais visible, brillante à son horizon.
L'énergie des envahisseurs de la Bretagne avait pour objectif la
conquête, la possession de la terre. Après la victoire, ils ne songèrent
plus qu'au partage des dépouilles. Ne marchant point vers un idéal éle-
vé, n'ayant point pour mobile quelque grand principe humanitaire,
leurs forces actives devaient se retourner contre eux-mêmes et les en-
trainer dans cette nuit sombre de la guerre civile, des luttes sans gloire
et sans honneur. Et comme l’a senti l'âme de MILTON, le cœur du
grand poète, l'heptarchie saxonne ne fut qu'une curée de bêtes de
proie.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 495

Le chaos créé par cette curée de sept monarchies s'entre-dévorant


avait duré trois siècles, lorsqu'Egbert parvint à établir une sorte d'unité
nationale vers l'an 827. Les nègres et les mulâtres d'Haïti, sortis seule-
ment en 1791, les premiers de l'esclavage, les seconds du régime non
moins dégradant d'un préjugé légal, produisirent instantanément des
Soldats et des Chefs au moins aussi braves, mais infiniment supérieurs
par le génie du Gouvernement, à ces barbares Saxons qui se seraient
élevés si haut dans les forêts de la Germanie et que l'histoire nous
montre si bas dans les cités de la Bretagne.
Qui oserait comparer, en effet, la valeur de l'un quelconque des
Chefs de l'heptarchie Saxonne au génie transcendant d'HOMMES
comme le nègre TOUSSAINT LOUVERTURE ou le mulâtre ALEXANDRE
PÉTION, OU bien au génie organisateur d'un nègre comme HENRI
CHRISTOPHE, OU d'un mulâtre comme JEAN-PIERRE BOYER !
Après l'évacuation du sol haïtien par les derniers soldats français,
nous eûmes aussi notre déplorable chapitre du, vœ victis, suivi d'un
partage de territoire.
En novembre 1803, ROCHAMBEAU avait signé les articles de la ca-
pitulation et s'était éloigné de nos plages.
Dès 1806, nous avions un royaume dans le Nord et une [514] Ré-
publique dans l'Ouest de l'Ile. La guerre était allumée entre haïtiens.
Toujours l'histoire qui se répète et ne se lasse de confirmer, de
prouver l'identité de l'homme, la fraternité des fils de DIEU.
En 1820, l'unité territoriale de l'ancienne colonie de Saint-Do-
mingue s'est reformée sous le drapeau de la République d'Haïti. Notre
scission n'avait duré que 14 années. L'heptarchie saxonne avait désolé
la Bretagne. Comme nous venons de le voir, pendant trois siècles en-
tiers.
La comparaison, en vérité, n'est pas de nature à m'effrayer sur
l'avenir de mon pays, à me faire désespérer de voir les haïtiens ré-
soudre leurs problèmes politiques et sociaux et entrer dans la voie
large et lumineuse que leur marque la Providence.
Mais retournons en Angleterre contempler encore, même après la
destruction de l'heptarchie et la constitution de l'unité nationale, le
long spectacle de la turbulence, de l'indiscipline, des désordres de la
race anglo-saxonne.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 496

Qui fera la liste des crimes épouvantables suscités dans ce pays par
l'ambition du pouvoir, depuis le roi EGBERT chassé du trône par l'usur-
pateur Brithric au 8° siècle, jusqu'à OLIVIER CROMWELL abusant de
ses victoires républicaines pouf usurper le trône des STUART et tenter
d'assurer à son fils RICHARD l'hérédité du protectorat, d'une monarchie
hypocrite à « tête ronde ? »
Soulèverons-nous le linceul sanglant d’EDMOND I assassiné par
LÉOF ; d’EDOUARD II assassiné, sacrifié à l’ambition d'ETHEL-
RED II qui fut chassé du trône à son tour pur l'ambitieux Suénon, le
danois ; d'Edmond II assassiné, sacrifié à l'ambition de CANUT,
comme EDOUARD I, martyr, avait été sacrifié à l'ambition-de son père
ETHELRED II ? Jetons un regard sur le cadavre de HAROLD I, profané,
mutilé par son propre frère ; voyons le supplice de ce malheureux
EDOUARD II de la dynastie normande, renversé du trône, puis enfermé
dans un cachot et finalement tué par des assassins qui lui enfoncèrent
un fer rouge dans les entrailles ; donnons un regard de compassion à
ces pauvres [515] enfants, EDOUARD V cl son frère RICHARD, assassi-
nés pat TYRREL pour assouvir l’ambition de GLOUCESTER, qui devait
périr lui-même à BOSWORTH, vaincu par l'ambition de RICHEMOND,
devenu ainsi le roi HENRI VII ; Versons une larme de pitié en évo-
quant la douce image de JEANNE GREY, assassinée à 17 ans, malgré sa
jeunesse, sa beauté et tous les dons de l'esprit, par sa propre sœur
MARIE TUDOR ; jetons enfin une fleur sur ce billot où va rouler la tête
adorable de MARIE STUART pour apaiser la rivalité de femme de la
laide el farouche ELIZABETH !
Si, à celle liste de souverains assassinés les uns par les noires dans
les huit siècles écoulés entre l'établissement de la dynastie saxonne et
la grande révolution qui fît tomber la tête de CHARLES I sur un écha-
faud, il nous fallait ajouter la liste sans fin des victimes illustres, des
princes, des hauts barons sacrifiés à l'ambition du pouvoir dans cette
longue période historique ; si à ce tableau, il fallait joindre un récit
même sommaires des perpétuelles révolutions, et des désastreuses
guerres civiles qui n'ont cessé pendant toute cette période, d'ensan-
glanter le territoire de ces Anglo-Saxons si fiers aujourd'hui de leur
stabilité politique et sociale dans les deux hémisphères, il suffirait à
peine d'un gros volume.
Est-ce à dire pourtant que ces luttes sanglantes, continuées à tra-
vers tant de siècles, soient signe d'infériorité dans la race Anglo-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 497

Saxonne ? DIEU nous garde de cette erreur qui serait presque un blas-
phème !
Celte lutte, en Angleterre comme en Haïti, c'est l'éternelle histoire
de l'homme surmontant et brisant l'obstacle que ses passions opposent
à son bonheur. C'est l'éternelle histoire de l'homme versant des larmes
et du sang en marchant à la conquête du premier élément de son bon-
heur : LA LIBERTÉ.
Les crimes et les troubles dont fourmille l'histoire d'Angleterre ne
sont que la manifestation des faiblesses de la nature humaine ; c'est
l'inévitable conséquence de nos erreurs et de nos passions. La marche
d'une nation ressemble assez à celle d'un vaisseau balloté par la tem-
pête, les [516] courants et les vents contraires, et s'efforcent de se diri-
ger vers le port où il se trouvera en repos et en sûreté : ce port, c'est le
gouvernement constitutionnel et régulier qui met l'homme à labri du
caprice, de la volonté arbitraire de l'homme ; ce, port de refuge, de sû-
reté, la MAGNA-CHARTA, la race anglo-saxonne y est parvenue depuis
trois siècles. Depuis trois siècles, l'Angleterre jouit de la paix sociale ;
depuis trois siècles, elle a fermé chez elle l'ère des luttes sanglantes où
l'homme use de contrainte envers l'homme, détruit la responsabilité,
paralyse le développement de l'individualité dans la communauté et
empêche la formation de l'unité nationale, —par le faisceau des inté-
rêts variés des citoyens. À ces luttes sanglantes, cette grande nation a
substitué les débats, les luttes parlementaires où l'homme rencontre
l'homme d'égal à égal, sans haine et sans morgue, où les intelligences
d’élite d'une nation prennent rendez-vous, se fortifient, s'élèvent par le
contact, par le frottement, et dégagent la lumière qui marque la place
d'un peuple, d'une individualité nationale dans le grand tout de l'huma-
nité.
La race noire hélas ! Lutte encore contre l'erreur et la passion ; elle
lutte de plus, en Haïti, contre le mauvais vouloir, l'inimitié de presque
toutes ses devancières, pour conquérir elle aussi, sa MAGNA-CHARTA.
Pourquoi donc voudrait-on décourager ses efforts et la plonger
dans le désespoir ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 498

IV. Il faut la liberté à l'être humain


La liberté est la base fondamentale
de toute paix sociale.
Tout désordre national provient de la tyrannie

Retour à la table des matières

Les troubles sanglants, la guerre civile, quelque épouvantables


qu'en soient les conséquences pour ceux qui les [517] subissent dans
une nation, à une époque déterminée, ce n'est pas ce qui dans l'histoire
de cette nation, intéresse le vrai philosophe et fixe son attention. Au-
dessus de ces luttes désolantes, de cet. apparent, chaos, il y a la pensée
humaine qui, par ses évolutions, constitue la seule leçon historique
dont nous puissions retirer un avantage réel, la seule qui mérite d'être
recherchée, méditée par quiconque se propose d'étudier, de connaître,
de juger l'être humain.
L'homme, on ne saurait, trop le répéter dans toute controverse sur
cette infernale question de race, l'homme ne sort de l’animalité que
par la pensée. Aussi longtemps que la pensée, une grande pensée hu-
manitaire ne vient pas soulever une société humaine et la lancer en
avant, elle restera condamnée à piétiner sur place, à vivre pour ainsi
dire de sa propre substance. En cet état, la force brutale fait seule le
droit, tout en restant impuissante à faire jaillir le moindre rayon de lu-
mière dans les ténèbres d'une barbarie apparemment incurable : un
chef intelligent et brave pourra vaincre ses rivaux, se bâtir un empire
plus ou moins étendu, comme EGBERT, le destructeur de l’heptarchie
saxonne ; mais ses victoires restent stériles. La victoire, par elle-
même, ne produit jamais que de vains et accidentels déplacements
d'autorité jusqu'au jour où une pensée commune vient former le lien
national et marquer le but assigné à l'association des forces intellec-
tuelles, aussi bien qu’à l'énergie physique et morale de tous les
membres de la communauté.
Le but bien marqué, nettement défini dans la pensée de chaque ci-
toyen, il devient plus aisé d'y marcher.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 499

L'on peut rencontrer des obstacles néanmoins, exigeant une grande


perte de temps, soit qu'on veuille les détruire, soit qu'il faille les tour-
ner. Mais on est plus fort contre l’obstacle lorsqu'on s'est accordé sur
ce que l'on veut, lorsqu'on sait où l'on va.
Quand l'harmonie est dans les esprits, les cœurs sont moins acces-
sibles à la défaillance, au désespoir. Les pères descendent dans la
tombe emportant la consolante espérance que les fils marcheront dans
la voie tracée et accompliront, [518] parachèveront l'œuvre ébauchée
par les aïeux.
Alors aussi, il est permis de compter sur l'accident, sur la fortune ;
un grand homme peut surgir qui résume en son âme une grande pen-
sée nationale, qui se fait une conviction profonde, inébranlable, de la
légitimité des espérances de tous.
Cet homme, armé de la foi de tous incarnée en son être, peut en-
traîner une société à sa suite et réaliser en un jour le rêve d'un siècle,
en brisant les milliers d'attaches par lesquelles l’égoïsme soude les
hommes à tous les intérêts sordides qui ont été et sont partout les vrais
obstacles au progrès, à la civilisation.
C'est ainsi que les fondateurs des colonies anglaises du Nord de
l'Amérique, fortement animés d'une pensée commune de liberté poli-
tique, ont pu rencontrer dans GEORGES WASHINGTON, le génie mili-
taire qui devait les conduire à l'indépendance par la guerre, par la lutte
sanglante, sans jamais subir lui-même l'intoxication de la gloire, l'en-
ivrement du triomphe, qui porte un homme à se croire un être supé-
rieur à ses concitoyens, à ses semblables. Résumant en son âme la
pensée républicaine qui couvait dans l'esprit de ses compagnons,
WASHINGTON dédaigna la couronne qu'était prêt à lui tresser l'enthou-
siasme de ses concitoyens grisés par la victoire. Ce fut sa plus belle,
sa plus grande victoire, la victoire d'une âme humaine sur elle-même.
On fait généralement de la liberté un but, un idéal vers lequel as-
pire et marche l’humanité ; d'où cette idée que l'homme aurait besoin
d'apprendre la liberté, d'être préparé graduellement à l’état de liberté.
NAPOLÉON III, qui a conduit la France à Sedan en poursuivant les
chimères les plus extravagantes qui aient jamais hanté l’esprit d'un
monarque, montra dans les dernières années de son règne, qu'il croyait
le moment venu d'octroyer des libertés graduelles à ses sujets. C'est
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 500

dans cet ordre d'idées qu'il forma le Cabinet tristement célèbre, prési-
dé par M. ÉMILE OLLIVIER. Les massacres du 2 Décembre et le ré-
gime tyrannique inauguré par ce criminel coup d'État, devenaient,
dans ce système, des actes de bienfaisance d'un génie tutélaire, [519]
d'un sauveur créant l'ordre public en France, afin d'y asseoir la liberté
sur des bases sages. Ces crimes politiques auraient donc préservé, sau-
vé de sa prétendue turbulence incorrigible, le peuple français qui est
en réalité le peuple le moins turbulent, le plus artiste, le plus poète, et
par cela même, le moins enclin au crime et à la violence, le plus né-
cessairement pacifique et pacificateur, le plus vraiment chrétien qui
soit au monde.
JOHN STUART MILL dans son beau livre sur le Gouvernement re-
présentatif, a fait la démonstration la plus concluante que je connaisse
de l’absurdité de la théorie des despotes civilisateurs.
Le despote qui voudrait rendre le bonheur a un peuple, ne saurait y
parvenir, en effet, que d'une seule façon : ce serait en lui rendant la li-
berté, en cessant lui-même d'être un despote, puisque le premier, le
grand malheur d'un tel peuple, ce serait d'être soumis à un gouverne-
ment despotique. Cependant le même écrivain paraît croire que la
forme constitutionnelle ou représentative du gouvernement, qui n'est
en somme que la pratique de la liberté, serait trop savante pour être
adoptée sans danger dans des pays relativement peu éclairés.
STUART MILL ne s'est pas aperçu qu'il professait là une théorie
contraire à toutes les conclusions de ses belles recherches constitu-
tionnelles, une théorie justificative de la tyrannie, de l'injustice, du
mal enfin, partout et sous quelque forme qu'il se pratique sur' la terre.
Il me semble évident que cette conception de la liberté, qui tend à
justifier le despotisme gouvernemental, prend sa source dans l'erreur.
Tous les peuples ont eu à lutter pour la liberté parce que partout il y
a inégalité de forces entre les hommes, et l’égoïsme conduit à l'abus
de la force. C'est assurément de là que vient cette illusion que la liber-
té ne serait pas Pétai primitif, naturel de l'homme.
On a cru que l'homme serait né privé de liberté, comme il naît
pauvre et ignorant et qu'il lui faudrait lutter, s'efforcer, pour acquérir la
liberté, comme il lui faut s'efforcer, [520] lutter, pour sortir de la pau-
vreté et de l'ignorance, pour acquérir la richesse et la science.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 501

J'observe que ridée de liberté est inséparable de celle de société. Je


ne puis ne pas être libre à moins qu’il n'y ait quelqu'un qui m'opprime.
Isolez l'homme de ses semblables, et aussitôt disparaît toute possi-
bilité de tyrannie.
L'individu humain nait donc libre, de même qu'il nait ignorant et
pauvre.
Dans son association avec ses semblables, l'homme qui n'a pas su,
ou qui n'a pu sortir de l'ignorance et de la pauvreté, perd sa liberté na-
turelle, primitive. Il devient esclave.
Or la liberté naturelle est l'instrument de tout bonheur sur la terre,
c'est le véritable véhicule qui nous mène au bonheur.
L'homme dont la liberté a été confisquée, est donc tombé dans le
malheur et ne peut jamais en sortir sans recouvrer l'instrument, le le-
vier de son bonheur : la possession de son être, la liberté.
Il en résulte que pour les sociétés humaines subissant une forme
quelconque de la tyrannie, l'image de la liberté intercepte même celle
du bonheur dans la pensée, et elle nous apparaît ainsi comme le bien
suprême, dont elle n'est en réalité que l'instrument.
C'est le bonheur qui est le but, l'idéal. La liberté est le moyen.
La conséquence de cette conception de la liberté est diamétrale-
ment opposée à celle qui résulte tant de la théorie de MILL que de la
pratique de NAPOLÉON III ; cette conséquence c'est qu'il n'y a, dans la
nature humaine, aucune justification d'aucun despotisme, aucune ex-
cuse à aucune Corme, si mitigée qu'elle soit, de la tyrannie.
Puisque c'est pour reconquérir sa liberté que l'homme entre en lutte
avec ses concitoyens et trouble l'ordre conventionnel établi par les
sauveurs, les protecteurs, les civilisateurs de nations, rendez à
l'homme sa liberté, affranchissez-le de la prétention imbécile de
l'homme tait du [521] même limon que les autres, à être leur sauveur,
leur protecteur, leur civilisateur, et aussitôt la lutte cessera, et la paix
sera.
La liberté est au moral, à la pensée de l'homme, ce que la santé est
à son corps. Elle est indispensable à toute jouissance, à toute satisfac-
tion. Comme la santé, nous la compromettons par l'abus que nous en
pouvons faire ; alors vient la souffrance, l'effet plus ou moins doulou-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 502

reux de la responsabilité. C'est la maladie du corps social. Cette mala-


die, c'est la tyrannie qu'elle se nommé et Ion n'en peut guérir qu'en re-
venant à la liberté.
WASHINGTON a eu le grand mérite de n'avoir point abusé de sa po-
pularité pour jouer au protecteur et confisquer et tout ou en partie les
libertés de ses concitoyens. C'est là, à mon humble avis, ce qui fait de
WASHINGTON un plus grand homme que BONAPARTE.
Libre en son âme, le père de la patrie Nord-Américaine comprit
que la liberté n'était pas moins nécessaire au bonheur de ses conci-
toyens ; il la leur laissa et prit toutes les mesures en son pouvoir pour
les aider à en retenir éternellement la possession et la jouissance.
Les hommes qui révisèrent l'indépendance d'Haïti eu 1804,
n'avaient absolument rien dans leur situation intellectuelle, politique et
sociale qui pût se comparer à celle des fondateurs de l'indépendance
des États-Unis. Leurs aïeux n'étaient point des puritains, des réforma-
teurs, plus avancés que les sociétés européennes, traversant l'Atlan-
tique pour venir chercher en Amérique plus de liberté encore que n'en
offrait la société anglaise, la société la plus libre de l'Europe. Ils
étaient des sauvages ou des fils, des descendants immédiats de sau-
vages enlevés sur les côtes de l'Afrique et réduits en esclavage dans
une colonie ou le blanc lui-même, le colon, le propriétaire d'esclaves,
n'a jamais connu la liberté politique à aucun degré ; clans une colonie
relevant d'une métropole soumise elle-même à l'autorité illimitée d'un
monarque absolu ; dans une colonie qui, de son établissement à son
extinction en 1791, n'avait [522] jamais connu d'autre forme de gou-
vernement que l'autorité unique, dictatoriale du Lieutenant du roi.
Rien donc autour de ces hommes n'était de nature à leur suggérer
la moindre idée de la possibilité d'une telle chose que la liberté poli-
tique. Être libre pour eux, c'était simplement n'être pas esclave, n'être
pas la propriété de quelqu'un ; et les blancs qui vivaient autour d'eux
n'avaient pas une autre conception de la liberté.
À l'heure marquée par la Providence, ces hommes entrèrent brus-
quement en possession de cette liberté naturelle ainsi conçue, la torche
et le poignard à la main.
Ils promenèrent la dévastation et la mort d'un bout à l'autre de cette
île infortunée.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 503

Il semblerait à les voir, dans cette œuvre implacable de destruction,


de vengeance, que la liberté pour eux se résumerait dans la faculté de
tuer, de détruire. L'on pouvait croire que ce peuple, selon l'expression
consacrée, n'était pas mûr pour la liberté, qu'il fallait le remettre dans
les fers ou s'attendre à 'e voir tomber à l'état de sauvagerie féroce. Le
bras de fer de Toussaint-Louverture lui-même ne put ramener ses
frères à la docilité. Il fusilla son propre neveu, MOÏSE, sans mettre fin
à l'insoumission.
Dans le cours même de ces luttes, au milieu même de ce carnage,
se dressa un génie audacieux qui osa s'arrêter à cette conception que la
liberté n'est pas le but à atteindre par la paix sociale, mais le moyen
d'établir cette paix et de marcher au bonheur.
ALEXANDRE Pétion, devançant même VOLTAIRE et JEAN-JACQUES,
élevant sa pensée bien au-dessus de la France elle-même marchant
alors, ivre de gloire, à la suite d'un conquérant, d'un despote, PÉTION
comprit qu'il faut la liberté à notre âme, comme il faut l'air à nos pou-
mons. Sur une étendue presque imperceptible du territoire haïtien,
dans un espace qui ne comprit guère à un certain moment que les deux
villes de Port-au-Prince et de Jacmel, il jeta les fondements de la Ré-
publique d'Haïti et appela le peuple à délibérer sur ses intérêts, à assu-
mer la responsabilité de ses destinées.
[523]
Je ne connais dans l'histoire d'aucun autre peuple, un exemple
d'une foi aussi profonde, d'aucun homme si grand qu'il fût, si vaste, si
élevé que fût son génie, dans la perfectibilité humaine, dans la vitalité,
dans la capacité morale d'une race injustement conspuée, dans l'égal
île des hommes, dans l'identité de l'homme.
Avant cette audacieuse entreprise du père de la patrie haïtienne,
l’homme noir n'avait jamais connu la liberté nulle part : de la sauvage-
rie de l'Afrique, il était tombé dans l'esclavage de St-Domingue et n'en
était sorti que pour subir la tyrannie de ses propres chefs, de tous ses
chefs.
PÉTION vit ses frères à l'œuvre ; il observa, il étudia sa race en lui-
même et autour de lui et il vit que l'agitation du noir, que sa turbu-
lence, c'était le signe de la maladie sociale d'un peuple privé de liber-
té. La suppression de l'état d'esclavage, c'était un pas dans la liberté,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 504

ce n'était pas toute la liberté. À ce qui se passait en son âme fière et


libre, il comprit ce qui se passait dans l'âme de ses frères et il les
convia à entrer en possession avec lui de la liberté, de toute la liberté :
« Fondons notre bonheur sur la force des institutions, leur « dit-il,
et jamais sur la puissance du génie d'un homme. »
L'événement ne tarda pas à apporter la pleine justification de la
pensée sublime de ce grand et profond génie politique : sous le régime
de la liberté, les révoltés de l'ancien St-Domingue rentrèrent rapide-
ment dans le calme, dans la tranquillité. La république a été établie
dans le département de l'Ouest en 1807. Peu après, le Sud s'en était
détaché. Il y revint spontanément en 1812. Le Nord renonça aussi
proprio motu au régime monarchique et se rallia librement à la répu-
blique en 1820. L'Est de l'île, l'ancienne colonie espagnole vint à son
tour en 1822, non moins librement, non moins spontanément, mettre
sa main dans celle de ses frères de l'Ouest.
En 15 ans, le généreux rêve de PÉTION s'était accompli : la race
noire en possession paisible de l'île entière, abordait avec calme et
dans la plus profonde tranquillité intérieure la lutte vivifiante de
l'homme contre les forces de la [524] nature extérieure pour la réalisa-
tion de sa prospérité, de son bonheur.
Tant qu'elle le put, la population haïtienne préserva ce calme, cette
tranquillité intérieure. Elle resta ainsi paisible et endurante, jusqu'à
1843 où le malheur vint la frapper de nouveau et la rejeter dans les
troubles, dans la guerre.
Est-il juste de méconnaître son passé et de la déclarer incapable de
rentrer de nouveau par la liberté dans la voie du bonheur ?
Autrefois quand l'Amérique entière était peuplée d'esclaves aux-
quels on avait quelque intérêt à cacher la vérité sur la valeur des
nègres d'Haïti, le mensonge était de mise et Ton en prit la honteuse ha-
bitude.
La lutte virile, incessante pour la liberté, pour la revendication des
droits de l'homme confisqués dans sa personne, cette lutte qui a
conduit partout l'homme blanc à la civilisation, à la dignité, cette lutte
sur laquelle chaque père appelle l'attention de son fils, en lui mettant à
la main l'histoire de son pays, le nègre d'Haïti l'a poursuivie avec une
constance d'intention et de courage dont aucun peuple, aucune race
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 505

n'avait donné l'exemple auparavant, si ce n'est peut-être le peuple an-


glais.
Ne semble-t-il pas temps enfin que l'on cesse de paraître se mé-
prendre sur la nature glorieuse, honorable de ces efforts, de ces luttes
sanglantes de l'haïtien ; qu'on cesse d'appeler amour du désordre, les
plus évidentes, les plus éclatantes manifestations de l’amour de la li-
berté !
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 506

[525]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti
DEUXIÈME PARTIE :
Haïti parmi les nations civilisées

Chapitre VII
Du préjugé de couleur.
Caractère particulier du préjugé
de couleur dont souffre la race noire
en Amérique.
Établissement de l'esclavage
dans le Nouveau-Monde.

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À la seule exception des établissements fondés par les pèlerins an-


glais, dont le débarquement sur le fameux rocher de Plymouth reste
une date dans l'histoire de l'humanité, la colonisation de l'Amérique a
été partout l'œuvre du hasard.
Au nord, au sud et au centre, dans les îles comme, sur le continent,
les européens se sont rués sur le Nouveau-Monde découvert par
CHRISTOPHE COLOMB, à la recherche de l’or, de la fortune qui assure
la jouissance.
Cette jouissance elle-même n'était pas ce qu'on venait demander
aux colonies, mais bien les moyens de se la procurer en Europe.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 507

L'acquisition rapide de la fortune, telle était partout la pensée des


colons, saxons, germains ou latins, catholiques, ou protestants. Us ve-
naient de l'Europe à une époque où florissait le droit de conquête,
c'est-à-dire le droit de la force. À cette époque, ce prétendu droit do-
minait si complètement les esprits, que le roi d'Espagne, en favorisant
l'entreprise de COLOMB, songeait, bien plus à agrandir ses États, qu'à
faire éclater le génie du grand homme qu'il devait charger plus tard de
chaînes.
Les terres du Nouveau-Monde étaient riches et fertiles. Mais à les
cultiver soi-même on se placerait dans la situation [526] où l'on était
en Europe : la recherche de la fortune par le travail. Ce n'eût pas été la
peine de passer aux colonies. Sans hésitation, sans délibération, catho-
liques et protestants instituèrent partout l'esclavage.
C'était d'autant plus naturel que l'on se trouvait en face de premiers
occupants plongés dans l'état sauvage, c'est-à-dire au dernier terme de
la faiblesse. Les naturels épuisés par un travail surhumain, décimés
par la guerre ou refoulés loin des plantations, on alla chercher où l'on
pourrait s'en procurer, d'autres sauvages, c'est-à-dire des hommes
faibles, ne pouvant, ni ne sachant résister, ignorant tout et, par-dessus
tout, les exigences de la dignité humaine, dont la plus haute civilisa-
tion n'arrive à pénétrer que le petit nombre. Ainsi s'établit la traite sur
les côtes d'Afrique. Ainsi fut introduit l'homme noir dans l'Amérique,
Ce n'était qu'un expédient suggéré par les circonstances, accepté
presque sans examen, à cause des idées inhumaines que la pratique du
droit de conquête faisait prévaloir dans toute l'Europe. On était venu
en Amérique à la recherche de la fortune. On s'était établi au hasard,
où l'on avait pu, et l'on y était resté machinalement ; soit par la force
de l'habitude, soit dans l'espérance d'attraper plus tard la fortune trop
lente à venir, soit enfin par cupidité pour augmenter, augmenter en-
core, augmenter toujours les richesses acquises.
On se trouvait avoir fondé des sociétés nouvelles sans aucune in-
tention formelle, au hasard, à l'aventure. Il se 'trouva que l'esclavage,
un autre hasard, une autre aventure, resta une institution sociale dans
ces agrégations sans organisation méthodique, sans principe fonda-
mental, sans règle tracée, sans aucune pensée commune, sans aucune
volonté réfléchie de rester, ou de s'en retourner.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 508

Il n'y eut dans tout cela aucune direction, aucun but marqué, ni par
les colonies, ni par les métropoles. Portugais, Espagnols, Français,
Anglais, toute l'Europe s'abattit sur les côtes d'Afrique pour prendre sa
part du nouveau et riche trafic des esclaves.
Aucun congrès européen ne se réunit pour débattre aucune ques-
tion, préalable de race.
[527]
On suivit en Afrique les usages qui avaient cours en Europe. On
enleva des hommes noirs pour les mettre en esclavage, exactement
comme les Romains enlevaient autrefois des hommes blancs ou noirs
pour les réduire en esclavage, comme les Turcs enlèvent des femmes
blanches ou noires pour peupler leurs sérails, comme les blancs de la
noblesse d'Europe réduisaient en esclavage les vilains, les serfs, qui
étaient aussi des blancs, c'est-à-dire par abus de la force, par droit de
conquête. Ceux qui ont institué l'esclavage dans les colonies améri-
caines, ceux qui ont introduit, le trafic des esclaves, n'ont jamais mani-
festé, jamais dit, qu'ils croyaient opérer sur du bétail.
Ce qu'ils allaient chercher en Afrique, ce que les uns vendaient, ce
que les antres achetaient, c'était l’homme, c'était, leur semblable. Ils
n'avaient et ne prétendaient avoir aucun doute à cet égard. Leurs
consciences ne pouvaient pas être pi us troublées au sujet des esclaves
noirs de l'Amérique, qu'au sujet des esclaves blancs de l'Europe. Les
controverses sur la science anthropologique n'avaient pas encore com-
mencé ; les maîtres en Amérique, pas plus que les nobles en Europe,
ne se savaient criminels. D'accord avec les idées de leur temps, ils
n'éprouvaient pas le besoin d'endormir leur conscience par la san-
glante plaisanterie du mesurage des crânes ou de l'angle facial. Leur
raison était leo nominor. Ils n'en alléguèrent aucune autre en instituant
l'esclavage.
Mais constatons à l'honneur de la conscience humaine que pour le
nègre, comme pour l'indien, ce crime souleva des protestations indi-
gnées dès son apparition.
L'Église Catholique, restant fermement attachée à la doctrine bi-
blique de l'unité de l'homme, opposa une constante et énergique résis-
tance à l'asservissement des indiens et des noirs dans les colonies es-
pagnoles, tandis que les protestants d'origine anglaise établis dans le
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 509

Nord de l'Amérique, non seulement participèrent à ce crime dans une


mesure infiniment plus large que les aventuriers espagnols, mais
souillèrent de plus leur conscience puritaine, en adhérant à ce préjugé
de race d'une forme nouvelle, absolument inconnue dans l'antiquité,
qui consiste non plus dans l'antique [528] prétention à la supériorité
dans la valeur guerrière, mais dans une division de l'humanité, dans
une classification hiérarchique de l'être humain, portant un défi auda-
cieux à celte Bible même sur l'interprétation de laquelle se fonde le
protestantisme.
A peine les Espagnols avaient-ils jeté les fondations de leurs colo-
nies américaines, que la dispute éclata entre eux sur la légitimité de
l'asservissement des indiens. Les aventuriers, les chercheurs d'or, ren-
contrèrent la vive opposition du clergé qui voulait sauver l'HOMME, le
fils de DIEU, en ramenant à l'Église, en l'instruisant dans la loi chré-
tienne, en l'élevant enfin de l'état de sauvagerie à l'état de civilisation.
Celte vue de la question ne faisait point l'affaire des aventuriers
courant après la fortune : il leur fallait des esclaves, des hommes à ex-
ploiter. Leur clameur parvint enfin à l'emporter à la Cour d'Espagne
sur les protestations du clergé, et le Roi FERDINAND se laissa enfin
persuader de signer le fameux écrit des repartimiento qui légalisa l'es-
clavage des Indiens.
L'ordre des Dominicains s'était immortalisé néanmoins, par son in-
domptable résistance à la perpétration de ce crime. Les religieux de
cet ordre en étaient venus à refuser l’absolution de leurs péchés et l'ad-
ministration des sacrements de l'Église, à ceux de leurs compatriotes
qui tenaient les Indiens en esclavage. Il avait fallu soumettre au trône
la grave controverse soulevée à celle occasion. Après une longue dis-
cussion, les Dominicains l'avaient emporté sur les aventuriers et obte-
nu un décret royal déclarant que « les Indiens étaient des hommes nés
libres et ayant les mêmes titres que les blancs à la plénitude des droits
de l'homme. »
Quand vint plus tard le décret des repartimiento, on ne put revenir
sur cette solennelle déclaration. Le roi FERDINAND ne pouvait plus
avoir aucun doute que ce qu'il ratifiait par cet acte, c'était bien la
confiscation des droits de l'homme, par l'abus de la force. Il se tira de
la difficulté par une de ces formules hypocrites, dont les poches des
[529] politiciens sont toujours pleines : « à moins, dit redit d'escla-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 510

vage, que les indiens ne soient assujettis à la domination des espa-


gnols et forcés de vivre sous leur surveillance, il serait impossible de
racheter leurs âmes de l'idolâtrie et de les instruire dans la foi chré-
tienne. » 191
Le clergé catholique néanmoins ne cessa jamais de protester contre
l'esclavage, d'insister pour obtenir au moins quelque adoucissement au
sort du malheureux esclave indien.
Le zèle de quelques ecclésiastiques les poussa même au-delà des
limites delà justice et de la vertu.
C'est ainsi qu'il sortit du sein de l'Église un philanthrope bizarre,
l'Abbé de LAS CASA, qui, pour soustraire l'indien à l'extermination,
imagina de lui substituer le nègre.

« Saint-Domingue, dit MOREAU d e ST-MÉRY, est te premier lieu de


l'Amérique où il y ait eu des esclaves africains, et personne n'ignore qu'ils
y furent introduits comme cultivateurs, d'après l'avis de BARTHÉLÉMY LAS
CASAS, qui en avait vu quelques-uns amenés par hasard à Saint-Domingue
en 1505. Il proposa de les substituer aux naturels de l'île que le travail des
mines rendait l'objet des plus cruelles vexations, et menaçait de faire dis-
paraître absolument de leur terre natale. L'idée de LAS CASAS, égaré par
l'humanité même, fut adoptée parce qu'elle offrait des moyens de plus, car
la cupidité ne cessa pas de moissonner les malheureux indiens. »

L'auteur s'est trompé : ce n'est pas par le sentiment d'humanité que


LAS CASAS a été égaré. Ce sentiment ne saurait distinguer entre les
hommes, entre les races qui forment la famille humaine, dont se com-
pose l'HUMANITÉ. La philanthropie de Las CASAS était systématique.
Il s'était attaché aux indiens, il s'était fait « le protecteur des mal-
heureux indien » ; il voulait que l'on cessât de faire [530] du mal à ses
chers indien. Son esprit, rivé à cette thèse, ne semble même pas avoir
aperçu que la véritable question humanitaire n'était pas tant la ques-
tion du sort des indiens jetés en esclavage, que celle de l’esclavage
191 On a vu des tyrans en Haïti jeter des innocents dans leurs cachots poli-
tiques, en prétendant que « c'était pour leur propre sûreté, » pour les mettre à
l'abri de la colère aveugle des AMIS DE L'ORDRE ! Et il y a encore des gens
qui doutent de l'identité de l'homme ! H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 511

lui-même, de l'abus de la force entre les hommes, de l’immoralité, de


la criminalité aux yeux tant de la religion chrétienne que de la philoso-
phie, de l'asservissement brutal de 1 homme par l'homme.
Il ne pouvait, ignorer les actes cruels au moyen desquels on devait
se procurer sur les côtes d'Afrique ces noirs qu'il conseillait de « sub-
stituer aux indiens. » Il n'ignorait pas non plus que si tous ses efforts,
toutes ses démarches, toutes ses supplications n'avaient pu faire adou-
cir le sort des malheureux indiens, un sort autant ou plus cruel encore,
devait attendre les substituts noirs qu'il offrait à la rapacité des blancs.
Dans son égarement systématique, ces hautes considérations échap-
pèrent tout d'abord à son attention.
BARTHÉLÉMY LAS CASAS n'est d'ailleurs pas le seul philanthrope
blanc qui ait fait du mal à la race noire, par suite de l'aveuglement d'un
esprit systématique.
Il serait facile de démontrer que, à quelques rares exceptions près,
tous les négrophiles modernes, aveuglés par un système ou un autre,
ont lancé quelque pavé d'ours, à cette race infortunée et surtout aux
haïtiens.
L'Église, heureusement, ne subit pas tout entière l'entraînement
malsain de cet excès d'un zèle malentendu.
Le Cardinal Ximènes, premier ministre et régent d'Espagne, se dis-
tingua particulièrement par son refus péremptoire d'accorder son adhé-
sion à l'infâme trafic de la traite des noirs. Il dénonça en termes élo-
quents, la folle inconséquence, l'iniquité de ceux qui proposaient l'as-
servissement d'une race d'hommes pour obtenir l’affranchissement
d'une autre race.
Le premier sujet anglais qui eut participé à l'infâme trafic des
noirs, Sir JOHN HAWKINS, fut invité par la reine d'Angleterre, à venir
lui rendre compte de sa conduite. HAWKINS se défendit en usant de
l'argument dont s'était [531] servi FERDINAND d'Espagne dans l’édit
des repartimientos :

« Il n'éprouvait aucun scrupule de conscience concernant la justice de


leur entreprise. Il considérait au contraire comme un acte d'humanité,
d'élever ces homme à une condition meilleure, en les retirant de l'état de
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 512

barbares païens et en leur procurant l'occasion de partager les bien-ce faits


de la religion chrétienne. »
La piété de la reine d'Angleterre, comme celle 4u roi d'Espagne, fut
charmée de cette noble propagande de la foi, et les pirates anglais re-
çurent l'autorisation de s'abattre sur les côtes d'Afrique pour le salut
des âmes des nègres !
La même hypocrisie prévalut aussi à la cour de France : « Louis
XIII, dit MONTESQUIEU, se lit une peine extrême de ce la loi qui ren-
dait esclaves les nègres de ses colonies ; ce mais quand on lui eût bien
mis dans l'esprit que c'était la voie la plus sûre pour les convertir, il y
consentit. »
Le fameux code noir de Louis XIV permit aussi la traite et l'escla-
vage des noirs à Saint-Domingue, également pour le salut de l'âme du
nègre, devenue subitement l'objet de la touchante sollicitude des sou-
verains de toutes les nations maritimes de l'Europe.
Le nègre, pas plus que l'indien, n'a donc jamais été fait esclave,
parce que le blanc n'eût pas reconnu en lui l’homme, parce que le
blanc, à son aspect, eût jamais été frappé d'aucune répugnance insur-
montable pour sa couleur, d'aucun préjugé spontané, créant aucun
doute sincère dans son esprit, sur l'identité de l'homme noir avec
l'homme blanc.
La question de couleur, l'affirmation d'une infériorité native de
l'homme à peau noire ou rouge, le préjugé enfin, n'a été partout qu'un
calcul de l'égoïsme, une sorte de convention passée entre les déten-
teurs d'esclaves pour s'endormir la conscience et voiler leur' crime à
leurs propres yeux. Ce préjugé fut l'objection sophistique des esclava-
gistes aux protestations de la philanthropie et de la religion. Ce fut en-
fin la réplique de la cupidité à l’affirmation de plus en plus péremp-
toire des droits de l’homme par la civilisation démocratique de notre
âge.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 513

[532]

I. La question de couleur
dans l'Amérique Espagnole.

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Il résulte de tout ce qui précède que le préjugé de couleur ou de


race contre le nègre n'a été nulle part en Amérique, ni la cause, ni la
conséquence directe et immédiate de l'institution de l'esclavage colo-
nial.
Cela est du moins certain en ce qui concerne les colonies fondées
par les nations catholiques, et je ne connais aucun motif de croire qu'il
en fût autrement dans les colonies anglaises.
Nous savons néanmoins que les européens étaient travaillés par des
préjugés dîme autre sorte qu'ils ont emportés nécessairement avec eux
en traversant l'Atlantique ; je veux parler des préjugés de la naissance,
de la fortune, de l'éducation et du rang.
La couleur différente de l'indien ou de l'africain était une chose
nouvelle, un objet de curiosité pour les nouveaux venus ; mais leur
étonnement à ce sujet ne donna naissance à aucune répugnance spon-
tanée, à aucun préjugé de race. Cette répugnance semble avoir été le
résultat indirect de l'intolérance religieuse dans les colonies anglaises
du nord de l’Amérique, où le préjugé contre le nègre a pris et retient
un caractère particulièrement odieux, qu'il n'a jamais sincèrement eu
dans aucune colonie à esclaves.
Dans ces dernières colonies, le nègre tomba immédiatement sous le
coup de tous les préjugés que les colons blancs avaient apportés d'Eu-
rope. Le malheureux africain se trouvait en effet sur le gradin inférieur
de toutes les échelles de la vanité humaine : son ignorance et sa pau-
vreté étaient absolues ; de naissance, il n'en pouvait avoir : il était l'en-
fant, de la nature ; son rang dans la société était marqué par la servi-
tude : il était esclave.
À ce dernier terme de l'humilité, il ne se trouva pourtant pas seul :
le sauvage indien, asservi comme lui par l'européen, était sous tous
ces rapports son égal. Il y avait [533] aussi parmi les européens la
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 514

classe des engagés, dont je parlerai plus amplement en traitant du pré-


jugé à Saint-Domingue. Ces blancs que recevaient foules, les colonies,
étaient dès leur arrivée et pendant trois années, de véritables esclaves
comme les nègres et les indiens. Comme eux, ils étaient sans nais-
sance et au dernier terme de l'ignorance et de la pauvreté.
Nègres, indiens et engagés blancs étaient donc sur le pied d'une
parfaite égalité devant tous les préjugés des européens appartenant
aux classes supérieures et disposant souverainement des services des
uns et des autres.
Pendant longtemps le nègre eut le bénéfice à Saint-Domingue de
cette égalité humaine qui le plaçait au dernier échelon de la société, il
est vrai, mais sans qu'il cessât, d'être un homme dont la cause restait
identifiée à celle de la démocratie blanche elle-même dans les colo-
nies. Sa situation semble avoir empiré plus tôt dans les colonies an-
glaises du nord et parait n'avoir jamais été sensiblement modifiée dans
l'Amérique espagnole.
La forme mitigée du préjugé de couleur dans ces derniers établisse-
ments doit être imputée presque exclusivement au mode de formation
de leur population et un peu à l'action bienfaisante du clergé.
Dans ces colonies, tant des îles que du continent, l'européen a trou-
vé dans les indiens une population douce et paisible, fascinée comme
tous les sauvages d'ailleurs, par le spectacle de la civilisation, et natu-
rellement disposée à s'assimiler à ses conquérants. Le problème de la
colonisation consistait, non à créer une population, mais à civiliser
celle que l'on avait ; mais les sentiments d'humanité, ayant été mal-
heureusement étouffés par l'amour du lucre dans le cœur des premiers
aventuriers espagnols, cette population indienne se vit menacée de
destruction au début de la conquête.
C'était pour sauver les indiens, pour- en arrêter l'extermination, ne
l'oublions pas, et non point pour les remplacer, que LAS CASAS lit in-
troduire le nègre dans ces colonies.
[534]
Le nègre devait remplacer l'indien comme esclave pour que celui-
ci put vivre, redevenir libre, être initié au christianisme, à la civilisa-
tion et former le fond de la population dans ce pays qui était le sien.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 515

Quant au nègre, il deviendrait ce qu'il pourrait. S'il n'avait pas plus


de force que l'indien, il mourrait comme lui par l'excès du travail ; on
veillerait néanmoins à ce qu'il ne fut pas tué par les mauvais traite-
ments.
Il n'en fallait d'ailleurs qu'une quantité relativement faible pour
l'exploitation des mines, les indiens étant jugés assez forts pour la
culture du sol et l'élevage des bestiaux.
Qu'il me soit permis de remarquer ici, que c'est encore de cette
cruelle injustice de l'abbé de LAS CASAS, qu'est sortie la plaisanterie
de !a prétendue supériorité de l'indien sur le nègre, venant renforcer
les préjugés de toute sorte dont on s'est plu à accabler systématique-
ment ce dernier.
Le fait est que, physiquement, la race noire s'est montrée beaucoup
plus résistante, beaucoup plus patiente et par conséquent beaucoup
plus réellement forte, que la race indienne. C'est à cause de cela que
l'expérience recommandée par LAS CASAS eut le grand succès que l'on
sait.
Dès l'introduction du sauvage africain dans les mines et dans les
champs de l'Amérique espagnole, il se montra un travailleur tellement
supérieur, tant par l'intelligence que par la force physique, à l'indien,
que bientôt l'on n'attacha plus assez de valeur à ce dernier pour conti-
nuer la résistance à la campagne persévérante du clergé espagnol 192.

192 Cette faiblesse relative des indiens fut même le prétexte qu'alléguèrent
les puritains du Massachussetts, si féconds d'ailleurs en subtilités de toute
sorte, pour abandonner graduellement l'œuvre entreprise au début de la colo-
nisation, de civiliser ces pauvres sauvages et de les convertir au christia-
nisme :
« In every employaient that demanded steady labor, tbe indians were
found decidedly inferior to the europeans. The first missionaries, and their
immediate successors, sustained this discouragement without shrinkring,
and animated their converts to resist or endure it. But, at a later period, when
it was found tliat the taint which the indian constitution had received conti-
nued to be propagated among descendants educated in habits widely dif-
ferent from those or their forefathers, many persons began too hastily to ap-
prehend that the imperfection was incurable ; an missionary ardor was aba-
ted by the very circumstance that most strongly deimanded its revival and
enlargement. » — JAMES Graham's History of North America. H. P.
Dans tous les emplois qui nécessitaient un labeur constant, les indiens
étaient décidément inférieurs aux européens.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 516

[535]
Ainsi a pu être obtenue la fameuse ordonnance rendue par
CHARLES QUINT dès l'an 1542, déclarant libres tous les indiens, et les
transformant, partie en vassaux directs de la couronne, et partie en af-
franchis placés sous la protection ou le patronage des grands conces-
sionnaires de terrains, sorte de hauts barons coloniaux, dont le fief ou
district se nommait une encomienda.
Ces indiens réputés hommes libres, plusieurs siècles avant les
noirs, à cause précisément de leur infériorité comme travailleurs, c'est-
à-dire de leur aptitude moindre à se civiliser, retirèrent cependant un
avantage de cet acte de pitié qui rompait l'égalité du rang entre les
deux races: le noir seul restait esclave.
Néanmoins pendant longtemps les espagnols ont rendu justice aux
noirs en les plaçant fort, au-dessus des indiens dans leur estime.
Dans les colonies, les espagnols venus d'Europe, distingués par le
nom de chapetones, 193 tenaient la première place par le rang et par le
pouvoir.
Les créoles ou blancs, descendant des européens établis en Amé-
rique, occupaient le second rang.
Venaient ensuite au troisième rang les mulattoes et les [536] mesti-
zos, produits par le croisement des blancs avec les noirs ou avec les
indiens.

Les premiers missionnaires, et leurs successeurs immédiats, ne se décou-


ragèrent pas et ils exhortèrent leurs convertis à réagir et à ne pas se découra-
ger.
Mais, plus tard, lorsque l'on constata que la tare que la constitution de
l'indien avait reçue, continuait à se montrer parmi ses descendants élevés
dans des conditions différentes de celles de leurs aïeux, beaucoup de per-
sonnes commencèrent trop précipitamment à craindre que le mal était incu-
rable ; et l'ardeur des missionnaires fut abattue par la circonstance même qui
devait le plus impérieusement les porter à redoubler d'ardeur. —
JAMES GRAHAM — Histoire de l'Amérique Septentrionale. (Traduction
des Éditeurs.)
193 Voir Robertson’s « History of South America. »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 517

« Les nègres, dit ROBERTSON, tiennent le quatrième rang parmi les ha-
bitants des colonies espagnoles……. Ils assument sur les indiens un ton
de si grande supériorité, et les traitent avec tant d'insolence et de mépris,
que l’antipathie entre les deux races est devenue implacable....
« Les indiens forment la dernière classe et la plus dégradée dans ces
pays qui avaient appartenu à leurs ancêtres.» 194

194 Cette infériorité relative, produite par la différence des forces physiques
qui font du nègre un meilleur travailleur, un homme mieux fait pour une ci-
vilisation basée, comme la nôtre, sur le développement de la puissance mé-
canique, cette infériorité relative de l'indien ne semble pas encore avoir dis-
paru.
Sir SPENSER St-John, qui dans son « Haïti or the black Republic, » parle
des indiens encore mêlés aux populations des républiques sud-américaines,
se montre plus désagréablement impressionné par l'aspect de ces hommes
que par tout ce qu'il avait pu voir auparavant des nègres ou de toute autre
branche de la famille humaine.
J'ai vu aussi beaucoup d'indiens dans l'isthme de Panama, où j'ai passé
cinq ans dans les travaux du percement du Canal. J'ai vu encore plus de
blancs en Europe, dans les grandes capitales et surtout dans des centres ma-
nufacturiers, tels que Belfast, en Irlande, ou Liège, en Belgique, de même
que j'ai vu et observé des masses de nègres dans mon pays et à la Jamaïque
et j'ai retenu l'impression que, pour l'indien comme pour le nègre, et pour ce-
lui-ci comme pour le blanc, l'être humain ne prend un aspect repoussant, que
sous l'action enlaidissante de la misère, de l'ignorance et du vice.
Quiconque veut se former un jugement sain du moral d'un peuple ou
d'une race, par l'aspect extérieur, par la physionomie qui est, dit-on avec
quelque apparence de raison, le reflet de l'âme, doit éviter avec soin de cher-
cher ses modèles dans les bagnes ou sur l'échafaud.
Les indiens sont incontestablement semblables aux autres hommes 'par
les facultés de rame. Je ne reconnais à cet égard aucune différence native in-
hérente à des groupes particuliers dans la famille humaine. Dans cet ordre
d'idées, on pourrait aussi, pour renverser le préjugé qui place l'indien au-des-
sus du nègre, on pourrait montrer que les colonisateurs des États-Unis ont
trouvé le sauvage indien sur la place à leur débarquement dans le Nouveau-
Monde et qu'ils y ont introduit le sauvage africain après coup. Or, ce dernier
venu s'est assimilé plus ou moins parfaitement, mais complètement, la civili-
sation américaine, tandis que l'indien est encore à l'état sauvage au milieu de
cette civilisation. Des nègres, de sang pur ou mêlé, ont pu siéger au Congrès
immédiatement après l'émancipation, ou prendre rang parmi les représen-
tants diplomatiques de cette grande République à l'étranger, tandis que les
indiens ne semblent apprécier du progrès accompli dans ce pays, que le per-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 518

Cependant ces classifications sociales basées sur la différence des


races soumises à l'assimilation, n'ont jamais pu avoir dans la réalité, à
cause même de leur mélange, cette simplicité qu'elles paraissent com-
porter sur le papier.
[537]
Il faut observer en effet que les indiens, libres dès le 16e siècle se
mêlant, s’assimilant aux espagnols, ne sont pas tous restés universelle-
ment dans la pauvreté dans l'ignorance ; ils n'ont donc pas tous uni-
versellement conservé la physionomie abrutie, la livrée abjecte des
sauvages vaincus, cherchant à vivre au milieu d'une civilisation qu'ils
ne comprennent pas. Il est sorti de cette race et existait certainement
au temps où écrivait ROBERTSON, des sujets pour lesquels les ensei-
gnements du clergé n'ont pas été perdus et qui, avec l'instruction ont
compris et, accepté la loi du travail et se sont ainsi élevés par l'aisance
fectionnement du rasoir à scalper. À ces objections d'ailleurs, l'indien, dans
l'Amérique du Sud pourrait répondre victorieusement en montrant des sujets
d'une haute distinction intellectuelle et morale, sortis de sa race, tandis que
l'indien des États-Unis peut prouver, non moins péremptoirement, que ce
n'est pas lui qui n'a pas voulu de la civilisation américaine et que c'est bien
cette civilisation qui l'a toujours repoussé.
Mais physiquement, la race noire est plus résistante, plus forte, non
seulement que la race indienne, mais que toutes les autres races qui se sont
essayées en Amérique, sans excepter la race blanche qui est encore celle qui
résiste le mieux après la noire.
Je dis que cette supériorité relative du noir ne semble pas encore pouvoir
lui être disputée, car pendant cinq ans à Panama, la Compagnie du Canal,
malgré des salaires journaliers d’un dollar au minimum, et dans beaucoup de
cas, de plus de deux dollars, n'a jamais pu réunir à aucun moment plus d'un
millier de natifs sur ses chantiers de terrassement, tandis que les nègres de la
Jamaïque n'y ont jamais été à un total inférieur à 10 mille hommes, et qui
s'est plus que doublé à certaines époques. En vain y a-t-on essayé des chi-
nois et des coolies de l'Inde ; ces hommes ne résistaient pas mieux que les
indiens de l'Isthme. D'ailleurs on en avait déjà fait une expérience désas-
treuse dans la construction du chemin de fer d'Aspinwall, et il est proverbial
dans l'isthme, que chaque, traverse de cette voie ferrée représente le cadavre
d'un chinois.
Quand on eut reçu de la Jamaïque tous les travailleurs qu'on en pouvait
retirer, il fallut, pour remplir les cadres des équipes, demander ailleurs de
nouveaux noirs : il en vint quelques-uns de la Nouvelle-Orléans et finale-
ment on en fit venir directement île l'Afrique. (des Kroomen) H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 519

et par l’éducation fort au-dessus de la condition des peuplades primi-


tives.
[538]
Il y a donc et il y a toujours eu, dans ces pays, une masse populaire
d'indiens pauvres et ignorants, de laquelle se détachent et s'élèvent des
sujets dont le nombre diminue en s'élevant jusqu'à ce sommet social
où brille le petit, le très petit nombre des individus qui fixent l'atten-
tion du monde par la grande supériorité des richesses qu'ils possèdent,
des talents qui les honorent ou des vertus qui font d'eux la gloire,
l'honneur des sociétés humaines auxquelles ils appartiennent.
Un écrivain américain, HENRY C . CAREY, a fort judicieusement
comparé une société humaine à une pyramide, dont la large base est
formée par les masses populaires qui sont la force et qui assurent
l'équilibre et la durée de l'édifice, au sommet duquel brillent, comme il
vient d'être dit, la fortune, le talent et la vertu.
Que le lecteur veuille bien s'arrêter avec moi un instant sur cette
comparaison qui, en nous offrant l'explication et la solution de bien
des problèmes sociaux, jette la plus vive lumière sur cette question de
race et de couleur, qui n'est en réalité que la forme particulière du pro-
blème social dans presque toute l'Amérique.
Cette image nous permet d'observer en premier lieu, que l'expres-
sion habituelle « tracer une ligne de démarcation, » dont nous nous
servons pour désigner la séparation opérée entre diverses sections
d'une même communauté, par les préjugés de rang ou de couleur, nous
donne une idée fausse de l'action réelle des préjugés.
Pour être stable et progressive, une société humaine doit former un
tout compact dont toutes les parties se tiennent et se fortifient, sans
pourtant s'immobiliser ; car la pyramide ici est formée, non de ma-
tières pétrifiées, soudées les unes aux autres, mais d'êtres humains,
tous doués de la pensée, tous aspirant à atteindre au sommet, lumi-
neux, en s'élevant, chacun individuellement aussi haut que le lui per-
mette sa force ascensionnelle propre, pour s’éloigner du malheur qui
est en bas sous la forme de l'ignorance et de la misère. La pyramide
sociale est donc plus ou moins imparfaite, [539] selon qu'il se présente
dans sa contexture plus ou moins d’obstacles au libre mouvement as-
censionnel des molécules, des hommes, en qui les éléments de la force
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 520

ascensionnelle ne sont pas égaux. Ces éléments, variables à l’infini,


comprennent la santé du corps, la vigueur des muscles, la solidité des
nerfs, aussi bien que la lucidité de l'esprit, la constance de l'âme, le dé-
veloppement de la pensée, la souplesse de l’intelligence, etc., toutes
choses qui établissent des inégalités infinies entre les individus.
Développer l'individualité, ou la force ascensionnelle des molé-
cules sociaux, par la moralité, par l'instruction, et par le travail ; assu-
rer à chacun, dans ses efforts pour son élévation individuelle, la plus
grande, la plus complète liberté d'action, par la suppression de tous les
obstacles artificiels qu'il peut rencontrer sur sa voie, par radoucisse-
ment de tous les obstacles naturels que l'on ne peut détruire, en un mot
par l'harmonisation des intérêts individuels, leur fusion dans l'intérêt
commun, dont la première nécessité est que la lumière se perpétue, en
se renouvelant toujours plus vive, plus intense, après l'instinction de
chaque génération, après chaque voyage de notre planète autour du
soleil, que dis-je, après chaque révolution de la terre sur son axe ; telle
est, à mon humble avis, la formule vraie du problème social ; tel est le
but véritablement légitime que poursuit ou doit poursuivre toute dé-
mocratie intelligente : pas de siège réserve, au sommet, ni pour les pri-
vilégiés de la naissance comme dans les anciennes monarchies euro-
péennes, ni pour les privilégiés de la peau comme dans les masses in-
formes que l'esclavage a faites des premières sociétés coloniales du
Nouveau-Monde, ni pour les privilégiés de la fortune comme dans les
Républiques qui se sont perdues pour avoir laissé mettre le vote popu-
laire à l'encan. Le mérite, le seul mérite individuel, le talent, la vertu,
la valeur, le génie enfin, brille au sommet de la pyramide, l'envelop-
pant de son vif éclat et la signalant à l'admiration des hommes, à la
fortifiante émulation des peuples, à travers le temps et l'espace. Le
préjugé, qui est l'obstacle artificiel à l'élévation des classes inférieures,
n'est donc pas une ligne, mais un plan [540] transversal qui a la pré-
tention d'isoler les castes, d'empêcher l'inférieur de rencontrer la supé-
rieure, en marquant une limite à son ascension. Le préjugé n'est pas
une ligne, un mur séparant des quadrupèdes, c'est un plafond posé au-
dessus de l'aigle, pour limiter son vol, pour lui cacher l'azur : c'est
l'éteignoir sur le flambeau de la pensée.
À la lumière de ces considérations, il devient facile de s'expliquer
les relations qui se sont établies entre les trois races dans les établisse-
ments espagnols.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 521

La masse populaire est restée, dans les colonies espagnoles du


continent, composée d'indiens auxquels les noirs ont été mêlés dans
une proportion nécessairement plus faible. Les noirs importés dans les
îles avaient été supérieurs en nombre aux indiens, il est vrai, puisque
c'était pour arrêter l'extermination de ces derniers, particulièrement à
Hispaniola (Haïti) qu'on avait eu recours à la traite des noirs. Mais la
concurrence même des plantations du continent, attirant une forte part
des importations d'Afrique, a empêché le développement de l'escla-
vage à outrance des noirs dans ces îles, notamment dans l'Est d'Haïti
où la population générale est restée, à cause de cela, beaucoup plus
faible et bien moins progressive qu'en Haïti. Cependant l'ignorance et
la misère étant égales au début entre les nègres et les indiens, la liberté
générale de ces derniers avait rompu l'égalité sous le rapport de l'avan-
cement général au profit des noirs, si paradoxale que puisse paraître
cette proposition au premier abord.
Devenue libre, la masse indienne s'est trouvée livrée à elle-même
dans son état d'ignorance et de misère, et s'est répandue en grande ma-
jorité dans les régions limitrophes entre les établissements des blancs
et les régions habitées par les peuplades insoumises de la même race.
Les noirs, retenus dans l'esclavage sont restés, par cela même, en
contact direct avec le blanc, qui était la source de la lumière, l'élément
civilisateur pour l'une et l'autre race. L'intelligence du nègre espagnol
s'est donc plus vite développée. Pour ce motif, le nègre, affranchi iso-
lément de l'esclavage, a été plus propre que l'indien à s'associer à la
vie du blanc et à ses [541] travaux. Cette préférence du blanc a été, on
n'en saurait douter, la cause du rang supérieur qui lui a été accordé sur
l’indien, de sa morgue envers ce dernier et finalement de la jalousie,
de la haine qu'il lui inspirait.
Même les efforts du clergé ne pouvaient rien changer à cette situa-
tion relative des indiens et des noirs, formant le fond de la population,
composant les couches sociales inférieures dans ces colonies.
Les circonstances relatives à l'établissement de l'esclavage des
noirs faisaient peser sur le clergé espagnol une part immense de res-
ponsabilité
Ne pas abandonner les noirs à la cruauté des aventuriers blancs,
était pour les membres de ce clergé, un devoir impérieux dont tous
avaient conscience. Ils ont tait naturellement les mêmes efforts pour
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 522

l'élévation intellectuelle et morale du nègre esclave que pour le sau-


vage indien. Mais le nègre, comme classe, devait en retirer un plus
grand bénéfice que l'indien, d'abord parce que sa classe était moins
nombreuse que l'autre sur le continent, et ensuite parce qu'il était plus
près des représentants de l'Église.
Ainsi s'explique la supériorité relative du nègre espagnol comme
classe, sur la masse populaire indienne.
Mais le blanc des classes supérieures n'a admis ce fait, que par rap-
port aux individus des deux races comparés les uns aux autres, dans
les dernières classes, restant à son service et sous sa dépendance di-
recte. À l'égard des individus parvenus à une indépendance person-
nelle plus ou moins complète par l'éducation et par le travail, cet ordre
social était renversé : le descendant de l'indien, ayant depuis long-
temps perdu de vue l'esclavage antique de ses aïeux, tandis que le
nègre libre avait encore à côté de lui ses congénères asservis, l'affran-
chi noir fut traité comme inférieur à l'indien par la naissance.
Pour mieux apprécier les conséquences de cette sorte de préjugé de
rang, de caste, qu'il ne faut pas confondre avec le préjugé de couleur,
il convient de jeter un coup d'œil sur l'assimilation physique des trois
races, leur absorption réciproque dans ces pays.
[542]
Grâce à cette constante sollicitude du clergé espagnol, dont il a été
déjà question, l'esclavage s'était dépouillé peu-à-peu des allures
cruelles qu'il avait prises contre les indiens au début de la conquête, et
dès le 16c siècle, les relations de maître à esclave avaient perdu dans
ces colonies le caractère farouche, haineux, dont le tableau peint dans
la Case de l'Oncle Tom, soulève le cœur de dégoût et d'horreur. En
somme, le nègre espagnol était peut-être moins hors l'humanité que le
serf blanc des régions européennes, située au nord de la péninsule his-
panique.
L'absence du préjugé permettait à l'affranchi de continuer ses rela-
tions affectueuses avec des maîtres qui l’avaient traité avec bonté, aus-
si bien qu'avec ses anciens compagnons de travail dont on n'avait pas
intérêt à l'éloigner, parce qu'on n'avait aucun motif de le craindre.
L'obstacle à l'assimilation ne dépassa point dans ces colonies, celui
qu'y opposait en Europe même, l'existence des castes. Les familles
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 523

nobles, ou réputées telles, s’allièrent entre elles, non pour rester


blanches, mais pour rester nobles. Dans toutes les autres castes, euro-
péens, indiens, et africains se confondirent, s'amalgamèrent, et le mé-
tissage finit par former le fond des populations.
Par le fait de ce libre mélange des races 195, la population noire, su-
périeure à la blanche, mais ne formant même avec l'addition de celle-
ci, qu'un total inférieur à celui des indiens, a, non seulement perdu sa
pureté primitive à peu près partout, mais elle a même presque entière-
ment disparu dans certains districts, absorbée par le blanc et l'indien.
Aussi ne reste-t-il guère plus dans ces pays que trois classes de gens,
en ce qui concerne la couleur : le zambo (métis de plus en plus rare du
nègre et de l'indien), l’indien lui-même qui forme le vrai fond de la
population et les blancs du pays (blancos de la tierra) dont quelques-
uns revendiquent la qualification de familles créoles ou de blancs
purs, non par [543] dédain, par mépris de l'africain, mais par vanité
aristocratique, par attachement puéril au Don : en un mot, la pureté
dont il s'agit est celle de l'affiliation de ces familles à l'ancienne no-
blesse espagnole.
C'est précisément cette prétention aristocratique qui, en dépit de la
supériorité accordée au nègre sur l'indien, a néanmoins assuré le pas
au mestizo sur le mulâtre.
Celui-ci descendait, par un côté, de la race esclave, tandis que le
métis était produit par le croisement de deux races plus anciennement
libres.
Ajoutons enfin que, par rapport à la couleur et surtout à la cheve-
lure de l'indien, le mestizo se rapproche beaucoup plus du blanc que le
mulâtre. La couleur est à peu près semblable entre l'indien et le mu-
lâtre ; mais ce dernier révèle encore son origine africaine par les che-
veux ; c'est à peine même si ce signe disparait entièrement dans le
quarteron. Or le mestizo, qui a la couleur de ce dernier, reste blanc par
la chevelure.
Il faut donc un croisement de plus à ce deuxième descendant du
nègre pour faire disparaître entièrement cette différence. Pour ce mo-
tif, le produit du croisement entre le blanc et le quarteron s'est confon-
du avec celui du premier croisement entre blanc et indien dans le vo-
195 On peut voir dans MOREAU de St-Mery, une curieuse table de hiérarchie
de ces croisements coloniaux. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 524

cabulaire colonial, et cette classe, à Saint-Domingue, a aussi reçu le


nom de métis : c'est le blanco de la tierra, passant au besoin pour un
créole, pour un pur descendant de parents européens brûlé par le so-
leil des tropiques. Pour arriver à cette issue et sortir de la damnation
du préjugé, par le croisement avec le blanc, l'indien a deux marches
d'avarice sur le nègre ; le zambo, qui ressemble par la couleur au
griffe (produit du croisement entre mulâtre et nègre) gagne aussi une
marche sur ce dernier. Dans ces pays, on est ainsi arrivé à cette bizar-
rerie, qu'il n'y a ni question de race ni question même de couleur, mais
une question parfois amusante de cheveux.
Nègres et mulâtres sont ainsi également intéressés à croiser de pré-
férence avec l'indien qu'entre eux-mêmes. Il en est résulté finalement
que, hormis les indiens qui restent encore dans un état plus ou moins
complet de sauvagerie dans les [544] régions non encore appropriées
de l'intérieur, il ne reste plus comme il vient d'être dit que le zambo et
le blanc.
Ce blanc, t'ait du mélange des trois races, forme, disons-le franche-
ment, l’une des plus belles races qui aient jamais rendu témoignage
sur la terre, de la toute-puissance du créateur ! La belle, l'adorable
femme que la Sud-américaine, avec son immense chevelure noire, for-
tifiée par le sang indien, et son teint de lait, chauffée par la goutte brû-
lante du sang africain circulant dans ses artères ! Mais hélas ! Elle nie
le mélange ! ZAMBO lui-même vous ferait un mauvais parti si vous
commettiez l’erreur grave de l'appeler un negro. 196
Ainsi se produit cet étrange résultat que l'Amérique espagnole, qui
a été le berceau de l'esclavage des noirs, n'est plus directement intéres-
sée dans la question de couleur qui a suivi ailleurs l'abolition de cette
cruelle institution.
Pour n'avoir pas connu ce préjugé plus cruel encore que l'escla-
vage, les colons espagnols ont échappé aussi dans leurs îles, aux cala-
mités qui ont visité ceux de la partie française de Saint-Domingue. Ils
marchent sur le continent à la civilisation et à la grandeur, avec des

196 L’un des plus grands documents de ma jeunesse a été l'orgueil de race
d'une dominicaine que j'ai connue à Port-au-Prince : cette femme noire
comme du charbon m'assurait avec une conviction profonde qu'elle était une
blanca de la tierra, et comme preuve, elle montrait d'un air triomphant ses
cheveux de zamba. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 525

populations qui peuvent encore se heurter sur le terrain de la politique


pure, mais qu'aucune question de race ne menace d'une dissolution
plus ou moins prochaine.
L'abolition même de l'esclavage a été grandement facilitée par
cette absence réelle de sentiments haineux entre le maître et l'esclave.
La cruauté de cette institution étant ainsi fortement atténuée, elle se
trouvait moins dépravante à la fois pour le maître et pour l'esclave. Par
cela même, elle était moins dangereuse et pouvait durer plus long-
temps. La catastrophe finale était ajournée en réalité, au-delà du temps
nécessaire [545] à l'accomplissement dans la pensée du monde civili-
sé, des progrès qui devaient amener l’extinction de l'esclavage lui-
même.
En général aucun obstacle volontaire n'ayant été opposé à l'assimi-
lation du noir au blanc dans ces colonies, l'esclavage y produisit les
mêmes résultats qu'il produisit autrefois en Europe : l'esprit du servi-
teur se forma sur le modèle de l'esprit du maître et ainsi se formèrent
des espagnols, de môme que des portugais au Brésil et même des fran-
çais à Saint-Domingue, qui, pour être noirs ou colorés, ne reconnais-
saient pas moins leur mère-patrie, la mère de leur esprit, la patrie de
leur âme, dans le Portugal, l'Espagne ou la France. La position de l'es-
clave restait intérieure dans la société et dans l'État ; mais l'esclavage
n'était point une damnation éternelle sur la terre, un enfer où toute es-
pérance fût détruite comme dans l'enfer du DANTE. Le cruel, l'impi-
toyable, le criminel préjugé de race ne saisissait point l'affranchi à la
gorge, pour le lancer dans un cercle encore plus profond de l'inextin-
guible, fournaise.
Qui sortait de l'esclavage rentrait dans la vie civile et politique, et
engageait la lutte pour s'élever sur l'échelle sociale au degré marqué
par son intelligence et son activité.
Lorsque les colonies, par l'effet même du progrès des idées démo-
cratiques, se détachèrent successivement de leur métropole, la ques-
tion de l'abolition de l'esclavage des noirs était déjà posée dans là
conscience du inonde civilisé par l'apparition de la grande figure de
TOUSSAINT-LOUVER-TURE, SIMON BOLIVAR, jeté par la fortune ad-
verse sur les plages d'Haïti, contempla la « République noire » à son
berceau et mesura la hauteur de cette autre grande figure haïtienne,
ALEXANDRE PÉTION Ce fut assez pour gagner son grand cœur à la
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 526

cause des noirs : les détenteurs d'esclaves firent au Libertador une op-
position plus bruyante que profonde, et les glorieux drapeaux des
jeunes Républiques hispano-américaines ne couvrirent bientôt de leur'
ombre, que des hommes libres.
À Saint-Domingue, le préjugé de couleur avait entrepris, [546] trop
tard heureusement, de tracer le cercle infernal autour de l'esclave et de
l'y enfermer pour l'éternité.
Nous brisâmes ce cercle et devînmes le petit peuple auquel je
m'honore d'appartenir.
Vainqueurs chez nous du préjugé de couleur, l'esclavage chez nos
voisins nous apparut comme un fait, un simple fait, qui commandait
de la prudence, des ménagements dans nos relations naissantes avec
les autres nations, un tait qui méritait sans doute notre attention à
cause de notre parenté avec les hommes encore retenus autour de nous
dans les liens l'esclavage, mais qui ne nous intéressait plus directe-
ment, qui ne pouvait plus nous ramener sous le coup de l'impitoyable
préjugé
C'était une erreur. Elle provenait de ce que nous avions oublié, ou
plutôt de ce que nous n'avions pas encore connu la véritable nature, le
caractère artificiel, et par suite vindicatif et haineux, du vrai préjugé
de couleur, institué, entenu, par une volonté de fer et se donnant hypo-
critement pour un préjugé de race.
Nous le rencontrâmes pour la première fois au Congrès Internatio-
nal de Bogota en 1826.
Il venait du Gouvernement des États-Unis. La peste dont ce peuple
souffrait chez lui, il entreprit sciemment, volontairement, de l'inoculer
aux nations naissantes de l'Amérique du Sud. Elles n'étaient encore ni
assez éclairées, ni assez fortes, pour repousser le funeste présent, pour
établir autour d'elles le cordon sanitaire.
Elles subirent la contagion.
Les haïtiens en furent les premières victimes. Ce préjugé que nous
avions vaincu et détruit chez nous, — car TOUSSAINT-LOUVERTURE
mourut Général français, et JEAN-FRANÇOIS, son ancien compagnon,
fut marquis et Grand d'Espagne, — ce préjugé inhumain anti-chrétien
nous frappa comme nation, la première fois que nous nous présen-
tâmes, sur invitation, dans la société des nations.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 527

Les délégués haïtiens, à la demande impérieuse des États-Unis, ne


furent pas admis à ce congrès.
La première suggestion de la grande République Nord-Américaine
[547] à ses jeunes sœurs du sud, fut donc un acte de lâcheté, car la na-
tion qui nous infligea l'outrage était notre obligée. L'ingratitude n'était
pourtant ni dans son cœur, ni dans sa pensée : les États-Unis lui
avaient forcé la main. Quelle a été dans l'Amérique du Sud l'étendue
de cette honteuse contagion ? Je ne saurais le dire au juste. L'arbre
maudit ne me semble pas y avoir prospéré. Le sol ne lui était pas favo-
rable. L'ombre de SIMON BOLIVAR en aura sans doute gêné la crois-
sance. Il existe pourtant, chétif, rabougri, puisqu'on ne le rencontre
pas, ou presque pas. Il existe néanmoins, importé sans doute dans les
wagons d'Aspinwall, car j'en ai aperçu quelques feuilles à Panama,
non, grâce au Ciel, au milieu des esprits cultivés, élevés, qui s'y
trouvent en grand nombre d'ailleurs, mais dans le fumier intellectuel
de cette ville.

II. La question de race aux États-Unis.

Retour à la table des matières

Entre le blanc et le noir, il s'est passé, il se passe encore aux États-


Unis, des faits qui semblent démentir toutes les lois naturelles de
l'équilibre des sociétés humaines. L'esclavage dans ce pays semble
n'avoir pas eu les conséquences qu'il a eues ailleurs. D'un côté, la race
asservie, le nègre est resté dans une passivité désolante dont l'émanci-
pation elle-même semble ne pouvoir le faire sortir qu'à grand peine.
De l'autre côté, la race dominante offre au monde des sujets en qui le
développement de l'individualité humaine n'est vraiment pas contes-
table : JEFFERSON DAVIS, par exemple, était certainement un homme
d'État, et LEE apparaît à mon esprit sous l'aspect d'un vaillant capi-
taine, d'un grand homme de guerre, de l'un des plus beaux, des plus
prestigieux soldats que je connaisse.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 528

Les colonies anglaises du continent de l'Amérique ayant toutes


constitué ou accepté l'esclavage dans des conditions [548]
APPAREMMENT semblables à celles qui viennent d'être décrites, com-
ment se fait-il que l'esclavage ne s'y soit pas éteint comme dans les ré-
publiques latines, par l'effet même des progrès qui ont abouti à l'indé-
pendance ? Et, puisque l'esclavage ne pouvait y être aboli que par l'in-
tervention de la force, comment se fait-il que cette violence ne soit pas
venue des nègres, qu'elle n'ait pas pris la forme d'une révolte des es-
claves comme à Saint-Domingue ? Autant de graves questions sur les-
quelles il serait intéressant de projeter une vive et complète lumière.
Il est permis de soutenir que malgré le rôle considérable qu'ils ont
joué dans la criminelle tentative de rompre l'unité nationale améri-
caine, des hommes comme JEFFERSON DAVIS OU LEE, n'étaient pas
plus de vrais esclavagistes au fond, que ne le fut l'illustre THOMAS
JEFFERSON, cette autre grande figure américaine sortie des États à es-
claves.
Ils ont voulu se séparer de l'Union pour sauvegarder ce qu'ils
croyaient un principe, le principe de la souveraineté individuelle des
États compris dans l'Union, dans la confédération. Ce principe était
faux, parce qu'il ne servait en réalité qu'à voiler l'esclavage. Son
triomphe ne pouvait, être autre chose que le triomphe des esclava-
gistes ; et, quelque peine qu'ait prise ABRAHAM LINCOLN pour bien
établir, notamment dans sa célèbre lettre à HORACE GREELEY, qu'il
faisait la guerre pour le maintien de l'Union et non pour l'abolition de
l'esclavage, la guerre de sécession n'a été qu'une lutte entre esclava-
gistes et abolitionnistes. Il est vrai que dans le Nord, beaucoup de ci-
toyens, plutôt, esclavagistes qu'abolitionnistes, ont combattu sous les
drapeaux de l'Union ; mais c'était bien parce que, n'étant pas proprié-
taires d'esclaves eux-mêmes, l'intérêt n'affaiblissait, point leur dévoue-
ment à l'Union ; le patriotisme les entraîna à la suite de Lincoln de
l'élu du PARTI ABOLITIONNISTE.
« S'il m'était possible de rétablir l'Union, sans émanciper un seul
esclave, je n'hésiterais pas à le faire » disait LINCOLN, Mais ces pa-
roles patriotiques, calculées pour maintenir et resserrer le lien entre les
défenseurs de l'Union, ne modifiaient, nullement le caractère, ni le vé-
ritable objet [549] de la guerre. Dans le Sud aussi bien que dans le
Nord des États-Unis, en Europe et dans le reste de l'Amérique, il était
évident pour tous que la cause de l'Union était indissolublement liée à
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 529

celle de l'abolition, qu'elles ne pouvaient triompher ou succomber


l’une sans l'autre.
Et, tandis que les rois de l'Europe, ne voyant que le déchirement de
la grande République, poussaient en secret au triomphe du Sud, tous
les peuples de l'univers priaient pour le triomphe du Nord, de la ban-
nière qui portait dans ses plis, la liberté de 4 millions d'êtres humains.
Le principe de la souveraineté individuelle des États, jeté comme
un voile sur la question de l'esclavage, empêchait le monstre de se
montrer dans toute sa hideur à la conscience des hommes intelligents
du Sud. Cette illusion a été le premier indice de l'affaiblissement de la
pensée dans les hommes d'État, d'ailleurs si remarquables, sortis de
celte partie de l'Union américaine.
Comment cet affaiblissement n'a-t-il pas conduit à la chute, à l'ex-
tinction de l'intelligence dansées États, avant l'émancipation ?
Et surtout, comment se fait-il quêta QUESTION DU NÈGRE semble
devenir plus grave, plus absorbante, plus maladive, pour les habitants
de cette région, à mesure que s'effacent les souvenirs de l'esclavage ?
Autrefois, on n'avait jamais assez de nègres. Non content des im-
menses convois qu'amenaient chaque jour les nombreux navires em-
ployés au criminel trafic de fa traite, on PRODUISAIT des nègres, on en
récoltait : ou avait des « BREEDING STATES ; » 197 nul ne trouvait la po-
pulation trop sombre, « trop noire. » Aujourd'hui, on parait malheu-
reux ; on souffre du « BLACK BELT. » 198 Oh ! le « BLACK BELT ! » Cha-
cun ne s'ingénie plus qu'à trouver le moyen d'effacer le « black
belt »— : « envoyons-les au Brésil, » dit l'un ; « retournons-les en
Afrique, » propose un autre ; on va même jusqu'à risquer un bien vi-
lain mot à prononcer par des lèvres aristocratique : EXTERMI-
NONS-LES !
[550]
Cette curieuse volte-face des sentiments du blanc à regard du
nègre, dans les anciens États à esclaves, et toutes les anomalies signa-
lées ci-dessus sont la conséquence d'une sorte de fatalité historique
qu'il convient de dégager. J'entends parler de faction réflexe, de l'in-
fluence réciproque des éléments si profondément, si radicalement dis-
197 États où l'on faisait l'élevage.
198 Du cordon NOIR.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 530

semblables qui ont colonisé respectivement le Nord et le Sud de ce


pays.
La république Américaine constitue, en effet, le phénomène social
le plus extraordinaire, par ses contrastes, qu'il ait jamais été donné à
l'être humain de contempler ; un pays à deux bouts, ou plutôt à deux
faces, qui, d'un côté montre le sourire radieux de la démocratie triom-
phante, et parait tendre les bras au genre humain tout entier, en criant
à chaque homme : « Sois le bienvenu sur la terre de la liberté, » tandis
que de l'autre côté, nous trouvons le visage monstrueux d'une déesse
infernale, au regard farouche, tenant en laisse une meute d'animaux fé-
roces à faces humaines : lyncheurs, Ku Klux, white-caps, que sais-je,
toujours prêts à se lancer le couteau levé, le revolver au poing, sur le
nègre ou l’Irlandais ou le Chinois, sur tout ce qui est pauvre, humain,
faible, pour la protection de toutes les aristocraties, de tout ce qui est
fort, de tout ce qui est puissant par le rang ou la richesse.
En prenant cette grande République Américaine dans son en-
semble, le philosophe étonné, confondu, perplexe, ne sait vraiment,
dans le tumulte des impressions contradictoires qui s'entrechoquent
dans son esprit, s'il doit admirer ou maudire ce produit bizarre de l’ac-
couplement de la liberté la plus parfaite, avec le plus honteux, le plus
dégradant esclavage, suivi de la plus révoltante tyrannie.
Massachusetts et Virginie ! Plymouth et Jamestown ! Pèlerins et
aventuriers ! D'un côté ce qu'il y avait de plus noble, de plus pur, de
plus élevé en Angleterre ; de l'autre, des filles de joie, des convicts des
prisons de Londres ; deux peuples différents, aussi éloignés l'un de
l'autre que des antipodes aux deux bouts du diamètre de la terre ; tels
sont les éléments de colonisation qui se sont rencontrés [551] avec le
temps pour constituer la nationalité américaine. Ils se sont soudés l'un
à l'autre, sans pouvoir se fondre, semble-t-il dans une réelle pensée na-
tionale commune, dans un véritable idéal commun de la patrie
D'un côté le jour le plus éclatant ; de l'autre la nuit la plus sombre.
Ici, la prière, l’hymne sacrée montant en accords mélodieux, apportant
au Dieu tout-puissant l’hommage de la pieuse reconnaissance de la
créature à son créateur ; là, les cris de rage de l’être humain, instru-
ment de Satan sur la terre, torturant son semblable, déchirant ses
chairs, et arrachant de la victime des sanglots, des cris de douleur qui
montent au Ciel mêlés au rire sarcastique de l'ange infernal, et par-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 531

viennent à DIEU lui-même comme pour ridiculiser l'imperfection de


son œuvre !
Telles ont été les bases monstrueuses sur lesquelles on s'est efforcé
de poser la noble et grande Constitution Américaine, au risque de bos-
suer ses harmonieux contours, d'en faire un acte incompréhensible, en
faussant tous les principes qu'elle consacre.

2. Colonisation des États du Nord.

Dans le cours du 16eme et du I7eme siècle, tandis que l'Europe conti-


nentale s'épuisait dans des luttes insensées où le droit divin cherchait
sa sanction dans le droit de conquête, l'esprit d'investigation en Angle-
terre portait la lumière dans tous les coins du vieil édifice féodal. Sor-
tant des sentiers inextricables des controverses philosophiques, l'an-
glais chercha le mot de sa destinée, en prenant la foi pour seule lu-
mière, pour unique guide. Ainsi sortit du protestantisme anglais un pu-
ritanisme religieux, politique et social, qui développa dans les nou-
veaux sectaires, une force de volonté, une puissance sur soi-même, un
stoïcisme digne de l'antiquité. Je n'ai pas à retracer ici les luttes qui
ont été la conséquence de ce grand mouvement de la pensée, luttes !
qui consolidèrent définitivement les libertés anglaises [552] et qui ont
assuré au Royaume Britannique trois siècles de paix intérieure et une
prospérité inouïe.
Cependant, ces hommes qui s'étaient appliqués surtout à dévelop-
per en eux-mêmes la force de volonté, en vinrent à répudier, par ce
fait même, la libre discussion qui avait été leur point de départ et tour-
nèrent à l'intolérance. Le pape et les rois leur étaient devenus insup-
portables. Les hommes qui acceptaient le pape sur le continent et les
rois dans toute l'Europe, n'étaient plus à la hauteur de leur pensée, de
leur idéal de liberté et de responsabilité. La discussion n'était plus
utile. Leurs contemporains ne pouvaient les comprendre, leur pensée
s'étant élevée au-dessus des traditions monarchiques qui enchaînaient
l'esprit de leur siècle.
La terre vierge d'Amérique sembla leur offrir un asile où leur pen-
sée pourrait prendre librement son essor et réaliser leur idéal de bon-
heur.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 532

Ils traversèrent donc l'Océan et vinrent jeter sur le rocher de Ply-


mouth, les fondements de ce qui devaient s'appeler plus tard de ce
grand nom : les États-Unis.
Ces hommes ne venaient pas en Amérique comme les autres, pour
réaliser1 rapidement une fortune et rentrer en Europe. Ils y venaient
pour rester, pour fonder une patrie nouvelle selon leur cœur. Ils y ve-
naient pour réaliser leur idéal de liberté par une lutte incessante contre
tout ce qui pouvait diminuer, rapetisser en eux l’homme.
Quittant l'Europe, parce qu'ils jugeaient leurs corn patriotes et leurs
congénères inférieurs à leur pensée, incapables, avant des siècles, de
réaliser leur conception de la liberté, il n'était pas possible que leur in-
tolérance fléchît en faveur de l’indien et du nègre.
En parlant des puritains de la secte de BROWN qui fondèrent la co-
lonie de Plymouth. GRAHAM fait les observations suivantes : « En l’an
1610, des Brownistes, chassés de la terre natale par la tyrannie royale
et ecclésiastique, s'étaient retirés à Leyde (Hollande), où il leur fut
permis de s'établir en paix, sous la direction spirituelle de leur pasteur
JOHN ROBINSON………..
[553]
« Jouissant des conseils et de la direction d'un tel pasteur et de la béné-
diction de pouvoir pleinement apprécier son mérite, les membres de la
congrégation anglaise restèrent dix ans à Leyde, vivant harmonieusement
entre eux-mêmes et en paix avec leurs voisins. Mais, à l'expiration de cette
période, les mêmes pieuses intentions qui les avaient décidés à s'éloigner
de l'Angleterre, les portèrent à entreprendre une nouvelle et plus lointaine
migration. Ils constataient avec un profond chagrin les mœurs profanes et
relâchées qui prévalaient généralement autour d'eux, et plus particulière-
ment la complète négligence par les hollandais, de l'observance révéren-
cielle du dimanche, et ils réfléchissaient avec appréhension sur les dan-
gers auxquels leurs enfants étaient exposés par la contagion naturelle de
mœurs si défavorables à une piété sérieuse ; leur pays d'ailleurs retenait
encore ses droits à leur affection et il leur répugnait de voir leur postérité
se fondre dans la population hollandaise. La faiblesse de leur nombre et la
différence de langue leur interdisaient l'espérance de propager en Hollande
les principes qu'ils avaient maintenus jusqu'alors au prix de tant de souf-
frances et d'ennuis ; et l'état du gouvernement anglais leur ôtait également
l'espoir de rencontrer la tolérance dans leur propre patrie. Dans ces cir-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 533

constances, il leur vint à l'esprit qu'il serait possible de concilier leur atta-
chement à la patrie avec la propagation de leurs principes religieux, en al-
lant s'établir sur quelque point, très éloigné, des possessions anglaises ; et,
après plusieurs jours passés en ferventes prières pour invoquer l'avis et la
direction du Très-Haut, ils décidèrent unanimement de se transporter avec
leurs familles en Amérique. »

Nous trouvons ici un nouvel exemple de l'inévitable conflit qui


s'élève entre les historiens, dès qu'il s'agit des motifs déterminants des
actions humaines.
D'après HUME, les puritains en général étaient bien moins des vic-
times de l'intolérance et de la persécution religieuse ou politique, que
des fanatiques insensés, qui se rendaient partout insupportables par
leur immense orgueil et par une [554] intolérance religieuse et poli-
tique autant ou plus tracassière que l'ancienne inquisition catholique
Cet orgueil si contraire à l'esprit d'humilité de l'Église chrétienne,
se montre, dans le passage même de GRAHAM que je viens de citer.
« Il leur répugnait de voir leur postérité se fondre dans la population
hollandaise. » Ils se désolaient à la pensée de ce que pouvaient deve-
nir leurs enfants dans ce pays qui n'observait pas le dimanche avec as-
sez de révérence, à leur avis.
Ces hommes étaient donc arrivés, par suite de la haute opinion
qu'ils avaient d'eux-mêmes, à tenir les hollandais, dont ils recevaient
l'hospitalité, pour gens inférieurs, au sang desquels il leur répugnait de
mêler le sang de leurs enfants. Ils professaient donc avant de quitter
l'Europe, et à l’égard des hollandais, ce préjugé de race, qui devait
plus tard peser si lourdement et pendant si longtemps sur les malheu-
reux enfants de l'Afrique, transplantés comme eux et presque en
même temps qu'eux, en Amérique.
L'orgueil des puritains prenait sans doute sa source dans la
conscience qu'ils avaient du développement considérable qu'ils étaient
parvenus à imprimer à leur force d'âme, du grand empire qu'ils étaient
arrivés à exercer sur eux-mêmes et sur tous ceux qui ne se trouvaient
point en mesure de leur opposer une égale puissance de conviction et
de volonté.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 534

Leur esprit, formé sur le modèle des Spartiates autant ou plus en-
core que sur celui des premiers chrétiens, les rendait capables, la per-
sécution y aidant d'ailleurs, de tous les sacrifices, de toutes les priva-
tions, du contrôle le plus sévère, de la discipline la plus absolue sur
eux-mêmes : ils voulurent en user pour ce qu'ils croyaient leur salut et
entreprirent avec un succès remarquable, de s'assujettir habituellement
à tous les sacrifices, à toutes les privations. Plus grandes étaient les
victoires ainsi remportées sur eux-mêmes, plus avant ils voulaient pé-
nétrer dans cette voie où l'homme ne peut cependant aller au-delà
d'une certaine limite, sans compromettre l'équilibre de ses facultés na-
turelles, sans tomber dans l'exaltation cérébrale
[555]
Cette exaltation devait produire une émulation malsaine entre les
sectes protestantes anglaises, exagérant à l’envi les unes des autres, les
vertus pratiques nécessaires au salut. 199 Mais, il en devait sortir aussi
une certaine lassitude des esprits qui, en cherchant dans le protestan-
tisme un abri contre l'intolérance de Rome, se heurtaient à une intolé-
rance chaque jour plus insupportable, plus vexatoire, de sectaires qui
arrivaient à ne plus guère différer entre eux qu'en surenchérissant sur
la violence de leurs anathèmes réciproques.
Cette impatience se manifesta par des rigueurs de plus en plus ac-
centuées, exercées contre les puritains par l'autorité publique. On vou-
lait évidemment les poussera sortir du royaume. Ces hommes, qui
étaient en réalité de bons pères de famille et d'excellents citoyens, ne
répugnaient pas moins à s'expatrier qu'à se relâcher de leur rigorisme
et de leur intolérance.
Mais voyant plus clairement chaque jour que l'opinion publique se
désintéressait graduellement de leur cause, ils tournèrent finalement
leurs regards vers cette petite colonie du Nouveau-Plymouth où sem-
blaient prospérer leurs coreligionnaires, partis quelque temps aupara-
vant des côtes de Hollande

« Les sévérités exercées contre les puritains en Angleterre, dit


GRAHAM, et l'extinction graduelle des espérances qu'ils avaient longtemps

199 Ainsi se sont formées tes sectes étranges des shakers, des mormons, l'ar-
mée du salut, etc. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 535

entretenues d'un adoucissement de ces rigueurs ecclésiastiques, leur


avaient fait diriger leurs pensées vers ce territoire éloigné du Nouveau-
Plymouth où leurs frères avaient réussi à fonder un établissement solide et
où ils avaient obtenu la jouissance de la liberté civile et religieuse. »

Ils se décidèrent donc à traverser l'Atlantique et à aller rejoindre


(vers 1624) un petit nombre de familles non conformistes qui avaient
passé à la Nouvelle-Angleterre dans [556] la dernière année du règne
d e JACQUES Ier et s'étaient établis au bord de la baie de Massachus-
setts.

« Mr WHITE, un ministre non conformiste de Dorchester, avait conçu,


dit l’historien qui vient d'être cité, le projet d'un établissement à la baie de
Massachussetts, et par son zèle et son activité, il avait réussi à former une
association entre quelques gentilshommes de son voisinage, imbus de sen-
timents puritains, pour la conduite d'une colonie dans cette région.»

Ces hommes exposèrent leurs vues, leurs idées et leurs projets,


dans un écrit qu'ils firent circuler parmi leurs amis, sous le titre de
Considérations générales pour la fondation de la Nouvelle-Angle-
terre.
Dans ce document remarquable, on retrouve les principaux traits
caractéristiques, l'orgueil surtout des célèbres Pilgrims.
Pour eux, l'Église d'Angleterre et toutes les sectes protestantes de
l'Europe, n'étaient pas moins condamnées et perdues que l'Église de
Rome. Eux seuls étaient en possession de la lumière, de la vérité. Ils
étaient les élus, les oints du Seigneur : « toutes les Églises de l'Europe,
disaient-ils dans cet écrit, sont déjà tombées dans la désolation ; le
même sort semble réservé à l'Église d'Angleterre ; il peut donc être
raisonnablement supposé que DIEU a destiné ce territoire inoccupé (la
Nouvelle-Angleterre) à être un lieu de refuge pour ceux qu'il se pro-
pose de sauver de la destruction générale.»
Déjà les sectaires de Leyde, en sollicitant de la couronne d'Angle-
terre une charte pour l'incorporation de leur colonie, avaient manifesté
un orgueil non moins remarquable : par l'entremise des agents qu'ils
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 536

avaient députés pour solliciter le concours des autorités compétentes,


ils représentèrent au Gouvernement anglais « qu'ils étaient sevrés du
fait délicat de la mère-patrie et assujettis aux difficultés de l'existence
sur une terre étrangère ; mais qu'ils étaient unis entre eux par un lien
strict et sacré, en vertu duquel ils se tenaient pour obligés de travailler
tous, au bonheur de chacun et chacun au bonheur de [557] tous, qu'ils
n’étaient pas semblables aux autres hommes que de petites choses
pourraient décourager et auxquels de petits mécontentements pour-
raient faire désirer le retour à la terre natale. »
Le roi d'Angleterre n'a pas voulu accorder à ces pionniers la liberté
religieuse absolue qu'ils demandaient la permission de pratiquer dans
le Nouveau-Monde et ils durent partir en se contentant d'une simple
promesse royale « de n'être pas molestés. »
Mais la charte si péremptoirement refusée aux émigrants de 1610,
fui accordée avec une sorte d'empressement à ceux de 1628.

« La facilité, dit GRAHAM, avec laquelle il a été accédé à cette de-


mande, et les termes dans lesquels était conçue cette charte royale, sont
absolument inexplicables, à ce moins que l’on n'admette la supposition
que CHARLES Ie r et ses conseillers ecclésiastiques, en vue des grandes in-
novations qu'ils méditaient alors d'introduire dans l'Église d'Angleterre, ne
voulussent débarrasser cette Église de ces hommes dont ils ne pouvaient
attendre qu'une opposition inflexible à toutes leurs mesures. »

Les colonisateurs de la baie du Massachussetts se trouvèrent donc


en possession d'une charte d'un libéralisme inouï, qu'on devait tenter
plus tard d'annuler ou d'atténuer et qui, dès le début, leur assurait une
indépendance à peu près complète dans leur organisation religieuse,
civile et politique.
La question dominante alors était, ne l'oublions pas, une question
d'indépendance religieuse ; les questions de liberté civile et politique
n'occupaient qu'une place secondaire dans ces débats. — Ces
hommes, en qui s'incarnait au moins apparemment, une violente into-
lérance religieuse, se trouvaient entraînés par la force des choses à se
constituer les défenseurs de la liberté de conscience contre l'Église :
officielle. Cette liberté leur fut donc tacitement octroyée, dans la pen-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 537

sée qu'en allant l'exercer au loin, de l'autre côté de l'Atlantique, ils ne


sauraient en répandre la contagion dans la société anglaise. Celle-ci,
croyait-on, [558] pourrait ainsi parvenir à réaliser l'unité de l'église ou
tout au moins la paix religieuse.
Cette liberté absolue de conscience laissée aux colons de la Nou-
velle-Angleterre, comportait néanmoins l'admission d'un schisme dans
l'Église.

« Ceux qui accordaient cette charte, dit GRAHAM, savaient fort bien, et
ceux qui la recevaient n'avaient ni le désir ni le pouvoir de cacher, que leur
objet ( aux derniers ) était de se séparer paisiblement d'une Église à la-
quelle leur conscience ne leur permettait pas de continuer plus longtemps
leur adhésion, et d'établir pour eux-mêmes dans le Massachussetts, une
constitution ecclésiastique semblable à celle qu'avaient déjà établie et
qu'observaient sans difficulté les colons du Nouveau-Plymouth. L'acquies-
cement muet à un tel dessein, c'était bien tout ce que l’on pouvait raison-
nablement attendre du roi et de ses ministres. »

Les griefs formulés par ces hommes contre la société anglaise, les
maux auxquels ils voulurent se soustraire en passant l'Atlantique et
dont ils étaient résolus à empêcher l'éclosion dans la Nouvelle-Angle-
terre, constituent un programme de Gouvernement moral, qu'on ne
saurait trop recommander aux méditations des jeunes Nations qui
cherchant leur voie en ce monde.
WHITE et ses associés observaient que « l'homme, qui est la plus
précieuse de toutes les créatures, était devenu (en Angleterre) plus vil
et plus bas que la terre qu'il foulait du pied ; que les enfants, ainsi que
les amis sans fortune, étaient considérés et traités comme des
charges encombrantes, au lieu d'être ce qu'ils sont, en effet : les plus
grandes bénédictions terrestres.

« Le goût d'une existence dispendieuse, ajoutaient-ils, était si forte-


ment répandu, et les moyens d'y satisfaire étaient devenus si exclusive-
ment l'objet de tous les désirs des hommes, que tous les arts industriels et
toutes les branches du commerce étaient souillés par des maximes sordides
et par des pratiques de fourberie………. que le vice enfin était bien plus
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 538

efficacement répandu dans [559] ce pays par l'exemple, que l'on ne parve-
nait à y répandre l'éducation et la vertu par des préceptes. »

Pour empêcher la reproduction de tous ces maux dans leur nou-


velle patrie, les puritains, maîtres absolus de leur législation, d'après la
charte qui vient d'être analysée, édictèrent dans le Massachussetts, des
lois qui parurent bizarres, ridicules même, à la plupart de leurs
contemporains, et qui ne cessent de nous étonner. Ce qui frappe sur-
tout l'esprit dans ces célèbres lois du Massachussetts, c'est l'inconsis-
tance choquante de quelques-unes de ses dispositions avec les prin-
cipes formulés dans le préambule même de la loi. Ainsi, l'une de ces
lois, signalée particulièrement par GRAHAM, comportait dans son pré-
ambule une superbe affirmation de la liberté de conscience : « Aucune
puissance humaine, disait le législateur puritain, n’a droit de contrôle
sur la foi et la conscience des hommes. » Mais la même loi punissait
l’hérésie de la peine du bannissement de la province. D'autres lois
semblables punissaient de mort les idolâtres et les blasphémateurs ain-
si que les jésuites et les prêtres papistes qui revenaient une seconde
fois dans l'une des colonies (la première fois on se contentait de les en
expulser.)
Cependant parallèlement à l'exagération de leurs idées religieuses,
et grâce sans doute à leurs incessantes controverses sur les doctrines si
libérales, si démocratiques de l'Evangile, les puritains s'étaient élevés
à une conception de la liberté civile et politique, tellement supérieure
à l'état moyen des esprits en Europe, que même à l'heure présente,
cette conception semble encore au-dessus de la portée de plus d'une
moitié des habitants de ce vieux berceau de notre civilisation.
L'esprit de ces hommes singuliers était donc évidemment attiré,
avec une force égale, dans deux directions diamétralement opposées :
par l'indépendance de la pensée, qui en faisait les plus fervents, les
plus sincères apôtres de la liberté, et par le fanatisme religieux qui,
sans le contrepoids de l'indépendance d'opinion, de la liberté de dis-
cussion, [560] permise au moins entre sectes protestantes, 200 les aurait
infailliblement entraînés bien au-dessous de l'inquisition catholique en
Espagne et peut-être même de l'islamisme.
200 Cependant, les lois contre les papistes furent étendues pendant un mo-
ment à la secte protestante des Quakers. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 539

Ces colonies ont pu néanmoins se développer et arriver rapidement


à une prospérité inouïe, grâce à de sages et continuelles compromis-
sions entre tes deux mobiles opposés qui viennent d'être rappelés.
Il est à remarquer que dans ces constantes transactions entre la li-
berté et la religion, celle-ci s'est toujours vue condamnée à céder sur le
fond, en se rattrapant sur la forme. C’est ainsi qu'à mesure que dimi-
nuait l'autorité réelle, aujourd'hui presque entièrement nulle, des mi-
nistres du culte, leur prestige social n'a fait que croître et embellir. Il
en a été ainsi sans doute parce que l'établissement de la liberté et de
l'égalité politique, ces biens suprêmes auxquels aspirent encore en
vain tant de peuples divers, n'a été en réalité l'objet d'aucune difficulté,
d'aucun effort même, pour les fondateurs de la Nouvelle-Angleterre.
Tous ces puritains étaient liés, attachés les uns aux autres, par une
communauté presque absolue de principes et de sentiments, ce lien
était d'autant plus puissant que ces principes et ces sentiments par leur
exagération même, ne pouvaient être un objet d'indifférence. Ils com-
mandaient nécessairement ou la répulsion, ou une adhésion enthou-
siaste. Rapprochées par des persécutions très réelles et souvent vio-
lentes en Angleterre, plus étroitement unies encore par la communauté
des difficultés et des dangers de leur nouvelle existence, les premières
familles puritaines établies dans la Nouvelle-Angleterre pouvaient être
raisonnablement considérées comme ne formant entre elles qu'une
seule et même famille. Et cette famille incontestablement pieuse et
vertueuse, pourrait vivre en paix, arrivera la prospérité et au bonheur,
sans autre loi écrite que le Décalogue, expliqué et fortifié par les
saints Evangiles. Ce que les Brownistes [561] de Leyde écrivaient au
Gouvernement anglais était absolument vrai : « ils se tenaient pour
obligés de travailler tous pour le bonheur de chacun et chacun pour
le bonheur de tous. »
En parlant des peines outrées que les lois du Massachussetts appli-
quaient à certains crimes, tels que l'adultère, la concupiscence, le vol,
le jeu, l'ivrognerie, etc., GRAHAM présente les judicieuses observa-
tions suivantes : « Nous devons nous garder de supposer que ces dis-
positions pénales indiquent l'existence, et bien moins encore la fré-
quence des crimes auxquelles elles se rapportent. Dans les pays qui se
sont élevés graduellement à l'état de civilisation, les lois pénales dé-
notent la prévalence des crimes qu'elles condamnent. Mais dans les
établissements coloniaux d'un peuple civilisé, la plupart des lois
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 540

doivent être considérées simplement comme l'expression de l'opinion


des législateurs et nullement comme indiquant l'état actuel de la socié-
té.
À ces réflexions, il y a lieu d'ajouter que l’une des premières et
plus constantes préoccupations des puritains de la Nouvelle-Angle-
terre, comme d'ailleurs de tout fondateur de colonie, était de pourvoir
à l'accroissement de la population. Il leur fallait offrir des encourage-
ments sérieux, décisifs, à l'immigration. Mais le choix de la matière à
importer pour former le fond de la population, ne leur pouvait être in-
différent comme aux autres colonisateurs de l'Amérique. Nous ne
sommes plus ici en présence d'aventuriers appartenant exclusivement
au sexe fort, ne songeant qu'à s'enrichir dans des pays lointains, consi-
dérés comme des pays étrangers, pour s'en retourner ensuite dans leur
vraie patrie. Il s'agit de FAMILLES, de familles entières, se croyant sin-
cèrement supérieures, par leurs lumières et par leurs vertus, à tout ce
qui, dans l'Europe entière, sans excepter l'Angleterre elle-même, pen-
sait ou vivait autrement qu'elles. Ces lois outrées du Massachusetts
étaient donc, à mon avis, bien moins une législation adoptée pour le
gouvernement des puritains eux-mêmes, qui n'avaient guère besoin de
lois pour s'abstenir de l'adultère ou du [562] vol, que des armes défen-
sives contre l'éventualité de toute immigration considérée comme dan-
gereuse, comme propre à compromettre le salut « des élus auxquels la
DESTINÉE MANIFESTE 201 des terres inoccupées de l'Amérique du Nord
était de servir de refuge au jour prochain de la destruction générale.»
Naturellement l’immigration la plus agréable aux anciens colons
était celle des hommes qui leur offraient la triple communauté de la
nationalité, de la langue et de la foi religieuse. L'ordre de leurs préfé-
rences était donc à peu près celui-ci : des protestants, plutôt que
quelque dénomination religieuse qui fût au monde ; parmi les protes-
tants, plutôt ceux de leur langue et de leur nationalité que tous autres
et enfin avant et par-dessus tout, des non-conformistes anglais, des pu-
ritains, qui étaient pour eux de vrais frères, surtout ceux qui pous-
saient l'indépendance jusqu'à s'attirer quelque persécution.
Aussi une loi du Massachusetts, GÉNÉRALE, absolue dans sa for-
mule comme presque toute la législation de ces colonies, avait-elle été
adoptée pour l'encouragement spécial de cette classe d'immigrants.

201 Ce mot de WHITE devait faire beaucoup de chemin par la suite ! H. P.


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 541

« Tous LES ÉTRANGERS, professant la RELIGION CHRÉTIENNE, qui vien-


dront, disait cette loi, chercher un refuge dans ce pays, contre la tyrannie
de leurs persécuteurs, seront secourus aux frais du public jusqu'à ce qu'il
puisse leur être procuré des moyens réguliers d'existence. »

Mais le nombre de TOUS LES ÉTRANGERS PROFESSANT LA


RELIGION CHRÉTIENNE et pouvant jouir du bénéfice de cette généreuse
hospitalité légale, était singulièrement restreint par les autres lois colo-
niales. L'exclusion presque complète dont ou frappait les prêtres ca-
tholiques, et le refus du droit de cité aux personnes de cette dénomina-
tion chrétienne, interdisaient pratiquement l'accès de ces colonies à
toute la race latine, à plus de la moitié des populations de l'Allemagne
et des Pays-Bas, à toute l'Europe Orientale, [563] à l'Irlande, et à une
forte portion de la population de l'Ecosse et même de l'Angleterre.
D’une autre part, les ordonnances tracassières relatives à l'observance
du dimanche, rendaient cette terre inhospitalière à presque tous les
protestants du continent Européen, dont les idées ne différaient guère
à cet égard de celles qui avaient cours en Hollande.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 542

III. La question de couleur


dans la colonie française
de Saint-Domingue.

Retour à la table des matières

I — La colonie de Saint-Domingue, comme chacun le sait, a été


fondée par les célèbres boucaniers, des écumeurs de mer, connus aussi
pour ce motif sous le nom de flibustiers, (de l'anglais FLI-BOATS.) Ces
flibustiers, français et anglais, avaient été chassés en 1630, par l'amiral
espagnol FRÉDÉRIC de Tolède, de l’île de Saint-Christophe, dont ils
s'étaient emparés cinq ans auparavant.
Ainsi dispersés, ils se répandirent dans les îles voisines. Une partie
de ces aventuriers, principalement des français, se réfugièrent sur la
côte nord-ouest de la grande île espagnole, dont ils francisèrent le nom
et jetèrent ainsi les fondements de la colonie française de Saint-Do-
mingue.
Les espagnols, qui avaient fondé sur cette île leurs premiers éta-
blissements dans le Nouveau-Monde, s'étaient concentrés dans sa par-
tie orientale où ils avaient construit la ville de Santo-Domingo. Leurs
établissements vers l'ouest n'allaient guère au-delà du centre de l'île,
où se trouvaient les mines du Cibao. Les flibustiers établirent tout
d'abord leur nid de forbans, sur la petite île de la Tortue, où ils étaient
plus à l'abri d'une tentative d’expulsion de la part des Espagnols, et ils
ne se livrèrent qu’à des incursions de chasseurs sur la grande terre.
Les bœufs, les porcs et les chèvres, échappés des établissements espa-
gnols, s'étaient multipliés dans cette région déserte et leur offraient
une abondante nourriture.
[564]
Ils vendaient aussi les peaux de ces animaux navires des trafi-
quants européens qui parcouraient ces mers. Les troupes de ces ani-
maux rendus à leur état primitif dans ces forêts vierges, étaient assez
considérables, parait-il, pour assurer à ces hommes, d'abondantes res-
sources par le développement de ce trafic de peaux.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 543

Ils associèrent donc graduellement à leurs dangereuses courses sur


mer, l'industrie lucrative de la chasse.
Il leur fallait pourtant pénétrer assez loin dans l'intérieur, à la re-
cherche des animaux qu'ils abattaient et écorchaient sur place, et dont
ils transportaient ensuite les peaux au rivage. Ce transport leur occa-
sionnant une grande perte de temps, imposait des limites à leur trafic ;
ils résolurent d'y employer des mercenaires. Ils demandèrent donc aux
capitaines de navires qui trafiquaient avec eux, d'engager en France et
de leur amener, des individus qui les serviraient pendant un certain
temps, et partageraient plus tard leur sort.
Il ne manquait pas en Europe de pauvres diables désireux d'aller
chercher fortune aux colonies, mais ne pouvant payer les frais du
voyage.
Aussi n'eut-on aucune peine à trouver en France, nombre de jeunes
hommes qui se vendaient littéralement aux, capitaines de navires pour
un certain nombre données, afin de pouvoir passer à Saint-Domingue.
Ces marchés étaient généralement conclus pour un terme de trois ans,
et pendant ce laps de temps, ces hommes revendus aux boucaniers su-
bissaient le plus réel, le plus dur esclavage.
On les appelait des engagés et leur importation à Saint-Domingue
se poursuivit longtemps même après que l'esclavage des noirs y avait
pris un certain développement.
La présence autour d'eux de ces esclaves blancs, dont l'intérêt leur
commandait de tirer tout l'avantage possible, décida les boucaniers à
former des établissements plus stables. Ils débutèrent par quelques
plantations de tabac. Tant qu'ils n'avaient été que des forbans, ou de
simples chasseurs, l'indépendance absolue dont ils jouissaient était ce
qui pouvait convenir le mieux à leurs goûts et à leurs idées. Leurs ren-
contres avec les espagnols étaient des [565] accidents assez insigni-
fiants pour les uns et les autres et qui n'engageaient pas sérieusement
la question de souveraineté territoriale. Mais dès qu'ils voulurent faire
des établissements permanents dans l'île, ils durent se réclamer du dra-
peau d'une grande nation, pour éviter d'être mis entièrement hors la loi
des nations, aussi bien que pour s'assurer une défense plus efficace
contre les espagnols, dont les efforts pour les chasser de l’île deve-
naient de plus en plus systématiques, de plus en plus énergiques.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 544

Jusque-là, les boucaniers avaient vécu sans chef connu, sans lien,
sans organisation sociale d'aucune sorte. Pour sortir de cette situation,
ils firent des ouvertures à M. de POINCY, qui occupait le rang de gou-
verneur des îles françaises sous-le-vent, et lui proposèrent de les re-
connaître comme sujets français relevant de son commandement.
M. de POINCY, accédant à leurs désirs, leur envoya de la Marti-
nique, comme premier gouverneur, le français LEVASSEUR qui vint
prendre son poste en 1640, visita les premiers établissements des bou-
caniers à Port-Margot, puis fixa sa résidence dans l'île de la Tortue, où
le gouvernement de la naissante colonie était plus en sûreté contre les
Espagnols.
Cette période de gestation coloniale et d'indépendance des pre-
miers colons avait duré 10 ans.
Tant que les flibustiers n'eurent point une existence un peu stable,
tant qu'ils ne furent que des écumeurs de mer, ou de simples chasseurs
de sangliers, battant les forêts vierges de Saint-Domingue, vivant sous
la tente, le fusil au poing, ils durent se passer entièrement de la com-
pagnie de la femme ; ils oublièrent le sourire de la mère et de l'enfant,
qui illumine et embellit l'existence de l'homme. Leur genre de vie fe-
rait d'ailleurs de la présence autour d'eux de personnes du sexe faible
et des enfants surtout, un embarras et un danger.
Mais en abandonnant cette existence précaire, en fondant des éta-
blissements agricoles exigeant de la stabilité, en se fixant au sol. Ils
furent insensiblement ramenés aux exigences impérieuses de la na-
ture.
[566]
En élevant des maisons au milieu de leurs plantations, ils s'y trou-
vèrent seuls, isolés. Ils avaient cru retrouver le foyer qu'ils avaient
laissé au loin, là-bas dans les plaines riches et fertiles de la Norman-
die, et ils trouvaient le vide immense du foyer où manque la femme, la
mère, l'enfant, la famille, et le vide bien plus poignant du cœur de
l'homme qui n'a rien à aimer.
Il fallait combler ce vide. À l'homme rentrant en lui-même, il fal-
lait la compagne naturelle de l’homme.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 545

C'était le problème de la Rome antique à résoudre de nouveau :


l'introduction de la femme dans une colonie jusqu'alors exclusivement
composée d'hommes.
Ces premiers colons n'avaient guère le choix et s'arrêtèrent d'abord
au seul parti possible : on se procura, en les achetant à des marins hol-
landais, ou en les enlevant à la colonie espagnole voisine, de jeunes
négresses qui devinrent les premières compagnes, les premières
épouses de ces farouches colonisateurs de Saint-Domingue.
Il se produisit ainsi un fait aussi étrange qu'intéressant, que les his-
toriens français n'ont jamais relevé et qui semble avoir également
échappé à l'attention des historiens haïtiens trop préoccupés de la fa-
meuse querelle des nègres et des mulâtres, de TOUSSAINT et de
RIGAUD.
C'est que, dans le premier contact des deux races à Saint-Do-
mingue, l'engagé qui était un blanc, fut le serviteur, sinon l'esclave de
la négresse, la femme du boucanier, et de leur fils, le mulâtre.
Toutefois, les boucaniers ne demandèrent pas seulement des filles
noires à la colonie voisine, pour s'en faire des compagnes ; ils en re-
çurent encore la funeste institution de l'esclavage perpétuel et hérédi-
taire des noirs, que la colonie espagnole devait à l'Abbé de LAS CASAS,
et ils ne tardèrent pas à associer quelques nègres à leurs engagés
blancs dans la culture de leur champs.
Mais l'esclavage, tel qu'il a été pratiqué par ces premiers colons, ne
ressemblait eu rien à ce qu'il devint à la suite. Ces hommes étaient
bien plus des settlers comme les fondateurs des colonies du nord des
États-Unis, que de vrais [567] planteurs comme ceux qui vinrent long-
temps après eux établir et développer la grande exploitation coloniale
à Saint-Domingue. Ils travaillaient la terre de leurs propres mains, ai-
dés par leurs femmes, leurs enfants et leur serviteurs (engagés blancs
ou esclaves noirs) qui n'étaient d'ailleurs pas plus nombreux que les
garçons de ferme eu Europe. Ces premiers esclaves noirs, associés aux
engagés, se trouvaient eu réalité ajoutés, comme, ces derniers, à la fa-
mille du maître ou patron, dont ils n'étaient que les compagnons de
labeur. Les engagés de leur côté, à mesure qu'ils parvenaient au terme
de leurs contrats, s'établissaient à leur compte, faisaient comme l'an-
cien patron et se choisissaient des épouses parmi ces négresses sem-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 546

blables à leurs compagnons de servitude, semblables à leur ancienne


patronne.
Il n'y a eu donc dans ces premières relations entre les deux races,
ni répugnance instinctive, ni préjugé, ni réserves, ni embarras d'au-
cune sorte.
Pendant vingt-cinq ou trente ans, tous les enfants nés dans la colo-
nie étaient noirs ou mulâtres. 202 Ces derniers étaient fils de colons, an-
ciens boucaniers, ou anciens engagés devenus libres. Ils naissaient
libres, pour la plupart.
Dans ces premiers temps de la colonie, et longtemps après, on
n'opposait aucune difficulté systématique à l'affranchissement. Les né-
gresses, compagnes des colons blancs, faisaient racheter leurs sœurs
ou leurs frères, par leurs maris ou leurs fils ; des esclaves noirs, s'assu-
jettissant à des excédents de travail, dont ils avaient le bénéfice, pou-
vaient aussi se racheter directement, et il se forma : ainsi une classe de
noirs dans la portion libre de la communauté, tandis que d'autre part,
des engagés qui n'avaient pas attendu leur libération pour prendre
femme, ne parvenaient pas toujours à se procurer rapidement la
somme nécessaire au rachat de leurs familles. Quelques-uns mou-
raient même avant d'y être parvenus, de sorte qu'il se [568] trouva
également des mulâtres dans la population esclave.
Il y eut donc des libres et des esclaves de toutes les couleurs (bien
que l'esclavage pour le blanc fût temporaire) ne reconnaissant entre
eux d'autres distinctions que celles résultant de la différence de l'état
de liberté et de l'état d'esclavage.
Les relations coloniales établies sur ces bases, se conservèrent pen-
dant tout un siècle, avant l'apparition légale dans la colonie d'un pré-
jugé de couleur.

« L'esclavage, dit mon compatriote BEAUVAIS LESPINASSE, 203 était un


crime ancien et on avait vu des esclaves de toutes les couleurs sur la sur-
face de la terre. Mais jusqu'ici la race blanche n'avait pas songé à exclure
la race noire de l'espèce humaine.

202 Voir plus loin l'introduction des premières femmes blanches dans la co-
lonie.
203 Voir Histoire des Affranchis de Saint-Domingue.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 547

« Cet attentat fut la plus grande et la plus révoltante audace de


l'homme depuis la création. Le préjugé de couleur fut institué en 1724 par
Louis XV. Eh bien ! quarante-deux ans s'écoulèrent sans que les colons
blancs de Saint-Domingue, malgré l'active instigation des gouverneurs en-
voyés à cet effet, voulussent admettre dans leur législation ou plutôt dans
leurs mœurs, cette iniquité. »

Dans ce premier siècle de la colonisation de Saint-Domingue, il y


eut des castes établies sur la différence des situations sociales et nulle-
ment sur la couleur de la peau. On distinguait donc :
1° — Les esclave ou gens asservis, dont la volonté était subordon-
née à celle d'autrui.
2° — L'affranchi, l'homme qui avait cessé d'être la propriété d'au-
trui, mais qui n'était pas jugé entièrement libre de tout lien moral avec
son ancien maître, 204 qui n'était pas considéré comme l'égal de celui-
ci, devant la loi ou devant la société.
3° —Enfin l’ingénu, qui était l'homme né libre, de parents libres.
[569]
D'après ces théories, les fils de tout affranchi noir ou de couleur
étaient comptés parmi les ingénus, les gens nés libres.
Cet ordre social fut consacré, légalisé par un édit appelé le Code
Noir, rendu par Louis XIV, en Mars 1685, « pour régler l'état et la qua-
lité des affranchis dans les colonies françaises » et dont quelques ar-
ticles sont rapportés ci-après :
ART. 28. — Déclarons les esclaves ne pouvoir rien avoir qui ne
soit à leur maître ; et tout ce qui leur vient par industrie, ou par la libé-
ralité d'autres personnes ou autrement, à quelque titre que ce soit, être
acquis en pleine propriété à leur maître, ........ Etc.
ART. 30. — Ne pourront les esclaves être pourvus d'offices ni de
commissions ayant quelques fonctions publiques, ni être constitués
agents par autres que par leurs maîtres, pour agir et administrer aucun
négoce, ni arbitres, ni se porter témoins, tant en matières civile que
criminelle……. etc.
204 Il faut entendre par ce mot l'individu qui avait été son propriétaire direct
et nul autre. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 548

ART. 31. — Ne pourront les esclaves être…… partie civile, en ma-


tière criminelle ; ni poursuivre en matière criminelle la réparation des
outrages et excès qui auront été commis contre les esclaves.
Tels étaient les droits et privilèges constituant l'apanage de
l'homme libre à Saint-Domingue, et dont l’état ou qualité d'esclave
emportait la privation.
L’esclave affranchi restait soumis à la seule restriction formulée
dans l'article 58, ainsi conçu :
Commandons aux affranchis de porter un respect singulier à leurs
anciens maîtres, à leurs veuves, et à leurs enfants ; en sorte que l'injure
qu'ils leur auront faite soit punie plus grièvement que si elle était faite
à une autre personne. Les déclarons toutefois francs et quittes envers
eux de toutes autres charges, services et droits utiles que leurs anciens
maîtres voudraient prétendre, tant sur leur personne que sur leurs
biens et successions en qualité de patrons.
Si l’on considère que l'injure n'est point un privilège de l'homme
libre, mais un délit que la loi réprime dans toute société policée, on re-
connaîtra que la plus haute gravité de [570] la peine appliquée à un
ancien esclave s'il s'en rendait coupable plutôt envers son ancien
maître, qu'envers une autre personne, n'était pas une restriction réelle
aux droits et privilèges de l'homme, libre, constituant une vraie caste
d'affranchi. La suppression du patronage, qui était la marque distinc-
tive de la caste des affranchis à Rome, rend cette vérité encore plus
évidente.
D’ailleurs, la pensée de l'auteur de l'édit de 1685 sur ce point, est
exposée dans l'article suivant, en termes qui ne laissent place à aucun
doute :
ART. 59. — Octroyons aux affranchis les mêmes droits, privilèges
et immunités dont jouissent les personnes nées libres ; voulons qu'ils
méritent une liberté acquise, et qu'elle produise en eux tant pour leurs
personnes que pour leurs biens, les mêmes effets que le bonheur de la
liberté naturelle cause à nos autres sujets.
Il est donc évident que le mot affranchit ne marquait alors que l'état
naturel d'un individu qui avait été esclave et qui avait cessé de l'être. Il
n'y avait donc en réalité dans la colonie que deux castes : les esclaves
et les personnes libres de toute couleur.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 549

Dans cette organisation primitive de la colonie, il n'est fait aucune


distinction, aucune mention de race ou de couleur.
Loin d'encourager aucune distinction de ce genre, tout indique au
contraire, dans les institutions de cette époque, la pensée nette et
ferme de peupler la colonie par le croisement, des deux races dans des
conditions régulières, par mariage légitime, de façon à former une po-
pulation religieuse et moralement saine.
C’est ce qui résulte des articles suivants du code noir :
ART. 2. Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et
instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine……...
ART. 6. Enjoignons à tous nos sujets,... d'observer les jours de di-
manches et fêtes... Leur défendons de travailler, ni faire travailler leurs
esclaves les dits jours………..
ART. 8. Les hommes libres qui auront un ou plusieurs enfants [571]
de leur concubinage avec des esclaves, ensemble les maîtres qui l'au-
ront souffert, seront chacun condamnés à une amende de deux mille
livres de sucre ; et s'ils sont les maîtres de l'esclave de laquelle ils au-
ront eu les dits enfants, voulons qu'outre l'amende, ils seront privés de
l'esclave et des enfants ; et qu'elle et eux soient confisqués au profit de
l'hôpital sans jamais pouvoir être affranchis, N'entendons toutefois le
présent article avoir lieu, lorsque l'homme qui n'était point marié à une
autre personne durant son concubinage avec son esclave, épousera
dans les formes observées par l'église, sa dite esclave qui sera affran-
chie par ce moyen et les enfants rendus libres et légitimes.
ART. 10. — Les solennités prescrites par l'ordonnance de BLOIS,
art. 40, 41, 42, et par la déclaration du mois de Novembre 1639 pour
les mariages, seront observées, tant à l'égard des personnes libres, que
des esclaves….
Plus tard, cette pensée du mélange, du fusionnement des deux
races dans la population de l'île, s'accentua de nouveau dans une or-
donnance du 30 Septembre 1686, par laquelle Louis XIV « ordonnait
qu'à partir de 1687, tous les habitants de Saint-Domingue fussent te-
nus d'avoir un nombre d'engagés, pareil à celui des nègres qu'ils entre-
tiendraient pour faire valoir leurs habitations. »
Toute cette organisation sociale était semblable à celles des colo-
nies espagnoles et devait aboutir, comme cette dernière, à peupler la
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 550

colonie française avec une race mixte dans laquelle se fondraient les
deux races primitives. Du reste, MOREAU de ST-MÉRY remarque que
les dispositions du code noir, n'étaient que la reproduction des ordon-
nances rendues dans le cours du siècle précédent par les rois d'Es-
pagne sur les mêmes matières. Il y avait cette différence à l'avantage
de la race noire à Saint-Domingue qu'on n'y avait point, comme les
colonies espagnoles, la préoccupation du sort des indiens : le nègre et
le blanc y étaient seuls en présence, et en nombre à peu près égal, ce
qui simplifiait singulièrement les relations. En outre, il n'y avait pas
d'inégalités sociales entre les premiers colons blancs. La communauté
des dangers d'une existence aventureuse [572] avait établi une véri-
table fraternité entre les flibustiers, bien que beaucoup parmi eux
fussent nés gentilshommes.
Pendant un peu plus d'un siècle, les familles formées à Saint-Do-
mingue, des plus considérables aux plus humbles, étaient donc com-
posées en très grande partie, si ce n'est exclusivement, de gens de cou-
leur, qui absorbaient plus ou moins rapidement et les noirs libres, et
les créoles blancs nés d'une centaine d'Européennes importées vers
l’an 1670 par Mr d'Ogeron. Quelques-unes de ces familles s'étaient as-
sez enrichies pour faire passer leurs enfants en France et leur assurer
ainsi une éducation que nul ne pouvait, que nul n'a jamais pu se procu-
rer en aucun temps à Saint-Domingue. Parmi ces premiers mulâtres
élevés en France, ceux dont les pères appartenaient à la noblesse
n'éprouvaient aucune difficulté à prendre à la cour de Versailles, le
rang que leur assurait la légitimité de leur naissance.
La plupart de ces gentilshommes à peau basanée servaient sur les
champs de bataille européens, comme officiers dans la maison mili-
taire du roi de France, tandis que leurs frères, jaunes ou noirs, restés à
Saint-Domingue, taisaient leur apprentissage de la guerre, dans les
luttes de la colonie, contre l'anglais ou l'espagnol.
Ce fut l'âge d'or du mulâtre et, il faut bien le dire, de la race noire
toute entière à Saint-Domingue. L'esclave noir, compagnon des la-
beurs de son maître, appartenant à la même race que sa maîtresse et
les enfants de sa maîtresse, jouissait des plus grandes facilités pour
sortir de l'esclavage, acquérir de l'aisance et devenir lui-même pro-
priétaire d'esclaves, comme c'était le cas à Saint-Domingue pour la gé-
néralité des hommes libres, sans aucune distinction de couleur.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 551

Vers le commencement du 18e siècle sous l'impulsion vigoureuse


d'un habile administrateur, Mr AUGER, l’ordre s'était affermi et une ère
de prospérité s'était ouverte dans la colonie.
Jusque-là, les colons se procuraient des noirs comme ils le pou-
vaient, dans les îles voisines, et le lecteur a vu que [573] la pensée de
Louis XIV semblait surtout préoccupée d'équilibrer les noirs et les
blancs dans la formation de la population. Cette politique rencontrait
en France et dans la colonie même une certaine opposition : l'expé-
rience avait prouvé en effet, que les européens ne pouvaient résister
autant que les noirs aux rigueurs du climat, en travaillant dans les
champs. L'obligation d'employer autant d'engagés blancs que d'es-
claves noirs forçait donc le planteur à employer moins d'ouvriers qu'il
ne lui en faudrait, à cause de la rareté relative des engagés qui mou-
raient en grand nombre dès qu'ils étaient directement assujettis au tra-
vail de la terre.
Cet usage (l'importation des engagés blancs) « dont il est assez re-
marquable que les Anglais aient les premiers donné l'exemple dans
leurs colonies de l'Amérique Septentrionale où il existe encore aujour-
d'hui malgré leur indépendance, ne put pas se soutenir aux îles fran-
çaises. Ce ne fut même que jusqu'à l'époque où le tabac fut l'objet
principal et même unique du commerce colonial, que les engagés
furent trouvés propres aux mêmes emplois que les nègres. Mais la
culture de l'indigo et surtout celle de la canne-à-sucre exigèrent impé-
rieusement des individus plus capables de résister à l’effet continuel
d'un soleil ardent. »... (M. de ST-MÉRY).
Ces faits incontestables furent portés à la connaissance du roi, no-
tamment par les rapports de MR DUCASSE. — Louis XIV se rendit à
l'évidence et rendit les ordonnances du 19 Février 1698 et du 8 Avril
1699, prescrivant à tout navire se rendant aux îles françaises d'y porter
de trois à six engagés, selon leur tonnage. Par les mêmes ordonnances,
les colons furent dispensés d'employer obligatoirement plus d'un en-
gagé par vingt noirs.
Ce fut à mon avis, la première atteinte portée à l'égalité des deux
races dans cette île infortunée : « les engagés, dit en effet MOREAU de
St-MÉRY, qu'on avait continué de transporter en très petit nombre, ne
furent plus que des chefs d'ateliers de nègres.»
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 552

Néanmoins, la législation coloniale n’ayant subi alors [574] aucune


autre modification, les relations établies entre blancs et noirs n'en
furent affectées que graduellement ; mais, il me semble évident qu'un
peu plus tôt ou un peu plus tard, il en devait sortir le préjugé de cou-
leur : c'était dans la logique du cœur humain.
Le blanc n'étant plus que le maître, le propriétaire direct ou noir, ou
le chef d'atelier, exerçant par délégation l'autorité du maître sur le mal-
heureux esclave, celui-ci perdit l'avantage de la solidarité qu'il avait
eue jusque-là avec l'ancien engagé, son compagnon de travail, son
égal.
À cause de cela, il ne devait pas tarder à subir un traitement inhu-
main qui lui avait été épargné jusqu'alors à cause de son association
dans le travail des champs avec l'engagé blanc.
La réputation de St-Domingue avait attiré l'attention des capita-
listes et des grands seigneurs de France. Les derniers s'y étaient fait
délivrer d'immenses concessions de terrains dont le roi était d'autant
plus prodigue que Sa Majesté avait hâte, comme tous ses sujets, de
peupler la colonie, de développer ses merveilleuses ressources, et d'en
arracher les immenses richesses que prévoyait, qu'attendait toute la
France.
C'est ainsi que se formèrent les immenses domaines coloniaux de
M. de MAUREPAS, premier ministre de LOUIS XV, du duc de PRASLIN,
du duc de NOÉ, du prince de GONDÉ, etc., tous, hauts personnages de
la cour de France, qui ne devaient jamais connaître cette colonie où ils
instituaient ainsi à perpétuité cette monstruosité qui a fait le malheur
de l'Irlande : l'absentéisme.
Pour le but visé, il était absolument impossible de continuer l'an-
cien mode de colonisation. Il fallait renoncer au système d'équilibre
entre nègres et blancs qui avait constitué la politique coloniale de
Louis XIV. Le 10 Septembre 1720, par un arrêt de Sa Majesté rendu
en conseil d'État ; une nouvelle compagnie dans laquelle étaient inté-
ressés les plus grands seigneurs du temps, « la Compagnie des Indes »
fut mise en possession « du privilège exclusif pour l'île de St-Do-
mingue, de tirer des étrangers, pendant le [575] cours de quinze an-
nées, trente mille nègres, pour les vendre dans la dite île, sans être te-
nue de payer aucun droit.» Quelques jours après, un nouvel arrêt du
27 Septembre, octroya à la même Compagnie le privilège à « perpé-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 553

tuité de la traite des nègres depuis la rivière de Sierra-Leone jusqu'au


cap de Bonne-Espérance, à la charge par la dite Compagnie de faire
transporter, suivant ses offres, par chaque an, la quantité de trois mille
nègres au moins aux îles françaises. »
Il est incontestable que le système de limitation de la traite n'avait
prévalu chez les espagnols et ne leur avait été emprunté par les fran-
çais qu'en vue de ce bien suprême qui est la base de toute prospérité,
de tout bonheur dans les sociétés humaines : la sécurité.
Les noirs en effet, peu semblables par nature, aux êtres mous et dé-
gradés qu'un trop long esclavage semble en avoir fait en certains lieux,
les noirs arrivés les premiers dans le Nouveau-Monde, se sont montrés
au contraire très agressifs et d'une grande bravoure. Dès 1503, onze
années après la découverte de l'île, « le gouverneur OVANDO avait dé-
fendu d'importer d'Afrique des esclaves, parce que ceux qu'on avait
déjà introduits (pour travailler aux mines du Cibao) s'étaient enfuis
chez les Indiens. On prétendait même qu'ils pervertissaient ces der-
niers et les poussaient à la révolte. » 205

« Ce gouverneur, dit CHARLEVOIX d'après les auteurs espagnols, crai-


gnait que cette nation qui paraissait indocile et fière, ne se révoltât si elle
se multipliait, et n'entrainât les insulaires dans la révolte. » 206

Cette première peinture morale du nègre, si différente des portraits


que l'on devait nous en offrir plus tard, ne s'est jamais démentie à St-
Domingue où la race noire, comme on le verra plus loin, a toujours et
constamment répondu par la révolte à la violence.
Cependant l'avarice, l'emportant sur la sagesse, on se [576] récria
contre le monopole de la traite accordée à la nouvelle Compagnie. On
trouva insuffisant le minimum obligatoire de 3,000 noirs dont l'impor-
tation annuelle était imposée à cette Compagnie. Il sortit de cette
controverse, aggravée d'ailleurs par une crise monétaire, une violente
insurrection qui éclata en 1722 et dans le cours de laquelle M. SOREL,
gouverneur de la colonie devint le prisonnier des insurgés et se vit

205 M. MOREAU de JONNES, cité par LEPELLETIER de St.-REMY.


206 CHARLEVOIX, tome 1er page 287, cité par B. ARDOUIN.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 554

contraint d'ordonner l'expulsion du directeur et de tout le personnel


des employés de la Compagnie des Indes.
Cette révolte semble avoir été justifiée d'ailleurs par les privilèges
exclusifs accordés à cette Compagnie et qui la mettaient en possession
d'un monopole absolu du commerce, au détriment des intérêts légi-
times des colons. Ces derniers l'emportèrent finalement dans cette
lutte. En 1724, un nouveau gouverneur, M. de CHAMPMESLIN, rendit
une ordonnance qui annulait pratiquement ces privilèges que la cou-
ronne supprima finalement en 1728.
Les colons recevaient par la suppression des privilèges de la Com-
pagnie à St-Domingue, entre autres libertés commerciales, celle de la
traite illimitée des noirs.
Ce fut hélas ! pour le malheur de tous. 207
La colonie de St-Domingue entrait en effet dans une phase absolu-
ment nouvelle : on allait en faire sortir des richesses inouïes, fabu-
leuses, mais chaque quintal de sucre à extraire de cette terre désormais
maudite, allait être acheté de la nature par une once de sang humain.
[577]
Le nouveau régime de l'esclavage à outrance allait détruire à ja-
mais la sécurité des habitants de toute couleur de la colonie et avec
elle, toute possibilité de bonheur dans cette île.
Cette question de sécurité eut d'abord un caractère essentiellement
politique, visant presque exclusivement les esclaves ; mais à cause de
la solidarité qu'établissaient les liens du sang entre ces esclaves et tous
les libres qui n'étaient pas de pur-sang européen, le système dégénéra
graduellement en une question de race, et ce qui n'était d'abord qu'un

207 Il est sorti de là une assez plaisante controverse historique sur la part res-
pective de responsabilité de la colonie et de sa métropole. BEAUVAIS
LESPINASS rapporte toute la faute à la France et accuse le gouvernement de
Louis XV d'avoir volontairement imaginé et fondé l'infernal système. Un
autre historien haïtien, M. B. ARDOUIN, s'en prend aux colons. Parmi les
français, MOREAU de St-Mery, créole de Saint Domingue, jette tout le blâme
sur la métropole, tandis que M. d'Auberteuil, habitant de Saint-Domingue,
mais européen de naissance, tient les colons seuls pour responsables.
La faute en est au système, à la rupture de l'équilibre dans la population
et à l’insécurité qui en devait être la conséquence. H. P
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 555

calcul politique, finit par envahir le terrain des relations sociales, en


donnant naissance au préjugé de couleur.
Ce préjugé infernal qui, même à cette heure, existe partout autour
d'Haïti, où son ombre, projetée du dehors, se confond avec l'ancien
fantôme colonial, assombrit encore la voie que parcourt ce jeune
peuple ; ce préjugé s'est développé sous deux aspects distincts, dont
chacun mérite une attention particulière : le préjugé politique et le pré-
jugé social.
2 - L'origine réelle, incontestable, de la scission entre les deux
races a été un sentiment d'insécurité, se développant graduellement
dans toute la population primitive de Saint-Domingue, à mesure que,
par l'effet même du système, cette population se voyait débordée, sub-
mergée, par le flot envahisseur des sauvages africains arrivant succes-
sivement à doubler, à tripler, à quintupler le nombre des anciens habi-
tants, européens ou créoles, de toutes les couleurs, de toutes les
classes.
La peur d'être massacré tôt ou tard était d'autant plus intense que
l'expérience avait prouvé l'existence dans les noirs, non seulement de
disposition très belliqueuses, mais aussi d'une extrême facilité à com-
prendre et à pratiquer l'art de la guerre à l'européenne, à se servir des
armes de leurs oppresseurs.
Saint-Domingue, fondé comme on le sait, par des corsaires, par des
écumeurs de mer, était resté longtemps un [578] vrai nid de forbans,
attirant tous les anciens compagnons d'aventures des premiers colons.
On y organisait, pour ainsi dire, la piraterie officielle sous la direction
des premiers gouverneurs qui n'étaient eux-mêmes, pour la plupart,
que d'anciens corsaires. Aussi tous les aventuriers français écumant
toutes les mers du Nouveau-Monde y étaient les bienvenus.
LEVASSEUR, le premier gouverneur de la colonie, était huguenot, et
aussi ambitieux qu'intolérant. Il établit de superbes fortifications à la
Tortue et finit par se déclarer indépendant en prenant le titre de prince
de la Tortue. Il devint alors un insupportable tyran et fut assassiné en
1652.
Il eut pour successeur M. de FONTENAY. Celui-ci, nous dit
BEAUVAIS LESPINASSE, « était un ancien corsaire de la Méditerranée
qui reprit dans la mer des Antilles, son métier. La Tortue et les côtes
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 556

de Saint-Domingue devinrent aussitôt les repaires de tous les pirates


de l'Amérique.»

« Le nombre des écumeurs de mer, dit CHÀRLÉVOIX, croissait, tous les


jours. Les habitants laissaient leurs terres en friche pour aller en course, et
bien loin que le gouverneur s'y opposât, il était le premier à les y porter ;
d'où il arrivait que l'île se trouvait quelquefois presqu'entièrement dé-
serte. »

Cependant la colonie naissante n'était pas moins exposée elle-


même aux ravages des anglais et des espagnols, et il fallut songera re-
tenir ses habitants, à les fixer définitivement au sol.

« Le gouverneur, M. de CUSSY, ayant su en 1685, que deux célèbres


chefs flibustiers, GRAMMONT e t LAURENT d e GRAFF, se disposaient à se
rendre à Campêche, se transporta à île-à-Vache où l'on faisait l'armement.
Il voulut empêcher le départ des flibustiers, mais il vit son autorité mécon-
nue et 1100 aventuriers s'embarquer sans permission, laissant Saint-Do-
mingue dans un complet abandon. » 208

[579]
Ce gouverneur se trouva dans une situation assez pénible. Les
cultures n'étant pas soignées convenablement, entraînèrent un état de
misère dont les habitants le rendirent responsable. .
Ils finirent par se soulever au Cap pour le déposer. Il eut assez faci-
lement raison de cette révolte.
Mais ces circonstances le conduisirent à l'adoption d'une politique
agressive au dehors, pour donner une pâture à l'ardeur belliqueuse de
ses administrés, sans les éloigner de l'île. Il conçut donc la pensée de
marcher à leur tête à la conquête de la partie espagnole de l'île.

208 BEAUVAIS LESPINASSE— Histoire des affranchis.


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 557

« Pour retenir les flibustiers dans la colonie et faire une utile diversion,
dit B. LESPINASSE, M. de CUSSY leur proposa d'envahir la partie espa-
gnole. »
« Il se mit à leur tête au mois de juin 1689 et se jeta sur Saint-Yague
qu'il enleva, mais qu'il abandonna aussitôt, voyant ses troupes exténuées et
craignant le débordement des rivières.

L'année suivante les espagnols vinrent n leur tour attaquer les fran-
çais. M. de CUSSY alla à leur rencontre et leur livra dans la plaine de
Limonade une grande bataille dans laquelle il fut tué, ce qui assura la
victoire à l'ennemi.
Sou successeur, M. Ducasse, trouva la population de la colonie ré-
duite de moitié. Il n'en reprit pas moins la politique de conquête de
son prédécesseur.
Il avait fait connaître au ministre des colonies, M. de
PONTCHARTRAIN, l'état désolant de Saint-Domingue et les projets
qu'avaient formés les espagnols et les anglais pour s'emparer de
concert de cette colonie. Trois navires de guerre commandés par M.
d u ROLLON lui furent envoyés pour protéger les côtes de Saint-Do-
mingue. »
Il résolut de tirer parti de ce renfort pour organiser une expédition
contre les anglais.

« Au mois de juin 1604, il se mit avec M. du ROLLON à la tête d'une


escadrille de 23 voiles portant 1,500 hommes de la côte de Saint-Do-
mingue qu'il avait réunis avec mille efforts, il se dirigea vers la Jamaïque
où il opéra une descente. Il retourna au mois d'Août suivant à Saint-Do-
mingue [580] avec un grand butin composé de 3000 esclaves, d'indigo, de
marchandises et de chaudières à sucre. »

Les anglais ne tardèrent pas à prendre leur revanche. Ils se coali-


sèrent dans ce but avec les espagnols, et en juillet 1695, 4000 hommes
de débarquement, anglais el espagnols, portés par 22 voiles, se joi-
gnirent à 2000 hommes envoyés par terre par le gouverneur de la par-
tie espagnole.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 558

« Ils s'emparèrent du Cap et du Port-de-Paix, ravagèrent ces bourgs et


firent un grand nombre de prisonniers. »

Si affaibli que fut la colonie par ce désastre, M. DUCASSE réussit


néanmoins après mille perquisitions, à rallier l’année suivante environ
650 aventuriers pour faire partie d'une expédition à Carthagène,
conformément aux ordres du ministre des colonies. Ce fut le baron de
POINTIS qui eut la direction de cette entreprise.
Il vint à Saint-Domingue au mois de mars 1697, à la tête d'une es-
cadre composée de 7 vaisseaux et d'autres bâtiments portant plus de
2000 hommes de débarquement. M. de PONTCHARTRAIN ordonnait à
M. DuCASSE d'ajouter à ces forces environ 1000 à 1200 hommes, sans
pourtant trop dégarnir son gouvernement. M. DUCASSE, avec peine,
forma le contingent de Saint-Domingue, de 650 flibustiers qu'il avait
retenus, de 170 soldats des compagnies européennes en garnison, et de
180 affranchis et esclaves. L'escadre, forte de 7 vaisseaux, 7 frégates
et d'autres bâtiments, quitta les côtes de Saint-Domingue vers la fin de
mars. M. DUCASSE s'embarqua avec le baron de POINTIS. L’armée
s'empara de Carthagène au mois de mai 1697 et fit un butin estimé à
20 millions de livres, non compris des marchandises de prix.
J'appelle ici l'attention du lecteur sur la formation du contingent
colonial amené par M. DUCASSE à cette conquête de Carthagène.
À cause du caractère agressif de ces expéditions, on tenait à y em-
ployer le plus grand nombre possible de flibustiers. L'audace de ces
aventuriers inspirait même probablement la tentation de ces prétendus
actes de guerre qui n'étaient vraiment que des actes de piraterie. A part
les [581] flibustiers, le véritable élément militaire, (170 soldats de la
garnison) était à peine égal au contingent africain. Il est aussi à remar-
quer que dans ce dernier groupe figuraient aussi bien des esclaves que
des affranchis.
L'esclavage était si différent de ce qu'il est devenu plus tard dans
cette colonie ; les relations entre les deux races, abstraction faite de
l'esclavage lui-même, étaient si franches, si fraternelles, si conformes
aux lois de la nature que le blanc n'eut aucun motif de voir un ennemi
dans le nègre et n'hésita pas à l'initier à l'art de la guerre, telle que la
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 559

pratiquaient entre eux les européens, et cela, dans l'intérêt de la sûreté


commune. Aussi, tous les habitants de la colonie sans distinction ni de
couleur, ni d'état social, prenaient-ils les armes pour la défense com-
mune contre les envahissements des anglais et des espagnols.
Les premiers nègres de Saint-Domingue, s'assimilant librement à
cette race ignorante, mais brave jusqu'à la folie, des anciens flibustiers
de la mer caraïbe, eurent ainsi mille occasions de se signaler eux-
mêmes comme braves parmi les plus braves et d'acquérir une solide
renommée de valeur guerrière, longtemps avant l'introduction de la
grande culture coloniale et de l'esclavage à outrance à Saint-Do-
mingue.
MOREAU de ST-MÉRY a conservé la mémoire de quelques noirs qui
s'étaient hautement distingués dans ces guerres inter-coloniales. Il cite
nommément deux noirs, VINCENT OLIVIER e t ETIENNE AUBA, qui
étaient devenus capitaines des milices de leur couleur dans les pa-
roisses qu'ils habitaient, « eurent la faculté de porter l’épée du roi (sic)
jusqu'à leur mort arrivée à un âge avancé, et obtinrent même une pen-
sion viagère sur les fonds coloniaux. » 209
C'est au siège de Carthagène qu'Olivier VINCENT mérita par sa va-
leur, cette distinction de l’épée du roi, considérée comme une sorte de
décoration militaire. Sa réputation était parvenue jusqu'à Versailles, où
il eut l'honneur d'être présenté au Grand Roi.
[582]
Le capitaine VINCENT prit ensuite une par honorable aux guerres
d'Allemagne sous le maréchal de VILLARS.
Beaucoup de ces anciens guerriers noirs existaient encore à
l'époque de l'introduction du système.
Ils étaient des hommes. Ils pouvaient initier leurs congénères à l'art
de la guerre, comme ils y avaient été initiés eux-mêmes. Ce fut un
nouveau sujet alarme : on ne pouvait méconnaître l'existence entre
tous les noirs d'une solidarité naturelle qui devait, le cas échéant, l'ap-
procher les africains que l'on appelait des bossales et les nègres nés
dans la colonie et que l’on nommait pour ce motif des nègres créoles.
D'ailleurs il n'était guère possible de soumettre à des régimes entière-
ment différents les esclaves nés en Afrique et ceux qui naissaient dans
209 B. Ardouin — Études
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 560

la colonie. La solidarité formée par la communauté de race était donc


doublée pour les esclaves, de celle que créait entre eux l’identité de la
situation sociale.
Or les nègres créoles libres tenaient aux créoles esclaves par des
liens de parenté directe que rien n'était de nature à affaiblir dans les
anciennes relations sociales : l’un était un ancien esclave lui-même ou
le fils d'un esclave affranchi, l'autre aspirait à la liberté par l'affran-
chissement, et la présence autour de lui des nègres libres, fortifiait son
esprit.
Par l'effet même des dispositions réparatrices du Code noir, la né-
gresse esclave recherchait l'alliance d'un homme libre, qui pût la ra-
cheter, elle et ses enfants, de la servitude. L'esclave mâle épousait de
préférence une femme libre et sauvait ainsi sa descendance de la ser-
vitude ; il y avait même de nombreux exemples d'un mûri racheté par
sa femme, ou d'un père racheté par son fils.
Ne pouvant dissoudre tous ces liens naturels, on dut entreprendre
de les briser : la peur du sauvage africain devait forcément se générali-
ser, et, le premier mot dit système fut emprunté à MACHIAVEL : divi-
ser.
Mais les mulâtres aussi tenaient par le sang à la race asservie. Or,
cette classe était aussi brave, aussi aguerrie, mais plus nombreuse et
plus riche que celle des nègres libres ; elle possédait en outre une pe-
tite minorité d'hommes [583] élevés en Europe, appartenant à l'aristo-
cratie française, supérieurs, par conséquent, sous tous les rapports, aux
blancs qui passaient aux colonies : intendants de grandes ; maisons,
comptables, chefs d’ateliers, etc., venant faire valoir les vastes do-
maines des Grands Seigneurs de la Cour, employés dans les comptoirs
de la Compagnie des Indes, petits trafiquants, commis, domestiques,
etc. Les mulâtres étaient donc un autre sujet d'alarmes pour les blancs.
Mais ils tenaient aussi à ces derniers par les liens du sang. Beau-
coup de ces hommes étaient esclaves ; mais les mulâtres libres étaient
répandus dans toutes les classes de la société coloniale ; du plus petit
ouvrier au plus grand seigneur, on peut dire que tout créole libre de
Saint-Domingue, à de rares exceptions près, était et s'avouait dé sang-
mêlé, à l'expiration de ce premier siècle de libre croisement entre les
deux races, car il n'y avait eu jusqu'alors aucun motif de s’en cacher.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 561

Quelle serait l'altitude de cette société mulâtre dans l'éventualité


d'un conflit entre européens et africains ?— Il était permis de supposer
que ceux d'entre eux qui, par de nombreux croisements avec la race
blanche, avaient perdu toute trace de consanguinité avec les noirs, se-
raient repoussés par ces derniers.
Les autres paraissaient libres de choisir et devinrent pour les euro-
péens appelés à appliquer le système, l'objet d'une méfiance qui ne
tarda pas à se transformer en une haine violente.
On voit quelle chaîne de discordes sans lin la nouvelle politique
coloniale allait dérouler au milieu des habitants de ce malheureux
pays.
Remarquons dès maintenant ; que si cette colonie était une société,
libre, maîtresse de ses destinées, se développant graduellement par
une immigration constante de noirs, elle aurait pu se conserver indéfi-
niment sans jamais connaître ni le préjugé, ni les catastrophes qui en
ont été la suite.
Les craintes qu'avait tait concevoir la traite à outrance des afri-
cains, étaient fondées en réalité sur l'état d'esclavage bien plus que sur
la sauvagerie de la masse noire [584] qu'on introduisait dans la colo-
nie. L'expérience avait démontré, même avec les indiens, que le sau-
vage qui est l'homme, accueille la civilisation comme un bienfait
quand elle ne lui apporte pas le malheur ; qu'il va à l'homme civilisé
comme à un être supérieur 210 quand celui-ci le traite avec bien-
veillance, avec justice.
Il n'est pas d'exemple dans les relations des hommes civilisés avec
des sauvages, que ceux-ci aient été les premiers à se montrer cruels.
—Pour le nègre en particulier, sa docilité, sa reconnaissance même,
envers des maîtres charitables, humains, était d'autant plus naturelle,
qu'il arrivait de fort loin sur une terre inconnue. Il n'avait pas comme
l'indien l'attachement au sol ; ce n'est pas là qu'étaient enterrés les os-
sements de ses pères ; là n'était pas pour lui la patrie. Celle-ci, il l'avait
défendue là-bas comme il l'avait pu ; il avait été vaincu, terrassé, en-
chaîné et jeté à fond de cale du bâtiment qui l'avait porté vers la terre
d'exil. Qui briserait en débarquant les fers enchaînant ses membres,
enchaînerait son âme et son cœur.

210 Voir St-John.


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 562

Tous ces nègres libres et distingués, tous ces mulâtres riches et


éclairés dont on redoutait la solidarité avec les sauvages africains,
n'auraient pu qu'attacher ces derniers à leur nouvelle patrie, en leur
faisant espérer par le spectacle même de la transformation mer-
veilleuse de leurs frères, des destinées dont ils ne sauraient rêver en
Afrique.
Mais ce n'était pas pour les civiliser, ce n'était pas pour les rendre
libres et heureux qu'on les transportait d'Afrique ; c'était pour en faire
quelque chose de plus bas que des sauvages, car un sauvage peut être
libre et fier ; c'était pour en faire des esclaves, des êtres auxquels on
retire toute possibilité de bonheur, en exprimant, comme le jus de
l'orange, toute leur énergie physique, toute leur force vitale pour le
bien-être d'autrui.
Cette combinaison était contre-nature. Les anciens habitants de
Saint-Domingue protestèrent, se récrièrent par pur instinct de conser-
vation.
[585]
Les conséquences étaient nécessairement moins à craindre pour les
Européens que pour les créoles, car les premiers se composaient pour
la plupart, comme on l’a vu, d'employés, de mercenaires, jouissant de
riches salaires qu'ils devaient précisément à l'adoption du système.
Ces gens-là avaient intérêt à faire rendre à la colonie d'immenses ri-
chesses sur lesquelles ils prélevaient une part considérable ; mais le
bonheur de cette colonie, considérée comme une communauté hu-
maine, leur était indifférent.
Pour tous ces intendants de grandes maisons venant chercher for-
tune dans la colonie, la grande affaire était de pouvoir s'en retourner le
plus vite possible, la bourse pleine.
Sans doute, ils subissaient aussi la peur des nègres, mais cet état
d'insécurité pesait moins sur leur esprit parce qu'ils n'étaient pas atta-
chés au sol ; ils conservaient l'espérance de reprendre définitivement
leur liberté d'esprit, leur tranquillité d'âme, en rentrant en France. Cet
état de l'âme des européens se communiqua rapidement à tous les
libres, à mesure que le système portait ses fruits amers ; et graduelle-
ment, tous les cœurs en vinrent à se détacher de la colonie. Le bon-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 563

heur y étant devenu absolument impossible, on ne vécut plus que de


l'espérance de le rencontrer quelque jour en passant en France.
Le premier fruit de l'insécurité, c'est la destruction du patriotisme.

« La manie générale, nous dit MOREAU de ST-MÉRY, est de parler de


retour ou de passage en France » 211

Et pour passer plus vite en France, on se mit à accabler l'esclave


noir de travaux surhumains qui le brisaient rapidement et transfor-
maient les plantations de Saint-Domingue en de vastes nécropoles.
C'était la résurrection de ces cruautés systématiques par lesquelles les
premiers colons [586] espagnols étaient parvenus à détruire la race
presque entière des Caraïbes.
Un habitant européen et contemporain de MOREAU d e ST-MÉRY,
HILLIARD D’ÀUBERTEUIL, constate en ces termes les effets du système,
en ce qui concernait les noirs :

« On a introduit dans la colonie, depuis l'année 1680, a plus de 800


mille nègres : une pépinière aussi forte aurait dû produire des millions
d'esclaves ; cependant il n'en existe dans la colonie (1776) que 290 mille.
Ce ne sont point les maladies qui ont affaibli jusqu'à ce point la population
des noirs ; c'est la tyrannie des maîtres ; elle triomphe des efforts de la na-
ture.

Des maîtres avides n'aiment pas voir leurs négresses enceintes ; on


est, disent-ils, privé de leur travail pendant les derniers mois de leur
grossesse, et Ion ne peut en ce retirer que de légers services jusqu’à ce
que l'enfant soit sevré ; le bénéfice des crues ne suffit point à réparer
lis temps perdu…….. Il y a des hommes barbares, en qui la cruauté,
fortifiée par l'avarice, ne prévoit rien.... »
Pour se faire une idée suffisamment approchée, de la masse de
chair humaine broyée dans cette infernale machine coloniale, il ne
211 Revoir ce passage de la description de Saint-Domingue qui a déjà été
rapporté tout au long. Cette manie renaît en Haïti à chaque retour de l'insé-
curité ; aujourd'hui cela se nomme « aller se retremper là-bas » H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 564

faut pas s'arrêter à la seule différence de plus de 500 mille individus


manquant à l'appel sur ces importations de l'Afrique, mais il faut en-
core se rappeler que ce que Ton demandait à la traite, c'était des tra-
vailleurs, c'est-à-dire des hommes et des femmes adultes dont il faut
compter la descendance de tout âge, de tout saxe, succombait sous
l'écrasement de ce régime incroyable de cruauté.
Cependant ce n'était pas seulement la cupidité des européens qui
trouvait son compte à cet écrasement systématique des enfants de
l'Afrique. Il y trouvait encore un gage au moins relatif de sûreté. Aussi
la mort naturelle, causée par les fatigues d'un travail excessif, surhu-
main, n'allant pas assez vite, on hâtait l'œuvre de destruction par l'ex-
termination systématique.
L'édit de 1685 était encore en vigueur. Mais « cela n'empêche pas,
dit H. d'Auberteuil, que des nègres ne périssent journellement dans les
chaînes ou sous le fouet, [587] qu'ils ne soient assommés, étouffés,
brûlés, sans aucune formalité ; tant de cruauté reste toujours
impunie......... À Saint-Domingue, quiconque est blanc maltraite impu-
nément les noirs. Leur situation est telle, qu'ils sont esclaves de leurs
maîtres et du public. »
La conscience de cet européen, de cet homme civilisé, révoltée par
tant de crimes et d'horreurs dont il était témoin et, il faut bien le dire,
auxquels il participait lui-même, lui suggéra cette question : « Quand
même on ne voudrait regarder, les nègres que comme des êtres phy-
siques, utiles à nos jouissances, il ne faudrait pas les détruire sans né-
cessité ; pourquoi donc les faire périr ou languir dans des traitements
barbares ?... »
À ce cri de la conscience, cet esclavagiste à outrance répondra lui-
même par ces deux mots : à notre intérêt et notre sûreté. »
La première suggestion de la peur du nègre fut, pour le blanc de
Saint-Domingue, comme il vient d'être dit, de susciter la discorde dans
le camp ennemi.
Le pauvre nègre arrivant de l’Afrique était ignorant et supersti-
tieux ; on ne songea à le guérir ni de son ignorance, ni de ses supersti-
tions. Au contraire, on suscita toute sorte d'ennuis aux prêtres, à ceux
de la Compagnie de JÉSUS surtout, qui entreprenaient de les baptiser,
de les instruire, de les marier, et l'on s'appliqua systématiquement à
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 565

faire passer tous les noirs, aux yeux les uns des autres, pour de ter-
ribles sorciers, d'horribles empoisonneurs.
On reste surpris, en lisant MOREAU d e ST-MÉRY, de voir à quel
point s'était développé ce machiavélique calcul, destiné à semer la mé-
fiance et la discorde parmi, ces malheureuses victimes.
Par une convention tacite, mais universelle, l'expression de révolte
de nègres n'était jamais employée ni dans la conversation, ni dans les
actes publics, ni même devant les tribunaux, bien que toutes les gorges
et tous les pics des montagnes de l'île fussent toujours remplis de
nègres révoltés. Le gibet, était en permanence sur toutes les places pu-
bliques pour le supplice des nègres révoltés [588] ou surpris dans
leurs tentatives, pour fuir et rejoindre les indépendants. Mais le suppli-
cié était toujours jugé et condamné pour des crimes imaginaires ( le
crime d'empoisonnement surtout), commis soi-disant contre des
nègres.

« C'est de nous, dit H. d’Auberteuil, que les nègres ont ce appris


l'usage du poison 212. Cependant on brûle sans miséricorde, sans preuves,
quelquefois même sans indices, tout nègre accusé de poison : la plupart
des blancs ne vivent que dans la crainte ; ils sentent presque tous combien
leurs esclaves sont en droit de les haïr, et se rendent justice. »

En exterminant systématiquement les noirs, on avait le double


avantage d'alimenter indéfiniment le lucratif commerce de la traite et
d'avoir une masse d'africains toujours nouvellement venus, incapables
de rien tenter, ne connaissant autour d'eux ni les êtres ni les lieux.
On s'efforça de rendre encore leur isolement plus complet, plus ef-
ficace, en inspirant aux nègres créoles l'idée d'une très grande supério-
rité sur les sauvages arrivant des côtes de l'Afrique.
De même que les anciens engagés blancs n'étaient plus que des
chefs d'ateliers de nègres, parmi ces derniers, les créoles devinrent des
commandeurs, sorte d'exécuteurs des hautes œuvres coloniales. Ce
sont eux qui administraient à leurs frères ces épouvantables châti-
212 Aveu précieux et qui jette une grande lumière sur cette prétendue science
des herbes d'Afrique dont St-John a tiré un si grand parti dans son roman.
H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 566

ments corporels qui faisaient mourir des hommes robustes et que l’on
n'épargnait pas aux femmes même enceintes.
Les anciennes milices coloniales devinrent l'objet de mille tracas-
series.
Les blancs en vinrent graduellement à ne plus se sentir en sureté
que sous la protection des troupes européennes. Les nègres et mulâtres
libres qui étaient autrefois mêlés aux blancs dans les régiments de mi-
lice organisés pour la défense de la colonie, furent appelés à former de
simples [589] compagnies spéciales de nègres ou de mulâtres, com-
mandées par des blancs.
Bientôt enfin, ces hommes ne furent plus jugés bons qu'à faire la
police de l'esclavage : on en forma une maréchaussée qui fut chargée
de poursuivre les esclaves fugitifs et de les ramener sous le fouet
meurtrier des commandeurs ou sous la hache du bourreau.
C'est simple comme on le voit : il s'agissait de faire partager par
toutes les classes de cette bizarre société « la « crainte du sauvage
africain » qui faisait le tourment du blanc.
La révolte en masse de cette immense majorité d'africains ne de-
vait pas être plus dangereuse pour le blanc qui avait institué l'escla-
vage, que pour le mulâtre qui veillait autour du cercle infernal, pour
rejeter dans la géhenne tout damné cherchant son salut dans- la fuite,
que pour le nègre créole qui, libre, montait la garde avec le mulâtre
autour des plantations, ou esclave, se voyait armé du fouet du com-
mandeur pour dompter le sauvage.
C'était bien un enfer terrestre que cette colonie tant regrettée, je ne
sais en vérité pourquoi, par des hommes de la race blanche.
II est un élément d'appréciation dont on a toujours négligé d'exami-
ner la part d'influence sur l'institution du préjugé de couleur dans les
colonies à esclaves du Nouveau-Monde : je veux parler de la simulta-
néité du développement de l'esclavage des noirs en Amérique, avec le
progrès des idées libérales et l'avancement rapide de la démocratie
blanche en Europe, notamment en Angleterre et en France.
Les fondateurs des colonies françaises et anglaises appartenaient
essentiellement à la démocratie et ne pouvaient par conséquent, se
désintéresser, comme européens, des légitimes revendications de leur
classe dans la mère-patrie. Cependant, comme colons, ils affirmaient
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 567

par l'institution même de l'esclavage, leur adhésion au principe aristo-


cratique dans sa forme la plus absolue.
C'était une inconséquence.
[590]
La même classe qui au nom de la liberté, devait décapiter CHARLES
er
1 Angleterre et plus tard, Louis XVI en France, cette même classe, à
St-Domingue et dans la Virginie, confisquait intégralement la liberté
des hommes importés d'Afrique, pour peupler ces colonies, pour tra-
vailler sur les plantations de l'Amérique.
La démocratie blanche protesta donc en France, de même qu'en
Angleterre el surtout dans le Massachussetts contre cette institution
non moins illogique que cruelle qui détruisait jusqu'à l'apparence
môme de la sincérité de ses protestations contre la tyrannie gouverne-
mentale, contre le pape, les rois et les nobles.
La cupidité l'emporta néanmoins et l'esclavage ne fit que croître et
s'affermir.
Mais quand on se fut décidé à pousser l'infâme institution à ses ex-
trêmes limites, cette protestation de la vraie démocratie européenne
s'affirma aussi avec une intensité également croissante : elle passa à
l'indignation et donna partout naissance à des abolitionnistes de plus
en plus convaincus, de plus en plus actifs.
Les esclavagistes, s'abandonnant complètement aux suggestions de
l'avarice, mais à bout d'argument contre les apôtres de la liberté,
eurent alors l'audace de soulever une question préjudicielle et sou-
tinrent que le nègre n'appartenait pas à l'espèce humaine.
Faire du nègre un être différent de l'homme, ou tout au moins une
race non seulement différente de la blanche, mais inférieure à celle-ci,
c'était une façon de justifier devant le monde civilisé, et devant leur
propre conscience, aussi bien le perpétuel esclavage des noirs, que le
travail excessif et les traitements-inhumains infligés aux esclaves
Les idées paradoxales ont eu de tout temps, le privilège d'exciter
partout la curiosité et la verve des esprits médiocres, dénués d'origina-
lité, et, par cela même, enclins à rechercher la notoriété, en se faisant
les apôtres de toute idée extravagante, de quelque part qu'elle vienne.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 568

Il se trouva donc que les esclavagistes avaient posé, à propos du ré-


gime économique des colonies, une question [591] de race et introduit
ainsi dans les spéculations philosophico-littéraires de l'Europe le sujet
d'une controverse d'autant plus intéressante qu'elle était sans issue,
comme nous l’avons vu dans MOREAU d e ST-MÉRY. L'étrange doc-
trine coloniale trouva donc aisément en Europe des partisans appa-
remment désintéressés qui donnèrent la réplique aux abolitionnistes.
La théorie de l'infériorité de race qui avait servi de base à rétablis-
sement et au maintien de toutes les aristocraties européennes, prenait
donc un aspect absolument nouveau dans les colonies. Et la politique
machiavélique, la politique de division que l'on était obligé d'y adop-
ter pour la sûreté des colons, s'étaya sur une prétendue théorie scienti-
fique de la diversité et parlant de l'inégalité des espèces humaines.
Au nombre des puérilités inspirées aux fondateurs du préjugé colo-
nial, il convient de rappeler le bruit que firent les colons de St-Do-
mingue a l'occasion du fait monstrueux d'une mule qui avait été fécon-
dée et qui avait eu un petit. Des fonctionnaires publics turent appelés à
constater le fait par un acte authentique dressé sur les lieux et revêtu
de la signature de nombreux témoins. MOREAU d e ST-MÉRY qui a
pieusement recueilli et transmise la postérité le souvenir de cet impor-
tant phénomène scientifique n'a pourtant pas osé nous indiquer l'objet
auquel était destiné le solennel procès-verbal dressé à cette occasion
par les colons de St-Domingue. Ces pauvres gens avaient cru trouver
dans cette monstruosité naturelle, un argument triomphant contre ceux
qui soutenaient la thèse de l'unité de l'espèce humaine, en se basant
sur la fécondité du mulâtre.
Réduite à se soutenir par de tels moyens, la thèse de la diversité
des espèces dans le genre humain ne pouvait avoir qu'une courte exis-
tence : elle dut descendre d'un degré, en conservant néanmoins la
même signification, la même portée, et en servant de base aux mêmes
criminelles prétentions, par un simple changement de mots : elle est
devenue et est restée la thèse de la diversité et de l’inégalité des races
dans l'espèce humaine.
Ce n'est qu'une façon de jouer sur les mots, en faussant [592] leur
véritable sens. Et l'expression race, qui implique l’unité, l'identité de
l'espèce, n'a jamais eu dans la bouche et sous la plume d'un esclava-
giste, d'un homme à préjugé, que le sens du mot espèce lui-même.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 569

Mais si l'esclavage des noirs était en contradiction avec les reven-


dications de la démocratie européenne, la contradiction était infini-
ment plus choquante encore entre cette question de race ou d'espèce
soulevée par les colons, et leur continuel croisement avec les né-
gresses.
Nous savons qu'à la seule exception des puritains de la secte de
BROWN dans le Massachussetts et des quakers de la Pennsylvanie, les
européens qui ont colonisé l’Amérique n'ont jamais été que des aven-
turiers (les chates anglaises ne les désignent d'ailleurs que sous ce
nom), des corsaires, des pirates, en un mot des hommes, des mâles.
Nous savons encore que la grande, l'immense difficulté de la colonisa-
tion était précisément la question du peuplement de ces colonies, par-
ticulièrement dans la zone torride. À Saint-Domingue surtout, nous
venons de voir comment ont été vains les efforts lentes dans tout le
cours du I7eme siècle pour y faire passer des européens au moyen du
système des engagés.
Sur le confinent, il y avait bien les indiens, les naturels du pays ;
mais il était plus facile de les exterminer que de les asservir, car,
contrairement aux malheureux africains, ils étaient sur leur propre sol.
À moins d'être déportés, ils ne pouvaient rester dans la servitude, ils
ne pouvaient jamais se faire à la pensée même d'être asservis sur un
territoire où il leur suffisait de fuir pour rejoindre leurs tribus et la li-
berté. 213
[593]
On allait bien les enlever, opérer dans leurs tribus ce que l’on ap-
pelle des razzias en Afrique, mais c'est à peine si ces actes de violence
suffisaient à procurer des femmes aux colons, comme l'enlèvement
brutal, par exemple, de POCAHONTAS et de ses compagnes dans la Vir-
ginie ; il s'ensuivait des querelles, des guerres d'extermination avec les
sauvages, qui n'avançaient guère la question du peuplement des colo-
nies.
213 En comparant le nègre à l'indien, on n'a jamais tenu compte de cette dif-
férence essentielle dans leur situation respective ; on n'a jamais songé que
les noirs qui, pour l'indien, n'étaient pas moins des étrangers que les blancs,
loin de pouvoir se soustraire à l'esclavage par la fuite, restaient solidaires
avec leurs maîtres dans la défense des colonies continentales contre les in-
diens, et que toute révolte les placerait entre le feu des peaux-rouges et le
feu des peaux-blanches. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 570

Ce fut donc partout, en vue de la solution de ce problème que l’on


a transplanté le sauvage africain dans les établissements européens du
Nouveau-Monde. La traite des noirs, il convient d'insister sur ce
poinC, car il est capital dans toutes ces détestables questions, de cou-
leur, la traite des noirs n'a pas seulement fourni des travailleurs aux
colonies, elle a aussi procuré aux colons des femmes, ces femmes
noires dont MOREAU de ST-MÉRY a vanté les irrésistibles attraits, « la
peau toujours fraîche sous des climats brûlants, les chairs toujours
fermes, toujours dures sous un soleil , qui met tout en fusion. »

« Le fleuve, dit de son côté l'illustre MICHELET, le fleuve a soif des


nuées, le désert a soif du fleuve.......
« Elle (la femme noire) est de toutes, la plus amoureuse et la plus gé-
nératrice, et cela ne tient pas seulement à la jeunesse de son sang, mais il
faut aussi le dire, à la richesse de son cœur. — Elle est tendre entre les
tendres, bonne entre les bonnes (demandez aux voyageurs qu'elle a sauvés
si souvent.) Bonté, c'est création ; bonté c'est fécondité,……… si cette
femme est si féconde, je l'attribue surtout à ces trésors de tendresse, à cet
océan de bonté qui s'épanche de son sein. »

Cette femme noire avec sa douceur inépuisable, son dévouement


sans borne en amour, captiva complètement l'homme blanc. Partout où
s'introduisait la négresse douce et aimante, le blanc cessait de s'atta-
chera la malheureuse indienne devenue froide, taciturne, rébarbative,
en voyant échapper à sa postérité la patrie de ses aïeux.
Ce fut bien autre chose quand sortit des amours de la négresse et
du blanc, la mulâtresse, la femme la plus seduisante [594] qui soit au
monde, s'il faut en croire MOREAU de ST-MÉRY et d'au très auteurs.
Participant de ces grandes qualités du cœur qui distinguent la né-
gresse, leur mère « les mulâtresses nous dit Hilliard d’Auberteuil sont
charitables et compatissantes : « il y en a qui rendent' de grands ser-
vices aux jeunes gens (blancs) qui viennent chercher fortune à Saint-
Domingue, surtout dans les maladies qu'ils éprouvent...... 214
214 Cette bonté inépuisable des négresses et des mulâtresses gène, parait-il,
les blancs à préjugé, surtout ceux qui ont pu en éprouver les effets en Haïti.
Aussi ne suis-je point surpris de la ruade maladroite détachée à ce sujet par
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 571

Les gens de sang-mêlé ont comme les nègres beaucoup de piété fi-
liale. 215 On a vu des mulâtresses retrancher sur leur luxe pour acheter
des enfants mulâtres que les pères (blancs) n'avaient pu affranchir
avant de mourir, et faire à ces enfants délaissés, le don le plus pré-
cieux, celui de la liberté. »
Rapportons aussi l'expression de l'admiration si enthousiaste de M
de S'-MÉRY pour les attraits de cette triomphante sirène américaine en
qui se fondent et se confondent tous les charmes des deux races exo-
tiques qui sont venues la créer sur la terre vierge des caciques et des
sachems. (voir St-Mery, 1er volume, page……)

« Telle est la vertu du sang noir, s'écrie enfin MICHELET, cet ami si sin-
cère des opprimés, des petits, des faibles, ce poète si profondément fran-
çais et qui savait si bien, à ce titre, écarter doucement la femelle pour trou-
ver la femme, la vraie femme faite de cœur, de sentiments, de tendresse,
de dévouement, telle est la vertu du sang noir : où il en tombe une goutte,
tout refleurit. Plus de vieillesse, une jeune et puissante énergie ; c'est la
fontaine de Jouvence.
Dans l'Amérique du Sud et ailleurs, je vois plus d'une noble race qui
languit, faiblit, s'éteint : comment cela se fait-il quand ils ont la vie à co-
té ? »

[595]
Élever un doute sur l'identité, sur l'unité de l'espèce humaine, à
propos du nègre, de l'homme noir et de son asservissement, c'était
bien, et c'est encore un comble d'absurdité et d'inconséquence de la
part du colon blanc, qui pratiquement, n'a jamais éprouvé nulle part,
quoi que l'on ose prétendre, aucun doute de cette nature à propos de la
négresse, de la femme noire, en pressant cette femme dans ses bras, en
échangeant des baisers d'amour sur les lèvres de cette même femme,
en fécondant cette femme.
C'est toujours la stupide distinction entre les sexes que j'ai déjà eu
occasion de signaler au mépris du lecteur : le nègre et la négresse ne
l'auteur de « Haïti or the black republic. »
215 À rapprocher de la tentative de bon mot de SPENSER SI-JOHN : « le mu-
lâtre hait son père et méprise sa mère. » H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 572

sont pas, dans cet amoncellement de sottises autant que d'iniquités,


des animaux de même espèce : ils diffèrent autant entre eux, qu'ils dif-
fèrent l'un et l'autre du blanc !
Tout cela était si absurde que l’on ne pouvait songer nulle part à
soulever cette hypocrite question de race, avant la cinquième ou la
sixième génération du croisement continuel de l'homme, du mâle de la
race blanche avec la femme noire, c'est-à-dire avant que la mulâtresse,
produite par le croisement direct des deux races, eût croisé à son tour
avec le blanc et produit la quarteronne, qui devait produire elle-même
la métive déjà blanche comme son père blanc et dont le croisement
avec la race prétendue supérieure, a eu pour résultat le mamelouk, être
théorique dont le nom est depuis longtemps tombé dans l'oubli, car ce
nom n'a jamais pu être appliqué à qui que ce soit.
L'européen, en instituant artificiellement ce prétendu préjugé de
race, pour la justification de l'esclavage des noirs dans les colonies,
débuta donc partout par un cynique mensonge sur la nature physique
de ses propres enfants, les créoles blancs, qui ont été en réalité, et sont
partout, fils de négresse.
Partout aussi ce mensonge a été, et est encore démontré, souligné
par l'existence des gens de couleur, par l’infinie variété des nuances de
la peau du mulâtre non encore absorbé dans la couleur primitive de
l'un de ses deux procréateurs.
[596]
La prétendue question de race entre le blanc et le noir, dans les co-
lonies qui avaient adhéré au système de l'esclavage des noirs, n'ayant
été soulevée qu'après un siècle et demi ou deux de libre croisement
entre les blancs et les négresses, mulâtresses, quarteronnes, etc., n'a
donc jamais été qu'un audacieux mensonge historique. Il était trop
tard, lorsqu'on s'arrêta à cette criminelle combinaison, pour faire naître
dans ces colonies autre chose qu'un préjugé, une question de couleur,
le résultat, non d'aucune répulsion réelle, mais d'un simple calcul poli-
tique.
En constituant cette bizarre aristocratie de la peau, ou se heurta au
mulâtre, à cette éternelle pierre d'achoppement de tous les esprits sys-
tématiques, amis ou ennemis de la race noire. Que devait devenir le
mulâtre dans ce système non moins naïf que cruel ? Il appartenait à la
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 573

race que l'on prétendait exclure de l'humanité, mais il appartenait aus-


si, pour une part quelconque, à l'aristocratie de la peau : il était fils du
blanc. L'embarras était grand.
Pour que le nouveau préjugé qu'on se proposait d'établir entre le
blanc et le noir eut au moins l'apparence d'un préjugé de race, il fallait
choisir entre deux théories à l'égard des personnes de sang mêlé : ou
bien le sang de la race dominante remportait par ses vertus et rachetait
tout sujet qui en possédait une quantité si faible que ce fut ; ou bien ce
sang devait être considéré coin me irrémédiablement, éternellement
contaminé par son mélange avec la moindre goutte du sang de la race
condamnée à l'éternelle servitude.
Nulle part les fondateurs de cette institution sociale n'ont pu s'ac-
corder sur l'une ou l'autre de ces deux théories, par la simple raison
qu'elles étaient également incapables d'aucune sérieuse application
pratique. Examinons en effet chacun des deux systèmes :

1° Supposons une ligne unique tirée au-dessous du mulâtre et fai-


sant rentrer dans l'aristocratie blanche tout individu appartenant à un
degré quelconque à la race européenne. En ce cas, on se heurtait aux
mulâtres à peau noire : griffes, marabouts, sacatras, etc., qui, comme
le Président GEFFRARD, par exemple, étaient parfois d'une nuance
beaucoup [597] plus foncée que celle des nègres pur sang de certaines
tribus de l'Afrique.
Appeler ces hommes-là des blancs n'eut pas été seulement ridicule,
mais contraire au but même que l'on se proposait d'atteindre par l'éta-
blissement du préjugé.
Si l'on pouvait être blanc avec une peau noire, il n'y aurait plus ni
blanc ni noir ; il ne resterait que ce qu'il y avait déjà : des libres et des
esclaves, sans distinction de couleur, et les abolitionnistes l'empor-
taient.
2° Qu'on creusât le fossé au contraire au-dessous du blanc, en fai-
sant partager aux mulâtres de toutes nuances, le sort du noir.
En ce cas, le préjugé ne profiterait à personne, excepté à quelques
européens de naissance, mariés ou célibataires, et en trop petit nombre
pour être pris en considération, car il n'eut pas été possible de dire
qu'elles étaient parmi les anciennes familles à peau plus ou moins
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 574

blanche composant la société coloniale, celles qui pourraient bien


n'être pas des gens de couleur, descendant à tous les degrés, des an-
ciens boucaniers et de leurs femmes noires.
Or, un préjugé social qui frappe tout le monde n'existe réellement
pas. C'eut été un non-sens.
La difficulté était la même, à l'un comme à l'autre bout ; on profes-
sa néanmoins l'une et l'autre théorie : c'est-à-dire que, ne pouvant tra-
cer une ligne de démarcation, on entreprit follement d'en tirer deux et
de considérer le mulâtre en même temps comme inférieur au blanc,
parce qu'il était fils de nègre, et supérieur au nègre, parce qu'il était
fils de blanc.
Dans un ou deux siècles d'ici, cette institution du préjugé de cou-
leur, avec ses contradictions et ses inconséquences, sera sans doute
pour les générations à venir, la preuve la plus accablante de l’immora-
lité et de l'imbécilité, non moins que de la cupidité et de la cruauté des
fondateurs de l'esclavage à outrance des noirs dans certaines colonies
du Nouveau-Monde.
Il n'a jamais été possible aux inventeurs de la question de race de
sortir de l'inextricable difficulté, du dilemme [598] insoluble que leur
impose l'existence de l'homme de couleur. La combinaison d'en faire
une race spéciale d'hybrides ne pouvait jamais être qu'une stupide chi-
mère, par la simple raison « qu'il n'y a pas de mulâtre » comme je l'ai
dit au commencement de ce livre. Ce mot s'applique à des individus,
mais ne peut désigner rigoureusement ni race, ni caste, ni classe
même, tant que le nègre et le blanc sont en présence, croisant entre
eux, produisant et absorbant tour-à-tour des sujets en qui leur sang se
mêle dans des proportions infinies.
Aussi tard qu'en 1776, un colon de Saint-Domingue, HILLIARD
d'Auberteuil montrait dans ses écrits, incertitude, l'hésitation, la contu-
sion des idées de ses congénères sur le mulâtre : « la colonie, dit-il, ne
pouvant pas être bien constituée, sans conserver une classe intermé-
diaire entre les esclaves et les ingénus, il faut que cette classe soit ab-
solument distincte de celle des esclaves par les signes extérieurs et in-
dividuels, comme par les droits civils. Il faut donc que cette classe soit
jaune, c'est-à-dire entièrement composée de mulâtres, et pour la rendre
telle il faut commencer par marier tous les nègres libres à présent exis-
tant dans la colonie, à des mulâtresses, et les mulâtres à des négresses
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 575

libres ; 216 il faut ensuite assurer les avantages de la liberté à tous les
mulâtres, enfants de la faiblesse des colons, et qu'ils doivent aimer
puisqu'ils les ont tait naître. En les laissant en esclavage, c'est affaiblir
dans l'esprit des nègres-le respect qu'il faut leur inspirer pour les
blancs : tout ce qui procède des blancs doit leur paraître sacré. »
Ailleurs le même auteur s'exprime ainsi :

« Chez tous les peuples qui ont eu des esclaves, les fils ou petits-fils
des affranchis étaient réputés ingénus ; mais à Saint-Domingue l'intérêt et
la sûreté veulent que nous accablions la née des noirs d'un si grand mé-
pris, 217 que quiconque en descend, jusqu'à la sixième génération, soit [599]
couvert d'une tâche ineffaçable........ Si des mulâtres, quarterons ou métis
osaient frapper un blanc, même quand ils en sont frappés, ils seraient punis
avec rigueur : telle est la force du préjugé (?) contre eux, que leur mort, en
ce cas, ne paraîtrait pas un trop grand supplice. Cette sévérité sera peut-
être trouvée injuste ; mais elle est nécessaire. »

Nécessaire à quoi, à qui ?


L'auteur vient de nous le dire :
À l'intérêt et à la sûreté des colons : à leur intérêt qui était de s'enri-
chir par l'esclavage à outrance des noirs, et à leur sûreté qu'ils
croyaient assurer en accablant nègres et mulâtres de tant d'humilia-
tions, en les plongeant dans un tel état d'abaissement, de dégradation
morale, qu'aucune pensée noble, généreuse, ne put jamais s'élever
dans leur âme, que le sentiment de la dignité humaine restât éternelle-
ment inaccessible à leur cœur.
Toutes ces théories sur les nuances de la peau, malgré les difficul-
tés absolument insurmontables que n'a cessé de leur opposer cette
preuve vivante, indestructible que la répulsion réciproque de l'euro-
péen et de l'africain a été partout et toujours un mensonge, tout cet ar-
rangement était
lâche, cruel, sans doute, mais c'était surtout une conception stupide,
née de cette ignorance que les colons reprochaient à tort aux fonction-
216 Les mariages ne produiraient que des grilles, c'est-à-dire des hommes de
a couleur des nègres. H.P.
217 Nous voilà bien loin du prétendu préjugé de race. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 576

naires européens, car elle n'était pas ;moins profonde chez eux-
mêmes.
En faisant violence à la nature, on ne cessait de se heurter à l'être
insaisissable, au mulâtre : qu'il n'eut dans ses veines qu'une goutte de
sang européen ou une seule goutte de sang africain, c'était toujours un
sang-mêlé et la chimie coloniale ne pouvait jamais arriver à marquer
aucun point où l'absorption en haut ou en bas, par le blanc ou par le
noir, pût être jugée complète Les blancs, les vrais blancs d'Europe,
comme MILLIARD d'Auberteuil, qui se démenaient dans les incohé-
rences, dans les absurdités du système, ne pouvaient se dissimuler
qu'en se mariant à Saint-Domingue. Ils procréaient des enfants qui
étaient, et dont la descendance entière serait ce que sont en réalité tous
les créoles des [600] anciennes colonies à esclaves du Nouveau-
Monde : des sang-mêlé, des gens de couleur. Si le doute à cet égard,
pouvait être permis dans quelque autre colonie, il ne saurait jamais
l'être à l'égard des colons de Saint-Domingue, des descendants des an-
ciens boucaniers de la Tortue.
Les européens nouveaux venus dans la colonie se trouvaient donc
dans des situations assez bizarres vis-à-vis des vieux colons : ces der-
niers, riches ou simplement aisés, formaient la véritable aristocratie
sociale ; mais ils n'étaient admis à aucun emploi honorifique, à aucune
charge de responsabilité ; en un mot, ils n'avaient aucune part d'autori-
té. Le gouvernement était une dictature absolue aux mains d'un gou-
verneur militaire qui suspendait ou modifiait à son gré, même les édits
royaux. Or les secrétaires, aides-de-camp ou employés tant du Gou-
verneur que de l'intendant qui lui était adjoint pour la partie adminis-
trative de son service, la plupart des procurateurs ou gérants des im-
menses plantations appartenant aux membres de la haute noblesse de
France, tous ces gens-là constituaient une aristocratie politique très-
puissante, mais généralement pauvre, qui se dressait eu face de l'aris-
tocratie de fortune des vieux colons. Les filles de ces derniers of-
fraient à ceux de ces jeunes hommes qui n'étaient pas engagés dans les
liens du mariage, de superbes occasions de s'enrichir, et ils sen préva-
lurent.
Quand on sut en France qu'il y avait à Saint-Domingue des dots et
des héritières opulentes, les emplois coloniaux devinrent un privilège
des cadets de noblesse, des fils de familles ruinés ou déshérités ; l'em-
ploi ne fut plus que le moyen ou le prétexte pour passer aux colonies ;
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 577

le, véritable objet que l'on avait en vue, c'était d'y trouver un mariage
riche. Enfin l’on songea que ces filles de colons devaient avoir des
frères, et quelques mères de bonne naissance, mais sans fortune,
osèrent traverser parfois l'Atlantique à leur tour avec leurs demoi-
selles, à la recherche de riches mariages pour celles-ci.
Cette chasse aux mariages riches n'obtenait pas toujours le succès
que l'on en attendait. Le caractère des Européens [601] arrivant â
Saint-Domingue était en général si peu honorable, que leur alliance
avait fini par répugner aux vieilles familles coloniales qui préféraient
s'unir entre ailes-mêmes. L'autorité dictatoriale du Gouverneur dut in-
tervenir souvent en faveur de ses favoris ou des recommandés de la
Cour : « la crainte de déplaire, dit H. d'Auberteuil, et le besoin de se
concilier un pouvoir qui s'étend sur tout, ont souvent forcé les pères à
donner en mariage les filles les plus riches, aux parents, aux amis, aux
protégés aux secrétaires des gouverneurs et des intendants. »
Quoi qu'il en soit, fils ou filles des anciens colons, ce que l'on allait
épouser dans les colonies c'était bien le mulâtre ou la mulâtresse, ce
que ne pouvait véritablement ignorer ces mêmes fonctionnaires colo-
niaux chargés de l’application du nouveau système de l'esclavage à
outrance.
« Les français envoyés de la Cour, dit encore H. d'Auberteuil, pour
remplir différents emplois dans la colonie, forment pour ainsi dire,
une classe à part : ils se persuadent que les nègres, méchants par ins-
tinct, plus que par esclavage, doivent être conduits comme des ani-
maux malfaisants dont on veut tirer quelque utilité. Le défaut d'intelli-
gence des différents idiomes que les nègres emploient, contribue à
leur imposer une défiance cruelle, et c'est cette haine des esclaves qui
fait naître dans les esclaves la haine de leurs maîtres…… Aveuglés
par l’orgueil et la présomption, ils croient tout savoir, et au lieu de
s'instruire avec docilité de ce qui est particulier « à la colonie, ils
s'érigent en petits tyrans, chacun dans leur place ... » Et, pourrait ajou-
ter l'auteur, chacun entouré de sa femme et de ses enfants tous, réelle-
ment gens de couleur.
On chercha à sortir de la difficulté par le dosage du sang, de là ces
tables curieuses que MOREAU d e ST-MÉRY a conservées dans sa
« Description de St-Domingue » ; au lieu d'une ligne de démarcation,
l'on était ainsi conduit à en tracer une infinité : comment déterminer
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 578

en effet où commence, où finit le mulâtre, cet être prédestiné, dont il a


plu au Créateur défaire la preuve vivante de l'identité des [602] races
humaines et qui échappe à toute classification physique en passant du
nègre au blanc ou du blanc au nègre, à chaque génération.
Tant que les colons unis à des femmes noires ou colorées eurent la
majorité, tant qu'il leur resta quelque influence, la tendance fut de ti-
rer-la ligne unique entre le nègre et le mulâtre, en donnant à celui-ci le
bénéfice de sa portion de sang noble : en dépit de la disposition spé-
ciale du Code noir qui voulait que l'enfant partageât le sort de sa mère,
on conserva l'usage qui s'était établi dans la colonie, dès sa fondation,
de ne point laisser un mulâtre en esclavage au-delà de son âge de ma-
jorité.
Cette disposition du Code noir avait même été l'objet, de la part
des anciens colons, de vives protestations dont le gouverneur, M.
DUCASSE, s'était fait l'interprète. Le 27 Juin 1697, il écrivit, en effet à
M. de PONTCHARTRAIN, ministre des colonies, pour le prier de sollici-
ter du roi la consécration légale de l'ancienne coutume qui prévalait
encore dans les mœurs de la colonie et qui voulait que tout mulâtre
âgé de 21 ans, fut un homme libre par ce seul fait.
La cour semble-t-il n'a jamais voulu faire droit à cette requête ; et
les blancs, pères de mulâtres, durent continuer à munir leurs fils
d'actes d'affranchissement.
Je n'hésite pas à considérer la résistance de la Cour à ce vœu des
anciens colons, comme un bonheur pour la race noire, car c'est à
l'existence d'un petit nombre de mulâtres parmi les esclaves que l'on
doit, sans aucun doute, l'échec des efforts tentés pour interdire entière-
ment tout affranchissement d'esclave noir, ce qui eut peut-être rendu le
système inébranlable pendant des siècles.
« Non seulement, dit H. d'Auberteuil, il ne doit point être permis
aux négresses, mulâtresses et quarteronnes de se marier à des blancs,
il est nécessaire qu'à l'avenir tous les nègres, griffes et marabouts res-
tent dans l'esclavage.»
Au-dessus des quarteronnes il y avait, ne l'oublions pas, les mé-
tives, les mamelouques, les femmes sang-mêlé dont [603] ne parle pas
cet écrivain et qui toutes, pour être blanches de peau, n'en étaient pas
moins des femmes-mulâtres ; les griffes et marabouts n'étaient aussi
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 579

que des mulâtres : c'était toujours, à l'un ou à l'autre bout de celle


échelle fantastique, des gens ayant dans leurs veines un mélange de
sang africain et de sang européen.
La pensée fondamentale du système exposé dans ce passage d'Au-
berteuil, ne pouvait donc jamais se traduire en fait.
Il s'agissait de former des castes par la distinction même des races :
les blancs absorbant les sujets les moins foncés en couleur de la classe
intermédiaire et formant seuls la caste des libres, des ingénus.
Le nègre, absorbant les plus foncés en couleur de la classe intermé-
diaire, formerait seul, mais à perpétuité, la caste des esclaves. Les
griffes, mulâtres et quarterons, seuls dénommés gens de couleur, croi-
sant exclusivement entre eux, s'absorbant dans une nuance-uniforme
entre le noir et le blanc, formeraient non moins perpétuellement, une
caste d'affranchis devant à tous les blancs indistinctement ce « respect
singulier » que prescrivait le Code noir au véritable affranchi, à
l'homme sortant directement et personnellement de l'esclavage, envers
celui qui avait été son maître, son propriétaire.
La prétendue question de race était donc arrivée insensiblement à
se séparer de la question même de l'esclavage, à n'être plus en réalité
qu'un effort insensé pour transformer le préjugé de couleur, chose arti-
ficielle, voulue, en un préjugé de race, en une prétendue répulsion ins-
tinctive, insurmontable, du blanc à toute association avec le noir. Ce
préjugé enfin n'a été, et n'est encore partout, qu'une lutte démorali-
sante des personnes à peau blanche, nées dans les colonies à esclaves,
pour s'imposer comme personnes de pure race blanche.
Il fallait donc défaire ce que l'on avait fait, tenter de faire absorber
par le nègre et le blanc les produits de leurs amours : sacatras, mara-
bouts, griffes, mulâtres, quarterons, métis, mamelouks, sang-mêlés,
etc.
[604]
Impossible ! —Le blanc, le vrai blanc, l'européen, privé de femmes
de sa race, trouvait le sexe dans la négresse et continuait d'aimer
d’amour son esclave noire ; celle-ci privée de liberté, trouvait
l'homme, l'être fort, le protecteur, le libérateur, dans l'européen et
continuait d'aimer d'amour son maître blanc ; et de ces amours sor-
taient de nouveaux mulâtres qui produisaient de nouveaux griffes, de
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 580

nouveaux quarterons et finalement, des métis, des mamelouks, des


personnes à peau absolument blanche qu'il fallait appeler gens de cou-
leur, tant que vivaient à côté d'elles leurs parents moins clairs, et dont
la seule existence était une protestation contre la fraude des prétendus
blancs, créoles. Il suffisait en effet, de la mort ou de l'éloignement
d'une génération, pour ajouter aux familles créoles un nouveau contin-
gent de gens de sang-mêlés.
Que faire, hélas ? On tenta vainement d'empêcher le blanc et la né-
gresse, ces incorrigibles amoureux, de s'aimer, mais on ne pouvait que
les empêcher de se marier ; et les mamelouks, pour n'être plus des en-
fants légitimes, n'en continuèrent pas moins à franchir l'enceinte sa-
crée de l'aristocratie de la peau, à arracher sur la porte de la société
créole, l'hypocrite étiquette « préjugé de race » et à y substituer le vrai
nom « préjugé de couleur. »
Que faire donc pour sauver le malheureux créole ?
Telle a été, telle est encore la question absorbante qui rapetisse les
esprits et les cœurs dans tous les pays d'Amérique où a fleuri l'escla-
vage à outrance des noirs, dont la population s'est formée, quoi que
l’on prétende, par le croisement de l'homme d'Europe avec la femme
africaine
Passer pour blanc, telle a été, telle est encore la grosse affaire pour
chacun. Dans ces malheureux pays, l'esprit humain, incapable de
prendre son vol, reste en bas, tout en bas, scrutant les ondulations des
chevelures, les tâches de la peau, la transparence des ongles, etc., etc.,
chacun tremblant d'être reconnu fils de négresse en se trouvant dans la
compagnie du nègre ou du mulâtre non encore suffisamment blanchi !
Cependant, dans cet océan de contradictions et d'absurdités, [605]
les fondateurs des préjugés coloniaux avaient rencontré une vraie
paille historique à laquelle ils avaient fini par s'accrocher avec la téna-
cité du désespoir.
M. d'Ogeron, qui avait été nommé Gouverneur de la colonie le 7
Octobre 1664, c'est-à-dire un quart de siècle après Levasseur, eut le
premier, parait-il, la préoccupation du mode de formation de la popu-
lation, en vue de la stabilité et du développement de la colonie. Abs-
traction faite, sans doute, de tout ce qui n'était pas blanc, et parmi les
blancs, de tous ceux qui continuaient leur existence d'écumeurs de
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 581

mer, n'ayant à la Tortue qu'un pied-à-terre, un boucan comme l'on di-


sait alors, 218 M. d’Ogeron ne trouva dans la population fixe de la colo-
nie que « 490 hommes blancs. » Ce nombre lui parut insuffisant : il
s'efforça de créer un courant d'immigration blanche dans cette colonie
dont il appréciait les richesses naturelles. Il parvint ainsi à faire passer
à Saint-Domingue environ 300 européens par an, dit-il, dans un mé-
moire présenté à COLBERT, en 1669.
Naturellement, l'arrivée de ces hommes qui venaient renforcer la
population fixe des cultivateurs, élevait proportionnellement le besoin
et la demande des femmes ; d'où un accroissement équivalent du
nombre des négresses. De là, une nouvelle recrudescence des « enlè-
vements de Sabines » à la colonie espagnole voisine et, par' suite, de
nouvelles difficultés, de nouvelles complications qu'il fallait éviter,
pour amener l'Espagne à sanctionner l'occupation par les français de
cette partie de l'Ile.
Pour obvier à cet inconvénient, D'OGERON s'appliqua dans un
voyage qu'il lit eu France à mettre à exécution le projet de faire passer
aussi quelques femmes blanches dans la colonie. Il réussit à en intro-
duire ainsi un très-petit [606] nombre. L'entreprise ne pouvait avoir le
succès qu'il en attendait pour de nombreuses raisons.

« Ces premiers colons, dit JULIEN RAYMOND, 219 dépourvus de femmes


européennes ou agréant peu quelques-unes qu'on leur avait envoyées de la
métropole, dont les vertus paraissaient plus que suspectes, ces hommes
grossiers s'attachaient à des filles de couleur ou à des africaine qu'ils
prirent pour compagnes de leurs plaisirs. Ces femmes prenaient soin d'eux
et partageaient leurs travaux et leur condition : de là l'attachement de ces
premiers colons pour leurs enfants mulâtres nés de cette cohabitation. Ce
fut là l'origine, la cause, les motifs de redit de 1685 par lequel Louis XIV
autorisa le mariage légitime entre les deux races. »
218 Cette expression s'est conservée jusqu'aujourd'hui dans cette région des
côtes haïtiennes. Elle est employée par les pêcheurs pour désigner les lieux
de refuge établis dans les mille petites anses de la côte où l’on peut tirer une
embarcation de pêche complètement à sec sur le sable ; on y fait sécher le
poisson, et l'on y répare ses filets et son canot. Un ajoupa, pour se mettre à
l'abri de la pluie, complète le boucan. H.P.
219 Origine et progrès du préjugé des colons blancs contre les hommes de
couleur. Paris, 1791, cité pur B. ARDOUIN.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 582

Louis XIV avait fait plus qu'autoriser, il avait prescrit le mariage


entre les deux races. La tentative d'Ogeron avait échoué et ne devait
jamais plus être renouvelée. Le roi de France crut devoir prendre son
parti de ce qui semblait plaire le mieux aux colons de Saint-Domingue
et ne songea plus qu'à sauvegarder les intérêts delà religion et de la
morale : « Ayez des femmes noires, puisqu'elles vous plaisent, mais
épousez les en légitime mariage. » Telle fut la pensée évidente du
code noir.
Les quelques femmes importées par d'OGERON devinrent ce
qu'elles purent quelques-unes devinrent des compagnes légitimes ou
non, de boucaniers ou d'engagés blancs, aussi bien que des affranchis
noirs ou de couleur ; d'autres allèrent offrir leurs charmes eu location
dans les boucans des flibustiers ; enfin elles se fondirent dans la popu-
lation.
Après cela il ne vint de femmes blanches à Saint-Domingue que
les épouses des rares fonctionnaires mariés en France qui emmenaient
avec eux leurs familles et parfois, comme il a été dit, une parente
pauvre en quête d'un mariage opulent.
Longtemps après, et par suite de la grande réputation de [607] ri-
chesse de l'île, quelques « Hétaïres » y passèrent à leur-tour en quête
d'aventures, de même que quelques petites ouvrières, modistes, mar-
chandes de toilette, etc.
Avec ce passé historique, la difficulté de tirer La ligne entre le
blanc et le mulâtre dans la population fixe de la colonie était insur-
montable : les femmes d'OGERON furent la mince planche de salut à
laquelle s'accrocha le préjugé pour ne pas mourir dans l'œuf.
On fit de ces pauvres filles, de prétendues dames à préjugé qui, en
dépit du code noir, ne se seraient jamais alliées qu'à des blancs exclu-
sivement ; elles eurent ainsi l'honneur, plus d'un siècle après les dé-
dains outrageants dont elles avaient été l'objet de la part des pères,
d'être revendiquées par les petits-fils comme leurs honorables et hono-
rées bisaïeules.
Elles cessèrent d'avoir été ce qu'elles furent réellement : des filles
de joie ramassées sur le pavé des grandes villes de France. Elles de-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 583

vinrent de « douces et timides orphelines » dont chacun fit la racine de


son arbre généalogique.
Grâce à cet incident insignifiant des premiers temps de l'établisse-
ment de la colonie, les femmes créoles de Saint-Domingue dont la
peau était assez peu foncée pour ne pas rendre la prétention par trop
choquante, purent sauter pardessus les barrières du préjugé que les eu-
ropéens, leurs propres épouseurs, venaient élever dans la colonie pour
le succès du nouveau système.
Descendant des « timides orphelines » de MOREAU d e ST-MÉRY,
leurs enfants furent comme leurs congénères créoles des colonies es-
pagnoles ou anglaises, des « blancs-pays » (blanco de la tierra, native
whites.) La difficulté n'était plus que de rendre avouables ces mères
d'adoption, grâce auxquelles le créole devenait un blanc.
MOREAU de ST-MÉRY, après avoir parlé des « mœurs farouches et
sanguinaires » des boucaniers dont un chef « réunissant les talents les
plus extraordinaires » d'Ogeron, avait réussi à faire des cultivateurs,
de vrais colons, s'exprime ainsi :

« En, effet, jamais personne n'influa autant, que d'Ogeron [608] sur les
mœurs des intrépides conquérants de Saint-Domingue français, dont il par-
vint à faire des agriculteurs. Pour leur en donner les qualités les plus né-
cessaires, d'Ogeron invoqua le secours d'un sexe séduisant qui sait partout
adoucir l'homme et augmenter son penchant pour la sociabilité ; il fit venir
de France des êtres intéressants, de timides orphelines pour soumettre ces
êtres orgueilleux, accoutumés à la révolte, et pour les changer en époux
sensibles et en pères de famille vertueux. C'est de cette manière que Saint-
Domingue eut une population qui lui devint propre et qu'on commença à
le considérer comme une véritable patrie. » 220

J'ai adopté pour plusieurs raisons la version que donne sur ces « ti-
mides orphelines » JULIEN- RAYMOND, un contemporain de MOREAU
de ST-MÉRY ; d'abord cette version est infiniment plus probable, plus
conforme à l'ordre naturel des choses, que ces vierges innocentes et
pures traversant l'Atlantique pour venir tenir école de vertu au profit
des « farouches boucaniers ; » ensuite, la version de ST-MÉRY laisse
220 M. de St-Mery, 1er vol. page 7.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 584

sans explication la formation parallèle des familles de couleur et des


familles de créoles blancs marchant de pair dès l'origine de cette so-
ciété coloniale. Enfin MOREAU d e ST-MÉRY appartenait à une an-
cienne famille créole. Il était, ou il passait pour être blanc, il avait
donc un intérêt direct à présenter sa bisaïeule comme une blanche co-
lombe, « une timide orpheline. » Ce n'est d'ailleurs pas le seul point de
son ouvrage où l’on s'aperçoit que l'impartialité et la sincérité ne l'em-
portaient pas toujours chez lui sur les calculs des intérêts de caste.
Beaucoup de ses contemporains l'ont même dénoncé comme un saute-
barrière, ce qui mettait en question sa sincérité sur l'identité même de
son être : « dans une adresse de la Société des Amis des noirs » à l'As-
semblée Nationale, en date du 4 Avril 1791, CLAVIÈRE, membre de
cette société, dit :

« Nous dévoilerons complètement ce colon, — MOREAU de ST-MÉRY,


— dont les traits du visage et la couleur de la [609] peau font soupçonner
une double trahison : celle des droits de l'homme et de ses frères propre-
ment dits.... Si le sang africain ne coule pas dans les veines de MOREAU de
ST-MERY, ce qui est problématique, etc. »
« BRISSOT dans une lettre adressée à BARNAVE en novembre 1790, di-
sait :
« Il est le ! député des îles à l'Assemblée Nationale, MM. MOREAU de
t
S -Mery et COCHEREL, par exemple, qu'il est impossible de distinguer des
mulâtres. On m'assure que dans les assemblées coloniales, et dans les
places les plus distinguées, il existe de vrais sang-mêlés, mais qui ont su
déguiser leur origine. Croirait-on que ces frères dès mulâtres sont les plus
ardents et les plus hautains de leurs ennemis !... »
« Cela se conçoit fort bien, dit B. ARDOUIN, à qui j'emprunte ces cita-
tions, parce que, déguisant leur origine, ils se montraient plus acharnés,
pour qu'on ne put pas les soupçonner : calcul infâme, mais logique ! » 221

Du reste la Compagnie des Indes Occidentales, pas plus que d'Oge-


ron son agent, n'avait eu l'honneur de l'invention à ce sujet : dès l’an
1620, des femmes avaient été envoyées d'Angleterre à la colonie nais-
sante de la Virginie, dans les mêmes conditions et pour le même objet.
221 B. Ardouin, Etudes sur l'Histoire d'Haïti, 1er vol. pages 79 et 80.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 585

On en avait envoyé de même au Canada, à la Louisiane et peut-être


dans d'autres colonies. Il y a longtemps qu'on a fait la remarque que
chacun peut faire dire à l'Histoire, cette grande menteuse, à peu près
tout ce que l'on veut. Rien n'est plus amusant, en effet, que la tou-
chante unanimité avec laquelle les historiens de la race blanche se
servent de ces malheureuses femmes pour antidater le préjugé de cou-
leur et transformer partout les créoles en blancs de pur sang européen.
À Saint-Domingue, les femmes d'Ogeron n'avaient certainement pas
atteint le nombre de 100, et elles sont devenues en moins de 150 ans,
les bisaïeules de six à huit mille familles créoles qui sont censées
avoir toujours conservé intact, génération après génération, l'orgueil
[610] de race ; la pureté du sang, bien que prétendant descendre de ces
créatures qui avaient jeté par-dessus bord l’honneur de la femme.
Dans la Virginie, l'importation des « douces et timides orphelines »
n'a été que de 90 en 1620 plus 60 en 1621 — soit un total de 150.
C'était aussi l'objet de spéculation d'une Compagnie coloniale : elle
vendait ces douces vierges à leurs nobles épouseurs au prix de 120 à
150 livres pesants de tabac.
Ce n'est guère que dans cette seconde moitié du 19 e siècle que les
indiens, les nègres ou leurs descendants se servent de la plume et
commencent à soulever le voile jeté sur les mystères historiques de la
colonisation de l'Amérique
Les deux plus curieux de ces mystères sont sans contredit, la prodi-
gieuse diffusion de la noblesse devenue plus nombreuse dans les colo-
nies, à Saint-Domingue surtout, que dans les métropoles européennes,
et la phénoménale fécondité des « timides orphelines » de toutes les
races et de toutes les langues, transportées d'Europe en Amérique dans
la première moitié du 17e siècle.
Aucun écrivain de la race blanche ne semble avoir été frappé de
cette fécondité surnaturelle. MALTHUS lui-même qui aurait pu en tirer
un si grand parti pour rétablissement de sa lui fantaisiste de la popula-
tion, MALTHUS ne s'en est pas aperçu. Quel renfort n'eut-il pas trouvé
là pourtant ?
100 orphelines épousent 100 blancs à Saint-Domingue, vers 1670
— soit 200 personnes doublant tous les 25 ans d'après sa loi. La pro-
gression est donc de 400 individus en 1695, 800 en 1720, 1600 en
1745, 3200 en 1770 et 6400 au plus en 1790 ! Or la population répu-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 586

tée blanche était de plus de 40.000 personnes eu 1789. Et l’on n'a ja-
mais eu, en aucun temps dans le 18e siècle, aucun mouvement d'immi-
gration blanche assez important pour avoir été jugé digne de l'atten-
tion des historiens, et l'on sait en outre que le climat de Saint-Do-
mingue, pas plus que celui de la Louisiane, n'a jamais été jugé favo-
rable au développement de la race blanche.
[611]
On a partout adopté la fiction du créole pur sang, sans contrôle,
sans examen, parce que l'on y avait un intérêt en tondant le système de
l'esclavage à outrance : c'était de désolidariser avec la race condam-
née, tous ceux de ses descendants qui, par leur assimilation avec la
race dominante, pouvaient au moyen de la richesse et de l'instruction
qu'ils possédaient, s'opposer avec efficacité à rétablissement du sys-
tème, si on n'en taisait des complices.
À mesure que le préjugé prenait et s'accentuait, le mulâtre qui
n'était pas fils du blanc européen, appartenant à l'aristocratie gouver-
nementale, mais qui descendait à la 2e, 3e, 4e génération, de croise-
ments entre gens de couleur, le mulâtre sentant se resserrer autour de
lui 1e cercle infernal de l'état perpétuel d'affranchi, subit la tentation
toujours croissante de sauter la barrière, de franchir la terrible muraille
du préjugé. On n'y opposa qu'une faible résistance au début. Ceux
d'entre eux qui étaient en possession d'un titre nobiliaire et d'un teint
pas trop « brûlé par le soleil des tropiques » étaient admis ipso facto
dans l'aristocratie coloniale.
Enfin, l'on lit une autre précieuse découverte, c'est qu'à une époque
ancienne, il y avait eu une tentative de déportation à Saint-Domingue
de quelques mauvais sujets parmi les indiens des autres colonies fran-
çaises. C'étaient des hommes turbulents dont la colonie ne voulut
point débarrasser ses sœurs, et l'on s'était hâté d'y couper court. Néan-
moins, il était venu quelques indiens dans la colonie ; cela n’est pas
contestable. Comme aux timides orphelines de MOREAU de ST-MÉRY,
il se trouva des milliers de descendants de ces indiens, revendiquant la
franchise de la peau sur les principes établis dans les colonies espa-
gnoles.
On ne lit aucune difficulté pour réputer blancs, les descendants des
nobles guerriers peaux-rouges.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 587

Il y avait trois avantages pour la fondation du système, à laisser


sauter la barrière : 222
[612]
1° — Dans ces colonies fondées par des aventuriers qui n'étaient
pour la plupart que des brigands, des gens de sac et de corde, l'élément
européen ne pouvait point appartenir à la classe des pères de famille
avant que la colonisation eut réalisé assez de succès au point de
vue de l’ordre, de la stabilité sociale, : pour offrir quelque-garantie de
sécurité à des personnes pauvres, mais vraiment respectables, à des
femmes, à des jeunes filles, qui n'avaient pas perdu leurs droits à ces
titres sacrés. En outre, cette immigration blanche, n'a pu commencer
d'une manière notable qu'après que le système politique et surtout éco-
nomique, respectif de chaque, colonie eût été nettement dessiné, à la
suite des tâtonnements inévitables du débat.
Au commencement et constamment depuis, le courant naturel
conduisit les familles d'émigrants dans le Nord de l'Amérique, là où
l’on pouvait rencontrer des climats analogues à ceux que l’on quittait.
Un vrai père de famille en aucun temps n'a risqué, sans y être forcé,
les jours de sa femme ou de sa fille dans les climats meurtriers de la
zone torride. Gela est vrai aujourd'hui avec les nombreux et rapides
222 Cette expression de « saute-barrière » désignant les gens de couleur qui
se font passer pour blancs afin d'échapper au préjugé, s'est perdu en Haïti
parle fait même du renversement de la barrière en 1804. Elle est encore en
usage à la Guadeloupe, à la Martinique et à la Guyane française, et à l'heure
présente, ce sont encore assez généralement les sautes-barrières qui re-
crutent l'aristocratie créole en passant d'une colonie à l'autre. Quand la peau
est assez claire et les cheveux assez plats, on quitte la colonie N° 1 et l'on
passe en France où on prend la particule pour aller habiter ensuite la colonie
N° 2 où l'on se donne pour créole de la colonie N° 3. J'ai connu ainsi un pe-
tit mulâtre ou quarteron de la Guadeloupe qui devint créole et comte en pas-
sant de France à Cayenne, où il se trouva originaire de la Martinique. Le
noble comte avait un frère qui mourut presque de misère en Haïti. Je dois
ajouter que ces fantaisies coloniales ne sont plus aujourd'hui qu'un anachro-
nisme. On sourit de pitié en voyant de pauvres diables se démener pour être
blancs faute d'être quelque chose, lorsque les seuls hommes distingués de
ces colonies, les seuls dont les noms quittent leurs rivages sont des descen-
dants d'Africains qui ne songent ni à se blanchir, ni à s'anoblir comme le Gé-
néral VIRGILE ou le Sénateur ISAAC ou le député GERVILLE-REACHE ou son
frère Mr GERVILLE-REACHE le Gouverneur de la Guyanne, ou Mr
LACASCADE, Gouverneur de la colonie des Marquises etc. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 588

paquebots dont nous disposons : les Européens qui passent de France,


d'Angleterre, d'Allemagne et même de l'Italie ou de l'Espagne aux An-
tilles, appartiennent généralement [613] au sexe masculin. Ce sont
toujours des jeunes hommes pauvres, sans responsabilité de famille,
que leurs parents envoient se risquer, s’aventurer dans ces climats,
dans l'espérance qu’ils échapperont peut-être à la mort, en trouvant sû-
rement la fortune. Combien à plus forte raison, n'en devait-il pas être
ainsi au 16e, au 17e et au 18e siècle ?
Il fallait donc de toute nécessité, transiger avec la question de race
dans toutes les colonies qui l'acceptaient pour assurer leur prospérité,
parce que leur climat était meurtrier pour le blanc et par conséquent
bien plus encore pour la blanche.
Il fallait fonder le préjugé sur la différence de couleur et non sur la
différence de race, afin d'avoir des familles blanches, puisque l'on
n'avait pas, que Ton ne pouvait pas avoir des familles de race blanche.
Cette transaction pouvait seule permettre la création d'une caste
blanche à laquelle appartiendraient seuls, si le préjugé était sincère, les
habitants -mâles, nés en Europe et quelques rares femmes euro-
péennes d'humble situation sociale, auxquelles il faudrait donner le
pas sur les tilles et les épouses des plus hauts fonctionnaires euro-
péens, car le gouverneur lui-même était parfois marié à une riche
créole.
2° — En permettant de recruter de cette façon la prétendue caste
blanche, on rendrait aussi la situation moins désespérante pour les su-
jets réputés mulâtres à cause simplement de leur couleur plus foncée.
Pouvant être blanchis par une lettre-patente du Gouverneur, ils
avaient quelque chance de sortir de l'enfer du préjugé par leur soumis-
sion, leur dévouement à leurs frères blancs, et de franchir la terrible
barrière au-delà de laquelle on devenait le petit-fils de l'une des « ti-
mides orphelines. » On maintenait donc ainsi une certaine solidarité
entre le mulâtre resté mulâtre, et le mulâtre passé au rang de blanc
créole.
3° — On rompait du même coup la solidarité entre toutes les
nuances inférieures de la peau et surtout entre les libres et les es-
claves : en bas, le nègre était plongé dans le fond de cet enfer, dans
cette damnation de l'esclavage [614] qui était le dernier terme le but
même de la création de ce préjugé de couleur. En haut le blanc, même
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 589

pauvre, jouissait de l'auréole d'un demi-dieu. Mais il n'était pas impos-


sible de devenir blanc. La terrible barrière n'était pas absolument in-
franchissable.
On comprend l'effet que ce curieux arrangement social devait,
exercer sur les esprits. L'homme, je parle ici des libres, sans distinc-
tion de couleur entre nègres et mulâtres, plus fort, plus égoïste que la
femme, songeant plus à lui-même qu'à sa descendance, s'est partagé
en deux camps : les lâches acceptant le système sans réserve, atten-
dant tout de la bonté de la caste supérieure et lui restant plus ou moins
servilement dévoués, tandis que la fierté native des hommes de cœur,
mulâtres ou noirs, couvait la protestation et la révolte.
La femme au contraire, plus faible, plus douce, plus résignée, faite
pour le sacrifice et l'abnégation, dont l'individualité entière s'absorbe
et disparait dans le sentiment profond de la maternité, ne songeant
plus à elle dès que sa pensée est une fois tournée vers son enfant, sa
descendance, trop faible pour oser mesurer la taille du colosse blanc
qui la dominait, la femme noire ou de couleur fut insensiblement en-
traînée à chercher pour elle-même et pour sa descendance la bienheu-
reuse issue qui conduisait hors de l’enfer colonial.
Pour la négresse esclave, être la femme du blanc du maître, c'était
sortir elle-même du cercle de l'esclavage, c'était aussi l'espérance de
voir sortir ses enfants, ou ses petits enfants de la damnation du préju-
gé. La femme noire pouvait de son vivant, voir sa petite fille quarte-
ronne de l'autre côté de la muraille, dans le cercle lumineux, entourée
d'enfants blancs. Fallait-il pour cela qu'elle reniât elle-même le lien
qui les rattachait à ses entrailles ? Aucun sacrifice n'est au-dessus des
forces de la mère ! Elle peut toujours rentrer dans la nuit, dans le
néant, dans l'enfer lui-même sans souffrir, en bénissant même sa desti-
née lorsqu'elle a l'espérance et surtout la certitude d'avoir épargné ses
propres souffrances à sa progéniture !
[615]
L'amour maternel dans la race opprimée, fut donc partout le com-
plice inconscient des fondateurs du préjugé de couleur. Là où existe ce
préjugé, on peut observer ce fait curieux dans sa constance d’une part,
la mulâtresse, femme de blanc, caresse le préjugé et semble l’approu-
ver, le partager ; elle est ou sera mère de blancs et elle jouit de la supé-
riorité artificielle que la peau confère à ses enfants. Par contre la mu-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 590

lâtresse, fille ou femme de. nègre, est tour jours l'ennemie la plus vio-
lente, la plus décidée de cet abominable préjugé qui fait que ses en-
fants retombent plus profondément qu'elle-même dans le cercle des
souffrances et des humiliations que son-cœur de mère eut voulu leur
épargner au prix de sa vie charnelle et du salut même de son âme.
Les générations en se succédant, devenaient dupes de leurs devan-
cières : le créole, fils ou petit-fils de saute-barrière, ignora la super-
cherie dont il était le bénéficiaire ; il était plus ou moins blanc de
peau, on lui enseignait dès sa naissance qu'il était de race blanche ;
tous ceux qui l'entouraient en étaient, ou se montraient convaincus ;
pourquoi en douterait-il ?
Le temps amenait ainsi le succès de la cruelle entreprise, le préjugé
s'accentua graduellement en une persécution systématique du mulâtre
libre, faisant pendant à l'extermination systématique du nègre esclave.
On contesta d'abord aux mulâtres le droit de porter les titres de no-
blesse dont ils héritaient légitimement de leurs pères blancs. On s'ap-
puya sur le fait qu'une négresse ou une mulâtresse ne pouvait être une
dame de naissance et que les mésalliances de la noblesse avec la ro-
ture ne sauraient avoir des conséquences moins graves dans les colo-
nies qu'en France. La cour accepta cette suggestion, et le blanc eût
seul dans la colonie le privilège d'appartenir à la noblesse.
C'est de là qu'est sorti cet amour de la particule, cette passion in-
sensée des titres nobiliaires, raillée par MOREAU de ST-MERY. Puisque
le blanc seul pouvait être noble, quiconque passait pour noble était né-
cessairement accepté [616] pour blanc : aussi presque tous les créoles
de Saint-Domingue s'affublaient-ils de quelques titres sonores, ou tout
au moins du DE.
Les européens, grands blancs ou petits blancs, durent en faire au-
tant pour n'être pas en reste avec leurs voisins. D'ailleurs, ils apparte-
naient tous de plein droit à l'aristocratie delà peau, et pour chacun il
eut été pénible, on le conçoit, d'être si grand personnage dans la colo-
nie, pour n'être plus que GROS-JEAN, tout court, en passant en France,
« en allant se retremper là-bas. » Ce n'était pas possible, en vérité !
Chacun te comprit ; l'autorité ferma l'œil et tout blanc des colonies de-
vint noble même en France.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 591

En 1724, on avait introduit le fameux code noir dans la colonie de


la Louisiane, mais avec une modification profonde qui en avait com-
plètement changé l'esprit : c'était l'interdiction formelle du mariage
entre les blancs et les personnes de race africaine ou de sang-mêlé.
Cependant la législation, en ce qui concerne le mariage entre les
deux races à Saint-Domingue ne fut point rapportée. Mais le mariage
entre individus des deux races fut interdit en France. Dans la colonie
même, on assimila ces mariages à des mésalliances et l'on frappa les
blancs qui les contractaient d'un invincible ostracisme social. Enfin,
des règlements coloniaux, assimilant le nom même d'un blanc à un
titre de noblesse, interdirent aux mulâtres de porter le nom de leurs
pères blancs, même quand ils en étaient les enfants légitimes (en
1773).

« Un blanc qui épouse légitimement une mulâtresse, dit HILLIARD


D'AUBERTEUIL, descend du rang des blancs et devient l'égal des affran-
chis ; ceux-ci le regardent même comme, leur inférieur ; en effet cet
homme est méprisable. 223

[617]
Celui qui est assez lâche, pour, se manquer à lui-même est encore plus
capable de manquer aux lois de ta société ; et l’on a raison, non-seulement
de mépriser mais encore de soupçonner la probité de ceux qui, par intérêt
ou par oubli, descendent jusqu’à se mésallier.
Il y a dans la colonie environ 300 hommes blancs mariés à des filles
de sang-mêlé ; 224 plusieurs sont nés gentilshommes, ils rendent malheu-

223 N'était pas méprisable celui qui prenait pour sa compagne illégitime, une
mulâtresse ou une négresse. Telle était la morale des colonies à esclaves : on
restait honorable en gardant chez soi une concubine, en élevant publique-
ment les enfants qu'on faisait à cette femme : c'était le placage ; maison était
déshonoré, si l'on faisait à soi-même, à sa femme et à ses enfants une situa-
tion régulière par le mariage.
224 Ce sont celles qui, à l'époque dont il s'agit, n'étaient pas assez claires de
teint pour sauter la barrière. Mais une génération après, leurs filles deve-
naient des Madame d'Auberteuil : on épousait au Port-au-Prince, par
exemple la fille d'un riche mésallié quand on habitait le Cap ou bien les
Cayes. Là, Madame était reçue et consacrée créole. Du reste quand les en-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 592

reuses ces femme que la cupidité leur a fait épouser ; ils sont eux-mêmes
plus malheureux encore, quoique moins dignes de pitié. Tout ce qui les en-
toure devient pour eux des objets de regret ; tout ce qui doit consoler les
autres hommes, les plonge dans la tristesse ; ils éprouvent sans cesse les
supplices du cœur. Est-il rien de plus accablant pour des pères, que la bon-
té de donner l’être à des enfants incapables de ne remplir aucunes fonc-
tions civiles, et condamnés à partager l'humiliation des esclaves ?
« Des enfants procréés de semblables mariages ont cependant quelque-
fois servi en qualité d'officiers dans la maison du roi et dans les troupes du
roi ; 225 mais à présent il y a trop de créoles en France pour qu'ils puissent
conserver l'espoir d'en imposer à l'avenir sur leur origine. »

L'objet de cet empêchement du mariage entre les blancs et les per-


sonnes de couleur était de fermer la porte à l'irruption des quarte-
ronnes, des métisses, des mamelouques, etc., dans le domaine sacré de
l'aristocratie de la peau. Vains efforts !
Cette pensée était stupide comme tout ce qui procède [618]
d'ailleurs du préjugé de couleur : on demandait à un arrangement so-
cial le moyen de sortir des embarras suscités par un phénomène d'his-
toire naturelle.
Il ne faut pas oublier, en effet, que le mariage est au fond, sinon
dans la forme, l'état naturel d'un homme et d'une femme, s'unissant
l'un à l'autre, non d'une manière fortuite et en vue d'un plaisir momen-
tané, mais d'une manière permanente et pour l'accomplissement en
commun du devoir de soigner, de protéger, d'élever les enfants aux-
quels on donne naissance conformément à la volonté de DIEU qui
nous ordonne de « croître, de multiplier et de peupler la terre » c'est-à-
dire de conserver, de perpétuer l'espèce jusqu'à ce qu'il plaise au Créa-
teur de supprimer son œuvre et de nous appeler tous à sa barre pour
entendre son dernier et irrévocable jugement, et pour recevoir la ré-
compense ou le châtiment éternel que mériteront nos œuvres.

fants d'un mésallié étaient assez blancs de peau, la mort de leur mère les pla-
çait, en quelques années, hors du préjugé sans qu'ils eussent à changer de lo-
calité
225 C'était autrefois, sous Louis XIV, avant la création et le succès du « sys-
tème », du temps ou créole ne signifiait pas encore blanc. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 593

C'est à cause des devoirs naturels attachés à la procréation, que


nous attachons une idée de moralité ou d'immoralité aux circonstances
particulières du rapprochement des sexes, C'est aussi à cause de ces
devoirs du père et de la mère envers l'enfant que la religion fait un pé-
ché capital de tout rapprochement fortuit des sexes, en vue du plaisir
et non en vue de la reproduction de l'espèce, de la constitution de la
famille. Telle est en somme, la raison vraie de l'institution, dans toute
société policée, d'une forme quelconque de célébration du mariage,
d'un acte public par lequel un homme et une femme prennent la com-
munauté entière à témoin de l'engagement qu'ils prennent l'un envers
l'autre de croiser exclusivement entre eux, et de pourvoir à la protec-
tion, au bien-être, au bonheur des enfants qui sortiront de leur union.
En interdisant le mariage, c'est-à-dire la forme de célébrer un
contrat naturel dont l'observance dépend de la foi des parties, et nulle-
ment de l'intervention d'un magistrat ou d'un prêtre, en interdisant ces
mariages tandis qu'on maintenait le préjugé de couleur, ou plutôt à
cause même de ce préjugé, on n'a pas seulement donné naissance à
des unions immorales dans les colonies, on y a renversé la moralité
[619] conjugale elle-même à l'égard des descendants de la race oppri-
mée.
Sans l'esclavage, et sans le préjugé de couleur qui frappait les af-
franchis, le discrédit d'une naissance illégitime devant compromettre
le bonheur de son enfant, eût suffi pour mettre la femme noire ou de
couleur à l'abri de la séduction. Mais quelle idée de moralité ou d'im-
moralité pouvait jamais se faire jour dans l'esprit de l'une ou de l'autre,
à propos d'un acte qui devait les soustraire au fouet du commandeur ?
Qu'on lise dans la « Case de l'oncle Tom» les tortures que la passion
d'un maître blanc pouvait infliger à la malheureuse esclave qui osait
ne pas l'aimer d'amour lorsqu'il lui plaisait de l'ordonner ainsi !
Pour la femme libre, l'union légitime avec le blanc, en rapprochant
sa descendance de la caste noble et privilégiée, était nécessairement
préférable à l'union légitime avec le noir, dont le résultat devait être de
plonger plus profondément ses enfants dans la damnation. Ainsi, le
devoir moral attaché à la procréation de s'efforcer d'assurer à ses en-
fants la plus grande somme possible de bonheur, était bien réellement
pour la négresse et la mulâtresse, esclave ou affranchie, dans ces
unions libres qui épargnaient à leurs enfants les horreurs de l'escla-
vage et du préjugé de couleur.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 594

Le blanc seul était immoral dans ces unions ; lui seul procréait des
êtres humains en cherchant le plaisir, sans songer aux devoirs de la pa-
ternité.
Voilà comment a pris naissance cette illusion de l'adoration du
blanc par la négresse et la mulâtresse, que SPENSER ST-JOHN a rappor-
tée au nombre de ses nombreux plagiats de MOREAU de St-Mery et
qui lui a fourni le chapitre le plus ridicule de son roman sur la « Répu-
blique noire. »
De ST-MÉRY je le répète, a fait et reproduit dans son livre des ob-
servations personnelles et d'une vérité frappante, seulement il n'a pas
su ou il n'a pas voulu en trouver la liaison. Il a constaté en effet cette
préférence de la mulâtresse et de la négresse pour le blanc au détri-
ment des hommes de leur couleur. Mais il n'a pas cru à la sincérité
[620]
De cette préférence qui serait en effet contre nature si elle n'était
réellement le produit de quelque calcul. Voici ce qu'il dit à ce sujet :

« Les mulâtresses affectent une sorte de dédain pour les mulâtres, et


même dans leurs bals, qui ressemblent à ceux des blanches, elles ne
veulent d'autres hommes que des blancs. — J'assure néanmoins que chez
un grand nombre d'entre elles, ce dédain n'est que simulé, et que plus
d'une a pour favori un mulâtre, qu'elle embellit secrètement de ce qu'elle
reçoit d'un blanc qui jurerait, s'il le fallait, que sa bien-aimée a une aver-
sion insurmontable pour les hommes colorés. Il en doute d'autant moins
que cette bien-aimée est une tigresse en jalousie, et comment supposer
qu'une femme joue un sentiment qu'elle n'éprouve pas ! »

Cette interdiction du mariage entre les deux races ne trouva guère


de résistance chez les blancs parce que : 1° la peur du nègre, du sau-
vage africain, les empêchant de prendre racine sur le sol colonial, ils
ne pouvaient qu'être heureux de ces unions qui, d'après les idées euro-
péennes sur le mariage, ne leur imposaient aucune obligation légale
sinon morale et religieuse, envers leurs femmes et leurs enfants.
2° Ils avaient ainsi tous les avantages de la famille sans être soumis
aux ennuis de toute sorte que la société coloniale faisait souffrir aux
mésalliés.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 595

Leurs femmes mêmes et leurs enfants n'avaient réellement pas à


souffrir du préjugé, car leur position n'était pas fausse comme celle
des malheureuses familles de mésalliés.
3° Enfin comment résister aux charmes irrésistibles de ces terribles
sirènes, qui acceptaient si volontiers le mariage sans forme légale ? Il
arriva ce qui devait arriver : la théorie de la mésalliance frappa de
mort le mariage lui-même à Saint-Domingue.
Tous les blancs s'allièrent illégitimement aux douces négresses,
aux séduisantes mulâtresses et quarteronnes de la colonie, et bientôt la
pauvre créole blanche ne trouva plus personne pour l'épouser et… elle
fit comme ses sœurs de couleur.

« L'île de Saint-Domingue est favorable à la population [621] dit


MILLIARD d'Auberteuil, mais les mariages y sont rares. Les français labo-
rieux qui viennent y chercher fortune ne se marient presque jamais ; le
concubinage ne les attachant aux femmes blanches ou noires que par de
liens très-légers, convient mieux à leurs projets ; ils sont moins gênés
dans leurs entreprises, ils ont moins de soins à remplir, ils sont débarrassés
de toutes ces complaisances ; de toutes ces tendres inquiétudes qui, pour
les s bons maris, deviennent des devoirs ; ils n'ont pointa s'occuper de
toutes ces bienséances qui entraînent à la fois les dépenses et la perte de
temps. S'il se fait quelques mariages, c'est l'intérêt qui les conclut. Souvent
ils sont bizarres, de vieux colons épuisés par le libertinage font à de jeunes
filles moins riches qu'eux, l'offre d'un cœur blasé ; de vieilles femmes que
leurs appas ont abandonnées plus tôt que leurs désirs, servent de res-
sources à des adolescents....
« Quand les mariages ont paru d'abord mieux assortis, la paix n'y est
guère plus durable : les femmes galantes rendent toujours les maris
jaloux…»

Lorsque les malheureuses créoles blanches lasses d'attendre des


épouseurs, se furent décidées à devenir elles aussi, des concubines de
blancs pour sauver la race, elles eurent paraît-il, une rude bataille à li-
vrer à la sémillante mulâtresse qui avait si complètement subjugue
l'européen, qu'il en était venu même à ne plus trouver de charmes à la
blanche, à n'en plus vouloir, même pour concubine. La pauvre créole
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 596

dut se résigner, pour ne pas sécher, pour trouver au moins un amant,


puisqu'il fallait renoncer au mariage, elle dut se résigner à copier ser-
vilement les allures de son écrasante rivale, de cette mulâtresse, plus
séduisante d'après de ST-MÉRY, que la séduisante PHRYNÉ de l'antiqui-
té.
Je reviendrai sur ces mœurs de St-Domingue en traitant de leur in-
fluence sur la constitution de la société haïtienne. 226
[622]
Constatons seulement ici que cette interdiction des unions légi-
times plongea la société coloniale tout entière dans l'immoralité, sans
atteindre le but proposé : le croisement exclusif entre eux, des sujets
appartenant à chacune des trois castes à établir. Les négresses conti-
nuaient à engendrer des mulâtresses, qui engendraient des quarte-
ronnes, qui engendraient des métives, qui engendraient des mame-
louques, qui engendraient des femmes sang-mêlé, qui engendraient
des créoles blanches, qui faisaient, qu'en cessant d'être légitimes pour
devenir naturelles, les familles blanches de St-Domingue ne pouvaient
se croire, sincèrement des gens de pure race blanche.
Il fallait aussi expliquer la stagnation du nombre des mulâtres au-
trement que par le fait simple, visible, palpable, de leur absorption par
le blanc.
Le préjugé en se taisant sur ce point désagréable de l'absorption du
nègre par le blanc au moyen de la mulâtresse, ne pouvait pourtant em-
pêcher les indiscrétions des tables de recensement.
À les en croire, aucun être humain ne serait doué d'aussi peu de vi-
talité que le mulâtre.

« Cette classe, disait un autre colon de St-Domingue, mettrait moins de


temps à disparaître qu'il ne lui en a fallu pour arriver à son nombre actuel,
si elle ne se recrutait sans cesse par le libertinage des blancs et des né-
gresses. »

Il fallait nier l'absorption sous peine de n'avoir pas de blancs.


226 Ce chapitre, malheureusement resté incomplet, est donné en appendice.
(Note des Éditeurs.)
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 597

Si du moins l'on pouvait l'arrêter, il se formerait une classe de per-


sonnes absolument blanches mais réputées gens de couleur et dont la
présence assurerait l'authenticité de race des familles qui avaient déjà
sauté la barrière.
L'imagination des pauvres colons ne pouvait cesser de poursuivre
cette chimère.
Résumons ici, les moyens, aussi absurdes que vexatoires, auxquels
on recourut dans ce but :
1° —Par un règlement du générai de VALLIÈRE rendu en 1773, on
lit défense aux gens de couleur de prendre les noms des blancs. « On
croyait éviter par ce moyen, dit naïvement [623] HILLIARD d'Auber-
teuil, la confusion des rangs et des familles. » Vains efforts !
On ne pouvait changer les lois civiles de la France ; Les mésalliés
qui en avaient les moyens, passaient en France avec leurs familles, y
régularisaient la situation de leurs enfants et revenaient dans la colonie
avec des actes qui les plaçaient hors de l'atteinte du bizarre règlement
colonial.
Les autres réclamèrent, et il fallut admettre, dit cet auteur, « que
nulle autorité n'était capable d'empêcher les mulâtres et leurs descen-
dants de porter les noms qui leur appartiennent par le droit de la nais-
sance, qui leur ont été transmis par une suite du mariage de leurs
pères. »
2°— Plus tard, lorsque les colons, par suite de la révolution en
France, reçurent l'autorisation de constituer une assemblée coloniale à
S'-Marc, l'un des membres de cette assemblée, pour résoudre cette im-
portante question de noms, proposa gravement de contraindre tous les
blancs qui épouseraient une femme de couleur à prendre un nom afri-
cain, comme les mulâtres (non légitimes) y avaient été contraints par
l'ordonnance de Mr de VALLIÈRE. Cet imbécile se nommait THOMAS
MILLET.
3°— On était parvenu, comme je l’ai déjà dit, à empêcher en
France, sinon dans la colonie, le mariage entre blancs et gens de cou-
leur ; on obtint de même l'interdiction aux gens de couleur de passer
en France.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 598

4°— On rapporta les anciens règlements qui permettaient de déli-


vrer (ou plutôt de vendre) aux gens de couleur des lettres patentes les
déclarant descendants d'indiens ou de blancs.
5°— On leur interdit l'exercice de certains métiers, tels que l'orfè-
vrerie.
« La confusion des rangs et des familles » renaissait néanmoins par les
petits blancs exerçant les professions permises à l'insaisissable mulâtre.

6°— Il leur fut fait défense d'user des mêmes étoffes que les
blancs.
« Des archers de police, dit l'abbé GRÉGOIRE, furent commis à l'exé-
cution de ce décret ; on les a vus sur les [624] places publiques, aux portes
mêmes des églises, arracher les vêtements à des personnes du sexe, qu'ils
laissaient sans autre voile que la pudeur.
« Ils sont exclus de toutes les charges et emplois publics, soit dans la
judicature, soit dans le militaire ; ils ne peuvent plus aspirer aux grades
d'officiers, quoiqu'en général on les reconnaisse pour gens très-courageux.
On ne veut pas même que, dans les compagnies de milices, ils soient
confondus avec les blancs. Quelles que soient leurs vertus, leurs richesses,
ils ne sont point admis aux assemblées paroissiales. Dans les spectacles,
ils sont à l'écart, le mépris (c'est la haine qu'il faudrait dire) les poursuit
jusqu'à l’église, ou la religion rapproche tous les hommes qui ne doivent y
trouver que leurs égaux. Des places distinctes leur sont assignées. »

7°—Enfin, il fut fait injonction aux curés, notaires et autres


hommes publies, de consigner dans leurs actes les qualifications de
mulâtres libres, quarterons libres, sang-mêlé, etc.
Toutes ces persécutions étaient cruelles sans doute, mais d'une effi-
cacité absolue par rapport au but que l'on se proposait : il n'y a jamais
eu dans aucune colonie à esclaves, aucune portion notable de gens
libres, réputés mulâtres au-dessus du degré de quarteron, et pour y re-
trouver les degrés supérieurs aux métis, mamelouks ou sang-mêlé, il
faudrait pouvoir soumettre à l'analyse le sang des créoles blancs.
Dans cette poursuite insensée du mulâtre, on était donc arrivé à
perdre absolument de vue le but même de l'institution du préjugé : de
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 599

couleur. La thèse de la répulsion insurmontable du blanc pour la


femme noire ne pouvant se soutenir nulle part, qu'à titre d'exception,
chacun a voulu entrer dans l'exception et rompre sa solidarité avec la
race condamnée. Et ce qui n'était au début qu'un calcul politique, se
transforma rapidement partout « en un calcul puéril de la vanité »
comme je l'ai dit au commencement de ce livre.
C'est toujours la même vieille histoire : l'hostilité des gens arrivés
contre ceux qui viennent. Ceux qui étaient parvenus [625] à en impo-
ser à tout le monde et jusqu'à leur propre conscience, sur leur origine,
les créoles, faisaient la police du préjugé et montaient la garde devant
la muraille que d'autres s'efforçaient de franchir à leur imitation...
Ce mot de créole, emprunté aux espagnols, et qui avait servi à dé-
signer à l'origine tout sujet de race exotique né dans la colonie, com-
prenait à l'origine jusqu'aux produits des espèces animales introduites
dans la colonie, tels que les bœufs et les chevaux. Il existe même une
variété de la canne à sucre produite par la culture à St-Domingue et
qui reçut par ce motif le nom qu'elle a conservé jusqu'à ce jour, de
canne créole. Mais par l'établissement, du préjugé, on trouva com-
mode de rétrécir la signification de ce mot et de n'appeler créoles que
« les personnes nées dans les colonies et issues de parents européens. »
Cette définition qui n'est qu'un jeu de mots, permettait aux fils et pe-
tits-fils de métis et de mamelouks d'entrer dans l'aristocratie de peau
sans pécher autrement que par « restriction mentale. » Ils étaient tous
des créoles, en effet, puisque c'étaient « des personnes nées dans la co-
lonie et issues de parents européens. » On omettait seulement d'ajouter
que ces personnes étaient issues aussi de « parents africains. »
Qu'il y ait eu des blancs, de vrais blancs à St-Domingue et dans
toutes les autres colonies à esclaves de l'Amérique, cela n'est pas
contestable, puisque nous savons que ces colonies ont été fondées par
des européens ; mais les descendants de ces européens dans les colo-
nies intertropicales, au moins, n'étaient pas, ne pouvaient, pas être de
pure race blanche, car jusqu'à la tin du 18e siècle, et sauf dans les colo-
nies du Nord, l'Europe n'envoyait à l'Amérique que des maies. Les
tentatives d'introduction de femmes blanches dans ces colonies, faites
dans le 17e siècle, avait partout échoué et sous les tropiques, elles
n'ont jamais plus été renouvelées jusqu'à ce jour.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 600

Il manque donc partout au créole, pour être de race blanche, l'un


des deux éléments de la production : la femme.
Il y a donc toujours eu, il y a encore aujourd'hui, manque de sincé-
rité à appeler l'infâme produit du système de l'esclavage [626] à ou-
trance des noirs, un préjugé de race, car ce n'est véritablement qu'un
préjugé de couleur, c'est-à-dire un enfantillage.
Je sais bien qu'en contestant la sincérité du pavillon sous lequel
passe le blanc créole, je soulèverai une immense clameur de protesta-
tions et de malédictions contre moi.
Ce sera l'effet du préjugé puisqu'il existe encore et que ceux qui
sont hors de son atteinte ne peuvent être contents de se voir appeler à
élever dans leur propre conscience un doute sur la sincérité de l'arbre
généalogique qu'ils ont reçu de leurs parents. Plus tard, tout cela paraî-
tra bien puéril à tout le monde. Mais tant que le calcul politique qui a
engendré le préjugé de couleur n'est pas abandonné, beaucoup de gens
passant pour blancs peuvent se croire atteints dans ce qu'ils ont de plus
sacré au inonde quand on affirme l'histoire, à la main, qu'en général le
créole est, ou doit être, un sang-mêlé ; qu'il l’est d'autant plus sûre-
ment que sa famille a plus anciennement pris naissance dans les colo-
nies à esclaves.
Cependant je ne songe à infliger à cet égard aucune humiliation à
ceux qui envisagent la question au point de vue du préjugé existant. Je
n'ai aucune intention de faire à cet égard le moindre chagrin à per-
sonne, car je n'ai aucune vengeance à exercer à ce propos ni contre les
créoles en général, ni contre des blancs en particulier : personnelle-
ment je n'ai jamais été atteint en aucun temps, en aucun lieu, par le
préjugé de couleur.
Hors de mon pays, j'ai été cent fois sollicité par des personnes dont
j'ai pu faire la connaissance, à glisser sur mon origine. Beaucoup de
personnes croient, ou font semblant de croire, qu'il y a, ou qu'il peut y
avoir, des haïtiens blancs, « brûlés par le soleil des tropiques. » Je sais
enfin que des compatriotes à moi ont eu parfois à l'étranger la fai-
blesse de se servir de cette perche pour sauter la barrière à la faveur
d'une peau autant ou même plus brune que la mienne ; car, je le ré-
pète, dans cette question de couleur, il y a des complaisances, des
compromis, des transactions.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 601

Pour ma part, cette perche m'a été tendue cent fois par [627] des
amis blancs, hors d'Haïti ; je l'ai toujours doucement repoussée.
Je me suis toujours fait un devoir, dont j'ai d'ailleurs pu pénétrer
l'esprit et le cœur de tous mes enfants, de ne jamais laisser qui que ce
soit dans l'erreur sur l'identité de mon être ; de saisir toujours la pre-
mière occasion favorable pour apprendre ou rappeler à mes connais-
sances qu'il n'y a absolument aucun haïtien de la pure race blanche.
Mes relations avec chacun, après cette suppression de toute possibilité
de malentendu, ont toujours été plus agréables, plus cordiales, plus
durables.
D'ailleurs, puisque c'est une distinction, un privilège dans certains
pays, d'être blanc, il y a lâcheté morale dans ces pays à se donner ou à
se laisser prendre pour blanc, quand on sait qu'on ne l'est pas : par ce
procédé, on vole la considération d'autrui, en perdant l'estime de soi-
même. Il vaut mieux pour le mulâtre subir l'ostracisme du préjugé et
n'avoir aucun ami blanc que de tromper les gens.
Mais ce préjugé de couleur, qui donne naissance à tant de men-
songes, à tant de lâchetés, est un mal moral qu'il est temps d'extirper
de toute société chrétienne ; en outre, c'est devenu un anachronisme
partout où l'esclavage des noirs a été aboli : il est temps que cela dis-
paraisse devant les progrès de la civilisation chrétienne, devant l'élé-
vation de la raison.
C’est au créole blanc qu'il appartenait de mettre lin à ce mal qui est
un véritable obstacle au bonheur du blanc et du noir, là où ils sont ap-
pelés à vivre de la même vie civile et politique, là où ils ont les mêmes
intérêts à promouvoir, à défendre : la prospérité et la gloire d'une com-
mune patrie.
Que le préjugé de race ait été et soit encore un calcul politique,
c'est ce qui est prouvé, on ne saurait trop le répéter, par l'existence ac-
tuelle, visible, incontestable du mulâtre, partout où la population se
compose de nègres et de blancs. Que ce dernier préfère en général la
femme blanche à la noire, ce n'est pas une question à discuter : la
blanche a été pour lui la première forme de la femme ; sa mère est
blanche.
[628]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 602

Par la même raison, après avoir rencontré et aimé la négresse, il


devait lui préférer la mulâtresse qui est plus près de la blanche, puis la
quarteronne, puis la métive, etc.
En admettant, aussi bien qu'en repoussant la théorie du préjugé de
race, l'absorption partielle au moins du mulâtre par le blanc est la
chose la plus simple, la plus naturelle qui se puisse concevoir. Il ne
peut donc pas ne pas y avoir des créoles ayant du sang africain dans
les veines et, en considérant le croisement entre elles-mêmes des fa-
milles créoles clans chaque colonie et d'une colonie à une autre, on ne
peut non plus ne pas admettre que ce soit partout le cas pour la grande
majorité des familles créoles. Et enfin, puisque tout le jeu de l'organi-
sation sociale des colonies a toujours été d'effacer toute trace possible
de cette affiliation ; que la grosse affaire pour chacun a toujours été de
se munir de toutes les preuves imaginables de la pureté de son origine
européenne, il faut encore admettre que l'on ne saurait déterminer où a
passé la descendance des métives et des mamelouques de chaque gé-
nération, dans quelles familles blanches s'est absorbé le sang de ces
femmes.
En d'autres termes, si l'on peut accepter théoriquement la possibili-
té de l'existence dans les anciennes colonies à esclaves de familles de
pure race blanche, il ne peut y en avoir que très-peu et parmi les
moins anciennes, qui puissent ajouter une foi absolue dans la sincérité
des titres ou des traditions qu'elles se transmettent d'une génération à
l'autre. 227
Que celui donc qui se croit de pure race blanche, conserve cette
opinion qui n’est peut-être pis sans lui causer une douce satisfaction,
là où le préjugé fleurit et prospère ; mais du moins, quand on propose
de lapider le nègre, qu'il songe à l'histoire, à la véritable histoire pas-
sée et présente des colonies à esclaves, qu'il compte les mulâtres qui
existent [629] autour de lui, et il s’abstiendra de lancer la première
pierre ; car, s'il est intelligent, il entendra sûrement au fond de sa
conscience une voix qui murmure ces mots : « qui sait! »

227 En général, on ne peut guère retracer avec assurance dans une famille
quiconque, que les ascendants mâles et en ligne directe ; quant aux femmes,
cela n'en finirait pas ; et, à deux ou trois siècles de distance, les blancs
d'Amérique ne sauraient être mieux partagés à cet égard, que la moyenne
des princes et même des rois de l'Europe. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 603

Quant à celui qui sait, en effet, qu'il n'est pas de pure race blanche,
qui sait qu'il trompe les gens et qui, à cause même de cette fausse si-
tuation, l'ait toujours étalage d'un préjugé plus féroce contre le noir
que rien a jamais professé aucun blanc venu d'Europe, ni même aucun
créole se tenant sincèrement pour blanc, que dire de sa lâcheté ?
Je connais au moins un de ces malheureux mulâtres qui se laissent
tranquillement passer- pour des blancs et se croient en sûreté de
conscience parce qu'ils s'abstiennent eux-mêmes de mentir, d'affirmer
qu'ils sont blancs, en évitant soigneusement toute occasion de s'expli-
quer catégoriquement sur l'identité de leur être. Ils se croient moins
coupables que ceux qui, pour donner le change sur leur origine, af-
fichent carrément le préjugé de race.
Pourquoi disais-je à cet homme, acceptez-vous cette fausse posi-
tion?
Mais, me répondit-il, je suis plus blanc que noir, je ne dis à per-
sonne que je suis entièrement blanc ; si on le croit, je n'y suis pour rien
et « je ne vois pas pourquoi je me mettrais un écriteau sur le front
pour faire connaître à tous que je suis mulâtre. »
Eh bien « cet écriteau-là » je crois sincèrement moi, qu'on doit « se
le mettre sur le front, » parce que, lorsqu'on appartient, à un degré
quelconque, à une race ou à une classe frappée d'injustice, persécutée,
outragée, on ne peut s'en désolidariser sans manquer au devoir, sans
tomber dans la lâcheté morale. Les hommes qui font cela mettent eux-
mêmes sans s'en douter, des bornes à leur élan, un éteignoir sur leur
pensée et formeront, partout et toujours, une classe abâtardie, infé-
rieure, une classe d'intrigants et de vicieux, inaccessibles à tout senti-
ment généreux, à toute noblesse de cœur.
Cet écriteau sur le front, cette barre de bâtardise sur l’écusson, le
mulâtre le doit au nègre. C'est même tout ce qu'il lui doit, comme je
l'explique dans une autre partie de [630] ce livre, en traitant de la
question des nègres et des mulâtres en Haïti. Plus la peau du mulâtre
est blanche, plus cette dette envers le noir doit être pour lui impé-
rieuse, sacrée.
Avant l'émancipation, si tous les mulâtres à peau blanche, au lieu
de jouer à colin-mayard avec les fondateurs du préjugé de couleur
s'étaient partout et toujours obstinément interdits de sauter la barrière,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 604

on se serait trouvé partout en présence d'une classe coloniale absolu-


ment blanche, dont l'immense majorité, en comparaison de la classe
des blancs purs, aurait rendu impossible la fondation de la prétendue
caste blanche et insoutenable, par conséquent, l'hypocrite théorie de la
répulsion instinctive des races, de l'infériorité native de la noire, et
l'esclavage des noirs n'aurait pu conserver ni l'extension, ni l'horreur,
ni la vitalité que lui a assurées l'institution du préjugé de couleur.
Après l'émancipation, l'existence dans les anciennes colonies à es-
claves d'une classe plus ou moins nombreuse de blancs, portant brave-
ment la barre de bâtardise, l’écriteau africain sur le front, est bien le
moyen le plus rapide, le plus efficace, de détruire partout ce préjugé
absurde, devenu embarrassant en réalité pour tout le monde là ou l'es-
clavage a cessé d'exister, que tout le monde voudrait voir disparaître
parce que véritablement « le préjugé de chacun comme je l'ai déjà dit,
et me plais à le répéter, n'est plus nulle part aujourd'hui que la peur
qu'on a du préjugé des autres. »
Et lorsque les hommes qui peuvent se soustraire à ses effets, se
mettront à le dédaigner, à le braver, leur mépris du préjugé tuera, par-
tout le préjugé, mettra partout fin au malentendu.
Ce sont les blancs, les vrais blancs, unis à des mulâtresses très-
claires, qui apprennent à leurs enfants à sauter la barrière, c'est-à-dire
à mentir, à être moralement lâches. Qu'ils apprennent donc eux-
mêmes qu'ils font ainsi plus de mal que de bien à leur descendance ;
que, formés à semblable école, les mâles issus de leur sang, ne
peuvent jamais s'élever au-dessus de la bravoure du soldat, qu'ils n'at-
teindront [631] jamais qu'à une faible hauteur de vraie civilisation,
que faute de pouvoir se respecter, s'estimer eux-mêmes, toujours tra-
vaillés par la crainte maladive d'être découverts, démasqués, ils ne
peuvent qu'éloigner le bonheur d'eux-mêmes et de ceux qui les en-
tourent, en se livrant à la vanité et par suite, à la violence ou à la dé-
bauche.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 605

[632]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti
DEUXIÈME PARTIE :
Haïti parmi les nations civilisées

Chapitre VIII
La question de couleur eu Haïti

I. État de la question

I. — Nègres et Mulâtres.

« Le mulâtre hait son père et méprise sa mère,


telle est la clef du caractère mulâtre. »
SPENSER St-John.

Retour à la table des matières

Et la plume n'a pas tremblé dans la main de l'être humain qui a pro-
féré ce blasphème ! Un homme qui a eu comme tous les hommes un
père et une mère, qui a pu mesurer dans son propre cœur ( car il doit
avoir un cœur puisqu'il est un homme ) la profondeur des sentiments
que la nature, sinon DIEU qu'il ignore, place dans le cœur humain pour
en faire un sanctuaire, un temple d'amour, de dévouement, de sacri-
fice, un homme affolé par je ne sais quelle aberration mentale, a trou-
vé d'autres hommes dont ta peau lui a déplu, dont il a eu la fantaisie de
faire une race haïssable, la race-mulâtre. Prêtant à cette race nouvelle,
comme signe caractéristique de son être, une impossibilité naturelle,
invincible, de jamais acquérir aucune qualité distinctive de l'homme,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 606

ni de jamais se soustraire à aucun des vices que nous tenons de l'ani-


malité et qui dégradent l'homme, cet homme se mit à rechercher la
cause de la monstruosité morale dont il avait cru avoir fait la décou-
verte ; il voulut trouver « la clef du caractère mulâtre » la raison scien-
tifique sans doute de la monstruosité et, [633] génie plus extraordi-
naire que GALILÉE OU NEWTON, il découvre et révèle au monde que
c'est le cœur de l'animal-mulâtre qui est façonné contrairement aux
lois de la nature, et qui veut qu'en venant au monde « il haïsse son
père et méprise sa mère. » Précieuse découverte, en vérité ! et qui a dû
placer le savant diplomate bien haut dans l'estime de certains pères
blancs, en affranchissant leur conscience de tout remords. Grâce à
cette science nouvelle, étrangère à la physique, à la physiologie, à la
psychologie, et que nous appellerons la science St-Johnique, tous ces
blancs, pères de mulâtres, sont maintenant en possession d'une raison
scientifique expliquant l’impossibilité où ils se sont trouvés d'éprou-
ver aucun vrai sentiment paternel pour ces monstres de mulâtres ;
pour ces ingrats qui haïssent leurs tendres pères blancs, lesquels ont eu
la bonté grande de procréer et de laisser leurs fils dans l'esclavage, de
trafiquer de leur chair et de leur sang, de les injurier après l'émancipa-
tion en leur laissant, à eux, ces méchants fils, la responsabilité du li-
bertinage de ces pères adorables, de s'efforcer enfin « de les faire
égorger, ces fils colorés, par leurs frères noirs » pour les contraindre
ce de reconnaître leur infériorité ! » .
Devant certaines énormités de Sir SPENSER ST-JOHN il est difficile,
en vérité, de se soustraire à l'impatience du critique et de ne pas
s'écrier : « mais qui diantre, poussent donc certaines gens à se faire
imprimer ? »
Un homme d'un esprit vraiment élevé, un homme de cœur, apparte-
nant à la race blanche, vivant en Haïti et. constatant entre nègres et
mulâtres, une rivalité funeste à la paix sociale dans ce pays, aurait pu
être séduit par la noble pensée de mettre fin à la unmeaning quarrel
en parlant aux uns et aux autres le langage de la justice et de la vérité,
après avoir lui-même recherché avec un sentiment d'impartialité, de
justice, cette vérité qu'il voudrait leur faire entendre.
Quelles que soient en effet, l'origine et la nature de la querelle, il
est impossible que, la rivalité étant établie, la lutte engagée, il ne se
soit pas produit de part et d'autre, [634] de nouveaux griefs, de nou-
velles causes de ressentiment. Dans un procès, chaque plaideur est
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 607

préoccupé exclusivement de fortifier sa cause et d'affaiblir celle de la


partie opposée ; de part et d'autre, les plaideurs se trouvent donc dans
une disposition d'esprit propre à éterniser le débat. Cependant tout
procès étant ruineux pour ceux qui le soutiennent, on conçoit qu'ils ne
peuvent qu'être heureux de l'intervention d'un juge, d'un esprit impar-
tial, éclairé, non-intéressé dans le litige, qui vienne fixer entre eux le
droit et mettre fin à la querelle au nom de la justice.
Ge rôle du juge, de l'arbitre, du conciliateur entre le nègre et le mu-
lâtre en Haïti, pourrait être rempli avec plus de chance de succès par
un blanc que par un mulâtre ou un noir, par la raison que ces deux der-
niers, à cause même de la dispute, peuvent être considérés comme
manquant d'impartialité, non-seulement par la partie opposée, mais
encore dans leur propre section. Il ne faut pas oublier, en effet, qu'il
s'agit, non d'une querelle entre deux individus dont chacun peut recon-
naître ses torts sans engager aucun autre que lui-même, mais d'une
dispute entre deux sections de la population entière d'un pays, tendant
à créer des solidarités opposées, dans la solidarité nationale. Il y a
donc cette conséquence que le noir, par exemple, qui rechercherait et
exposerait les torts respectifs des noirs et des mulâtres, courrait le
risque de déplaire aux noirs sans le moins du monde se concilier les
mulâtres et vice versa, car nous sommes toujours plus prompts à voir
la paille dans l'œil du voisin que la poutre dans le nôtre.
De plus, l'instruction ayant été dès notre début, aussi rare que re-
cherchée en Haïti, les, hommes de mérite qui se forment dans notre
sein ont toujours été fatalement attirés, comme je l'explique ailleurs,
vers des carrières publiques. Et l'on sait qu'en général les hommes pu-
blics ou les hommes aspirant à une carrière publique, n'étudient point
les questions politiques et sociales en vue d'en découvrir la solution,
mais seulement pour s'orienter eux-mêmes. Ils songent moins à guérir
la société de ses maux qu'à les exploiter.
[635]
De toute façon donc, un blanc éclairé et impartial pourrait rendre
un service immense à la communauté haïtienne en se livrant à une
étude intelligente de notre prétendue question de couleur. J'ajoute que
le succès serait d'autant plus certain qu'en remontant à l'origine et en
étudiant la nature de la querelle, la conclusion de ce blanc ne pourrait
être qu'une confession. Le nègre et le mulâtre en Haïti se débattent en
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 608

effet, sur un malentendu dont l'origine remonte à un calcul machiavé-


lique du blanc, et que le blanc s'ingénie à perpétuer entre nous.
L'heure du repentir et de la réparation ne semble pas malheureuse-
ment avoir encore sonné pour le blanc vis-à-vis de son fils mulâtre, et
vis-à-vis de la mère de ce fils, la malheureuse race noire, victime de
l'avarice, de la lubricité et de l'orgueil du blanc.
Loin de se relâcher de la persécution systématique de l'africain et
de sa descendance de toute nuance autour de lui, le blanc, acharné à
interdire à la race infortunée tout accès au bonheur, s'en va encore la
relancer jusqu'à Haïti, dans son dernier refuge, pour la plonger de nou-
veau dans le malheur, en semant la discorde dans son sein !
Mon Dieu ! quelle destinée étrange, noble et cruelle en même
temps, vous a-t-il plu d'imposer au mulâtre, à cet être infortuné, placé
entre deux races hostiles, tenant à l'une et à l'autre par les liens du
sang, luttant sans cesse à côté de son frère noir pour la réhabilitation
de leur commune mère, et sans cesse dénoncé à ta colère de ce frère
par la haine aveugle de son propre père ! Mais aussi, quelle noble et
grande mission que celle qui est dévolue au mulâtre en Haïti et dans
toute l'Amérique, d'être le trait-d’union providentiel entre deux
grandes branches de la famille humaine, le messager d'amour désigné
par la nature pour effacer les derniers vestiges de l'esclavage mo-
derne ; appelé à recueillir pour le grand crime colonial, le repentir du
blanc et le pardon du noir !
Même des philanthropes, des abolitionnistes, des hommes d'un dé-
vouement incontestable à la race noire, s'en sont allés par le monde,
dénonçant avec éloquence la prétendue [636] trahison des mulâtres et
faisant ainsi, avec les meilleures intentions du monde, à la République
d'Haïti et par conséquent à la race noire, le plus grand mal qu'eussent
pu rêver pour elle les esclavagistes les plus convaincus !
Comment, par exemple, ne pas reporter sa pensée attristée sur la
relation de cause à effet, qui a pu exister entre le terrible réquisitoire
lancé en 1843 par un négrophile systématique contre les mulâtres
d’Haïti, et les épouvantes événements qui ont suivi cette publication,
en se succédant avec la rapidité de la foudre : manifeste de SALOMON
aux Cayes, provoquant ouvertement la guerre entre nègres et mulâtres ;
dans la même année, révolte d'Accao, insurrection des piquette, résur-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 609

rection du vaudoux et finalement l'empire de SOULOUQUE et toutes ses


conséquences !
Je ne connais pas un livre en effet, écrit par un blanc sur Haïti ou
les haïtiens, dans lequel l'auteur ne s'applique inconsciemment ou non,
à attiser la haine, à fomenter la discorde, à éterniser la guerre entre
nègres et mulâtres. Sous ce rapport, les amis de la race noire n'ont
guère fait moins de mal aux pauvres haïtiens que leurs plus francs en-
nemis, et Sir SPENSER ST-JOHN peut se réclamer de VICTOR
SCHŒLCHER.
Le dernier, ami sincère mais malheureusement systématique, du
nègre, n'en veut qu'aux mulâtres seuls ; il endosse contre eux l'accusa-
tion de mépriser les noirs, et s'abstient d'examiner le revers de la mé-
daille : l'accusation portée contre le noir de haïr le mulâtre.
ST-JOHN, qui ne se pique d'aimer ni le nègre, ni l'homme, ni DIEU,
est resté plus logique, sinon plus brutal dans ses accusations :

« Le nègre hait le mulâtre, dit-il, et le mulâtre méprise le nègre. »

Je dis qu'il y a plus de logique clans cette brutale formule que dans
le long réquisitoire de M. SCHŒLCHER contre les mulâtres d'Haïti ; car
si le mulâtre méprisait le nègre comme l'affirment en somme l'un et
l'autre écrivain, la haine du mulâtre serait chez le nègre la réplique na-
turelle, invincible, juste d'ailleurs et absolument légitime du cœur
[637] humain. Les deux termes de la sentence de Sir SPENSER ST-JOHN
seraient inséparables.
Cette sentence, dépouillée de tout verbiage politico-historique, est
précieuse à mon avis ! Puisque finalement le blanc ne peut découvrir
pour nous la formule des termes de la réconciliation entre noirs et
jaunes et qu'il nous faille la trouver nous-mêmes, il ne peut qu'être
avantageux pour nous d'examiner la question tout d'abord au point de
vue des sentiments, à la lumière du cœur.
Le mulâtre qui peut croire en Haïti à la haine universelle du noir,
de tous les noirs, contre les gens de couleur, est nécessairement un es-
prit étroit, incapable d'observation et d'analyse ; car il n'y a pas un mu-
lâtre en Haïti, dans la vie privée comme dans la vie publique, qui n'ait
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 610

des amis noirs, de vrais amis, des hommes auxquels on confie au be-
soin ses chagrins et ses espérances, des secrets d'où dépend la vie ou
l'honneur d'un homme ou de toute une famille ; des amis dont nous
partageons le sort ou qui partagent le nôtre, à la paix comme à la
guerre. Tout noir en Haïti a de même des amis, de vrais amis à peau
rouge ou jaune dont le cœur bat à l'unisson de son cœur. Chaque noir
et chaque mulâtre d'Haïti, sans exception aucune, en faisant l'examen
de sa conscience, le relevé attentif de ses affections, ne trouvera que,
quelque opinion qu'il professe lui-même ou qu'il impute à la classe op-
posée, son cœur, d'accord avec sa conscience, fait et admet de nom-
breuses exceptions. En rapprochant toutes ces exceptions, elles
forment en réalité, et de part et d'autre, la classe entière. Vous ne sau-
riez accuser aucun mulâtre d'Haïti de mépriser les noirs, sans rencon-
trer des noirs qui protestent avec toute l'ardeur d'une sincère et pro-
fonde conviction. On ne peut davantage accuser aucun noir en particu-
lier de haïr les mulâtres sans trouver des mulâtres sincèrement
convaincus qu'il y a erreur ou calomnie.
Que le mulâtre en général ne professe ni haine ni mépris pour le
noir, c'est ce qui est suffisamment prouvé pour tout homme intelligent
et consciencieux, par le fait indéniable qu'il n'est pas vrai que le noir
haïsse le mulâtre, et la logique [638] du cœur humain lui imposerait
cette haine s'il se sentait méprisé. Qu'il soit faux que le noir haïsse Je
mulâtre, c'est ce que démontre avec la dernière évidence, l'existence
même du mulâtre en Haïti.
Dans ce pays où Ton établit une proportion de u n mulâtre contre
dix noirs, il n'est jamais produit un différend politique ou social, qui
n'ait été imputé à la rivalité des deux couleurs, à leur haine réciproque.
Tout acte de tyrannie du gouvernement a toujours été considéré
comme un acte d'asservissement des noirs ou un acte de persécution
des mulâtres. Toute lutte du peuple contre la tyrannie a toujours été
considérée invariablement comme une guerre civile entre nègres et
mulâtres ; toutes nos guerres intestines sont censées produites par des
tentatives d'asservissement des nègres par les mulâtres, ou des tenta-
tives d'extermination des mulâtres par les noirs. Gomment pourtant
dans ces conflits sans cesse renaissants, le mulâtre resterait-il vivant et
luttant pendant bientôt un siècle contre l'écrasante majorité numérique
des noirs si ceux-ci, animés par la haine, étaient toujours résolus à le
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 611

détruire et n'avaient d'autre frein possible que la résistance, si éner-


gique qu'on pourrait l'imaginer, de un contre dix.
La supposition est simplement absurde.
Que mes compatriotes qui sont ici les plus intéressés, les seuls inté-
ressés, veuillent bien s'arrêter sur les faits que je viens d'avancer et sur
ceux de plus en plus graves, de plus en plus concluants qui vont
suivre, qu'ils les examinent à la lumière de leur conscience et se
rendent enfin justice à eux-mêmes !
J'aime mon pays, j’adore mes enfants. Je désire ardemment que
mon pays sorte des malheurs où il est plongé ; je désire ardemment
que mes enfants, que mes descendants, vivent heureux, honorables et
honorés dans leur patrie. C'est donc pour eux et pour leurs contempo-
rains, pour toute la jeunesse haïtienne, que j'ai creusé nos questions
sociales en vue d'exposer à tous la vérité telle qu'elle se dresse en mon
âme. Cette question de couleur est bien la vraie, la seule cause de tous
nos malheurs, il ne faut pas [639] nous le dissimuler. C'est elle, elle
seule qui, depuis 1843, paralyse tous nos efforts, annihile les nom-
breuses et fortes intelligences qui se sont formées dans notre sein,
nous prive de tous les bénéfices des progrès réels que nous avons ac-
complis, transforme génération après génération, tous nos hommes de
valeur en politiciens, en nullités sociales, jette tous les produits de
notre sueur en pâture à une petite poignée d'aventuriers et plonge la
société haïtienne tout entière dans un découragement, dans une déses-
pérance inconnue d'aucun peuple contemporain ou passé.
Pour discuter efficacement et résoudre cette question, l'haïtien doit
absolument commencer par dégager son esprit de toute préoccupa-
tion, de foule ambition personnelle. L'homme qui aspire à des hon-
neurs, à une distinction personnelle, est retenu dans son essor ; il lui
faut s'attacher à un groupe, à un parti. Ainsi le veut la corruption qui
est latente dans toute œuvre de politicien. On ne donne qu'à qui pro-
met. Je ne demande donc rien ni aux noirs ni aux mulâtres de mon
pays, ne voulant rien promettre aux uns et aux autres que ce que je
crois la vérité.
La génération venue après celle qui avait fait l'indépendance d'Haï-
ti a été imprévoyante. Cette question de couleur résolue par le génie
d e PÉTION, ou l’a laissée renaître et elle a apporté le malheur et la
honte aux générations suivantes. Sous l'étreinte de ce mal d'autant plus
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 612

dangereux qu'il reste insaisissable, notre malheureux pays a vécu d'ex-


pédients et de malentendus pendant plus de quarante ans et la consé-
quence, nous la touchons du doigt : c'est l'affaissement d'une société
doutant d'elle-même et dont le faisceau ne semble plus pouvoir se re-
former que par l'accident d'une agression étrangère. 228
Peut-être mes efforts resteront-ils perdus pour les hommes de ma
génération, assujettis à des passions qu'ils [640] n'ont point cherché à
vaincre dès leur jeunesse et que les habitudes de la pensée ont plus ou
moins profondément enracinées dans leurs âmes ; mais il y a dans
mon pays une jeunesse ardente, intelligente, assoiffée de véritable
honneur et de dignité morale, dont le cœur s'ouvrira, je l'espère, à ma
voix. À tous ces jeunes haïtiens noirs ou mulâtres qui, du pays ou de
l'étranger, m'écrivent pour s'épancher, pour verser dans mon cœur
leurs touchantes espérances, je veux leur parier le langage viril de la
vérité, afin qu'ils évitent eux-mêmes et réparent nos fautes.
Non, il n'est pas vrai que le mulâtre méprise le noir et que le noir
haïsse le mulâtre. De tels sentiments seraient contraires à la nature hu-
maine et, nègre ou mulâtre, nous appartenons à l'humanité. Comme le
blanc et autant que lui, nous sommes l’homme.
Le préjugé de couleur est l'œuvre du blanc. Quelque forme que re-
vête ce préjugé, quelque bizarres que soient ses hiérarchies, c'est
l'œuvre du blanc, froidement imaginée, volontairement appliquée par
le blanc à son profit et pour son bien-être exclusif.
J'ai montré dans une autre partie de ce livre, comment l'établisse-
ment de ce préjugé a été partout, non une impulsion naturelle ; mais
fine conception de la pensée, Une chose voulue, une institution pu-
blique destinée à étayer celle de l'esclavage, à permettre l'exploitation
de l'homme par l'homme J'ai montré, et chacun peut observer par lui-
même, que cette institution est tellement contraire aux lois de la nature
humaine, que l'assimilation mentale est tellement puissante, tellement
constante dans son action réparatrice, que partout où le blanc lui-
même tire quelque avantage de ce préjugé, il est forcé de lutter pour le
maintenir, pour l'empêcher de s'éteindre par la force naturelle des

228 L'auteur a éprouvé un véritable sentiment d'orgueil patriotique au mou-


vement universel et spontané de rapprochement de tous les partis, de toutes
les classes de la société haïtienne devant la menaçante démonstration navale,
des États-Unis en Avril 1891. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 613

choses ; il est forcé d'inoculer ce mal moral aux enfants, d'opposer des
obstacles artificiels à l'assimilation, de fausser les lois, de détruire la
sincérité des principes du droit public solennellement déclarés et for-
mulés dans des constitutions républicaines, de séparer les enfants dans
les écoles, de séparer les âmes dans la prière, de transformer [641] En-
fin le saint nœud du mariage en crime puni par des arrangements sans
nom qui prennent celui de lois et laissent, la porte ouverte à l'immora-
lité, eu la fermant ù la justice. En Haïti, grâce au Ciel, il n'existe plus
rien de semblable depuis un siècle, depuis la mémorable année 1791
où nègres et mulâtres se sont soulevés simultanément dans le Nord et
dans l'Ouest et ont reconquis pour eux et pour leurs descendants, l'in-
tégralité des droits de l’homme.
Il n'y a donc réellement aucun préjugé de couleur entre les habi-
tants blancs, noirs ou colorés de la République d'Haïti J'insiste particu-
lièrement sur ce fait que le blanc, européen ou américain, habitant
Haïti est en général affranchi de cette peste morale. Il n'a réellement
pas de préjugé de couleur parce que quelque étonnement qu'éprouve
un européen arrivant dans le pays à se trouver en présence de la varié-
té des nuances de la peau dans la société haïtienne, il s'habitue vite à
cette nouveauté et rien, ni dans les institutions, ni dans les mœurs du
pays, ne faisant obstacle à l'assimilation, il devient en peu de temps fa-
miliarisé avec le milieu et en adopte insensiblement les mœurs et les
idées.
Le préjugé de couleur, quelque sens que l'on veuille donner à cette
expression, n'est donc pas directement, et par lui-même, la cause de ce
qui se passe de mal en Haïti. Celui qui affirme l'existence d'une ligne
de démarcation politique ou sociale, établie sur des distinctions de
couleur en Haïti, est victime d'une illusion, s'il ne sort pas volontaire-
ment de la vérité.
Ce qu'il y a de réel, c'est la méfiance trop naturelle, trop légitime,
hélas ! du noir contre le blanc.
Cette méfiance née de nos traditions coloniales, a pu être facile-
ment excitée à certaines époques contre le mulâtre parce qu'il est fils
ou petit-fils de blanc. La mauvaise foi, s'emparant de cette circons-
tance en a fait la base d'une criminelle spéculation politique de la part
d'hommes de toutes couleurs, mulâtres, nègres et blancs, visant à leur
bien-être exclusif quoi qu'il en puisse coûter à ce malheureux pays.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 614

[642]
On a ainsi cultivé et développé le malentendu à ce point que les
haïtiens ne savent plus précisément de quoi ils s'accusent -réciproque-
ment, de quoi ils se plaignent les uns des antres dans toutes ces plai-
doiries à double entente où national s'oppose à libéral, nègre à mu-
lâtre, caco à piquette, majorité à minorité, etc., avec une élasticité de
sens qui défie toute clarté, tout ordre, dans ces controverses où
manque la sincérité, où la casuistique permet au même homme d'être
mulâtre aujourd'hui en fusillant le prétendu nègre SALNAVE qui était
un mulâtre, au nom de la société, au nom des libéraux, des cacos, des
mulâtres ; sauf à devenir nègre demain en faisant mourir le prétendu
mulâtre DÉSILUS LAMOUR qui était un nègre, au nom du peuple, au
nom des nationaux, des piquettes, des nègres !
Dans cette prétendue question de peau et de couleur, la peau et la
couleur d'un homme ne sauraient vous avertir de la nature de ses rela-
tions, de ses attaches politiques et sociales. Nos actes et nos paroles
mêmes ne suffisent point à marquer à quel camp nous appartenons,
sous quelle bannière nous luttons. Aujourd'hui dans l'arène parlemen-
taire, un homme assume un leadership, convoque d'autres députés ou
sénateurs chez lui, leur expose ses plans, leur propose ses combinai-
sons. Vous avez répondu à son appel. Demain la lutte est engagée,
vous succombez. Si vous n'êtes pas- tué, vous échouez nu et proscrit
sur les plages de la Jamaïque, et là vous apprenez que le lier combat-
tant, le rude jouteur qui prétendait marcher à votre tête, est premier
ministre du gouvernement tonné par vos vainqueurs.
Un autre vous rencontre, vous tient le langage de ST-JOHN sur le
nègre, s'étonne que vous ayez foi dans la race, et que vous détendiez
'l'intérêt du peuple. Demain vous êtes proscrit et vous trouvez que le
même homme £st nègre : il a un journal dans lequel il vous outrage ;
c'est lui qui vous appelle mulâtre et qui vous tient à travers l'océan le
sévère langage de SCHŒLCHER. Tout cela passe de plus en plus à la
fourberie. Ce n'est qu'un jeu criminel autant que honteux de politi-
ciens, [543] et les termes nègre et mulâtre en Haïti désignent des com-
pétiteurs politiques dont la rivalité n'a jamais eu pour cause aucune
différence, aucune opposition de couleur. : le mulâtre GEFFRARD était
plus noir que la moyenne des nègres purs sangs ; le nègre SALNAVE
était clair comme un blanc.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 615

Le résultat final de tous ces jeux insensés, de toutes ces déloyales


manœuvres politiques, ce dont tout le monde se plaint, ce que chaque
parti, chaque groupe, reproche à tout ce qui lui est opposé, c'est, je le
répète, de manquer de sincérité ; et le dernier mot de cette triste situa-
tion politique et sociale, ce qui jette le découragement, le désespoir
dans tous les cœurs, c'est que tous en sont venus à tenir chacun pour
être de mauvaise foi.
Le commencement et la fin de cette question chimérique devant la-
quelle semblerait devoir se briser cette petite République haïtienne
portant dans sa charte de liberté la destinée de la race noire, c'est l'am-
bition, c'est un calcul de politiciens inconscients, abusant de l'igno-
rance des masses laborieuses de nos campagnes pour leur soutirer, bon
an mal an, de 6 à 8 millions d'or qui-auraient suffi depuis 50 ans, de la
chute de Boyer à la chute de SALOMON, à tirer ces pauvres noirs de
l'ignorance et de la misère, et qui se gaspillent : 1° à entretenir une
fantasmagorie militaire dégradante l'intérieur, lisible pour l’étranger,
et 2°,à fournir de vastes capitaux à des maisons de commerce qui vont
s'établir successivement à Paris, au Havre, à Londres, à Liverpool, à
New-York, à Hambourg laissant aux haïtiens pour toute consolation,
le spectacle des séries d'épaulettes dorées, renouvelées périodique-
ment avec une désespérante monotonie, par nos stériles et sanglantes
révolutions.

2 — Position du blanc dans la question.

Retour à la table des matières

Il est assez remarquable que Sir SPENSER ST-JOHN qui a consacré


un chapitre spécial de son livre aux nègres et un autre aux mulâtres
d'Haïti, a cru pouvoir s'abstenir de [644] toute étude, de tout examen,
de toute allusion même, touchant ce troisième et important élément de
la société haïtienne : le blanc, le foreigner.
En taisant du mulâtre haïtien, en même temps, un idiot et un élé-
ment de civilisation, et en recommandant à cet idiot de remplir sa
tâche de civilisateur, en appelant le blanc, il a complètement perdu de
vue que le blanc est là, qu'il est venu tout seul, sans attendre l'appel de
son idiot de fils ; qu'il est là mêlé à l'existence sociale et politique des
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 616

nègres et des mulâtres d'Haïti, jouant dans la société haïtienne un rôle


considérable, y exerçant une influence énorme.
Etait-ce pour se dispenser de caractériser ce rôle, de qualifier
l'usage auquel est appliquée cette influence, que Sir SPENSER a oublié
de peindre ce puissant facteur social haïtien ?
Le français, l'anglais, l'allemand, l'américain habitant Haïti n'est
pas fils de blanc seulement comme le mulâtre, il est le blanc lui-
même ; il est l'homme civilisé, le représentant naturel, incontestable,
incontesté de la civilisation dans les pays barbares où il lui plaît de
porter ses pas sous la toute-puissante protection des canons de sa pa-
trie.
Comment vit ce civilisé parmi les haïtiens ? Quels exemples de
probité, d'honneur et de vertu offre-t-il aux barbares que nous
sommes, pour nous rendre attrayante la civilisation et nous arrêter sur
la voie funeste qui nous ramène, dit ST-JOHN, à l'étal de « tribus sau-
vages du Congo ? »
La question méritait bien, ce me semble, de fixer un instant l'atten-
tion du savant-diplomate-écrivain-philosophe-et-sociologue.
Sir SPENSER ST-JOHN, retranché dans la signification élastique du
mot foreigner (étranger) s'est abstenu de rechercher quelle part de res-
ponsabilité pourrait bien avoir les habitants blancs de la République
d'Haïti dans les malheurs de ce pays.

« Le blanc, ai-je dit moi-même dans une autre partie de ce livre n'a pas
de responsabilité en Haïti. »

Cela est absolument vrai, tant que le mot désigne la race et non
l'individu, tant qu'il ne s'applique qu'au véritable [645] étranger, à
l'homme qui ne fait que passer sur notre territoire, dont la destinée ne
s'est pas liée à la nôtre. Mais le lecteur a compris, je l'espère, que je
n'ai pas voulu dire par exemple, que le blanc résidant à titre permanent
en Haïti, incorporé pour de longues années ou même pour toute sa vie
à la société haïtienne, ne serait pas responsable devant la morale, de sa
conduite personnelle en Haïti, même quand elle échappe à la répres-
sion de la loi positive.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 617

En général, on ne saurait ne pas considérer comme appartenant à


un pays, comme lié à la destinée malheureuse ou prospère de ce pays,
tous ceux qui y ont définitivement planté leur tente, tous ceux qui y
sont attachés par les doubles liens de l'intérêt et de l'affection. Ce que
nous appelons en droit un acte de naturalisation décide de l'état civil et
politique des personnes appartenant à une communauté humaine
quoique nées dans une autre. Mais l'état naturel de chacun relative-
ment à la terre, à l'implantation au sol, me semble déterminé par la
triple action sur notre esprit, de l'habitude, des intérêts et des affec-
tions.
Le jeune homme, bien né d'ailleurs, qui arrive d'Europe ou des
États-Unis, sous contrat, pour travailler dans les maisons de com-
merce ou de banque d'Haïti, vient ordinairement de sortir de collège,
ne connaissant encore rien du monde, rien de la vie dans son propre
pays. Il se développe et arrive à la maturité en Haïti ; ses idées géné-
rales sont conformes aux idées générales du pays qu'il habite, du
cercle dans lequel il se meut. Généralement, il se marie à une fille du
pays et l'ait des enfants qui sont ou seront plus tard des mulâtres haï-
tiens. Cet homme, qui a négrophilisé sa descendance, reste néan-
moins, comme état politique et civil, étranger à ce pays qui est devenu
et qui est destiné à rester naturellement sa seule et vraie patrie, celle
où l'on revient, même après que l'on a pu s'en aller, riche et heureux,
visiter le lieu de sa naissance.
Cet homme est haïtien, de par toutes les lois naturelles et morales
de la formation des sociétés humaines. Mais l'absence d'un chiffon,
d'un acte de naturalisation que les lois haïtiennes lui refuseraient et
qu'il ne songe d'ailleurs [646] pas à demander, l'empêche de se rendre
un compte exact, de sa véritable situation.
Ceux qui l'entourent n'y voient pas plus clair que lui. Rien ne
l'avertit donc de son erreur.
Au contraire, il a sous les yeux l'exemple d'autres blancs qui ont
vécu comme il vit et qui ont pu se retirer du pays avec des capitaux
plus ou moins considérables, emmenant, leurs femmes et leurs enfants
en Europe et croyant les soustraite ainsi à toute conséquence fâcheuse
relativement au sort de la République d'Haïti et à l'avenir de la race
noire.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 618

En général malheureusement, quand nous cherchons à nous mode-


ler sur les autres nous regardons toujours en haut ; nous voyons tou-
jours ceux qui montent. Nous ne nous apercevons pas que ceux-là sont
l'exception, le petit nombre, parce que nous détournons nos regards de
ceux qui descendent, qui dégringolent et qui sont la fouie : ils n'ont
rien à nous apprendre.
Le blanc haïtien voit de même ceux qui s'en vont, emportant des
capitaux ; mais il ne voit pas ceux qui reviennent les mains vides, et il
ne s'enquiert pas du sort de leur descendance.
La question est intéressante pourtant et commande une attention
sérieuse.
Que de lamentables biographies ne pourrais-je pas produire ici, si
mon but était de faire un livre à sensation !
De cet oubli, ou plutôt de cette méconnaissance d'une solidarité
impérieuse comme toutes les lois naturelles, dé coule pour la société
haïtienne entière, des conséquences de la plus haute gravité, dont
quelques-unes méritent une attention particulière au point de vue de la
question qui nous occupe principalement ici. Constatons en premier
lieu que nous avons dans notre sein une classe riche et nécessairement
influente, de familles de couleur quels, qualité d'étranger soustrait à
toutes les conséquences matérielles et immédiates des administrations
défectueuses qui peuvent s'établir dans le pays. En temps de troubles,
de guerre civile, les fils de ces familles ne subissent point [647]
comme les autres haïtiens, noirs ou jaunes, la presse militaire. Ils ne
sont pas exposés comme les autres à être forcés brusquement d'aban-
donner leurs travaux, leurs emplois, en se trouvant enrôlés par force
dans de prétendus corps de volontaires et envoyés au feu. Ils n'ont
donc aucun intérêt visible au maintien de l'ordre public.
Au contraire, comme tout état de troubles entraîne le désarroi dans
les finances, ce sont des occasions pour les étrangers blancs et de cou-
leur, de fournir des armes ou de l'argent aux belligérants à des condi-
tions dont le seul énoncé est une honte pour tous, prêteurs et emprun-
teurs.
Remarquons que les haïtiens ne peuvent guère participer directe-
ment à ces dilapidations, parce qu'ils ne sauraient prendre les risques
de l'aléa d'un état de guerre. Non seulement ils ne sont pas toujours
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 619

remboursés de leurs avances quand leur parti succombe, mais ils sont
exposés à des persécutions, à des ennuis pour avoir fait ces avances.
Pour l'étranger, la créance est toujours bonne, car quelle que soit
l'issue de la lutte, il a toujours la ressource de l'intervention étrangère,
de « l'influence des puissances. » II exerce donc à cet égard le mono-
pole des profits du sang qui coule dans nos luttes intestines. Il a donc
un intérêt positif à perpétuer ces luttes, en éternisant les malentendus
qui divisent les haïtiens.
Quand le banditisme s'introduit dans la politique, brûle et pille nos
villes, l'haïtien dont la demeure a été pillée ou incendiée, reste ruiné.
Pour l'étranger, c'est au contraire tout profit : celui qui avait une cu-
lotte déchirée pour toute garde-robe, un hamac pour tout mobilier, fait
ses comptes à sa guise et grâce à « l'influence des puissances, » le
peuple haïtien lui fait une fortune : gueusard avant le feu, il émerge
des flammes négociant, banquier, capitaliste enfin.
Ainsi, tout ce qui contribue à plonger le pays dans la misère, dans
la souffrance, contribue au bien-être, à l'aisance, à la fortune de cette
classe. L'intérêt de cette classe se trouve donc en conflit, en opposition
directe avec l'intérêt public. Présentez un homme capable d'assurer la
[648] paix intérieure du pays, en réalisant les espérances de liberté et
de civilisation du peuple, cette classe sera fatalement, aveuglément
opposée à un tel homme, qu'il s'agisse d'en faire un Président d'Haïti
ou un simple Représentant du peuple.
Offrez connue candidat à un portefeuille ministériel ou à un siège
au parlement, un haïtien capable d'arrêter une réclamation diploma-
tique avant qu'elle glisse sur le terrain des formes et ouvre un droit
contre la nation, ce candidat rencontrera dans cette classe une opposi-
tion non-moins déterminée.
Il en serait de même de celui qui, comme Chef de Pouvoir Exécu-
tif, Ministre ou Représentant du peuple, sérail réputé incapable ni
d'accepter lui-même, ni de ratifier de prétendus emprunts à 5% de
commission trimestrielle, 2% ou 3% d'intérêts mensuels, sur titres à
renouveler de trois mois en trois mois, avec intérêts et commission
portant sur principal, commissions et intérêts anciens.
Or cela s'est vu, cela se voit en Haïti !
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 620

Sans aborder pour le moment, la question de moralité, qui est d'un


poids énorme ici, mes lecteurs voudront bien constater ce fait que
nous avons là une classe entière qui ne reçoit, immédiatement du
moins, aucun contrecoup des calamités publiques du pays, qui retire
même de grands avantages de tous les malheurs de la nation, qui a en-
fin un intérêt évident à ce que la direction politique et sociale pendant
la paix reste en des mains inhabiles ou improbes, ou bien à ce que le
pays passe à l'état de guerre.
Pour maintenir sa puissance, cette classe est entraînée à agir, in-
consciemment ou sciemment, par corruption, sur deux autres
classes. 1° les représentants des puissances, agents diplomatiques et
consulaires, qui, presque toujours intéressés pour de plus ou moins
fortes commissions dans la plupart des réclamations ou autres opéra-
tions véreuses de leurs compatriotes, s'appliquent depuis nombre d'an-
nées à tromper leurs gouvernements et leurs pays respectifs suivie vé-
ritable état, intellectuel et moral du pays, sur la vraie nature de nos
luttes, leurs causes et leur objet, et [649] sur la valeur relative des
hommes qui y sont engagés. De là, la prévention, le mauvais vouloir,
l'hostilité .des peuples civilisés contre tout ce qu'il va d'intelligent et
d'honorable en Haïti ; ou les fait passer pour haïr le blanc ; 2° les poli-
ticiens haïtiens, dénués de patriotisme, de talent ou de probité, asso-
ciés habituels des diplomates étrangers, sur faits par ces derniers dans
l'opinion de leurs Gouvernements et de leurs pays respectifs, usurpant
ainsi au dehors une considération qu'ils ne méritent pas et vivant, noirs
ou mulâtres, en exploitant avec les blancs, l'ignorance des masses po-
pulaires en dénonçant à leur méfiance, à leurs ressentiments, tous les
haïtiens, noirs ou jaunes, qui tentent, souvent au péril de leur vie, d'ar-
rêter les uns et les autres sur cette pente également funeste à tous.
Le lecteur voudra bien ne pas perdre de vue (mes lecteurs apparte-
nant à la jeunesse noire d'Haïti surtout) que la population du pays est
réputée se composer de 9 noirs et 1 mulâtre, par 10 habitants. Ce
chiffre peut n'être pas exact. Cela n'est pas important : la réalité est
que la population noire forme la grande, l'immense majorité et du
corps électoral et des corps de troupes. Du haut en bas de l'échelle so-
ciale en Haïti, nul n'ignore, ni ne peut ignorer ce fait qui domine toute
la politique du pays.
Que l'on parvienne à trancher pacifiquement les questions poli-
tiques et sociales de ce pays par le bulletin de vote, ou qu'il taille les
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 621

vider à coups de fusil, le succès, le triomphe, n'est et ne peut être, là


comme dans tout le reste de l'univers, qu'avec celui qui dispose des
plus gros bataillons.
Les gros bataillons en Haïti, à l'urne ou à la guerre, sont nécessai-
rement, forcément, noirs.
Vil politicien ou grand patriote, ignorant ou savant, soldat ou trafi-
quant, quiconque en Haïti, nègre, mulâtre ou blanc, aspire au pouvoir
ou à la fortune, est obligé, avec ou sans sincérité, de caresser le nègre,
de gagner le nègre, puisque, de par l'incommensurable supériorité du
nombre, le nègre en Haïti est le maître, et le seul maître, depuis fan de
grâce 1804.
Or, la masse noire, cette pauvre masse noire des campagnes [650]
haïtiennes, si cruellement exploitée par le vice et la mauvaise foi, cette
masse reste plongée dans l'ignorance et la misère. Ces malheureux
haïtiens cherchent comme tous les hommes une issue pour sortir du
malheur. Ils travaillent, ils travaillent énormément, ils produisent au-
tant qu'ils le peuvent dans les détestables conditions économiques d'un
pays mal gouverné. D'énormes capitaux se forment par leur travail,
mais ces capitaux ne retombent pas en pluie fécondante sur la terre qui
les a produits : quand ils s'en vont pas alimenter de grandes maisons
de commerce en Europe ou aux États-Unis, ils vont chercher des inté-
rêts plus que modestes dans les fonds d'État ou dans les actions des
grandes compagnies industrielles, à l'étranger et au profit de l'étranger.
Ces malheureux haïtiens que la science et l'industrie ne vont point
trouver dans les plaines et dans les montagnes où ils se livrent à une
culture forcément inintelligente du café et du coton, voudraient sortir
de l'ignorance pour aller eux-mêmes à la science et à l'industrie Ils
paient dans ce but, tous les impôts qu'on leur demande ; à l'exportation
même de leurs produits, le fisc les prend à la gorge : on a commencé
par leur enlever une part en nature de vingt pour cent de leurs pro-
duits, pour former des millions qu'ont emportés à Londres les anglais
LLOYD et MAUNDER. Quand on est sorti du crime de l'impôt du cin-
quième en nature, c'était pour le remplacer par un droit de sortie en
numéraire, fixé d'abord à G. 1.75 et qui s'est élevé graduellement à
près de 4 dollars par 100 livres de café ! Pour faire quoi ? Tantôt pour
payer les frais de nos révolutions, tantôt pour rembourser de prétendus
emprunts à l'étranger qui n'ont jamais fait rentrer au trésor que des
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 622

obligations publiques déjà remboursées deux ou trois fois par des gou-
vernants ignorants ou vicieux.
Et c'est toujours l'étranger qui profite de tous ces désordres, dont il
ne reste jamais un sou pour établir la moindre petite école digne de ce
nom au milieu de ces malheureuses campagnes qui produisent tout et
n'ont rien !
Ces hommes à peau noire qui sont la vraie population [651] haï-
tienne, souffrent ; ils sont malheureux, et de plus ils ont conscience
que leur malheur est immérité ; ils sentent que pour former la fortune
publique de leur pays, leur sueur coule en abondance, engraisse des
champs riches et fertiles pour d'autres, stériles pour eux seuls.
Ils sentent, ils voient que sous tous les drapeaux, c'est leur sang,
toujours leur sang qui coule en abondance dans ces luttes où l'homme
est condamné à chercher la paix par la guerre, et après chaque lutte,
après chaque guerre, ils retrouvent désolés, en friche, leurs champs
nécessairement abandonnés au faible labeur des femmes et des en-
fants ; ils retrouvent le général et son grand sabre et non cep et sa pri-
son, qui les oblige d'aller rétablir son champ, à lui le général, et de
laisser les femmes et les enfants gratter de leurs faibles mains le coin
de terre qui les nourrit ! À chaque victoire remportée au nom de la li-
berté, le carcan de la tyrannie militariste, du vol à l’épaulette, se serre
d'un nouveau cran autour du cou de l'infortuné travailleur haïtien. Il
est tyrannisé, volé ; et pourtant, c'est pour lui, c'est pour son bonheur,
que tous tant que nous sommes, nègres, mulâtres et blancs des villes
prétendons nous agiter et nous dévouer.
Tous lui font la cour, tous versent des larmes de crocodile sur son
malheureux sort.
Quelqu'un le trompe donc ! Il le voit, il le sent. Mais ne qui est-il
dupe ? de qui doit-il se méfier ?...
Tous lui disent la même chose !
Voici le critérium qu'on lui offre :
Le politicien noir montre le revers de sa main gauche et le louche
en silence du bout de l'index de sa main droite. La pantomime est
concluante ; elle signifie : « ma peau est noire comme la tienne ; puis-
je trahir tes intérêts ? » Et la conscience insuffisamment éclairée de la
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 623

pauvre victime fait écho : « il a en effet une peau noire comme la


mienne, se dit-elle, pourquoi me tromperait-il ? »
L'autre, le politicien blanc, lui dit : « Ma frais, ou pas capable
faire arien pou moâ ; mi ce foreigner, mi ce comité, mi pas [652] ca-
pable président ni ménistre ; mi pas bisoin trompé ou. Coulé ça mi di
ou ! »
Et celle fois encore, la conscience insuffisamment éclairée de la
victime fait écho : « Pourquoi me tromperait-il, pense-t-elle, je ne puis
rien faire pour lui ; il ne peut être ni président ni ministre ! »
La conclusion est forcée ; l'ennemi, l'auteur des maux du tra-
vailleur haïtien, indignement, systématiquement dépouillé, non moins
indignement, non moins systématiquement maintenu dans l'ignorance
pour la commodité de l’infernal système, le bouc émissaire désigné à
la colère, à la vengeance de la victime : ce sera le mulâtre !
Mais quel mulâtre ?
Un être imaginaire, fantastique, formant un parti politique conven-
tionnel, dans lequel on englobe contre leur gré, en dépit de toutes les
paroles, de tous les actes de leur vie, tous les haïtiens noirs ou de cou-
leur qui luttent pour la suppression d'un militarisme flétrissant autant
que dangereux, couvrant le pays de soldats en guenilles et de révolu-
tionnaires galonnés, empanachés, incapables d'assurer la défense du
territoire contre un ennemi extérieur, incapables d'organiser, ni un
chantier de constructions, ni une fonderie de canons, ni une fabrique
de poudre, tous les haïtiens noms ou de couleur, luttant pour mettre fin
aux emprunts immoraux, aux réclamations diplomatiques, à l'in-
fluence ruineuse, démoralisante, anti-chrétienne, anti-civilisatrice, des
puissances ; tous les haïtiens qui luttent pour que les capitaux produits
par le travail national haïtien, restent. en Haïti, restent aux mains de
ceux qui les produisent, servent à les éclairer, à les enrichir, à rempla-
cer leurs toits de chaume par des chalets sains et confortables, à per-
mettre à leurs fils et à leurs filles d'aller aussi contempler la civilisa-
tion à son foyer, « d'aller, eux aussi, se retremper de temps en temps
là-bas » selon l'expression consacrée ; tous les haïtiens, noirs ou colo-
rés, qui luttent pour que les vrais travailleurs haïtiens obtiennent enfin
quelque bien-être, une part de bonheur au moyen de ces richesses pro-
duites par leur labeur et que d'autres qu'eux s'en vont [653] chaque an-
née, jeter à des cocottes sur les boulevards de Paris.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 624

Voilà dans quel but, dans quel intérêt, on prétend éterniser dans ce
malheureux pays, le mirage trompeur d'un prétendu parti mulâtre
contre lequel s'escrime tout ce qu'il y a de vicieux, de contrebandiers,
de faux-monnayeurs, d’agioteurs, parmi les blancs, les noirs et les mu-
lâtres constituant de l'antre part et en réalité, le parti de la spoliation
systématique des noirs.
Voilà comment BRUNET BRICK, nègre honorable, patriote, passe
dans les cachots et au fer les 11 années du règne de S. M. I. FAUSTIN.
Voilà comment le fils de ce nègre, BRICE aîné, tombe sous les balles
du nègre SEPTIMUS RAMEAU, au nom du parti noir ; voilà comment J.
PAUL, nègre éclairé, respectable, distingué, honneur de son pays et de
sa race, est battu dans l'urne par SOULOÙQUE, un ignorant qui s'affuble
d'une couronne, fait danser le vaudoux et jette le ridicule sur son pays
et sur sa race, voilà comment son fils Ed. PAUL, le plus sincère, le plus
ardent, le plus dévoué serviteur de son pays et de sa race, se voit en-
foncer sur son front noir, les épines acérées de cette couronne bur-
lesque de chef du parti-mulâtre, signifiant : mort ou perpétuel exil !
Voilà comment enfin le nègre haïtien transformé en SATURNE par tous
ses faux amis, abat de ses propres mains et MOMPLALSIR PIERRE, et
DÉSILUS LAMOUR, e t BERTHAUD, tout ce que la femme haïtienne a
produit de plus noble, de plus pur, de plus distingué, de mieux fait
parmi ses enfants à peau noire, pour aspirera l'honneur de réhabiliter
leur race, de concourir à l'accomplissement des hautes destinées de
leur patrie !
Et des mulâtres indignes à la fois de leur sang européen qui déviait
leur commander d'être des hommes civilisés et de leur sang africain
qui devrait leur commander d'être des hommes patriotes, des hommes
d'honneur, entourent aussi de leurs clameurs intéressées, les meneurs
du prétendu parti-noir, disent hypocritement en Haïti : « nous autres
nègres, » puis s'en vont à l'étranger, les poches pleines d'or, jouer au
blanc, faire chorus à SPENSER ST-JOHN, [654] le fêter au besoin et ra-
conter, eux aussi, des histoires de vaudoux, de sorciers, de plantes
mystérieuses !
Qui donc sont ces hommes ?
Ces hommes sont les fils ou les complices du « Foreigner » ; ce
sont « those educated abroad from their earliest childhood », dévorés
de la nostalgie des boulevards, des encolles et des queues de billards
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 625

de Paris, formant dans mon pays une classe interlope, sans principes
moraux, sans convictions politiques, et surtout sans patrie. Des
hommes qui sont toujours accroupis sur le pavé, pour ramasser,
lorsque des gouvernants inconscients jettent l'argent du peuple par les
fenêtres, et se sauvent sous quelque pavillon étranger, dès qu'une voix
virile sortie de la poitrine d'un noir ou d'un mulâtre, réclame au nom
de la nation outragée.
Selon le régime politique qui prévaut dans le pays, ces gens-là sont
aujourd'hui Représentants du peuple. Sénateurs de la République, Di-
recteurs de douane. Ambassadeurs, Secrétaires d'État ; demain ils sont
sujets anglais, français ou américains. Pas n'est besoin pour cela de
sortir du territoire de la République, la naturalisation sur place est de-
venue en Haïti un privilège « des puissances » un trafic lucratif des lé-
gations étrangères. Cela s'achète.
L'élément blanc n'a pas toujours joué en Haïti ce triste rôle d'élé-
ment de corruption politique et sociale. Il y est parvenu graduellement
et par une conséquence fatale des troubles et des désordres suscités
par les décevantes théories de 1843. Les premiers Européens qui se
sont aventurés en Haïti après l'expulsion des français, les
SUTHERLAND, les BALBIANI, les WEBER, les PRICE, les ROBERTS, les
Mc INTOSH, les SMITH, les RURROW, les DESSÈVRE, etc., étaient des
marchands bona-fide, riches eux-mêmes ou représentant des commer-
çants et des manufacturiers Européens, engageant des capitaux réels
pour ouvrir des relations commerciales avec un pays tout neuf où les
premiers arrivants étaient certains de réaliser de superbes bénéfices.
Ces hommes arrivaient, imbus des principes de probité qui gouver-
naient les relations commerciales dans leur [655] propre pays De
TOUSSAINT-LOUVERTURE au Président BOYER inclusivement, ils ne
rencontraient en Haïti que des chefs de Gouvernement dont la probité
administrative ne le cédait à celle d'aucun autre Gouvernement du
monde, dont « l'honneur financier » pouvait être offert comme modèle
à imiter par les gouvernants de plus d'une nation blanche. On sait sur-
tout combien était extrême la rigidité du Président BOYER, de ce chef
haïtien de qui l'on a dit tant de mal, sans que nul en aucun temps osât
jamais contester la sévère probité de son administration.
Ces premiers blancs venus en Haïti n'étaient pas des chercheurs
d'aventures, ils n'apportèrent ni ne trouvèrent parmi nous la corrup-
tion. Les jeunes gens qu'ils appelèrent d'Europe et d'Amérique pour
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 626

former te personnel de leurs nouveaux comptoirs étaient et restèrent


ce qu'étaient leurs patrons : des hommes probes, honnêtes, respec-
tables.
Les premières maisons ainsi établies sur la base de la probité, de
l'honnêteté qui a été le trait le plus caractéristique, le plus frappant des
mœurs de la République haïtienne à ses débuts, ces premières maisons
arrivèrent à la fortune en conservant toujours un caractère de haute et
chatouilleuse respectabilité dont la tradition se conservait encore dans
ma jeunesse par quelques maisons de commerce étrangères ou haï-
tiennes de nos villes.
En outre, le régime intelligent de protection du travail national éta-
bli dans la République, n'y laissait aucune place à des aventuriers.
L'élément étranger, l'élément blanc y resta longtemps composé de né-
gociants, d'artistes et d'artisans, tous livrés à un travail régulier, hon-
nête, tous prospérant, tous méritant comme les haïtiens des mêmes
classes, le titre « d’homme respectable » qui était encore l'objet de
l'ambition de tout le monde en Haïti, dans mon enfance.
Le mal est venu avec la première dictature établie en Haïti à la
suite et par l'effet de notre querelle de couleur de 1843. Il a été produit
par les commandes extravagantes de l'Empire, par les faveurs impé-
riales, qui ont permis à des blancs mariés à des dames de la cour, de
gagner sur une simple fourniture de drap ou de pierres à fusil pour
l'armée, [656] plus d'argent qu'un négociant haïtien ou étranger n'en
saurait acquérir on vingt ans de travail honnête. Des nègres et des mu-
lâtres burent aussi à cette coupe empoisonnée des grâces et faveurs
d'une Majesté.
L'Empereur, à cause même de ce titre, pouvait croire, comme ses
frères d'Europe, qu'il donnait ce qui était à lui. C'était lui le souverain
et non plus le peuple. Il ordonnait, et ses édits finissaient par la for-
mule : Tel est notre bon plaisir.
Quand le peuple, lassé de ce régime, brisa l'Empire et que la source
des faveurs se trouva tarie, il fallut revenir à la sévérité des principes
administratifs de BOYER. Avec le rétablissement de la République, la
coupe des apanages, des grâces, des faveurs donnantes, se trouva bri-
sée. Mais les blancs, les nègres et les mulâtres qui avaient pu y trem-
per leurs lèvres ne purent, y renoncer, et la corruption commença son
œuvre ténébreuse.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 627

Chaque jour nous voyons se dessiner, s'accentuer ses déplorables


conséquences pour la colonie blanche elle-même. Peu-à-peu l'on sut
dans le reste du monde qu'Haïti était un pays de cocagne pour les
blancs : une petite révolution, un peu de guerre civile, quelque décla-
mation sur la fourberie des mulâtres ou sur la sauvage cruauté des
noirs, selon les temps et les gens, et l'on devient aussitôt riche ! A l'an-
cien élément s'est donc joint graduellement un nombre toujours crois-
sant d’aventuriers, de gens d'une valeur morale de plus en plus dou-
teuse, ou plutôt de moins en moins douteuse, dont la vilenie a compro-
mis, détruit dans nos principales villes l'ancien statut social du forei-
gner, son ancienne réputation de probité, d’honneur, de civilisation.
Et si St-John, qui avait trouvé les mulâtresses de Port-au-Prince an-
xieuses de son temps d’épouser des blancs, retournait aujourd’hui
dans ce pays, ce ne serait pas le moindre de ses étonnements que de
constater que l'élément foreigner y est tombé si bas qu'aucune famille
distinguée ne saurait en accepter l'alliance et que même les anciens ré-
sidents blancs qu'il a connus dans ce pays, préfèrent, pour leurs filles,
des mulâtresses haïtiens, à ces nouveaux venus.
[657]
Quand on demande à nos anciens résidants étrangers ou aux jeunes
hommes qui sont entrés plus tard dans leurs maisons, la raison de leur
faiblesse, de l'autorité morale de leurs noms prêtée à des choses in-
dignes, à de méprisables manœuvres politiques, ils volts répondent :
« Que voulez-vous ? La concurrence ! si je ne fais pas comme les
autres je serai ruiné ! »
Raison d’ivrogne, en vérité : « Je bois parce que j'ai bu ! »
Cette classe de la société haïtienne a donc, elle aussi, roulé tout le
temps sur une pente fatale. L'esprit de conservation sociale s'en est
éloigné graduellement pendant une longue suite d'années. Lui en
reste-t-il assez à celte heure pour faire, elle aussi, une volte-face dut la
nécessité devient chaque jour plus impérieuse pour tous ? Je le sou-
haite et veux bien l'espérer.
Mais qu'elle contribue à l'inévitable et prochain mouvement de ré-
novation morale de sa patrie d'adoption ou qu'elle y résiste, il ne s'en
accomplira pas moins. Cette classe est riche en puissante. Elle peut
beaucoup pour le mal, elle peut plus encore pour le bien. Qu'elle choi-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 628

sisse ! car, en vérité, les temps sont proches. La parenthèse d'iniquités


et de malheurs se fermera dans l'histoire de la République noire, avant
qu’une nouvelle génération ail rendu sa poussière à la terre.
La société haïtienne, blanche, jaune ou noire, ne peut plus des-
cendre, elle est au plafond. Il faut remonter maintenant ou périr. Avant
la fin d'un autre demi-siècle, il faut l'apothéose ou la chute du rideau,
l'auréole de gloire ou la nuit éternelle. Avant cinquante ans, nous se-
rons une nation encore petite, mais sérieuse, respectable, respectée si-
non crainte, ou bien nous ne serons plus. Le riche de toute couleur se
réjouira peut-être de passer d’une petite à une grande nationalité.
Mais, qu'il y songe, « le crime du père, a dit le CHRIST, est puni dans
sa descendance jusqu'à la Cinquième génération. » —Le châtiment
viendra surement, inévitablement. Que chacun regarde attentivement
autour de lui-même, sous son toit ! Voyez, ô père haïtien, blanc, jaune
ou noir ! qui faites de l'or votre dieu, l'unique moteur [658] de vos ac-
tions, voyez, ce que sont déjà vos propres fils, et apprenez donc enfin
que la moralité est la seule base ferme de tout édifice social, et que
rien ne dure là où manque la vertu, pas même les biens de ce monde.
Que dis-je, n'attendez pas demain, ne consultez pas l'Evangile, regar-
dez seulement autour de vous, cherchez en. Haïti, même l’état présent
de fortune des enfants ou des petits-enfants de ceux qui avaient hier le
haut du pavé. La biographie de nos familles est lamentable, vous dis-
je. Le châtiment de nos erreurs et de nos fautes est visible, nous le
rencontrons à chaque pas, à chaque minute de, notre existence. Il n'a
pas attendu, il n'attend pas l’heure suprême de la chute de la nationali-
té haïtienne. Et si nous ne savons prévenir ce malheur, si nous croyons
y trouver au contraire notre bonheur, la conservation des richesses ac-
quises, eh ! bien, je vous le prédis, moins de cent ans après cette fin
désolante de tout un peuple, de, toute une race, vos petits-enfants, irré-
médiablement appauvris, ruinés, liront ce livre e| , pleureront, les
larmes de sang !
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 629

[659]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti
DEUXIÈME PARTIE :
Haïti parmi les nations civilisées

Chapitre IX
Théories et sophismes

Victor Schœlcher

Retour à la table des matières

En traitant de cette triste question de couleur, de cet impitoyable


fantôme colonial qui se dresse avec une obsession énervante entre les
haïtiens, dans toutes les questions qu'ils sont appelés à résoudre dans
l'intérêt de leur bien-être matériel, de leur élévation intellectuelle et
morale, de leur bonheur enfin, il doit être fait une part considérable,
immense de responsabilité à l’abolitionniste VICTOR SCHŒLCHER.
Pour le nègre, victime de l'avance en civilisation de la race
blanche, courbé sous la verge impitoyable de l'esclavage, rien, on le
conçoit, ne saurait égaler la grandeur, la beauté sublime d'un blanc
philanthrope, abolitionniste ; de l'homme qui affronte le terrible maître
blanc et s'efforce de le désarmer pour rendre à la victime ce bien su-
prême : la liberté ! Pendant la domination coloniale et longtemps
après l'indépendance, aucun titre ne saurait paraître plus prestigieux à
l'haïtien que celui d'abolitionniste, de philanthrope. GRÉGOIRE,
WILBERFORCE, WENDELL PHILIPPS, etc., pour les nègres de leurs pays
respectifs, ont été plus que des hommes mais des émanations visibles
de la Divinité des incarnations de la douce pensée d'amour de l'évan-
gile, des êtres inspirés directement par Dieu et absolument incapables
de se tromper en aucune chose. Que savions-nous, pauvres sauvages
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 630

d'Afrique, des sophismes, des métaphores des milles ornements que la


rhétorique confère aux idées [660] les plus fausses sous la voix vi-
brante d'un orateur ou harmonieuse d'un barde !
Qu'importe au nègre, à cet être qui n'est encore qu'un enfant dans
la civilisation, crédule comme tous les enfants, jusqu'à la superstition,
envers qui le traite avec bonté ; que lui importe que WENDELL
PHILLIPS nait été qu'un orateur, que LAMARTINE nait été qu'un poète !
Ces hommes ont demandé grâce pour lui, ces hommes ont été bons
pour lui, ce sont à ses yeux les premiers des hommes. Ils avaient in-
contestablement raison contre tous en demandant l'abolition de l'escla-
vage ; ainsi ils doivent avoir toujours raison contre tous en toute ma-
tière. Le nègre ne saurait se constituer le juge du blanc abolitionniste ;
pour lui ce dernier ne pouvait, ne devait jamais se tromper : tout phi-
lanthrope est infaillible.
Aussi les philanthropes de France ont-ils exercé une influence
considérable sur toutes les mesures organiques, sur toutes les déci-
sions importantes qu'il y avait à prendre après l'indépendance pour
constituer le nouvel État haïtien. Le Président BOYER, par exemple, a
eu une correspondance régulière avec l'Abbé GRÉGOIRE et ne man-
quait pas de le consulter dans les grandes occasions. Aucun Gouverne-
ment, aucun homme politique haïtien n'a jamais songé à juger, bien
moins encore à critiquer, les conseils et les avis de nos hauts protec-
teurs et amis : les Philanthropes !
On peut donc se faire une idée de la profonde sensation causée en
Haïti lorsqu'en 1841 un de ces demi-dieux daigna nous visiter, se
montrer en chair et en os à la fervente admiration des haïtiens. G était
VICTOR SCHŒLCHER, l'un des hommes qui avec Louis BLANC,
PROUDHON, .LAMARTINE, ARAGO, etc., ont fait en France la Répu-
blique de 1848, laquelle devait malheureusement périr parce qu’elle
était entachée de trop de socialisme pour ne pas s'éloigner de la vraie
liberté, pour ne pas se jeter au bras d’un despote.
Mr V. SCHŒLCHER était donc un abolitionniste et de plus un réfor-
mateur social. Aux nègres des colonies françaises il promettait la li-
berté naturelle que devait leur apporter, en effet, la seconde répu-
blique. Ceux d'Haïti l'avaient déjà [661] prise, cette liberté naturelle, il
fallait donc faire autre chose pour eux. L’abolitionniste tira sur son
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 631

fond de réformateur social et nous gratifia d'un examen de nos maux,


avec indication du moyen de les éviter pour toujours.
Quelle a été la première impression de M r SCHŒLCHER lui-même,
en abordant la rédaction de cet écrit qui devait rester pendant un demi-
siècle, le catéchisme, Je livre sacré des nègres d'Haïti ?

« Nous avons fait nos preuves, a-l-il dit, on sait notre vieille et pro-
fonde sympathie pour la race africaine, parce qu'elle est opprimée ; on sait
nos ardents désirs de la voir offrir au monde un exemple de société régu-
lière. Nous ne saurions donc être accusé de vouloir allumer de mauvaises
passions, réveiller de vieilles haines, et nous pouvons parler sans crainte
d'être mal jugé. »

Étrange préambule pourtant ! Comment cet homme au cœur bon,


aux intentions droites, n'a-t-il pas corn pris, après avoir écrit ces
phrases, qu’il devait s’arrêter là et déchirer son manuscrit à peine
commencé ?
Il a donc pressenti que les idées qu'il se proposait de développer
dans cette œuvre, pourraient allumer de mauvaises passions, réveiller
de vieilles haines entre les haïtiens. Il a senti le besoin de décliner ses
titres, de rappeler les « preuves de sa profonde sympathie pour la race
africaine opprimée »... afin de mettre ses intentions à l'abri de toute
attaque, afin de ne pas s'exposer « à être mal jugé. »
Mais qu'importe la droiture des intentions d'un auteur, lorsque son
œuvre est propre à « allumer de mauvaises passions, à réveiller de
vieilles haines » entre les hommes qu'il honoré de sa sollicitude ?
« Les mauvaises passions et le réveil des vieilles haines, » est-ce là
la voie qui puisse conduire une société humaine au bonheur ?
Il est étonnant que le mot réveiller employé par MR SCHŒLCHER
dans ce préambule, n'ait pas été pour lui un trait de lumière, un aver-
tissement salutaire.
« Les mauvaises passions, les vieilles haines » entre les anciens es-
claves et les anciens affranchis de Saint-Domingue, [662] s'étaient
donc éteintes ou tout au moins assoupies entre les nègres et les mu-
lâtres de la République d'Haïti !
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 632

Quel intérêt alors pouvait-il y avoir pour la race noire, quelle utilité
pouvait-il y avoir pour les haïtiens à les rallumer, à les réveiller entre
eux?
Si ces haines et ces passions mauvaises étaient absolument éteintes
entre les haïtiens quand MR SCHŒLCHER est allé inspecter la Répu-
blique haïtienne, ce champ d'expérimentation gouvernementale des
nègres, il ne saurait y avoir aucune raison d'être à sa dissertation sur
cette matière, et ses services, passés, présents ou futurs, à la cause de
l'abolition de l'esclavage dans ce qui restait encore de colonies à la
France, rien, absolument rien au monde, ne saurait mettre, sinon ses
intentions, mais ses actes, à l'abri de la censure et de la condamnation
solennelle de la conscience humaine.
Si « ces passions mauvaises » ne lui avaient paru qu'assoupies, il
avait l'obligation impérieuse de rechercher dans notre histoire, et à la
lumière des principes philosophiques, par quels hommes et par rem-
ploi de quels procédés, ce résultat incontestablement bienfaisant avait
pu être obtenu. Il était moralement obligé de recommander ces
hommes, quels qu'ils pussent être, noirs, mulâtres ou même blancs, à
l’affectueuse reconnaissance des haïtiens de toutes nuances, non
moins qu'à l'hommage, à l'estime de toute la race noire. Il était en
outre moralement obligé d'examiner, d'étudier les procédés par les-
quels avait, pu être obtenu ce résultat évidemment satisfaisant, pour
tâcher de trouver et de nous indiquer quelque moyen de les dévelop-
per, de les perfectionner, afin de leur rendre une plus grande, une plus
complète efficacité, car le bonheur des haïtiens n'était pas, ne pouvait
pas être de « réveiller entre eux des haines » assoupies, mais bien de
prolonger indéfiniment l'assoupissement de ces haines, de les éteindre
ou de les laisser s'éteindre définitivement. Mr SCHŒLCHER a pas fait
ces recherches, cette enquête philosophique, et il a certainement man-
qué en cela à un grand, à un impérieux devoir.
Que ces « vieilles haines », que ces « mauvaises passions [663] co-
loniales » fussent tout au moins apaisées, endormies eu Haïti, quand
nous reçûmes sa visite, ce n'est pas un fait hypothétique que je déduis
de son préambule pour le besoin de l'argumentation. C'est un témoi-
gnage formel, une déposition, écrite, faite pur lui-nu me en termes ex-
près autant que précis :
« Les deux classes se rapprochent dans la vie officielle…
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 633

Leur éloignement l’une de l’autre n’est pas chose avouée...


Les relations entre noirs et jaunes sont sur un pied d'égalité par-
faite...... »
Ces phrases sont de Mr SCHŒLCHER. Chacune d’elles constate un
fait. Et chacun de ces faits constatés est une preuve évidente de l’er-
reur de ses conclusions, de ses accusations contre les mulâtres. Mais
la portée de ces faits ainsi constatés lui paraissait atténuée par d'autres
observations, moins précises et portant en outre sur des idées contro-
versables et non plus sur des faits faciles à constater.

« Les deux classes se rapprochent dans la vie officielle mais en vain :


elles restent réparées de fait. »
« Les relations entre noirs et jaunes sont sur un pied d'égalité par-
faite.....mais extérieurement. »

Qu'est-ce que ce rapprochement dans la vie officielle qui n'est pas


un rapprochement de fait ?... Quelle différence y a-t-il entre une égali-
té « extérieurement parfaite » et une égalité intérieurement parfaite ?
Ces expressions de fait et extérieurement, ne sont évidemment ici
que des subtilités de langage plus propres à. compliquer qu'à élucider
le problème à résoudre.
Dans une nation, dans l'association civile et politique des citoyens
d'un même pays, ce qui est commun à tous, le fait dominant, c'est
bien, il me semble, le Gouvernement de la nation.
Lors donc qu'il y a rapprochement cordial, égalité parfaite de tous
les citoyens, et de toutes les classes « dans le forum, » la vie officielle
est évidemment assujettie au régime démocratique. Un tel rapproche-
ment, quand il existe dans la vie officielle, existe donc de fait ; cette
égalité parfaite dans l'accès et dans le sein du forum, dans le lieu où
[664] se débattent les intérêts vitaux de l'association, existe bien inté-
rieurement, puisqu'elle existe dans la tété, dans le cœur du corps so-
cial. Quel autre rapprochement, quelle autre égalité, fallait-il donc au
nègres et aux mulâtres d’Haïti, même au prix de l'abandon de leur rap-
prochement dans la vie publique, de leur égalité dans le forum, dans la
jouissance des droits civils et politiques ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 634

Et comment Mr SCHŒLCHER a-t-il pu voir des castes dans ce milieu


démocratique ? Une caste privilégiée se comprend-elle autrement que
du partage inégal des droits politiques et des droits civils ? Peut-il y
avoir des castes dans une nation en dehors de la constitution et des
lois de celte nation ?
Si j'ai bien compris la pensée de cet écrivain, ce serait simplement
ceci : les nègres et les mulâtres en Haïti n'étaient plus divisés, de son
temps, sur le terrain des relations politiques, mais la ligne de démarca-
tion serait encore tracée entre eux sur le terrain des relations sociales.
Rapprochés dans la vie publique ou officielle, ils restaient séparés
dans la vie privée.
« Hors du forum, dit-il, ils vivent à part. »

Mr SCHŒLCHER connait-il une société humaine à offrir comme mo-


dèle aux haïtiens, dans laquelle le foyer et le forum se confondent ; un
lieu où les cérémonies publiques terminées, les citoyens ne rentrent
pas dans leurs foyers respectifs, comme dans la chanson de
MARLBOROUGH, « les uns avec leurs femmes elles autres tout
seuls ? »

« J'ai assisté à des bals, dit l'illustre abolitionniste, à des dîners, et nulle
part je n'ai vu de mélange ; j'ai été reçu dans quelques familles et dans au-
cune je n'ai vu de mariages de fusion, du moins sont-ils tout-à-fait excep-
tionnels. »

C'est bien, on le voit, sous son aspect social qu'un préjugé de cou-
leur avait paru à Mr SCHŒLCHER exister entre les nègres et les mu-
lâtres d'Haïti.
Il a été certainement victime en cela d'une illusion que beaucoup
de personnes ont pu partager, en observant trop superficiellement la
société haïtienne. J'examinerai séparément [665] ce point et me borne
ici k une observation basée sur l’hypothèse qu’il n’y a pas erreur, effet
un préjugé de couleur1 aurait existé avant 1843 où existait encore dans
les relations sociales en Haïti.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 635

Dans cette hypothèse, nous serions victimes d'un mal auquel il


conviendrait de porter promptement remède. Mais ce remède pouvait-
il, peut-il être recherché raisonnablement, sur le terrain de la politique
pure ?
Quel est pourtant le caractère de la solution proposée par Mr
SCHŒLCHER? « Ayez donc, vous, hommes jaunes, le courage d'aban-
donner les rênes... Tant que le gouvernement normal d'Haïti... un gou-
vernement noir, ne sera pas établi, la République vivra d'une vie pré-
caire, fausse, misérable et sourdement inquiète. Laissez venir un nègre
et tout change de face. »
Le procédé est absolument, on le voit, exclusivement d'ordre poli-
tique. De quelle efficacité pouvait-il être pour la solution d'un pro-
blème de relations sociales affectant exclusivement la vie privée des
citoyens, l'indépendance du foyer domestique, la souveraineté du
charbonnier dans sa maison ? Comment se peut-il faire que l'exercice
exclusif des fonctions gouvernementales par le nègre puisse modifier
les sentiments des citoyens et produire « le mélange dans les bals et
dans les dîners » de gens qui répugneraient à se mélanger dans ces
réunions sociales. Comment la couleur de ceux qui gouvernent pour-
rait-elle suffire à produire c des mariages de fusion entre des gens qui
ne voudraient pas s'épouser, qui né désireraient pas « fusionner ? »
Comment le mulâtre privé par un accord tacite ou par une disposi-
tion constitutionnelle de l'exercice du droit politique, réservé exclusi-
vement au noir, pourrait-il devenir plus affectueux envers ce dernier,
envers le bénéficiaire de ce dont on l'aurait privé ? Gomment en te fai-
sant descendre de sa suprématie réelle ou apparente, non pour le faire
rentrer dans 1’égalité, ce qui serait juste et légitime, mais pour le
mettre au-dessous du principe égalitaire, ce qui ne serait 'pas moins
criminel envers une classe qu'envers l'autre, [666] comment cette in-
justice pourrait-elle produire l'harmonie, la concorde, le mélange dans
les bals et dîners, jusqu'à l'amour sexuel ? Et quel intérêt auraient les
nègres et les négresses à ces mariages de fusion dont la première et
immédiate conséquence serait de priver leurs enfants de la jouissance
des droits politiques, de les déhaïtianiser!
Poser de telles questions, c'est les résoudre.
Or, de 1843 à ce jour, pendant 50 ans, les haïtiens n'ont cessé de
suivre le conseil de Mr SCHŒLCHER, « de laisser venir un nègre. » Et
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 636

il faut bien le reconnaître, rien ne semble avoir changé de face dans


les bals, les dîners et les mariages, s'il faut en croire Sir SPENSER ST-
JOHN !
Rien n'est plus évident que la déplorable et étrange confusion faite,
dans cette théorie de Mr SCHŒLCHER, des choses les plus essentielle-
ment différentes : confusion qui a créé le chaos dans ce triste débat ou
s’épuise toute l'énergie, toute la vitalité intellectuelle des haïtiens de-
puis cinquante ans.
Pour en juger, rétablissons le membre de phrase qui a été supprimé
dans la citation qui précède afin de faciliter l'examen de l'un des côtés
de la question. Voici le texte complet de ce passage : « Tout le temps
que le gouvernement normal d'Haïti, un gouvernement de la majorité,
c’est-à-dire un gouvernement noir, ne sera pas établi, la République
vivra d'une vie précaire, fausse, misérable et sourit dément inquiète. »
Le gouvernement de la majorité est aussi à mes yeux le seul qui
puisse mettre lin aux malheurs de mon pays ; le régime démocratique,
le gouvernement du peuple par le peuple, telle est, à mon avis, la seule
forme de gouvernement qui puisse convenir à mon pays et à tous les
pays du monde.
Mais j'entends exclusivement par gouvernement de la majorité, un
gouvernement composé de citoyens exerçant la puissance législative,
judiciaire ou exécutive, par une délégation bona fide, de la majorité
des citoyens, tous sincèrement, loyalement consultés, jouissant d'un
accès libre à l'urne électorale, votant froidement, dans le calme de
[667] leur conscience, libre de toute pression, de toute menace, de
toute violence.
Je n'admets pas et je suis sûr d'être d'accord en cela avec tous les
publicistes, tous les jurisconsultes, tous les hommes d'État, tous les
penseurs de l'universalité du monde civilisé, que dans un pays où les
citoyens diffèrent entre eux par la couleur de la peau ou des cheveux,
par la hauteur de la taille, par la largeur des épaules, la grosseur des
pieds ou tout autre attribut ! physique, que le gouvernement delà ma-
jorité puisse signifier un gouvernement exclusif composé de per-
sonnes appartenant à la majorité physique, à la majorité des cheveux
blonds ou noirs, ou des petits pieds, ou des grosses mains, ou des
peaux rouges, jaunes ou noires. S'il en était ainsi qu’aurait M r
SCHŒLCHER à opposer aux blancs qui protestent aux États-Unis contre
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 637

l'exercice des droits- politiques par les noirs, contre leur éligibilité aux
fonctions gouvernementales ? J’en demande bien pardon à l’illustre
abolitionniste, mais faire de la couleur de la peau une condition de la
capacité gouvernementale, c'est du préjugé, du plus pur, du plus
condamnable préjugé de couleur.
On sait qu’à la proclamation de l'indépendance d'Haïti, un certain
nombre de blancs, notamment les Allemands installés à la Bombarde,
ont lié leurs destinées à celles des nègres et des mulâtres et sont restés
haïtiens.
Eh ! bien, si un de ces blancs légalement, constitutionnellement
haïtiens, jouissant de la plénitude des droits civils et politiques des ci-
toyens haïtiens, éligibles à toutes les fonctions du gouvernement, si un
de ces blancs qui n'avaient point comme les mulâtres la solidarité du
sang avec les nègres, qui n'appartenaient point comme eux par le sang
de leurs artères à la : race noire, si un de ces ha tiens blancs était élu
Président d'Haïti, par une majorité régulière, loyale, libre, des suf-
frages du peuple haïtien, légalement consulté, oserait-on dire que ce
gouvernement, parce qu'Userait présidé par un blanc ne serait pas le
Gouvernement de la majorité ?
Le « c’est-à-dire » de Mr SCHŒLCHER est donc absolument [668]
injustifiable. La synonymie entre gouvernement de la majorité et gou-
vernement noir, n'était pas assez évidente, assez rationnelle pour servir
de base à un raisonnement quelconque, sans subir elle-même une dé-
monstration préalable.
Si l'auteur avait tenté de faire cette démonstration, de développer
sa pensée, de la rendre sous une forme claire et précise pour lui-même
et pour ses lecteurs, il se serait encore arrêté à. ce passage et aurait dé-
truit son manuscrit.
Il n'aurait pas manqué d'entrevoir l'immensité du mal qu'il allait
faire aux haïtiens, aux nègres non moins qu'aux mulâtres, en les lan-
çant dans une dispute byzantine d'où ne pouvait manquer de sortir une
nouvelle querelle politique de castes, infiniment plus redoutable, par
suite de toutes ces subtilités de langage, que les « vieilles haines », les
« mauvaises passions » d'autrefois dont il avait lui-même constaté
l'extinction ou tout au moins l'apaisement avant la publication de son
écrit, avant la propagation de ses doctrines.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 638

Il aurait compris lui-même que ce qu'il soufflait à l'immense majo-


rité noire d'Haïti n'était point la solution rationnelle d'un problème po-
litique ou social, mais un nouveau schisme politique, un nouveau dé-
chirement de la famille haïtienne, un retour pur et simple au point de
départ, un réveil, comme il l'a avoué lui-même, de passions mau-
vaises.
La solution indiquée par Mr SCHŒLCHER n'était qu'un dangereux
paradoxe et consistait à rallumer l'incendie dans le forum comme
moyen de l'arrêter dans le foyer. Le résultat évident et presque immé-
diat de ce paradoxe a été la naissance et la propagation de deux doc-
trines également fausses, également funestes : l'infaillibilité de la ty-
rannie comme remède politique ; et comme remède à tous les mal-
heurs sociaux, le nivellement, c'est-à-dire l'ablation de ce qui fait la
force d'ascension des sociétés humaines : la distinction du mérite.
Le socialisme à peine ébauché en France où il s'appuyait sur l'exa-
gération des principes de liberté, fit ainsi son entrée en Haïti bras-des-
sus bras-dessous avec la tyrannie [669] érigée en doctrine politique,
en principe civilisateur, et le couple malencontreux nous fut ainsi pré-
senté et chaleureusement recommandé par un abolitionniste qui avait
tout droit à notre respect, à notre confiance. M r SCHŒLCHER républi-
cain français, compagnon des PROUDHON et des Louis BLANC, n'a pas
su comprendre que la société haïtienne à son enfance ne pouvait sans
danger servir à l'expérimentation de doctrines socialistes devant les-
quelles reculaient épouvantées, les nations les plus éclairées de l'Eu-
rope occidentale.
Que ce fut la tyrannie gouvernementale qu'il prêchait aux haïtiens
comme moyen de salut, c'est ce sur quoi ses paroles ne laissent abso-
lument aucun doute.
Le grand crime du Président BOYER à ses yeux, n'était point,
comme n'ont cessé de le répéter après lui, les apôtres de sa doctrine,
d'asservir, de tyranniser les noirs, mais de leur laisser, à limitation de
Pétion, trop de liberté, plus de liberté qu'il n'en fallait à leur bonheur.
C'était à ses yeux un régime de licence auquel il importait de mettre
fin d'urgence.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 639

« Il faut le dire, cette politique de laisser faire, qui fut celle de PÉTION,
qui est celle de Boyer, devra rester celle de tous ceux de leur caste qui les
remplaceraient. C'est le châtiment infligé à l'ambition de la classe de cou-
leur, de ne pouvoir régner que par la misère sur l'ignorance, au milieu des
ruines. Il ne faut pas s'y tromper, en effet, si la République est tombée au
degré où on la voit sous l'administration des hommes jaunes, ce n'est ni à
leur incapacité, ni à leur méchanceté natives, comme disent les ennemis du
sang africain, qu'il faut s'en prendre, mais à leur position. Tant qu'ils
conserveront le pouvoir, ils seront invinciblement condamnés par la peur à
perpétuer la licence. »

Ne sont-ce pas de bien curieux tyrans que ces éternels trembleurs,


Et comment, ayant si peur des nègres, même quand ils disposent eux-
mêmes du pouvoir, auraient-ils « le courage » qu'on leur recomman-
dait, d'abandonner les rênes de se dessaisir de ce gage de sécurité ? Et
si la peur « des violences meurtrières dont, sincèrement ou non ils
s'alarmaient » [670] leur refusait « le courage » de s'exécuter de bonne
grâce, d'abandonner les rênes qu'ils tenaient d'une main un peu ferme,
si tremblante, « de laisser venir un nègre, » de remettra la cavale au
dompteur, que devait-il arriver ?
La majorité éclairée par 1 illustre philanthrope continuerait-elle à
laisser faire indéfiniment, à subir « ce quelque chose de plus haïssable
qu'un civilisateur tyran et sanguinaire, ce chef de peuple qui désho-
nore la liberté et avilit l'espèce humaine en donnant carrière aux vices
de la licence ? »
Evidemment non. La majorité, qui est le nombre, qui est la force,
secouerait le joug, s'efforcerait de se soustraire à l'avilissement de la
licence déshonorant la libellé, « pour chercher le bonheur dans cette
chose moins haïssable : un civilisateur tyran et sanguinaire, »
C'est en effet ce qui caractérise aujourd'hui nos relations politiques.
Quiconque parle de liberté, de lois, de constitution en Haïti, est un
monstre de mulâtre visant à devenir « chef de peuple pour asservir les
nègres, » pour « déshonorer la liberté » pour « avilir l'espèce humaine
par la licence. » Par contre, tout ambitieux se présentant comme pro-
tecteur, coin me sauveur de la majorité, du plus grand nombre, affirme
des théories calquées sur le modèle de NAPOLÉON III, se fait nommer
Géul à la première occasion favorable, prend la livrée civilisateur-ty-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 640

ran, se couvre de galons, s'accroche sur la poitrine des décorations, au-


thentiques ou non, et court chez le photographe.
Il faut le dire enfin, car c'est la vérité, M r SCHŒLCHER était d'autant
moins excusable de lancer ces décevantes doctrines, ces erreurs meur-
trières, parmi les haïtiens, que tout cela n'était pas nouveau, n'avait
point, sous sa plume le mérite de l'originalité. Il avait l'impérieuse
obligation, d'approfondir avant de les ratifier, de les sanctionner de sa
haute autorité, des théories, qui, par rapport aux haïtiens, depuis long-
temps libres et indépendants, commandaient l'attention d'un étranger
non point comme abolitionniste ou négrophile, mais bien comme phi-
losophe, comme penseur et comme homme d'État.
Longtemps, très longtemps avant lui, en effet, dès Février [671]
1815, l'un des ministres de CHRISTOPHE, le général PRÉVOST, Duc, je
crois, de Limonade, avait résumé les mêmes hérésies politiques et so-
ciales dans les termes suivants :

« Pour combattre le roi CHRISTOPHE qui voulait faire avec raison de


cette guerre (la guerre du royaume du Nord contre la République du Sud)
une guerre de couleur, et pour miner sa puissance qui développait une
grande sévérité d'organisation, PÉTION laissait faire aux noirs tout ce qui
leur plaisait ; et plus l'autre sévissait pour obtenir l'ordre, plus PÉTION relâ-
chait. Il put ainsi tenir contre un ennemi plus actif, plus entreprenant, mais,
ce fut au prix de la moralité de son peuple qu'il corrompît en ne lui impo-
sant aucun frein, en ne lui donnant aucune bonne habitude à l'époque
même où, jeune encore, il était plus opportun et plus facile de les lui incul-
quer. » 229

En fait, Mr SCHŒLCHER s'était-il rendu exactement compte de la


valeur philosophique de la doctrine qu'il prêchait aux haïtiens en fai-
sant suite au Duc de Limonade ?
Ou le nègre est l'homme, le frère, l'égal du blanc par l'identité de
son organisation mentale, ou il lui est intérieur à cet égard dans une
mesure plus ou moins grande.

229 Citation de M. L. J. JANVIER, « Haïti et ses visiteurs. »


Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 641

Dans le premier cas, les principes de législation positive émanant


des lois naturelles du progrès, du développement normal des sociétés
humaines, ne sauraient différer entre une nation exclusivement com-
posée de blancs, comme la France et l'Allemagne, et une autre nation
composée de blancs et de noirs en proportions diverses et même oppo-
sées, comme les États-Unis ou Haïti. Il faut donc admettre une diffé-
rence constitutive dans les deux races, pour concevoir la nécessité
pour elles de baser leur législation, leur système gouvernemental sur
des principes différents.
Quiconque propose donc aux haïtiens ces règles du gouvernement
personnel que la raison et l'expérience ont de tout temps condamnés
dans les nations purement blanches, agit, qu'il le sache ou non, sous
l'impulsion de l'opinion vague ou précise que les deux races ne sont
pas identiques.
[672]
On sait que beaucoup de philanthropes, d'abolitionnistes convain-
cus, tout en se révoltant contre le crime de l'esclavage, n'en ont pas
moins cru le nègre sinon d'une autre espèce que le blanc, mais d'une
race inférieure ou tout au moins abâtardie. On se rappelle encore aux
États-Unis te grand discours d'un sénateur philanthrope, l'éloquent
INGALLS, attirant une foule immense au CAPITOL pour l'entendre plai-
der la cause du nègre, et concluant, à la grande surprise de son audi-
toire, que les talents de FRÉDÉRIC DOUGLAS était dûs exclusivement à
sa portion de sang blanc (anglo-saxon).
Le mulâtre, l'homme dont le sang est mêlé de celui des deux races
est, en effet, l'éprouvette, non de la sincérité des amis des noirs, mais
de la profondeur de leur conviction touchant l'égalité native du nègre
et du blanc.
Mr SCHŒLCHER n'ignorait par l’immense infériorité numérique des
mulâtres en Haïti quand il lançait contre eux son sanglant réquisitoire.
Pourtant, c'est à eux, à eux seuls qu'il croyait s'adresser en leur recom-
mandant, en les suppliant de laisser venir un nègre. « Songez, leur di-
sait-il dans un langage pathétique, songez que vous ne pourrez jamais
ce rien faire de bien, et que toute action énergique que vous voudriez
exercer pour relever le peuple noir avili, serait considérée par lui
comme un acte d'oppression de l’aristocratie mulâtre, et le mènerait à
la révolte... Laissez venir un nègre et tout change de face. Il peut atta-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 642

quer les vices de front sans rien craindre, il peut agir avec vigueur, car
les masses ne sauraient avoir contre lui les défiances éveillées qu'il
vous faut redouter, les susceptibilités qu'il vous faut ménager. »
C e laissez venir montre à quel point l'esprit du célèbre abolition-
niste était travaillé, sans doute à son insu, par une pensée qu'il ne s'est
peut-être jamais avouée, ne s'avouera jamais à lui-même : la pensée
d'Ingalls, la pensée de la supériorité native du mulâtre due « à sa por-
tion de sang blanc. »
Laissez venir un nègre. Le nègre ne pouvait donc pas venir sans la
volonté, sans le consentement, sans la permission [673] du mulâtre,
même dans leur proportion numérique de dix contre un... M r
SCHŒLCHER était tellement convaincu de l'invincible puissance native
du mulâtre, de l'impossibilité insurmontable pour le nègre de venir
tout seul que, doutant de la bonne volonté du mulâtre à le laisser venir,
il considéra la solution qu'il nous offrait comme chimérique et n'espé-
ra plus rien pour Haïti que de l’amélioration des sentiments du mu-
lâtre lui-même envers les noirs :

« Les jeunes de la classe privilégiée, dit-il comme conclusion, valent


mieux que les. vieillards. Ils ont une intelligence plus large des besoins de
la patrie, ils pourront peut-être la sauver quand les affaires tomberont natu-
rellement entre leurs mains. Nous en avons connu plus d'un qui regardent
comme un devoir de réparer le mal de leur gouvernement, et qui veulent
mettre des talents réels au service des idées les plus généreuses. Puissent-
ils bientôt réussir. »

Nous dirons ailleurs comment cet appel, publié en 1843, a été en-
tendu par les jeunes mulâtres qui ont renversé BOYER dans la même
année, comment le nègre vint à l'appel de SALOMON dans cette même
année et comment la population des deux tiers du territoire fit bande à
part et s'en alla former, toujours dans la même année, la République
Dominicaine.
Une autre forme du préjugé de race, bien plus caractéristique en-
core que la croyance en la supériorité native du mulâtre, est bien celle
qui consiste à considérer le nègre comme nativement incapable d'être
soumis à un régime de liberté civile et politique, sans que ce soit au
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 643

détriment de l'ordre public ; comme une race naturellement vouée à la


licence et toujours prêle à se révolter contre l’autorité des lois.
C'est cette forme du préjugé qui seule explique dans certains États
de l'Union américaine, les violences illégales exercées contre les
nègres, qui les fait mettre impitoyablement à mort pour des crimes et
délits qui ne vaudraient à d'autres citoyens soumis à la juridiction d'un
tribunal régulier, que l’emprisonnement ou une amende. Que le blanc,
[674] là où il est lui-même le nombre, la force, le maître enfin en-
dorme sa conscience avec cette fausse théorie pour donner pleine car-
rière à ses passions raciales, on le conçoit fort bien. Mais en faire la
base du credo politique des nègres eux-mêmes dans un pays comme
Haïti, où ils sont les maîtres de leurs destinées, c'est infiniment plus
grave, on en conviendra.
Si un gouvernement quelconque en était réduit à se soutenir dans
ce pays en abandonnant les noirs aux vices de la licence, en ne répri-
mant pas ces vices, en n'édictant ou en ne faisant observer aucune loi
destinée à enrayer le développement de ces vices ; si par un tel abais-
sement de la puissance dirigeante, si par cette renonciation volontaire
à l'exercice d'un pouvoir qui n'est organisé nulle part que pour le
maintien de l'ordre public et de la paix sociale, il était possible d'arri-
ver à autre chose qu'à un état de violente anarchie et si, par ce moyen
paradoxal, ce gouvernement parvenait, en effet, à assurer, non pas son
autorité, car il n'en saurait avoir aucune dans de telles conditions, mais
son existence nominale et paisible pendant 25 ans, il faudrait positive-
ment désespérer du pays, de la race qui offrirait un si navrant spec-
tacle au mépris des hommes.
Un semblable phénomène serait d'une telle importance dans la
controverse pendante sur la question de race entre le nègre et le blanc,
qu'il commanderait impérieusement d'être mis hors de tout doute par
une enquête sévère et minutieuse. Un tel fait, s'il était prouvé, serait
bien la condamnation irrévocable de la race noire et la solution du
problème haïtien ne serait point celle que nous indique M r
SCHŒLCHER : laissez venir un nègre. Ce serait bien plutôt la solution
de ST-JOHN qui serait la vraie : appelez le blanc.
Gomment en effet, un gouvernement noir pourrait-il mieux vaincre
la nature qu'un gouvernement rouge ou jaune ? Comment ceux dont il
se composerait sauraient-ils mieux se soustraire que leurs gouvernés, à
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 644

ce goût de la licence, du désordre, qui serait dans la race, et par consé-


quent dans le sang de tous ? Et s'il se trouvait parmi nous un nègre qui
fut exempt de cette défectuosité de la race entière, à [675] quel signe
se révèlerait-il aux autres ? Et même si la Providence nous le faisait
découvrir, comment s'y prendrait-il pour asseoir son autorité, pour em-
pêcher les niasses noires de passer sur son cadavre afin de constituer
un gouvernement mulâtre qui les abandonnerait à leur fatale tendance
naturelle, qui les laisserait se vautrer dans les vices, la licence ?
Le nègre en Haïti a toujours montré comme le blanc, comme tous
les hommes, un attachement égal à la liberté et à l’ordre public. Le
respect de la loi par les masses populaires haïtiennes ne s'est guère dé-
menti en aucun temps qu'à la sollicitation directe, positive, formelle de
l'autorité publique. C'est toujours cette autorité elle-même que nous
avons eu à rappeler à l’ordre, au respect des principes et de la loi.
Sous le gouvernement haïtien peint et anathématisé par M r
SCHŒLCHER, les lois de la République d’Haïti étaient aussi respectées,
aussi fortes que dans la généralité des nations blanches ; sous ce pré-
tendu gouvernement de la licence, le vol était presque inconnu, l'as-
sassinat, plus rare, même toute proportion gardée, que dans la
moyenne des autres nations civilisées. Et si nos prisons n'étaient pas
suffisamment pleines, au gré de nos visiteurs, c'est bien parce que les
crimes sont rares dans notre pays. Sous ce gouvernement, et en géné-
ral sous tous les gouvernements que nous avons eus en Haïti, jamais,
en aucun temps, les citoyens noirs ou de couleur n'ont refusé leur
concours à l'autorité pour la répression du crime, du vice, de la licence
enfin.
Je ne prétends présenter la défense, l'apologie d'aucun gouverne-
ment haïtien en particulier. Loin de là, j'affirme que, sans être cou-
pable de tout ce dont il a plu à leurs adversaires de les accuser, les
gouvernements renversés par le peuple haïtien, y compris celui du
Président BOYER, avaient tous provoqué de quelque façon les vio-
lences populaires dont ils ont été victimes.
Il n'est pas de révolte en Haïti que l'esprit conservateur des masses
populaires n'ait aidé à réprimer, tant que le [676] peuple pouvait avoir
foi dans le gouvernement. Il n'est pas non plus de révolution en Haïti
qui n'ait eu pour cause l'opposition entre la voie suivie par le gouver-
nement et celle qu'indiquent les vraies aspirations du peuple haïtien,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 645

aspirations qui peuvent se résumer par ces mots : la civilisation par


l’ordre et la liberté.

Conséquences déplorables de ces sophismes.

I — La nation privée à l'intérieur du bénéfice des talents


acquis par ses enfants.

Retour à la table des matières

En introduisant la question intellectuelle dans ce triste débat, en la


mêlant à la question de couleur, on a arrêté en Haïti sinon la bienfai-
sante admiration du talent, mais le développement de cette saine ému-
lation intellectuelle entre tous les citoyens, qui est partout le plus puis-
sant véhicule du progrès. On nous a appris à considérer l'instruction
comme une arme meurtrière, un instrument de domination, d'asservis-
sement, dont la possession par un homme appartenant à l'une des deux
classes devrait être considérée comme une menace, comme un danger
pour tous les hommes appartenant à l'autre classe.
Le sentiment qu'inspire aux noirs un homme coloré en qui s'af-
firme quelque talent est donc mêlé d'autant de méfiance que d'admira-
tion, et vice versa.
De là devait naître dans chaque classe une tendance à revendiquer
le mérite des hommes de valeur formés dans son sein, avec d'autant
plus de chaleur que la méfiance commandait dans l'autre classe, une
certaine froideur et souvent une critique irritante.
Cette malsaine rivalité intellectuelle entre hommes de couleur et
noirs, a donné lieu à des polémiques violentes surtout de la part de ces
derniers qui, en se présentant comme les défenseurs de la majorité, du
grand nombre, ont nécessairement une plus grande liberté d'allures et
de [677] langage. Ces violences de presse ont pu fourvoyer l'étranger
et même des haïtiens sur l'état réel de l'esprit et des sentiments de
notre peuple considéré dans son ensemble.
Les hommes publics, en possession de la puissance légale se sont
souvent laissé égarer par ces clameurs au point de rechercher, dans un
louable but d'apaisement, un personnel gouvernemental mêlé de
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 646

nègres et de mulâtres d'une valeur intellectuelle au moins douteuse,


constituant ainsi un encouragement direct à la médiocrité.
Ainsi, en se trouvant opposés les uns aux autres, noirs et mulâtres
d'une véritable valeur intellectuelle sont condamnés à rentrer vite dans
la vie privée après le premier désenchantement ou à se relayer sur les
plages hospitalières de la Jamaïque jusqu'à ce que la fusillade vienne
mettre une fin à leur triste carrière.
Voilà comment il arrive que dans ce pays tout prend et garde un
ton, un aspect indécis, qui tient en suspens jusqu'au jugement de
l'étranger impartial rencontrant chez nous au même poste, tantôt un
noir ou un mulâtre d'une supériorité intellectuelle commandant son
admiration, son respect, tantôt une ignorance noire, rouge ou jaune ab-
solument déconcertante.
Ces malheureuses rivalités intellectuelles ne devaient pas se borner
à la seule question de classe ou de caste. Les noirs, pressés de répudier
la prétendue avance intellectuelle des mulâtres admise par Mr
SCHŒLCHER comme base de ses sanglantes accusations contre ces
derniers, se heurtent à l'impossibilité d'établir aucune balance de la va-
leur respective de tous les noirs éclairés comparée à celle de tous les
mulâtres éclairés. Nous avons été ainsi entraînés de part et d'autre à
rechercher l'homme le plus éclairé de chaque classe pour l'opposer à
l'autre.
La rivalité s'est ainsi étendue, dès sa première manifestation, d'in-
dividu à individu dans l'une et l'autre classe. Et chacun, voulant pour
soi-même une palme rendue indivisible, se montre en général plus
préoccupé de démontrer l'absence de toute intelligence chez les autres
que de cultiver et de développer la sienne.
[678]
À observer ce triste phénomène on pourrait croire, en vérité, que
chaque haïtien noir ou jaune, possédant quelqu'instruction, professe-
rait une foi implicite dans les théories des esclavagistes, tiendrait sa
race pour être nativement dénuée d'intelligence et ambitionnerait la
triste gloire de montrer sa propre intelligence comme une exception,
un phénomène, un miracle.
C'est encore la médiocrité qui, en recueillant le bénéfice de cette
aggravation de notre mal intellectuel, se développe, funeste cancer,
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 647

non plus seulement à la surface du corps social, mais y enfonce des ra-
cines pivotantes, perforantes. Il arrive ainsi qu'une instruction solide
propre à développer, à fortifier le jugement, n'est guère recherchée que
pour ses propres charmes, par des sujets auxquels la modestie, non
moins que le goût môme des hautes études, impose l'ombre et le si-
lence. Notons encore que de telles études seraient ingrates pour celui
qui leur demanderait autre chose qu'une satisfaction intime et person-
nelle. Qui a besoin de ses leçons ? Ne sommes-nous pas tous en pos-
session des seuls moyens apparents dont il dispose lui-même : les
livres des blancs ? Quant à ses propres opérations mentales, l'exercice
de son jugement, ses réflexions, ses méditations, qui s'en soucie ? Tout
cela n'est pas sur le chemin de la présidence ou des ministères, ni
même du Sénat ou de la Chambre des représentants.
Il en résulte que, sauf des exceptions honorables, mais relativement
impuissantes, nous n’étudions guère en vue de nous approprier la
connaissance des grandes lois qui gouvernent les forces de la nature
afin de les faire concourir au développement de notre prospérité, de
notre bien-être ; nous ne cherchons guère plus à pénétrer les principes
qui régissent les sociétés humaines pour les appliquer à assurer notre
paix intérieure et notre bonheur. L'ambition de percer, la hâte de
prendre rang parmi les capables, ne nous laisse le temps de rien appro-
fondir. Le pouvoir, et non la science elle-même étant le but réel de nos
efforts, il nous suffit d'être armé pour la dispute. Nous tenons notre
éducation pour terminer dès que nous pouvons tourner correctement
[679] une phrase malfaisante et la jeter à nos illustrations nationales
vivantes ou mortes.
L'émulation intellectuelle en Haïti garde donc une teinte assez vi-
sible de la puérilité de celle des écoliers jaloux de s'arracher le premier
prix de leur classe, et nos efforts pour nous instruire sont dirigés dans
le sens de cette puérilité. Peu importe ce que chacun pense ; l'impor-
tant, c'est, la façon de le dire : devenir un penseur profond ne cha-
touille guère notre ambition ; il faut être beau diseur, c'est l'essentiel.
« Parlez français. Monsieur. » C'est là une apostrophe qui revient sou-
vent dans ces interminables polémiques qui caractérisent notre presse
et notre tribune. « Parlez français, Monsieur » et nous parlons fran-
çais, et nous le parlons très pointu, en turlututu ; et nous le mêlons à
des mots grecs ou latins pour montrer à la galerie combien nous
sommes classiques. Gare à une faute de grammaire, garé à une expres-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 648

sion manquant d'élégance ou de correction, gare à un masculin ou un


féminin, un singulier ou un pluriel mal employé. Tout le succès du
discours ou de l'écrit en dépend. Il n'y a qu'un premier prix et il est in-
divisible : qui le rate n'est plus qu'un sot en trois lettres.
Ainsi, en même temps que cet abominable malentendu éloigne les
hommes de valeur de la direction politique et sociale, il est cause en-
core, dans une certaine mesure, que nous tenons pour ainsi dire école
de médiocrité. Il est cause enfin que nous compromettons le sort de la
race noire, hors de notre île, en montrant la République noire, non pa-
rée de ses plus riches atours, montrant avec fierté ses vrais bijoux,
comme autrefois la célèbre mère des Gracques, mais couverte de
chrysocale, de faux joyaux, d'épaule t tes en cuivre doré et de préten-
dues croix d'honneur.
Etant donnée cette fausse direction de l'instruction parmi les haï-
tiens, sur quoi, nous demandera-ton, pouvons-nous fonder l'espérance
de voir le pays réagir contre de funestes courants et entrer dans une
voie nouvelle où il puisse trouver la solution de ses problèmes poli-
tiques et sociaux ?
J'affirme, et l'avenir démontrera, s'il plaît aux grandes Puissances
civilisées de nous laisser en paix, d'éloigner de [680] nous et leur pro-
tection et leurs menaces, j'affirme que la société haïtienne est déjà en-
trée, à l'heure présente, dans cette voie nouvelle. Elle y a été conduite
par la même main, elle y a été poussée par la même force, qui a aidé
partout l'homme à s'élever à la civilisation : la loi du progrès qui est
dans la nature humaine.
De tous les maux qui ont accablé les descendants de la race noire
en Haïti, est sorti en effet un bien immense, suprême, providentiel :
c'est que ce pays, dès sa déclaration d'indépendance a été, par la seule
force naturelle des choses, et reste exclusivement voué au régime dé-
mocratique, sous sa forme la plus large, la plus absolue. Ce n'est point
pour nous une affaire de choix, c'est forcé.
Ce régime de démocratie absolue, en ouvrant l'accès des plus
hautes situations politiques et sociales à tous les citoyens possédant ou
non de l'instruction, a été funeste sans doute, en bien des circons-
tances, à la paix sociale, au maintien de l’ordre publiera une adminis-
tration éclairée des intérêts matériels et moraux de la nation.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 649

Cependant, il est visible, palpable, en Haïti, que ce régime n'a pas


pour effet d'arrêter la marche ascendante de l'intelligence, le dévelop-
pement des idées dans une communauté humaine.
Bien au contraire.
Les hommes illettrés, noirs ou de couleur, qui de 1791 à ce jour ont
été poussés à de hautes situations en Haïti, n'ont assurément pas eu
tous à faire preuve du génie naturel d'un TOUSSAINT-LOUVERTURE
pour justifier leur élévation. Mais ces hommes, ne l'oublions pas, sont
des êtres humains, doués de l'intelligence, de la pensée. En gravissant
l'échelle politique et sociale, ils entrent en contact avec des individus
plus avancés, plus instruits qu'eux, dont ils subissent d'autant plus la
bienfaisante influence intellectuelle que l'intelligence est plus éveillée
chez eux à cause même de la situation fausse qui leur est faite. Ils
s’approprient ainsi dans tout le cours de leur carrière, une éducation
réelle et autrement efficace que la simple instruction élémentaire des
écoles primaires.
[681]
Libre des préoccupations du bel esprit, du beau diseur-obligés de
renoncer aux palmes académiques, ces hommes écoutent, observent ;
réfléchissent, et la faculté mentale qui se développe le plus en eux est
précisément celle qui s'atrophie chez les autres : le jugement.
Leurs idées générales se développent ainsi, et s'élèvent par ce
contact incessant, à mesure que leur intelligence se dilate pour em-
brasser des matières plus étendues. Aussi n'est-ce pas une rareté, un
phénomène en Haïti, qu'un homme parlant avec assurance de finances,
d'organisation administrative ou militaire, de législation, etc., avec une
grande justesse, sinon une grande étendue de vue, mais dans un lan-
gage dont l'incorrection vous étonne et vous confond.
Celui qui, par un concours de circonstances favorables dès son en-
fance, ou bien plus tard par un effort de volonté, a pu se mettre en pos-
session des premiers éléments de l’instruction proprement dite, celui-
là lit, étudie, se perfectionne et vous met à un moment donné en pré-
sence d'un homme instruit, bien élevé, qui serait fort en peine de dire
qui l’a élevé, comment il s'est instruit. 230

230 Un des vieillards qui m'ont honoré de leur bienveillance dans ma jeu-
nesse, Mr ACLOQUE, un jurisconsulte de mérite qui avait été plusieurs lois
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 650

Telle est à peu près l'histoire uniforme de l'éducation dans toutes


les familles formées en Haïti. Qui oserait prétendre qu'il en ait été au-
trement de l'éducation des anciennes familles de l'Europe elle-même ?
N'est-ce pas aussi ce qui s'est passé, ce qui se passe encore dans la
démocratique Amérique du Nord ?
Notons encore que celui qui s'élève ainsi par le libre jeu du régime
démocratique et reçoit les idées plus larges du nouveau milieu auquel
il arrive, n'en conserve pas moins ses attaches, ses relations de parenté
ou de simple [682] amitié avec ceux qui ne l'ont pas encore rejoint,
qui sont encore en bas, à son point de départ. Ainsi s'établit du haut en
bas de l'échelle sociale une éducation par contact, par frottement, qui
élève le niveau intellectuel moyen des haïtiens, même les plus com-
plètement illettrés, bien au-dessus de la puissance intellectuelle déve-
loppée-par les ruasses populaires dans plus d'une nation actuelle d'Eu-
rope encore engarée dans les liens d'un régime monarchique plus ou
moins absolu.
Il est résulté de ces faits, qu'à des moments suprêmes ou les dis-
cours académiques, les injures bien tournées, les provocations réci-
proques en langage pointu ou grossier de nos classiques ont mis la
chose publique en péril, le sentiment national a dû se tourner pour
chercher le salut vers quelque homme de bien et de bon sens, ayant la
volonté et le pouvoir d'apaiser le peuple, en lui parlant le seul langage
qu'il entende, celui de la raison naturelle et sans fard.
La pensée commune, en ces cas, a été d'opposer à la médiocrité
classique non l'ignorance absolue, mais le bon sens naturel, le juge-
ment développé par l'observation et la réflexion, éclairé par le patrio-
tisme.
Tel est le jour lumineux sous lequel apparaîtront à la postérité haï-
tienne les figures respectables de deux Présidents d'Haïti : GUERRIER
et RICHE, dont la mort à deux courtes années d'intervalle, doit être ran-

ministre de la justice, membre et président de notre Tribunal de cassation,


m'a souvent raconté comment un jeune cordonnier du Port-au-Prince avait
découvert dans une cave une vieille grammaire de LHOMOND qui a servi à
l'éducation d'un grand nombre de jeunes gens dans notre capitale après l'éva-
cuation des français ; les uns se réunissaient chez le cordonnier pour étudier
en commun, d'autres copiaient le petit livre et étudiaient chez eux dans un
manuscrit. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 651

gée parmi les faillites calamiteuses qui ont permise des théories insen-
sées de prendre racine dans notre société et de nous apporter près de
cinquante ans de sanglantes discordes.
Cependant, le procédé, on le conçoit bien, n'est ni sans inconvé-
nient, ni sans danger. C'est un expédient auquel on a pu recourir avec
avantage, pour éloigner un péril imminent, mais ne pouvant jamais
servir de biseau gouvernement normal d'une société humaine. Cela de-
vait inévitablement produire des ambitions malsaines, en apportant à
la politique de doublure le renfort d'une nécessité patriotique, réelle à
de certains moments, mais non permanente. Il est arrivé à cet égard
pour nos gouvernements de [683] bon sens, ce qui arrive dans les
États de l'Amérique du Sud avec les dictateurs qu'on nomme à des
moments de péril national pour prévenir ou arrêter des luttes déplo-
rables. Sa tâche finie, le dictateur ne s'en va pas, il s'applique la lé-
gende du drapeau de JEANNE-D'ARC : « il était à la peine, pourquoi ne
serait-il pas à l'honneur ? » oubliant que la dictature n'est point une
forme normale de gouvernement. Les inévitables malheurs, les souf-
frances qui ont été pour le peuple haïtien la conséquence de ces
cruelles expériences, ont fait la lumière dans les esprits. L'impuissance
radicale des cervelles creuses, prétendant résoudre nos problèmes so-
ciaux à l'aide de la seule correction grammaticale et de mots sonores,
n'est pins à démontrer. La dictature du bon sens et de la bonne foi,
sans la lumière des « principes philosophiques » pour parler comme
SCHŒLCHER, est usée jusqu'à la corde. L'édifice entier, échafaudé sur
les erreurs, les théories sophistiques de 1843 ; est pourri à la base et
n'attend qu'une poussée pour s'écrouler tout d'une pièce. Et tout le
bruit qui nous alarme à cette heure n'est produit que par les vieux ins-
truments, la vieille ferraille rouillée que ramasse la médiocrité de
toute couleur pour étayer la vieille charpente qui a été pendant si long-
temps son unique capital. Vains efforts.
Le moindre coup d'œil dans celte politique détestable de couleur,
où le vice et l'ignorance se donnent la réplique, suffit pour convaincre
chacun de la nécessité absolue, je le répète, d'un changement de front.
Et à l'heure présente, quiconque n'a pas encore été contaminé par ce
mal odieux, s'éloigne avec dégoût de toute politique. J'entends venir
une génération nouvelle. Je la vois, car elle s'affirme déjà, de mulâtres
et de nègres haïtiens qui ont compris, qui savent que la question de
race n'est pas entre haïtiens et haïtiens, mais entre la race blanche et
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 652

tous les descendants de la race noire ; qui ont compris, qui savent, que
la destinée d'Haïti est de résoudre cette question, non en montrant au
monde des présidents, des rois ou des empereurs, à peau jaune ou
noire, mais en lui offrant le spectacle d'une [684] société incontesta-
blement civilisée, prospère, heureuse. En s'éloignant de la politique,
ces jeunes hommes rencontrent déjà les vérités essentielles à leur bon-
heur, au bonheur de leur pays, à la réhabilitation de leur race. A l'ins-
truction proprement dite, ils ont le temps, en s'éloignant de la four-
naise infernale de nos passions, d'ajouter l'observation et la réflexion,
de se former le jugement, de digérer, en un mot, les enseignements
que leur fournissent de hautes et fortes études et bientôt, j'ose le pré-
dire, sous leur souffle et sans qu'ils le touchent même du doigt, l'an-
cien édifice de misères et d'iniquités disparaîtra pour faire place à l'in-
dustrie, au travail honnête et persévérant, à la prospérité matérielle, au
contentement moral, au bonheur enfin, que seules produisent en ce
monde la science et la vertu.

II — La nation et la race noire également privées


du bénéfice de la distinction sociale acquise
par ses enfants au dehors.

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Pour nous montrer comme une société sauvage adonnée nu canni-


balisme, on ignore volontairement des faits d'une valeur capitale pour-
tant dans le débat ; on a l'air de ne pas s'apercevoir que les haïtiens,
comme les autres américains' du nord, du centre, ou du sud, ont forcé
la porte des sociétés les plus raffinées, les plus aristocratiques de l'Eu-
rope et savent y tenir un rang distingué. Qu'il me soit permis d'en citer
quelques-uns au hasard pour l'édification de ceux qui osent encore je-
ter le nom d'Haïti comme un outrage aux nègres des États-Unis et à
ceux des Antilles, quand on veut restreindre leurs droits de suffrage. Je
ne veux point commencer par Paris où brille au premier rang de l'Aca-
démie le plus grand prosateur français de notre temps, ALEXANDRE
DUMAS, le petit-fils du général, du mulâtre de Jérémie, baptisé sur des
champs de bataille européens du nom « d'Horatius GOCLÈS du
TYROL ». Allons tout d'abord en Angleterre, nous y trouvons les
White, à Londres, au premier, rang de l'aristocratie financière et [685]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 653

commerciale ; à Liverpool, et au même rang, sont les LALOUBÈRE, les


ROBERTS, les SAVAGE ; qu'il me soit permis de rendre ici un hommage
tout particulier à Mme SAVAGE, la sœur de feu mon ami le général haï-
tien ALEXANDRE TATE ; Mme SAVAGE est bien certainement Tune des
femmes les plus aimables, les pi us distinguées qui soient au monde.
En Allemagne, nous trouvons les PURGOLD, les PAGENSTECHER, tous
« young gentlemen and ladies » à citer comme des ornements dans
quelque cercle social que ce soit. En France, une demoiselle BARTHE
est devenue une baronne française, une autre est comtesse ; la petite-
fille du célèbre FAUBERT« Trois bouteilles » — L’une des plus
brillantes illustrations de notre guerre de l'indépendance, — Mme
CLAIRE FAUBERT, est entrée aussi dans l'aristocratie nobiliaire en de-
venant marquise de Crény par son mariage avec un officier distingué
de l'armée française, alliance de deux races guerrières, signe touchant
de la réconciliation de ceux dont le sang a coulé autrefois sur la terre
de St-Domingue, dans les deux camps opposés. Enfin, dans la superbe
capitale française, je trouve encore les LAFORESTRIE, dont l'un des
frères, Mr EDMOND LAFORESTRIE, a pris rang dans les arts comme
sculpteur, tandis que l'aîné, Mr CH. LAFORESTRIE, comme représentant
de son pays, n'a cessé de tenir sa place avec distinction dans le corps
diplomatique ; les SIMMONDS, dont l’une des demoiselles est entrée
dans la famille de Mr DAUTRESNE, ancien ministre de la justice, et la
famille CARRÉ, et la famille LARCADE, et les VERNARD et les
DÉBROSSE et les LEROY et les LARAQUE ; j'en passe foule d'autres non
moins distingués, dont les noms ne se présentent pas à ma mémoire.
Mais, me dit-on, — doctrine INGALLS— tous ces gens-là sont de
sang-mêlé et, comme FRED. DOUGLAS, ils doivent leur distinction à
leur portion de sang européen ; —j'attendais cette objection pour y ré-
pondre en citant les plus distingués, et disons-le franchement, les plus
illustres membres de la colonie haïtienne en Europe : mon grand ami,
le Dr Louis Audain dont la couleur dénonce à peine un léger mélange
de sang caucasien ; AUDAIN, exilé comme [686] moi pendant l'admi-
nistration SALOMON, et devenu rapidement une célébrité médicale
dans le département de l'Oise aux portes de Paris, sous la désignation
du « Docteur noir » ; Louis JOSEPH JANVIER, nègre pur, celui-là, à qui
l e « rapacious indomitable » saxon n'a pas à revendiquer la moindre
goutte de son sang, et qui est devenu par son intelligence et par un tra-
vail persévérant, énergique, un écrivain distingué, docteur en méde-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 654

cine de la faculté de Paris, diplômé de l'Ecole libre des sciences poli-


tiques, membre de la plupart des sociétés savantes de Paris : Société
d'anthropologie, Société de législation comparée, Société littéraire in-
ternationale, etc.
Qu'il me soit permis enfin de retraverser l'Atlantique pour montrer
à mes lecteurs américains la famille de mon compatriote, l'honorable
STEPHEN PRESTON, représentant pendant 20 ans son pays et sa race
dans les cercles les plus élevés de la société américaine, avec une dis-
tinction à laquelle chacun rend hommage à Washington.
Toute cette brillante galaxie d'illustrations haïtiennes, se mouvant à
l’aise dans les hautes sphères sociales du monde civilisé, devrait rester
ignorée, méconnue ? Leur pays se verrait privé, nous assure-t-on, du
bénéfice de leur distinction sociale ! C'est à la France, à l'Angleterre, à
l'Allemagne que devrait être rapporté tout leur mérite. Allons donc.
Lorsque les jeunes filles sorties de la démocratie américaine, arrivent
par l'éducation et la fortune à forcer les antiques donjons, à abaisser
les ponts-le vis vermoulus et à pénétrer en souveraines dans les vieux
manoirs de l'aristocratie européenne, l'univers blanc tout entier ap-
plaudit de lu voix et du geste ; le paria blanc, le descendant des serfs
d'autrefois, des anciens vilains, taillables et corvéables à merci, cette
grande déshéritée dont VICTOR HUGO et tant d'autres grands cœurs ont
pris la défense, la canaille blanche enfin, bat des mains avec enthou-
siasme. Cette jeune fille qui sort des boutiques de viande salée ou des
brasseries des États-Unis, pour venir saisir en Europe et poser sur sa
tête plébéienne les anciennes couronnes des comtesses, des marquises,
des duchesses, cette jeune fille lui [687] apporte, à elle, la grande pa-
role : réhabilitation, liberté, et ses sœurs restées sur les bords du Hud-
son ou du Potomac sont heureuses de son triomphe : Va, lui disent-
elles, va leur montrer là-bas ce que la démocratie a réalisé dans la pa-
trie de WASHINGTON, sur la terre libre de l'Amérique, Mais s'agit-il de
l'haïtienne ? de la mulâtresse, surtout de la quarteronne à la superbe
peau blanche dorée par un rayon du vivifiant soleil d'Afrique ? Ce
n'est plus cela. Ses 12 à 15 millions de frères de toute nuance, noirs,
griffes, mulâtres, quarterons même à la peau blanche et aux yeux
bleus, répandus dans les quatre Amériques ses propres compatriotes,
ses plus proches parents restés en Haïti, ne doivent rien attendre de ses
succès, c'est encore et toujours la race, blanche qui triomphe par elle
et avec elle. Et l'on prendra JEANNE PELÉ, fusillée il y a 25 ou 30 ans
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 655

pour crime de cannibalisme, ou l'on arrachera de quelque lupanar une


mulâtresse flétrie de vices et de débauches pour les montrer aux Afro-
américains et leur dire voilà les types de la femme haïtienne : Canni-
balisme Prostitution. Voilà ce qui attend vos femmes et vos filles, de
même que les femmes et les filles du blanc, s'il a la faiblesse de voir
en vous son égal, de partager avec vous le gouvernement des pays où
vous êtes nés.
Et c'est le nègre, le nègre d'Haïti lui-même, que l’on voudrait em-
ployer à cette œuvre de désolidarisation. C'est lui-même que l'on vou-
drait dresser à perpétuer dans le monde la fourberie du blanc créole.
C'est de ses propres mains qu'on veut qu'il jette par-dessus la barrière
ceux de ses frères et sœurs qui ne veulent point sauter, qui veulent res-
ter haïtiens, et ne demandent qu'à montrer, par leur distinction person-
nelle, qu'il n'y a pas de honte à être fils ou fille de la négresse.
[688]

III — Affaiblissement du patriotisme


par l'extinction du culte des aïeux.

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Il faut compter au nombre des plus grands malheurs d'un peuple,


l’impossibilité d'honorer ses hommes illustres : c'est ce qui arrive dans
un pays éprouvé par la guerre civile. La couronne de laurier que l’on
tresse à un héros semble toujours une insulte à la piété des souvenirs
qui attachent le nom d'un autre héros au cœur d'une section de la com-
munauté, Il en est de la guerre civile comme de tout recours à la
force : elle produit des vainqueurs et des vaincus. Le triomphe des
premiers et la défaite des derniers sont scellés au même instant ; la
même date reste glorieuse pour les uns et néfaste pour les autres.
Le patriotisme ne peut que s'en affaiblir, car il est tout entier dans
le culte des gloires du passé et dans l'espérance de plus grandes desti-
nées communes dans l'avenir. Comment ce sentiment élevé qui dé-
tache l'homme de lui-même en quelque sorte pour l'identifier à ses
compatriotes, à son pays, comment ce sentiment ne s'affaiblirait-il pas
là où le passé est marqué par la haine et apprend à attendre de l'avenir,
la vengeance ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 656

Heureuses les nations qui n'ont point été arrêtées dans leur élan à
des époques décisives de leur histoire, par ces dangereuses commo-
tions intestines qui laissent ramollis, relâchés, pendant une longue
suite de générations, les liens politiques et sociaux. Non moins heu-
reuses celles qui, en sortant de ces violentes convulsions, rencontrent
un génie supérieur, tutélaire, providentiel, qui verse le baume répara-
teur sur les plaies de la patrie, apaise les rancunes, rapproche les es-
prits et les cœurs, ravive le patriotisme, ce véritable et unique principe
vital des nations, et fait naître des espérances d’avenir plus nobles,
plus larges, plus élevées, que celle de la coupable vengeance de frères
contre frères.
Mais hélas ! combien plus malheureuse entre toutes, la [689] na-
tion au sein de laquelle des mains inconscientes ou volontairement cri-
minelles s'emploient, génération après génération, à rouvrir les plaies
du passé, à épaissir le voile des rancunes anciennes ou nouvelles,
étendu sur toutes les gloires nationales, comme les sombres nuées
d'orage sur les rayons lumineux de l'astre du jour.
Telle a été jusqu'à l'heure présente la destinée de la malheureuse
nation haïtienne, par une conséquence fatale de l'ancien esclavage des
noirs, des intérêts divergents qu'il avait fait naître et du préjugé qui en
a été la suite et lui a survécu partout.
À une époque décisive de notre histoire nationale, la Providence
suscita parmi les enfants de la race noire en Haïti, des hommes éton-
nants par la hauteur merveilleuse à laquelle s'élevaient en eux les ver-
tus les plus rares dont puisse se glorifier l'humaine nature : le génie
spontané d'organisation, la probité dans l'administration, la sûreté du
coup d'œil, l'habileté diplomatique, la fermeté dans le commandement,
la dignité, le courage atteignant à l'héroïsme, tout ce qui fait la gran-
deur, la supériorité de l'être humain dans l'universalité de la création,
tout cela éclata, brilla d'un éclat immortel parmi les enfants noirs,
rouges, ou jaunes de l'Afrique, sur cette terre d'Haïti où il a plu à
l'Eternel de rompre la chaîne des iniquités séculaires dont étaient vic-
times ses enfants à peau noire, où il lui a plu d’affirmer l'identité de
l'homme, de son fils, de ceindre le front du nègre de l'auréole de toutes
les gloires, en disant au blanc d'Europe et d'Amérique : « Regarde et
reconnais ton frère. »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 657

Combien en est-il parmi les héros auxquels la piété des nations


blanches élève des statues, combien en est-il dont la gloire se puisse
comparer à celle de TOUSSAINT-LOUVER-TURE, de cet ancien esclave
de Bréda, transformant des hordes d'esclaves révoltés, en une armée
régulière, disciplinée, aguerrie, glorieuse, et pouvant dire au Comte de
LAVEAUX, noble de vieille roche et général français : « J'ai fait ce que
vous n'avez su faire : j'ai repris St Michel à l'espagnol et je l'ai chassé
de la colonie ; je m'apprête à [690] « en chasser aussi l'anglais et de-
main, j'irai planter le drapeau tricolore sur la cathédrale de Santo-Do-
mingo. Je veux, en retour, la liberté pour mes frères, et pour moi-
même, la lieutenance du gouvernement aujourd'hui, l'autorité suprême
demain ! »
Et cet autre nègre, HENRY CHRISTOPHE, répondant à la menace de
80 vaisseaux, formant la flotte alliée de la France, de l'Espagne et de
la Hollande, appuyant une armée de 45,000 soldats blancs et français,
par cette fière épitre à LECLERC, qu'on apprendrait aux enfants dans
les écoles de toute nation blanche qui aurait eu l'honneur de compter
ce héros parmi ses aïeux.
E t JEAN-JACQUES DESSALINES, cet autre ignorant sublime, qui a
rédigé et signé avec « la pointe d'une baïonnette trempée dans le sang
de la race privilégiée » cet acte de l'Indépendance d'Haïti, qui est l'acte
de réhabilitation de la race noire, l'affirmation de l'identité de
l'homme, le relèvement de la Croix du CHRIST foulée aux pieds par les
faux chrétiens d'Europe dans la colonisation de l'Amérique.
Et ce mulâtre, ALEXANDRE PÉTION, l'initiateur de ses frères dans la
pratique de la liberté civile et politique, le modèle de la sincérité, de la
probité, de la vertu, dans les relations de gouvernant à gouvernés, as-
semblant la population dans son palais présidentiel, la montrant au
français DAUXION LAVEYSSE, envoyé par le roi de France pour lui of-
frir, à lui PÉTION, des millions et des honneurs s'il voulait bien trahir
ses frères et les remettre sous le joug, et, disant à l'ambassadeur, avec
son admirable simplicité républicaine, ces paroles dont l'écho ne de-
vrait jamais s'éteindre dans nos cœurs : « Monsieur, voici le souverain,
le maître ici, parlez au peuple. »
Et cet autre mulâtre, JEAN PIERRE BOYER, dont la sagesse patrio-
tique avait fermé l'ère de nos troubles sanglants, mis lin à la guerre ci-
vile et à l'appréhension de la guerre étrangère ; remédié à l'émiette-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 658

ment du territoire, en attirant tous ses frères, par le seul attrait de la li-
berté, sous le drapeau républicain de PÉTION ; constitué l'unité natio-
nale de l'ile entière à l'ombre de ce drapeau; assuré la consécration
[691] définitive de la liberté et de l'indépendance de ses compatriotes
en obtenant l'adhésion de la France au fait accompli ; lancé enfin son
pays dans les voies de la civilisation, de la prospérité et du bonheur,
par une paix ininterrompue d'un quart de siècle.
Et OGÉ, et CHAVANNE, ces nobles martyrs.
E t ANDRÉ RIGAUD, e t CLERVAUX, e t CAPOIS, e t GABART, et
GUERRIER, et GEFFRARD, et MONPOINT, et BEAUVAIS, et LAMBERT, et
BORGELLA, et RICHE, et PIERROT, et BAZELAIS, et MAGNY, et MOÏSE,
et BONNET, et BOISROND TONNERRE, et MARCADIEU, et COUTARD, et
FAUBERT, e t INGINAC. TOUS ces mulâtres, tous ces nègres illustres,
dont les noms glorieux brillent dans le ciel de la race noire comme au-
tant d'astres étincelants dans l'azur éthéré d'un climat privilégié. Tous
ces grands hommes doivent-ils être perdus pour leurs descendants ?
Serait-ce en vain, qu'ils auraient versé leur sang pour la destruction de
l'esclavage, pour l'établissement d'une nation indépendante où les des-
cendants de toute couleur et à tous les degrés de la race noire pussent
« offrir au monde un exemple de société régulière. » Leurs noms se-
raient-ils condamnés à l'éternel oubli ? Leur gloire serait-elle à jamais
effacée du crédit de leur race dans la balance des appréciations des an-
thropologistes contemporains.
Et pourquoi veut-on qu'il en soit ainsi ?
Parce que la couleur de leur peau n'était pas uniforme ? Mais n'est-
ce pas là un rêve d'esclavagiste ? Devons-nous donc, nous haïtiens,
notre liberté et notre indépendance à qui que ce soit au monde plus
qu'à nos propres ancêtres, pour que nous nous laissions apprendre par
des blancs, quels qu'ils puissent être, à cracher sur leur mémoire !
Ils ont paru dans des temps agités, ils sont nés de l'agitation même
de ces temps. Ils avaient des passions. Ils n'étaient pas parfaits. Ils se
sont heurtés les uns aux autres. Ils ont connu la guerre civile. N'y
avait-il jamais eu de guerres civiles avant eux sur la terre ? Les ci-
toyens d'une couleur uniforme dans un même pays n'ont-ils jamais
subi l'empire des passions ? Ne se sont-ils jamais heurtés les uns [692]
aux autres ? N'ont-ils jamais-passé par les douloureuses épreuves de la
guerre civile ?
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 659

« Le noir hait le mulâtre, le mulâtre méprise le noir. »

Que veut dire cette sentence ? Est-ce parce que nous nous sommes
battus entre nous que de tels sentiments seraient nés dans nos cœurs ?
Ou bien est-ce parce que ces sentiments sont innés en nous que nous
avons eu des luttes intestines ? Confusion ! Chaos !
On ne nous montre TOUSSAINT-LOUVERTURE que sous l'aspect
d'un « dompteur de mulâtres. » PÉTION n'est qu'un avilisseur, un abru-
tisseur de nègres. Ces hommes ont conquis pourtant au prix de leur
sang la liberté des esclaves noirs et mulâtres de St-Domingue. Ils ont
rendu à tous les noirs, à tous les mulâtres, le sentiment de la dignité
humaine, la conscience de leur identité avec les autres hommes.
Cet infernal imbroglio, entretenu, nourri entre les haïtiens avec un
soin jaloux, fait de nous des riches stupidement prodigues. Et tandis
que tous les peuples de la terre recueillent, conservent précieusement
et mettent en lumière leurs gloires nationales, nous jetons les nôtres
par la fenêtre.
On raconte qu'après la mort de l'Empereur DESSALINES, une
pauvre toile qui errait habituellement par les rues de Port-au-Prince,
vivant de la charité publique, rencontra le corps mutilé et abandonné
du Fondateur de l'Indépendance d'Haïti, le recueillit et lui fit une mo-
deste sépulture.
Puisse ce livre élever le cœur de nos compatriotes à la hauteur du
cœur de cette pauvre femme. Recueillons pieusement les dépouilles de
nos aïeux. Faisons-leur des sépultures dignes de leurs grands noms, de
leurs immenses services à la cause de l'humanité ; et devant leurs
tombes glorieuses, là seulement, nous retrouverons le véritable amour
de la patrie et nos mains se joindront et s'étreindront pour toujours.
Qui que vous soyez mulâtre ou nègre qui vous méfiez l'un de
l'autre, en vous préoccupant de la chimère de résoudre une question
qui n'existe pas, songez que cette [693] pauvre femme dont la raison
succombe au bruit de nos luttes fratricides, que cette négresse qui ra-
masse et enterre nos morts, qui répare nos oublis, nos fautes ou nos
crimes, c'est notre bisaïeule, c'est notre aïeule, c’est notre mère à tous.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 660

[694]
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 661

[695]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti

Appendice I
Sir Spenser St-John
et les Haïtiens.

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Sir SPENSER ST-JOHN, ex-Ministre de S. M. B. en Haïti, a écrit un


livre qu'il a intitulé HAÏTI OU LA RÉPUBLIQUE NOIRE.
Je suis citoyen de cette République noire.
A connaître ce livre, j'avais donc quelque chose de plus qu'un
simple intérêt de curiosité.
Avant d'en commencer la lecture, j'en savais assez pour ne m’at-
tendre à aucune bienveillance de l'auteur envers mon pays. Je savais
d'avance que je n'y trouverais même pas cette courtoisie, cette mesure
du langage que la bienséance semblerait devoir commander à un gen-
tilhomme, parlant d'une nation dont il a été l'hôte officiel pendant plus
de douze ans ; parlant d'hommes auxquels il a eu à s'adresser pendant
ces longues années en les appelant Votre Excellence, en tête de dé-
pêches officielles finissant par la formule du profond respect ; parlant
d'une société dont il avait été pendant ces douze ans, l'une des figures
les plus saillantes, l'un des membres les plus influent, puisqu'il y pre-
nait rang, au titre prestigieux d'Ambassadeur de la Vieille et Noble
Angleterre. Je savais déjà, en ouvrant ce volume que l’auteur, dans
son immense orgueil, avait rompu tous ces liens de convenance qui
enchaînent des esprits de moyenne valeur. Je savais que la lecture de
cet ouvrage ne pouvait apporter à mon esprit aucun plaisir, aucune sa-
tisfaction en dehors du sentiment d'avoir rempli un devoir.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 662

J'ai donc rempli ce devoir. J'ai lu ce livre.


Je l'ai lu jusqu'au bout, d'un trait, comme un malade avale une
drogue nauséabonde, mais nécessaire.
L'impression qui m'est restée de cette lecture, c'est que [696] l'au-
teur élève une prétention à mon avis, aussi injustifiable que présomp-
tueuse, en se constituant le haut justicier d'Haïti et de la race noire.
La République noire ne saurait rester sous le coup de son verdict.
Elle ne saurait perdre le droit d'en appeler de l'intelligence de Sir
SPENSER ST-JOHN à celle du monde civilisé, de transporter le débat du
tribunal où siège la présomption de ce diplomate, à celui de la
conscience humaine. Ce livre en appelait donc un autre. Contre ce ju-
gement de condamnation, il faut un jugement de réhabilitation à Haïti
et à la race noire.
J'y ai longtemps songé, attristé de ne pouvoir qu'y songer, car pen-
dant de nombreuses années j'ai été un proscrit, rendu impuissant par
l'adversité et ses exigences. Mais rien n'est immuable en ce monde. La
République noire, par une de ces évolutions que ne comprend, pas son
historiographe anglais, a mis fin à ce long exil.
Sur la scène changeante de la grande comédie humaine, il lui a plu
de me faire passer du côté où se trouve Sir SPENSER ST-JOHN. Comme
lui à Mexico, on me désigne à Washington avec la formule de Son Ex-
cellence le Ministre et je pourrais l'appeler mon cher collègue si je me
proposais seulement de lui dire des choses flatteuses.
Or, chacun connaît les attributs de ce métier : beaux salaires, loisirs
abondants.
Ces loisirs, Sir SPENSER ST-JOHN les utilisait à Pétion-ville et à
Turgeau, en artiste amateur : il y faisait le portrait, de la République
noire. M'inspirant de son exemple, je ne voudrais point dissiper ma
« carrière diplomatique » dans un farniente énervant et je me décide à
écrire, puisqu'au siècle où nous vivons il est permis d'écrire sans, être
écrivain, de faire de l'histoire sans être historien, de toucher à la philo-
sophie sans être philosophe et au besoin déjuger les hommes sans se
connaître soi-même.
Et, pour rendre plus sensible encore l'étrange rapprochement, le su-
jet de mon tableau, c'est le sujet du sien : [697] la République d'Haïti.
Il la montre au monde comme le signe de l'éternelle damnation de la
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 663

race noire. J'entreprends de la faire voir à l'Univers telle qu'elle appa-


rait à ma conscience : l'agent providentiel de la réhabilitation de la
race noire.
Le présent ouvrage ne mérite point, je crois, le reproche qua tort ou
à raison Sir SPENSER ST-JOHN adresse au journal haïtien l’œil. O n y
trouvera un jugement peut-être sévère de son œuvre ; mais on n'y ren-
contrera ni une appréciation blessante pour sa personne, ni une ex-
pression injurieuse à son adresse. Je ne dis jamais que ce que je pense,
il est vrai, mais je ne me crois pas toujours obliger de dire tout ce que
je pense.
D'ailleurs la question en débat intéresse, à mon avis, l'humanité en-
tière, et s'élève ainsi à des hauteurs qui dépassent toute personnalité.
Sir SPENSER ST-JOHN a été pendant nombre d'années le représen-
tant diplomatique à Port-au-Prince de S. M. B ; il se présente comme
un témoin personnel des choses qu'il raconte ; il a soin de commencer
son ouvrage par une déclaration des sentiments les plus bienveillants
envers les haïtiens et envers la race noire en général ; le préjugé de
couleur n'a jamais souillé son cœur : « Elevé, nous dit-il, par Sir
JAMES BROOKES, dont les grandes sympathies ne sauraient souffrir
aucun préjugé de race ou de couleur, je ne me rappelle pas avoir ja-
mais éprouvé aucune répugnance pour mes semblables à cause de la
différence de ce couleur... Pendant douze ans j'ai vécu familièrement
et en bonne amitié avec des haïtiens de toutes les classes et de toutes
les nuances, et les hôtes les plus fréquents et non les moins honorés à
ma table étaient de la race noire ou colorée »
On le voit, l'écrivain n'a négligé aucun moyen de gagner la
confiance de ses lecteurs : expérience personnelle des choses et des
hommes dont il entend parler, impartialité absolue envers ces derniers
ou plutôt « neutralité bienveillante » comme on dit dans la diplomatie
moderne, Sir SPENSER ST-JOHN s'attribue corn plaisamment tous les
titres [698] qui peuvent le faire passer aux yeux de ses lecteurs pour
une véritable autorité dans les affaires haïtiennes : « Je crains, dit-il,
de passer pour juger (les haïtiens) avec une sévérité outrée. Telle n'est
pas pourtant mon intention... Si je place l'haïtien en général, sous un
jour peu enviable, c'est parce que je suis fortement convaincu que l'on
doit décrire un peuple tel qu'il est et non tel qu'on aurait souhaité qu'il
fût. »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 664

Telles sont les formes doucereuses dont cet écrivain enveloppe les
attaques les plus cruelles, les intentions les plus haineuses qui aient ja-
mais eu à leur service une plume trempée de fiel.
Les hôtes les plus assidus, « LES PLUS HONORÉS » de Sir SPENSER à
Port-au-Prince étaient des nègres et des mulâtres. Or il y a un certain
nombre de blancs dans cette ville ; il s'en trouve quelques-uns de fort
distingués. Du temps de Sir SPENSER ST-JOHN, la colonie blanche
avait l'honneur de posséder parmi ses membres des hommes comme
M M . CASSARD, négociant, (français) SCHULTZ, (danois) chef de la
maison WEBER, TWEEDY père, négociant, (anglais) DÉJARNIN, négo-
ciant, (français) BYRON, vice-consul anglais, PECK, ministre des E -U.
etc, qui, par leur haute respectabilité, leur culture intellectuelle, leurs
façons distinguées, auraient été à l’aise au premier rang de n'importe
quelle société du monde civilisé.
Cette société blanche ne pouvait qu'être heureuse d'accueillir dans
son sein le représentant de S. M. B. Il faut donc pour que Sir SPENSER
eût pu se complaire dans une société de nègres et de mulâtres haïtiens,
que ces derniers lui parussent posséder à un degré, au moins égal aux :
blancs du Port-au-Prince, le développement intellectuel, les mœurs
raffinés, l'éducation élevée, en un mot tout ce qui contribue, sous le
nom de distinction, à rendre un homme agréable et à nous faire re-
chercher sa compagnie.
Lors donc qu'il montre Haïti au monde civilisé comme un pays
pourri de vices, peuplé de sauvages adonnés à l'anthropophagie, on
s'attend à le voir au moins excepter, des vices épouvantables dont il
nous accuse, ces nègres et [699] mulâtres dont il faisait ses hôtes les
plus fréquents et non les moins honorés ; on s'attend à le voir insister
distinctement pour que le lecteur ne comprenne pas tous les haïtiens
dans un jugement d'une sévérité outrée. Voici pourtant ce qu'il nous
dit de ses amis : « La bande d'amis noirs ou de couleur qui se réunis-
saient autour de moi pendant ma longue résidence à Port-au-Prince,
n'étaient pas exempts de beaucoup des vices que j’ai été obligé de
censurer en décrivant les différentes sections de la population ; mais
ils les avaient un degré moindre » et, craignant de pousser trop loin
sans doute, la générosité envers ses amis, il ajoute ce correctif : « ou,
comme je leur était réellement attaché, je les ai peut-être vus sous un
jour moins lumineux. »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 665

Ainsi, tandis que cet écrivain veut faire naître chez son lecteur
l'impression de sa prétendue partialité en faveur des haïtiens, on voit
par cette phrase et par quelques autres que nous citerons, que Sir
SPENSER ST-JOHN, en écrivant son livre, a été surtout travaillé de la
crainte de ne pas dire assez de mal des haïtiens, de ne pas assez provo-
quer contre eux le mépris du monde civilisé. — Rien n'est mieux fait
pour donner une idée exagérée de la faute ou du crime dont on accuse
quelqu'un que toutes ces restrictions en apparence dictées par la bien-
veillance ; on vous dit, par exemple : « cet homme a assassiné cet
autre qui lui était étranger ; mais ce n'est rien cela, et vous seriez
épouvanté si je vous disais quel autre crime il a commis, à ma
connaissance ; seulement je ne puis pas l'accabler parce que, malgré
tout, je lui garde une certaine affection. — J'en demande bien pardon à
Sir SPENSER ST-JOHN, mais un tel langage ne serait pas celui de quel-
qu'un qui veut ménager son semblable ; c'est bien la forme classique,
pour ainsi dire, de la calomnie : c'est ainsi que l’on s'y prend pour insi-
nuer hypocritement qu'un individu est un parricide quand ou n'ose pas
l'en accuser ouvertement. — Telle est la véritable portée de toutes ces
restrictions dont abonde le livre de Sir SPENSER St-John et dont la
phrase suivante n'est que le digne couronnement : « Si jamais tous les
documents qui existent sur ce sujet sont publiés, mon [700] chapitre
sur le cannibalisme ne sera plus considéré que comme un pâle reflet
rie la réalité. »
Il a été dit avec beaucoup de vérité qu'un ennemi ouvert et déclaré
est moins dangereux qu'un faux ami C'est bien ce dernier rôle qu'a
joué Sir SPENSER ST-JOHN vis-à-vis de la « République Noire. »
Ne voulant absolument rien négliger pour écraser moralement ce
petit peuple, il s'est préoccupé de discréditer d'avance ce qu'une plume
haïtienne pourrait écrire un jour pour sa défense :

« Cette communication au Vanity Pair a provoqué, dit-il, une réplique


dans un journal publié à Port-au-Prince, nommé l’Œil, le 1er Octobre
1881. Il nie tout, même l'existence sérieuse et la puissance des prêtres-
Vaudoux et dépense toute son énergie en injures…… C'est dans cet esprit
de colère que les haïtiens traitent généralement toute référence publique à
leur singulière institution. » (Introduction XIV) — Mais, si les haïtiens
nient tout systématiquement, une plume étrangère pourrait peut-être entre-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 666

prendre leur défense avec une sympathie moins décevante que celle de Sir
SPENSER ST-JOHN. — Cette idée semble avoir happé fauteur après qu'il eut
relu son introduction, et voulant sans doute se mettre en garde même
contre cette éventualité, il ajoute au bas de cette introduction la note sui-
vante :
« De tout temps (ever) depuis le règne de SOULOUQUE, des écrivains
de profession ont été payés par le gouvernement haïtien pour répandre des
rapports couleur-de-rose sur la civilisation et les progrès d'Haïti. Mais un
séjour de vingt-quatre heures dans une ville haïtienne suffira pour
convaincre le plus sceptique que ces relations semi-officielles ne sont
dignes d'aucune créance. »

Il serait difficile tout lecteur de bonne foi en conviendra, de s'en-


tourer de plus de précautions pour assurer l'efficacité d'un coup que
l'on se proposait délibérément de porter à l'ennemi que l’on hait le
plus. Cependant Sir SPENSER ST-JOHN nous assure qu'il aime beau-
coup les haïtiens et qu'il n'a pas de préjugé de couleur !
[701]
Il m'est souvent venu à ce propos une pénible réflexion que je de-
mande la permission d'exposer ici en toute candeur : c'est surtout aux
États-Unis que ce livre semble avoir produit l'impression la plus défa-
vorable aux haïtiens. II y avait cependant dans ce pays des hommes
appartenant à notre race et qui ont représenté les États-Unis à Port-au-
Prince, en même temps que Sir SPENSER y représentait l'Angleterre, et
je n'aurais pas pensé qu'ils eussent laissé répandre autour d'eux, sans
élever la voix, des assertions aussi extravagantes que celle-ci, par
exemple, choisie entre mille : « La première question qui se pose na-
turellement est : qui est affilié à la secte du vaudoux ? La réponse, je
le crains, doit être : Quine Cent pas ? » (Page 183) Ces diplomates
afro-américains sont des hommes d'une valeur intellectuelle égale ou
même supérieure à celle de Sir SPENSER ST-JOHN ; leur témoignage
n'a pas moins de poids ni moins d'autorité que celui de leur ancien col-
lègue anglais. Il est vraiment fâcheux qu'ils aient pu paraître confirmer
par leur silence, le cruel jugement porté sur Haïti par cet ennemi pas-
sionné de la race noire. 231
231 Peut-être le silence de ces messieurs s'explique-t-il par le seul fait qu'ils
ont appartenu, eux aussi, à cette redoutable corporation qui a tait tant de mal
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 667

Pour revenir à ce dernier, j'ai constaté, depuis mon arrivée dans ce


pays, comme je l'ai dit ci-dessus, et avec une surprise d'autant plus
douloureuse que je prise très haut l'intelligence et le bon sens améri-
cain, j'ai constaté qu'un grand nombre de gens paraissent prendre ce
livre au sérieux et le considérer comme une fidèle photographie de la
« République Noire. » [702] J'ai donc pour devoir, moi, enfant de la
grande calomniée, de démontrer quelle part immense a eue l'imagina-
tion du peintre, ou plutôt du caricaturiste, dans ce prétendu portrait.
Cette tâche est aisée, en vérité, car l'écrivain, aveuglé par la haine
ou par le préjugé de couleur,— on peut lui laisser le soin de choisir, —
n'a même pas daigné s'efforcer de paraître juste ; préoccupé par-dessus
tout de réunir, sans en rechercher même la concordance, tout ce qui
pouvait placer l'haïtien, selon sa propre expression, sous un jour peu
enviable, Sir SPENSER a accueilli sans examen, sans hésitation, toutes
les anecdotes, tous les quolibets, tous les racontars, et présente avec la

aux haïtiens et qui se nomme le Corps diplomatique et consulaire de Port-


au-Prince ? Peut-être n'ont-ils pas eu conscience d'avoir "compris et rempli
envers la communauté haïtienne tous les devoirs d'ordre moral que leur im-
posait la conformité d'origine ? — Peut-être ont-ils eu à se reprocher de
s'être laissé entraîner par l'esprit de corps à des actes qui leur feraient une so-
lidarité trop étroite avec leurs anciens collègues de race blanche pour leur
permettre de prendre la parole avec autorité en faveur de leurs frères haï-
tiens ? — Ce sont des questions que nous pouvons poser sans prétendre à en
donner la solution : ce n'est pourtant pas qu'elles manquent d'intérêt : la di-
plomatie, telle qu'on la pratique avec Haïti, est un beau sujet d'étude que
traitera magistralement tôt ou tard quelque écrivain haïtien. À cette mono-
graphie se rattache intimement l'histoire des révolutions, des désordres Ad-
ministratifs, de tous les vices, de tous les crimes qu'on semble nous repro-
cher avec tant de hauteur, comme si dans la population générale d'Haïti,
l'élément étranger, l'élément européen était toujours la victime innocente et
irresponsable.
Ce sujet a été ébauché avec talent par un jeune haïtien M r JACQUES
NICOLAS LÉGER, dans un petit livre que consultera avec fruit quiconque dé-
sire voir sous toutes ses faces ce que nous sommes obligés d'appeler mainte-
nant la question haïtienne, puisque un certain nombre de journaux, ordinai-
rement sérieux, nous affirment chaque jour avec beaucoup de gravité, que
quand les haïtiens se font la guerre c'est pour obéir aux injonctions rivales
de deux ou trois puissances qui se partagent l'influence dans la direction de
nos affaires et qui sont représentées même comme l'objet exclusif du vote
que nous donnons dans nos élections de toute sorte !!! H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 668

même assurance les assertions les plus contradictoires. Il suffirait


donc à la rigueur, pour le réfuter, de l'opposer à lui-même.
Ainsi, cet homme si dégagé de tout préjugé, accuse les nègres
d'Haïti de haïr les mulâtres et ceux-ci de mépriser les nègres. A l'appui
de cette dernière assertion, il raconte avec aplomb, comme un fait per-
sonnel, la réponse extravagante que lui aurait faite à lui-même, Sir
SPENSER ST-JOHN, une mulâtresse à qui il insinuait délicatement qu'il
vaut mieux se marier à un noir que de coiffer S te CATHERINE : « Mon-
sieur, répondit-elle, vous m'insultez en imaginant que je puisse jamais
épouser un noir. Non, je ne me marierai jamais qu'avec un blanc. »
(Page 138) — Si l'auteur avait seulement en vue de peindre une petite
sotte qu'il aurait rencontrée par hasard, on pourrait se demander ce
qu'elle [703] vient faire dans son livre ; mais il présente cette petite
histoire comme un trait des mœurs haïtiennes en général. — « Ce mé-
pris du noir, continue-t-il, est professé par presque toutes les jeunes
filles de couleur…… J'ai vu de jeunes mulâtresses refuser de danser
au bal avec des noirs…… Les noirs naturellement éprouvent un pro-
fond ressentiment de cette insolence enfantine, et quand ils ont la
haute main, comme du temps de SOULOUQUE et depuis, ils apaisent
malheureusement leurs ressentiment dans le sang.»
Voilà certes un bien triste état de choses ; mais ce n'est pas tout : la
mulâtresse de tout-à-l’heure ne dédaigne pas seulement le voir, mais le
mulâtre aussi ; ce qu'elle désire, ce qu'elle veut, au risque de mourir
enveloppée dans son voile de vierge, c'est un mari blanc — Est-elle
du moins une exception sous ce rapport ? Pas du tout, c'est général
aussi, et notre auteur s'étend avec complaisance sur ce sujet à la page
474 : « L'une des causes de la haine entretenue par le mulâtre contre le
blanc, est l’évidente partialité de ses jolies compatriotes pour ce der-
nier. Il est très connu que le premier rêve, le beau idéal de la jeune
haïtienne est un européen riche et, si possible, beau garçon... Peu de
jeunes filles abandonnent l'espérance de rencontrer ce mari si dési-
rable, particulièrement parmi celles qui ont reçu leur éducation en Eu-
rope, jusqu'à ce que leurs charmes commencent à se faner ; alors elles
veulent bien se contenter du moins foncé en couleur de leurs compa-
triotes »...... enfin l'écrivain conclut par ce cri du cœur : « toutes
choses considérées, cela n'est pas étonnant, car les blancs font de bien
meilleurs maris. »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 669

Sir SPENSER ST-JOHN ne nous dit pas le degré de ressentiment des


mulâtres, en ce qui les concerne, contre cette « insolence enfantine »
qui les atteint de la même façon que les noirs. La situation semblerait
même moins humiliante pour ces derniers, puisqu'on ne leur fait pas
l'injure de leur réserver « des charmes fanés » et de plus, frappés du
dédain des blancs ! S'il en était vraiment ainsi, cela prouverait simple-
ment que nos jeunes demoiselles de couleur [704] seraient bien mal
élevées, et noirs et mulâtres, parents de ces péronnelles, trouveraient
bien plus simple de leur donner le fouet, que de les laisser s'exposer à
être égorgées plus tard « pour apaiser les ressentiments que fe-
rait naître leur insolence enfantine, leur mépris de leurs frères. »
Mais en est-il vraiment ainsi ?— J’examine la question à sa place,
et me contente de transcrire ici la réponse qu'y fait Mr St-John lui-
même : (page VII) « En fait, l'élément ; mulâtre, qui est l'élément civi-
lisateur en Haïti, devient chaque jour d'une moindre importance ; les
luttes de partis ont diminué leur situation politique et constants ma-
riages (mariages entre gens de couleur et noirs) sont cause que la race,
par le croisement, retourne au type le plus nombreux ; et dans peu
d'années l'élément mulâtre aura fait des progrès désastreux (?) vers le
noir. » L'auteur afferme de nouveau le même fait à la page 130, en ces
termes : « On suppose généralement, la population partagée en neuf
dixièmes de noirs et un dixième de gens de couleur ; ces derniers, dé-
cidément, se rapprochent de plus, en plus, du type noir. Il est naturel
q u e , CROISANT CONTINUELLEMENT ENTRE EUX, ils (les haïtiens)
doivent s'assimiler à la race la plus nombreuse. »
Ainsi la mulâtresse haïtienne, en courant après le blanc redevient
négresse ! Le livre où se rencontrent de telles absurdités, est-il d'un
homme réfléchi, d'un esprit sérieux, que n'aveugle aucune passion ?
Autre contradiction : on a vu dans les pages qui précèdent, avec
quelle acrimonie Sir SPENSER ST-JOHN dénonce au noir le prétendu
mépris que professe le mulâtre â son égard.
Il en parle en plusieurs endroits ; à la page 137 notamment, il dit :
« il y a entre le noir et le mulâtre une ligne de démarcation qui est la
circonstance la plus désastreuse pour la future prospérité du pays. Un
fidèle historien, après avoir soigneusement étudié les événements du
passé, doit conclure que le bas niveau de civilisation atteint dans l'île
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 670

est dû principalement à cette insignifiante querelle : [705] « le noir


hait le mulâtre, le mulâtre méprise le noir, etc. »
Si le diplomate-écrivain avait reconnu et signalé entre noirs et mu-
lâtres haïtiens, une simple rivalité politique, ce serait déjà très grave,
car un pays où les partis politiques se constitueraient, non sur la diver-
gence des principes, des opinions politiques, mais sur des différences
dans la couleur de la peau des citoyens, serait placé dans une situation
désastreusement désavantageuse au point de vue de la lutte à soutenir
pour l'accomplissement de ses destinées.
Des partis ainsi formés ne sauraient être de part et d'autre, que des
factions coupables, ayant chacune un intérêt étroit à promouvoir par
des calculs égoïstes et nécessairement destructifs de tout avancement
moral, de tout progrès social, et non des associations d'êtres intelli-
gents, liés par une communauté de véritables principes politiques ou
sociaux. Car les principes sont des conceptions de la raison humaine
qui n'a ni couleur, ni race. Un principe n'est jugé tel qu'à, condition
que ceux qui le professent ou le repoussent, le jugent favorable ou fu-
neste à l'humanité entière, ou tout au moins aux intérêts généraux de
la nation visée.
En politique, comme en tout ce qui relève de la science, nous com-
mençons par l'erreur et cherchons la vérité ; mais il n'y a pas deux vé-
rités entre lesquelles on puisse choisir indifféremment ; et si des
hommes politiques étaient condamnés dans un pays, à prendre le
contre-pied d'une opinion, sans l'examiner, simplement parce que la
couleur de la peau le leur imposerait, on conviendra qu'un tel état de
choses ne pourrait être qu'une calamité pour ce pays. Combien, à plus
forte raison, ne serait pas épouvantable, une rivalité, non point seule-
ment politique, c'est-à-dire basée sur des intérêts ou des théories, pou-
vant subir des modifications profondes d'un individu à un autre dans
une même classe, mais une rivalité qui aurait ses racines au fond
même des cœurs, qui aurait sa source dans la haine et le mépris, les
sentiments les plus terriblement dissolvants qui puissent agiter une so-
ciété humaine ! J'ai peine [706] à comprendre comment une telle que-
relle aurait pu paraître insignifiante (unmeaning) à un homme civilisé,
à un chrétien ! Quoiqu’il en soit, il faudrait se féliciter de voir la por-
tion la moins nombreuse d'une telle population absorbée par la plus
forte, car ce serait un moyen d'une efficacité absolue pour mettre fin à
cette « insignifiante querelle » de couleur. Si donc ces deux proposi-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 671

tions de Sir SPENSER sont vraies : 1° que la faible civilisation de l'île


est due à la rivalité des deux couleurs, 2° que la classe mulâtre est sur
le point de disparaître, absorbée par la noire, on n'en saurait tirer
qu'une conclusion, c'est que le pays serait en train de s'affranchir du
seul obstacle qui l'arrêterait et ne saurait tarder par conséquent à aller
de l'avant. La logique de Sir Spenser St-John n'est sans doute pas sem-
blable à la nôtre puisque de ces prétendus faits exposés par lui-même,
il tire une conclusion diamétralement opposée : « En dépit, dit-il,
(page VII) ; des éléments civilisateurs qui les entourent, ils tendent vi-
siblement à tomber à l'état d'une tribu africaine. »
Cette dernière proposition, je le crains, doit être prise à la lettre
pour qui veut se rendre un compte exact de la pensée intime de cet
écrivain. Il ne veut pas seulement dire que nous nous éloignons de la
civilisation, mais que nous nous en éloignons par le fait que la portion
noire de notre population absorbe l'autre. Mais qu'importe ce fait,
peut-on demander à cet écrivain, et pourquoi qualifier cette absorption
de « désastreuse » puisque vous nous dites que le fait désastreux pour
notre pays c'est la coexistence et la rivalité des deux couleurs dans la
population ? La réponse à cette question, Sir SPENSER ST-JOHN nous la
donne dans la phrase déjà citée : « l'élément mulâtre est l'élément civi-
lisateur en Haïti » ce qui signifie clairement que, d'après Sir SPENSER
ST-JOHN, l'élément noir n'est pas capable de se civiliser par ses efforts
directs : « je suis maintenant d'accord, dit-il en effet, page l32, avec
ceux qui nient que le nègre ait jamais pu créer une civilisation origi-
nale ; avec la meilleure éducation possible, il restera toujours un type
inférieur d'homme. » Cette conclusion résulte [707] d'ailleurs des pré-
misses posées à la page précédente : tant qu'il (le nègre) est influencé
par le contact direct « des blancs, comme dans la portion méridionale
des E-U, il marche très-bien. Mais qu'il soit soustrait à cette influence,
comme en Haïti, il ne montre plus aucun signe de progrès ; au
contraire il rétrograde graduellement vers les coutumes des tribus afri-
caines et sans une pression extérieure, il tombera à l'état des habitants
du Congo »
En voilà assez, je l'espère, pour porter dans tout esprit vraiment im-
partial la conviction que la seule explication de toutes ces contradic-
tions où se débat l'esprit de cet écrivain, c'est qu'il subit l'influence
d'un préjugé réel et violent contre le noir.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 672

Ce préjugé, cette passion haineuse, on les voit saillir d'une façon de


plus en plus choquante à mesure qu'on parcourt les pages de cet
étrange volume.
Cet écrivain croit-il du moins la race noire améliorée par le croise-
ment avec la race blanche ? En d'autres termes, est-il libre de préjugé,
dégagé de passion haineuse à l'égard du mulâtre ?
C'est ce que nous allons examiner maintenant. A lire certains pas-
sages de ce méchant écrit, on pourrait croire l'auteur animé, en effet,
des meilleurs sentiments à l'égard du mulâtre, qu'il appelle « l'élément
civilisateur d'Haïti. » Il est désolé, à l'entendre, « du rapprochement
désastreux de cet élément vers le type noir » et il a pour les maux
d'Haïti une solution aussi philanthropique que pourraient le désirer
WILBERFORCE et GRÉGOIRE :

« La seule chose, nous dit-il, qui aurait pu sauver le mulâtre, aurait été
d'encourager les blancs à s'établir dans le pays, mais les hommes de cou-
leur ont toujours aveuglément repoussé cette solution. »

Cette dernière phrase, soit dite en passant, est à rapprocher du pas-


sage où l'on montre la mulâtresse adorant jusqu'au fanatisme le blanc,
dont elle fait son bel idéal. Etranges créatures, en vérité, que ces mu-
lâtres d'Haïti qui parviennent à élever sous leurs toits des êtres hu-
mains, frères et sœurs, grandissant côte-à-côte, sous l'œil de leurs
[708] parents, dans les sentiments les plus diamétralement opposés !
Les garçons apprenant à haïr profondément le blanc, à supposer aveu-
glément à ce qu'il vienne s'établir dans le pays, les filles à aimer de
toute leur âme ce même blanc, à en rêver pendant toute leur jeunesse,
jusqu'à ce que leurs charmes se flétrissent dans la vaine attente du
beau idéal ! Sir SPENSER ST-JOHN que je tiens pour un petit esprit n'est
pourtant pas un ignorant : ne faut-il donc pas qu'il ait été absolument
aveuglé par la passion, pour ne s'être pas aperçu lui-même que,
contrairement à sa prétentieuse affirmation, il nous a peints, non tels
que nous sommes, mais tels qu'il aurait désiré que nous fussions, pour
justifier ses préjugés de couleur et de race.
Qu'on lise tout le chapitre de cet écrivain sur les mulâtres ; qu'on le
lise attentivement et sans prévention, et l'on ne manquera pas d'y voir
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 673

percer à chaque ligne un parti-pris de dénigrement, d'insinuations per-


fides entrecoupées ça-et-là de restrictions plus ou moins adroites, évi-
demment calculées pour faire croire à l'impartialité, à la bonne foi de
l'écrivain.
« Ils haïssent leurs pères, dit-il, et ils méprisent leurs mères ; telle
est la clef du caractère du mulâtre.... ils ont presque tous les défauts
des deux races (la race blanche et la race noire) et presqu'aucune de
leurs qualités. Ceux qui n'ont jamais laissé leur pays sont souvent gon-
flés de suffisance et présomptueux à un degré à peine croyable, tandis
que beaucoup de ceux qui ont voyagé paraissent n'avoir pas été in-
fluencés par les brillants exemples de la civilisation ou par leurs rela-
tions avec les nations civilisées, ne pouvant en retenir que le vernis
extérieur d'une superficielle éducation française,... les voyages en vé-
rité n'exercent que fort peu d'effet même extérieur sur la plupart ; et ils
reviennent dans leur pays plus présomptueux que jamais.... jusqu'à ce
que les mulâtres soient convaincus de leur infériorité leur améliora-
tion sera bien lente en vérité.... leur première éducation est fautive ;
leurs mères généralement dépourvues d'instruction n'ont « guère de
principes de délicatesse à inculquer à leurs enfants » ; [709] puis
viennent des anecdotes, un genre d'arguments que tout écrivain sé-
rieux évite habituellement pour ne pas être mis « sous un jour peu en-
viable » en se faisant accuser de puiser dans sa propre imagination ;
ces anecdotes, ces potins comme on dirait en France, viennent, dé-
montrer que ces mères inavouables dressent leurs fils, dès l'âge de dix
ans à mentir ou à voler, et leurs filles à admirer le mensonge et le vol.

« Avec de telles idées inculquées dans tous les esprits dès l'âge le plus
tendre, nous dit cet écrivain, il n'est pas étonnant que les haïtiens soient
complètement dépourvus d'honneur financier. »

Si un haïtien distingué un ornement de son pays par « ses connais-


sances étendues, son érudition en droit » marque à l'occasion l'heureux
changement survenu dans les relations sociales entre les blancs et les
haïtiens depuis la conquête de notre indépendance, Mr ST-JOHN n'y
voit « qu'un exemple de la haine profonde du vrai mulâtre contre le
blanc. » Comme s'il ne suffisait pas de toutes ces laideurs morales
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 674

pour faire du mulâtre un être repoussant, il s'étend longuement sur la


laideur physique de ce curieux « élément de civilisation. »
Aucun vice, aucun défaut ne manque à cet être fantastique ; sa
malpropreté le rend comparable aux bêtes les plus immondes, son voi-
sinage incommode par la puanteur qui s'exhale de toute sa personne et
« qu'aucune quantité d'eau-de-Cologne ou d'autres parfums ne saurait
dissimuler complètement. ... sans aller jusqu'à dire que leurs habitudes
(les habitudes des mulâtresses) sont malpropres et que de mœurs, elles
n'en ont pas, je puis dire qu'elles ont des habitudes simplement indes-
criptibles.... Leurs chambres à coucher ont une odeur concentrée, nau-
séabonde, qui est hautement déplaisante pour un étranger et qui a été
comparée par un gentleman « américain à l'odeur d'une écurie. » 232
Ailleurs nous trouvons [710] une tout autre description de la femme
haïtienne et de sa chambre à coucher ; cette fois il s'agit de la montrer
dans son insolente présomption d'oser, sans doute, se croire et se
conduire comme les blanches, comme les femmes civilisées.

« Celles des classes supérieures, nous dit l'auteur, (page 151) s'ha-
billent exactement comme des dames européennes, mais elles ne pa-
raissent pas à leur avantage avec des chapeaux fashionables de Paris (l'au-
teur ne cache pas son regret de les voir abandonner le mouchoir enroulé
autour de la tête, qui était autrefois la coiffure de la négresse esclave). Il
n'y a rien dont une dame haïtienne soit plus fière que l'abondance de son
linge de corps ou de maison. Ses armoires en sont généralement bondées
et les noires sont encore, si possible, plus soigneuses que les mulâtresses
de se procurer le linge de corps le plus coûteux. Comme elles s'enor-
gueillissent, de la condition de leur -belle chambre à coucher ! (sic). Elle
est arrangée à très grands frais..... » — Puis, se repentant sans doute de
voir la vérité qui lui échappe malgré lui, dans son lyrisme, ce monsieur
s'empresse d'y mettre ce correctif inattendu : « mais elles n'en usent guère
si ce n'est pour y recevoir leurs amis ! »

232 Cet écrivain ne nous dit pas à quelle classe appartiennent les mulâtresses
dont il a pu examiner la chambre à coucher avec son gentleman américain.
Je n'ai jamais pénétré dans des chambres à coucher de cette sorte ; mais qu'il
s'en trouve de semblables en Haïti, comme ailleurs, j'en veux bien croire son
expérience. H.P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 675

Ainsi, oh ! mulâtresses et négresses d'Haïti mes sœurs ! Sachez-le


donc : vous avez chacune deux chambres à coucher : l'une digne d'un
palais, luxueusement meublée, pour la montre, pour la satisfaction
d'une vanité puérile, et l'autre, semblable à une écurie où vous vous
vautrez quand sonne pour vous l'heure du repos ! Et tout ce fin linge
accumulé en si grande abondance dans les armoires, quel usage
peuvent donc en faire ces modèles d'une malpropreté surhumaine ?
C'est aussi pour la montre : « Alors, (quand elles reçoivent leurs amies
dans la belle chambre trompe-l'œil) elles étalent avec un grand orgueil
les trésors de leurs armoires [711] et montrent combien elles sont ri-
chement approvisionnées de choses dont elles ne font pas usage. » —
Vraiment !— Qu'est-ce donc qu'elles portent sur leur corps, au-des-
sous de leurs belles toilettes parisiennes ?—Elles enroulent sans doute
leurs torchons de cuisine sur leur peau ! —À qui donc Mr ST-JOHN
veut-il faire croire de telles choses ! — Et il se plaint de la colère avec
laquelle les haïtiens écrivent leurs répliques à des écrivains de sa
sorte !
Et tout ce livre est ainsi : aucune hauteur de vue, aucune ampleur
dans les idées, aucune profondeur dans les pensées, ; aucune considé-
ration philosophique ou humanitaire, aucun sentiment religieux, en un
mot, une œuvre perfide, calculée comme tous les écrits des ennemis
avérés de la race noire, pour provoquer, éterniser la méfiance et la co-
lère entre nègres et mulâtres d'Haïti, pour les porter à s'épuiser dans un
état perpétuel de guerre civile et à compromettre ainsi le succès de la
plus intéressante entreprise humanitaire du siècle : la race noire arri-
vant à la civilisation dans le Nouveau-Monde .comme la race blanche
y est arrivée à la liberté !
Eh ! bien, ce n'est pas bien ce que Sir SPENSER St-John a fait là. Il
n'a pas seulement publié un méchant livre sur ce pays qui l'a comblé
de respect et d'honneur, sur ce petit peuple, doux et bienveillant, quoi
qu'on en dise, qui était disposé à oublier la part cruellement active
qu'il a eue dans ces troubles civils qu'il lui reproche aujourd'hui avec
tant de hauteur dédaigneuse, à oublier qu'il a été l'auteur, la cheville
ouvrière des deux bombardements du Cap-Haïtien en 1865, par des
navires de S M. B. employés à vaincre la résistance de cette ville
contre un gouvernement haïtien dont il s'était fait rallié, contre un parti
politique haïtien dont il s'était fait le serviteur — le complice — pour
des motifs que je n'ai point à examiner ; oui le peuple haïtien était dis-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 676

posé à oublier tout cela, pour se rappeler seulement que les portes de
la Légation anglaise, ont été ouvertes par lui à des proscrits, pendant
nos heures de troubles, de même que les portes des légations ou
consulats de France, des États-Unis, d'Espagne, de tous les pays [712]
chrétiens, sans excepter les républiques latines du Nouveau-Monde,
comme celle du Costa-Rica, par exemple, dont le consul à Port-au-
Prince a sauvé la vie en 1879 à l'auteur du présent volume en le cou-
vrant de son pavillon. C'était Mr SANCHEZ, en ce moment employé à
New-York, à la « N.-Y.- Life Insurance Company. » Je suis heureux de
l'occasion qui m'est ainsi offerte d'offrir ce témoignage public de ma
reconnaissance à un homme de cœur. Oui je le répète, Sir SPENSER a
fait pis que la production d'un mauvais livre contre Haïti ; il a commis
une mauvaise action, en essayant, de fermer à toute une communauté
humaine, par le mépris qu'il a voulu attirer sur elle, toutes les voies
qui pouvaient la conduire à la prospérité, à la civilisation. C'était son
droit de prendre en Haïti ou ailleurs, quelques faits d'une vérité abso-
lue ou douteuse, d'y mettre son imagination à l'œuvre pour en former,
puisqu'il s'en était cru le talent, une œuvre littéraire lucrative ; mais un
galant homme en ce cas ne met pas une fausse étiquette sur sa mar-
chandise ; et je n'aurais rien à dire de son œuvre, dont la valeur litté-
raire est à peu près nulle, s'il avait eu la loyauté de lui donner son véri-
table nom :
«Hayti, a satyrical romance on the black Republic. » Loin de moi
la pensée d'opposer à ce roman en noir, un roman couleur de rose. Je
vois, je le répète, que mon pays est peu ou mal connu au dehors. C'est
le résultat de l'isolement où il est resté trop longtemps ; c'est la consé-
quence du vide qu'il a laissé faire autour de lui. Il doit sortir de ce
vide, de cet isolement. Il doit se mêler à la vie, au mouvement des
peuples, ses contemporains, et pour cela, il importe qu'on le connaisse
tel qu'il est et non tel qu'il pourrait être travesti par la fantaisie de ses
amis ou de ses ennemis.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 677

[713]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti

Appendice II
Mœurs de Saint-Domingue. 233

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Les mœurs de la société haïtienne ne pouvaient pas ne pas se res-


sentir des idées et des coutumes qui prévalaient autrefois à Saint-Do-
mingue.
Sous ce rapport du moins, sommes-nous en décadence ? Retour-
nons-nous « à l'état de tribu africaine ? »
À entendre l'auteur de cette merveilleuse découverte du « retour ra-
pide de l'haïtien à l'état sauvage, » on serait tenté d'attribuer aux co-
lons de Saint-Domingue les mœurs sévères, les vertus de famille des
puritains de la Nouvelle-Angleterre. Chacun sait, au contraire, que le
mariage était l'exception dans cette malheureuse colonie, où l’on fai-
sait bien des enfants, mais en évitant soigneusement d'y former des fa-
milles. Il est commode d'imputer à l’africain les unions libres, la plu-
ralité des concubines et tout ce relâchement de mœurs qui caractérise
certains individus en Haïti et dans la plupart des Antilles.
Mais cette imputation n'est pas seulement un mensonge historique,
c'est une véritable impertinence envers ses lecteurs, de la part d'un
écrivain qui n'a qu'à parcourir quelques pages d'Hilliard d'Auberteuil,
de Moreau de St-MÉRY, ou de tout autre écrivain contemporain du ré-

233 Le manuscrit de cette étude des mœurs et coutumes de Saint-Domingue


a été malheureusement trouvé incomplet et n'a pu être classé dans le corps
même de l'ouvrage ; nous le mettons donc en appendice pour ne rien dis-
traire de l'œuvre de l'auteur. (Note des Éditeurs.)
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 678

gime de l'esclavage, pour s'assurer qu'il n'y a eu dans les colonies que
les mœurs qu'il a plu au blanc, au maître, d'y introduire.
[714]
Et d'ailleurs, ces mœurs étaient en harmonie parfaite avec les
goûts, les tendances et les coutumes des deux ou trois premières
femmes blanches qui sont venues de temps en temps poser devant les
négresses comme modèles de l'état moral du sexe dans les sociétés ci-
vilisées de l'Europe.
Pour en revenir, par exemple, aux femmes importées de France par
d'Ogeron, on sait quelles subirent des fortunes diverses : quelques-
unes parvinrent peut-être à réaliser les intentions du Gouvernement
français en se faisant épouser par les rudes colons, et en s'assouplis-
sant à leurs mœurs ; mais les autres, en bien plus grand nombre, cher-
chèrent fortune en exploitant la lubricité des officiers des garnisons de
terre ou de la marine, des aventuriers de passage, et tombèrent enfin
aux bras des soldats et des matelots. Ainsi se trouva introduit dans la
colonie le poison de la débauche sensuelle qui devait y exercer tant de
ravages par la suite.
À mesure que de nouveaux arrivants venaient grossir la population
de l'île, ces femmes dégradées s'efforçaient de s'attacher à eux et d'ob-
tenir par une cohabitation permanente quoiqu'illégitime, une situation
qui était presqu'une réhabilitation sociale, comparée à leur existence
habituelle de prostitution publique.
Il ne fallait point effaroucher les nouveaux venus en leur proposant
brutalement une situation sociale douteuse ; on assimila ces marchés à
des engagements de domestique. Telle femme était censée se placer
chez tel individu comme femme de ménage, comme gouvernante de la
maison. Graduellement ces mots en vinrent à être les termes propres
pour la désignation des fausses situations sociales qu'ils étaient desti-
nés à voiler à l'origine, comme ils le font encore à peu près partout.
On désigna donc par le terme placé l'état des personnes qui avaient
contracté ces sortes de mariages libres, nommés des placages. La
prostitution elle-même disparut graduellement devant ces mariages
illicites qui, n'emportant aucune obligation légale, permettaient aux
hommes de Saint-Domingue de pratiquer impunément une sorte de
polygamie qui devint bientôt générale. On se [715] plaçait avec autant
de femmes que l'on en désirait ; seulement, on ne réunit point toutes
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 679

ces femmes sous un toit commun comme chez les mahométans ou les
mormons. C'eût été prendre des responsabilités et c'était là ce que l'on
voulait éviter par-dessus tout. Chacun de ces polygames retint près de
lui et avoua ainsi une seule femme ou gouvernante de maison, (femme
de la case ou femme caille) les autres, ainsi réduites au rôle de simples
maîtresses, s'appelèrent « des femmes du dehors, »
Ainsi, indépendamment des situations sociales diverses imposées
aux femmes de Saint-Domingue par l'existence de l'esclavage, les re-
lations conjugales leur faisaient une hiérarchie morale qui faisait de
cette colonie la plus curieuse société du monde.

1° En haut, un petit nombre de femmes mariées, blanches, noires


ou de couleur, donnant naissance à des enfants légitimes.
2° La femme caille, régulièrement placée, donnant naissance à des
enfants naturels toujours reconnus par le père. 234
8° La femme dehors, dont le placage était avoué, et les enfants na-
turels reconnus par son mari.
4° La femme dehors, maîtresse ou simple prostituée, avec laquelle
on n'avouait pas ses relations et dont les enfants, non reconnus par le
père étaient réputés bâtards.
D’après ce qui précède, l’on comprendra aisément comment les
pauvres filles blanches importées de France se répartirent pour la plu-
part dans ces trois dernières classes et entrèrent en rivalité avec les né-
gresses et les rares femmes blanches que le mariage avait placées au
sommet de cette société coloniale à sa naissance. La société coloniale
basée sur cette étrange facilité de mœurs, devait s'éloigner de plus en
plus du mariage, [ 7 1 6 ] comme nous le montre MILLIARD
D’AUBERTEUIL. Cette institution disparaîtrait même entièrement avec
le temps devant l'envahissement des placages, si elle ne trouvait chez
les blancs au moins, une certaine protection dans la pensée, dont cha-
cun était travaillé, de passer en France aussitôt que ce serait possible.
En réalité, les demoiselles même des meilleures familles, ne risquaient

234 Le placage en était venu à se faire publiquement, et non sans cérémonie ;


cela s'appelait un placage honnête. — Il a été donné à l'auteur d'être invité et
d'avoir assisté dans sa jeunesse au dernier « placage honnête » qui ait été so-
lennellement contracté à Port-au-Prince. H. P.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 680

absolument rien à se placer honnêtement, c'est-à-dire à devenir des


femmes caille, lorsqu'elles étaient destinées à vivre et mourir dans la
colonie, car les mœurs coloniales ne faisaient aucune distinction entre
toutes ces unions libres et celles qui avaient reçu la consécration de
l'Église. — C'est à peine si l’on accordait un peu plus de considération
à la femme caille, placée ou mariée, qu'a une femme dehors non
avouée. Souvent même un homme, en s'attachant à une de ses femmes
dehors, arrivait insensiblement à établir sa principale demeure chez
elle et faisait ainsi descendre au rang de femme dehors son ancienne
femme caille, bien que celle-ci fut par fois une épouse légitime. Mais
pour la femme comme pour l'homme, l'idée obsédante de passer en
France donnait au véritable mariage une importance réelle bien que
secondaire : en France, en effet, il n'était pas indifférent d'être une
épouse légitime ou une concubine. Les familles assez riches pour se
permettre des voyages en Europe refusaient donc de donner leurs
filles autrement qu'en mariage légitime. C'est un sacrifice que l'on fai-
sait aux idées qui avaient cours dans la métropole. Il en résultait aussi
cette conséquence que lorsqu'une famille en s'appauvrissant, voyait
s'éloigner la perspective du voyage en France, elle voyait le mariage
d'un autre œil et abandonnait ses objections contre le placage de ses
filles.
Ainsi s'est constituée une société où des épouses et des concubines
se coudoyaient dans les mêmes salons, et où il notait par rare que la
meilleure amie d'une femme caille, placée ou mariée, fût l’une des
maîtresses avouées de son mari. Les enfants nés de toutes les femmes
d'un même homme, portaient le nom de leur père commun et se recon-
naissent tous comme frères et sœurs. Une fille légitime [717] allait en
soirée, accompagnée et protégée par son frère adultérin qu'elle n'ai-
mait et ne considérait pas moins que son frère légitime.
Cependant les choses ne se passaient pas toujours ainsi. Il sortait
souvent de ces mœurs désordonnées, des scènes tragiques, surtout
lorsqu'aux jalousies de femmes se mêlaient des rivalités de couleur.
Le désir de passer en France préoccupant bien moins la femme co-
lorée, de la mulâtresse à la négresse inclusivement, que la blanche,
métisse ou mamelouque, c'était plutôt celle-ci qui recherchait le ma-
riage ; et pour les mêmes motifs, le mariage avec un blanc, vrai ou
supposé, européen ou créole comme elle. En outre, le mariage de ce
dernier avec la femme colorée était réputé une mésalliance et lui atti-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 681

rait toutes sortes de déboires, comme le lecteur le sait déjà, tandis que
son placage avec la même femme eût été considéré par tous comme
une chose simple, naturelle et absolument licite. La femme de couleur
avait donc un intérêt évident à universaliser, pour ainsi dire, le placage
dans la colonie, à y détruire jusqu'à la notion du mariage légitime.
Aussi était-ce surtout aux blancs légitimement mariés que s'attaquait
ce démon de la coquetterie. Quelle vengeance plus savoureuse, en ef-
fet, que de prendre pour elle-même le mari, de le retenir sous son toit,
de devenir ainsi sa femme caille et de forcer à descendre au rang de
femme dehors, celle qui prétendait l'écraser, elle et ses congénères, par
le triple avantage de la couleur de la peau, de la fortune et du titre de
femme mariée ! Et notons que le succès en pareil cas n'était une im-
moralité aux yeux de qui que ce soit à St-Domingue. C'était un vrai
triomphe que tous admiraient. Et comme MOREAU de ST-MÉRY, tous
les blancs de la colonie se pâmaient devant les charmes incomparables
de la triomphante mulâtresse, de l'irrésistible sirène !
En résumé, non seulement le mariage n'était pas la base, le fonde-
ment de la famille et de la société à S T-Domingue, mais encore tout
tendait à la proscription de cette institution. Si l'on songe que jusqu'à
la Révolution, le mariage n'était encore en France qu'un sacrement de
l'Église et que [718] le nœud ainsi formé était absolument indisso-
luble, le lecteur ne sera pas surpris en apprenant, ce qui lui aurait paru
autrement incroyable, qu'il arrivait souvent dans la colonie que de
jeunes femmes recherchées en mariage, refusaient tout d'abord cette
union légitime et exigeaient le placage au préalable, comme un stage
nécessaire, avant de lier à jamais leurs destinées à un homme qui
pourrait cesser de leur plaire.
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 682

[719]

De la réhabilitation de la race noire


par la République d’Haïti

Appendice III

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AFRICA AFRIQUE.

The progress of men in discov- La marche progressive de l'hu-


ering and peopling the various manité dans la découverte et le
parts of the earth has been ex- peuplement des diverses parties
tremely slow. Several ages de la terre, a été excessivement
elapsed before the y removed far lente. De longues périodes s'écou-
from those mild and fertile re- lèrent avant que les hommes
gions in which they were origin- s'éloignèrent des douces et fertiles
ally placed by their Creator. The régions où le Créateur les avait
occasion of their first general dis-
placés à l'origine. La cause de leur
persion is known; but we are un- première grande dispersion est
acquainted with the course of connue ; mais nous ignorons dans
their migrations.... quelles directions s'opérèrent
Neither history nor tradition leurs migrations…
furnishes such information con- L'histoire, pas plus que la tra-
cerning these remote events, as dition ne nous fournit au sujet de
enables us to trace with any cer- ces lointains événements, aucune
tainty, the operations of the hu- information qui nous permette de
man race in the infancy of Soci- suivre avec quelque certitude, les
ety. mouvements de la race humaine
We may conclude, however dans l'enfance de la société.
that all the early migrations of Nous pouvons cependant affir-
mankind were made by land. The mer que les premières migrations
ocean which surrounds the habit- de Thu inanité s'opérèrent par
able earth, as well as the various voie terrestre. L'Océan qui en-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 683

arms of the sea which separate toure la terre habitable, aussi bien
one region from another, though que les divers bras de mer qui sé-
destined! to facilitate the commu- parent, une région d'u-i ne autre,
nication between distant coun- quoique destinés à I faciliter les
tries, seem, at first view, to be communications [720] entre des
formed to cheek the progress of pays éloignés, semblent, à pre-
man. And to mark the hounds of mière vue, avoir été formés pour
that portion of [720] the globe to arrêter la marche de l’humanité et
which nature had confined him. It marquer les bornes de cette partie
was long, we may believe, before de la terre où la nature l'avait em-
men at-tempted to pass these for- prisonnée. — Il s'écoula beau-
midable barriers, and became as coup de temps, croyons-nous,
skilful and adventurous as to avant que les hommes essayèrent
commit themselves to the mercy de traverser ces barrières natu-
of the windsand waves, or to quit relles et devinrent assez adroits et
their native shores in quest of re- aventureux pour se mettre à la
mote and unknown regions… merci des vents et des flots, ou
quitter les rivages qui les avaient
vus naître pour aller à la re-
cherche de régions lointaines et
inconnues....

As soon, however, as the art of Cependant, dès que l’art, de la


navigation became known, a new navigation fut connu, un nouveau
species of correspondence among moyen de communication entre
men took place. It is from this era les hommes était trouvé. — C'est
that we must date the commence- à partir de ce moment que nous
ment of such an intercourse pouvons marquer le commence-
between nations as deserves the ment entre les nations de ces rela-
appellation of commerce… tions qui méritent le nom de com-
Among all the nations of an- merce.
tiquity, the structure of their ves- Parmi les nations de l'antiqui-
sels was extremely rude, and their té, la structure des embarcations
method of working them very de- était extrêmement grossière, et
fective. They were unacquainted leur méthode de manœuvres très
with several principles and opera- défectueuse.
tions in navigation, which are Elles ignoraient beaucoup de
now considered as the first ele- principes et d'opérations de navi-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 684

ments on which that science is gation aujourd’hui considérés


founded. Though that property of comme les premiers éléments sur
the magnet by which it attracts lesquels cette science est fondée.
iron was well known to the an- — Et quoique cette propriété de
cients. It’s more important and l’aimant d'attirer le fer fût bien
amazing virtue of pointing to the connue des anciens, sa vertu prin-
poles had entirely escaped their cipale et [721] la plus mer-
observation. Destitute of this veilleuse de se diriger vers les
faithful guide, which now con- pôles avait complètement échappé
ducts the pilot with so much cer- à leur observation. Privés de ce
tainty in the unbounded ocean guide fidèle qui maintenant
during the darkness of night, or conduit le pilote avec tant de cer-
when the heavens are covered titude sur l'immense océan dans
with clouds, the ancients had no l'obscurité de la nuit ou quand le
other method [721] Of regulating ciel est couvert de nuages, les an-
their course than by observing the ciens n'avaient d'autre moyen de
sun and stars. Their navigation régler leur course que par l'obser-
was of consequence uncertain and vation du soleil et des étoiles.
timid. They durstseldom quit
sight of land, but crept along the
coast, exposed to ail the dangers,
and retarded by ail the obstruc-
tions unavoidable in holding such
an awkward course. An incredible
length of time was requisite for
performing voyages which are
now finished in a short
space.........

Unfortunately ail the original Leur navigation était, en


and authentic accounts of the conséquence, incertaine et timide.
Phoenician and Carthaginian voy- Ils osèrent rarement perdre de vue
ages whether undertaken by pub- la terre, et naviguèrent le long des
lic authority or in prosecution of côtes, exposés à tous les dangers,
their private trade, have perished. retardés par tous les obstacles in-
The information which we re- hérents à cette façon de naviguer.
ceive concerning them from the Il fallait un temps incroyable
Greek and Roman authors is not pour effectuer des voyages que
only obscure and inaccurate, but
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 685

if we except a short narrative of l’on accomplit maintenant en très


Hanno's expedition, is of suspi- peu de
cions authority. temps…

Whatever acquaintance with Malheureusement, tous les


the remote regions of the earth the comptes rendus authentiques des
Phoenicians or Carthaginians may voyages entrepris par les Phéni-
have acquired was concealed ciens ou les Carthaginois pour le
from the rest of mankind with a service public, ou pour leur com-
mercantile jealousy. Everything merce privé, ont disparu. Les ren-
relative to the course of their nav- seignements y relatifs que nous
igation was not only a mystery of puisons dans les auteurs Grecs et
trade, but a secret of state. Ex- Romains ne sont pas seulement
traordinary facts are related con- obscurs et peu exacts, mais à l'ex-
cerning their solicitude to prevent ception d'une courte narration de
other nations from penetrating l'expédition de HANNO, tout le
into what they wished [722] reste est de provenance fort dou-
should remain undivulged. Many teuse.
of their discoveries seem, accord- Quelque connaissance que
ingly, to have been scarcely [722] les Phéniciens et les Cartha-
known beyond the precincts of ginois pussent acquérir de régions
their own states. The navigation lointaines delà terre, cette
round Africa in particular, is re- connaissance, dans un but com-
corded by the Greek and Roman mercial, fut jalousement cachée
writers rather as a strange, amus- au reste de l'humanité.
ing tale, which they did not com-
prehend or did not believe, than Tout ce qui se rapportait à la
as a real transaction which en- direction de leur navigation n'était
larged their knowledge and influ- pas seulement un mystère de
enced their opinions… commerce, mais un secret d'État.
On rapporte des faits extraordi-
naires au sujet du soin qu'ils met-
taient à empêcher les autres na-
tions de pénétrer ce qu'ils ne vou-
laient pas laisser divulguer.

While this spirit was gradually Plusieurs de leurs découvertes


forming in Europe, a fortunate semblent, en conséquence, avoir
discovery was made, which con- été à peine connues hors des li-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 686

tributed more than ail the efforts mites de leurs propres États.
and ingenuity of the preceding La navigation autour de
ages to improve and to extend l'Afrique, particulièrement, est
navigation. That wonderful prop- rapportée par les auteurs Grecs et
erty of the magnet, by which it Romains comme un
communicates such virtue to a récit étrange et amusant auquel ils
needle or slender rod of iron as to ne croyaient pas ou qu'ils ne com-
point towards the poles of the prenaient pas, plutôt que connue
earth, was observed. The use un fait réel qui devait étendre
which might be made of this in leurs connaissances et modifier
directing navigation was immedi- leurs opinions…
ately perceived. That valuable,
but now familiar instrument, the Tandis que cet état d'esprit se
mariner's compass, was construc- formait graduellement en Europe,
ted. When by means of it, navig- une heureuse découverte était
ators found that they could dis- faite, qui devait contribuer plus
cover the north and south with so que tous les efforts et l'ingénuité
much ease and accuracy; it be- des âges précédents à améliorer et
came no longer necessary to de- étendre la navigation. On venait
pend merely on the light of the de découvrir cette merveilleuse
stars and the observation of the propriété de l’aimant de commu-
sea coast. They gradually aban- niquer à une [723] aiguille, ou
doned their ancient timid and une mince baguette de fer la vertu
lingering course along the [723] de toujours diriger ses pointes
shore, ventured boldly into the vers les pôles de la terre, et l'on
ocean and relying on this new s'aperçut immédiatement du parti
guide, could steer in the darkest que l'on pouvait tirer de cette dé-
night, and under the most cloudy couverte pour diriger la naviga-
sky, with a security and precision tion.
hit her to unknown. The compass
may, be said to have opened to
man the dominion of the sea, and:
to have put him in full possession
of the earth, by enabling him to
visit every part of it. Flavio Gloia,
a citizen of Almafi; a town of
considerable trade in the kingdom
of Naples was the author of this;
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 687

great discovery, about the year


one thousand three hundred and
two........

At length the period arrived, Ce précieux instrument, connu


when Providence de-creed that aujourd'hui de tout le monde, le
men were to pass the limits within compas de marine, fut construit.
which they had been so long con- Et quand, par cet instrument, tes
fined, and open to themselves a navigateurs remarquèrent qu'ils
more ample field wherein to dis- pouvaient si facilement et avec
play their talents, their enterprise, tant de précision trouver le Nord
and courage. The first consider- et le Sud, ils n'eurent plus besoin
able efforts towards this were not de dépendre simplement des
made by any of the more power- étoiles et de l'observation de la
ful states of Europe, or by those côte. — Ils abandonnèrent gra-
who had applied to navigation duellement leurs anciennes habi-
with the greatest assiduity and tudes de navigation timide et lente
success. The glory of leading the tout le long des côtes, pour
way in this new career was re- s'aventurer hardiment sur
served for Portugal, one of the l’océan ; et confiant en ce nou-
smallest and least powerful of the veau guide, ils purent se diriger
European kingdoms. As the at- par les nuits les plus obscures et
tempts of the Portuguese to ac- sous le ciel le plus nuageux avec
quire the knowledge of those une sécurité et une précision
parts of the globe with which jusque-là inconnues.
mankind were then unacquainted, On peut dire que la boussole a
not only improved [724] and ex- ouvert à l'homme l'empire de la
tended the art of navigation, but mer et l'a mis en possession com-
roused such a spirit of curiosity plète delà terre en lui permettant
and entreprise as led to the dis- d'en visiter toutes les parties.
covery of the New World, of FLAVIO GLOIA, citoyen d'Almafi,
which I propose to write the his- ville d'une importance considé-
tory, it is necessary to take a full rable du royaume de Naples, fut
view of the rise, the progress, and l'auteur de cette grande décou-
success of their various naval op- verte qui eut lieu vers l'an 1302…
erations. It was in this school that
the discoverer of America was Enfin arriva le temps que la
trained; and unless we trace the Providence avait marqué pour les
steps by which his instructors and hommes de dépasser les limites
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 688

guides advanced, it will be im- dans lesquelles ils avaient été si


possible to comprehend the cir- longtemps contenus, et de s'ouvrir
cumstances which suggested the un champ plus vaste où ils pou-
idea, or facilitated the execution, vaient déployer leurs talents, leur
of this great design… activité et leur courage. Les pre-
miers grands efforts vers ce but ne
furent faits par aucun des puis-
sants États de l'Europe, ni par
ceux qui s'étaient appliques à la
navigation avec le plus d'assiduité
ou le plus de succès.

With this view he (JOHN I, La gloire d’avoir inauguré


King of Portugal) assembled a nu- cette nouvelle carrière était réser-
merous fleet at Lisbon, composed vée au Portugal, un des plus petits
of ail the ships which he could fit et des moins puissants royaumes
put in his own kingdom, and of européens.
many hired from foreigners. This Et comme les tentatives faites
great armament was destined to par les Portugais pour obtenir la
attack the Moors settled on the connaissance de ces parties du
coast of Barbary (14l2). While it globe avec lesquelles l'humanité
was equipping, a few vessels n'avait pas alors de relations,
were appointed! To sail along the comme ces tentatives non seule-
western shore of Africa, bounded ment améliorèrent et étendirent
by the Atlantic ocean, and to dis- l'art de la navigation, mais encore
cover the unknown countries situ- soulevèrent un tel esprit de curio-
ated there...... sité et d'entreprise qu'il Unit par
A soon as the advantages de- aboutir à la découverte du Nou-
rived from this first settlement to veau-Monde dont je me propose
the west of the European contin- d'écrire l'histoire,— il est néces-
ent began to be felt, the spirit of saire d'avoir une vue complète de
discovery appeared less chimer- l'origine des progrès et des succès
ical, and became more adventur- de leurs diverses opérations na-
ous. By their voyages to Madeira, vales. Ce fut à cette école que
[725] the Portuguese were gradu- l'auteur de là, découverte de
ally accustomed to a bolder nav- l'Amérique fit son apprentissage ;
igation, and instead of creeping et à moins de retracer comment
servilely along the coast, they procédèrent ses instructeurs et ses
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 689

ventured into the open sea. In [725] guides, il sera impossible de


consequence of taking this course, comprendre les circonstances qui
Gilianez who commanded one of suggérèrent l'idée, ou facilitèrent
pri nce HENRY'S ships, doubled l'exécution de ce grand projet....
Cape Bojador (1433) the bound- À cette fin, il (JEAN 1er Roi de
ary of the Portuguese navigation Portugal) assembla à Lisbonne
for upwards of twenty years, and une nombreuse flotte composée
which had hitherto been deemed de tous les navires qu'il pouvait
unpassable. This successful voy- armer dans son propre royaume et
age, which the ignorance of the de plusieurs autres navires affré-
age placed on a level with the tés des étrangers.— Cette grande
most famous exploits recorded in flotte était destinée à attaquer les
history, opened a new sphere lo Maures habitant les côtes de Bar-
navigation, as it discovered the barie (1412)
vast continent of Africa, still
washed by the Atlantic ocean, and Et tandis qu'on équipait la
stretching towards the south. Part flotte, quelques navires furent dé-
of this was soon explored; the tachés pour aller naviguer le long
Portuguese advanced within the du rivage occidental de l’Afrique,
tropics and in the space of a few borné par l'Océan Atlantique, et
years discovered the river découvrir les pays inconnus qui y
Senegal, and ail the coast extend- étaient situés …
ing from Cape Blanco to Gape de
Verde.

Hitherto the Portuguese had Aussitôt que les avantages dé-


been guided in their discoveries ; coulant de cette première occupa-
or encouraged to attempt them, by tion des îles à l'ouest du continent
the light and information which européen commencèrent à se faire
they received from the works of sentir, l'esprit de découverte appa-
the ancient mathematicians and rut moins chimérique et devint
geographers. But when they plus aventureux. — Par leurs
began to enter the torrid zone, the voyages à Madère, les Portugais
notion which prevailed among the s'habituèrent graduellement à une
ancients that the beat which navigation plus hardie, et au lieu
reigned perpetually there was so de traîner timidement le long des
excessive as to render it uninhab- côtes, ils s'aventurèrent en pleine
itable. [726] deterred them for mer. Il en résulta que GILIANEZ
some time, from proceeding. qui commandait l'un des navires
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 690

Their own observations, when du Prince Henry, doubla le Cap


they first ventured into this un- Bojador, (1433) limite de la navi-
known and formidable region ten- gation portugaise pendant plus de
ded to confirm the opinion of an- 20 [726] ans et jusque-là réputé
tiquity concerning the violent op- infranchissable.
eration of the direct rays of the Ce voyage heureux que l'igno-
sun. As far as the river Senegal, rance du moment place au niveau
the Portuguese had found the des plus grands exploits rapportés
coast of Africa inhabited by par l'histoire, ouvrit une nouvelle
people nearly resembling the sphère à la navigation, en décou-
Moors of Barbary. When they ad- vrant le vaste continent de
vanced to the south of that river, l'Afrique, baigné par l'Océan At-
the form seemed to put on a view lantique et s'étendant vers le sud.
appearance. They beheld men — Une partie de ce continent fut
with skins black as ebony, with bientôt explorée ; les Portugais
short curled hair, flat noses, thick avancèrent jusque sous les tro-
lips, and ail the peculiar features piques, et en quelques années ils
which are now known to distin- avaient découvert la rivière Séné-
guish the race of negroes. This gal et toute la côte s'étendant du
surpri-singalteration they natur- cap Blanc au cap Vert.
ally attributed to the influence of
heat, and if they should advance Ju s que - l à , l e s P or t u ga i s
nearer to the line, they began to avaient été guidés dans leurs dé-
dread that its effects would be still couvertes, où encouragés aies en-
more violent. Those dangers were treprendre, par les informations
exaggerated; and many other ob- qu'ils puisaient dans les ouvrages
jections against attempting further des anciens mathématiciens et
discoveries were proposed by géographes. Mais quand ils com-
some of the grandees, who, from mencèrent à pénétrer dans la zone
ignorance, from envy, or from torride, l'idée qui prévalait parmi
that cold timed prudence which les anciens, que la chaleur qui y
rejects whatever has the air of régnait perpétuellement était telle-
novelty or enterprise, had hitherto ment excessive qu'elle la rendait
condemned all prince HENRY‘s inhabitable, cette idée les empê-
schemes. They re-presented, that cha, pendant quelque temps de
it was altogether chimerical to ex- pousser plus loin leurs explora-
pect any advantage from coun- tions. Leurs propres observations,
tries situated in that region which lorsque pour la première fois ils
s'aventurèrent dans ces régions in-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 691

[727] the wisdom and experience connues et effrayantes, tendirent à


of antiquity had pronounced to be confirmer l'opinion de l'antiquité
unfit for the habitation of men ; relativement à l'action [727] vio-
that their forefathers, satisfied lente des rayons perpendiculaires
with cultivating the territory du soleil.
which Providence had allotted Jusqu'à la rivière Sénégal, les
them, did not waste the strength Portugais trouvèrent la côte
of the kingdom by fruitless pro- d'Afrique habitée par des peuples
jects in quest of new settlements ; ressemblant aux Maures de Bar-
that Portugal was already ex- barie. Lorsqu'ils avancèrent au
hausted by the expense of at- sud de celle rivière, la forme hu-
tempts to discover lands which maine leur parut avoir une nou-
either did not exist, or which velle apparence. Ils virent des
nature destined to remain un- hommes ayant la peau aussi noire
known, and was drained of men, que l’ébène, avec des cheveux
who might have been employed courts et crépus, des nez plats, des
in undertakings attended with lèvres épaisses, et toutes les parti-
more certain success, and pro- cularités qui sont maintenant
ductive of greater benefit. But connues comme caractéristiques
neither their appeal to the author- de la race des nègres.— Ils attri-
ity of the ancients, nor their reas- buèrent naturellement cette altéra-
oning’s concerning the interests tion surprenante à l'influence de
of the Portugal, made any impres- la chaleur, et ils craignirent qu'en
sion upon the determined philo- avançant plus près de la ligne
sophie mind of prince HENRY. (équatoriale) ses effets seraient
The discoveries which he had encore plus violents.
already made convinced him that
the ancients had little more than a Ces dangers furent exagérés ;
conjectural knowledge of the tor- et diverses autres objections
rid zone. He was no less satisfied contre la continuation de ces dé-
that the political arguments of his couvertes furent faites par les
opponents, with respect to the in- « Grands du royaume » qui par
terest of Portugal, were malevol- ignorance, par envie, ou simple-
ent and ill founded. In those senti- ment par l'antique et froide pru-
ments he was strenuously suppor- dence qui rejette tout ce qui a l'air
ted by his brother PEDRO, who nouveau ou hasardeux, avaient
governed the kingdom as guard- condamné jusque-là tous les pro-
ian of their nephew ALPHONSE V, jets du Prince HENRY. —
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 692

who had succeeded to the throne Ils firent remarquer qu'il était
during his minority (1438) ; and, tout à fait chimérique d'attendre
[728] instead of slackening his ef- aucun avantage de pays si tués
forts, Henry continued to pursue dans cette région que la sagesse et
his discoveries with fresh ardor.... l'expérience de l'antiquité avaient
The nation seconded the déclaré[728] inhabitable ; q u e
designs of the prince. Private leurs ancêtres, satisfaits de culti-
merchants formed companies ver le territoire que la Providence
(1446) with a view to search for leur avait allotté, n'avaient pas
unknown countries. voulu gaspiller les forces du
royaume en des projets inutiles,
The Cape de Verde Islands, en quête de nouveaux territoires ;
which lie off the promontory of — que le Portugal était déjà épui-
that name, were discovered sé par les dépenses nécessitées
(1449) and soon after the isles par les tentatives de découvertes
called Azores. de terres qui n'existaient pas, ou
As the former of these are que la nature destinait à rester in-
above three hundred miles from connues ; que le Portugal était ap-
any continent… pauvrie d'hommes qui auraient pu
être employés à des entreprises
From 1412 to 1483, hardly fif-
susceptibles d'avoir un succès
teen hundred miles of the coast of
plus certain et de rapporter de
Africa were discovered…
plus grands avantages. Mais, leur
The Portuguese ventured at appel à l’autorité des anciens, pas
length (1471) to cross the line, plus que leurs raisonnements au
and to their astonishment found sujet des intérêts du Portugal, ne
that region of the torrid zone, firent impression sur l'esprit dé-
which was supposed to be terminé et philosophique du
searched with intolerable beat, to Prince HENRY.
be not only habitable, but popu-
lous and fertile.........

But to the south of that river, Les découvertes qu'il avait dé-
the power and religion of the Ma- jà faites, le convainquirent que les
hometans were unknown. The anciens n'avaient pas une connais-
country was divided into small in- sance bien positive de la zone tor-
dependent principalities… ride. Il n'était pas moins convain-
A powerful fleet was fifted out cu que les arguments politiques
de ses contradicteurs concernant
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 693

(1484) which after discovering l'intérêt du Portugal, étaient ma1


the kingdoms of Benin and fondés sinon malveillants.
Congo, advanced fifteen hundred Il était fermement soutenu
miles beyond the line, and the dans ces sentiments, par son frère
Portuguese, for the first time, be- PEDRO qui administrait le
held a new heaven, and observed Royaume comme Régent, pour
the stars of another hemisphere. leur neveu ALPHONSE V qui avait
[729] JOHN was not only solicit- succédé au trône pendant sa[729]
ous to discover, but attentive to minorité (1438) et au lieu de ra-
secure the possession of those lentir ses efforts, HENRY poursui-
countries. He built forts on the vit ses découvertes avec une ar-
coast of Guinea; he sent out deur nouvelle... La nation seconda
colonies to settle there; he estab- les projets du prince. — Des com-
lished a commercial intercourse merçants formèrent des compa-
with the more powerful king- gnies (1446) en vue de découvrir
doms; he endeavoured to render des pays inconnus. Les îles du cap
such as were feeble or divided, Vert, situées au large du promon-
tributary to the crown of Portugal. toire de ce nom, furent décou-
Some of the petty princes volun- vertes (1449) et, peu après, les
tarily acknowledged themselves îles appelées « les Açores » . Les
his vassals. Others were com- premières sont à plus de 300
pelled to do so by force of arms. milles de la côte d'Afrique, et les
A regular and well digested sys- dernières à plus de 900 milles de
tem was formed with respects to tout continent.....
this new object of policy, and by
firmly adhering to il the Por-
tuguese power and commerce in
Africa was established upon a
solid foundation...

While John made this new at- De 1412 à l463, à peine l500
tempt by land, to obtain sortie milles de la côte d'Afrique furent
knowledge of the country which découverts. Les Portugais se ris-
he wished so ardently to discover, quèrent enfin en 1471 à traverser
he did not neglect the prosecution l a ligne et à leur grand étonne-
of this great design by sea. The ment, ils trouvèrent que la région
conduct of a voyage for this pur- de la zone torride qui était suppo-
pose, the most arduous and im- sée brûlée par une chaleur intolé-
portant which the Portuguese had rable, était non seulement habi-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 694

ever projected, was committed to table, mais populeuse et très fer-


Bartholomeo Diaz (1486) an of- tile...
ficer whose sagacity, experience, Mais au sud de cette rivière,
and fortitude rendered him equal (le Sénégal) la puissance et la re-
to the undertaking. He stretched ligion des Mahométans étaient in-
boldly towards the south, and pro- connues. Le pays était divisé en
ceeding beyond the utmost limits petites principautés indépen-
to[ 7 3 0 ] which his countrymen dantes...
had hitherto advanced, dis-
covered; near a thousand miles of Une flotte puissante fut équi-
new country, Neither the danger pée (1484) qui, après avoir décou-
to which he was exposed, by a vert les royaumes de « Bénin » et
succession of violent tempests in de « Congo », avança à plus de
unknown seas, and by the, fre- 1500 milles au-delà de la ligne et
quent mutinies of his crew, nor les Portugais, pour la[730] pre-
the calamities of a famine which mière fois, contemplèrent un ciel
he suffered from losing his store- nouveau, et observèrent les étoiles
ship, could deter him from pro- d'un autre hémisphère.- JEAN ne
secuting his enterprise. In recom- fut pas seulement anxieux ; de dé-
pense of his labors and persever- couvrir, mais, voulut aussi s'as-
ance he at last descried that lofty sure la possession de ces pays. Il
promontory which bounds Africa construisit des fortifications sur la
to the south. But to decry it was côte de Guinée, expédia des colo-
all that he had in his power to ac- nies pour s'y établir, établit des re-
complish. The violence of the lations commerciales avec les
winds, the shattered condition of plus puissants des royaumes et il
his ships, and the turbulent spirit essaya de rendre tributaires du
of the sailors compelled him to Portugal tous ceux de ces
return after a voyage of sixteen royaumes qui étaient faibles ou
months in which he discovered, a divisés.
far greater extent of country than Qu el qu e s - un s de s pe t i t s
any former navigator, Diaz had princes se reconnurent volontaire-
called the promontory Which ter- ment comme ses vassaux d'autres
minated his voyage « Capo tor- y furent contraints par la force,
mentoso, » or the stormy Cape ; des armes.
but the king, his master, as he
Un système régulier et bien
now entertained no doubt of hav-
combiné fut formé pour atteindre
ing found the long desired route
ce nouveau but politique, et en le
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 695

to India, gave it a name more in- poursuivant fermement, la puis-


viting, and of a better omen, « the sance et le commerce portugais en
Cape of good Hope »... Afrique furent établis sur de so-
Robertson's history of South lides bases.....
America.

Tandis que JEAN faisait cette


nouvelle tentative par voie ter-
restre, pour obtenir quelque
connaissance du pays qu'il voulait
si ardemment découvrir, il ne né-
gligea pas la poursuite de son
grand projet, par la voie maritime.
Dans ce but, la conduite d'une ex-
pédition, la plus difficile et la plus
importante que les Portugais
eussent jusque-là projetées, fut
c o n f i é e à BARTHÉLÉMY DIAZ
( 1486) officier dont la sagacité,
l'expérience et le courage le met-
taient à la hauteur de l'entreprise.

[731]
Il mit hardiment le cap vers le sud et se dirigea vers les dernières
limites où ses concitoyens s'étaient jusque4à avancés ; il découvrit
près de 1000 milles de pays nouveaux. Ni les dangers auxquels il fut
exposé par une succession de violentes tempêtes dans des mers incon-
nues et par les fréquentes mutineries de ses équipages, ni les calamités
de la famine dont il souffrit par suite de la perte de son navire de ravi-
taillement, rien ne put l’empêcher de poursuivre son entreprise.
En récompense de ses peines et de sa persévérance, il put enfin dé-
couvrir cet imposant promontoire qui borne l'Afrique au sud. Mais le
découvrir fut tout ce qu'il était en son pouvoir d'accomplir. La vio-
lence des vents, l'état délabré de ses navires et l'esprit désordonné des
matelots l'obligèrent à s'en retourner après un voyage de 16 mois, pen-
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 696

dant lequel il découvrit une plus grande étendue de pays qu'aucun de


ses devanciers.
DIAZ avait appelé le promontoire qui termina son voyage « le Cap
tempétueux » mais le Roi, son maître, n'ayant plus aucun doute qu'on
avait enfin trouvé la route de l'Inde si longtemps cherchée, lui donna
le nom plus séduisant, et de meilleur augure, de « Cap de Bonne-Es-
pérance. »
(Robertson, — Histoire de l’Amérique Méridionale.)

NOTE NOTE

Long after the navigation of Longtemps après que les Phé-


the Phœnicians and of Eudoxus niciens et Eudoxus eurent navigué
round Africa, Polybius the most autour de l'Afrique, POLYBIUS,
intelligent and best Informed his- l'historien le plus intelligent et le
torian of antiquity, and particu- mieux informé de l'antiquité, — et
larly distinguished by his atten- particulièrement distingué par son
tion to geographical researches, application aux recherches géo-
affirms that it was not known in graphiques,— affirme que l'on ne
his time, whether Africa was a savait pas, de son temps, si
continued continent stretching to l'Afrique était un seul continent
the south, or whether it was en- s'étendant vers le sud sans inter-
compassed by the sea. (Polybius ruption, ou s'il était entouré com-
Hist. lib. III) Pliny the naturalist plètement par la mer. (POLYBIUS,
asserts that there can be no com- Hist. liv III)
munication between the [732] PLINE, le naturaliste, affirme
southern and northern temperate [732] qu'il ne peut pas y avoir de
zones (Plinii Hist. Natur. edit. in. communication entre les zones
usum. Delph. 4to. lib. II. c. 68.) If tempérées ; du nord et du sud
they had given full credit to the (Pline. .Hist. natur édit in usum,
accounts of those voyages, the Delph 4. lib. II, c. 68.)
former could not have entertained
such a doubt, the latter could not S' i l s a v ai e nt d o nn é a u x
have delivered such an opinion comptes rendus de ces voyages
Strabo mentions the voyage of tout le mérite qu'ils avaient, celui-
Eudoxus, but treats it as a fab- là n'aurait pas pu conserver un tel
ulous tale, (lib. II. p 155 ;) and, doute et celui-ci n'aurait pas pu
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. (1893) 697

according to his account of if, no émettre une telle opinion. STRABO


other judgment can be formed semble le voyage d'Eudoxus mais
with respects to it. Strabo seems le considère comme une histoire
not to have known anything with fabuleuse (lib II, p. 155) et, sui-
certainly concerning the form and vant ce qu'il en rapporte, on ne
state of the southern parts of peut pas en tirer une autre conclu-
Africa (Geogr. lib. X V I I . p. sion. STRABO semble n'avoir rien
1180). Ptolemy, the most inquisit- connu de positif au sujet de la
ive and learned of all the ancient forme et de l'état des parties méri-
geographers, was equally unac- dionales de l’Afrique. (Géogr. lib.
quainted with any parts of Africa XVIL p. 1180).
situated a few degrees beyond the PTOLÉMÉE, le plus investiga-
equinoctial line; for lie supposes teur et le plus savant des anciens
that this great continent was not géographes, n'avait non plus au-
surrounded by the sea, but that.it cune connaissance sur les parties
stretched, without interruption, de l’Afrique situées à quelques
towards the south pole; and lie so degrés au-delà de la ligne équi-
far mistakes its true figure that he noxiale ; car il suppose que cet
describes the continent as becom- immense continent n'était pas
ing broader and broader as it ad- complètement entouré par la mer
vanced towards the south. mais qu'il s'étendait, sans inter-
(Ptolemaei. Geogr. lib. IV. c. 9. ruption vers le pôle sud ; et il se
Brietii Parallela Geogr. veteris e trompe si bien sur sa vraie confi-
nova.p. 86.) guration, qu'il décrit le continent
(Quoted by Robertson.) comme devenant de plus en plus
large à mesure qu’il avance vers
le sud (PTOLEMAEI, Geogr. lib. IV.
c 9 ; Breitii PARALLELA Geogr,
veteris e nova, p. 86). — (Quolés
par Robertson)

Fin du texte

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