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Laënnec HURBON

docteur en Théologie (Institut catholique de Paris) et en Sociologie (Sorbonne),


directeur de recherche au CNRS et professeur à l'Université Quisqueya de Port-au-Prince

(1988)

LE BARBARE
IMAGINAIRE

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES


CHICOUTIMI, QUÉBEC
http://classiques.uqac.ca/
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 2

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Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 3

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Jean-Marie Tremblay, sociologue


Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 4

Cette édition électronique a été réalisée par Anderson PIERRE,


bénévole, étudiant en communications à la Faculté des sciences humaines
de l’Université d’État d’Haïti,
Page web dans Les Classiques des sciences sociales :
http://classiques.uqac.ca/inter/benevoles_equipe/liste_pierre_anderson_lay
ann.html

à partir de :

Laënnec HURBON

LE BARBARE IMAGINAIRE.

Paris : Les Éditions du Cerf, 1988, 326 pp. Collection : “Sciences


humaines et religion”.

[Autorisation formelle accordée par l’auteur le 19 mai 2009 de diffuser ses


publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Courriel : lhurbon@yahoo.com

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.


Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008


pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5” x 11”.

Édition numérique réalisée le 10 mars 2020 à Chicoutimi, Québec.


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 5

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regroupés en association sous le nom de:

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Ci-contre : la photo de Rency Inson MICHEL.


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 6

Laënnec HURBON
docteur en Théologie (Institut catholique de Paris) et en Sociologie (Sorbonne),
directeur de recherche au CNRS et professeur à l'Université Quisqueya de Port-au-Prince Doyen

LE BARBARE IMAGINAIRE.

Paris : Les Éditions du Cerf, 1988, 326 pp. Collection : “Sciences


humaines et religion”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 7

Le barbare imaginaire.
Quatrième de couverture
Sorciers, zombis
et cannibales en Haïti

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Pourquoi Haïti produit-il des zombis ? Cette question, en apparence


surprenante, conduit Laënnec Hurbon à remonter jusqu’à l’Europe du
XVI' siècle pour s’interroger sur les effets de l’imaginaire dans les

pratiques sociales et politiques. Ce que ce livre apporte, ce n’est pas


seulement un saisissant parallèle entre la chasse aux sorcières (en
Europe) et la chasse aux cannibales dans la Caraïbe. C’est, venant d’un
sociologue du tiers monde, le renversement du regard par quoi l’Europe
a jugé le monde à travers le paradigme de l’opposition barbare/civilisé.
Car, finalement, le zombi comme l’esclave devient une production du
discours européen. Discours qui hante l’imaginaire des anciens
colonisés dans leur rapport à leurs propres pratiques culturelles,
notamment au vodou confondu avec l’ordre du satanisme et de la
sorcellerie, productrice de zombis.
Même après son départ, le maître est encore présent : les réseaux
symboliques survivent à sa disparition et s’appliquent au paysan
haïtien, imaginé barbare dans ses pratiques et croyances.
Les ressources des sciences humaines sont ici convoquées, comme
l’avait fait cent ans auparavant Anténor Firmin, pour questionner le
spectre d’un État qui survit à la société esclavagiste en la perpétuant.

Laënnec HURBON : Né à Jacmel, Docteur en Théologie (de


l’Institut Catholique de Paris) et Docteur en Sociologie (Sorbonne).
Vient d’être nommé Directeur de Recherche au Centre National de la
Recherche Scientifique de Paris (CNRS). A déjà publié de nombreux
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 8

articles scientifiques dans des revues spécialisées et des ouvrages


désormais classiques, dont DIEU DANS LE VODOU HAÏTIEN,
CULTURE ET DICTATURE EN HAÏTI, ERNST BLOCH : UTOPIE ET
ESPÉRANCE, etc. Poursuit actuellement ses investigations sur les
rapports entre religion, culture et politique dans la Caraïbe.

COUVERTURE :
VILLE IMAGINAIRE
PRÉFÈTE DUFFAUT
COLLECTION MUSÉE D'ART HAÏTIEN
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 9

OUVRAGES
DU MÊME AUTEUR

Dieu dans le vaudou haïtien, Ed. Payot, Bibliothèque scientifique,


Paris 1972 — (Traduction en espagnol, 1978, Buenos-Aires, Argentine.
Nouvelle édition : Henri Deschamps, Port-au-Prince, 1987).
Ernst Bloch : Utopie et Espérance, Ed. du Cerf, coll. Horizon
philosophique, Paris, 1974. (Traductions en italien, 1975, et en
espagnol, 1980).
Cultures et pouvoirs dans la Caraïbe, Ed. L’Harmattan, Paris, 1975
(en coll. avec D.B. Gisler)
Culture et dictature en Haïti, L’imaginaire sous contrôle, Ed.
L’Harmattan, Paris, 1979.

À PARAITRE

État contre nation : 9 essais sur Haïti, Ed. Karthala, Paris.


Le Phénomène religieux dans la Caraïbe francophone, Ed. Cihdica,
Montréal, Québec.
Introduction à l’Histoire de l’Église en Haïti, Ed. Henri Deschamps,
Port-au-Prince.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 10

LAËNNEC HURBON

LE BARBARE
IMAGINAIRE

« Sciences humaines et religions

LES ÉDITIONS DU CERF


29, bd Latour-Maubourg, Paris
1988
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 11

AVERTISSEMENT POUR L’ORTHOGRAPHE


DES TERMES EN CRÉOLE.

C’est l’orthographe phonologique officiellement admise en Haïti


pour le créole qui est utilisée ici. Le mot vodou s’écrivait pendant
longtemps vaudou. On a gardé cependant “vaudou” dans les citations
dans lesquelles il apparaît ainsi.

© Les Éditions du Cerf, 1988


ISBN 2-204-02932-7
ISSN 0768-2190
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 12

Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets []


correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine
numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier


numérisée.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 13

[325]

Le barbare imaginaire.
Table des matières

Avant-Propos [i]
Introduction : La conquête des Amériques et la production de la barbarie [1]

PREMIÈRE PARTIE [19]

Chapitre I. Genèse de la barbarie [19]


1. Obsolescence du paradigme barbare/civilisé [21]
2. Le génie du christianisme ou le barbare enchanté [39]

Chapitre II. L’héritage de la barbarie [51]


1. La défense de la race noire [53]
2. Face à l’État et au pouvoir politique [67]
3. Face à l’écriture [71]

Chapitre III. Les visages du barbare [77]


1. L’esclave sorcier [84]
2. Le paysan délinquant [88]
3. Le bandit cannibale [98]

Chapitre IV. La chasse au barbare [109]


1. De la lettre à la pratique [111]
2. L’incertitude du régime de la pénalisation [127]
3. L’État moderne, l’esclavage et la représentation de la civilisation [131]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 14

DEUXIÈME PARTIE [145]

Chapitre V. Du fantasme au festin : le récit cannibale [145]


1. Sorcier et/ou cannibale : une circulation de récits [148]
2. Le cannibalisme et le fantasme de la barbarie [163]

Chapitre VI. Les sorciers en liberté [171]


1. Sociétés secrètes et sorciers [175]
2. Les zombis ou la puissance des récits [191]
3. Deux catégories de zombis [194]

Chapitre VII. L’intervention des esprits [215]


1. L’héritage des “esprits” et les frontières de la sorcellerie [219]
2. Une théorie particulière de la personnalité [228]
3. Les perturbations de la personnalité liées aux interventions des “esprits”
[239]

Chapitre VIII. Le déploiement de la sorcellerie ou le retour du maître [257]


1. De la magie à la sorcellerie : une seule matrice [259]
2. Économie politique et imaginaire de la sorcellerie en Haïti [273]
3. Le zombi et l'idéal du maître esclavagiste [292]

Conclusion : L'altérité et le paradigme du logos [297]


Glossaire [317]
Index général [319]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 15

[i]

Le barbare imaginaire.

AVANT-PROPOS

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Le travail que je livre ici ne prétend pas être une incursion


fantasmatique dans la “magie-vodou” 1. J’ai choisi d’explorer les
racines des discours sur la sorcellerie en Haïti. L’anthropologie,
l’histoire et la sociologie ont été ici mises à contribution dans la
tentative de comprendre le poids de l’imaginaire dans la production des
“réalités” sociales et historiques. Dans cet ouvrage, plusieurs évidences
qui parcourent la société haïtienne sont mises en doute, ou replacées
dans un contexte beaucoup plus vaste et plus vieux, qui ne permette
plus de les répéter sans une vigilance critique. Ces évidences, ce sont
les oppositions simples : noir/blanc, noir/mulâtre, science/magie,
oralité/écriture, ou les équations : vodou = satan, ou vodou = magie et
sorcellerie, ou noir = despote, démocratie = occident, langue créole =
régression.
Retrouver la trace de l’imaginaire dans ces schémas pervers, ou
tenter de les critiquer, ce n’est pas leur opposer une réalité qui, elle,
brillera comme la vérité ; mais travailler sur un langage qui nous
précède et nous conditionne et dont il convient de reconnaître la force
encore opérante dans les troubles sociaux et politiques.
Nous en avons l’illustration dans les événements que nous vivons
en Haïti depuis la chute de la dictature, le 7 février 1986. Les opérations

1 Comme on le voit dans le livre récent de Wade Davis, intitulé curieusement


Vaudou ? avec le sous-titre alléchant pour les amateurs d’exotisme : “Un
chercheur américain dévoile les secrets des faiseurs de zombis” — tr. H.
Gueydin, Paris, Presses de la Cité, 1987.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 16

dites de déchouquage se sont d’abord focalisées sur les Tontons


macoutes, mais pour se jeter ensuite avec rage sur des [ii] personnes
déclarées ou présumées loups-garous. Je ne pouvais pas fournir un
traitement de ce phénomène, la rédaction de cet ouvrage est en effet
terminée depuis deux ans. Mais toute la recherche développée ici tenait
à son horizon cette possibilité d’une explosion de l’imaginaire, dans la
tentative de sortir de la longue nuit duvaliériste. C’est dire que je crois
avoir éclairé, entre autres choses, même sans l’aborder directement, les
bases du déchouquage de prétendus loups-garous.
En effet, l’ambition de ce livre est de reprendre les phénomènes en
apparence séparés — que sont loups-garous, cannibales et zombis — et
de provoquer la recherche sur l’hypothèse centrale du lien essentiel
entre les réseaux de l’imaginaire et les réseaux des pratiques sociales et
culturelles, pour expliquer l’apparition de ces personnages. Le
déchouquage en général suppose la survie des réseaux de l’imaginaire
dans une société dont les bases matérielles sont lézardées, sinon en voie
de destruction. Un désir de recréation du monde, ou de revenir à l’année
zéro de l’Histoire serait à l’œuvre, mais dans un même temps on ne fait
que porter à l’incandescence ce qu’on veut par tous les moyens abolir.
Il faut, par exemple, être vodouisant pour se laisser chevaucher par
la passion anti-sorcellerie. Sous ce rapport, le vrai suspect de sorcellerie
n’est pas d’abord celui qu’on vient de lyncher, de lapider ou de brûler,
mais la foule elle-même, qui, ivre de ses croyances, danse autour du
cadavre qu’elle vient de se donner. Elle pourfendrait sa propre image
dans celle des sorciers, accusés tels (les dominés, les pauvres, et, bien
entendu, les femmes). Effet terrible du langage de la diabolisation et de
la barbarisation du champ entier du vodou, dont nombre de sectes
religieuses se proclament les champions et dont l’Église catholique,
pendant près de quatre siècles, porte également la responsabilité.
Il est certain que la chute de la dictature duvaliériste n’aurait pas été
possible sans une participation du vodou (à côté des églises) à la lutte
populaire ou, à tout le moins, sans une disjonction entre les sociétés
secrètes du vodou et le macoutisme. Qu’on ait eu besoin de s’attaquer
à des prétendus loups-garous à la faveur de la lutte antimacoute, et
qu’on ait eu tendance dans certaines localités à prendre tout oungan
automatiquement pour un macoute et un sorcier, cela rend manifeste la
crise d’identité qui affecte [iii] aujourd’hui toute la société haïtienne.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 17

Le déchouquage n’est pas seulement une mise en abîme de la société


comme telle. Il est l’annonce voilée et inquiète d’un Novum : d’une
nouvelle conscience de soi, non encore explicitée et non encore soumise
à la raison critique. C’est pour cela que la Constitution, approuvée
massivement le 29 mars 1987, est peut-être l’indice d’une volonté
populaire d’ériger un nouvel État de droit, et de remettre debout une
nation convalescente après une longue histoire de despotisme. Mais
trouver à notre société, à partir d’elle- même, des fondations à la fois
rationnelles et plongées dans nos propres traditions culturelles, est un
chemin encore long à parcourir.
Tant de préjugés, tant de discours attendent d’être soumis à la
critique. Tant d’aspects inconnus du vodou et de notre système culturel
tout entier attendent d’être mis au jour. Le lecteur comprendra que ce
livre ne fait qu’entrouvrir une fenêtre sur un vaste champ de recherche.
Laënnec HURBON
Port-au-Prince, mai 1987

[iv]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 18

[1]

Le barbare imaginaire.

INTRODUCTION
LA CONQUÊTE DES AMÉRIQUES
ET LA PRODUCTION DE LA BARBARIE

“— Et pourquoi, subitement, cette inquiétude et ce


trouble ?...
— C’est que la nuit est tombée, et que les Barbares
n’arrivent pas.
Et des gens sont venus des frontières et ils disent qu’il
n’y a point de Barbares...
Et maintenant que deviendrons-nous sans Barbares ?
Ces gens-là, c’était quand même une solution”.
CONSTANTIN CAVAFY.

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[2]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 19

[3]

Sur le “Malecon” 2 de Santo Domingo, la plus vieille ville du


Nouveau Monde (1496), le peuple le plus pauvre du monde expose tous
les jours ses entrailles, ses rêves et ses fantasmes. Sur plusieurs dizaines
de mètres, en effet, les tableaux des naïfs haïtiens, résistant au vent et à
la poussière, au soleil et à la pluie, sont étalés jour et nuit, comme un
défi à la misère et au mépris. Cette orgie de peinture populaire que
Malraux se flattait de révéler à l’Occident comme l’un des témoignages
les plus sûrs de l’intemporel 3, ne semble être en quête d’aucune
reconnaissance. Pas plus que le Jazz, le Calypso, le Blues et aujourd’hui
le Reggae n’étaient d’abord destinés à retentir sur les places publiques
des métropoles occidentales. Ce n’est point cependant que les peintres
naïfs haïtiens soient insensibles à l’accueil (commercial) que l’étranger
fait à leur œuvre. Tout se passe plutôt comme si le peintre tentait
continuellement d’éviter de tendre un miroir à lui-même et aux
“autres”. L’œuvre naïve n’est pas en effet la représentation d’une
profondeur enfouie, ni d’un inconscient collectif réprimé. Elle n’a rien
à voir non plus avec le [4] remplissement d’un désir caché. Elle n’est
pas à déchiffrer comme un rêve. C’est un espace pour le rêve qu'elle
commence par produire, ou si l’on veut, c’est la possibilité même de
rêve qu’elle recherche. Possibilité d’écart, de fuite par rapport au
monde réel : monde faux, artificiel, étranger.
Ainsi, par exemple, “La Ville Imaginaire” d’un Préfète Duffaut,
avec ses ponts, ses viaducs, ses routes innombrables, ses volumes
superposés, n’aboutit pas à une recréation véritable du monde, comme
tout semble de prime abord l’indiquer. C’est davantage un dispositif qui

2 Le “Malecon” est la jetée de la ville de Santo Domingo.


3 André Malraux, La métamorphose des dieux, l'intemporel, Gallimard, 1976,
voir les pp. 313-343 ; sur la peinture naïve, voir aussi le passionnant Journal
de voyage chez les peintres de la Fête et du Vaudou en Haiti, de Jean-Marie
Drot, Ed. d’Art Albert Skira, Genève 1974 ; de même la brochure de Jean
Métellus, Peintres haïtiens et Vaudou, Musée de Laval, Juillet-Août-
Septembre 1970.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 20

est offert à la reconversion du regard. Cette ville qui s’élève sur la mer
des Caraïbes entraîne toutes choses, même les paysages les plus
coutumiers de la vie quotidienne (la mer, les montagnes, les arbres, les
marchés, les édifices publics) dans une métamorphose incessante, sous
la seule intensité des couleurs. Et loin d’énoncer une identité retrouvée,
elle ouvre un abîme au cœur même de la société haïtienne par la
tentative de replacer et de réinscrire dans tous ses interstices ce que
cette société ne cesse en même temps de repousser et d’exorciser. Nous
voulons parler des dieux du vodou, ces forces de vie qui traversent tous
les êtres, les relient entre eux et les mettent en mouvement. Le peintre
les assume non pas comme l’objet de sa peinture, mais comme les
gardiens invisibles et les seuls voyants véritables de son œuvre.
On peut se demander si la peinture naïve ne se détache pas en réalité
sur le fond d’une amnésie, d’une perte irrémédiable. Quatre siècles se
sont écoulés depuis la conquête du Nouveau-Monde. On dirait qu’il a
fallu que le peintre, à l’instar de Térii, le récitant des parlers originels
Maori, que présente Victor Segalen dans Les Immémoriaux 4,
entreprenne un long voyage vers l’île natale, s’engage dans une
nouvelle initiation au cours de laquelle il se remet à l’écoute d’une
parole fondatrice, épurée des narrations accumulées sur elle par le
Conquérant, et revient peu à peu à la nudité. Mais, par là même, le
peintre naïf ne s’avoue-t-il pas inondé, traqué par le regard de
“l’autre” ? L’œuvre naïve comme utopie d’un recommencement du [5]
monde par-delà la Conquête des Amériques est sans doute une tentative
pour dépasser l’opposition du même et de l'autre. En vain chercherait-
on le côté transgressif ou subversif de cette peinture qui ne livre que les
traces d’un cheminement initiatique. Mais le peintre naïf haïtien creuse
en nous l’inquiétude et le trouble pour avoir disparu et du cœur de la
ville et des frontières. Car, dans la Ville imaginaire, il n’y a plus ni
Barbares ni Civilisés. Voulant se donner pour le seul monde
authentique, réel, le seul qui vaille la peine d’être édifié, la Ville
Imaginaire et, avec elle, la Vision vodou et la Scène du jugement
dernier qui toutes se déploient dans l’espace caraïbéen, ne nous livrent
pas un nouvel ordre du monde inversé, mais nous renvoient plutôt à
l’opposition partout opérante dans la vie sociale, culturelle et politique

4 Victor Segalen, Les Immémoriaux, paru pour la première fois en 1907, et rééd.
aux Editions du Seuil, Coll. Points, Paris, 1983.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 21

entre civilisé et barbare. Une opposition enracinée dans un imaginaire


qui ne s’avoue plus comme tel et auquel on reste facilement aveugle.
Non, ce n’est pas une nouvelle interrogation sur l’aliénation
culturelle que nous entreprenons dans cet ouvrage. Ce n’est pas
l’ethnocide, ni la colonisation, ni le regard que l’Occident a porté et
porte sur les autres sociétés qui nous importent ici. Mais nous inquiète
avant tout le barbare, produit comme tel, et aliment de tout ce qu’on
nomme encore civilisation, celui qu’on a logé à la fois aux frontières et
dans l’enceinte de la ville comme ses garde-fous véritables, mais qu’on
préfère aujourd’hui dissiper dans les abstraites généralités sur
“l’altérité” et la “différence”. Bref, le Barbarisé concret qui porte
encore toutes fraîches les cicatrices de sa barbarisation et qui se débat
avec les mille et un énoncés sur sa barbarie, comme autant de
bandelettes nouées autour de son visage. Chercher à restituer
simplement la représentation qu’il se fait de lui-même, reviendrait à
redoubler sa barbarisation, faire chorus à cet immense vacarme autour
de la problématique de “l’autre”, qui monte de partout en Occident,
comme si, pour la première fois, celui-ci ne se reconnaissait plus seul
au monde. Les analyses développées ici visent avant tout à maintenir
ouverte une interrogation à partir d’une confrontation de discours, de
récits et de pratiques qui donnent à suivre les pérégrinations du couple
barbare/civilisé dans le cadre concret du premier pays du Nouveau
Monde où Caliban a rompu ses chaînes.
[6]
Pourquoi Haïti apparaît-il ici exemplaire ? Première révolte
d’esclaves victorieuse (1791), soit peu après la Révolution française,
premier pays du Tiers-Monde indépendant (1804), Haïti se donne en
effet rapidement pour le chef défilé des peuples dominés par les grandes
puissances occidentales. Après avoir promis de soutenir activement
même l’indépendance de la Grèce, l’État haïtien à peine fondé,
proclame Noir tout Haïtien quelle que soit sa couleur, et Haïtien, donc
libre, tout Africain qui touche la terre d’Haïti, et tout esclave en fuite
des autres pays de la Caraïbe. C’est même en Haïti que Simon Bolivar
trouve l’appui le plus ferme dans sa lutte pour l’émancipation des
peuples latino-américains. Un premier défi dressé à l’Occident, une
preuve parfaite que les “Noirs” sont aptes à se gouverner seuls, à créer
un État, un espace où librement recréer une civilisation qui les ramène
à l’égalité avec les “Blancs”, et donc qu’ils ne méritent plus les titres
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 22

dont l’Occident les a affublés : esclaves ou zombis, sorciers ou


cannibales. Or voici — serait-ce l’ironie de l’histoire ? — qu’au seuil
de Tan 2000, après près de 200 ans d’indépendance, Haïti présente
parmi les pays du tiers-Monde, le lourd palmarès de deux empires
(1804-1806 ; 1849-1859), d’un royaume (1806-1818), d’une dizaine de
Présidents à vie, qui tous n ont pu soutenir leurs desseins de grandeur
que sur des flots de sang, puis d’un nombre de constitutions aussi
imposant que celui des chefs d’État qui se sont succédé. Et pour finir,
l’impuissance à sortir les anciennes masses d’esclaves de la misère, de
l’analphabétisme et du mépris, toutes choses qui renforcent, relancent
les vieux préjugés et alibis de l’esclavage et de la colonisation. “Noir,
despote et cannibale”, autre nom de l ’Haïtien : c'est tout le XIXe siècle
français, britannique, américain, qui, fort de repousser la contagion
haïtienne de l’indépendance politique pour les peuples encore sous
colonisation et esclavage, éprouve l’allégresse de dire la barbarie
haïtienne. Encore de nos jours, les autres îles et pays de la Caraïbe lisent
l’histoire d’Haiti comme une longue nuit de barbarie : haut lieu de la
magie noire, Mecque ou Rome de la sorcellerie pour la Caraïbe,
conservatoire caraïbéen de la sauvage africanité où dans les boucheries,
faux-filet de bœufs et d’êtres humains se confondent, où la nuit, les
cimetières sont des viviers d’où l’on extrait les mille et un zombis à
quatre sous, [7] et où l’appétit pour les repas agrémentés de chairs
fraîches d’enfants n’a plus de bornes.
En particulier, la thématique de l’intense production de zombis par
les prêtres du vodou (les oungan) connaît un regain de succès dans la
presse, dans des universités et institutions psychiatriques américaines,
qui lancent des chercheurs sur la trace d’une “drogue” zombifere en
Haïti, tenue dans le plus grand secret. Administrée à de nombreux
individus, elle les conduit dans un état léthargique qui les fait passer
pour morts, et la nuit, les sorciers malfaiteurs que seraient les oungan
les tirent de leurs tombeaux et les ramènent à une vie demi-consciente
sur des plantations où ils sont livrés, à vie, à des travaux pénibles, dans
l’obéissance absolue à leurs propriétaires. Ainsi donc, sorciers, zombis
et cannibales semblent avoir aujourd’hui Haïti comme terre
d’élection 5.

5 Cf. Jacques Pradel et Jean-Yves Casgha, Haiti — La République des morts-


vivants, Monaco, Ed. du Rocher, 1985.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 23

Voilà qui autoriserait à parler d’une seconde mort de Toussaint-


Louverture. Mais il est probable que celle-ci ait commencé dès 1802,
quand Hegel, dans La Phénoménologie de l’Esprit, cédant à l’évidence-
de la défaite des armées prussiennes, voyait dans Napoléon “l’esprit du
monde” et le point culminant de l’histoire, et ignorait la première
révolte d’esclaves victorieuse au Nouveau-Monde.
Pourtant Hegel entendait développer la première réflexion théorique
sur les rapports entre le maître et l’esclave, qui allait représenter ce que
David Brion Davis appelle un tournant décisif dans la conscience
éthique de l’humanité 6. C’est bien, on le sait, en s’adossant au message
de Hegel que Marx et Freud devaient plus tard élaborer leurs théories
sur la genèse de la domination de l’homme par l’homme. Or, si jusqu’à
présent, en dépit de ces tentatives, le phénomène esclavagiste et la geste
de Toussaint-Louverture disparaissent à ce point de l’horizon, [8] ce
n’est pas seulement parce que chez Hegel le rapport maître/esclave
aurait eu valeur de métaphore pour toutes les formes possibles de
domination physique et psychologique. Il faudrait sans doute remonter
plus loin, c’est-à-dire à la fin du XVe siècle, pour comprendre la surdité
et la cécité de Hegel. Ce qu’on a tenu en effet pour la découverte des
Amériques et qu’il convient bien mieux d’appeler la conquête des
Amériques, c’est l’inauguration d’un centre mondial de production de
l’esclavage, qui s’accompagne d’une interprétation du monde à partir
de l’Europe comme centre de l’humanité ou comme seul lieu possible
de réalisation de l’humanité de l’homme, et qui voue tous les autres
peuples à la condition de barbares.
La banalisation du phénomène esclavagiste, lequel devait produire
le génocide indien et l’holocauste de millions de Noirs africains,
présuppose l’existence d’une difficulté particulière de l’Occident, à
penser le monde autrement qu’à partir de l’Occident, dans la dénégation
de toute altération réelle de lui-même.
On commence à s’en rendre compte aujourd’hui, de manière un peu
moins vague que de coutume, dans la contestation même de la notion
de découverte du Nouveau-Monde. Pour Edmundo O’Gorman, par

6 Nous reprenons ici les suggestions de David Brion Davis, dans l’épilogue à
son monumental ouvrage sur The Problem of Slavery in the Age of Revolution,
1770-1823, Cornell University Press, Ithaca and London, 2e Ed. 1976, p. 537-
564 : “Toussaint Louverture et la Phénoménologie de l’Esprit”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 24

exemple, dans son ouvrage au titre fort suggestif, L’invention de


l’Amérique, la nouvelle entité qui surgit au bout du voyage de
Christophe Colomb devrait s’appeler la nouvelle Europe, “face à
laquelle l'Océan de la géographie antique subit son ultime
transformation en demeurant converti en un nouveau Mare Nostrum...
” 7. Mais à travers ce mouvement d’expansion de soi, l’Occident du
XVIe siècle ne rencontre plus de barbare, de la même manière que les
Grecs de l’Oikouménè. Là où ceux-ci croyaient encore en des sagesses
barbares 8, ou mieux, là où ils laissaient le barbare dans sa condition de
non-Grec, avec Christophe Colomb, le cycle qui s’inaugure est celui [9]
d’une débarbarsation du barbare, de sa définition comme vide, comme
lacune, du fait même de sa condition de non-européen.
Depuis les premiers contacts des Conquistadores avec les Caraïbes,
l’on ne voit effectivement à l’œuvre qu’un dialogue qui va du même au
même, et qui s’arrache avec peine du champ de l’imaginaire. Ne serait-
ce donc pas à partir de cette dissolution de l’altérité de “l’autre”, donc
de cette fermeture à toute nouveauté réelle, à toute irruption d’un
nouveau monde réel, que s’est développé le processus de la conquête
du monde 9 ? Par quelle alchimie, se demande-t-on enfin aujourd’hui,
les indigènes de Christophe Colomb constituent-ils cette “espèce de
catégorie intermédiaire entre objets et animaux” ? Pour Beatriz Pastor
dans son essai sur le Discours narratif de la Conquête de l’Amérique 10,
qui est une enquête approfondie sur les codes qui régissaient le
comportement de Colomb, il y a d’abord une stratégie commerciale qui
conduit à priver les indigènes de toute forme d’humanité. Mais c’est
précisément à partir de là que son interrogation se lève : dans cette
“ficcionalizacïon” 11 de la réalité américaine, ne convient- il pas de

7 Edmundo O’Gorman, La Invencion de America, Ed. Tierra Firme, 2e Ed.


Mexico, 1977, p 158.
8 Cl. Arnold Nomigliano, Sagesses barbares. Les limites de l’hellénisatum, tr.
Paris, Maspero, 1979.
9 Tzvetan Todorov, La Conquête de l’Amérique. La Question de l’autre, Paris,
Seuil, 1982.
10 Beatriz Pastor, Discurso narrativo de la conquista de America, Habana,
Cuba, Ed. Casa de la Americas, 1983, p. 10 ss.
11 Ibid., p. 105, et surtout p. 107 : “La forma del discurso y la naturaleza de la
transformación de la realidad proyectan una imagen del Nuevo-Mundo que
constituye la base imaginaria sobre la cual se desarrollará el proceso de
depredación, explotacion y degradacion que Las Casas llamarâ “la
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 25

repérer le poids d’un langage déjà-là, sédimenté, qui se déplie identique


à lui-même, jamais troublé par l’avènement de “l’autre”, et qui parle
dans le discours de Colomb sur les indigènes du Nouveau- Monde ?
Ces Caraïbes “nus, pauvres et sans armes”, donc aptes à être manipulés
à merci, ne connaissant ni la religion ni la langue, donc sauvages,
idolâtres devant être christianisés au plus vite pour leur propre salut, ce
sont des énoncés plus tenaces qu’on ne l’a cru. Le thème du “Noir
despote et cannibale” est sa parfaite répétition aux XVIII e et XIXe
siècles, et même beaucoup plus tard, jusque vers les années 1940.
[10]
C’est en effet à cette date, fort récente, que commence à disparaître,
ou plus exactement à passer sous un jour plus tamisé dans la littérature
anthropologique, le cannibalisme ou l’animisme, le fétichisme ou la
sorcellerie comme pratiques inhérentes à l’être du Non. Quant au thème
du despotisme, il ne cessait de renvoyer à deux positions
contradictoires : tantôt l’excès de pouvoir (l’ubris propre aux Barbares),
tantôt l’incapacité de gouverner. Pensée en fait rassurante, à laquelle
pendant longtemps l’anthropologie s’accrochait, prenant ainsi, dit
Pierre Clastres, le modèle du pouvoir politique occidental comme
modèle universel.
Nous ne nous attendions pas cependant, en nous engageant dans ce
travail, à rencontrer autour de la thématique de “sorciers, zombis et
cannibales”, cette longue chaîne de récits et de discours qui se déroule
sans interruption véritable de la Conquête du Nouveau Monde à nos
jours. Pourtant ce n’est là qu’une bien infime partie de l’iceberg que
nous croyons toucher. Car c’est à travers toute l’Amérique latine et
toute la Caraïbe du XIXe siècle qu’on retrouve vivant le fantôme de
Caliban, sombre copie de Prospero, et sur lequel presque toutes les
œuvres littéraires et toutes les idéologies politiques viennent encore
buter. Roberto Fernandez Retamar parle dans son Caliban cannibale de
‘ ‘la vraie vie d’un faux dilemme” 12, à propos de l’opposition

destrucciôn de la Indias” sin dramatizar en absoluto sobre su verdadero


alcance y signifîcado”.
12 R. F. Retamar, Caliban cannibale, Tr, Bonaldi, Paris, Ed. Maspero, 1973, pp.
91-109.
Après l’ouvrage intitulé Civilisation et barbarie de l’Argentin Domingo
Faustino Sarmiento, paru la première fois en 1845, où l’on assiste à la reprise
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 26

civilisation/barbarie, en découvrant jusqu’à quel point même les plus


farouches défenseurs des indépendances des pays latino-américains,
comme José Marti, eurent à se battre contre cette opposition. Depuis
[11] La tempête de Shakespeare, plusieurs versions ont été proposées,
des deux côtés de l’Atlantique, comme si le symbole de Caliban collait
à la peau des peuples dits aujourd’hui “sous-développés” tout en leur
étant le plus étranger possible. Force est de constater la puissance
souterraine de ce dilemme, là précisément où l’on croit le contourner.
La rupture ne s’opérera pas sans frais, puisqu'elle devra signifier la
sortie hors du régime de la conquête. Se doute-t-on assez qu’une
tentative de relecture critique des sciences humaines, désormais d’un
point de vue extérieur à l’Occident, puisse laisser entrevoir bien des
sources inconnues du système de violence et de domination qui
caractérise le monde actuel ?
Le choix de cet objet d’étude (sorcellerie, zombification et
cannibalisme) n’est pas une concession faite à l’exotisme, encore moins
aux rumeurs actuelles sur la sorcellerie en Haïti ou en Afrique. Le
problème s’était déjà imposé à moi, au moment où je tentais de réfléchir
sur les pratiques du christianisme missionnaire face aux cultures non-
occidentales. Dans l’enquête sur la notion de Dieu dans le vodou
haïtien 13, j’ai été conduit à proposer une explication des pratiques et
croyances de la sorcellerie dans le vodou, en montrant le rapport
structural entre magie, sorcellerie et religion dans le cadre même du
culte rendu aux “esprits”. Mais je n’étais pas préoccupé de cerner la
problématique de la sorcellerie proprement dite : il fallait montrer

de toute l’idéologie de la conquête elle-même, paraît en Europe en 1878 le


Caliban de Ernest Renan ; puis en 1898, rompant avec Sarmiento,
l’Uruguayen José Enrique Rodo publie Ariel, une œuvre dans laquelle les
États-Unis sont désormais identifiés avec Caliban. En 1935, l’Argentin
Anibal Ponce propose enfin une interprétation positive de Caliban, dans son
ouvrage sur L’humanisme bourgeois et l’humanisme prolétarien, mais il était
déjà précédé en France par Jean Guéhenno qui écrit en 1928 son Caliban
parle. Le Prospero et Caliban d’Octave Mannoni (titre ajouté à l’édition
anglaise de Psychologie de la décolonisation, Seuil, Paris 1950 ouvre une
polémique qui n’est pas encore terminée du moins dans la Caraïbe malgré le
Peau noue, masque blanc (Seuil 1952) de F. Fanon et Une tempête (Gallimard
1969) d’Aimé Césaire. On se reportera encore une fois pour les détails à
l’ouvrage cité plus haut de R.F. Retamar.
13 Dieu dans le vodou haïtien, Paris, Payot, Bibliothèque scientifique, 1972.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 27

comment le vodou représente un langage articulé, original, valable à


côté de n’importe quelle autre culture. Dans une étude postérieure 14
sur les rapports entre le vodou et le pouvoir duvaliériste, je ne faisais
qu’indiquer les contradictions qui traversaient le champ du vodou
comme tel. Une confrontation directe, explicite, avec les récits sur la
sorcellerie en Haïti s’avère enfin nécessaire. La sorcellerie constitue en
effet le noyau le plus résistant dans tous les préjugés qui courent sur le
vodou. Elle donne lieu, en particulier dans la longue période de crise
dans laquelle s’est installé le pays avec la dictature héréditaire des
Duvalier, à toute cette remontée de rumeurs sur l’anthropophagie et sur
la production de [12] cruautés comme la zombification qui reprennent
tels quels, dans la plus totale quiétude, les discours européens du XIXe
siècle, mais aussi des premiers conquistadores esclavagistes, sur la
barbarie des cultures non-occidentales.
Les figures du sorcier, du zombi ou du cannibale, abordées dans ce
travail, ne forment à la vérité qu’un thème : le soupçon de la sorcellerie
comme telle. Toujours anthropophage de quelque manière, le sorcier
implique en Haïti la figure inverse du zombi, l’être ensorcelé, mort
vivant, automate entre les mains de son ensorceleur. Il s’agirait donc
bien d’un seul et même fantasme qui prend des formes différentes,
selon qu’on se trouve dans l ’Occident conquérant-esclavagiste ou dans
les sociétés noires esclavagisées.
On sait que les études sur les flambées de sorcellerie ou les
inquisitions anti-sorcières du début de l’âge classique en Europe
commencent à recevoir un éclairage plus poussé grâce aux apports de
l’anthropologie moderne. Il est probable qu’une meilleure
compréhension du phénomène de la sorcellerie en Haïti — où Ton voit
de manière plus nette la rencontre entre la démonologie européenne et
la sorcellerie africaine — puisse ouvrir davantage la recherche à cette
part capitale de l’imaginaire dans la production des rapports sociaux
comme des rapports interculturels. En faisant pivoter notre enquête
autour de la vieille opposition entre barbare et civilisé, nous sommes
restés surpris devant l’absence de rupture décisive dans les pratiques
discursives et les pratiques sociales qui se sont développées sur ce
terrain, depuis la conquête ou l’invasion du “Nouveau-Monde”. C’est

14 Culture et dictature en Haïti : l’imaginaire sous contrôle, Paris, Ed.


L’Harmattan, 1979.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 28

qu’en fait se trouve à l’œuvre la puissance d’un imaginaire jamais mis


en déroute, et toujours prêt à inventer les combinaisons les plus
surprenantes par des sauts d’une image à l’autre, dans la répétition
indéfinie du “même” 15. Aussi, du Juif cannibale au Mahométan
infidèle et à la sorcière de la fin du Moyen-Age, puis au fou et au
délinquant de l’âge classique, et à l’Indien idolâtre et au Nègre toujours-
déjà sorcier et mangeur d’autres Nègres, un seul et même mouvement
de l’imaginaire se dessine, qui [13] donne à voir comment des couches
sociales dominantes en Occident pensent et vivent le rapport à “l’autre”.
Dans la conclusion de son importante enquête sur le thème des barbares
dans le romantisme, P. Michel rappelle justement la polysémie du mot
barbare. Il couvre, écrit-il, “l’un des plus vastes champs qui soient et ne
se réduit pas au domaine d’ombres qui cerne la civilisation... Tout, il
n’est rien. Pour dire ou pour interdire ce qui veut être...” 16. C’est donc
que le barbare est enserré dans les filets de l’imaginaire dont on sait la
capacité d’engendrer à la fois le mensonge et la réalité. Mais ce n ’est
pas vers un débat philosophique portant sur une nature humaine
abstraite que conduit cette perspective, même si Ton peut parler d’un
barbare inscrit dans le cœur de tout être humain. Le barbare en question,
dans l’étude que nous livrons ici, est celui qui, précisément drapé dans
tout l’héritage de l’antiquité gréco- romaine, apparaît comme
production de la Conquête-Invasion du Nouveau-Monde, mais qui ne
cesse de refaire surface, puisque l’ère de la conquête n’est pas terminée.
Ce qui nous frappe avant tout, c’est qu’aujourd’hui tout conspire à
banaliser l’interrogation sur le barbare, que soulèvent pourtant de
manière obvie les phénomènes dits de cannibalisme, de sorcellerie ou
de zombification. Ceux-ci seraient tenus pour des objets résiduels,
susceptibles d’une approche rigoureusement scientifique et affranchis
de toute imputation de barbarie.
L’universel humain étant concédé à tous les peuples, il n’y aurait
plus de barbare qui rôde aux frontières de la ville comme un fantôme
ou une ombre. Il n’y aurait plus de trouble ni d’inquiétude. Le couple
barbare/civilisé entrerait dans une irrémédiable obsolescence, et il

15 Edmond Ortigues, Le Discours et le symbole, Pari », Aubier, 1962, pp. 203-


204.
16 Pierre Michel, Un Mythe romantique. Les Barbares 1789-1848, Presses
Universitaires de Lyon, 1981, p. 525.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 29

serait peine perdue de se mettre sur ses traces. “Des gens sont venus des
frontières et ils disent qu’il n’y a point de barbares”. Mais, à la vérité,
peut-on échapper à une interrogation sur cette ellipse soudaine du
barbare ? Peut-on, à peu de frais, se croire quitte du Barbare, quand on
oublie l’histoire de sa barbarisation 17 et qu’on ne parle plus que de [14]
civilisations multiples ou diverses ? Ainsi, au moment même où l’on
découvre la puissance du langage dans la production des sociétés, on
s’avance vers une amnésie : le barbare n’est plus l’autre d’un autre, il
porterait seul le fardeau de la représentation de lui-même comme
barbare. Certes, Lévi-Strauss a su assigner à l’ethnologie moderne la
tâche de penser le rapport à “l’autre”, de combattre les préjugés de
supériorité raciale et culturelle, plus précisément de “concilier l’unité
de son objet avec la diversité, et souvent l’incomparabilité de ses
manifestations particulières” 18. Mais il devait reconnaître qu’au
moment où l’ethnologie te veut respectueuse des différences
culturelles, elle rencontre devant elle des peuples qui “accédant à
l’indépendance, ne semblaient, quant à eux, entretenir aucun doute sur
la supériorité de la culture occidentale, au moins par la bouche de leurs
dirigeants” 19. À relire l’histoire des retombées de l’anthropologie
occidentale, ailleurs qu’en Occident, dans le cadre historique particulier
d’Haïti, je me rends compte justement que demeure encore opérant à
travers la production intellectuelle haïtienne, comme à travers les
pratiques sociales et politiques, un dispositif de pensée organisé autour
du vieux couple barbare/civilisé. Il m’a donc fallu commencer par une
interrogation sur la pensée du thème de la barbarie dans les discours
anthropologiques et philosophiques. Est-ce un barbare à deux têtes,
logé à la fois à l’intérieur de l’Occident et à sa périphérie, qui se donne
à penser ? Ou plutôt, le mode de rencontre de l’Occident avec les
“autres” peuples récemment découverts au Nouveau-Monde ne
procède-t-il pas de l’annonce d’une fin des barbares, prise en charge par
le christianisme, les Lumières et la Bildung allemande, mais qui se

17 Instructives, sous ce rapport, les enquêtes de Nathan Wachel, La Vision des


vaincus, Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole, 1530-1570,
Gallimard, Paris, 1971; et de Gérard Althabe, Oppression et libération dans
l’imaginaire. Les Communautés villageoises de la Côte Orientale de
Madagascar, Paris, Maspéro, 1969, et surtout Les Fleurs du Congo, Paris,
Maspéro, 1972.
18 Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 50.
19 Ibid., p. 52.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 30

laisse clairement surprendre dans l’ouvre de Chateaubriand ? Il nous


importait plutôt de retrouver le cheminement souterrain de ces discours
dans le cadre du Nouveau-Monde. Toute l’élite d’Haïti, dès les
premiers moments de l’indépendance, s’acharne à fournir la preuve de
la non-barbarie du peuple haïtien, et [15] en quelque sorte à poursuivre
éperdument une quête de guérison de la barbarie que le maître-colon lui
imputait. Ce piège de l’obsession de la civilisation dans lequel cette
élite s’est engouffrée, nous n’avons pu le contourner. Il constitue pour
nous comme une invitation à méditer l’héritage de la barbarie, à travers
la série thématique des concepts comme ceux de la race, de la science,
de l’écriture, de l’État ou du pouvoir politique, tels qu’ils fonctionnent
dans les discours politiques ou les œuvres littéraires en général.
L’espoir de baliser le terrain pour une approche quelque peu objective
des phénomènes dits de sorcellerie, de cannibalisme ou de despotisme,
que l’anthropologie naissante en Occident tenait pour les signes de la
barbarie, se réduit peu à peu à une peau de chagrin, au fur et à mesure
que notre enquête s ’approfondit. Cette problématique ne s’efface pas
d’elle-même, une fois que nous l’aurions pointée comme un héritage
extérieur, reçu de l’Occident. Cela reviendrait simplement à diluer le
débat véritable dans les théories confortables de l’aliénation et de
l’idéologie. Il n’y a pas de culture qui puisse échapper à l’imaginaire de
la barbarie 20 et l’effort de l’élite haïtienne et des dirigeants politiques
pour le produire comme pure extériorité n ’est encore qu’un ajustement
au fantasme de civilisation tel qu’il opérait en Occident pour légitimer
une politique de conquête.
Aujourd’hui, les énoncés sur le cannibalisme, la sorcellerie et la
zombification apparaissent détachés de leurs sources, alors qu’ils sont
régis par le même code que constitue l’opposition barbare/civilisé, en
dépit de tous les désaveux. Dans le cas d’Haïti, la relecture critique des
discours, récits et pratiques autour du soupçon de la sorcellerie, de
l’esclavage à l’indépendance (1804), et de l’occupation américaine
(1915-1934) à nos jours, nous fait découvrir comment voyageurs,
missionnaires, essayistes étrangers, autant que les historiens haïtiens,

20 “Si les Mèdes n’existaient pas, écrit Régis Debray, il aurait fallu les inventer.
Peine perdue : une culture historique est cette invention même. Aussi bien se
bousculent-ils aux frontières, les Perses. Une culture vivante, quelle qu’elle
soit, peut se définir comme la création continue du Barbare” Critiques de la
raison politique, Paris, Gallimard, 1981.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 31

déroulent le même faisceau de représentations qui ont leur lieu


d’ancrage dans cet imaginaire de la barbarie resté identique à lui-même
depuis au moins [16] les trois derniers siècles. Esclave sorcier, paysan
“superstitieux” donc délinquant, bandit cannibale qui ose s’opposer à
l’occupant américain : des variations de langage qui n’auront été que
de surface, et ce n’est pas encore là pour nous la surprise.
L’interrogation sur la pénalisation desdites pratiques de sorcellerie ou
de cannibalisme nous invite à repérer le poids de cet imaginaire de la
barbarie dans le mouvement même de constitution de la société
haïtienne tout entière et de sa définition à la fois face à la raison et à la
folie. Processus de diabolisation du vodou ou recours à la théorie du
bouc émissaire ? Sans doute, mais de telles explications apparaissent
plutôt circulaires ; dans tous les cas, la pénalisation du vodou conduit à
se pencher sur la représentation de la civilisation dans la mise en place
d’un État indépendant, le premier censé garantir l’abolition du rapport
maître/esclave. Paradoxalement, c’est au sein d’un tel État que se
gonflent les rumeurs sur le cannibalisme, la cruauté despotique et les
bandes nocturnes de sorciers. Suivre la pérégrination de ces rumeurs,
remonter à leurs sources depuis les premiers balbutiements de
l’anthropologie face aux Caraïbes cannibales s’avère indispensable.
Réel ou imaginaire, le cannibalisme des Caraïbes servira de prétexte à
leur extermination. Mais sans faire une approche positiviste des
multiples récits en circulation en Europe sur le cannibalisme en général,
je me demande si, dans cette promptitude à imputer cette pratique à un
certain nombre de peuples non-occidentaux, un fantasme de barbarie ne
serait pas à l’œuvre. Un fantasme qui s’atteste encore dans les récits
actuels des adeptes et des prêtres du vodou comme de l’élite
intellectuelle sur les sociétés secrètes de sorciers (anthropophages) et
leurs victimes (les zombis). Ce que je cherche à montrer dans cet
ouvrage, c’est l’impossibilité de cerner la réalité des bandes de sorciers
et des zombis, à l’état nu, en dehors d’un langage (discours et récits des
esclavagistes et occupants, repris par une élite occidentalisée ou un
pouvoir politique) qui nous les offre comme les signifiants d’une
barbarie présumée inhérente au vodou. D’où viennent donc l’actualité
et les ressources d’un tel langage ? En repérant la place exacte de la
sorcellerie dans le dispositif symbolique du vodou, l’on se rendra
compte que la croyance en la multiplication des sorciers
(anthropophages) et des zombis reste liée au spectre d’un système
esclavagiste qui hante encore [17] la société haïtienne.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 32

La conclusion sur “l’altérité et le paradigme du logos” ne prétend


pas livrer une réflexion philosophique pour un dépassement de
l’opposition barbare/civilise. Mais nous n’avons pu contourner le
problème de la source grecque de cette opposition, telle qu’elle est
réemployée et réinterprétée dans la tradition philosophique occidentale
et dans l’anthropologie moderne. Subissant les assauts de la modernité,
les cultures non-occidentales ne sont-elles pas vouées à une existence
en sursis, surtout depuis qu’on a cru le soleil de la raison une fois pour
toutes apparu en Grèce ? Est-il possible de sortir des oppositions
vieilles, mais aussi originaires, entre science et magie, écriture et
oralité, que présuppose le couple barbare/civilisé ?
Est-il possible de déplacer ainsi le centre de gravité de
l’anthropologie ? Peut-on soi-même, dans l’écriture sur sa propre
culture, se garder de la reproduction du fantasme de maîtrise qui vise à
faire de “l’autre” un pur prétexte au service d’un pouvoir, c’est-à-dire,
peut- on s évader de la perspective elle-même de la conquête ? Autant
de questions qui se dressent devant nous, intrigantes, mais que nous
laissons seulement venir à nous, à défaut de pouvoir comme Préfète
Duffaut cheminer dans la Ville Imaginaire d’où aura disparu toute trace
du barbare comme du civilisé.

[18]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 33

[19]

Le barbare imaginaire.

Première partie

Retour à la table des matières

[20]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 34

[21]

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre I
GENÈSE DE LA BARBARIE

1. L’obsolescence du paradigme
barbare/civilisé

Retour à la table des matières

Au XIXe siècle, les romantiques sont encore hantés par le barbare,


pour l’humaniser à travers le christianisme ou pour en faire l’âme et le
pilier de la civilisation 21. Aujourd’hui, c’est à sa disparition
progressive que nous assistons. Depuis que l’anthropologie prétend se
donner des assises scientifiques, les mythologies ne renferment plus
d’extravagances ni de scandales pour la raison ; les pratiques de magie
et de sorcellerie ne renvoient plus à l’exotisme ; et le cannibalisme
qu’on attribuait il n’y a pas si longtemps à tous les peuples non-
occidentaux, ou qu’on logeait loin, dans le passé immémorial de

21 Voir en particulier J. Michelet, Le Peuple, 1846, Ed. Flammarion, 1974, p.


194 : “Barbares, sauvages, enfants, peuple même (pour la plus grande part)
ils ont cette misère commune, que leur instinct est méconnu, qu’eux-mêmes
ne savent point nous le faire comprendre”. On peut dire que le mythe barbare
est exploité jusque dans ses dernières ressources au XIX e siècle comme
“mythe coextensif au moi et au monde, à l’Histoire et à la Nature”, comme le
dit Pierre Michel dans Un Mythe romantique. Les Barbares 1789-1848,
Presses Universitaires de Lyon, 1981, p. 521. Sur la place véritable de
“l’autre”, du Barbare, qui trouve accueil dans l’écriture de Michelet, on se
reportera aux pages introductives de L’écriture de l’histoire de Michel de
Certeau, Paris, Gallimard, 1975, p. 7 ss.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 35

l’Occident, n’exerce plus de répulsion ni de fascination. Tous ces


phénomènes tomberaient désormais sous le couperet de l’objectivité
scientifique.
La notion de civilisation aurait avalé et digéré son [22] antonyme,
raturé le barbare, au point que celui-ci ne serait plus que l’autre sans
visage, sans nom, délesté de son altérité, et d’abord de l’histoire de sa
barbarisation. Il n’y aurait plus de barbares pour la civilisation.
Tentative désespérée de solipsisme, mais aussi risque d’un glissement
vers la dérive. On reste en effet frappé par l’ensemble des productions
actuelles, cinématographiques ou romanesques, dans lesquelles
foisonnent les thèmes de destruction, de terreur et d’apocalypse 22. Ne
tournoyant plus que sur elle-même, la civilisation verrait donc sa propre
ombre 23 lui revenir sous des formes terrifiantes, ou plus exactement
ses propres déchets qu’elle espérait ignorer.
Bien avant l’enquête de Lucien Febvre sur l’histoire du mot
“civilisation”24 , une réflexion pessimiste s’inaugurait déjà, dans
l’entre-deux-guerres, sur la crise, la décadence ou le glas de la

22 Louis-Vincent Thomas, Civilisation et divagation (Mort, fantasmes, science


fiction), Paris, Payot, 1979, en particulier les pp. 125-177.
23 Le suicide collectif d’un milieu d’adeptes de la secte “People Temple” à
Guyana en 1978 ne semble pas avoir été compris comme l’un des signes
(après celui d’Auschwitz) les plus irrécusables de cette dérive actuelle de “la
civilisation” (occidentale). Peu de travaux ont tenté de prendre la mesure de
cet événement, comme celui de Gordon K. Lewis, "Gather with the Saints at
the River”, The Jonestown Guyana Holocaust of 1978 (A descriptive and
interprétative Essay on its ultimate meaning from a caribbean view point),
Puerto Rico, Institute of Caribbean Studies, Rio Piedras, 1979.
24 Civilisation. Le mot et l'idée par Lucien Febvre, M. Mauss, Centre
international de synthèse, Paris, 1930. Les travaux parus depuis l’entre-deux-
guerres sont nombreux. On se reportera pour une introduction critique à
l’article récent de Jean Starobinsky, “Le mot Civilisation”, dans le collectif
Le temps de la réflexion, Gallimard, 1983, qui d’ailleurs offre une mise au
point sur les divers emplois du mot civilisation, sur lesquels je ne m’étendrai
pas ici. On trouvera également dans les Ecrits sur l’histoire de Fernand
Braudel (Flammarion, Paris, 1969, p. 254-301) un examen critique des
différentes définitions du mot “civilisation” ; voir aussi l’article “Civilisation”
dans Encyclopedia Universalis ; de même le t. III, Kultur und Zivilisation der
Europaische Schlusselwörter, Max Hüber, München, 1967.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 36

civilisation (occidentale). Le déclin de l’Occident 25 d’Oswald


Spengler, mais aussi Malaise dans la civilisation 26 [23] de Freud, en
dépit de leurs vues opposées, semblent être d’abord des témoins de ce
désespoir de la civilisation vis- à-vis d’elle-même, et de l’abandon de
l’opposition hiérarchique et structurale entre les termes du couple
barbare/civilisé. Ce qu’il nous importe avant tout de retracer ici ce n’est
pas l’histoire de cette opposition, mais le mouvement de dénégation qui
sous-tend l’anachronisme qui frappe aujourd’hui le couple
barbare/civilisé.

Tous barbares ou le pessimisme moderne.

Chez Spengler par exemple, la civilisation ne se mesure qu’avec


elle-même. À travers son développement, elle porte le pourrissement,
la mort et l’échec, comme un destin inéluctable. Il est de l’essence de
la civilisation de s’épanouir en barbarie : œuvre pure, œuvre de mort,
telle est la définition de toute civilisation qui est la trajectoire naturelle
de toute culture. À ce titre, il n’y a pas d’extériorité à la civilisation.
Elle est la tentation à laquelle a toujours déjà cédé une culture. Cette
perspective pessimiste ne procède pas d’abord d’un inventaire des
diverses civilisations à travers l’histoire, ou des conflits surgis entre
elles, mais d’un désenchantement vis-à-vis de la civilisation
occidentale, prise comme paradigme de toute civilisation, même si au
hasard Spengler évoque les empires égyptien, chinois, romain, hindou.
“Le déclin de l’Occident”, déclare-t-il, “ne signifie rien de moins que
le problème de la civilisation. Nous sommes en face d’une des
questions fondamentales de toute histoire supérieure” 27.

25 Le Déclin de l’Occident paré en français en 1948 (Gallimard) a été d’abord


publié en 1918 en Allemagne, Der Untergang des Abendlandes L’article de
Jacques Bouveresse, "La vengeance de Spengler”, dans le Temps de la
réflexion, op. cit., pp. 371-401, souligne l’actualité de Spengler.
26 Malaise dans la civilisation (Dos Unbehagen in der Kultur) paraît en 1929.
Pour l’essentiel, les mêmes interrogations se retrouvent dans Paul Valéry, La
crise de l’esprit (1919), et E. Husserl, “La crise de l’humanité européenne et
la philosophie” (en 1935) traduit plus tard par P. Ricceur, in Revue de
métaphysique et de morale, n. 3, 1950, pp. 225-258.
27 Le Déclin de l’Occident, op. cit., p. 43.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 37

Ce qu’on a pris ici pour une critique radicale de l’Aufklàrung, n’est


sans nul doute que l’aveu d’une déception. Pour Spengler, la
civilisation occidentale trahit ses promesses, [24] et du coup toute
prétention civilisatrice se trouve frappée d’infirmité. Le déclin de
l’Occident se donne pour le déclin de toutes les civilisations, et la perte
de l’humanité toute entière. Impérialisme, dictature et guerre, tels sont
les fleurons des idéaux de la démocratie, du progrès et de la raison 28.
Sommes-nous ici, comme on l’a souvent cru, en présence d’un
nietzschéisme de droite ou d’un pressentiment du triomphe du
nazisme ? Le déclin de l’Occident exprime plutôt une mélancolie au
sens où Freud dit qu’elle est “une maladie du narcissisme”. Spengler
prend acte en effet d’un consensus de plus en plus unanime sur
l’irréversibilité de l’expansion de 1’Occident, et sur la fin de sa course :
sans barbares à l’horizon. Même le socialisme soviétique ne joue pas le
rôle d un substitut des barbares : “Nous sommes tous socialistes, dit-il,
que nous le sachions et le voulions ou non. Même la résistance qu’on
oppose au socialisme porte sa forme” 29. C’est-à-dire l’impérialisme.
La boucle est donc bouclée. Un tel diagnostic continue à être opérant
jusqu’à nos jours, car le déclin de l’Occident annonce cette fin des
utopies qui nourrit le désarroi actuel.
Il semble que même Freud, en dépit de l’entaille décisive qu’il fait
aux mythes qui président à la conscience de supériorité de l’Occident,
n’a pas échappé au pessimisme radical devant l’avenir que revendique
Spengler face au déclin de l’Occident. Dans Malaise dans la
Civilisation, écrit justement en réponse à la question de Einstein,
“Pourquoi la guerre ?”, Freud n’éprouve pas le besoin d’examiner la
genèse de l’idée de civilisation. Il partage avec ses contemporains le
sentiment d un échec universel inscrit dans l’échec de la civilisation
occidentale : “Les hommes d’aujourd’hui, écrit-il, ont poussé si loin la
maîtrise des forces de la nature qu’avec leur aide, [25] il leur est devenu
facile de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier” 30.

28 Ibid., p. 51.
29 Ibid., pp. 462-463.
30 S. Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 107. Dans son ouvrage De
la horde à l’État, Essai de psychanalyse du lien social (Gallimard. Paris,
1983), Eugène Enriquez n’interroge pas l’utilisation par Freud de la notion de
civilisation. La définition célèbre que Freud a proposée de la civilisation
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 38

Il est vrai que Freud applique à toute société humaine ce qu’il


découvre chez l’individu. Il est vrai aussi que la suspicion généralisée
sur les projets de transformation du monde demeure légitime : on sait,
par exemple, que de l’holocauste d’Auschwitz aux Goulags et aux bains
de sang qui ont atteint un niveau de banalité dans des dictatures —
plutôt nombreuses — dans les États du Tiers-Monde, une même
barbarie est à l’œuvre. Mais, dans ce relativisme universel, où il n’y a
plus ni civilisés ni barbares, où tous sont barbares, on dirait que perd
toute pertinence l’histoire de la domination de l’Occident sur les autres
peuples, et l’histoire de la barbarisation de ces peuples. L’Occident à
son déclin représenterait encore un sommet d’où toute l’histoire se
laisse appréhender et juger. En soulignant dans Malaise dans la
civilisation la grande opposition entre Eros et Thanatos, Freud voit la
civilisation se développer sur la base du sentiment de culpabilité et donc
d’une intériorisation de l’agressivité 31. Désormais, la civilisation n’a
plus de barbares à ses frontières : elle doit [26] se consumer elle-même
de l’intérieur 32. Une “inquiétante étrangeté” (“das unheimlich”)
l’habite, la dévore et conduit à une angoisse dont aucune thérapeutique
ne peut venir à bout. Mais on le sait, ce que Freud présente ici comme
caractéristique fondamentale de la civilisation en général vise

comme “processus particulier se déroulant au-dessus de l’humanité” irait


donc déjà de soi, avec ses exigences incontournables, en sorte que le divorce
avec son antonyme “le barbare” serait consommé. J.B. Pontalis, dans son
article sur “La permanence du malaise”, in Le temps de la réflexion, op. cit.,
p. 49-423, pose avec netteté le problème qui nous intrigue ici, quand il évoque
le relativisme culturel qui s’appuie sur Freud et valorise le “quant à soi”, et
surtout quand il s’interroge sur “l’opposition, finalement rassurante... entre
les forces pulsionnelles sauvages et les exigences civilisatrices...” p. 422.
31 “Désormais, écrit Freud, la signification de l’évolution de la civilisation cesse
à mon vis d’être obscure : elle doit nous montrer la lutte entre l’Eros et la
Mort, entre l’instinct de vie et l’instinct de destruction, telle qu’elle se déroule
dans l’espèce humaine. Cette lutte est, somme toute, le contenu essentiel de
la vie”. Malaise dans la civilisation, op. cit. Voir le commentaire de Paul
Ricœur dans Le conflit des interprétations, essais d’herméneutique, Paris,
Seuil, 1969, p. 129.
32 La civilisation, écrit encore Freud, domine donc la dangereuse ardeur
agressive de l’individu en affaiblissant celui-ci, en le désarmant, et en le
faisant surveiller par l’entremise d’une instance instaurée en lui-même, telle
une garnison placée dans une ville conquise”. Malaise dans la civilisation, op.
cit., pp. 58-59.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 39

essentiellement l’Occident. Brouillant les distinctions entre civilisation


et culture, encore courantes en son temps, comme dans toute la seconde
moitié du XIXe siècle sous l’influence de Hegel et de la Bildung, Freud
s’attache, bien entendu, aux investissements libidinaux à l’œuvre dans
toute société. Mais l’application du mode de développement de
l’individu à celui de la civilisation présuppose elle-même l’avènement
de l’individu comme tel, et la perte de ce qu’il appelle “l’ancienne
conception du monde”, dite “animisme”. C’est “l’âge primitif’, conçu
comme un monde originaire (“Urbild”), tout à fait comparable à une
enfance 33, mais déjà dépassé. On reconnait là le schéma évolutionniste
que Freud reprend des ethnologues de son temps et notamment de
Frazer. Dans son ouvrage Totem et Tabou, la barbarie est renvoyée à la
préhistoire de l’humanité, à l’époque de la horde sauvage, avant la loi
du père ; et la civilisation travaille à effacer, ou plutôt à déplacer les
traces du meurtre primordial perpétré contre le chef de la horde.
Freud a donc beau ne pas se laisser piéger par une tâche
d’Aufldàrung, ni par une vision “logocentrique”, il demeure encore le
témoin d’une vision de la civilisation débarrassée “des barbares”, et
enveloppée dans ses propres contradictions internes, à distance des
conflits avec les autres civilisations.
[27]
La problématique de la barbarie comme puissance de mort interne à
la civilisation se retrouve, avec encore plus d’éclat dans l’école de
Francfort pendant les années 1940. Le pessimisme exprimé par la
plupart des philosophes et sociologues de cette école, à l’exception sans
doute de Marcuse, n’est pas dû seulement à l’influence de Freud 34. On
serait plutôt en présence d’un espace commun de pensée qu’ils
partagent avec lui. Face à la prise de conscience des capacités
d’autodestruction de la civilisation, au lendemain de la première guerre
et en plein règne du nazisme et du stalinisme, une déception accrue vis-

33 Je reprends ici les remarques de Michel de Certeau, dans L’Ecriture de


l’histoire, op. cit., p. 302.
34 Dans son ouvrage sur l’Ecole de Francfort, L’imagination dialectique,
Histoire de l’Ecole de Francfort (1923-1950), (Paris, Payot, 1972), Martin Jay
parle de “l’effet dégrisant de l’influence freudienne ', U semble plutôt que la
prise de conscience de la crise de “la civilisation occidentale” a été
déterminante dans le pessimisme des théoriciens de l’Ecole de Francfort
(Horkheimer et Adorno en particulier).
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 40

à-vis des Lumières poussait les théoriciens de l’école de Francfort à


abandonner toute vision utopique de transformation radicale de la
société. En particulier, pour Horkheimer et Adorno, les horreurs de la
barbarie sont dans la logique de la pensée des Lumières 35. Une folle
quête de domination de la nature, tenue pour un ensemble d’objets, ainsi
se définit la rationalité formelle, purement instrumentale, propre à la
conception des Lumières qui constitue la base du développement de la
civilisation occidentale. Car le thème de la domination de la nature
devait finalement inclure l’homme lui-même. Dans cette perspective,
même la théorie marxiste rentrait dans l’héritage des Lumières.
Capitalisme d’État et État autoritaire ne sont plus des accidents dans
l’histoire de la civilisation occidentale ; ils appartiennent au processus
du “désenchantement du monde” (Entzauberung der Welt) décrit par
Max Weber comme irréversible. Cette critique radicale, sans appel, de
la civilisation occidentale, ne s’accompagne cependant d’aucune
nostalgie d’une identité, ou d’une réconciliation de l’homme avec la
nature. [28] Même les tentatives actuelles de retour à la nature font
partie de la tradition des Lumières. Mais dans ce mouvement, par lequel
la vieille opposition entre barbare et civilisé tombe dans
l’anachronisme, seul le stade actuel de la civilisation en Occident est
pris comme référence pour juger de toutes les civilisations. La
problématique des conflits entre diverses cultures ou civilisations
n’apparaît pas dans les préoccupations de l’école de Francfort.
C’est avec Marcel Mauss et surtout avec Lévi-Strauss que le couple
barbare/civilisé cesse d’être au fondement de l’anthropologie moderne.
Un bond se serait même accompli pour dégager la notion de civilisation
de son identification avec l’Occident. Chez Lévi-Strauss en effet,
l’opposition nature/culture, opérante dans toute société humaine, est un
paradigme qui autorise à parler désormais d’une multiplicité de
civilisations, les unes ni plus ni moins valables que les autres. Sur cette
base, la civilisation ne se comprend plus comme un ensemble de
techniques, de corps matériels, de formes mortes auxquels la culture,
conçue comme un être mystique, donnerait vie. Au regard de
l’ethnologie actuelle, la civilisation se confond avec la culture. Tout au
plus existe- t-il des sociétés complexes et des sociétés simples. Dans

35 Voir surtout les thèmes développés par Horkheimer, L’Eclipse de la raison,


Raison et conservation de soi, Paris, Payot, 1978, et par Th. Adorno (avec
Horkheimer), La Dialectique de la raison, Paris, Tr. Gallimard, 1974.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 41

tous les cas, les hiérarchies sont ruinées. Seule la diversité retient
l’attention, alors qu’il n’y a pas si longtemps la classification des
sociétés entre civilisés et sauvages ou barbares, ou encore, comme dans
l’œuvre de Lévy-Bruhl, entre mentalité prélogique et mentalité logique
ou scientifique, allait encore de soi. Certes, avec Lévi-Strauss,
l’anthropologie se reconnaît désormais vouée à “remettre l’homme
entier en cause dans chacun de ses exemples particuliers ” 36, mais la
victoire sur l’ethnocentrisme est loin d’être vraiment acquise.
[29]
On a pu reprocher à Lévi-Strauss de n’avoir pas su éviter dans son
œuvre le ré-emploi d’un certain nombre d’oppositions, comme sociétés
à écriture ou sans écriture, sociétés chaudes/froides, complexes/
élémentaires, à histoire ou sans histoire, etc. Comment l’ethnologue
pourrait-il inventer en effet un langage neuf, vierge, délavé de toute
contamination par la tradition qu’il rejette ? Il est clair que pour Lévi-
Strauss, si barbare il y a, il serait plutôt le civilisé. Le paradigme
barbare/civilisé continuera à être opérant de manière souterraine,
surtout dans les discours et pratiques qui prétendent éviter la question
centrale, mais escarpée, du respect de l’altérité des cultures et de l’unité
de la condition humaine, posée par l’anthropologie moderne. En transit
comme le nomade, le barbare donnerait plutôt lieu à un chassé-croisé,
chaque fois qu’on tente de l’éliminer. Là où on le capte comme un être
réel, il glisse dans l’imaginaire et vice versa. S’il se dissipe dans la
barbarie interne à la civilisation elle-même, il conserve intacte, au
même moment, sa position au-delà des frontières. Il n’existerait
finalement qu’un barbare à deux têtes.
Curieusement, du XVIe au XVIIIe siècle, la tâche de production du
barbare, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est déjà inaugurée,
alors que le mot civilisation n’est pas encore apparu. Il ne sera employé,
ainsi que certains auteurs le pensent, que vers 1760, dans un texte de
Mirabeau, mais déjà il dispose d’une force d’autocritique 37 qui rend

36 Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, II, Paris, Plon, 1973, p. 44.


37 J. Starobinski, dans son article sur “Le mot civilisation”, op. cit., cite le
manuscrit de Mirabeau, “L’Ami des femmes ou Traité de la Civilisation”
(1768), date vraisemblable) : “Si je demandais à la plupart en quoi faites-vous
consister la civilisation, on me répondrait, la civilisation d’un peuple est
l’adoucissement de ses mœurs, l’urbanité, la politesse... tout cela ne me
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 42

anachronique l’opposition tranchée entre barbares et civilisés. C’est de


cet anachronisme comme mouvement de [30] dénégation que nous
avons à rendre compte. Comment donc la barbarie a pu être rabattue sur
la civilisation elle-même, alors que pendant plus de deux siècles, on
voyait le Nouveau- Monde rempli de sauvages et de barbares ? Il nous
faut retrouver, au moins dans ses grandes lignes, le cheminement du
discours qui assignait au barbare sa place en dehors et au-dedans des
frontières de l’Occident.
Mais auparavant, qu’en est-il de ce paradigme archéologique
grec/barbare, invoqué la plupart du temps pour cerner la représentation
de “l’autre” en Occident ? Ne convient- il pas de reconnaître dans
l’opposition actuelle entre barbarie et civilisation une surdétermination
produite à la fois par le christianisme et les Lumières, dans la
confrontation de l’Occident avec le Nouveau Monde ?

L’imaginaire gréco-romain du barbare


et le Nouveau-Monde.

On sait tout d’abord que dans la Grèce archaïque, le mot barbare


n’est pas connu ; tout au plus, parle-t-on dans l’Odyssée des xeinoi ou
étrangers, et des allothroi ou gens d’autre langue.
Avec les guerres médiques, et donc avec la réalisation d’une unité
culturelle et politique plus ferme (l’oikouménè), l’opposition
grec/barbare vient connoter l’opposition grec/perse. Le barbare, c’est à
la fois celui qui ne parle pas grec et qui vit sous un régime despotique.
Ainsi les Perses, les Scythes et les Egyptiens. Mais dans les textes
d’Hérodote, il reste clair que les peuples non-grecs ou barbares
disposent d’une culture propre, et même qu’ils se caractérisent par leur
refus d’adopter les coutumes (ou nomoi) grecques. Si l’on peut parler
d’une vision ethnocentrique du barbare 38, en aucun [31] cas, elle ne se

représente que le masque de la vertu et non son visage...”. Ainsi, souligne


Starobinski, “Le mot civilisation, sitôt écrit, est donc considéré comme
pouvant faire l’objet d’un malentendu”, p. 20.
38 Sur cette vision grecque et ethnocentrique (non encore raciste) du Barbare,
voir Christian Delacampagne, L’invention du racisme, Antiquité et Moyen-
Age, Paris, Fayard, 1983, pp. 187-205.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 43

laisse confondre avec le mépris systématique des cultures et religions


des Indiens et des Noirs, qui se développe en Occident, plus tard, à
partir du XVIe siècle, et surtout au XIXe siècle, sous la forme du racisme
avec de prétendues bases scientifiques. François Hartog montre
justement avec précision comment le Scythe sauvage habitant le désert
(la terre d’érémis), et les confins du monde (la terre d’eschatia) 39,
toujours solitaire et nomade, demeure inscrit dans une “rhétorique de
l’altérité”. En effet, Hérodote n’entend point voir dans les Scythes “les
Grecs d’autrefois”, ni faire d’eux “le modèle d’une quelconque vie
selon la nature qu’il faudrait imiter” 40. Sous ce rapport, la comparaison
des Histoires d’Hérodote avec les récits de Jean de Léry sur les
Tupinamba 41 est révélatrice de la différence de régime sous lequel sont
appréhendés les Barbares chez les Grecs du Ve siècle avant J. C. et chez
les Européens du XVIe siècle. Alors que Jean de Léry donne une leçon
d’écriture aux Tupinamba et entreprend une tâche de traduction de leur
langue en français, Hérodote, lui, ne voit aucun lien entre barbarie et
oralité. Perses et Egyptiens connaissent déjà l’écriture. C’est que pour
les Grecs du Ve siècle avant J.C., il pouvait encore exister des sagesses
barbares 42. Le cas d’Anacharsis, sage Scythe promené comme un
modèle à travers l’Oikouménè, témoigne chez les Grecs d’un désir de
porter au moins un soupçon sur leur propre culture 43. Pour que
l’opposition entre barbarie et civilisation finisse par s’établir de
manière décisive, il a fallu sans doute attendre l’approfondissement par
le christianisme du Moyen- Age de tout le matériel d’énoncés légués
par l’Antiquité classique [32] sur le barbare, la femme, l’esclave, mais
surtout la vaste expérience en Occident des Croisades, de
l’antisémitisme et de l’Inquisition.
Dès le XVIe siècle en effet, la nouvelle thématique de la barbarie se
met en place malgré les incertitudes et les hésitations. Les Portugais et
les Espagnols emploient comme grille d’interprétation des mœurs des

39 F. Hartog, Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris,


Gallimard, 1980, Ch. I, “Où est la Scythie ?” p. 31.
40 Ibid., p. 371.
41 Ibid, p. 250.
42 Cf. Arnaldo Nomigliano, Sagesses barbares, les limites de l’hellénisation,
Paris, Tr. Maspéro, 1979.
43 Cf. François Hartog, “Le passé revisité. Trois regards grecs sur la
civilisation”, in Le temps de la réflexion, op. cit., pp. 161-179.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 44

Indiens du Nouveau Monde l’ensemble des représentations qui


circulaient dans l’Antiquité gréco-romaine (chez Aristote, Pline,
Hérodote et déjà Homère) sur les “monstres”, les hommes “sauvages”
à tête de chien, à une seule jambe, à un seul œil ou aux pieds de chèvre,
bref sur tous ces êtres multiformes qui se situent sur le triple registre de
l’humanité, de l’animalité et de la divinité. Ainsi par exemple, les
notations de Pline dans son Histoire naturelle, citant Ctésias sur les
Pygmées, les hommes à queue de chien, les hommes cynocéphales, les
Monopodes, sont systématiquement appliquées aux Indiens, puisque ce
sont les Indes elles-mêmes que Ctésias était censé décrire. La critique
de cette vision de l’Indien par le voyageur André Thévet (1558) ou par
Duplessis-Mornay (1581) ne fait que souligner combien elle était
répandue au XVIe siècle 44. Du reste, Thévet lui-même devait
reconnaître que “les monstres” existaient bel et bien, non pas aux Indes
occidentales, mais en Afrique. De son côté, Christophe Colomb pensait
que les habitants du Cibao “naissent tous avec une queue”. Diego
Velasquez, gouverneur.de Cuba à la même époque, croit qu’il existe
chez les Aztèques des “hommes à tête de chien”.
À la vérité, ces représentations continuaient à faire leur chemin
jusque vers la fin du XVIIe siècle, puisque le Père Jean-Baptiste
Dutertre se croit obligé, en 1666, d’apporter [33] des rectifications aux
idées en vigueur sur les Sauvages en général. “À ce seul mot de
Sauvage, écrit-il, la plupart du monde se figure dans leurs esprits une
sorte d’hommes barbares, cruels, inhumains, sans raison, contrefaits,
grands comme des géants, velus comme des ours : enfin plutôt des
monstres que des hommes raisonnables... ” 45.
Mais auparavant, ces êtres multiformes avaient été transformés en
démons pendant le Moyen Age. La Cité de Dieu de saint Augustin avait
en effet contribué à renforcer la croyance en l’existence de ces êtres,
tous créés par Dieu et provenant de la même souche (monogéniste)

44 Franck Tinland, dans L’Homme sauvage. Homo Ferus et Homo Sylvestris. De


l’animal à l’homme, Paris, Payot, 1968, rappelle l’importance de ces
représentations de l’antiquité gréco-romaine chez les premiers
conquistadores. Bien entendu, 1a thématique du “monstre” recoupe celle du
cannibale.
45 J.B. Dutertre, Histoire générale des Antilles..., 1666, T. II, Traité VII, p. 356.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 45

d’Adam 46. De la sorte Faunes, Pans, Sylvains, Aegipans, Silènes,


Centaures, Pygmées, Cyclopes de la mythologie hellénique se joignent
aux Succubes et Incubes dont parlait saint Augustin et que l’Inquisition
plaçait en compagnie des sorciers et sorcières, pour peupler le
Nouveau-Monde des Conquistadores. Le procès de barbarisation de
l’Indien s’inaugure donc avec la déportation au Nouveau-Monde de la
démonologie médiévale. Idolâtre et proche de l’animal, donc monstre
ou barbare, “l’homme sauvage”, comme on appelle alors l’Indien,
gardera encore quelque temps un aspect fascinant : il sait suivre ses
désirs et il vit selon la nature dans la simplicité. Mais très vite, il sera
reconnu comme un être dégradé, corrompu et déchu, qui a besoin de
l’Occident pour réaliser son salut.
C’est également à partir du XVIe siècle et surtout du XVIIe siècle
que l’on assiste à la réactivation des connotations péjoratives, héritées
de l’Antiquité, du mot barbare sur l’Afrique dite précisément
barbaresque. Dans son enquête minutieuse sur la lexicographie et la
sémantique du mot barbarie, Guy Turbet-Delof évoque d’abord les
hésitations et les incertitudes du XVI e siècle : Barbare avait encore le
sens [34] géographique d’habitant de “La Barbarie”, c’est-à-dire tantôt
la Tunisie, le Maroc, l’Algérie ou la Tripolitaine, ou le sens de
“populations berbères... ou arabes (nomades donc, dans ce dernier cas),
par opposition aux habitants des villes, Maures, Juifs, Turcs” 47. Mais
un glissement sémantique s’opère au XVIIe siècle vers la définition des
barbares comme peuples brutaux, cruels, sauvages et infidèles. De là
prend naissance une vaste littérature autour des représentations d’une
“Barbarie” où les habitants sont “à l’école de Satan” 48 et nouent des
pactes secrets avec lui, ou vivent en compagnie des monstres de toutes
sortes, produits de l’accouplement de différentes espèces, ou encore
“comme des démons, ne font autre profession que de tourmenter le
Christ”, et deviennent “abominables en leur lubricité” par leur
polygamie et leurs “amours bâtardes” 49. Autant de clichés durables,

46 Saint Augustin, Cité de Dieu, XV-23, XVI-8, voir aussi les remarques de F.
Tinland sur les célèbres visions de saint Antoine, L’homme sauvage, op. cit.,
p. 37.
47 Cf. Guy Turbet-Delof, L'Afrique barbaresque dans la littérature française
aux XVIe et XVIIe siècles, Genève, Librairie Droz, 1973, p. 29.
48 Ibid., p. 75.
49 Ibid., p. 73 et p. 93.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 46

largement répandus dans la littérature française, dans les récits de


voyage et l’historiographie du XVIIe siècle, et qui devront peu à peu
conduire l’Occident à l’acceptabilité du colonialisme civilisateur.
Comme pour le Nouveau-Monde, tout l’imaginaire gréco-romain du
barbare et les stéréotypes du Moyen-Age sont mobilisés autour de
l’Afrique barbaresque, en sorte que la vision du sauvage peu fascinant
se confonde de plus en plus avec celle du “barbare” tout court. Le
Discours sur l’histoire universelle de Bossuet, achèvera de fixer la
figure du Barbare, telle que nous la connaissons aujourd’hui, en dépit
des métamorphoses les plus ambiguës et les plus contradictoires qu’elle
subira par la suite dans la littérature comme dans la politique du XVIIIe
siècle à nos jours. Ce qu’en effet Bossuet réussit à imposer, c’est la
pensée d’un centre de l’histoire qui désormais prend naissance, non pas
dans la Rédemption [35] ou dans la communauté chrétienne primitive
mais dans la rencontre du christianisme avec les Barbares sous l’Empire
romain. “Le glaive des Barbares ne pardonne qu’aux chrétiens, déclare-
t-il ; une autre Rome toute chrétienne sort des cendres de la première ;
et c’est seulement après l’inondation des Barbares que s’achève la
victoire de Jésus-Christ sur les dieux romains” 50.
Il ne s’agit pas là d’une réflexion philosophique et théologique
abstraite sur la nature humaine, mais à proprement parler d’une
philosophie politique, dans laquelle le providentialisme qu’on a tant
critiqué, joue plutôt un rôle secondaire 51. La Rome impériale, devenue
chrétienne, Bossuet la célèbre afin d’établir non pas la puissance de
l’Église, mais celle de l’État moderne : “Rome, devenue la proie des
Barbares, a conservé par la religion son ancienne majesté. Les nations
qui ont envahi l’empire romain, ont appris peu à peu la piété chrétienne
qui a adouci leur barbarie” 52. Entre les Barbares et le Christianisme,
s’interpose donc l’État moderne qui, lui, recueille l’héritage de
“l’imperium”, l’achève et le conduit à sa plus haute perfection.
Restauration d’une sainte Alliance ou défense de l’autorité spirituelle
de l’Église ? Bossuet, lecteur de Machiavel et de Hobbes, entend plutôt

50 Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, 1681, in Œuvres complètes,


Paris, Gallimard, 1961, p. 263.
51 Voir les analyses de Georges Benrekassa, La politique et sa mémoire. Le
politique et l’historique dans la pensée des Lumières, Paris, Payot, 1983, p.
286-287.
52 Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, op. cit., p. 263.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 47

fonder le droit divin du pouvoir politique, seul représentant et seul


garant désormais de la raison. Hors de l’État, c’est la chute dans
l’univers des passions et des dissensions, de l’instabilité et de la
déraison, toutes choses qui définissent les traits du barbare. Mais le
barbare en question, dans l’œuvre de Bossuet, n’est pas un être figé, ni
enfermé dans sa barbarie. Son procès de débarbarisation inaugure la
marche de l’histoire [36] universelle. À la limite, il se confond avec
l’histoire elle- même et l’historicité de l’homme. Le geste des Barbares
qui, par la piété chrétienne abandonnent les dieux romains, source de
leur barbarie, est conçu comme un modèle d’évolution pour toute
société humaine. Le polythéisme païen représentait pour Bossuet, dans
le droit fil des arguments de saint Augustin 53, la dégradation de la
religion et des mœurs, l’égarement du peuple dans le monde obscur des
vices et des passions. Aussi le triomphe du christianisme sur les
barbares est-il celui de la lumière et de la vérité.
Au moment où les premières recherches d’anthropologie se
développent au XVIIIe siècle avec les Lumières, peut- on dire qu’une
rupture s’instaure avec la notion de barbarie en vogue à l’âge
classique ? Il semble tout d’abord que seuls les récits de voyages aux
XVIe et XVIIe siècles opèrent le lien entre sauvages et barbares, la
réflexion se bornant encore à ce que Gusdorf appelle “l’introspection
morale”, soit à la quête d’un fondement au pouvoir de l’État. Désormais
au XVIIIe siècle, la documentation sur les peuples “sauvages” est
soumise à l’examen, pour permettre l’élaboration d’une anthropologie
positive qui mette en relief l’unité de l’ensemble humain. Le barbare
apparaît alors peu à peu comme un imaginaire à partir duquel l’homme
comme tel se détache. Sauvages ou barbares sont les témoins d’un état
primitif naturel de l’homme, mais un état déjà surmonté dans l’ordre de
la civilisation. Ce qui importe, ce ne sera pas d’abord l’opposition pure
et simple entre barbarie et civilisation. Bien plus centrale semble être
l’opposition entre la civilisation comme [37] un idéal commandé par le

53 G. Gusdorf, dans Dieu, la nature, l’homme au siècle des Lumières, Payot,


1972, pp. 112-115, “L’interprétation d’Augustin (des cultes païens comme
aberration du culte en esprit et en vérité) se maintiendra dans la tradition
chrétienne, assurant le raccord entre l’histoire de l’Église et l’histoire du
paganisme ; c’est cette interprétation que reprend à son tour Bossuet, lorsqu’il
présente le devenir de la vérité dans le développement des sociétés humaines”,
p. 116.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 48

développement de la raison, et la civilisation comme un état déjà évolué


d’une société humaine. Sous ce rapport, les sociétés sauvages ou
barbares ne se donnent jamais que comme un reste, un résidu : une
survivance bonne à penser, précisément parce que sur elle repose la
définition par contraste de l’humanité de l’homme. Autrement dit,
l’anthropologie des Lumières devra constamment procéder par la
barbarisation du barbare, ou si l’on veut, par l’imaginaire d’une
barbarie originelle qu’évoquent les sauvages actuels, et auquel ils
donnent consistance 54.
Tout le monde s’accorde pour reconnaître que cette vision du
développement de l’histoire ne s’oppose qu’en apparence à
l’interprétation théologique dominante encore au XVIIe siècle. Dans le
débat entre civilisation et barbarie au XVIII e siècle, la religion
continuait à occuper une place centrale. Ainsi par exemple chez
Voltaire, le polythéisme demeure encore le signe évident d’un état de
barbarie, source d’erreur “dans des hommes ignorants” 55. Pour lui,
seuls les sages et les philosophes détenaient les lumières aptes à
conduire “la populace” encore superstitieuse sur les voies de la
civilisation. La religion, quelle qu’elle soit, devait servir de frein aux
passions humaines, au déchaînement des vices dans “la populace” 56.
La critique acerbe que fait Voltaire du christianisme médiéval
comme “une espèce de barbarie” 57 plus grave que celle des Hérules,
Vandales et Huns, n’implique pas l’abandon de la notion de barbarie,
telle qu’elle a été développée [38] aux XVIe et XVIIe siècles dans les
récits de voyages. L’européocentrisme est fermement maintenu car la
civilisation européenne a beau être barbare, elle représente encore un

54 E. Benveniste, “Civilisation. Contribution à l’histoire du mot”, dans


Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, pp. 340-341 :
“De la barbarie originelle à la condition présente de l’homme en société, on
découvrait une gradation universelle, un lent procès d’éducation et
d’affinement, pour tout dire un progrès constant dans l’ordre de ce que la
civilité, terme statique, ne suffisait plus à exprimer et qu’il fallait bien appeler
la civilisation, pour en définir le sens et la continuité”.
55 Voltaire, Dictionnaire philosophique (1764), Ed. Garnier Frères, 1987, p.
244.
56 Ibid., p. 459.
57 En particulier dans son Essai sur les Mœurs (1756), Ed. Garnier, 1967.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 49

stade plus avancé que celui des “barbares anthropophages” 58 que sont
les sauvages de l’Amérique. Ils “ne connaissent rien”, et en cela doivent
être situés sans doute à la même enseigne que la féodalité. Leur
ignorance conduit au despotisme et à la tyrannie, comme dans la
féodalité. En outre, leur décadence et leur dégradation dues au contact
avec les Conquistadores demeurent sans appel. Aujourd’hui les
Sauvages ne disposent en eux-mêmes d’aucun ressort pour s’échapper
de la barbarie. Privés des Lumières — que les philosophes, seuls “au-
dessus du peuple” peuvent diffuser — les Sauvages peuvent encore être
maintenus dans la religion. Dans tous les cas, celle-ci a la vertu
d’adoucir les mœurs.
On peut dire que pour l’essentiel, le même imaginaire de la barbarie
se retrouve chez presque tous les philosophes du XVIII e siècle. Même
chez Montesquieu, qui reste critique vis-à-vis de l’élitisme 59 de
Voltaire, non seulement les sauvages ont définitivement perdu leur
innocence, mais surtout ils n’ont pas de projet conscient qui est l’une
des caractéristiques des Lumières.
Un peu plus tard, le langage révolutionnaire se distinguera par un
emploi massif des énoncés sur la barbarie qui parcourent les œuvres
philosophiques et anthropologiques du XVIIIe siècle. On voit remonter,
comme le décrit remarquablement B. Backzo à propos du “complot
vandale” 60, toute la vieille thématique du barbare : ignorant, despote,
[39] assoiffé de sang, menaçant pour la civilisation et ses symboles que
sont les arts, les lettres et les monuments, cannibale, “anthropophage de
la culture” 61, faisant irruption dans les villes. Ainsi donc, “paysans
grossiers”, illettrés, canaille, bas- fond de la société, populace se situent

58 Dictionnaire philosophique, op. cit., p. 459.


59 Sur les rapports entre Voltaire et Montesquieu autour du problème de “la
dictature des lettrés”, voir les interrogations soulevées par Georges
Benrekassa, dans "Le concentrique et l’excentrique : Marge des Lumières", Payot,
1980, p. 69-79. Et sur le thème même de la barbarie au XVIIIe siècle, on peut
se reporter aux travaux de Bronislaw Baczko, Lumières de l’utopie, Payot,
1978, et surtout de Michèle Duchet, Anthropologie et Histoire au siècle des
Lumières, Paris, Maspero, 1971, qui aborde plus directement les problèmes
que nous soulevons dans cette enquête.
60 B. Baczko, “Le Complot Vandale", in Le Temps de la Réflexion, op. cit., pp.
194-242.
61 Ibid., p. 228.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 50

bien dans le discours contre la terreur, à l’intérieur même de l’Europe,


comme un reste non encore disparu de la barbarie qui appartient aux
peuples sauvages 62 et aux Huns et Vandales.

2. Le génie du christianisme
ou le barbare enchanté.

Retour à la table des matières

L’anthropologie moderne, renouant avec la problématique de


Rousseau, s’est efforcée de se débarrasser, mais sans vraiment y
parvenir, de l’opposition tranchée que le XVIII e siècle concevait entre
civilisation et barbarie. C’est qu’elle a la vie dure, et tout indique que
l’anthropologie a encore un long chemin à parcourir pour une rupture
véritable avec la philosophie des Lumières. Car au XIXe siècle, le thème
de la barbarie est redéployé avec encore plus d’éclat, en particulier dans
le Génie du Christianisme de Chateaubriand. On se bornera à rappeler
comment l’anthropologie qui mobilise tant de chercheurs au XIXe
siècle reste aux prises avec la même problématique du “barbare” telle
qu’elle se déploie dans l’œuvre de Chateaubriand. Celle-ci opère en
effet la conjonction entre les Lumières et le Christianisme, en nous
proposant le barbare non plus comme un point de départ, un socle sur
lequel se détache l’humanité en son stade actuel en Occident, mais
comme le vrai paradigme de l’humanité de l’homme. Dans cette
perspective, la représentation du barbare ne le concerne plus comme
telle. Son être tout entier, [40] pourrait-on dire, est pure annonce et
célébration de la civilisation. Contrairement à toutes les apparences, le
débat ouvert par le Génie du Christianisme ne porte pas sur le
christianisme, encore moins sur le paganisme. Chateaubriand, obsédé
par l’empire romain, non moins que Bossuet, entend sauver
essentiellement la supériorité de la civilisation occidentale, la pointe la
plus avancée de l’histoire humaine, et dans laquelle se donne à lire tout
le destin de l’humanité. “Sans le christianisme, écrit-il, le naufrage de
la société et des Lumières eût été total”. Ou encore : “Le Christianisme

62 “Nous sommes descendus, s’écrie Robespierre, à ce degré d’avilissement,


d’adopter les folies les plus misérables des peuples les moins policés”, cité
par Baczko, ibid, p. 234.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 51

a sauvé la société d’une destruction totale en convertissant les barbares


et en recueillant les débris de la civilisation des arts, de même il eût
sauvé le monde romain de sa propre corruption...” 63.
Perspective essentiellement pragmatique, s’il en est. Contenir les
Barbares, c’est-à-dire mettre fin à l’infanticide, l’absence de loi de
mariage, l’anarchie, le despotisme, l’esclavage, l’ignorance, n’est pas
la preuve que le Christianisme dispose d’une vérité transcendante à
l’histoire et aux cultures, ou est animé d’une puissance divine. Le geste
du Christianisme vis-à-vis des Barbares inaugure plutôt l’histoire réelle
de la Civilisation. Mais d’où viendrait donc encore la puissance
d’attraction et de fascination du Barbare ? À la vérité, à peine évoquée,
l’altérité du barbare est déniée : “Les Barbares qui entraient dans
l’empire romain étaient déjà à demi chrétiens” 64.
La figure du barbare ne se laisse ainsi jamais qu’entrevoir : comme
objet imaginaire. Mais, avec Chateaubriand, le barbare a franchi un
nouveau pas : il n’est pas seulement bon à penser comme il l’était au
temps des Lumières : il entraîne le désir de s’identifier à lui : “Je vais,
moi, Barbare [41] des Gaules, parmi les ruines de Rome”. C’est que le
barbare est dépositaire d’une vérité et d’un sens perdus et oubliés par le
monde moderne : “Heureux jusqu’au fond de l’âme, on ne découvre
point sur le front de l’Indien comme sur le nôtre une expression inquiète
et agitée” 65. Il faut donc se résoudre à explorer le Nouveau-Monde
conquis par l’Occident et les missions chrétiennes, pour y entendre de
nouveau le message du Barbare ; un message identique à celui des
Barbares de l’Empire romain. Dans le Barbare déjà à demi chrétien,
donc adouci, se cache le sens réel de la civilisation actuelle, portée à
l’oubli de ses sources et donc sujette à des convulsions sociales et
politiques et à des angoisses. “Il me semble qu’on n’a qu’un désir en
lisant cette histoire — (celle des sauvages devenus chrétiens) —, c’est
celui de passer les mers, et d’aller loin des troubles et des révolutions,
chercher une vie obscure dans les cabanes de ces Sauvages et un
paisible tombeau sous les palmiers de leurs cimetières” 66. Aux troubles

63 Chateaubriand, Le Génie du christianisme, Ed. Garnier-Flammarion, 1966,


T.II, p. 248.
64 Ibid., p. 247.
65 Ibid., p. 192.
66 Ibid., p. 159.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 52

et aux révolutions qui agitent l’Europe, s’oppose la soumission


exemplaire des Sauvages : “Cet esprit de cruauté et de vengeance, cet
abandon aux vices les plus grossiers, qui caractérisent les hordes
indiennes, s’étaient transformés en un esprit de douceur, de patience et
de chasteté”. Et plus loin : “Chez ces Sauvages chrétiens, on ne voyait
ni procès ni querelles...” 67. Voilà donc les Sauvages offerts en modèles
au monde civilisé.
On le voit, le Sauvage n’est bon que sous sa face de converti, il ne
mérite d’être connu que civilisé, qu’une fois son étrangeté ou son
altérité dissoute. Le Sauvage chrétien, donc débarbarisé, fournit la
preuve de l’universalité de la civilisation occidentale. Un nouveau
monde d’ordre, de paix et de soumission, telle est la révélation que nous
apportent les [42] missions chrétiennes. Mais, en contrepoint, elles nous
donnent à imaginer l’autre face dégradée de la nature humaine dans
celle du Sauvage non encore apprivoisé et conquis. Avant sa conversion
au Christianisme, le Sauvage Indien est pauvre, ignorant, querelleur :
“Race indolente, stupide et féroce, elle montrait dans toute sa laideur
l’homme primitif dégradé par sa chute. Rien ne prouve davantage la
dégénération de la nature humaine, que la petitesse du Sauvage dans la
grandeur du désert” 68. Le thème du désert, récurrent à travers tout le
livre sur les missions chrétiennes, présente l’espace du Sauvage Indien
comme un espace vierge, dépourvu de toute trace de la domination de
l’homme, et donc de toute présence humaine. Forêts profondes, marais
impraticables, rochers escarpés, fleuves dangereux, antres et
précipices : un espace propre au Sauvage. Le symptôme aussi de la plus
grande proximité avec “serpents” et bêtes féroces” : “Ces nations
indiennes qui vivaient comme des oiseaux sur les branches des arbres”,
ce sont des “hordes errantes”, “des hordes barbares” (p. 151).
L’évocation de leur cannibalisme ne peut plus être qu’une redondance
par rapport aux stéréotypes du désert et de l’errance. Les premiers
missionnaires devaient s’attendre à être “massacrés et dévorés par les
Sauvages” 69.
Cette corruption des Sauvages n’a pas d’autre source que le
polythéisme qui achève de faire d’eux “un immense troupeau

67 Ibid., p. 158.
68 Ibid., p. 150.
69 Ibid., p. 1.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 53

d’esclaves” : “Le polythéisme, religion imparfaite de toutes les


manières, pouvait donc convenir à cet état imparfait de la société, parce
que chaque maître était une espèce de magistrat absolu, dont le
despotisme terrible contenait l’esclave dans le devoir, et suppléait par
des fers à ce qui manquait à la force morale religieuse : le paganisme,
n’ayant pas assez d’excellence pour rendre le pauvre vertueux, était
obligé [43] de le laisser comme un malfaiteur” 70. Comme guérison de
la barbarie du Sauvage, Le Génie du Christianisme apparaît sur un triple
registre. Celui des Lumières qu’il diffuse : il est une religion de lettrés
qui délivre le Sauvage de l’ignorance : “Le polythéisme n’était point,
comme le Christianisme une espèce de religion lettrée 71. Celui de la
soumission à l’ordre : “l’anarchie populaire et le despotisme : voilà les
maux auxquels le Christianisme apportait un remède certain”. Ou
encore : “détruisez le culte évangélique, et il vous faudra dans chaque
village une police, des prisons et des bourreaux”. Enfin celui des
mœurs : lutte contre l’infanticide, la dissolution du lien du mariage “le
premier lien social”, lutte contre l’errance “pour la vie en société” et
donc appel à l’abandon du cannibalisme : “nos pères étaient des
barbares à qui le Christianisme était obligé d’enseigner jusqu’à l’art de
se nourrir” 72. L’interrogation sur l’identité réelle du Christianisme se
mue en interrogation sur la civilisation comme telle, tâche à laquelle se
sont vouées les missions chrétiennes, “véritable ressource... pour les
arts, les sciences et le commerce”. La colonisation n’est pas justifiée
comme un bénéfice secondaire que la France tirerait de l’œuvre
missionnaire. Dans la conversion des Sauvages au Christianisme, se
fortifie le génie de la civilisation (occidentale) française : “C’est à ces
mêmes missionnaires que nous devons l’amour que les Sauvages
portent encore au nom français dans les forêts de l’Amérique” 73. Pour
reprendre confiance en soi, il n’est plus que d’aller outre-mer, dans les
forêts de l’Amérique où l’on voit [44] le Sauvage déjà médusé devant

70 Ibid., p. 252. Benjamin Constant, dans son ouvrage De la religion, Paris 1824-
1831, est encore plus net sur le polythéisme : “Ainsi nous sommes, écrit-il,
proportion gardée, peut-être aussi corrompus que les Romains du temps de
Dioclétien ; mais notre corruption est moins révoltante, nos mœurs plus
douces, nos vices plus voilés, parce qu’il y a de moins le polythéisme devenu
licencieux, et l’esclavage toujours horrible”, pp. XLI-XLII.
71 Génie du christianisme, op. cit., T.II, pp. 242-253.
72 Ibid., p. 219.
73 Ibid., p. 138 et p. 139.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 54

le regard du missionnaire : “les hordes barbares... le fuyaient comme un


enchanteur, se sentaient saisies d’une immense frayeur”. Sa voix les
attire “comme un aimant secret” et les néophytes...” chantent pour
attirer dans les rets de l’oiseleur les oiseaux sauvages. Les Indiens ne
manquèrent point de venir se prendre au doux piège. Ils descendaient
de la montagne... plusieurs d’entre eux se jetaient dans les ondes, et
suivaient à la nage la nacelle enchantée” 74. Même dans son
polythéisme qui devait définitivement le condamner, le barbare a des
ressources de séduction. C’est que le polythéisme a été la conséquence
de la dégradation des croyances originaires — universelles — en un
seul Dieu. La hâte avec laquelle l’Indien embrasse le Christianisme
atteste une réminiscence : le monothéisme perdu brûle encore sous ses
ruines. Plus tard, le Père W. Schmidt le redécouvrira dans la pureté
d’une culture originelle (Urkultur), mais pour le voir aussitôt promis à
la plus grande déchéance : celle des récits mythiques, de la magie et des
cultes polythéistes et démoniaques. Le Barbare n’apparaît donc jamais
que comme une lacune, vite occupée par le civilisé.
Dans l’enchantement du barbare : finalement celui de
Chateaubriand lui-même, “barbare civilisé”. C’est pour cela que la
représentation du barbare dans l’œuvre de Chateaubriand a quelque
chose d’exemplaire. Pour une fois, le barbare se donne dans sa nudité,
c’est-à-dire orné, auréolé de tous les fantasmes de la civilisation :
l’écriture comme opposition à l’oralité, abîme d’ignorance où gît le
sauvage, le Christianisme comme négation du polythéisme, source de
despotisme et de cannibalisme, le progrès ou la transformation de la
nature en opposition à la paresse du Sauvage. La puissance de réalité
du barbare est ici son exhaussement comme objet imaginaire.
[45]
On a dit qu’avec le Génie du Christianisme, “rien ne fut plus comme
avant”, et que Chateaubriand a légué à toute la génération de
romantiques du XIXe siècle “des idées, des thèmes, un clavier” 75. De
même, on a souligné son influence considérable sur les théologiens, les
prédicateurs et les missionnaires.

74 Ibid., p. 151.
75 Pierre Reboul, “Introduction” au Génie du christianisme, T.I, op. cit., p. 13.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 55

Ce n’est pas ce qui nous importe ici. Nous cherchons plutôt à saisir
le nouvel espace mental en Occident, dans son rapport aux autres
peuples, que Le Génie du Christianisme présuppose. En 1800, soit deux
ans avant sa parution, naît la Société des observateurs de l’Homme, qui
se fixe pour objet l’étude des enfants, des sourds-muets, des aliénés et
des peuples dits non-civilisés. L’anthropologie sort alors de ses langes
et prétend aborder de face les Sauvages, en dehors des préjugés
théologiques ou philosophiques. De nouvelles sociétés d’anthropologie
ou d’ethnologie se multiplient en France comme en Allemagne. Le
Sauvage retient l’intérêt, comme un être doué de raison, mais d’une
raison encore dans l’enfance. On peut lui reconnaître désormais une
culture : la culture primitive adaptée à son état. Et tout ce qui paraissait
jusqu’ici irrationnel (polygamie, absence d’État, cannibalisme, magie)
s’explique scientifiquement : des lois président au développement des
civilisations, du stade primitif au plus évolué. Des chaires de
mythologies comparées, ou de religions comparées qui se fondent
durant la 2e moitié du XIXe siècle resteront toutes portées par une
même volonté de protéger la civilisation (occidentale) fondée sur la
raison, la science et la technique, de la contamination barbare que
constituent les mythologies des sociétés anciennes et sauvages, où l’on
assiste au débordement d’une imagination infantile, grossière et
absurde. Suivant de très près les théologiens, les anthropologues ont dû
même tracer une ligne de démarcation [46] entre la mythologie grecque
et celle des Sauvages récemment découverte au Nouveau-Monde. Elles
ont beau parler le même langage, elles ne se confondent pas pour
autant : les Grecs sont les témoins du passage à la philosophie, la raison
et la science, à ce titre leur mythologie choque moins ; leur scandale est
désamorcé. Quant aux mythologies des Sauvages, elles doivent être
dénoncées sans appel, assignées à la stricte condition de survivances,
venues d’un âge dépassé par l’humanité, et d’une langue encore toute
primitive 76. Mais la figure du Sauvage comme tel n’exerce déjà plus
de séduction à la fin du XIXe siècle. Ce sont ses mythologies
irrationnelles, ses religions en voie de dégradation, ses pratiques
immorales ou à tout le moins bizarres (cannibalisme, magie et
sorcellerie, polygamie, etc.) qui deviennent objet de curiosité

76 Marcel Detienne, L’Invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981, p. 27.


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 56

scientifique. Sans doute assistons-nous déjà à la fin des barbares avec


les sciences comparées des mythologies et des religions.
À vrai dire, dès le XVIIIe siècle, en Allemagne, le mot civilisation
recèle en lui-même sa propre force d’autocritique. Le concept de
Bildung développé par Humboldt, s’imposait déjà comme la réalisation
de ce qu’il y a de plus élevé dans une culture donnée, en sorte que la
civilisation apparaît comme un ensemble de techniques et de formes
mortes auxquelles l’esprit (qu’est la culture) donne sens et vitalité. Dans
le devenir de l’esprit, tel que Hegel l’a exposé plus tard, la Bildung
apparaît comme une longue tâche pédagogique de renoncement à la
particularité pour entrer dans l’élément de l’universalité. Les degrés du
développement de la Raison se laissent parcourir à travers les figures
successives de la Culture. La Bildung chez Hegel doit être entendue
comme un phénomène de civilisation 77. Il faudrait préciser que ce
phénomène [47] se présente désormais loin de toute péjoration
systématique des cultures non-occidentales — il est vrai que l’on
retrouve dans son œuvre une véritable somme des énoncés racistes déjà
diffusés en Europe sur les Noirs et les Juifs, mais le problème central 78
est que chaque figure historique de culture ne représente qu’un moment
dans le devenir de l’Esprit. L’altérité n’est pas pour autant entrée en
obsolescence. Elle est posée et intégrée à l’avance. La Bildung est
toujours une sortie de soi vers la rencontre de l’autre, mais en vue de
dévoiler et de raffermir une identité originaire. L’autre, alors, n’est rien
qu’un chemin de passage incontournable vers le soi. Or pour Hegel,
c’est dans l’Antiquité grecque qu’on assiste au véritable point de départ
vers la réalisation de l’essence universelle de l’esprit. Sur cette base, les
cultures dites sauvages ou primitives, découvertes au XVI e siècle,
tombent dans l’anachronisme. On le voit bien, les sciences humaines
actuelles auront beau vouloir se tenir le plus loin possible de la
philosophie hégélienne, la problématique du devenir de la Raison,
aboutissement logique des Lumières, peut encore s’infiltrer
subrepticement dans le regard porté sur les cultures non-occidentales.

77 G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, tr. J. Hyppolite, Aubier, 1941,


p. 164, note 28, et surtout le T.II, p. 54.
78 Léon Poliakov, les relève dans la Causalité diabolique. Essai sur
l'origine des persécutions, Calmann-Lévy, 1980, p. 201.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 57

Plus lisible dans les philosophies de l’histoire produites à la fin du


XIXe siècle, la même conception hégélienne de la civilisation n’est pas
moins présente dans les grandes synthèses sur les religions ou les
mythologies comparées, et dans toutes les recherches anthropologiques
dominées par 1 évolutionnisme. Qu’on puisse classer et hiérarchiser les
cultures en fonction du degré de l’évolution de la technique (Morgan),
ou en fonction de dispositions congénitales-raciales (Quatrefages,
Blummenbach), dans tous les cas, la “civilisation” occidentale est tenue
pour un point d’aboutissement [48] face auquel les autres cultures n’ont
plus qu’une existence en sursis.
La critique de l’évolution entreprise en Angleterre par Malinowski
et aux États-Unis par Boas ouvrait sans doute à l’anthropologie des
possibilités nouvelles de rejet des préjugés de supériorité raciale et
culturelle. Mais les sources et les mécanismes de l’idéologie coloniale
ou néo-coloniale restaient souvent en dehors de leurs préoccupations :
l’évolutionnisme est rejeté d’abord parce qu’il n’est d’aucun secours
pour les Occidentaux dans l’explication des pratiques culturelles de
“primitifs”. On sait cependant que certaines tendances de
l’anthropologie moderne, dans la défense de l’originalité et de la
particularité de chaque culture, ont tenté de produire une critique
destructrice de leurs propres discours, là où ils ont eu partie liée à
l’ethnocide, au racisme ou au génocide. Mais le sentiment de culpabilité
semble servir le plus souvent à renforcer l’idée d’une anthropologie
destinée à célébrer “le sauvage” comme moyen de contestation
utopique de la civilisation occidentale. Le discours sur l’altérité
culturelle ressemble encore à un dialogue secret entre soi et soi-même,
là où il n’abdique pas devant des théories écologiques ou socio-
biologiques qui, elles, visent à éviter l’interrogation sur la logique
symbolique, spécifique à chaque société et témoin de l’altérité
culturelle. Les difficultés et les hésitations de l’anthropologie moderne
semblent indiquer finalement que l’événement considérable sous le
régime duquel nous vivons encore et qui peut bien être situé au XVI e
siècle — pour se déployer avec éclat de Bossuet à Voltaire, puis de
Hegel aux sciences des religions comparées — est la naissance de cette
conception du barbare comme un être rigoureusement évanescent sous
la puissance du christianisme ou sous les lumières de la civilisation.
Fantasme de débarbarisation du barbare — par quoi il est encore produit
comme tel. Métamorphose du barbare en objet qui aspire à une
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 58

rationalité que seule l’activité scientifique peut procurer. Dans tous [49]
les cas, seule la civilisation détient le destin et le devenir du barbare.
Assigné aux frontières de la civilisation, le barbare est sa condition de
possibilité, le stade originaire, toujours dépassé, d’où s’élève la
civilisation.
Comme force d’entropie interne au processus même de civilisation,
le barbare est alors une figure insoutenable et devra être projeté encore
au-delà des frontières. C’est la leçon du fascisme et du stalinisme. À cet
égard, la critique menée par l’Ecole de Francfort des programmes de
révolutions conçus comme produits abstraits du social et destinés à le
contrôler comme on contrôlerait la nature, aboutit, à juste titre, à voir la
barbarie inscrite déjà dans la logique du développement de la
civilisation. Le barbare aurait bel et bien deux têtes, l’une qui plonge
au cœur même de la civilisation, dès lors qu’elle prétend dissoudre toute
altérité sur son pas- sage, l’autre qui est renvoyée ou maintenue au-delà
des frontières et qui se donne à voir dans les sauvages en général,
nouveaux Scythes, cannibales, sorciers et despotes. Leurs ombres se
projettent mutuellement l’une sur l’autre, au point que la
méconnaissance de l’une entraîne le resurgissement de l’autre, et vice-
versa. Comment donc l’élite haïtienne, la première d’un Tiers-Monde
en gestation, a-t-elle accueilli les théories anthropologiques élaborées
au XIXe siècle et qui ont été généralement dominées par le paradigme
barbare/civilisé ? Il est certain, en tous cas, qu’au moment où la
civilisation, identifiée à la modernité occidentale, voudrait désormais s
engager dans un solipsisme, l’héritage d’un imaginaire de la barbarie
ne saurait manquer d’avoir — ailleurs — de puissants effets.

[50]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 59

[51]

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre II
L’HÉRITAGE
DE LA BARBARIE

“To be born on an island, Isabella, an obscure New


World transplantation, second hand and barbarous,
was to be born to disorder”.
V.S. NAIPAUL
The Mimic Men.
Penguin Books, 1969, New York, p. 118.

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[52]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 60

[53]

1. La défense de la race noire

Retour à la table des matières

Premier État nègre indépendant (1804) dans un monde dominé par


le système esclavagiste et colonial, Haïti a été pris dans ce singulier
dilemme : vivre, pour soi, se replier sur soi sans complexe, c’est-à-dire
reprendre, reconstituer librement ses traditions africaines en opérant
son propre tri dans les valeurs occidentales, ou tout simplement
administrer au monde entier la preuve qu’elle est une nation “civilisée”.
Deux types de culture verront ainsi le jour : celui des “marrons”, celui
d’une “élite”. C’est elle, l’élite, qui prendra à son compte les grands
thèmes de l’anthropologie occidentale : “Avez-vous une loi, une
religion, une organisation familiale, un système politique moderne, une
langue développée ?” C’est-à-dire : “Etes-vous des êtres humains,
comme nous Occidentaux ?” Ou encore, si l’on veut, “Etes-vous des
cannibales ? Connaissez-vous l’écriture ? Etes-vous capables de
connaître les lois de la nature, de transformer le monde ?” etc. Sommée
de répondre à toutes ces questions, l’élite haïtienne de la fin du XIXe
siècle se croit alors investie de la haute mission d’être l’avant-garde du
Tiers-Monde en gestation : elle se prendra bientôt pour la race noire
tout entière dont elle se dira la défense et 1 illustration auprès de
l’Occident. L’anthropologie qu’elle produit sera politique, donc
chargée d’immenses [54] conséquences. Si “le Blanc” se définit comme
“maître”, et “le Noir” comme “esclave”, une seule tâche est désormais
nécessaire : rendre et montrer le Nègre rigoureusement maître à son
tour. C’est autour de cette dialectique que les concepts mis en œuvre
par une production anthropologique haïtienne de la fin du siècle dernier
trouveront leur articulation.
On connaît la vision de l’homme africain ou haïtien, dominante en
Europe tout au long du XIXe siècle. Greffée sur l’idéologie des
Lumières, la doctrine de l’inégalité des races 79 est partagée par la

79 Sur le racisme au XIXe siècle, voir par exemple “L’essor du racisme


nationaliste” de Madeleine Ribeirioux, dans Racisme et Société, sous la dir.
de C. Duchet et P. de Comarmond, Maspéro, Paris, 1969, p. 133 sq. ; Léon
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 61

plupart des intellectuels. L’esclavage est contesté, mais on a besoin des


colonies. Les abolitionnistes ont tellement peur d’aller à contre-courant
du “sens commun”, c’est-à-dire contre les thèses de l’infériorité raciale
des Noirs, que leurs arguments contre l’esclavage se développent
essentiellement autour de principes politiques et économiques, tels
l’inefficacité de l’esclavage (c’est-à-dire sa non-rentabilité), la menace
qu’il représente pour les colons et les colonies, la nécessité d’éviter des
rébellions ou des révolutions comme celle de Saint-Domingue. En
particulier, le spectre d’une contagion du nationalisme haïtien poussé
même des tenants du racisme à une position anti- esclavagiste 80. Sur
une Haïti trop tôt indépendante, il faudra que circulent à travers toute
l’Europe des rumeurs de cannibalisme, de sauvagerie, de despotisme
inhérents à une population de “race noire” coupée du monde “blanc”.
À [55] côté de l’ouvrage de Gobineau, De l’inégalité des races
humaines (1853-1855, et réédité en 1884), qui reprend toutes les idées
courantes de l’époque, on connaît en Europe Haïti ou la République
Noire (traduit de l’anglais en 1886), de Sir Spencer St John 81, avec un
chapitre intitulé “Culte du vaudou et cannibalisme”, relatant divers
procès intentés en Haïti même contre des mangeurs d’enfants ; puis
L’Empereur Soulouque et son empire (1856), de Gustave d’Alaux 82,
montrant à l’œuvre l’instinct meurtrier du Noir, “l’élément barbare”,
“ultra-africain”, répandant la terreur partout dans le pays, avec la
complicité des masses elles-mêmes, non moins africaines. D’un autre
cote, dans le dessein de protéger les autres pays colonisés de la Caraïbe

Poliakov, Le racisme, Paris, Séghers, 1976, surtout les pp. 69-81 : “Racisme
et politique, Théories anthropologiques du XIXe siècle” ; Wiliam B. Cohen,
Français et Africain : Les Noirs dans le regard des Blancs 1530-1880, tr.
Garnier, Gallimard, Paris, 1980, en particulier les pp. 295-362, sur “Le
racisme scientifique” au XIXe siècle ; Colette Guillaumin, L'idéologie
raciste : genèse et langage actuel, Mouton, 1972.
80 Toute la stratégie des puissances esclavagistes et coloniales entre 1804 et
1825 dans les Caraïbes et en Amérique latine, se fondait sur la nécessité
d’isoler Haïti au plan économique et politique, voir les détails dans l’ouvrage
de David B. Davis, The Problem of Slavery in the Age of Revolution, Cornell
Univ. Press, Ithaca and London, 2e éd., 1976.
81 Sir Spencer St John, Haïti ou la république noire, Plon, 1886. Nous
reviendrons plus loin sur le succès de cet ouvrage en Grande Bretagne, en
France et aux États-Unis.
82 Gustave d’Alaux, L’empereur Soulouque et son empire, Paris, Michel Lévy,
1856.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 62

d’une contamination de la barbarie haïtienne, un ouvrage, cette fois


d’un “Blanc” créole, Souquet-Basiège, Le préjugé de race (1883),
développera les thèses de la supériorité naturelle de l’Européen qui a la
vocation de conduire les Noirs sur le chemin de la civilisation. Pour que
les îles restent des colonies françaises, l’auteur présente Toussaint-
Louverture comme “le féroce assassin de la race blanche, également
dur pour les noirs, les mulâtres et les blancs, celui dont le nom rappelle
les horreurs de la guerre civile et qui porta les armes contre la
France” 83...
Prouver l’aptitude des Noirs à la Civilisation, réfuter la définition du
monde noir comme lieu par excellence du développement de la
tyrannie, du cannibalisme et de la superstition, ce sera le programme
d’une anthropologie haïtienne naissante. Au milieu d’un ensemble
d’ouvrages 84 [56] d’inégale valeur, nous choisirons principalement les
travaux d’Anténor Firmin : De l’égalité des races humaines
(Anthropologie positive) 1885 ; de Louis-Joseph Janvier : L’égalité des
races, 1884, et Un peuple noir devant les peuples blancs. Étude de
politique et de sociologie comparées : la République d’Haïti et ses
visiteurs, 1840-1882 (Réponse à M. Victor Cochinat...), 1883 ; et
Hannibal Price : De la réhabilitation de la race noire par la République
d’Haïti, 1891.
Ces ouvrages semblent s’adresser en tout premier heu à l’Europe,
plus exactement aux sociétés savantes d’anthropologie en Europe.
Anténor Firmin, en particulier, pensait ajouter sa propre pierre à la
construction de l’anthropologie, mais ne pouvait guère viser la création
d’une anthropologie haïtienne qui supposerait la reconnaissance de la
diversité des cultures. Comment par exemple faire œuvre de science au
XIXe siècle, sans soutenir avec la communauté scientifique les thèses
de l’évolutionnisme social, c’est-à-dire les capacités de chaque peuple,

83 Souquet-Basiège, Le Préjugé de race, 1883, rééd. Paris, L’Harmattan, 1981,


p. 103.
84 Anténor Firmin, De l’égalité des races humaines, Paris, F. Pichon, 1885 ; L.J.
Janvier, L’Egalité des races, Paris, Impr. Rougier, 1884 ; Les Détracteurs de
la race noire, Paris, Marpon et Flammarion, 1882 ; Un Peuple noir devant les
peuples blancs ... Paris, Marpon et Flammarion, 1883 ; D. Delorme, Les
Théoriciens au pouvoir, Paris, Plon, 1870 ; H. Price, De la réhabilitation de
la race noire, Paris, Impr. Vérollet, 1900 ; également Edmond Paul, Questions
politico-économiques, vol. I et II, Paris, 1861 et 1863.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 63

de chaque nation à passer d’un stade intérieur à un stade supérieur de


civilisation ? Comment ne pas reprendre les postulats de base des
grandes synthèses anthropologiques de Spencer, Comte, Tylor.
Morgan, qui toutes mettent les nations européennes à l’extrême pointe
de la civilisation ? Là où, contre Gobineau, on peut défendre l’égalité
des races, il apparaît difficile de contester la supériorité actuelle en
“civilisation” de l’Europe qui est devenue ce qu’elle est, dit-on alors,
grâce au christianisme, à l’organisation politique, à la technique et à la
science. De l’égalité des races humaines de Firmin prétend justement
être une réponse “scientifique” à Gobineau et restera marqué par la
problématique évolutionniste dominante en Europe.
La première preuve de la non-infériorité des Noirs d’Afrique se
donne d’abord, pour Firmin, dans la production d’une collection de
héros (Toussaint-Louverture, Dessalines, Christophe, etc.) et
d’écrivains illustres (parmi lesquels L.J. [57] Janvier) qui signifie
l’apparition au grand jour (c’est-à-dire face à l’Occident) de
potentialités jusqu’ici cachées et inconnues. Aussi Firmin prendra-t-il
ses exemples dans “la seule République haïtienne, toutes les fois qu’il
s’est agi de prouver les qualités morales et intellectuelles de la race
négritique” 85.
Bien entendu, un tel débat prend tout son sens dans le cadre d’une
lutte sans merci ouverte tout au cours du XIXe siècle entre intellectuels
noirs et intellectuels mulâtres. Ces derniers, issus du croisement
Blanc/Noir et se prenant pour les cousins des “Blancs” se disent leurs
successeurs légitimes au pouvoir politique et économique en Haïti. A.
Firmin entend, certes, se solidariser avec les masses noires, mais il
montre surtout que le Noir, devenu intellectuel, ne mérite plus la
marque de l’infériorité raciale et que ses propres qualités rejaillissent
sur l’ensemble du monde noir 86. Celui-ci porte en lui le germe de
l’intelligence. Ce sont les préjugés raciaux qui constituent une entrave
au progrès et au développement de la civilisation chez les Noirs. En
attendant, le peuple noir reste seulement situé à un certain stade de son
évolution, mais il est capable de perfectionnement par l’instruction.
Les préjugés sont en fait de deux ordres : l’infériorité raciale comme
telle, mais aussi l’ensemble des pratiques et croyances superstitieuses

85 Anténor Firmin, De l’égalité..., op. cit., p. XIII.


86 Ibid., p. 496.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 64

qui conjointement travaillent contre la marche du monde noir vers le


progrès.
Reconnaissant avec les autres anthropologues occidentaux que les
Africains n’ont qu’une vague notion de la divinité, Firmin avoue que
c’est là non point un défaut, une tare raciale, mais un moment dans
l’évolution — assurée — de la rate noire, car “toutes les races ont connu
un culte fétichique à un certain moment de leur évolution...” 87.
[58]
Les dieux vodous ne sont donc pas preuve de civilisation, mais il
n’y a pas lieu de s’inquiéter : le cas d’Haïti n’est pas unique. Si même
ici et là persistent quelques traces de cannibalisme et de sorcellerie,
elles ne peuvent que s’estomper au fur et à mesure d’un progrès — en
route — de civilisation.
Déjà Haïti est à l’avant-garde du monde noir et travaille à le racheter
de tout ce qui porte à le tenir pour inférieur face au monde blanc-
occidental. De là Firmin pouvait soutenir que le Noir commence à
apparaître de moins en moins noir en Haïti. Contre Gobineau qui parle
de la fermeture de la race noire sur elle-même comme source de son
arriération : “la variété noire, appartenant à ces tribus humaines qui ne
sont pas aptes à se civiliser, nourrit l’horreur la plus profonde pour
toutes les autres races”, Firmin soutient qu’il existe en Haïti toutes les
nuances de métissage. Bien plus, il souligne que “les peuples arriérés
ont besoin du contact des peuples avancés pour se développer et
progresser” 88. Que cela ne soit pas une preuve d’infériorité raciale, il
le pense, mais prend bien soin d’ajouter que les intellectuels sont “des
échantillons de la race noire... signe visible de la régénération du sang
Africain” 89.
C’est là indiquer que le peuple noir n’est plus ce qu’il était en
Afrique, et qu’il a connu une mutation dans l’ordre de la civilisation qui
transparaît dans son type physique. Déjà le “climat relativement doux”
en Haïti entraîne “cette amélioration rapide des formes corporelles” 90.
Cette thèse se retrouve sous une forme encore moins nuancée chez

87 Ibid.
88 Ibid., p. 438.
89 Ibid.
90 Ibid., p. 277.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 65

Louis-Joseph Janvier. Dans Les détracteurs de la race noire et de la


République d’Haïti (Réponse à Léo Quesnel, 1882) Janvier soutient
aussi qu’il s’est produit une amélioration du type noir en Haïti, grâce à
“la loi de la sélection et la doctrine du transformisme”. [59] “L’éminent
Broca, ajouta-t-il, reconnaissait un Haïtien à première vue, autant à son
regard qui est franc, fier et plein d’éclairs, qu’à son front large et
bombé... 91. Janvier devait finalement déclarer qu’une telle
transformation est due au mélange avec “le sang européen qui se
trouvait dans l’île...” 92 Ce schéma racial s’accompagne nécessairement
de l’image d’une Afrique Noire, elle, tout entière livrée encore à la
barbarie 93. Une image, reçue en héritage des maîtres-colons, et
dominante dans toutes les sociétés savantes d’anthropologie en Europe,
tout au cours du XIXe siècle. Aussi, la défense de la race noire en Haïti
doit-elle consister à montrer que le Noir haïtien s’éloigne de plus en
plus des signifiants de la barbarie que sont le vodou, la langue créole,
ces tares héritées de l’Afrique 94. Même l’examen des pratiques du
vodou, massives dans tout le pays, et de la langue créole, seule langue
parlée et comprise par 98% de la population, serait suspect de
connivence avec l’irrémédiable barbarie africaine. À la limite, il n’y a
plus pour Janvier, ni vodou, ni langue créole en Haïti, car ce serait
fournir des armes aux détracteurs de la race noire que de reconnaître
leur existence : “La langue française est la plus courante, la seule en
usage, et tous les paysans la comprennent... Les mœurs et coutumes, les
fêtes, le droit, les institutions, le costume, tout est français : on se
modèle en tout sur la France” 95. Quant aux croyances superstitieuses,
elles ont déjà disparu en Haïti, “aussi bien des villes que des
campagnes”, car [60] “Toussaint-Louverture, et, après lui, Dessalines
et Christophe, empêchent par tous les moyens en leur pouvoir la

91 L.J. Janvier, Les détracteurs..., op. cit., p. 24.


92 Ibid., p. 47.
93 Dans son article sur “l’Afrique et les Africains dans l’imagination collective
haïtienne — entre l’indépendance et l’occupation américaine (1804-1915)”
dans la revue Caraïbes..., 1984, p. 47-55, Léon-François Hoffmann présente
un certain nombre de textes tirés de journaux et de bulletins parus à Port-au-
Prince comme l’Œil, l’Union, Le Nouvelliste, Le Libéral, etc... à côté des
ouvrages que nous avons signalés et qui tous reprennent l’image de l’Afrique
que se faisaient les Européens à cette époque.
94 L.J. Janvier, L’Egalité des races, op. cit., p. 24.
95 L.J. Janvier, Les Détracteurs..., op. cit., p. 27.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 66

pratique des anciennes coutumes superstitieuses d’Afrique ; ils se font


aider dans cette œuvre par les prêtres catholiques...”. Même “le
carnaval n’est plus pour l’ouvrier qu’un trop fatiguant et coûteux plaisir
dont il cherche de plus en plus à s’abstenir” 96.
Ce ne sont pas là chez Janvier des idées originales. Presque tous les
intellectuels haïtiens de cette époque, de quelque tendance qu’ils soient,
s’entendent pour voir dans le vodou, la langue créole, des pratiques
“rétrogrades” dont Haïti ne peut pas se vanter aux yeux de “l’étranger”,
c’est-à-dire de l’Occident. Ainsi Démesvar Delorme, dans son ouvrage
Les Théoriciens au pouvoir (1870), soutient que “certainement ces
pratiques sont mauvaises, puisqu’elles n’ont rien de moral”, “que
l’esprit public, éclairé de plus en plus chaque jour par les lumières du
siècle même au milieu des campagnes les plus retirées, repousse ces
mystères qui ne sont propres qu’à fausser l’esprit” 97. Un “polythéisme
universel”, ce serait la définition du vodou qui renvoie en dernière
instance à “la naissance de toutes les civilisations”. “Restes d’erreurs”
qui ne seraient rien d’autre que les traces encore vivantes de l’africanité
de l’Haïtien. Beaubrun Ardouin, historien haïtien, disait plus clairement
de ces pratiques superstitieuses venues d’Afrique dans la colonie”
qu’elles ne pouvaient que “perpétuer la barbarie dans la population
noire... Un chef s’honore aux yeux de la postérité, quand il protège son
pays contre l’invasion de la barbarie, qui abrutit les âmes” 98.
Dans De la réhabilitation de la race noire..., Hannibal Price a beau
vouloir de son côté présenter Haïti comme “la [61] Mecque, la Judée
de la race noire”, comme un lieu de pèlerinage pour “tout homme ayant
du sang africain dans les artères” 99, il ne voit dans le vodou qu’un culte
d’abrutis et de charlatans, survivance de la sauvagerie africaine. Et
finalement, Haïti réhabilite la race noire, non seulement pour avoir
victorieusement acquis l’indépendance mais aussi pour avoir fait
disparaître le vodou.
Même “la danse du tambour en général, soutient Hannibal Price, est
morte en Haïti ; elle est morte, tuée par le développement du goût de la
toilette chez les femmes...” Si d’aventure elle survit dans le pays, elle

96 L.J. Janvier, La République d’Haïti et ses visiteurs, Paris, 1883, p. 94.


97 Démesvar Delorme, Les Théoriciens au pouvoir, op. cit., p. 598.
98 Beaubrun Ardouin, Etudes sur l’histoire d’Haïti, vol. 4, 1860, p. 155.
99 Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire..., op. cit., p. VII.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 67

“n’est plus qu’une forme de la mendicité pour des gens de la dernière


dégradation morale appartenant ... au dernier dessous de la
population” 100. Cette négation en bloc du vodou permettait de
repousser à l’avance les accusations de cannibalisme et de sorcellerie
que les Européens ont coutume de faire au peuple haïtien. Hannibal
Price devait cependant reconnaître qu’on trouve encore, au moment où
il écrivait, des traces du vodou. Elles ne sont dues, explique-t-il, qu’à
une “renaissance” du culte qui ne sort pas du cercle “de la populace”,
ou des “bossais” récemment débarqués et dépourvus encore de tout
contact avec le christianisme et la civilisation. Ce culte ne mérite même
pas son nom, car le prêtre-vodou est, selon encore H. Price, “un
prétendu médecin qui débite des remèdes ou houangas (que l’on
prononce ouangas) à ses clients... À ce commerce déjà si étendu, le
oungan ajoutait enfin la profession de prendre des âmes, pour son
compte, moyennant finances. Il cumulait donc l’emploi du loup-
garou” 101. De là, l’auteur de De la réhabilitation de la race noire
n’hésite pas à souligner la fermeté de l’État haïtien dans sa lutte contre
les oungan, ces prêtres propagateurs du vodou, captureurs d’âmes, [62]
et loups-garous. Le Président Geffrard (1860-1864) faisait “arrêter,
ajoute-t-il, et emprisonner comme cannibale, comme anthropophage,
tout individu réputé, à tort ou à raison, papa-loi ou maman-loi”. C’était
suffisant pour administrer la preuve de la disparition du cannibalisme
en Haïti, et pour assurer ainsi la défense de la race noire, et on est tenté
d’ajouter, contre elle-même, c’est-à-dire en la présentant en Haïti
délavée, délestée de son africanité.
Comment donc expliquer chez ces auteurs haïtiens qui se prétendent
tous nationalistes la reprise de toutes les thèses développées par les
détracteurs eux-mêmes de la nation haïtienne ?
Plus exactement, comment la défense d’Haïti a-t-elle pu amener ces
auteurs à insister d’abord sur tout ce qui rapproche Haïti de la
civilisation française ? Le christianisme est censé tellement présent
qu’il a déjà presque éclipsé le vodou ; la langue française est dite
répandue ; le peu de “sauvagerie” qui reste en Haïti sera dissipé bientôt
par l’instruction et de toutes façons renvoie à une situation de type
Moyen Age, appelée donc comme en France à évoluer. Janvier finit

100 Ibid., pp. 442-445.


101 Ibid.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 68

d’ailleurs par déclarer dans La République d’Haïti et ses visiteurs : “La


France c’est la capitale des peuples et Haïti c’est la France noire” 102.
Au moment où justement cette défense haïtienne contre le racisme
se développe, la scène politique se trouve dominée par deux grandes
tendances, l’une dite “libérale” et l’autre “nationale”. La première, sur
l’initiative des intellectuels “mulâtres”, soutient la nécessité de remettre
le pouvoir aux patriotes éclairés et instruits appelés “les plus capables”,
et la seconde revendique le pouvoir pour les Noirs parce qu’ils
constituent la majorité de la population. Mais les débats [63] ne
semblent pas avoir relevé d’une opposition aussi simple, puisqu’on a
pu retrouver des intellectuels noirs à l’intérieur de la tendance libérale.
Les deux mouvements sont d’ailleurs portés par le même objectif
assimilationniste 103, l’application à la nation haïtienne du libéralisme
européen, l’édification d’un État qui prouve qu’Haïti est un pays
civilisé. Sur cette base, l’éloge de la civilisation européenne est devenu
un thème partagé par toutes les tendances, et défendre Haïti contre le
racisme revient à prouver que le pays dispose d’une élite intellectuelle,
à la hauteur des intellectuels européens, et capable de dialogue avec
eux. Libéralisme, idéologie des Lumières, idéologie positiviste et
évolutionniste ne sont pas d’abord assumés comme systèmes de pensée
adaptables à la situation spécifique haïtienne, mais surtout comme
moyen de réaliser une alliance avec les grandes puissances. Si tout ce
qui est symbolique du stade de civilisé se vérifie en Haïti, le pays
servira alors de lieu de réhabilitation de la “race noire” contre tous ceux
qui la prétendent inférieure à la “race blanche”.
Que la problématique raciale soit une obsession, on l’a vu dès le
lendemain de l’indépendance comme héritage de l’esclavage : des
intellectuels mulâtres, longtemps influents au XIXe siècle, comme
Beaubrun Ardouin, soutenaient que la démocratie ne se réalisera en

102 L.J. Janvier, La République d’Haïti et ses visiteurs, op. cit., p. 57.
103 Sur le XIXe siècle haïtien, on consultera les études de Gil Martinez, “De
l’ambiguïté du nationalisme bourgeois”, dans Nouvelle optique : Recherches
haïtiennes et caraïbéennes, Montréal, janvier-mars 1973, n. 9, pp. 1-32, et de
Benoît Joachim, surtout son ouvrage Les racines du sous-développement en
Haïti, Port-au-Prince, Imp. Henri Deschamps, 1979; plus récemment l’article
de Patrick Bellegarde-Smith, “Haitian Social thought in Nineteenth Century
Class Formation and Westernization”, dans Caribbean Studies, vol. 20, n. 1,
mars 1980, pp. 5-33.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 69

Haïti qu’avec les mulâtres ; et en Europe même la question nationale


haïtienne apparaissait tout entière sous l’angle de la question raciale :
un peuple noir, disait-on avec ironie, prétend assurer son propre
gouvernement. Ce serait cependant se croire quitte à peu de frais avec
la pensée haïtienne à la fin du XIXe siècle que de la soupçonner d’avoir
choisi le thème racial comme un pur dérivatif [64] aux questions
sociales et politiques internes. Encore faut- il situer à sa vraie place la
contradiction réelle dans laquelle elle se trouve prise. On a commencé
par souligner que cette défense de “la race” “était futile et lâche” 104.
D’autres dénoncent aujourd’hui l’ambiguïté du nationalisme des
“théoriciens” haïtiens du XIXe siècle qui, tous, font appel aux
bourgeoisies étrangères pour un développement du pays sur une base
néo-coloniale. Mais au moment où ils veulent adopter le libéralisme
européen, ils sont aux prises avec la pensée raciste dominante chez
ceux-là même qui les fascinent et qui sont les propagateurs des
Lumières et des idéologies du progrès et de la science. Sauver au moins
l’indépendance d’Haïti (contre les détracteurs racistes européens)
n’irait pas sans une critique du racisme. Anténor Firmin reconnaît par
exemple qu’il a “toujours considéré le culte de la science comme le seul
vrai...”, mais qu’il n’arrive point à “concilier les conclusions que l’on
semble tirer de cette même science contre les aptitudes des noirs...” 105.
La contradiction semble avoir été vivement ressentie, car Firmin
constate qu’il ne peut même pas soulever au sein de la Société
d’anthropologie de Paris, à laquelle il appartient, un débat sur
l’idéologie raciale, tant elle est partagée par l’ensemble des savants qui
sont ses collègues 106.
Firmin avoue ensuite avoir cherché en vain les ouvrages
anthropologiques de la fin du XIXe siècle donnant une réponse à
Gobineau, et qu’il ne la rencontre nulle part, alors que la division des
sociétés humaines en races a commencé avec “la naissance de la science
ethnographique...” 107, et que ce sont les Noirs et les Blancs “qui font
constamment l’objet de comparaisons anthropologiques 108. Faire de

104 Cf. Rémy Bastien, “Vodou and Politics in Haiti”, in Religion and Politics in
Haiti, Washington D.C., 1966, p. 63.
105 Anténor Firmin, De l’égalité des races, op. cit., p. XII.
106 Ibid., p. VIII-IX.
107 Ibid., p. 212.
108 Ibid.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 70

[65] l’anthropologie apparaît alors comme une tâche nécessaire pour


l’intellectuel noir, à la fin du XIXe siècle, face aux théories racistes que
presque tous les anthropologues occidentaux admettent sans examen
critique 109). Effectivement l’ouvrage de Firmin, monumental, est le
seul qui, à la fin du XIXe siècle, ait été écrit comme réponse scientifique
directe aux différents arguments des anthropologues racistes, et en
particulier aux thèses de Gobineau. Firmin a pu montrer que tous les
essais de classification des races (ceux de Blumenbach, de Cuvier, de
Quatrefages), sont dépourvus de fondement scientifique, et surtout que
l’idée de race elle-même est “trompeuse, fantaisiste, obscure” 110.
Choisir la langue, ou la crâniologie comme base de classification, c’est
encore, dit-il, construire des “théories extravagantes”. Quant à la
hiérarchisation proposée par Gobineau, elle n’a de sens qu’en vue de
justifier l’esclavage 111.
Peine perdue de voir en filigrane dans l’œuvre de Firmin quelques
théories sur l’âme noire ou l’essence noire : il n’admettait même pas
l’idée de race, et il a eu le mérite d’avoir détecté les sources
idéologiques du racisme dit scientifique qui s’élaborait au XIXe siècle.
Quoique peu compris en Haïti même comme en Europe, il était, parmi
les théoriciens haïtiens du XIXe siècle, le seul à avoir tenté de mener
une critique de l’élitisme que cependant il partageait, du libéralisme
qu’il prétendait corriger par un certain socialisme et une solidarité
sociale, également une critique des scientifiques dont il contestait les
préjugés. René Dépestre reconnaît avec justesse en Firmin celui qui
aurait été le plus loin dans l’élaboration d’une défense de l’honneur
national à la fin du XIXe siècle 112. Mais cela suppose qu’on le replace
en son [66] époque, qu’on produise une lecture critique de son œuvre,
en relevant ses contradictions et en repérant les pièges qu’il n’a pas su
éviter. Il est clair que le projet d’une anthropologie haïtienne, en fait
défensive, aura échoué, d’abord pour avoir voulu rester sur le terrain

109 Ibid., p. 481.


110 Ibid., pp. 213-214.
111 Ibid., p. 211.
112 René Dépestre, Bonjour et adieu à la négritude. Paris, Robert Laffont, 1980,
pp. 114-115 ; et à la p. 192 : “Un grand esprit comme Firmin, sans doute
l’intellectuel haïtien le plus avancé du XIXe siècle, par son livre De l’égalité
des races humaines, annonçait l'effort de valorisation et d’identification qui
en ce siècle prendra le nom de négritude”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 71

même de l’anthropologie naissante. Les auteurs haïtiens ont repris les


obsessions de cette anthropologie. L’évolutionnisme social comme
base d’explication scientifique n’est guère soumis à la critique, alors
qu’il sert à justifier la position actuelle des colonisés dans l’échelle des
nations. Le présupposé qu’il existe une connexion entre le changement
physique et le changement moral chez l’homme est partagé autant par
les intellectuels haïtiens que par les intellectuels européens. Même
Schoelcher, ardent défenseur de l’abolitionnisme, parlait d’un
“prognatisme moins prononcé” des Antillais au contact de la
civilisation française. Pas même les utopistes (Fourrier, Saint-Simon)
ni même Hugo ou Michelet n’échappaient à la croyance que le progrès
et la civilisation appartenaient d’abord et de droit au monde “blanc” 113.
C’est dire que massivement les thèses sur l’inégalité raciale sont
dominantes en Europe. Firmin s’étonne de ne point trouver chez les
anthropologues une mise en question de ces thèses. C’est qu’on est en
plein dans le culte de la science et la mythification de la raison, et dès
lors toute production savante se veut délivrée de toute marque morale,
de toute idée religieuse, de tout humanisme. En se mettant à l’abri du
combat antiraciste, l’anthropologie s’intéressait moins à l’homme
comme tel qu’aux différentes positivités que représentent le travail, la
vie, le langage, ainsi que l’a démontré M. Foucault 114. Mais, dans un
même mouvement, seule la préoccupation d’une maîtrise du monde et
de l’histoire apparaît, par quoi tout ce qui se donne comme altérité devra
être rigoureusement dissous.
[67]
Ce même projet de maîtrise sera à l’œuvre dans l’anthropologie de
Firmin comme dans les œuvres plus directement politiques de Janvier
ou de Delorme. Présenter l’intellectuel noir comme un échantillon de
‘‘la race” appelé à porter “la civilisation”, c’est-à-dire les Lumières, aux
masses noires, c’est s’engager dans la problématique du pouvoir
politique. La tâche de l’intellectuel noir se transforme en tâche de
rachat, de réhabilitation des masses, encore plongées dans l’obscurité
des superstitions. Bien entendu, il a bien fallu que les théoriciens
haïtiens du XIXe siècle soulignent les répercussions bénéfiques de la

113 Voir W.B. Cohen, Français et Africains..., op. cit., p. 308 ; également Le
Nègre Romantique, Paris, Payot, 1972, de Léon-François Hoffmann.
114 Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1944, p. 318, sq.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 72

révolution haïtienne sur l’ensemble du monde noir et des peuples


colonisés, et démontrent que la grande geste de Toussaint et de
Dessalines à la tête des masses esclaves appartient désormais à
l’histoire universelle. Mais la position conférée par ces auteurs à
l’intellectuel noir revient la plupart du temps à l’instauration d’une
distance vis-à-vis de la culture des masses : distance conçue comme un
pur rapport d’extériorité, puisque cette culture, dans sa particularité, est
inassumable comme telle. Il nous faut donc porter l’interrogation sur
les signifiants-clés de ce fantasme de civilisation que représentent par
exemple l’État et le pouvoir politique, la science et l’écriture, au regard
de l’élite haïtienne.

2. Face à l’État et au pouvoir politique

Retour à la table des matières

Le projet de maîtrise qui se profile dans la production d’une


anthropologie défensive a son siège et sa scène de déploiement d’abord
dans la société esclavagiste. Tenter de détruire, de bousculer ou de faire
basculer cette société revient à s’engager dans un mouvement qui ouvre
la porte au fantasme de la maîtrise. Ce n’est pas là un résultat nécessaire
et fatal de toute lutte anti-esclavagiste. Mais il se trouve qu’au moment
même de son effacement physique le maître continu à hanter de plus
belle l’ancien esclave. Concrètement, le problème nouveau auquel se
trouve confrontée l’élite haïtienne, c’est peut-être d’avoir été constituée
d’anciens esclaves. [68] Comment s’empêcher, se débarrasser d’avoir
été esclave ? Comment éviter de traîner cette condition comme une
fatalité, un destin ? L’ancien esclave n’a aucune légitimité, aucun droit
au pouvoir, pour la première raison, disait- on, qu’il n’y est pas
accoutumé. Il devra plutôt peu à peu en faire l’apprentissage, et
travailler à le mériter. Car il ne sait pas ce qu’est le pouvoir : il est
comme un étranger face au pouvoir. Tel est, dès le premier coup
d’envoi de la nation haïtienne, le discours de l’ancien libre, c’est-à-dire
du “mulâtre”, qui se dit le cousin du maître (blanc), son successeur
légitime au pouvoir. Ce n’est pas d’abord sur une base physique (la
couleur) que le pouvoir sera revendiqué par le mulâtre. Il se proclame
avant tout un héritier spirituel ; il aura disposé en effet du savoir, de la
culture, c’est-à-dire de tout ce qui s’oppose à la barbarie, à la sauvagerie
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 73

constituées en moyens justificatifs de l’esclavage. C’est bien plutôt le


fait de ne pas avoir été esclave qui place le mulâtre dans une proximité
physique, essentielle avec le maître. Du coup, la problématique du
pouvoir devient celle d’une tragédie interminable. Nous en avons les
preuves avec la décision de plus d’une dizaine de chefs d’État de
s’autoproclamer Présidents à vie, et au premier demi-siècle
d’indépendance, trois d’entre eux, Dessalines, Christophe, Soulouque,
se font sacrer Empereurs, dans un désir de passer pour “maîtres
absolus”, c’est- à-dire de placer la légitimité du pouvoir à l’abri de toute
contestation possible : avoir été esclave rendrait tellement peu sûre
cette légitimité que la surenchère devient une nécessité. Par définition
l’ancien esclave au pouvoir ne peut, disait-on, que produire un tyran,
non pas parce qu’il est noir, mais parce qu’il n’est pas civilisé, et en
tout cas, parce qu’il ne possède pas encore les insignes de la civilisation.
C’est pour cela que de nombreux chefs d’État haïtiens (sans doute en
est-il ainsi dans d’autres pays du Tiers-Monde) ont la tentation de
s’identifier à l’État et à la nation tout entière. Mais cette tentation
s’enracine moins, dans un recours à l’archaïque ou à un vieux [69] fond
culturel dominé, que dans le fantasme même de civilisation, tel que le
colonisateur l’a légué à son départ. Jean Price-Mars, le père de la
négritude, se disait un moment intrigué par la récurrence du despotisme
en Haïti, par la “toute- puissance” et “l’omniscience” des chefs de
l’État 115. Non point que cette tendance ne soit inhérente à tout homme,
une fois qu’il est en position d’exercice d’un pouvoir quelconque. Mais
ce serait bien vite passer par-dessus l’héritage politique laissé par la
société esclavagiste. Tout conspire plutôt à montrer que l’esclave libéré
s’est engouffré dans le piège d’une vision de l’État, comme signifiant
de la “civilisation” à instaurer d’une manière conforme à l’attente de
l’ancien maître esclavagiste. Hors de ce modèle, l’ancien esclave au
pouvoir voit sa perte et sa déchéance dans la barbarie. Mais, nous le
verrons, la réalisation d’un État moderne, capable de fournir les preuves
et les signes de civilisation exigés par “l’étranger”, étant impossible à
cause de la difficulté d’intégrer les classes populaires dans la culture
occidentale, le chef d’État prend sur lui-même de renchérir sur le
caractère sacré de l’État, auquel il s’identifiera. Rien là de
contradictoire avec le concept de “soft State” auquel recourent certains

115 Jean Price-Mars, La République d'Haïti et la République Dominicaine, T.I,


Port-au-Prince, 1953, p. 179.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 74

économistes pour désigner l’inefficacité des services publics


administratifs dans nombre de pays du Tiers Monde 116. Plus on est en
présence d’un “soft State”, plus le fantasme de l’État fort s’avère
opérant, dans les pratiques mêmes du despotisme. Le chef de l’État se
prend alors pour le seul lieu de la loi, le seul lieu de la vérité, le seul
lieu d’engendrement de la société tout entière 117.
[70]
Précisément, après avoir repris à son compte tous les discours des
théoriciens politiques haïtiens du XIXe siècle sur la réhabilitation de “la
race noire”, Duvalier, le plus récent despote du pays (1957-1971) n’a
pu instaurer la présidence à vie héréditaire (1971 au 7 février 1986) que
sur la base d’une négation imaginaire des divisions sociales et
culturelles 118.
En lui, comme chef d’État, se réaliserait l’essence de l’intellectuel
et/ou du politicien haïtien : offrir en spectacle à l’étranger “blanc” le
Nègre devenu enfin rigoureusement maître. Propriétaire et producteur
de la nation haïtienne, ainsi se présente-t-il, avec “la toute-puissance”
et “l’omniscience” dont le maître s’auréolait face à l’esclave. Mais dans
un même mouvement, il se trouve que se convertit en réel l’imaginaire
de barbarie que le maître nourrissait et déployait autour de la figure de

116 Concept utilisé par Gunnar Myrdal, dans The Challenge of World Poverty. A
World anti-Poverty, Programme in outline, Harmondsworth, 1971, repris par
Mats Lundhal, dans Peasants and Poverty, A Study of Haiti, Croom Helm
Ltd, London, 1979, p. 358ss.
117 Un porte-parole du régime duvaliériste, s’adressait en ces termes aux
opposants, en 1962 : “Nous ferons un Himalaya de cadavres si l’on vient à
attaquer Duvalier, le sang coulera en Haïti comme jamais il n’a coulé”, cit.
par Bernard Diederich et A. Burt, dans Papadoc et les Tontonmacoutes, trad.
Paris, Albin Michel, 1971, p. 203. Comparer ce passage aux propos du
Président Salomon, en 1884 : “Dans le travail que j entreprends pour
consolider le pouvoir de ma race (c’est nous qui soulignons), si je venais à en
être distrait par une insurrection quelconque, le pays deviendrait le théâtre de
la plus horrible tragédie que l’esprit humain puisse imaginer et dont vous
serez les seuls acteurs. Ma prévoyance me dit qu’il faut un siècle
d’hécatombes pour laver le crime du Pont-Rouge” cit. par Alain Turnier, Avec
Merisier Jeannis, Une Tranche de vie jacmélienne et nationale, Port-au-
Prince, Impr Le Natal, 1982 pp. 159-160.
118 Pour une analyse du discours duvaliériste, voir notre ouvr. Culture et dictature
en Haïti ..., op. cit.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 75

l’esclave. Lorsqu’en 1957, Duvalier accède au pouvoir, il ne fera


qu’appliquer avec rigueur les thèses mêmes de l’idéologie raciale et
nazie à la société haïtienne. “Le Comte de Gobineau, écrivait-il déjà en
1936, a posé certains principes qui demeurent. Il a catégorisé la famille
humaine en trois types : le Blanc, le Noir et le Mongolique. Et chacun
d’eux avec leurs caractéristiques spécifiques : le Noir représentant la
passion, la sensibilité ; le Jaune, le sens pratique ; le Blanc, la raison
d’origine divine 119. Nous assistons chez Duvalier, à un achèvement de
l’intériorisation du préjugé de la supériorité raciale des Européens, dans
un même [71] temps qu’il se déclare le défenseur de la race noire,
comme leader sorti “de la matrice de la race 120, et nouveau fondateur
de “la civilisation” en Haïti. Mais à côté des pièges de l’État et du
pouvoir politique, il semble bien que l’écriture comme telle trône aussi
dans la production littéraire haïtienne comme un emblème de
civilisation dans la tâche sacrée de défense et d’illustration de “la race
noire”.

119 François Duvalier, “En quoi l’état d’âme du Noir se différencie-t-il de celui
du Blanc", in Le Nouvelliste, 30 décembre 1935, 3 janvier 1936, repris dans
Eléments d’une doctrine T.I. 3e éd., coll. Œuvres essentielles, Port-au-Prince,
1968, p. 49.
120 Pour de plus amples informations sur l’importance du thème de leader noir
dans les débats politiques en Haïti, voir 1946-1976. Trente ans de pouvoir
noir en Haïti. L'explosion de 1946, de C. Hector, C. Moise et E. Ollivier,
Montréal, Ed. Collectif Paroles, 1976 ; également Micheline Labelle,
Idéologie de couleur et classes en Haïti, Presses de l’Université de Montréal,
1978 ; David Nicholls, From Dessalines to Duvalier : Race, Color and
National Indépendance in Haiti, Cambridge Univ. Press, 1979.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 76

3. Face à l’écriture 121.

Retour à la table des matières

Qu’il y ait si peu de réflexion sur l’écriture en Haïti, cette seule


constatation devrait au moins retenir l’attention. On ne peut pas ne pas
être surpris par cette production surabondante d’ouvrages dans un pays
où l’analphabétisme est régnant. Au XIXe siècle, 2% de la population
totale peuvent accéder à la lecture ; et aujourd’hui, 5 à 10% seulement.
L’enquête menée par Ulrich Fleischmann sur Écrivain et société en
Haïti, commence justement par mettre en relation ce qu’il appelle “la
fécondité littéraire” de l’élite avec une conception de l’éducation
comme “moyen de ranger Haïti parmi les nations civilisées” 122. Il vaut
la peine de rappeler ici dans les grandes lignes les résultats de cette
enquête. Pour Fleischmann, dès le lendemain de l’indépendance,
commence un véritable culte du livre, plus précisément de la grammaire
française. Savoir parler ou savoir parler français, c’est être “éduqué” et
par là, se montrer égal au Blanc. Il faut pouvoir [72] “étonner les
Blancs” : c’est le but de toute production littéraire. Sur cette base,
l’écriture devient “un rituel d’initiation”, un mode d’intronisation dans
le monde blanc, de dissociation de soi-même comme écrivain par
rapport au reste de la société, c’est-à-dire aux masses encore illettrées,
parlant créole, et superstitieuses. De soi, par le seul fait d’avoir des
publications écrites, on se hisse dans la hiérarchie sociale, et on
symbolise la promotion et/ou la sortie de sa famille, de sa classe, de son
pays, de sa “race”. Qu’un écrivain soit toujours un écrivain engagé,
c’est ce que le public sait à l’avance. De la sorte, être connu, étiqueté
comme écrivain, suffit à soi seul pour désigner une condition sociale
exceptionnelle, enviée, désirée.

121 Voir notre article : “Les Intellectuels et la politique en Haïti” dans Caré, Paris,
Ed. Caribéennes. Mai 1984, p. 46-73, d’où nous reprenons ici seulement un
extrait.
122 Ulrich Fleischmann, Écrivain et société en Haïti, Centre de recherches
Caraïbes, Fonds St Jacques, Martinique, 1976, p. 12, et pour de plus amples
informations, voir son ouvrage Ideyoloji ak Reyalite nan literati Ayisyen, Tr.
Jeannot Hilaire de l’allemand, Idéologie und Wirklichkeit in der Literatur
Haiti (Coloquium Verlag), Berlin, 1969, Genève, 1981.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 77

Cette seule observation empirique requiert cependant un examen


plus approfondi. Car la plupart du temps, on contourne le vrai débat sur
l’écriture dans le contexte social haïtien, par l’appel à dépasser
l’aliénation culturelle, (qu’on parle d’Haïti dans ses œuvres, qu’on
chante les beautés de son histoire, de son paysage et — l’on ajoute
souvent — de ses femmes ... !), l’aliénation linguistique (qu’on écrive
en créole), l’aliénation politique (que l’écrivain prenne la défense des
paysans, des classes exploitées, etc.). Dans tous les cas, on travaille
seulement à inverser les termes du problème. Les manuels de littérature
haïtienne et en général les travaux de critique littéraire reprennent les
mêmes schémas de périodisation de la littérature : phase apologétique
— patriotique, puis indigéniste, puis sociale, pour marquer les progrès
réalisés, là où l’on ne se contente pas de parler de révolution, de
rupture 123 avec des prises de position dites prolétarienne, tout en
évitant toute question sur la signification de la position d’écrivain. Ce
qui se donne à voir comme une passion [73] de l’écriture en Haïti
s’apparente bien plutôt à un fétichisme de l’écriture. Un auteur de
“Manuel de littérature haïtienne” l’indiquait déjà : “Chaque texte écrit
par un Nègre ou un Mulâtre, fait diminuer chaque jour le nombre des
détracteurs d’Haïti et ajoute au nombre de ceux qui sont convaincus de
la capacité morale et intellectuelle des Noirs” 124. N’est-ce pas insinuer
que la condition d’intellectuel réhabilite le Noir, raturerait l’histoire
elle-même et permettrait de la remonter jusqu’à sa fondation ?
Atteindre à une condition de virginité — celle du Maître —, être
capable d’un face à face avec lui, réaliser finalement un véritable
palimpseste, telle semble être la tâche que se confie l’intellectuel
haïtien. Dans ce contexte, parler de littérature nationale et patriotique
ou de littérature tout court c’est indiquer une seule et même chose :
l’intellectuel haïtien par sa seule existence d’intellectuel est censé
détruire les thèses de l’inégalité raciale. À la limite, le contenu et la
forme de sa production littéraire passent pour secondaires. Non point
que l’œuvre soit dépourvue d’importance, mais son contenu véritable,

123 Maximilien Laroche, dans La Littérature Haïtienne, Identité langue — réalité,


Ottawa. Ed. Liméac, 1981, “souligne que le véritable problème de la
littérature en Haïti n’est pas dans la contradiction de l’écriture en français et
de l’écriture en haïtien mais dans celui de l’oraliture et de l’écriture”, p. 110.
124 Duraciné Vaval, Histoire de la littérature haïtienne en l’âme noire, Port-au-
Prince, 1933, p. 476-477.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 78

c’est l’action politique de rachat de la race : “Le véritable écrivain,


quand il atteste par ses œuvres le sentiment de sa race et de son milieu
s’impose comme la première autorité sociale de son peuple...” 125. Le
livre acquérerait un caractère sacré pour l’intellectuel comme pour
l’analphabète qui se voit en principe, ou doit se voir rehaussé, exhaussé,
racheté par l’intellectuel. L’impact politique de ce fétichisme de
l’écriture devient donc incontestable. En toute rigueur, on pourrait
affirmer que le rapport de l’intellectuel à la politique 126 se lit dans son
rapport à l’écriture elle-même. Si un livre est moins à lire qu’à montrer,
c’est qu’il est l’insigne, la marque d’un pouvoir. Fleischmann [74] se
demandait comment le public, sans avoir lu les ouvrages d’un auteur,
pouvait réclamer de lui un engagement. À la vérité, ce n’est pas
simplement parce que “l’écrivain est sans public” qu’une telle situation
est possible. Bien au contraire, l’écrivain haïtien est toujours — déjà
sur un podium, en face d’un public attentif, qui est porté à voir sa propre
image en lui. La représentation de l’intellectuel par le public est
fondamentale pour produire aussi l’intellectuel comme pure
représentation (de lui-même). L’ordre de l’écriture, en s’opposant à
l’ordre de l’in-culture, fait signe au public constitué autant des masses
d’illettrés que des lettrés et semi-lettrés. La puissance de type fétichiste
conférée en effet à l’écriture participe au processus de reproduction des
masses d’anciens esclaves comme sauvages ou barbares.
Mais ce qui mérite d’être davantage souligné, c’est le mouvement
d’abolition de l’écriture comme telle aux yeux de l’écrivain comme du
public, puisqu’elle a pour vocation d’autoriser une parole, une prise de
parole, au nom “d’autres” (les non-intellectuels). L’écriture offre un
piédestal pour la parole ; de la sorte l’écrivain n’écrit pas : il parle, à
proprement parler. On voit bien que la passion d’écriture peut vite se
métamorphoser en passion de pouvoir. C’est magiquement que le livre
opère en Haiti pour finalement se consumer dans la parole. Des romans
à la Balzac ont entamé, au début du XXe siècle, une critique de la vie
quotidienne en décrivant les rapports entre l’intellectuel et la vie
politique en Haiti. Dans La famille des pitite-caille (1905), Lhérisson
nous montre Eliézer, petit politicien, semi lettré, en quête de
reconnaissance et de participation aux grandes intrigues politiques de

125 Ibid., p. 284.


126 Les analyses de Léon-François Hoffmann, dans Le Roman haïtien, Idéologie
et structure, Québec, Ed. Naaman, 1982, soulignent bien ce rapport, p. 48-81.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 79

la capitale. “Bien qu’il eût chez lui une bibliothèque bondée de gros et
beaux livres, son bagage intellectuel n’était que fort léger. En
grammaire, il avait retenu, entre autres règles, celles concernant Amour,
Délice et Orgue, et [75] le participe entre deux “que” ...” 127. Eliézer
accumule donc les livres comme autant de signes et d’insignes, puis se
met à parler français, la langue-symbole de civilisation, sans aucune
considération pour le contenu de ses discours. Par là, il se conforme aux
pratiques sociales ordinaires, et à l’image ordinaire du politicien,
parlant français devant un peuple créolophone unilingue. On semble
reprocher à Eliézer de se contenter “d’imiter l’élite”, mais on oublie
qu’il imite ceux qui, de leur côté, imitent déjà en s’emparant des
emblèmes de la civilisation.
L’identité haïtienne est ainsi toujours vécue sous le régime de
“l’autre”, présent sous les espèces de l’élite intellectuelle. Entre celle-
ci et l’Occidental, l’écriture servirait de passerelle, c’est-à-dire de
signifiant de la civilisation. On peut comprendre les raisons cachées,
inavouables, de l’expulsion des questions relatives au cannibalisme, à
la sorcellerie ou au despotisme. Il faudra qu’un voile pudique soit jeté
sur ces phénomènes. Au XIXe siècle, la dénégation de l’existence même
du vodou dans le pays permet à l’avance une réfutation des détracteurs
de la race noire. Avec la rupture annoncée par la négritude, au début de
ce siècle, le vodou peut être reconnu, mais il est purifié de tous les
signes de la barbarie que sont le cannibalisme et la sorcellerie. Monde
de l’oralité, de l’analphabétisme, il apparaît dans une liaison essentielle
avec un bas niveau de civilisation, une sorte de stade primitif, appelé à
être dépassé. Il nous faut donc chercher les visages successifs que prend
le barbare de l’esclavage à nos jours à travers discours et récits sur le
cannibalisme, la sorcellerie et la zombification, cet étrange halo
constitué autour du vodou et que l’élite haïtienne s’est évertuée sans fin
à exorciser.
[76]

127 Justin Lhérisson, La Famille des pitite-caille, Port-au-Prince, Imp. Héraux,


1905, 3e Ed., 1963.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 80

[77]

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre III
LES VISAGES
DE LA BARBARIE

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[78]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 81

[79]

Culte de possession, hérité de l’Afrique Noire et spécialement des


régions Fon, Yoruba et Bantou, le vodou haïtien se pratique à une
échelle nationale dans une condition de relative clandestinité et de hors-
la-loi. Son extraordinaire adaptation à une persécution ininterrompue
de l’esclavage à nos jours se laisse découvrir dans l’annexion des
symboles et des rites du catholicisme auquel tous les esclaves étaient
contraints d’adhérer. C’est ainsi par exemple que chaque puissance
invisible appelée “esprit”, “ange”, “mystère”, ou plus communément
Iwa, a son correspondant parmi les saints de l’Église catholique. Mais
loin d’être un syncrétisme, le vodou représente encore, avec le
candomblé au Brésil, la Santeria à Cuba, une des religions africaines
les plus vivantes de toute la Caraïbe et de l’Amérique latine. Il dispose
de ses propres temples (les Ounfo), de ses prêtres et magiciens (oungan,
manbo, ou bòkò), de ses initiés (les ounsi), de ses confréries autonomes, puis
de sa mythologie et de son corps de croyances et de rites. Pourtant
presque toute la littérature sur le vodou reflète une obsession
continuelle de magie, de sorcellerie, ou de pratiques dites bizarres
comme les associations secrètes dites de sorciers et l’utilisation comme
esclaves de morts-vivants appelés zombis. Rarement ces pratiques ont
fait l’objet d’une recherche anthropologique. Un épais brouillard les
entoure encore, alors que jamais un thème n’a été aussi populaire, dans
toutes les campagnes et dans les villes. [80] Une littérature à la fois
orale et écrite existe, prolifique, faite de rumeurs, de récits fantaisistes,
de témoignages péremptoires. Pendant tout le siècle dernier, il ne se
passe pratiquement pas une décade, sans qu’une psychose de sorcellerie
n’éclate et ne s’empare des esprits. L’occupation américaine au début
de ce siècle-ci a relancé cette psychose sur le vodou, tout entier
confondu avec le règne de Satan. Enfin, depuis plus de 25 ans, c’est-à-
dire depuis l’établissement du régime de la Présidence à vie héréditaire
des Duvalier, tout se passe comme si ce règne de Satan s’était
définitivement établi. Mais en même temps, on dirait que la curiosité
scientifique décroît au fur et à mesure que les discours prolifèrent.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 82

Même les études empiriques sont rares. Or il ne manque pas de


descriptions du rituel vodou, de tentatives d’explication du phénomène
de la possession, de références à l’histoire du vodou pendant
l’esclavage. Récemment, les journaux en Haïti et la presse orale se sont
lancés dans des récits et témoignages sur les zombis, rescapés de
temples-vodou. Devra-t-on se dire que chaque propos sur la sorcellerie
en Haïti s’accompagne toujours d’une certaine assurance de disposer
de “la vérité” scientifique sur le phénomène ? Effectivement, il semble
que des explications fantaisistes sur la sorcellerie circulent tout autant
que les légendes et les récits. Pour certains, il faut écarter totalement du
vodou toutes les pratiques de sorcellerie qui, elles, ne seraient que des
“monstres sociologiques”, des phénomènes “isolés et anormaux” 128.
Pour d’autres, ce sont des actes “criminels” d’empoisonnement qui
méritent d’être poursuivis par des moyens légaux. Pour d’autres encore,
il s’agit essentiellement de croyances liées à une mentalité prélogique
d’analphabètes maintenus [81] dans l’obscurantisme par tout un
système social et politique. Que l’éducation scientifique soit répandue,
et toutes ces légendes, croit-on, s’envoleront en fumée. Dans tous les
cas, c’est l’impasse sur le phénomène : plus on en parle, plus tout a déjà
été dit.

Un vocabulaire flou

Les difficultés d’approcher la problématique “sorciers et zombis”


sont cependant réelles. Déjà le vocabulaire lui- même est flou et
imprécis : tout d’abord, les colons, les missionnaires et les premiers
chroniqueurs avaient pris l’habitude d’associer entièrement le vodou à
des pratiques de sorcellerie. Une partie de ce vocabulaire a été
réemployée par le vodouisant lui-même. Et il est devenu difficile de
reprendre purement et simplement les témoignages offerts par les
victimes de la sorcellerie (les ensorcelés et les zombis). Comment
surtout procéder dans la recherche devant l’inextricable alliance entre

128 Jean Kerboull, Le Vaudou, magie ou religion, Paris, Ed. Robert Laffont, 1973,
p. 121 : “Les crimes des sectes, s’ils ne sont pas plutôt les phantasmes
d’imaginations malades et des fruits de l’auto-intoxication, n’ont rien à voir
avec le Vaudou familial orthodoxe, sont isolés et anormaux, attribuables à des
“monstres sociologiques”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 83

le réel et l’imaginaire qui précisément caractérise le champ de la


sorcellerie ? Pourra-t-on adopter la position de l’observateur neutre qui
dispose du savoir réel sur l’expérience vécue des autres ? Il n’existe pas
en effet de discours vierge sur les pratiques de sorcellerie, étant entendu
que lesdites pratiques sont toujours prises dans les rets du langage 129.
Un rapport s’instaure plutôt de langage à langage. Une lecture critique
des discours et récits circulant sur les croyances en l’existence des
sorciers et des zombis en Haïti révélera bien des surprises.
Le vocabulaire de la sorcellerie en Haïti est vaste, débordant même.
Chacun en rajoute au gré de sa fantaisie, de ses angoisses, de ses
prétentions à l’innocence. Mais en même temps, nul ne peut
impunément se laisser aller à l’énumération [82] des pratiques diverses,
sans tôt ou tard se sentir investi par les propres notions qu’il évoque.
Selon les régions en Haïti, des groupes de sorciers, aux noms divers :
Zòbòp, Bizango, Galipot, Chanpwèl, Vlenbendeng, Makanda, Voltijè
sont censés circuler dans les rues certains soirs de la semaine. Tous sont
considérés comme redoutables, leur activité principale, imagine-t-on,
consiste à dépecer des victimes humaines, dites cabrit-sans-cornes,
pour les servir en copieux repas à tous les participants et adeptes. Dans
les cas ordinaires, ce sont les loups-garous, sucettes, diables, connus de
tous dans la vie quotidienne et devenus tels soit par l’action de mauvais
esprits, soit par l’engagement contracté avec certains “esprits”.
Travaillant tous seuls, la nuit, ou même en pleine journée, ils peuvent
s’emparer de vos enfants, ou de leurs propres enfants pour d’étranges
festins. Plus dangereux encore sont les Baka, “esprits”, obtenus par
contrat sous forme d’animaux (chiens, cochons, chats), pour la
surveillance de ses biens, ou expédiés contre quelqu’un dont on veut se
venger ; ou les zombis errants, c’est-à-dire les esprits d’individus morts
prématurément et qui attendent encore, dans les bois, dans les
carrefours, les chemins abandonnés, que sonne l’heure de leur mort,
telle que Dieu ou le destin l’a décidé. Tous ceux- là peuvent attaquer
par mégarde quiconque s’aventure sur les chemins apparemment
déserts. Les diables, esprits errants également, sont tous mauvais et
agressifs, autant que fantômes, spectres, revenants. Des morts
abandonnés sans culte ont du mal à quitter l’espace du monde des

129 Voir Jeanne Favret, Les mots, la mort, Les sorts, Paris, Gallimard, 1977,
spécialement pp. 20-24 : “Quand la parole, c’est la guerre”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 84

vivants. Mais aussi, que d’“esprits” auxquels on rend un culte en toute


innocence peuvent, du jour au lendemain, se déclarer meurtriers, avides
de sang et de “chair humaine” ! Ezilije-rouj (Erzulie aux yeux rouges)
passe pour réclamer parfois des sacrifices d’enfants ; Ogoun jé-rouj
passe pour accorder aux loups-garous tout leur pouvoir, sans compter
des “esprits” de la famille Petro-Kongo qui semblent plus faire danser
du côté gauche, aux risques et périls de celui qui s’engage avec eux.
[83]
On le voit, rien n’est ici dans la netteté : très souvent on préfère
écouter le conseil de prendre des “points chauds”, c’est-à-dire des
forces spirituelles magiques, pour se prémunir contre le mal. On peut
même se demander dans quelle mesure la plus grande préoccupation du
vodouisant n’est pas la mise à l’abri de sa propre vie, de son propre
corps contre l’intrusion subreptice ou malveillante d’esprits errants, de
zombis errants, de mauvais esprits et donc la peur d’être mangé, d’être
évidé de sa substance (de son âme), d’être préposé en repas à des
collectivités de sorciers, ou enfin d’être produit comme zombi. Le
zombi présente la contradiction terrifiante d’avoir l’apparence d’un
humain d’où toute l’humanité a été extraite. Des zombis, il en existerait
de nombreux dans les champs et dans les ounfo (temples vodou) où ils
sont attachés, attelés au travail permanent pour leur propriétaire qui
dicte des ordres exécutés automatiquement. On distingue d’ordinaire
les zombis, morts-vivants en chair et en os, des zombis tenus pour des
esprits de morts prématurés ou négligés qu’on peut expédier dans le
corps d’un individu ou qui s’y glissent par hasard s’il est dépourvu d’un
système de protection.
La peur de devenir zombi est tellement répandue en Haïti — et cela
depuis le siècle dernier, sans interruption — que le code pénal prévoit
la poursuite des individus qui provoquent la mort par actions rituelles
ou qui s’engagent dans la production des zombis. La presse écrite ne
manque pas non plus de rapporter des confessions d’individus revenus
ou rescapés de l’univers des zombis. Au cours de ces récentes années,
des centaines de zombis, dit-on, sont apparus, quelques-uns sont
exposés à des groupes de pasteurs, là où ils ne sont pas examinés par
des psychiatres.
Récits et légendes s’entremêlent dans la population, comme si une
véritable épidémie avait été déclenchée à travers le pays. Les zombis
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 85

délivrés de leur sort sont censés avoir goûté le sel ou un aliment salé
quelconque, qui les ramène à la vie consciente et leur permet
d’échapper des mains de [84] leurs “criminels” propriétaires. On a
l’impression que l’empire des producteurs de zombis s’élargit
aujourd’hui. Des psychiatres et pasteurs, des prêtres, des instituteurs
estiment souvent que des mesures rigoureuses devraient être prises pour
empêcher l’action des “malfaiteurs”. C’est dire l’ampleur du débat,
mais aussi les obscurités qui planent sur le phénomène. Mais porter le
soupçon sur les opinions et thèses les plus diverses qui circulent sur les
sorciers et les zombis suppose qu’on remonte à l’histoire elle-même de
la production de ces opinions et thèses. On commencera donc par
mettre au jour toutes les strates des discours superposés sur ce
phénomène de la période esclavagiste à nos jours.

1. L’esclave sorcier

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Pour la période esclavagiste, c’est — on le sait assez aujourd’hui —


le vodou tout entier qui est assimilé à la sorcellerie, telle qu’on se la
représentait en Europe à la fin du Moyen-Age. Les témoignages du Père
Dutertre comme du Père Labat pour les XVII e et XVIIIe siècles sont
nets et ont été fréquemment évoqués par de nombreux historiens. Tout
adepte du vodou est dit “sorcier”, et comme tel est passible de pratiques
d’inquisition ou de persécution allant le plus souvent jusqu’au
châtiment de la mort. L’interdiction du vodou ou de toutes pratiques
religieuses africaines, par le Code Noir de 1685, s’inscrit non seulement
dans la nécessité d’empêcher les réunions des esclaves, lieu
d’émergence des révoltes, mais aussi dans la croyance partagée par les
colons que des actes de sorcellerie peuvent avoir une efficacité. Dès le
départ, en effet, tous les “Nègres” et les Indiens sont tenus pour des
sauvages, à la fois païens et infidèles, qui invoquent des prétendus dieux
qui sont en fait des démons. Dutertre, par exemple, disait des Caraïbes
qu’ils étaient de “pauvres sauvages”, qui passaient “toute leur vie dans
les ténèbres [85] et dont le Diable abusait 130. Les obstacles à la

130 P. Jean-Baptiste Dutertre, Histoire générale des Antilles habitées par les
Français Paris 1966, T. II, pp. 364-369.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 86

conversion chrétienne ne devaient donc pas manquer. Ils provenaient


non seulement de ces “ténèbres épaisses” qui remplissent
“l’entendement” des sauvages, mais aussi de leur “nature corrompue”,
et des “fourbes et impostures des démons et de leurs suppôts qui
s’emparent d’eux et s’attestent dans leurs pratiques superstitieuses” 131.
En 1694, le Père Labat reprend pour l’essentiel la même théorie, tout
en portant plus d’attention aux nègres récidivistes de sorcellerie,
“quelque promesse qu’ils fassent”. “Il faut différer leur baptême...,
déclare-t-il, jusqu’à ce qu’on soit assuré... qu’ils ont abandonné tout à
fait les pratiques qu’ils avaient avec le diable 132. Tout en reprenant les
incertitudes de la raison qui cherche à établir son empire, colons,
missionnaires, administrateurs et magistrats aux Antilles préfèrent
encore tenir toutes les pratiques dites superstitieuses pour diaboliques.
Plus les esclaves deviennent majoritaires, plus on se méfie du
développement des pratiques religieuses africaines. “Leurs sorts et
leurs maléfices, disait encore le P. Labat, sont moins à craindre quand
ils sont païens que lorsqu’ils sont chrétiens”. Dans l’île de Saint
Christophe par exemple, un arrêt du conseil supérieur, à la suite du
compte rendu d’un Jésuite, le Père Moreau, souligne avec un luxe de
détails des pratiques à prohiber coûte que coûte, à cause de leurs
connivences avec le démon. L’arrêt parle de “nègres sorciers”, “soi-
disant médecins”, qui simulent de guérir les malades par des “sortilèges
et drogues”, par “communication avec le démon”, ou par “coopération”
avec lui 133. Une amende est prévue par cet arrêt de novembre 1686,
ainsi que la punition corporelle pour tous ceux qui sont pris en flagrant
délit de récidive. [86] Mais à la fin du XVIIe siècle, on ne semble pas
s’inquiéter outre mesure des délits de sorcellerie.
Toutefois, peu à peu, le soupçon grandit à propos de nègres
charlatans, ou de simples nègres qui disposent d’un savoir sur les
plantes et les remèdes naturels. Les nègres, dit- on, se procurent des
“garde-corps”, des fétiches ou figures représentant des hommes ou des
animaux aux pouvoirs surnaturels, capables d’efficacité, car “il est un
grand nombre de nègres, dit Moreau de Saint Méry, qui acquièrent un

131 Ibid., p. 431.


132 P. Labat, Voyage aux Iles d’Amérique, 1693-1705, Paris, Ed. Duchartre, p.
325.
133 Archives des colonies, 53, arrêt du 23 novembre 1686.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 87

pouvoir absolu sur les autres par ce moyen” 134, comme si l’on ne
pouvait plus distinguer ce qui est de l’ordre de l’ignorance, de la débilité
mentale, et ce qui relève de l’activité délibérée de sorcellerie. S’il est
encore possible à la fin du XVIIe siècle, que chaque colon ou chaque
missionnaire punisse lui- même les nègres pris pour sorciers — on sait
par exemple que le Père Labat reconnaît avoir dû battre un sorcier
jusqu’à ce que mort s’ensuive 135 — les magistrats essaient d’intervenir
le plus possible dans l’incertitude qu’ils étaient en face de ces actes
tantôt réels, tantôt imaginaires. Dans une lettre au Ministre écrite le 3
septembre 1727, on apprend par exemple que certains maîtres “se
donnent la licence de faire mourir (les nègres sorciers) de leur propre
autorité”, mais qu’il ne convient “en aucune façon que les maîtres se
fassent une justice aussi sévère, quand même le crime de sortilège serait
aussi réel qu’il paraît imaginaire” 136... On peut saisir à travers cette
lettre, que les pouvoirs en Métropole ne voient plus en la sorcellerie de
quoi s’affoler. Mais telle n’est pas la situation dans les îles : colons et
gérants ne sauront plus bientôt comment juguler ce mal rampant qu’est
la multitude de pratiques “superstitieuses” allant de toutes les teintes,
des procédés thérapeutiques aux sortilèges meurtriers.
[87]
En effet, les rumeurs d’empoisonnement par le moyen des plantes
ou des rites magiques se développent. Depuis les terrifiantes pratiques
de Makandal, esclave qui passait en 1757 pour disposer du pouvoir de
disparaître ou de se métamorphoser, jusqu’au fameux Don Pedro qui, à
la même époque, savait semer la terreur jusque parmi les esclaves, on
se doute’ comme le disait Moreau de Saint Méry, “qu’il est un grand
nombre de nègres qui acquièrent un pouvoir absolu” 137. Désormais, les
noms de Makandal et de Don Pedro servent à désigner les pratiques de
sorcellerie, et cela dès le XVIIIe siècle. La peur du marronnage semble
peu à peu rejoindre la peur de la sorcellerie. C’est qu’on n en est déjà
plus a la vision du diable partout présent chez les infidèles et les païens.

134 Moreau de Saint Méry, Description topographique... de la partie française de


Vile de Saint Domingue. Philadelphia, 1797, T. I, p. 36.
135 Labat, op. cit., T. II, pp. 54-55.
136 Paris, Archives des Colonies, Code Guadeloupe, F 50, p. 430.
137 Moreau de Saint Méry, Description de l’école..., op. cit.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 88

Le règlement de discipline pour les Nègres adressé aux curés des


îles françaises de l’Amérique (en 1777) parle des nègres comme des
“hommes nés dans le sein de l’ignorance et de la barbarie, qui ont vécu
sans culte, sans lois et sans mœurs, abandonnés à toute la corruption
d’une nature abrutie” mais qu’on peut encore “former aux bonnes
mœurs” 138 par la religion. De son côté, Moreau de Saint Méry, le
premier d’ailleurs, signale l’existence d’un “culte du serpent” qui
semble bien correspondre au culte ordinaire du vodou, mais pour les
colons et les missionnaires seule importe la lutte contre ce qui se donne
pour un danger grave, c’est-à-dire le marronnage ou la fuite
systématique des esclaves hors des plantations, capable d’emporter
l’ordre esclavagiste. Toutes les pratiques religieuses africaines vont
basculer vers un seul pôle : le pôle de la sorcellerie comme subversion
de l’ordre établi. On apprendra bientôt que des chefs sorciers se mêlent
aux marrons rebelles, et même que des pactes rituels lieront les [88]
esclaves révoltés pour l’assaut contre les maîtres 139. Pour certains
historiens 140, l’orientation révolutionnaire des pratiques du vodou
pendant la lutte pour l’indépendance d’Haïti est indéniable. Mais dans
le nouvel État indépendant, il semble qu’on oscillera continuellement
entre l’appréhension du vodou comme base de consensus populaire
pour les pouvoirs établis, et sa prohibition comme pure délinquance.
L’État pourra-t-il sortir de ce dilemme au XIXe siècle ?

2. Le paysan délinquant

138 Paris, Arch. Nat. Colonies, F5, A 28. Voir les analyses de Antoine Gisler,
L’esclavage aux Antilles françaises (XVIIe-XIXe siècles). Contribution au
problème de l'esclavage, Fribourg, Suisse, 1965, p. 185 ; également, G.
Debien, Les esclaves aux Antilles françaises (XVIIe-XVIIIe siècles), Basse-
Terre et Fort-de-France, 1974, pp. 288-291.
139 Jean Fouchard, Les Marrons de la Liberté, Paris, Ed. de l’Ecole, p. 458 ;
Moreau de Saint Méry, op. cit. T. II, p. 629-631.
140 Cf. par ex. Th. Madiou, Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, 1843-1847 ; L.J.
Janvier, Les Constitutions d’Haïti, tome I, Paris 1886 ; “Les chefs des
insurgés eurent recours au fétichisme, s’en servirent comme moyen
politique”, et encore : “Les croyances africaines furent un excellent
instrument de cohésion pour les initiés, leurs mots de passe, leurs gestes de
reconnaissance des signes de ralliement...” p. 281.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 89

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Au cours des premiers mois qui suivent la proclamation de


l’indépendance d’Haïti, en 1804, Dessalines, le premier Chef d’État,
entreprend d’interdire les pratiques du vodou 141. Les esclaves libérés
tentaient pourtant de recréer de manière ostensible les traditions
africaines, et de construire partout dans les campagnes des temples ou
ounfo où se pratiquerait le vodou. Un contrôle total de la population
s’avérait difficile, d’autant plus qu’un certain nombre d’anciens chefs
marrons, connus pendant la guerre de l’indépendance pour leurs
“pouvoirs surnaturels”, continuaient à encadrer les masses de nouveaux
libres. Pour contraindre celles-ci à se remettre au travail sur de grandes
plantations concédées à des généraux de l’armée, et donc pour
empêcher que le marronnage [89] se poursuive, Dessalines, et déjà
avant lui Toussaint Louverture, ont choisi d’exécuter publiquement
certains chefs vodouisants, comme des rebelles au nouvel ordre établi.
Il semble même que pendant tout le XIXe siècle la lutte contre le vodou
va se déployer dans le cadre d’un discours et d’une pratique politiques.
Mais non sans contradictions, car d’une autre main il faudra rétablir le
culte catholique comme culte officiel, derrière lequel les pratiques du
vodou ont appris d’ailleurs depuis la période esclavagiste à s’abriter.
Ainsi de 1804 à 1860, les chefs d’État haïtiens nomment comme curés
de paroisses des prêtres français de la constitution civile du clergé, ou
même des prêtres interdits par Rome, en attendant de signer un
Concordat avec l’Église.
Ce sont ces prêtres qui allaient manifester la plus grande tolérance
envers le vodou. Mais l’établissement d’un vrai “régime d’ordre et de
stabilité” devait pousser en même temps tous les chefs d’État du
premier demi-siècle de l’indépendance à travailler sans relâche pour
l’obtention du Concordat. D’un côté, l’Église, comme puissance
étrangère, reconnaîtrait ainsi l’indépendance du pays, et de l’autre, elle
aurait une tâche de “pacification” et de civilisation. Mais, sans cesse, le

141 Cf. Beaubrun Ardouin, Etudes sur l’Histoire d’Haïti, 1860, T.V. p. 51 :
“Comme homme éclairé, il (Toussaint) fit sentir à ses frères que, quoiqu’ils
descendent des Africains et doivent s’honorer de cette origine, ils doivent
aussi s’affranchir de toutes les grossières superstitions, notamment du
Vaudou, parce que, si elles existent en Afrique, plongée dans une profonde
ignorance, ce n’est pas une raison pour adopter de telles croyances qui
dégradent l’homme et l’abrutissent, et qui ne peuvent que le faire mépriser”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 90

vodou s’infiltrera dans toutes les compétitions politiques. En 1811, par


exemple, lors d’un affrontement entre les armées de l’Ouest du pays
fidèles au Président Pétion et celles du Nord défendant le royaume de
Christophe, on mentionne le cas d’une apparition de la Vierge dans un
figuier maudit (le Mapou, arbre-reposoir des esprits Gédé, génies de la
mort, et haut lieu de pratiques magiques) 142. Dans ses Etudes sur
l’histoire d’Haïti, 143 Beaubrun Ardouin explique qu’il s’agissait là
d’un stratagème utilisé par Christophe qui envoyait un espion nommé
Bosquet se faire passer pour la Vierge apparaissant dans le figuier
maudit. Ainsi les troupes de Christophe ne rencontreraient pas de
résistance à leur passage. [90] Là-dessus, Pétion, de son côté, dut inviter
un prêtre catholique, l’Abbé Gaspard, à se rendre, avec toute son
escorte de chantres et d’enfants de choeur, auprès du figuier maudit,
devenu un haut lieu de pèlerinage, pour y mettre le feu et prouver ainsi
l’imposture de cette “superstition”. L’Église catholique passait alors
pour l’institution vouée à tenir le discours du pouvoir sur le vodou et à
assigner ce dernier à résidence du côté de la sédition et de la
délinquance. Un code rural promulgué en 1826 par le Président Boyer
tentait d’établir en même temps un cordon puissant autour du monde
paysan. Mais curieusement, à la chute du Président en 1843, des
rumeurs se mettent à circuler sur les bandes de paysans déferlant vers
la ville, portées tout autant par des revendications sociales nombreuses
que par leurs vieilles superstitions. Le Père Cabon, dans ses Notes sur
l’Histoire d’Haïti, cite à propos des révoltes populaires qui éclatent en
1843, le témoignage d’un habitant de la ville de Jacmel sur les gueux
qui faisaient les “prosélytes” ; “on prétend qu’ils avaient de la chair
humaine dans leur macoute. La barbarie déborde.” 144. De son côté,
Thomas Madiou parle de la peur créée par ces groupes de révoltés
diversement inspirés par les “esprits vodou”, ou par la sorcellerie
anthropophagique. “Les oungan, écrit-il, étaient réputés
anthropophages dans les campagnes ; on les appelait loups-garous ou
êtres entièrement malfaisants ; les partisans du vodou les considéraient
comme des damnés et les redoutaient.” Il souligne encore que l’un des
leaders des bandes de paysans savait circuler, un “cierge à la main... au

142 Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, op. cit.


143 B. Ardouin op. cit., T. III, Ch. I, p. 111.
144 P. Antoine Cabon, Notes sur l’histoire religieuse d’Haïti. De la Révolution
au Concordat 1789-1860. Port-au-Prince, 1936, p. 390.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 91

milieu des bandes d’Acaau qu’il édifiait par ses neuvaines à la Vierge,
qu’il maîtrisait par son crédit bien notoire auprès du dieu vodou” 145.
On peut donc déjà remarquer que la sorcellerie anthropophagique est
imputée aux milieux populaires : gueux des villes, paysans. Mais en
[91] même temps, on attribue au pouvoir établi des connivences avec
le vodou ou avec des prêtres-vodou. C’est le cas de Christophe dans le
nord. C’est aussi le cas de Soulouque, au service duquel, signale
Madiou, un oungan dénommé Frère Joseph, mettra ses connaissances
du vodou. Cette fois, plus rien n’empêchera le développement des
rumeurs sur les pratiques du vodou qui font la longue ou courte durée
d’un chef d’État au pouvoir. Après le départ de Boyer en 1843, on
apprendra qu’il avait caché au palais une “poupée” ayant pour mission
de persécuter tous ses successeurs. En 1850, Soulouque, de son côté,
doit se faire sacrer Empereur, grâce aux apparitions fréquentes de la
Vierge sur un palmier. La Vierge, disait-on, portait un enfant dans ses
bras, qui ne serait autre que Soulouque. Ou encore sur une feuille du
palmier, on a vu dessiné le portrait de la Vierge enveloppée d’un
manteau et portant une couronne sur la tête, ce serait encore Soulouque,
Empereur. Il n’y aura bientôt plus de possibilités d’endiguer les
rumeurs. Soulouque est tenu pour un obsédé des “esprits” du vodou, lui
qui se croyait persécuter par des sortilèges et qui organisait au Palais
même, ou au cimetière, des cérémonies en l’honneur des “esprits”.

En revanche, avec l’accession de Geffrard à la présidence en 1860,


on s’attendait à une accalmie ; une église concordataire enfin installée
créerait un barrage définitif au développement du vodou. Mais dès 1863
une psychose de sorcellerie éclate : la célèbre affaire Jeanne Pelée 146,
à Bizoton, dans la banlieue de la capitale, relance à l’étranger la
réputation d’une Haïti livrée à la barbarie. Le 31 décembre 1863, Jeanne
Pelée décide de sacrifier aux Iwa du vodou sa nièce, Claircine, âgée de
12 ans. Dépecée et cuite avec d’autres aliments, elle est offerte en repas
aux participants de la cérémonie. Quelques jours plus tard, une autre
fillette disparaît, [92] puis est découverte par la police dans un ounfo,
ficelée, prête à être tuée. L’affaire, introduite au tribunal, eut un
retentissement considérable, d’autant plus que huit personnes ont

145 Thomas Madiou, op. cit., p. 91.


146 Ibid., p. 391.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 92

avoué, ou du moins ont été amenées à avouer, leur participation à ces


sacrifices et à ces festins cannibaliques 147.
Plus tard, entre 1864 et 1915, rares sont les chefs d’État qui ont
échappé à un rapport direct avec le vodou. Salnave, Hyppolite, Nord
Alexis, Antoine Simon 148 auraient tous eu des Oungan comme
conseillers, pour pouvoir lutter contre leurs ennemis qui, eux, ne
manqueraient pas d’utiliser les ressources de la sorcellerie. On parle de
sacrifices humains commandés au Palais par Nord Alexis et sa femme,
ou par la propre fille du Président Antoine Simon qui, elle, recherchait
surtout des cœurs humains tout frais.
Sans attendre le débat théorique qui sera amorcé ultérieurement, une
première observation s’impose déjà : c’est la représentation du vodou
comme sorcellerie, et sa distribution autour de deux pôles de la société
haïtienne : le pouvoir politique (le palais national étant tenu pour le haut
lieu des papa-lwa ou oungan réputés forts), les classes populaires
(paysans et gueux des villes). L’ordre de la révolte et l’ordre du pouvoir
établi se rejoindraient ainsi. Pour ce dernier, le vodou ne peut être qu’un
lieu de consensus inavouable. La tolérance du vodou se donne alors
comme nécessaire au fonctionnement général de la société. Mais sa
pénalisation, non moins. Serait-ce là une contradiction ? Il semble
plutôt que cette pénalisation a un double objectif : délivrer le pays de
pouvoirs parallèles incontrôlables, et réduire à l’état de délinquants ou
de marginaux les groupes sociaux les plus exploités. [93] À l’avance,
pourrait-on dire, ces derniers portent la marque des pratiques de la
sorcellerie. Sorcellerie des pauvres contre celle des puissants ? En tous
cas, au moment de la lutte pour l’indépendance, la sorcellerie rentrait
dans le cadre de la révolte légitime ; au XIXe siècle, cette révolte étant
devenue illégitime, il n’y a plus que des délinquants. Tout sorcier est
un délinquant. C’est bien là un vœu qui rencontre précisément comme
obstacle pour se réaliser cette connivence avérée du pouvoir avec le
vodou. Mais arrêtons là pour le moment ces premières remarques. Il
faut encore poursuivre les investigations sur les discours des auteurs

147 Les manuels d’histoire d’Haïti en font le récit, voir par exemple Dorsainvil,
J.C. et Frères de l’Instruction Chrétienne, Manuel d’Histoire d’Haïti, Port-au-
Prince, 1949.
148 J. Verschueren, Panorama d’Haïti, T. III, Le Culte du vaudou en Haïti.
Ophiolatrie et animisme, Paris, Lethielleux, 1948, donne des détails sur les
rapports entre les chefs d'État haïtiens et le vodou.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 93

européens de la fin du siècle dernier, sur les rumeurs de sorcellerie


(anthropophagique) en Haïti.
De 1804 à 1850, les Européens portent peu d’intérêt à la question du
vodou, alors peu connu. L’effort poursuivi pour isoler Haïti, mauvais
exemple pour les autres colonies, est prédominant. La présence de
prêtres, dits schismatiques, tolérés par les gouvernements, ainsi que le
mélange entre catholicisme et pratiques “superstitieuses” de “la race
africaine” (21) retiennent l’attention. James Franklin, par exemple, dans
un ouvrage intitulé The present State of Haïti (1826) 149, parle de “l’état
désorganisé de l’Église Catholique”, des cérémonies comme occasion
de “parade” et “d’amusement public”, et de “la persévérance dans tous
les vices primitifs de la race africaine”. Dans le même sens, W. Harvey
mentionne dans Sketches of Hayiti (1827) “l’absence de moralité” des
chefs dans un pays où le mariage n’est pas reconnu, et où le mélange
entre superstitions africaines et culte [94] catholique 150 est courant. Il
faut attendre l’avènement de Soulouque (1849), pour voir se répandre
en Europe, avec une étonnante facilité, une série d’énoncés sur une
Haïti tout entière plongée dans la sauvagerie, le despotisme et le
cannibalisme. Nous sommes précisément dans une Europe qui a la
claire conscience d’être le centre d’épanouissement de la civilisation.
Dans la perspective de la colonisation de toute l’Afrique, de nombreux
anthropologues tentent de prouver à tous les niveaux (langue, religion,
coutumes matrimoniales) l’infériorité raciale des peuples noirs. Le
cannibalisme était tenu pour un paradigme qui s’appliquait à la plupart
des cultures africaines. Du côté des missions chrétiennes qui ont connu
leur plus grand essor à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle,
divers récits de pratiques cannibaliques sont rapportés comme preuves
de l’emprise du Diable sur le monde africain. Aux yeux des voyageurs

149 James Franklin, The Present State of Hayti, London, 1826, p. 393 ss. Sur la
situation de l’Église en Haïti, pendant la première moitié du XIXe siècle, voir
surtout: Cabon, Notes sur l’histoire religieuse d’Haïti, op. cit.; Charles Malo,
Histoire d’Haïti depuis sa découverte jusqu’en 1824, Paris, 1825; John
Candler, Brief Notices of Hayti, London, 1842; J. B. Piolet, La France au
dehors. Les Missions catholiques françaises au XIX e siècle, Armand Colin,
1901-1903, voir T. VI, sur Haïti.
150 W. Harvey, Sketches of Haiti: from the expulsion of the French to the Death
of Christophe, London, 1827, p. 309 ss.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 94

et colonisateurs, ce n’étaient là que les signes d’une nécessité


impérieuse de la colonisation elle-même.
Les revues des sociétés d’histoire et de géographie, comme la
littérature pour enfants, font état des sacrifices humains en Afrique avec
un luxe de détails 151. La terreur exercée par Soulouque, devenu
empereur d’Haïti, va permettre de présenter Haïti comme la preuve
parfaite de l’incapacité congénitale des Noirs à se diriger eux-mêmes,
sans le concours des Blancs. Ainsi par exemple, dans l’avant-propos de
son ouvrage L’empereur Soulouque et son Empire, Gustave d’Alaux
annonce l’étrangeté que représente pour lui un État noir indépendant, et
son dessein de raconter enfin ce qui peut se passer à l’intérieur du
“monde noir” : “J’ai à parler d’un pays qui a des journaux et des
sorciers, un tiers parti et des [95] fétiches, et où des adorateurs de
couleuvres proclament tour à tour, depuis cinquante ans, “en présence
de l’Etre suprême”, des constitutions démocratiques et des monarques
“par la grâce de Dieu” 152. L’auteur confesse lui-même ne pas aller
jusqu’à croire en “l’infériorité originelle de la race noire”, tout en
soutenant ce qu’il appelle “sa perfectibilité”, son “aptitude
civilisatrice”. Haïti, dit-il, est “depuis huit ans en pleine réaction de
barbarie africaine”, car Soulouque est le résumé de “toutes les
réminiscences de la sauvagerie originaire”. La preuve parfaite de cette
sauvagerie, c’est le recours du peuple aux pratiques du vodou qui
relèveraient de la sauvagerie anthropophagique, et seraient la cause
véritable du despotisme en Haïti. Pour d’Alaux, les chefs des révoltés
de 1791, “au fond bien moins des vengeurs de leur race que des dévots
de quelque sombre rite africain apporté en droite ligne du Cap Lopez
ou du Cap Nègre...” 153, n’étaient autres que des sorciers. Ils passaient
leur temps à couper la tête aux Blancs, à en exprimer le sang dans un
vase pour le boire avec du tafia. “Vendeurs de chair noire et dépeceurs
de chair blanche”, tels sont les “Nègres” haïtiens, et la tyranie de
Soulouque provient de ce que “la canaille vaudou était dans l’intervalle
complètement remontée en faveur au palais”. Les bandes du leader
paysan, nommé Acaau, sont désignées en même temps comme des
bandes de sorciers. Le vodou, tout entier confondu avec la sorcellerie

151 William B. Cohen, Français et Africains. Les Noirs dans le regard des Blancs
1530-1880, op. Cit., en donne quelques-uns, pp. 356-359.
152 Gustave d’Alaux, L’Empereur Soulouque et son empire, Paris, 1856, p. 1.
153 Ibid., p. 26.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 95

représenterait en Haïti, la remontée d’une “canaille” 154, donc de


marginaux de la civilisation.
Un peu plus tard, Paul Dhormoys, dans un ouvrage intitulé Sous les
Tropiques, achève de présenter un vodou essentiellement conçu comme
un haut lieu de sacrifices humains rituels. L’auteur écrit après 1864,
c’est-à-dire après qu’ont [96] été connues en Europe les nouvelles de
l’affaire Jeanne Pelée, dans laquelle, on se souvient, des vodouisants
avaient été passés en jugement, puis condamnés à mort pour avoir
accompli des pratiques rituelles anthropophagiques. C’est au cours des
assemblées du vodou, dit-il, “que se composaient et se composent
encore ces terribles breuvages qui empoisonnent en un jour les
troupeaux et les fleurs, qui frappent les hommes de mort, de fièvre ou
d’imbécilité... C’est là que les dictateurs du vaudou font encore de nos
jours, avec les corps des malheureux qu’ils ont pu saisir, de ces
épouvantables festins qui feraient de nouveau reculer le soleil, s’il
n’était plus impossible qu’aux temps d’Atrée et de Thyeste ! Des
“horreurs”, ajoute-t-il, qui ne peuvent s’expliquer que par le plaisir de
faire gratuitement le mal : c’est cela qui distinguera toujours le blanc
du nègre” 155.
Enfin, l’auteur décrit une cérémonie vodou à laquelle un prêtre
l’avait amené, pour le convaincre définitivement de la barbarie “des
nègres”. Bien entendu, au cours de cette cérémonie, un enfant était, dit-
il, offert en sacrifice. Il n’en veut pour preuve que le fait d’avoir vu un
enfant placé à côté d’une chèvre noire et d’autres animaux. Désormais,
il n’y aura plus de récits de voyage dans les Antilles qui ne mentionnent
le caractère sanguinaire du culte vodou. Ainsi, Edgard La Selve écrit
dans Le Pays des Nègres. Voyage à Haïti (1881) : “Il est une danse
depuis longtemps connue, qui fait partie des cérémonies du vodou,
sombre culte africain, plus sanguinaire que celui de Moloch...” 156.
Cependant, c’est avec la parution de l’ouvrage de Spencer Saint
John, Haiti or the Black Republic, en 1884, que sera forgée en Europe
la réputation d’Haïti, “pays de barbares” ainsi que l’auteur l’annonce
en exergue dès la première page avec une citation de Napoléon III.

154 Ibid., p. 91 et p. 112.


155 Paul Dhormoys, Sous les Tropiques, op. cit., p. 132.
156 E. la Selve, Le Pays des Nègres, Voyage à Haïti, Paris, Lib. Hachette, 1881,
p. 180.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 96

L’ouvrage a d’autant plus [97] de retentissement que l’auteur est un


britannique, ancien consul en Haïti, qui prétend raconter ce qu’il a vu
et entendu à l’intérieur même d’Haïti sur le cannibalisme et les
angoisses du peuple comme celles de l’élite devant la sorcellerie
anthropophagique. Saint John cite en effet des cas de “fillette bouffée”
dans des cérémonies en mai 1879, de “cadavres déterrés et mangés” 157
en janvier 1881, de vente de chair humaine en guise de viande de porc
à Saint Marc en février 1881, de condamnations diverses dans les
tribunaux pour exécution de sacrifices humains. Enfin, il consacre un
chapitre entier (pp. 182-228) au culte du vodou et au cannibalisme. “Il
n’y a pas de sujet”, écrit-il, qu’il est plus difficile à traiter que le culte
du Vaudoux et le cannibalisme qui accompagne trop souvent ses
rites” 158.
Du côté des missionnaires catholiques dont le nombre a augmenté
considérablement depuis le Condordat signé en 1860, nous assistons à
la reprise de tous les préjugés déjà répandus en Europe sur les cultes
africains. Ils disent eux- mêmes leur dessein : travailler à l’éducation
du peuple, c’est- à-dire à sa civilisation, et enrayer la superstition, c’est-
à-dire le vodou. La théologie développée et distillée dans les sermons
et les cathéchismes à ce sujet se réduit à l’idée d’un culte offert aux
démons. Sur cette base, il n’y a pas de surprise possible : la sorcellerie
anthropophagique est la tradition des vodouisants. Mgr Hillion, Evêque
du Cap, à la suite de ses visites pastorales dans les sections rurales,
rapporte que “des faits d’anthropophagie ont été souvent constatés dans
les parages, non seulement sur des personnes sacrifiées dans les
cérémonies vaudoux mais sur des cadavres arrachés à la tombe” 159.
Allons-nous assister, au début du XXe siècle, à une rupture par rapport
aux préjugés développés par les [98] auteurs occidentaux sur une Haïti
tout entière plongée dans la sorcellerie anthropophagique ? Prenant la
relève des Européens, les Américains, soucieux d’établir leur
hégémonie en Haïti, vont à leur tour relancer le débat sur le vodou, la
sorcellerie et le cannibalisme.

157 Spencer Saint John, Hayti or the Black Republic, London, 1884, p. XIII.
158 Ibid., p. 182.
159 Cité par Verschueren, Panorama de la République d'Haiti, op. cit., T. III, pp.
233-234.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 97

3. Le bandit cannibale

Retour à la table des matières

Depuis la parution de l’ouvrage dévastateur de Spencer Saint John,


Haiti or the Black Republic (1884), jusque vers les années 1940, il ne
semble pas qu’il y ait eu une trêve ou une accalmie dans les campagnes
menées à l’étranger contre Haïti. Les doctrines raciales ayant désormais
pignon sur rue, plusieurs essayistes américains recherchent de
nouveaux arguments pour renforcer aux États-Unis la ségrégation
contre les Noirs. Haïti, dans ce contexte, apparaît une aubaine et devient
le pays où “la race noire” démontre ses caractéristiques de sauvagerie,
de barbarie et de cannibalisme. C’est ce que devront signifier les
pratiques et les croyances du vodou. On a l’impression que les
Américains vont se jeter avec appétit, avec frénésie même, sur une série
de récits et de légendes au sujet des pratiques de cannibalisme et de
sorcellerie anthropophagique qui sont la marque principale et
essentielle de la société haïtienne. Les articles de journaux comme les
ouvrages publiés sur le vodou auront un succès surprenant, et feront
vite le tour des États-Unis. Mais on aurait tort de mettre tout simplement
cette propagande simpliste sur le compte de la culture fruste de
“marines” américains ou de touristes improvisés en ethnologues : c’est
la pensée dominante dans la société américaine qu’ils expriment. Il ne
sera pas question ici de faire un inventaire exhaustif de cette littérature
qui est considérable.
On se contentera de pointer la thématique du vodou que certains
auteurs américains ont présentée à l’étranger sous l’angle cannibalique
et racial à la fois, dans la visée de légitimation [99] des atrocités
commises par les marines américains ou de l’occupation américaine
tout court.
L’ouvrage de H. Hesket Prichard, When Black rules White, Ajourney
across and about Hayti, en 1910, rassemble des articles publiés dans
plusieurs journaux, et auxquels le public américain a déjà fait un accueil
chaleureux. L’auteur avoue avoir lu Spencer Saint John, mais considère
son livre comme trop vieux. Il faut donc à nouveau ouvrir le rideau sur
Haïti pour constater ce que les “nègres” ont fait de leur indépendance,
ce qu’ils ont pu réaliser tous seuls, quand les Blancs ne sont plus là
comme tuteurs. Très vite, le vodou tient le devant de la scène, et l’auteur
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 98

nous promène, avec lui, dans diverses régions d’Haïti, toutes livrées au
culte du serpent, cette “superstition dégradante et grotesque” 160 des
Noirs originaires d’Afrique. Ce culte, explique-t-il, comporte deux
types de sacrifices : celui des volailles et celui des humains ou “cabrits
sans cornes”. Mais d’un côté “l’idée des masses ne s’élève pas au-
dessus du serpent qui représente pour elles leur dieu”, de l’autre, le
nègre haïtien est un sauvage qui se croit obligé d’honorer son dieu en
lui offrant des sacrifices humains, et en mangeant lui-même de la chair
humaine : “Haïti est le seul pays... où une superstition contaminée par
de telles horreurs existe”. Aussi, le nègre ne peut pas gouverner son
propre frère noir avec succès sans tyrannie... ” 161.
Cette thèse toute simple — à savoir que le vodou est un haut lieu de
pratiques cannibaliques, donc de la sauvagerie et de la tyrannie des
Noirs livrés à eux-mêmes — résume les divers discours que des auteurs
américains ont diffusés en Haïti, à la veille de l’occupation américaine.
Bien entendu, si ces ouvrages livrent en dernière instance plus de
renseignements sur les auteurs que sur la société haïtienne elle-même,
[100] il reste que les énoncés ne sont pas dépourvus d’effet dans la
pratique politique que les occupants vont bientôt instaurer dans le pays.
Prichard voyait Port-au-Prince comme une “étrange greffe de
parisianisme et de sauvagerie” où le “Blanc n’a pas de droit” 162, mais
où, désormais, avec l’occupation, il est couronné Roi. Et c’est le titre
— qui vient attester le travail du fantasme américain sur le vodou et/ou
le cannibalisme haïtien — que choisit un “marine” américain pour
raconter son expérience de commandant de district sous l’occupation :
Le Roi Blanc de la Gonâve, avec le sous- titre, Le culte du vaudou en

160 Hesketh Prichard, Where Black rules white. A joumey across and about Hayti,
London et New-York, 1910, p. 79.
161 Ibid., p. 102.
162 Ibid., p. 49 et 50 ; Voir aussi p. 107 : “Vaudoux is cannibalism in the second
stage. In the first instance a savage eats human flesh as an extreme form of
triumph over an enemy. So the appetite grows until this good is prefered to
any other. The next stage follows naturally. The man, wishing to propitiate
his good, offers him that which he himself most prizes. Add to this sacrifices
the mysteries and traditions of the ages, you have the Vaudoux of today”. De
même, p. 110 “It would seem that the perpetuation of a cult so degrading must
have its source deep in the character of the race. Yet you find that these
undoubted cannibals can on occasion be both kindhearted and hospitable.
Perhaps the root of ail lies in the ignorance”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 99

Haïti, 1915-1929, par le lieutenant Faustin Wirkus. Seabrook annonce


dans la préface que l’histoire du jeune lieutenant “qui a fait du bien à la
Gonâve”, a déjà fait le tour des États-Unis : 10 millions de personnes
l’ont déjà lu dans plusieurs journaux et revues, en France, en
Allemagne, en Italie, à Prague et jusqu’au Japon. Wirkus, roi de la
Gonâve, célèbre dans cet ouvrage ses hauts faits, son courage
civilisateur, qu’il a déployé en organisant des carnages en règle, en
massacrant sans jugement les révoltés, appelés tout uniment à travers le
pays des “cacos”, ou des “bandits” 163, c’est-à-dire des Nègres insoumis
qui n’ont plus droit à la vie ou à la qualité d’êtres humains. Et pour ce
qui concerne les ounfo, il avoue s’être livré à de véritables saccages :
“nous avions l’ordre de faire des rapports, pouvant entraîner des
sanctions, sur tous les papalois, houngans bocos et mamalois, en un mot
sur tous les “artistes” du vodou. Officiellement, nous étions informés
que le culte [101] du vaudou était à la base de la magie noire” 164.
Curieusement, seul le vodou a été l’obsession du jeune Wirkus : en
chaque “nègre” de son royaume du district de la Gonâve, il voyait le
vodouisant ; en chaque vodouisant, le sorcier et/ou le “caco”, le
“bandit” révolté. Jamais un roi n’est sorti de son royaume aussi couvert
d’oripeaux : de chaînes, de wanga, de fétiches, de sang de volailles et
d’humains, de zombis, d’ossements humains rapportés des temples
vodou qu’il a fréquentés avec ferveur. Et c’est avec tout cela que les
millions de lecteurs étrangers ont pu enfin saisir “la sauvagerie”
inhérente au “Nègre”.
En 1929, Seabrook, l’essayiste américain, admirateur de Wirkus,
organise à son tour sa propre célébrité sur la tête d’une Haïti où la magie
est reine : The Magic Island est un ouvrage construit pour mener le lecteur
américain de surprise en surprise à travers des sacrifices étranges, et
jusqu’aux morts-vivants qu’on appelle zombis, travaillant dans les
champs de canne. L’auteur commence par présenter son “boy” nommé
Louis, dont la face resplendit d’une “lumière mystique qui n’était pas
toujours céleste” car sa grand-mère était sorcière, et lui-même a de
“longs entretiens avec les séraphins et les démons” 165. Que, cette fois,

163 Lieutenant Faustin Wirkus, Le Roi Blanc de la Gonâve, le culte du Vodou en


Haïti, 1915-1929, Paris, trad. Payot, pp. 103-173.
164 Ibid., p. 133.
165 W.B. Seabrook, The Magic Island, New-York, Harcourt Brace and Company,
1929, p. 7.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 100

le vodou soit dit “religion”, et que la sorcellerie n’y apparaisse que


latérale, tout est ordonné pour lier indissolublement les étranges
croyances et pratiques à un facteur racial, mais aussi politique, puisque
d’elles, proviennent les cascades de violences et de révolutions
auxquelles les Américains devront mettre fin pour le salut même des
Haïtiens 166.
Trois ans plus tard, John H. Graige peut intituler un ouvrage, sans
même mentionner le nom d’Haïti, Cannibal Cousins, [102] et offrir de
véritables orgies cannibaliques au public américain. L’auteur affirme
avoir déjà entendu parler “d’une grande quantité de cannibales” en
Haïti, mais qu’il n’avait pas encore “la chance” d’en rencontrer. Rien
que sur la base de ces visites des temples-vodou, des arbres mapou qui
cachent des cadavres d’enfants dans leurs racines, “il pouvait tout
savoir sur le mode de pensée et d’action des paysans” 167. C’est toute
l’histoire d’Haïti depuis l’indépendance, qui se trouve éclairée par ces
pratiques : des sauvages noirs utilisant le vodou, veulent
continuellement massacrer les “mulâtres” et les “blancs”. Ainsi Benoît
Batraville, Bòkò bien connu, leader des “cacos'”, “a mangé le cœur, le
foie, la tête d’un sergent américain” 168 ; on ne pourra donc que se
réjouir de l’occupation américaine venue “civiliser” le peuple. Car il
faut se méfier, conclut-il, de la présence de la culture française en Haïti :
elle est “comme un grand chapeau sur la tête d’un cannibale tout
nu” 169. Un an plus tard, le même auteur développe avec encore plus de
netteté dans un ouvrage intitulé Black Bagdad la thèse des “cacos” bandits,
cannibales, et obstacles principaux à l’action bienfaisante de
l’occupant 170.

166 Ibid., p. 282.


167 John H. Craige, Cannibal Cousins, New-York, 1932, pp. 141 et 146.
168 Ibid., p. 65.
169 Ibid., p. 219.
170 J. H. Craige, Black Bagdad, New-York, 1933, surtout le chapitre VI intitulé
“Cabrits sans cornes”, p. 93 ss où il est question de la passion des dieux vodou
pour la chair humaine, et des pratiques cannibaliques des cacos. Voir aussi H.
Bedford-Jones, Drums of Damballa, New-York 1932, p. 175 ss, sur les
sacrifices humains et les zombis ; Edna Taft, A Puritain m Woodoo Land,
Philadelphia, 1938, faisant la liaison entre race africaine, cannibalisme et
vodou, parle des relations ‘‘between white masters and Black slavemen ; and
the infinitaly more outrageous, shameful, but secret, subjection of white girls..
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 101

On aurait pu croire qu’avec les protestations de l’ensemble des


écrivains haïtiens contre cette propagande, comme avec l’effort de
quelques anthropologues américains [103] pour présenter d’Haïti une
image différente, un progrès aurait été réalisé. Les rumeurs de
cannibalisme ont continué à se répandre de plus belle jusqu’à la veille
du départ des Américains, en 1934. L’ouvrage d’un Jésuite américain,
Joseph W. Williams, sur le développement de la sorcellerie dans la
Caraïbe, soutient à nouveau l’importance du cannibalisme en Haïti. Le
vodou, dit-il, est bien un culte de serpent, comme Moreau de Saint Méry
l’avait prouvé, mais ce culte s’est transformé à partir de l’indépendance
en “culte de sang par excellence” (en français dans le texte), et en
“sorcellerie”. Si les sacrifices humains et le cannibalisme doivent être
plus rares, ils existent dans la réalité, car l’excitation sexuelle, les orgies
et danses du vodou, conduisent à la paranoïa et au dérèglement du
système nerveux, et ainsi à cette “dégradation de la nature humaine” 171
qu’est le cannibalisme.
Une première conséquence de la diffusion de cette littérature se lira
dans la vaste campagne dite “campagne antisuperstitieuse” que mènera
l’Église catholique avec l’appui du Président Elie Lescot en 1941. À
vrai dire, cette campagne a été inaugurée antérieurement par l’occupant
américain. Non contents d’interdire le vodou par la loi, les Américains
s’engagent principalement dans la destruction systématique des
temples du vodou. Dans cette affaire, il s’agissait moins d’une volonté
de supprimer le vodou et/ou le cannibalisme diabolique que d’une lutte
contre les révoltés pour les transformer en bandits et en délinquants.
L’occupant avait bénéficié sur ce point de secrètes complicités internes
au pays. Au début du siècle, en effet, la petite paysannerie haïtienne se
trouvait dans la situation économique la plus catastrophique qu’elle ait
jamais connue. En 1910, le Président de la République, [104] Antoine
Simon, venait de signer avec une compagnie américaine un contrat pour
la construction d’un chemin de fer qui allait entraîner l’expropriation
de milliers de paysans, puis la contrainte à la corvée. Des emprunts

A double héritage or illegitimacy; the blood of white noblemen and of white


pirates; the blood of African cannibals, of voodoo worshipers”.
171 Joseph W. Williams, Voodoo and Obeahs. Phases of West Indian Witchcraft,
New York, 1933, 4e ed., p. 106 : “in course of time it becomes the cult of
blood par excellence and find its climax, at least on rare occasions, m human
sacrifices and cannibalistic orgies”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 102

d’État à des taux élevés vont à leur tour pousser tous les autres
gouvernements à l’augmentation de taxes aux produits agricoles, la
crise mondiale qui s’annonce avec la pénurie de produits d’importance,
l’absence d’une politique industrielle pouvant absorber la couche de
paysans déruralisés, viennent aiguiser les luttes sociales. La ville et les
classes privilégiées ne sont plus protégées : la masse des paysans en
exode vers la ville devient la grande menace. Aussi le pays sera-t-il
encore parcouru par des rumeurs de sorcellerie : comme par hasard, elle
est le lot des pauvres et des paysans. La sorcellerie c’est la délinquance,
le banditisme paysan. Pourtant, les préjugés de l’occupant américain
sont ressentis comme une attaque lancée contre la société haïtienne tout
entière, d’autant plus qu’ils tournent autour de la thématique raciale. Le
nationalisme qui s’éveille dans la capitale et dans les villes de province
saura-t-il produire une réponse ajustée à la situation ?
Entre les années 1920 et 1930, le vodou était encore tenu dans les
milieux intellectuels haïtiens pour une superstition apparentée à
“l’Afrique ténébreuse”, dont les paysans ne sont pas encore délivrés
(Dantès Bellegarde) 172, ou pour une névrose, une hystérie ou une
épilepsie (Dorsainvil, Audain) 173. Pourtant tous ces auteurs sont
préoccupés de défendre l’image d’Haïti aux yeux de l’étranger, contre
la néfaste propagande des occupants et des touristes- chroniqueurs
américains. Au moment où la voix de Jean Price-Mars s’élève pour
déclarer le vodou comme une religion à part entière, et une des sources
de la culture nationale, [105] elle apparaît d’abord bien solitaire. Peu à
peu, répondant à son appel, plusieurs écrivains se regroupent pour
former le célèbre courant littéraire de la Négritude (appelé encore en
Haïti “école indigéniste”) : ils se donnent comme objectif la défense des
valeurs de la culture haïtienne. Mais ils ne parviendront pas à empêcher
que quelques années plus tard, en 1941, soit mise en œuvre la plus
grande machine d’inquisition contre le vodou. On pouvait d’ailleurs
constater aussi une absence de jonction entre les intellectuels et les
masses paysannes en révolte, vers les années 1915-1920. Habitués à
servir seulement de masse de manœuvre dans les compétitions
politiques qui se déroulent dans les villes et surtout dans la capitale, les

172 Dantès Bellegarde, La Nation haïtienne, Port-au-Prince, 1929, p. 104.


173 Dorsainvil J.C. Vodou et névrose, Port-au-Prince, 1931 ; Psychologie
haïtienne. Vodou et magie, Port-au-Prince, 1937 ; Audain Léon, Le mal
d’Haïti, Port-au-Prince, 1908.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 103

paysans ont été pratiquement livrés à eux- mêmes. On dirait que la lutte
qu’ils ont menée contre l’occupant avec des leaders sortis de leur rang
comme Charlemagne Péralte ou Benoît Batraville était considérée
comme extérieure et quelque peu lointaine pour les citadins et les
intellectuels. Non point que le nationalisme ait été faible, mais tout se
passe comme s’il allait de soi que la paysannerie forme un monde
séparé. C’est dans cette perspective qu’il conviendra de saisir le
problème de la pénalisation du vodou, conçu comme sorcellerie
(anthropophagie ou production de zombis).
Cependant, après les ouvrages de Melville Herskovits, Life in a
Haitian valley (1937), et de Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien (1958),
il ne semble pas qu’il y ait eu de progrès dans l’approche du problème
des sorciers et zombis en Haïti. Les travaux de l’école ethnologique de
Port-au-Prince 174 ont présenté des données précieuses sur le système
de croyance en général, mais rien de spécial sur la sorcellerie.
L’ouvrage de Métraux fait le point sur l’ensemble des [106] pratiques,
des récits et légendes qui forment le monde de la sorcellerie, mais ne
dépasse pas au niveau théorique l’œuvre de Melville Herskovits. Pour
la première fois, contestant, avec Jean Price-Mars, les études
fantaisistes et à base raciste des auteurs américains, Herskovits réinscrit
dans le cadre du vodou les pratiques et croyances de la sorcellerie, et
souligne le caractère flou de la distinction entre magie et religion, entre
magie noire et magie blanche. Il rappelle enfin comment l’image du
diable 175 n’est jamais totalement négative dans la culture africaine et
négro-américaine, et ainsi montre à l’œuvre une logique culturelle
spécifique.
Chez la plupart des auteurs haïtiens, en revanche, le problème des
sorciers et zombis semble être réglé d’avance : il n’aurait été une
obsession que pour des étrangers, et ce serait renforcer les préjugés sur
le vodou que de porter une trop grande attention à la sorcellerie. L’étude

174 Emmanuel C. Paul, Panorama du folklore haïtien, Port-au-Prince, Imp. de


l’État, 1962 ; J B. Romain, Quelques mœurs et coutumes des paysans haïtiens,
Port-au-Prince, 1958 ; Milo Rigaud, Mythologie vodou, 2 vol., Port-au-
Prince, 1950 ; Oriol, J. Viaud, M. Aubourg, “Le mouvement folklorique en
Haïti”, dans Bulletin du Bureau d’Ethnologie de la République d’Haïti, Série
II, N. 9, avril 1952.
175 M. J. Herskovits, Lift in a Haitian Valley, New York, A. Knopf 1837, p. 247 :
“Good and evil are two brothers : Life and death are two brothers”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 104

récente de W. Apollon, Le vodou : un espace pour les “voix”, est la


seule qui prétend jeter une lumière crue sur la sorcellerie et qui
l’affronte directement, dans ses dimensions psychanalytiques, sociales
et politiques à la fois. Les suggestions sont assurément excitantes.
Rappelons brièvement les apports positifs de ce travail. Le vodou, dit-
il, est “folie de notre raison sociale” ; il représente “une altérité” qui est
renvoyée au “démoniaque”. C’est toute la société haïtienne dans ses
fondements comme dans ses marges qui se trouve questionnée, lézardée
par le vodou comme tel, et par les sociétés secrètes de sorciers qui
témoignent, selon Apollon, “d’une histoire autre”, “de quelque chose
de structural dans la formation sociale haïtienne”. 176 En particulier,
cette dernière hypothèse représente l’approche la plus nouvelle, la plus
originale, en ce qui concerne la sorcellerie en Haïti. Malheureusement,
[107] les concepts de “pulsion”, de “valse incontestable de peuplades
de pulsions” (p. 196), de “multiplicités désirantes” (p. 256), de
“nomadisme pulsionnel” (p. 273), pour suggestifs qu’ils soient, font
parfois oublier les pratiques sociales concrètes, On reste également peu
informé dans cet ouvrage sur les termes mêmes de la pénalisation du
vodou et/ou de la sorcellerie, qui permettraient de comprendre sur quel
registre précis se trouve renvoyé le phénomène. Le vodou est-il signe
d’ignorance primitive ? De folie ? Ou encore est-il source de crime ou
de délinquance ? Et sur le fantasme cannibalique comme tel, l’ouvrage
n’ouvre pas assez l’appétit. Comment comprendre les activités (réelles
ou imaginaires) de sociétés secrètes ? Comment comprendre les
rumeurs sur la production de zombis ? Les notions “d’exactions’, de
“méfaits”, “de crimes”, “d’interventions mortelles et terrifiantes” (p.
193), et de “démesure du pulsionnel”, de “sans-nom de la cruauté” (p.
196), nous laissent aussi sur notre faim.
Nous avons tenté dans la première partie de cette étude de faire le
point sur la problématique de la sorcellerie, dans les textes d’auteurs
étrangers et haïtiens, et de découvrir le regard anthropologique
présupposé par ces textes, aux différents moments de l’histoire du pays.
Un même barbare apparaît sous des teintes différentes selon le contexte
des luttes sociales internes et des visées des métropoles occidentales.
La chasse au barbare devait donc conduire l’État haïtien à placer “la

176 W. Apollon. Le Vodou un espace pour les "voix”, Paris, Ed. Galilée, 1976, p.
89.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 105

sorcellerie-vodou” sous un régime de pénalisation, dont il nous faut


cerner maintenant les enjeux véritables.

[108]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 106

[109]

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre IV
LA CHASSE AU BARBARE

“Gnam-Gnam. Dans la chair blanche les dents nègres —


gnam-gnam les ciseaux des bouches. Dans les cuisses —
gnam-gnam. vont et viennent les mâchoires en un rythme
sourd — gnam-gnam.
La nuit féroce déglutit bois et jungles — gnam-gnam”.

LUIS PALÈS MATOS


(traduit par Jean-Claude Bajeux dans Antilia retrouvée,
Ed. Caraïbéennes, Paris, 1983, p. 367).

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[110]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 107

[111]

1. De la lettre à la pratique

Retour à la table des matières

Après le mouvement d’organisation de bûchers d’inquisition contre


ce qu’on appelle “sauvages et cannibales dans les Caraïbes,
l’implantation de la société esclavagiste s’accompagne de mesures
extrêmes contre les pratiques religieuses africaines, considérées toutes
comme relevant de la sorcellerie et du diable. Le Code Noir de 1685,
on le sait, met au point un système ou un processus de pénalisation du
vodou, qui pratiquement ne sera jamais interrompu. De nombreux
décrets, arrêtés, ordonnances viennent préciser les modes de
persécution desdites pratiques de sorcellerie 177, pour mieux bloquer le
mouvement de marronnage et de lutte des esclaves contre leur sort.
Crimes de sortilèges et crimes de rébellion se confondent peu à peu.
Même avec l’indépendance, nulle trêve n’est introduite pour les masses
de pratiquants du vodou.
Mais un tel débat ne trouve son sens que si on le rapporte aux
différents codes ruraux établis par les gouvernements successifs,
puisqu’il s’agit de l’organisation de la vie quotidienne des anciens
esclaves donc des anciens marrons [112] révoltés, fermement attachés
à la réalisation de leurs revendications. Déjà, la déclaration de la liberté
générale des esclaves, le 29 août 1793, ordonna aux cultivateurs de
rester attachés à leurs habitations, pour maintenir le niveau de
production agricole, atteint pendant l’esclavage. En 1800, avec son
Règlement relatif à l’agriculture, Toussaint-Louverture prend des
mesures contre le vodou pour prohiber “les assemblées nocturnes dans

177 Cf. Lucien Paytraud : L’Esclavage aux Antilles françaises avant 1789 d'après
des documents inédits des Archives nationales, Paris, Libr. Hachette, 1899,
voir surtout le ch. II du L. II, p. 178 ss.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 108

les villes, les bourgs et sur les habitations”, par des punitions
corporelles 178 et la prison.
Quelques années plus tard, Dessalines décide de nettoyer les foyers
de pratique du vodou, en faisant fusiller certains adeptes.
C’est surtout avec le gouvernement de Boyer et son Code Rural de
1826, que la répression de la paysannerie sera la plus violente, dans le
même dessein d’un contrôle efficace et de la continuité d’une
production agricole tournée vers l’exportation. Les pratiques du vodou
devenues alors “pratiques superstitieuses”, causées par l’ignorance,
peuvent être utilisées par des politiciens, et comme telles méritent d’être
réprimées. Mais cette alliance entre le vodou et la politique ne semble
pas connaître une grande fortune sous la longue présidence de Boyer
(1818-1843). La tâche de “pacification” des masses paysannes souvent
en révolte à cette époque, nécessite encore une surveillance accrue.
L’une des activités des vodouisants étant de produire la mort par des
moyens magiques, il faudra que le Code Pénal précise ce que nous
pourrions appeler le délit de sorcellerie ou de production de zombis.
L’article 246 du Code Pénal promulgué le 11 août 1835 précise :
“Est aussi qualifié attentat à la vie d’une personne, par
empoisonnement, l’emploi qui sera fait contre elle de substances [113]
qui sans donner la mort, auront produit un effet léthargique plus ou
moins prolongé, de quelque manière que ces substances aient été
employées et quelles qu’en aient été les suites.
Si par suite de cet état léthargique, la personne a été inhumée,
l’attentat sera qualifié d’assassinat” 179.
Ce texte sera repris par tous les autres gouvernements qui ne se font
pas faute de rappeler par des circulaires, l’interdiction qui frappe de
telles pratiques. Pour nombre d’auteurs étrangers, comme nous l’avons
vu plus haut, cet article du Code Pénal fournirait la preuve de
l’existence réelle en Haïti de zombis, à partir de pratiques visant à

178 Th Madiou, Histoire d’Haïti, op. cit., T. II, p. 25.


179 Cf. Léon Nau, Code d’instruction criminelle et pénale, Paris, Libr. Générale
de Droit de Jurisprudence, Paris, 1909 ; cf. aussi sur le contrôle de la
population paysanne en Haïti, l’art, de Pnina Lahav : “The Chef de Section :
Structure and Functions of Haiti’s basic Administrative Institution” in
Working Paper s in Haitian Society and Culture, S. Mintz éd., Yale
University, 1970, pp. 51-83.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 109

produire un effet léthargique”, et donc à conduire à l’inhumation


prématurée de la victime. La production du zombi, c’est précisément
l’unique but d’une telle opération, qui se termine par la violation du
tombeau et la récupération du présumé cadavre. Le Législateur a donc
beau se garder les mains pures de toute croyance aux zombis, il parvient
à peine effectivement à retenir son angoisse. Depuis Spencer Saint
John, les auteurs étrangers ont bien exploité l’article, puisque c’est au
cœur même du législateur que le débat se développe. Un type particulier
d’assassinat se laisse donc découvrir en Haïti, et étrangement, c’est
après l’inhumation qu’on peut s’assurer qu’il a été commis. La pratique
était déjà connue, nous apprend Moreau de Saint Méry, puisqu’en 1786,
on parle dit- il, de “négresse accoucheuse et hospitalière” 180, surprise
“mangeant un de ces enfants récemment inhumés. Serions- nous encore
dans la situation esclavagiste ? L’Article 405, du même Code Pénal
précise, à la Section VI, consacrée aux “sortilèges” :
[114]

“Tous faiseurs de ouangas, caprelatas, vaudoux, donpèdre, macandals


et autres sortilèges, seront punis de trois à six mois d’emprisonnement et
d’une amende de soixante gourdes à cent cinquante gourdes par le tribunal
de simple police ; en cas de récidive, d’un emprisonnement de six mois à
deux ans et d’une amende de 300 gourdes à 1000 gourdes par le tribunal
correctionnel, sans préjudice des peines plus fortes qu’ils encourraient à
raison des délits ou crimes par eux-mêmes commis pour préparer ou
accomplir leurs maléfices. Toutes danses et autres pratiques quelconques
qui seront de nature à entretenir dans la population l’esprit de fétichisme
et de superstition seront considérées comme sortilèges et punies de mêmes
peines”.

L’Article 406 :

“Les gens qui font métier de dire la bonne aventure ou de deviner, de


pronostiquer, d’expliquer les songes ou de tirer les cartes, seront punis d’un
emprisonnement de deux mois et de six mois au plus et d’une amende de
100 gourdes à 500 gourdes. Tous individus condamnés pour les délits
prévus au présent article 405 subiront leur peine dans les prisons maritimes
et seront employés aux travaux de la marine.

180 Moreau de Saint Méry, Description..., op. cit.


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 110

Ils seront en outre, à l’expiration de leur peine placés sous la


surveillance de la haute police de l’État pendant deux ans, par le seul fait
de leur condamnation”.

L’Article 407 :

“Les instruments, ustensiles et costumes destinés à servir aux faits


prévus aux deux articles précédents, seront de plus saisis et confisqués pour
être brûlés ou détruits” 181.

L’Article 406 est, bien entendu, tiré du Code Pénal français, et l’on
voit les difficultés qu’il y aurait en Haïti à employer ces “individus
condamnés” dans des “prisons maritimes” [115] ou dans des “travaux
de la marine”. Mais ce qui retient l’attention, c’est la condamnation
massive qui est portée contre toutes les pratiques du vodou, défini
comme lieu de production des sortilèges, et d’entretien de la population
dans l’esprit de fétichisme et de superstition”.
Il ne suffit pas de dire que ces articles visent la sauvegarde d une
façade de “civilisation”, pour éviter le “dénigrement” d’Haïti aux yeux
de l’étranger, ni que de toute façon le vodou a toujours été plus ou
moins toléré par les hommes politiques qui recherchent leur propre
protection contre les “faiseurs de sortilèges”. Il s’agit avant tout, à la
fois d’éloigner le monde paysan du monde urbain-civilisé, et de
renvoyer le vodou tout entier sur le registre de la sorcellerie, déjà
redoutée par le paysan. Plus celui-ci envahit la scène urbaine, plus les
rumeurs de sorcellerie augmentent. Il en a été ainsi en 1843 avec les
révoltes paysannes, et plus rien ne pourra désormais mettre fin à ces
rumeurs. Le vodou tout entier réduit a la sorcellerie, c’est le paysan
renvoyé à ses propres terreurs et tenu seul responsable de ses
“malheurs”.
Quelques années plus tard, Faustin Soulouque, Empereur d’Haïti,
passera pour l’un des grands adeptes du vodou, mais lui non plus ne
pourra s’empêcher de pénaliser les pratiques trop ostensibles du vodou
dans les villes. Il faut attendre l’accession à la Présidence de Fabre
Geffrard en 1860 pour voir se développer, avec toute l’obsession qu’on

181 Code d’instruction criminelle, op. cit., pp. 329-324.


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 111

reconnaît aux inquisiteurs, des campagnes explicites de lutte contre le


vodou. L’Église concordataire reçoit comme tâche non seulement 1
organisation de l’instruction et de l’éducation, mais surtout la lutte pour
le déracinement des “superstitions”.
Hannibal Price raconte par exemple comment il avait pu lui-même
participer aux campagnes anti-danses du vodou lancées par Geffrard, et
il se félicite en même temps de ce que ce chef d’État “faisait arrêter et
emprisonner comme [116] cannibale, comme anthropophage, tout
individu réputé à tort ou à raison, papa-loi ou maman-loi” 182. On sait
comment la condamnation à mort, en 1864, de huit personnes accusées
de cannibalisme rituel a gratifié le gouvernement de Geffrard. Il vaut la
peine de s’arrêter quelques instants sur certains passages de l’article du
directeur du Moniteur, journal officiel de la République, paru le 20 février
1864, puisqu’il s’agit d’un texte qui entend donner le point de vue de
l’État haïtien sur le verdict du tribunal.

“Un crime abominable a été commis, commis aux portes de la Capitale :


une enfant a été égorgée, dépecée, coupée en morceaux, apprêtée comme il
en serait d’un agneau, d’un cabri, et un horrible festin en a été fait, auquel
ont pris part et l’oncle et la tante !!!
Un festin de chair humaine au sein même de notre société ! Des
cannibales parmi nous, et en pleine année 1864 ! Cela se peut-il ?... Il n’y a
donc plus qu’à s’incliner devant les faits encore tout palpitant d’actualité et
à les méditer dans leur principe et dans leur portée, à les considérer au point
de vue philosophique et au point de vue social, à déduire, enfin dans l’intérêt
du pays les conséquences qui en découlent.
... Cette circonstance nouvelle, l’appareil inusité dont a été entouré le
supplice, tout était fait pour causer l’émotion et exciter la commisération.
Comment, cependant, a été accueillie cette exécution ? Vive le président
d’Haïti ! Vive la civilisation !... Jamais nous n’avons vu le châtiment
obtenir à un plus haut degré la satisfaction générale.
... Qu’est-ce donc que ces mangeurs de chair humaine ? Par quel mobile
sont-ils dirigés ? Sont-ce [117] des sauvages de l’intérieur, vivant loin de
tout contact de civilisation... ? Hélas ! Non, ces gens vivaient au milieu et
aux environs de la ville ... ils sont allés souvent à la messe ..., ils n’en sont
pas moins restés idolâtres, anthropophages. Oui, idolâtres anthropophages,

182 Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire, op. cit., p. 442.


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 112

car ils sont l’un et l’autre ; mais l’anthropophagie n’est chez eux que le
résultat de l’idolâtrie ; or détruisez la cause, vous détruisez l’effet.
... Le vaudou ... n’est pas simplement une secte..., c’est plutôt un culte.
Ce culte barbare nous a été anciennement importé de quelque coin de
l’Afrique, par la traite.
Détruisez le culte, avons-nous dit, et vous détruisez l’anthropophagie
qui en est la conséquence...”

L’auteur parvient à peine à cacher son effroi devant le phénomène.


Depuis Soulouque, Haïti est déjà devenue la risée internationale. Voici
donc que l’État haïtien lui-même est pris à ses propres pièges : ces
cannibales et ces anthropophages sont “au milieu de la ville et aux
environs”, ils ne sont pas excusables de ne pas être restés à distance :
comme “sauvages de l’intérieur”. Le verdict vient cependant prouver la
répudiation par l’État de ce qui le mine essentiellement : de cette marée
de sauvagerie qui forme ses bordures. Cannibalisme et anthropophagie
sont renvoyés comme pure extériorité par rapport à la nation, et il n’y a
plus de raison que l’étranger accable Haïti tout entière de ces pratiques
et de ces crimes. La preuve définitive est l’existence d’un Concordat
avec le Vatican, qui permet à l’Église Catholique de travailler à planter,
une fois pour toutes, la civilisation dans le pays : “c’est par la religion
chrétienne qu’il faut attaquer, extirper le culte du vaudou”, dit encore
l’article.
Le débat est-il clos pour autant ? L’auteur prend le soin de souligner
que le vodou est bien le culte d’où découle [118] l’anthropophagie, et
les mêmes crimes peuvent encore voir le jour. Il n’y a plus pour le
rassurer que la ferveur manifestée par le public dans son soutien au
verdict de la condamnation à mort de huit personnes accusées de
cannibalisme rituel. Justement, ne serait-ce pas sur la base même des
croyances du vodou que le public soutient une telle condamnation ? Si
cet aspect du problème n’est guère évoqué par l’article, le trouble
demeure encore plus profond : “que nos sectateurs du vodou se tiennent
donc pour avertis”, lisons-nous dans la conclusion. Mais seule la
menace ici proférée fournit une consolation. Bien précaire, il est vrai,
car bientôt, la même opinion publique qui applaudit au verdict de la
condamnation des sorciers, verra dans la chute de Geffrard Président,
la conséquence de sa lutte acharnée contre le vodou. Les “esprits”
auraient donc pris leur revanche, et autour de différents chefs d’État
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 113

entre 1864 et 1870 les rumeurs de pratiques sorcières ne pourront plus


s’arrêter. Jusqu’en 1900, et même jusqu’à l’arrivée de l’occupant
américain, des cas, dits flagrants, de sorcellerie anthropophagique ne
cesseront pas de parvenir devant les tribunaux. L’épidémie sera
d’autant plus permanente que l’Église aura déployé toutes ses
ressources dans la lutte pour “l’extirpation” du vodou, c’est-à-dire
contre l’empire du diable en Haïti. Des ligues, composées d’Evêques,
de prêtres, de laïcs notables des villes, sont créées contre le vodou avec
la charge d’organiser partout des conférences, de couper les arbres-
reposoirs des esprits du vodou, de chasser “les démons” des corps des
vodouisants en transe ou possédés, de saccager les temples et de brûler
les objets du culte. Ces pratiques de l’Église vont aller en s’accentuant
de 1896 à 1900. Il suffira aux yeux de l’élite et des gouvernements, que
la chasse au vodouisant frappe d’abord et essentiellement le monde des
campagnes et des milieux populaires à peine déruralisés. Des évêques
comme Mgr Kersuzan rapportent à cette époque, de leurs tournées
pastorales, comme un trophée, des récits [119] de sorcellerie
anthropophagique qui viennent légitimer de nouveau aux yeux des
citadins civilisés les campagnes “antisuperstitieuses”. À vrai dire, ces
campagnes, appelées encore “croisades”, se répandent peu à peu à
l’échelle de tous les départements, de 1896 à 1900, en partant du
diocèse du Cap. Le journal La Croix est fondé à cet effet ; il annonce à sa
première parution, le 14 mars 1896, “que l’existence du vodou est un
déshonneur” pour tous les Haïtiens, qu’ils soient ou non serviteurs du
vodou. Les étrangers, précise-t-il, prennent Haïti pour une tribu où se
pratiquent encore “des sacrifices barbares et sanglants” ; la lutte contre
le vodou devra “prouver que nous sommes un peuple civilisé” 183.
Pendant trois mois, le journal consacre de longs articles sur la nécessité
de dénoncer les oungan et les bòkò, et dresse la liste de ceux qui ont été
arrêtés et emprisonnés en fonction de l’article 405 du Code Pénal. Des
conférences ont lieu dans les marchés publics. Des comités d’action se
forment pour réclamer une plus grande fermeté de la police contre les
grands sanctuaires comme Nan-Campêche dans la plaine du nord, et
pour indiquer aux autorités religieuses et militaires les noms des
oungan et des pratiquants du vodou. Face à la montée de cette croisade,

183 On trouvera des détails sur la lutte contre le vodou à la fin du XIX e siècle dans
l’ouvrage de Marc Péan, L’illusion héroïque, T.I., 1890-1902, Imp.
Deschamps, Port-au-Prince, 1977, pp. 123-143.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 114

le gouvernement relance des circulaires et toutes les autorités


judiciaires, administratives et politiques des provinces offrent leur
appui. Les intellectuels se croient tous obligés de se prononcer par des
polémiques dans la presse. Mais plus le combat se fait ardent, plus les
suspicions se lèvent. Les dénonciations publiques d’adeptes du vodou
font peur à “l’élite” et aux couches sociales urbaines en général. Au sud
comme au nord du pays, on découvre peu à peu que trop de citadins, et
que même des hommes politiques connus participent aux cérémonies
du vodou. En 1899, une circulaire du Secrétaire d’État au département
de l’intérieur aux commandants [120] des arrondissements de la
république est encore témoin de la recrudescence du vodou dans les
villes :

“La danse du Vaudoux que divers gouvernements, depuis le Concordat,


se sont évertués à abolir, secondés dans cette œuvre de moralisation par
l’action bienfaisante du clergé, a reparu avec une recrudescence
inaccoutumée, au milieu de nos centres ruraux et même de nos villes.
Cette réapparition est due, croyons-nous, aux derniers événements
politiques, dont l’effet a été, en tournant les esprits vers d’autres
préoccupations, d’amener un certain relâchement dans l’exécution des
mesures de répression ordonnées à l’endroit de cette pratique réprouvée.
Le gouvernement voulant réagir contre cette mauvaise tendance qui
porte atteinte à la morale publique et aux saines doctrines de la religion,
vous invite, Général, à passer à vos subordonnés tant dans les villes que
dans les campagnes, les instructions les plus formelles, afin que les
délinquants soient livrés à la justice et punis conformément à la loi”.

Au moment où cette circulaire est émise, le pays tout entier est


ravagé par des conflits multiples entre intellectuels politiciens et vieux
généraux, entre clans divers ; tous se disputent la légitimité de la
direction politique du pays. Des massacres avaient eu lieu dans les
provinces, en signe de représailles, entre partisans du Président montant
et partisans du Président sortant. Des groupes de paysans, liés à des
factions diverses, envahissent sporadiquement les villes. Ce spectacle
désolant offert par Haïti en cette fin de siècle, semblait combler le désir
des nations impérialistes (en particulier allemande et américaine). On
dirait que la tâche de “défense et illustration” que se donnaient les
intellectuels glissait de plus en plus vers l’impuissance. Les rumeurs de
“recrudescence inaccoutumée” du vodou sont bien encore celles de
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 115

sorcellerie [121] anthropophagique, puisque de nouveaux cas sont


portés devant les tribunaux, à cette date. Mais la circulaire paraît
davantage dire une impuissance qu’annoncer une répression. Du reste
les articles du Code Pénal sont encore en vigueur. “La pratique
réprouvée” a besoin d’être à nouveau réprimée, devant “le relâchement
dans l’exécution des mesures de répression”. Il y va de “la morale
publique”, car “les délinquants” opèrent en toute impunité. Pour que la
circulaire trouve toute son efficacité, il aura bien fallu que les agents
eux-mêmes chargés de la répression soient de quelque façon à l’abri
des pratiques et croyances du vodou. Il n’est pas exagéré ici de penser
que nous sommes en présence d’une circulaire dont on attend d’abord
une vertu idéologique : montrer l’intérêt et l’attention de l’État à la
sauvegarde de “la moralité publique”, face aux ennemis de l’extérieur.
Mais dans ce contexte, l’ordre qui doit exister se conquiert sur l’ennemi
de l’intérieur, désigné dans le pratiquant du vodou. Pour les Américains
qui trouvent ce prêt-à-porter idéologique des décrets et circulaires
contre le vodou, une partie de leurs difficultés est aplanie : Haïti
plongée dans la nuit de la sauvagerie se mettra sur le chemin de la
civilisation, seulement grâce à une occupation ou re-colonisation. La
liaison entre les schèmes de race
noire/cannibalisme/vodou/despotisme, déjà en circulation à l’intérieur
même du pays comme en Europe sera portée à son achèvement, par une
littérature de touristes dont nous avons déjà fait état plus haut.
Une nouvelle fois, le débat sur le vodou et/ou la sorcellerie
anthropophagique et le cannibalisme se donne comme inséparable du
discours du pouvoir et de la problématique sociale et politique en
général. Sous l’occupation américaine 184, l’obsession de la destruction

184 Sur l’interdiction du vodou par les occupants américains, voir encore K.
Millet, Les Paysans haïtiens et l’occupation américaine 1915-1930, op. cit.,
p. 67-70 ; également des auteurs comme Mabel Steedman, Unknown Wordl :
Haiti, London 1939 2e ed. ; Arthur C. Millspaugh, Haiti under American
Control 1915-1930, Boston, Mass., 1931 ; également parmi les sources du
gouvernement américain, en particulier Inquiry into occupation and
administration of Haiti and Santo Domingo ; Hearing before a Select
Committee on Haiti and Santo Domingo, United States Senate, 77th
Congress, first and second sessions, 2 vol., Washington, Government
Printing, 1921-1922, p. 517 par ex. de ce rapport, le Général Butler parle des
Haïtiens “qui portent des souliers” et qui vont troubler “la classe qui ne porte
pas de souliers” “par des stupidités vodou” ; ainsi “ceux-là deviennent
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 116

du vodou conçu [122] comme pratiques cannibaliques et source de


régression du pays dans la “primitivité”, revêt en effet une importance
de premier plan. Battre les paysans révoltés (c’est-à-dire les “cacos”) et
les sauvages vodouisants cannibales c’est une seule et même chose. La
pénalisation du vodou sera donc sans merci, en vue d’un contrôle total
du pays. Tout laisse croire que les occupants américains reprennent
avec exactitude les mêmes réflexes des colons blancs esclavagistes,
face au marronnage et au vodou. Mais il faut avouer en même temps
qu’ils trouvent un terrain déjà balisé. On sait par exemple que les
Américains ont dû invoquer les articles 52 à 65 du Code Rural pour
contraindre les paysans à la corvée. Qu’il nous suffise de citer les
passages d’un ouvrage, encore écrit par un défenseur de l’occupation
américaine, pour nous rendre compte de la tâche de pénalisation du
vodou à laquelle se voue l’occupant. L’ouvrage annonce d’ailleurs par
son titre même ses objectifs de défense du bien-fondé civilisateur de
l’occupation : Haïti, its dawn of Progress after years in a night of
revolution (1921) (Haïti, son début de Progrès après des années dans
une nuit de révolution). Après avoir expliqué comment les cacos sont
des hordes de “bandits” (pp. 24, 29, 32, 37), l’auteur en vient à
souligner l’action menée légalement contre le vodou, et le sens de cette
action. Il est maintenant impossible pour les vodouisants de tenir
ouvertement leurs réunions près des villes, et ils sont contraints de se
donner rendez-vous le plus loin possible au milieu des collines.
“L’élimination du vodou, déclare-t-il, repose presque entièrement sur
les [123] épaules des Américains. Et cette élimination est impérative,
car le vodou est non pas tant un mal religieux, qu’un facteur
d’immoralité et de non-civilisation. C’est le vodou, aussi, qui rend plus
difficile la lutte contre les cacos... Probablement tous les chefs cacos
sont des prêtres-vodou” 185.
Mais ce qui frappait les Américains, c’était la peur du sortilège du
vodou chez les aide-officiers et gendarmes haïtiens qu’ils envoyaient à
la chasse aux vodouisants et au saccage des temples. Cette nécessité
pour les Américains de renforcer la pénalisation du vodou renvoie

capables des plus horribles atrocités : ils sont cannibales. Ils ont mangé le foie
d’un marine” ; voir les commentaires suggestifs de R. Gaillard, dans Les
Blancs débarquent, T.V., Hinche mise en croix, op. cit., p. 112.
185 J. Dryden Kuser, Haiti, its dawn of Progress after Years in a Night of
Revolution, Boston, 1921, pp. 56-57.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 117

également à leur propre impuissance devant le phénomène, puisque,


constatent- ils, des citadins sympathisent sournoisement avec les cacos.
Jeter le soupçon sur tout Haïtien, voir en tout Haïtien un coco, avait fini
par conduire l’occupant à reconnaître au moins sous un certain rapport
l’échec partiel de la lutte antivodou. Et au moment où l’Américain plie
bagage, il se rend compte jusqu’à quel point le vodou fait partie de la
vie quotidienne en Haïti. L’adoucissement des mesures de répression
avait été souhaité par des intellectuels haïtiens : une école d’ethnologie
était fondée vers les années 1932-34. Mais c’était encore une méprise
que d’imaginer la fin des préjugés accumulés sur le dos des paysans,
“ces sauvages de l’intérieur”.
Au départ des Américains, Sténio Vincent, président, rappelle qu’ils
avaient exagéré dans l’application des articles du Code Pénal contre le
vodou, et que les paysans ont tout de même droit à leurs danses
traditionnelles, mais dans le même moment, il se hâte de promulguer
une “loi sur les pratiques superstitieuses”, le 5 septembre 1935 :

Art. 1. — Sont considérées comme pratiques superstitieuses : a) les


cérémonies, rites, danses, et réunions au cours desquels se pratiquent, en
offrande à des prétendues [124] divinités, des sacrifices de bétail ou de
volaille ; b) le fait d’exploiter le public en faisant croire que, par des moyens
occultes il est possible soit de changer la situation de fortune d’un individu,
soit de la prévenir d’un mal quelconque par des procédés ignorés par la
science médicale ; c) le fait d’avoir en sa demeure des objets cabalistiques
servant à exploiter la crédulité du public.
Art. 2 — Tout individu convaincu desdites pratiques superstitieuses,
sera condamné à un emprisonnement de six mois et à une amende de quatre
cents gourdes, le tout à prononcer par le tribunal de simple police.
Art. 3 — Dans les cas ci-dessus prévus, le jugement sera rendu
exécutoire, nonobstant appel ou provision en cassation.
Art. 4 — Les objets ayant servi à la préparation de l’infraction prévue
dans l’art. 2 seront confisqués”.

On pourrait facilement évoquer le conservatisme de ce chef d’État,


Sténio Vincent, réputé comme allié des classes privilégiées, pour rendre
compte de la promulgation de cette loi sur les pratiques
“superstitieuses”. Une telle explication est trop courte. Si le
cannibalisme et la sorcellerie anthropophagique ne paraissent pas être
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 118

la hantise du pouvoir, le vodou est cependant situé dans un face à face


avec “le progrès” et “les lumières”. Il est la nuit de l’ignorance, s’il
n’est pas banditisme et rébellion. Mais le préambule de la loi demande
que les paysans puissent s’adonner librement à leurs danses
traditionnelles, comme si subrepticement il fallait tolérer le vodou, mais
sans le dire, ou plutôt tout en disant sa prohibition. Et que signifie la
mention de la possibilité de “changer la situation de fortune d’un
individu”, “par des moyens occultes” ? Si l’étranger, à la lecture de ce
texte, ne saisit pas toutes ses implications, nul n’est dupe à [125]
l’intérieur même du pays. Une allusion indirecte à des pratiques de
sorcellerie apparaît ici, à nouveau dans la généralité des “moyens
occultes”. Même le fait de posséder chez soi “des objets cabalistiques”
est passible de peines. C’est donc avouer que les moyens de répression
du vodou auront bien de la peine à se révéler efficaces. Du reste, un
autre texte de Sténio Vincent vient singulièrement préciser sa vision de
l’homme paysan sur lequel, selon lui, repose l’avenir du pays.

“L’homme est ignorant, superstitieux, sans besoins, de mœurs plutôt


dissolues, sans goût pour le travail ou l’effort, livré à lui-même et aux
instincts mauvais de sa nature, allant presque sans vêtement, et sans en
paraître gêné le moins du monde, sans feu ni lieu ... gaspillant la terre, la
stérilisant, l’épuisant par de stupides plantations...
Cet homme-là est tiré à des centaines de milliers d’exemplaires. On le
rencontre partout, faisant triompher son vandalisme inconscient contre une
terre dont il a été, en fait, le seul maître, pendant plus d’un siècle...” 186.

Ce sont les propos du sens commun, répandus dans une large partie
de la petite-bourgeoisie des villes, qui sont ici repris. Cet “homme
paysan”, aux “instincts mauvais de sa nature”, a donc besoin de passer
par une œuvre de civilisation. Il symbolise tout le mal du pays. La
grande campagne antisuperstitieuse de 1941 peut donc être déclenchée.
Selon certains missionnaires, la demande a dû provenir du peuple lui-
même. Tout prouve plutôt que cette campagne n’aurait pas été possible
sans la pénalisation traditionnelle du vodou et la diabolisation de ce
culte. Le procès même de pénalisation se soutient de cette diabolisation.

186 Sténio Vincent, Efforts et résultats, Imp. de l’État, Port-au-Prince, 1938, p.


149.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 119

Mais que les [126] “esprits” du vodou soient définis comme “démons”,
que les rites soient désignés comme service de Satan dans les
catéchismes en vigueur, dans les cantiques et les prédications des
églises, cela fait partie du discours traditionnel du christianisme en
Haïti, d’un discours aussi vieux que l’esclavage, et qui présuppose une
barbarie inhérente à l’être de l’homme paysan haïtien, chez qui les
traces de l’Afrique sont encore toutes visibles. Ce discours ne paraît
guère susciter d’inquiétude particulière, quand il s’adresse seulement
au monde paysan et aux classes populaires des villes. Dès lors qu’il
accable la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie, il devient dangereux.
C’est ce qui, sans doute, explique la fin hâtive de la campagne
antisuperstitieuse, dite campagne des “Rejetés”. Chaque haïtien devait
en effet, prononcer à l’Église, le serment de rejeter définitivement toute
pratique et croyance- vodou. Dans un ouvrage publié en 1974, le
Président Lescot 187, qui avait donné alors à l’Église le plus ferme appui
à cette campagne, soutient que prêtres et évêques ont outrepassé leurs
droits. Mais c’est encore lui qui maintenait ferme la loi sur la
prohibition du vodou, à laquelle il ajoutait la suppression de la pratique
culturelle populaire que représentait le carnaval. En 1946, ce régime
politique devait succomber sous l’assaut d’une série de protestations
venues de presque tous les intellectuels et de toutes les couches sociales
des villes. Sans doute, pouvait-on voir là l’un des effets du courant de
la négritude en lutte contre les avatars de l’occupation américaine que
représentent en particulier les régimes de Vincent et de Lescot. Dans
tous les cas, une certaine accalmie intervient désormais dans la lutte des
pouvoirs publics contre le vodou. Mais du côté des églises, rien n’aura
changé dans le discours de diabolisation de ce culte, du moins jusqu’à
[127] l’accession au pouvoir de Duvalier en 1957. Car celui-ci, en partie
en réaction contre le catholicisme, a choisi d’instrumentaliser le plus
possible le vodou, mais sans changer son statut, pour légitimer une
présidence à vie héréditaire. Ce sera sans peine que de nouveau, comme
au XIXe siècle, une partie de l’opposition à son régime parlera du règne
des “forces du mal” qui s’établit avec Duvalier. C’est donc aussi dans

187 Elie Lescot, Ancien Président de la République d’Haïti : Avant l'oubli,


christianisme et paganisme en Haïti et autres lieux, Port-au-Prince, 1974,
surtout p. 360. Voir aussi, sur la campagne des Rejetés, C.E. Peters, La croix
contre l’asson, Port-au-Prince, 1942, et surtout A. Métraux, Le Vaudou
haïtien, op. cit., pp. 298-311.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 120

ce contexte que se développent aujourd’hui les rumeurs de sorcellerie


anthropophagique, de cannibalisme, de production de zombis, de
bandes de sorciers adonnés à la vente de chair humaine dans certaines
boucheries.

2. L’incertitude du régime
de la pénalisation

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À l’abolition de l’esclavage, on s’engage donc dans des exécutions


sommaires de vodouisants pris en flagrant délit (ainsi sous Toussaint-
Louverture et Dessalines de 1801 à 1806), puis on tente de prouver
l’inefficacité pratique du vodou (comme sous la Présidence Boyer de
1817 à 1843). Outre des procès spectaculaires antisorcellerie
anthropophagique, avec participation de la foule, de nombreuses
circulaires doivent continuellement rappeler la vigueur de la loi. La
campagne idéologique réservée à l’Église catholique s’étant révélée
insuffisante, seule l’action d’inquisition antivodou a pu paraître la
solution radicale.
Pourtant, à travers ce prurit de persécution du vodou, tout se passe
comme si le problème tout entier résidait dans une lutte plutôt
symbolique, puisque l’échec de cette lutte semble bien correspondre à
l’incertitude de la société haïtienne tout entière, à une bâtardise
impossible à résorber. L’État, impuissant à trouver sa consolidation, a
constamment besoin de s’affirmer, et de produire le vodou comme une
extériorité. Fragilité de l’État ? Fragilité aussi de la raison qui ne
parvient pas à établir son hégémonie réelle. Mais si le phénomène
vodou s’infiltre particulièrement dans tous les interstices [128] de la
société et paraît chaque fois plus résistant aux actions menées contre
lui, il conduit l’État au désarroi le plus total, puisque responsable du
partage des eaux, l’État finit lui-même par être submergé. Encore faut-
il comprendre la dialectique sociale cachée derrière cette situation.
Concrètement le régime de la pénalisation du vodou oscillait entre trois
interprétations du vodou ; tantôt signe d’ignorance et de crédulité,
tantôt pure sorcellerie et cannibalisme, ou enfin banditisme et rébellion.
Dans tous les cas, le vodou devait rester à la périphérie de “la société”,
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 121

comme son “en dehors”. Le surcroît de répression du vodou n’apparaît


nécessaire que précisément là où il sort de son périmètre, c’est-à-dire,
là où il envahit la scène publique, la ville, “la société”, le terrain de la
civilisation. Il suffit d’ailleurs de mettre en perspective le régime de
pénalisation du vodou avec les différents codes ruraux élaborés par les
gouvernements haïtiens (1826 avec Boyer, 1863 avec Geffrard, et 1962
avec Duvalier), pour se rendre compte encore plus de cette visée
continuelle de l’État d’assurer le contrôle et la fixation de la population
paysanne. Le Code Rural François Duvalier qui apparaît plus élaboré,
n’entre pas réellement en rupture avec les précédents, sauf qu’il
parvient à une centralisation plus poussée du pouvoir politique, puisque
c’est le Président lui-même qui assure l’organisation et le
fonctionnement de la police rurale 188. Là où une certaine marge
d’autonomie était encore laissée à la section rurale, cette fois, le
contrôle est devenu plus serré, par suite des tendances totalitaires de ce
régime. Si précisément, dans ce cas, un peu plus de liberté dans la
pratique du vodou se donne à voir, cette liberté, paradoxalement, se
confond avec celle de se dédier uniquement au service de la politique
duvaliériste. Le vodou a les mains libres parce que le gouvernement le
contrôle à un point jusqu’ici jamais atteint dans l’histoire du pays. C’est
en effet par le biais des sociétés [129] secrètes dans lesquelles s’exerce
l’imaginaire de la sorcellerie que le gouvernement réussit ce tour de
force. Concrètement, le corps de police parallèle dit Tonton macoute,
créé à seule fin de défense de la présidence à vie, recrute ses membres
importants dans les sociétés secrètes, quand il ne se contente pas de les
investir purement et simplement dans certains villages ou dans des
sections rurales. Retenons pour le moment la contradiction structurale
dans laquelle l’État Haïtien se trouve enfoncé avec un régime de
pénalisation du vodou qu’il est impuissant à détruire réellement : le
vodou se fait en effet après chaque décret et chaque circulaire toujours
plus envahissante, au point que les rumeurs soupçonnent l’État lui-
même de connivence avec le vodou. Nous l’avons vu, ce que l’État
voudrait finalement réaliser, c’est à la fois l’image d’une nation délivrée
de sa primitivité que symbolise le vodou, mais aussi le contrôle absolu
du vodou qui autrement serait une pure source de pouvoirs parallèles,
donc de développement de la sorcellerie, de la délinquance et du
banditisme. Cette contradiction se retrouvait déjà au niveau de l’Église

188 Cf. Lahav, “The chef de section...”, art. cit., p. 67.


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 122

catholique, tenue pour un appareil de l’État par le Concordat. Deux


grandes campagnes contre le vodou, celle de 1896 et celle de 1941, ont
paradoxalement conduit au renforcement de ses pratiques et croyances.
Tout le monde s’accorde sur l’objet de ces campagnes : le déracinement
de la sorcellerie. D’un côté les missionnaires, nous l’avons vu,
assimilent le vodou à la sorcellerie, de l’autre le peuple accepte la
dénonciation des “faiseurs de wanga”, c’est-à-dire des maléficieurs,
parce que, pour lui, le vodou est censé réprouver la sorcellerie. Mais
par-dessus tout, l’osmose de l’Église catholique avec le vodou autorise
à penser que toute croisade “antisuperstitieuse” ne pouvait qu’amener
à l’impasse : chaque haut lieu de pèlerinage catholique est déjà en
même temps un sanctuaire vodou. Dans les Églises, la plupart des
statues de saints représentent un “esprit” honoré dans les ounfo. Il
faudrait donc que l’Église se mette en lutte contre ses propres [130]
pratiques liturgiques traditionnelles. C’est ainsi que rien ne mobilise
autant le peuple haïtien que le changement ou le déplacement d’une
statue de saint dans une église. En 1900, les autorités religieuses ont
décidé de remplacer dans une église la statue de Saint Jacques par un
tableau ; la colère des foules a été si violente que le gouvernement dut
intervenir pour protéger les prêtres de cette paroisse. Saint Jacques
représente l’esprit Ogou-Feray, qui est l’un des génies les plus
importants du panthéon-vodou.
D’un autre côté, un gouvernement ne peut s’engager dans une lutte
ouverte contre le vodou sans mettre en cause sa popularité. Et il se
trouve qu’en même temps tout pouvoir politique est associé, aux yeux
du peuple, à la sorcellerie. Cette contradiction de l’État haïtien a fait
récemment l’objet d’une recherche très instructive au niveau de la
sociologie du droit. L’emploi des concepts comme “État territorial” et
“État segmentaire” permet à J. Dépeignes, dans son étude sur Le Droit
informel haïtien, d’indiquer deux systèmes de pouvoirs en lutte dans le
pays : le pouvoir d’État qui, par ses organismes gouvernementaux et
administratifs, tente continuellement de dominer le pays tout entier,
puis les traditions et les coutumes qui forment le droit informel haïtien
et qui renvoient aux notions de village et de section rurale. À partir
d’une description très minutieuse de ces traditions, Dépeignes conclut
à une “distanciation” maximum de deux systèmes juridiques qui entrent
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 123

non seulement en “situation conflictuelle”, mais qui engendrent un


hiatus entre le pouvoir central et la “nation vraie”, ou “le pays réel” 189.
Cette “nation vraie”, explique encore l’auteur, reste dominée par “le
droit émanant du vodou”. Le Chef de la section rurale ne peut exprimer
totalement son autorité en dehors de son rapport avec le oungan dont le
peuple accepte [131] “le pouvoir charismatique” 190. Malheureusement,
au lieu de s’arrêter à un examen de cette contradiction entre “le
caractère rationnel” de l’“État territorial”, et le modèle “mythique” qui
domine la vie de la section rurale, Dépeignes se hâte de produire des
jugements de valeur sur le vodou qu’il considère tantôt comme
“générateur de psychose généralisée, tantôt comme lieu de domination
de “l’irrationnel”, ou encore expression d’une “société féodale
précapitaliste” 191.
Or, ce que le régime de pénalisation du vodou nous apprend, c’est
l’échec du caractère rationnel de l’État haïtien. Mais cette perspective
ne peut guère aller de soi, car l’État haïtien semble bien réussir comme
glacis de protection d’une fraction des couches dominantes urbaines
contre l’invasion des masses. Certes, il ne se divise et n’éclate, comme
on l’a vu à la fin du siècle dernier et au début de l’occupation américaine
en 1915, que parce qu’il représente en même temps un lieu de luttes
farouches entre ces couches dominantes pour son instrumentalisation.
Mais cette explication est superficielle. N’y aurait-il pas en Haïti une
vision particulière de l’État reçue en héritage depuis l’esclavage, si l’on
prend en compte le despotisme récurrent dans le pays de 1804 à nos
jours, et surtout l’échec du projet civilisateur de l’État haïtien ?
Quelques hypothèses théoriques sur les rapports entre l’État moderne,
l’esclavage et la représentation de la civilisation peuvent
éventuellement apporter au moins un éclairage à cette question.

189 J. Dépeignes, Le Droit informel haïtien, Paris, Presses Universitaires de


France, 1976, p. 75.
190 Ibid., p. 77.
191 Ibid., p. 38.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 124

3. L’État moderne, l’esclavage


et la représentation de la civilisation 192.

Retour à la table des matières

[132]
Une fois qu’on a rangé l’esclavage au Nouveau- Monde sous la
rubrique de l’accumulation primitive, on le voit ordinairement détaché
de tout rapport avec la construction de l’État moderne. Celle-ci
s’opérerait d’abord en Occident, puis se projetterait ailleurs. Or la
pensée de l’État, au moment de la conquête du monde par l’Occident,
c’est la pensée que rien ne peut exister en dehors de lui. L’État tiendrait
là sa force d’attraction auprès de celui qui tenterait de se dérober à son
emprise. C’est que, du moins tel que la théorie hégélienne le concevait,
l’État apparaissait comme rédemption véritable pour le maître comme
pour l’esclave, la raison d’être de leur lutte, et la raison tout court. Il
semble, en fait, que dès le XVIIe siècle l’État moderne se donne, de
manière enfin nette, pour la marque de civilisation, pour ce qui permet
à l’homme de sortir de la nature et de l’animalité. On sait que cette
perspective a eu un si grand succès que nombre d’anthropologues se
sentaient, il n’y a pas si longtemps, obligés de montrer que les peuples
non-occidentaux disposaient, avec le monothéisme, d’un système
étatique quelconque, ou à tout le moins aspiraient à l’État 193. Ce qui
semble fonctionner ici, c’est l’évidence que désormais nulle part on ne
peut se passer de l’État. Or, si l’État implique aujourd’hui à l’échelle
mondiale une nouvelle signification du rapport à “l’autre”, cela se
donne à voir en gros plan au XVIIe siècle, dans le cadre même de
l’esclavage.

192 Nous reprenons ici quelques extraits de l’article que nous avons écrit sur État
et religion au XVIIe siècle face à l’esclavage au Nouveau-Monde” dans
Peuples iterranéens, N° 27-28, 1984, pp. 39-56.
193 Problématique critiquée récemment par Pierre Clastres, La Société contre
l’État, Paris, Ed. de Minuit, 1974 ; Voir aussi l’art, de Marcel Gauchet, “La
dette du sens et les racines de l’État-Politique de la religion primitive” dans
la revue LIBRE, petite bibl. Payot, 77-2, p. 27 “Il n’y a pas l’État dans les
sociétés primitives. Mais il y a sa possibilité, que la société s’emploie
précisément à conjurer”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 125

I. Wallerstein 194 a relancé ce débat sur la nature de l’État dans le


cadre de l’évolution d’un ordre économique mondial dont la
Méditerranée est alors à bien des égards le centre. Pour lui, c’est le
développement d’une économie-monde [133] qui provoque le
centralisme étatique à un niveau jamais atteint auparavant. Décisions
économiques et décisions politiques sont devenues inséparables. De là,
Wallerstein voit dans l’État “le révélateur” 195 de cette économie-
monde qui se déploie, et il s’interroge sur la nouveauté et le rôle de
l’esclavage à cette époque. Malheureusement, il ne parvient pas à
reconnaître dans le phénomène esclavagiste au Nouveau- Monde,
également un révélateur de l’État moderne. On ne peut déclarer que “les
modes de contrôle du travail influencent profondément le système
politique et, en particulier, les puissances de l’appareil étatique” 196,
sans prendre la peine d’examiner le rôle possible de l’esclavage dans
les pratiques de l’État comme dans les théories du Droit et de l’État.
L’Afrique étant, dit-il, une région extérieure à la zone de l’économie-
monde, elle apparaît sans conséquence économique pour l’Europe ; sur
cette base c’est l’esclavage lui-même qui finit par rentrer sous le
boisseau, par être dilué, sinon contourné.
Or des difficultés importantes s’opposent à la pratique de
l’esclavage : elle n’a pu aller de soi au niveau de la vision du monde
qu’elle implique. Pas plus qu’un siècle auparavant la conquête des
Indiens n’a pu se produire sans susciter des interrogations, en particulier
sans un effort de pensée pour trouver une place à l’Indien dans la
pyramide du monde, telle qu’elle était conçue au Moyen-Age. Mais au
XVIIe siècle, on assistait peu à peu à l’abandon d’une conception des
institutions humaines en connexion avec la loi naturelle et la loi divine.
Juristes et philosophes, pour justifier l’esclavage, retournent aux
théories basées sur le droit romain 197. Car ni [134] la loi naturelle, ni

194 Immanuel Wallerstein, Capitalisme et Économie-Monde 1450-1640, Paris,


Flammarion, 1980.
195 Ibid., p. 281, Voir la conclusion Çh. VII, “Reprise théorique” p. 311 ss ; et p
124 : “Le point de vue que nous défendons ici est que le développement
d’États puissants dans les zones centrales du monde européen est un élément
essentiel du capitalisme moderne”.
196 Ibid., p. 84.
197 David B. Davis présente une longue et rigoureuse démonstration sur
l’abandon de la loi naturelle ou divine dans les recherches de justification de
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 126

la loi divine ne pouvaient être mises à contribution dans la fondation et


la mise en pratique de l’esclavage. Curieusement, la plupart des
historiens de l’esclavage dans les Amériques sont hésitants et perplexes
face au problème de la légitimation de l’esclavage. Ainsi par exemple,
Antoine Gisler dans son ouvrage sur L’esclavage aux Antilles
Françaises, s’interroge sur le rapport entre la théorie et la pratique de
l’esclavage. Comme Victor Schoelcher, il se rend compte qu’au XVII e
et au XVIIIe siècle on s’en est pris davantage aux abus de l’esclavage
qu’à l’institution elle-même 198. Il porte, tout au long de l’ouvrage, une
interrogation sur les contradictions entre la légitimation de l’esclavage
et la dénonciation des abus qui lui sont inhérents. Les réflexions de
David Brion Davis 199, sur l’esclavage dans la culture occidentale
rejoignent les préoccupations d’Antoine Gisler. De son côté, Eugène
Genovese, dans son Économie politique de l’esclavage revient sur la
question des aspects rationnels et irrationnels de l’esclavage 200, mais
n’arrive guère à clarifier davantage le débat. Il n’a pu parler que des
traits capitalistes et pseudo-capitalistes de l’esclavage après Max
Weber, en court-circuitant la problématique de l’État. Or l’esclavage a
dû devenir une question politique pour se réaliser dans la pratique.
Peine perdue de recourir au racisme 201 — la théorie raciste ne sera
vraiment disponible [135] qu’au XIXe siècle — peine perdue de
recourir à la religion celle-ci est dès le XVIIe siècle rigoureusement

l’esclavage au XVIIe siècle, voir en part, dans l’ouvrage de 1966, The problem
of slavery, ibid, p. 91 ss. Les discussions sur l’esclavage en Amérique ont été
dominées par le code justinien (p. 108). Voir aussi les réflexions de Pierre
Legendre sur les bases fondatrices des États modernes : “Ainsi les maîtres du
discours juridique ont-ils répété d’âge en âge et jusqu’à l’approche de l’ère
industrialiste, l’axiome d’une légitimité de leur science, en s’affichant les
descendants des Géants, ces jurisconsultes fameux de la Rome antique dont
l’Empereur Justinien devait transmettre les doctrines à tout l’Occident”.
L‘Amour du censeur, essai sur l’ordre dogmatique, Paris, Ed. du Seuil, 1974,
p. 104.
198 Antoine Gisler, L’esclavage aux Antilles françaises, op. cit.
199 D. B. Davis, The Problem of Slavery in Western Culture, op. cit.
200 Eugène Genovese, Économie politique de l’esclavage, tr. N. Barbier, Paris,
Maspéro, 1979.
201 Cf. La périodisation proposée par Léon Poliakov, dans son ouvrage sur Le
Racisme, Ed. Seghers, 1976 ; également son art. “Brève histoire des
hiérarchies raciales” dans la revue Le Genre humain, N° 1. La Science face
au racisme, Fayard 1981, pp. 70-82.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 127

instrumentalisée par l’État 202. Autrement dit, hors d’un encadrement et


d’une visée étatiques, l’esclavage au Nouveau-Monde, en particulier
dans la Caraïbe, aurait toutes les difficultés pour s’implanter. Au départ,
avec Richelieu, l’intérêt de l’État est place au-dessus de tout, et l’on
préfère repousser sans cesse les contradictions que représente un
esclave : être humain et chose à la fois. Conquérir le monde supposait
une théorie du travail qui embrigade, enrégimente tout individu
considéré comme oisif, ou tout peuple qui ne dispose pas du sens de la
rentabilité et qui vit — apparemment ou du moins comme le sens
commun le disait — au simple niveau de la nature. Pour les Noirs
d’Afrique justement, l’esclavage sera offert — ce sont ces idées qu’on
répand en Europe — non pas comme un rachat (vision encore
théologique du XVIe siècle), mais comme un apprentissage à la
condition d’être humain, comme mode de passage de la barbarie à la
civilisation. C est l’État qui a pris en charge la réalisation pratique de 1
esclavage et s’est mis en devoir de le réglementer. Autrement dit, après
s’être soumis la religion au XVIIe siècle, l’État, devenu désormais seul
temple de la transcendance, se porte garant de l’institution esclavagiste,
jusqu’à décharger le maître lui-même d’avoir à affronter la
contradiction de sa condition face à un être humain, sa propriété privée.
On comprend que l’esclavage a pu souvent être utilisé comme point de
départ à toute tentative de réflexion sur la légitimation de la domination.
Car l’esclavage a la vertu d’aller jusqu’au bout de la domination, sans
biaiser, en produisant la négation de “l’autre” mais sans l’anéantir. On
sait cependant que le phénomène colonial a trouvé sa justification
idéologique dans la nécessité d’abandonner le système esclavagiste.
[136] Mais l’esclavage comme tel paraissait seulement une erreur de
parcours : une erreur économique. Rarement il a fait l’objet d’une
contestation radicale au siècle des Lumières. Le mouvement
abolitionniste n’avait eu d’ailleurs du succès qu’en Angleterre et après
de violentes polémiques entre partisans et opposants ; la France ne l’a
suivi qu’à contrecœur et de la manière la plus timide possible, les voix
de l’Abbé Grégoire et de Victor Schoelcher ayant retenti le plus souvent
dans le désert. Aux États-Unis, les abolitionnistes du Nord ont été peu
nombreux tandis que ceux du Sud ont tergiversé pendant un siècle.

202 Par Ex. Michel de Certeau, L’écriture de l’Histoire, op. cit., pp. 162-167 ; ou
Etienne Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, A.
Colin, 1966.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 128

Mais on sait que les esclaves noirs, une fois affranchis, n’ont pas obtenu
automatiquement tous les droits civiques. Barbares, les Noirs
américains devaient le rester longtemps encore à travers les préjugés
diffusés dans les écoles et dans la presse sur “les tares raciales
africaines” qui n’ont pas eu le temps de disparaître, malgré deux siècles
d’esclavage. En outre, chaque État colonisateur, à la fin du siècle
dernier, ne s’est-il pas cru obligé de justifier sa présence dans les
sociétés non-occidentales à partir de la nécessité sacrée de répandre les
bienfaits de la civilisation ? C’est que, dans la pensée dominante en
Occident, une opposition structurale s’était établie entre un état dit de
nature dans lequel se trouveraient des peuples “sauvages et primitifs”,
et la nature de l’État moderne comme moyen d’échapper à la barbarie.
Précisément, le Léviathan de Hobbes 203, considéré comme une
œuvre diabolique et donc réprouvé par la plupart [137] des écrivains du
XVIIe siècle, n’a fait que prendre la mesure de l’événement que
représente l’avènement de l’État moderne. Hobbes situe le débat
exactement au point qui nous intéresse ici : à la jonction de l’esclavage
et de la naissance de l’État moderne comme pur arbitraire, qui ne doit
sa nécessité qu’à lui-même et en lui-même. Le caractère absolu de la
domination du maître sur l’esclave débouche pour Hobbes sur le
caractère absolu de l’État, en sorte que défendre l’esclavage et défendre
l’État deviennent une seule et même chose. On aurait tort de considérer
la pensée de Hobbes comme complètement insolite en son temps pour
avoir présenté l’État sous un jour aussi violent. À la vérité d’autres

203 Leviathan or the Matter, forme and Power of Commonwealth Ecclesiasticall


and civil, Ed. par Michaël Dakeshott, Basil Blackwell, Oxford, 1946; David
B. Davis souligne aussi le poids de la théorie politique de Hobbes dans la
défense de l’esclavage en rapport avec la défense de l’État absolutiste, The
problem of slavery in the Western culture, op. cit. en part. pp 116-121. Sur
Hobbes voir aussi Pierre Manent, Naissance de la politique moderne —
Machiavel, Hobbes, Rousseau, Payot, 1979; Samul I. Mintz, The Hunting of
Leviathan, Cambridge Univ. Press, 1962; l’article récent de Grégoire
Madjaran, “Hobbes et la société marchande”, dans Temps modernes, N. 434,
sept. 1982, p. 550-563; enfin l'article récent de Pierre Guenancia, “Puissance
et arbitraire (sur Hobbes)”, dans la Revue Philosophie, N. 1, janvier 1984, Ed.
de Minuit, p. 34, présente bien la philosophie de Hobbes comme “la première
philosophie politique”, qui s’adresse directement au peuple pour qu’il soit lui-
même celui qui s’en remet au “souverain”. C’est “la mythologie moderne du
pouvoir”, explique Guenancia, qui prend naissance avec le Léviathan.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 129

auteurs partageaient pour l’essentiel la même représentation de l’État,


dès lors qu’ils admettaient à la fois la soumission de la religion à l’État
et la coupure entre la loi divine et le droit positif. Pufendorf par exemple
acceptait l’esclavage comme discipline sociale, et l’enfermement des
mendiants, des vagabonds et des voleurs comme tâche coercitive
légitime de l’État. Si Jean Bodin est pour sa part hostile à l’esclavage,
il ne prévoit son abolition que sous des formes graduelles. De même
Grotius justifie l’esclavage, mais à partir d’une justice naturelle
détachée de la doctrine du péché originel. Pour Bossuet aussi, une
domination qui s’instaure par la force finit par trouver sa légitimation
dans la nécessité d’éviter le plus grand mal qu’est l’anarchie. Dans tous
les cas, l’État recueille en lui-même tous les pouvoirs attribués
auparavant à la religion 204. C’est pourquoi l’esclavage du XVIIe siècle
n’est pas [138] un avatar dans l’histoire de l’Occident, mais un
événement qui se situe au plus près de la représentation de la
civilisation. Moses Finley souligne à juste titre comment les historiens
de l’esclavage antique sont restés continuellement dominés par les
tensions sociales contemporaines et comment a fortiori aux États-Unis
toutes les recherches sur l’esclavage noir n’ont pu échapper à ces
tensions. C’est qu’apparaît là, dit-il, une intuition que toute réflexion
sur l’esclavage antique ou moderne — car fondamentalement la nature
de l’esclavage reste la même partout où il se pratique — soulève tôt ou
tard des débats sur “les fondations fragiles” sur lesquelles repose le
système de travail libre (ou salarié) qui, du reste, est d’apparition
récente. Mais on dirait que la conscience occidentale dresse des
remparts contre toute contamination d’elle-même par la pensée du
phénomène esclavagiste, puisque par ce biais c’est “l’autre” qui se
donnerait comme tel à penser et à affronter, non plus à un niveau
général et abstrait, mais au niveau le plus concret. Il reste en effet à
expliquer pourquoi, au Nouveau-Monde, après l’asservissement des

204 Voir le long développement de David B. Davis, The Problem of slavery, op.
cit. Ch. 11 et 12, p. 333-390 ; une note des Principes de la philosophie du
droit, op. cit. de Hegel, est ici suggestive : “lorsque naguère on traitait au
congrès américain de l’abolition de l’esclavage des nègres, une dignité des
provinces du sud fit cette réplique pertinente “Accordez-nous les nègres, nous
vous accordons les quakers”. Ce n’est que la force qu’il a par ailleurs qui
permet à l’État de supporter, et de négliger de telles anomalies...” note 1 p.
290. C’est qu’en fait la critique de l’esclavage entreprise par les Quakers
atteignait l’État lui-même.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 130

Indiens, l’esclavage de Noirs importés d’Afrique a été choisi comme


solution au problème de la main d’œuvre ; les “engagés”, ramassis de
vagabonds la plupart du temps, venus d’Europe pour se lier dans les
Antilles par un contrat de trente-six mois, se sont pourtant montrés
capables de travailler dans les mêmes conditions que les esclaves.
Certes, l’esclave est à vie et sa progéniture est liée au même sort que
lui. Sur cette base, on a pu calculer qu’il coûtait moins cher qu’un
“engagé”. Encore que le maître ait à sa charge les frais de nourriture,
d’entretien et de logement de l’esclave. Mais ce raisonnement tourne
court dès qu’il s’agit de donner une justification idéologique et un
encadrement juridique à la pratique. Moses Finley constate qu’on
trouve rarement une société “qui ait toléré [139] l’asservissement, sur
place, de sa propre population 205. Cela est instructif précisément sur la
problématique du rapport à “l’autre”, à “l’étranger”, telle qu’elle est
incontournable pour toute société.
De même qu’il a été bon pour sorciers, mendiants, voleurs,
vagabonds, oisifs et fous d’être soumis au grand renfermement afin que
la raison et la raison de l’État s’établissent, de même il a été bon pour
l’esclave noir d’être soumis à la loi du travail et du maître pour
s’arracher à la nature et se sauver de la mort. La conquête du monde
(ou le développement de l’économie-monde), c’est l’entrée de chaque
peuple et de chacun dans l’État, c’est la mise de toutes les potentialités
humaines au service de l’État. L’État moderne tendra par lui-même,
comme l’a souligné Claude Lefort, à supprimer toute distance entre lui
et la société civile et dans un même mouvement toute extériorité par
rapport à lui 206.
Or c’est l’héritage d’une telle vision de l’État que recueillent les
Chefs d’État haïtiens au lendemain de l’Indépendance. Le “soft State”
dont parlent encore les économistes modernes à propos d’Haïti n’est
irrationnel qu’en apparence. Il est avant tout un mimétisme de l’État
moderne, l’expression d’une impossibilité de réaliser une homogénéité

205 Moses I. Finley, Mythe, Mémoire, Histoire, Flammarion, Paris. 1981, p. 57.
206 Cf. Claude Lefort, “L’image du corps et le totalitarisme”, dans
Confrontation : L‘État cellulaire, Cahiers 2, Aubier automne 1979, pp. 9-20;
et surtout les ouvrages dans lesquels il développe ces mêmes analyses : Les
formes de l’histoire, Gallimard; Un homme en trop, Réflexions sur "Archipel
du Goulag", Seuil, 1976; L’invention démocratique, les limites de la
domination totalitaire. Fayard, 1981.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 131

de la nation haïtienne et son renvoi au niveau le plus fantasmatique.


Sans doute est-ce un imaginaire de l’État, reçu tout droit du contexte
esclavagiste, qui domine en Haïti de son indépendance à nos jours ?
Pourtant tout conspire apparemment à montrer que le modèle qui a
prévalu dans la création de l’État haïtien indépendant est celui de la
révolution française. [140] D’abord l’exaltation du jacobinisme depuis
Toussaint- Louverture est chose courante dans tous les discours
politiques. Ensuite l’État s’efforce d’avoir le contrôle sur toutes les
institutions, y compris sur l’Église catholique. Ce sont en effet les
prêtres français assermentés de la constitution civile du clergé et donc
liés à l’abbé Grégoire, qui ont été recherchés et admis en Haïti par tous
les gouvernements pendant le premier demi-siècle. Les difficultés
rencontrées pour la signature d’un Concordat avec le Vatican
proviennent du dessein avoué d’établir une Église nationale
entièrement dédiée au service du gouvernement en place. On pourrait
donc soutenir — c’était d’ailleurs pendant tout le XIXe siècle le grief
principal de l’Église contre l’État — que le modèle de la révolution
française n’a cessé de hanter les gouvernements haïtiens. À l’appliquer,
ils étaient censés faire entrer le pays dans l’histoire universelle ou la
civilisation en marche. À la vérité, cette représentation de la civilisation
(même si le mot n’existait pas encore) opérait déjà avec efficacité dans
l’État esclavagiste des XVIIe et XVIIIe siècles. Le modèle de la
révolution française reste plutôt surdéterminé en Haïti par l’histoire de
l’esclavage. Car la légitimation de celui-ci se basait sur la présomption
d’un état de sauvagerie du Nègre que le contact salvateur avec le
maître-blanc devait peu à peu enrayer. Cette conception n’a guère été
dépassée au XIXe siècle. Aucune visée d’homogénéité culturelle-
nationale n’anime l’État haïtien à cette époque. À la limite, on ne
découvre en Haïti nul recours à l’idéologique comme tel, par quoi une
justification serait offerte à l’assujettissement des masses. L’État
haïtien comme État indépendant sera à lui seul, dans sa formalité, la
face — visible pour l’étranger — de la civilisation établie en Haïti.
D’un autre côté, il cherchera en même temps un consensus populaire
au sein du vodou qui sera alors non pas appréhendé pour lui-même ou
respecté dans son altérité, mais réemployé comme signifiant de la
barbarie. En revanche, soutenir que le despotisme récurrent en [141]
Haïti s’enracine dans une culture “archaïque”, c’est croire que l’État
moderne n’a nul besoin, quant à lui, d’un fondement symbolique et
sacré. Certes, ce qui caractérise l’État moderne, c’est qu’il s’en disjoint
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 132

effectivement, mais pour recueillir d’une autre main et rabattre sur lui-
même le sacré qu’il avait commencé par chasser. Au contraire, les
cultures dites “archaïques” travaillent presque partout, comme l’ont
montré Pierre Clastres, et plus récemment Luc de Heusch, à renvoyer
le pouvoir politique dans un “ailleurs” monstrueux, c’est-à-dire dans
l’ordre de la sorcellerie, et donc à maintenir une méfiance constante vis-
à-vis de l’État 207.
En Haïti, c’est le fantasme de la civilisation qui semble prédominer
puisque autrement la chasse au barbare que permet la pénalisation du
vodou resterait inexplicable. Mais la civilisation sera théâtralisée, à
défaut de pouvoir vraiment se réaliser. Ainsi le rôle assigné par l’État
haïtien à l’Église catholique, dans le cadre du Concordat signé avec le
Vatican en 1860, est celui d’un appareil destiné à produire un discours
inquisiteur contre le vodou, mais sans devoir vraiment aboutir à son
éradication.
Concrètement, le vodou continue à faire des irruptions sporadiques,
chroniques même sur les scènes d’où il est chassé. A la limite, si le
vodou venait à disparaître pour de vrai, l’État haïtien s’abolirait lui-
même. Il est par exemple symptomatique qu’en aucun cas l’on ne soit
parvenu en Haïti à renvoyer les manifestations du vodou sur le registre
de la folie. On a pu organiser des chasses aux cérémonies-vodou, des
scènes d’autodafé, emprisonner des oungan, condamner des “sorciers”
déclarés tels, diaboliser le champ vodou tout [142] entier. Mais la thèse
de la possession par les “esprits” comme une crise d’hystérie n’a guère
eu de succès : elle a pu être battue en brèche non seulement par les
ethnologues étrangers, mais par toute l’école d’ethnologie haïtienne. Le
vodou apparaissant aujourd’hui finalement comme une religion, et
comme la religion des masses paysannes, on ne peut plus le tenir pour
un champ de développement de la folie. Dans les pratiques médicales
en Haïti, il est admis depuis longtemps, même de manière cachée, que
des malades mentaux trouvent la guérison et voient disparaître leurs

207 Voir l’article de Luc de Heusch sur “Les Droits de l’Homme comme objet de
réflexion anthropologique”, in La Pensée et les hommes, revue mensuelle de
philosophie et de morale laïques, 1982-1983, p. 141 : avec un sage
pressentiment des dangers du despotisme que la royauté sacrée contient en
germe, la société archaïque décrète que le pouvoir est maudit, étranger à sa
propre logique, qu’il lui est extérieur et que sa transcendance se situe dans un
ailleurs redoutable”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 133

troubles grâce à des cérémonies-vodou. Certains psychiatres souhaitent


même une collaboration plus grande avec des oungan dans certains cas.
C’est une des conclusions de Jeanne Philippe, dans une étude sur
Classes sociales et maladies mentales en Haïti, qui se rend compte que
les fous sont relativement bien admis dans la société haïtienne en
général, et en particulier dans la paysannerie. Il y aurait, en outre, une
rareté de la maladie mentale chez les paysans haïtiens 208, et les
cliniques psychiatriques sont tout aussi rares, et seulement situées dans
la capitale. En 1979, on évaluait à 50 le nombre de lits que pouvait
recevoir le centre public de psychiatrie de Port-au-Prince, les malades
jugés psychotiques chroniques étant renvoyés à Beudet, véritable asile
où sont, en fait, jetés pêle-mêle avec le minimum de soins toutes sortes
de gens, plutôt pauvres, abandonnés par leurs familles. Même si les
délires chez les malades mentaux de la classe moyenne et des classes
pauvres ont un contenu religieux-vodou, celui-ci n’est pas renvoyé sur
le registre de la folie. Car, si folie il y a, elle provient la plupart du temps
d’un dérèglement des rapports avec les “esprits” auxquels on rend un
culte dans le cadre du vodou. On ne s’est donc pas livré, en Haïti, à une
tâche de psychiatrisation du vodou qui viendrait au secours d’une
pénalisation défaillante. Derechef, le vodou reprend ses droits et n’est
[143] plus guère conçu comme pratique délirante. On a abouti ainsi à
parler d’une société paysanne repliée sur elle-même, basée sur ses
propres traditions, et constituant pratiquement à l’intérieur d’Haïti un
autre pays (le pays réel). C’est que la tâche précise de l’État — et c’est
le service attendu de la pénalisation du vodou — consiste d’abord à
produire la marginalisation de la paysannerie. Or en même temps, une
civilisation paysanne en quête continuelle de marronnage par rapport à
l’État semble bien s’être construite au lendemain de l’Indépendance.
Mais chaque crise sociale laisse découvrir le sol fragile sur lequel
chemine la société haïtienne tout entière. Plus précisément, on dirait
qu’à chaque crise sociale, toutes les vannes ont tendance à sauter,
entraînant comme conséquence une recrudescence des rumeurs de
sorcellerie. Et au fond, les fuites ne sont-elles pas permanentes ? N’est-
ce pas la peur des inondations qui pousse à déclarer sporadiquement le

208 Jeanne Philippe, Classes sociales et maladies mentales en Haiti, Port-au-


Prince, Les Ateliers Fardin, 1979, p. 116.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 134

vodou comme pur champ de sorcellerie ? La peur d’une invasion des


barbares ?
Non point cependant, que dans le cas d’Haïti, on puisse reprendre
par exemple la thèse de Michelet sur la sorcellerie au Moyen-Age,
comme la revanche ou la rébellion des misérables sur les privilégiés.
Dans le contexte du vodou, les jeux paraissent beaucoup plus obscurs.
L’ont-ils été moins, d’ailleurs, en Europe ? Là-dessus, Michelet a sans
doute fait plus de concessions à son imagination et à son désir qu’il ne
le dit. La problématique de la sorcellerie en Haïti requiert qu’on
confronte enfin les discours et récits en circulation avec le dispositif des
croyances et pratiques. Toutefois, l’on commencera par s’interroger sur
les sources et les enjeux de l’imputation du cannibalisme faite si
souvent aux adeptes du vodou dans la littérature étrangère.

[144]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 135

[145]

Le barbare imaginaire.

Deuxième partie

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Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 136

[145]

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre V
DU FANTASME AU FESTIN :
LE RÉCIT CANNIBALE

“Entendio tambien que lejos de alli habia hombres de un


ojo, y otros con hocicos de perros que comian los hombres.”
CHRISTOPHE COLOMB
Journal du 4 novembre 1492.

“...a que aquellos indios que llevaba llamaban Bokio,


lacual decian que era muy grande y que habia en ella gente
que ténia un ojo en la frente, y otros que se llamaban
canibales, a quienes mostraban tener gran miedo... ”
CHRISTOPHE COLOMB
(Journal, 23 novembre 1492) cité par Julio C.
Sala »,
Los Indios Caribes
Barcelone 1921, p. 33.

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[146]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 137

[147]

Qu’on ait associé la sorcellerie en Haïti à un cannibalisme réel


pratiqué au sein des cérémonies ordinaires du vodou et dans les sociétés
secrètes, cela apparaît clairement dans la vaste littérature européenne et
américaine que nous avons examinée jusqu’ici. Le cannibalisme était
censé nous arriver tout droit d’Afrique noire. En 1948 encore, un
missionnaire belge, le P. Verschueren, qui voulait se ranger aux côtés
des défenseurs d’Haïti, écrit un ouvrage d’ethnologie dans lequel il
prétend faire le point sur le vrai et le faux, le positif et l’imaginaire, la
responsabilité privée et collective dans les imputations de cannibalisme
faites au peuple haïtien. Mais, dès le départ, l’auteur devait avouer que
la littérature ethnologique qu’il connaît sur l’Afrique noire présente le
cannibalisme comme une pratique largement répandue au Gabon, au
Dahomey, au Nigeria, au Congo et en Angola 209. En ce qui concerne
Haïti, les étrangers, dit-il, auraient exagéré, mais ne seraient pas
pourtant totalement dans l’erreur. Il suffit de comprendre Haïti comme
un pays “habité par des descendants des esclaves africains, dont
quelques-uns étaient plus ou moins adonnés aux sacrifices humains soit
au cannibalisme et qu’Haïti n’est autonome que depuis environ un
siècle”. Et il devait ajouter : “Ce qui rend ce crime horrible en Haïti,
c’est l’élément “temps”, c’est-à-dire [148] le fait que c’est à notre
époque qu’on rencontre des mœurs pareilles” 210.
On voit bien qu’il n’y a pas si longtemps le cannibalisme était jugé
un phénomène courant en Afrique noire, en particulier dans des récits
de missionnaires, d’explorateurs et d’administrateurs coloniaux. Evans-
Pritchard lui-même reconnaissait qu’au moment où il entreprenait ses
enquêtes sur la sorcellerie, les rumeurs sur le cannibalisme étaient

209 J. Verschueren, Panorama d’Haïti, T. III, Le culte du vaudoux en Haïti.


Ophiolatrie et animisme, Paris, Lethielleux, Ed. Scaldis, 1948, pp. 260-267.
210 Ibid., pp. 285-286
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 138

puissantes chez les Azandé : il s’interrogeait, disait-il, sur cette fumée


qui ne devait pas rester sans feu 211. Il nous faut donc examiner les
sources de ces rumeurs sur le cannibalisme qui ont encore de nos jours
tant de succès dès qu’on évoque les sociétés secrètes du vodou en Haïti.
Mais mon propos ne visera pas d’abord à démarquer le réel de
l’imaginaire, le vrai du faux dans ces rumeurs. Je souhaite seulement
attirer l’attention sur le fantasme de barbarie lié à ce que j’appellerais
cette promptitude à imputer le cannibalisme à un certain nombre de
peuples.

1. Sorcier et/ou cannibale :


une circulation de récits

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La sorcellerie en Haïti comme dans toutes les Antilles plonge dans


la vaste nappe de l’imaginaire de la sorcellerie qui se déploie avec force
à la fin du Moyen-Age et au début de l’âge classique. Le Moyen-Age
finissant nous offre une explosion de la démonologie, patiemment
accumulée pendant plusieurs siècles, et qui se déploie en un véritable
arc-en-ciel d’où sortiront les célèbres chasses aux sorcières. Une
littérature immense 212 circule autour du phénomène, mais le débat

211 E. Evans-Pritchard, “Cannibalisra Azandi Text”, in Africa 6 (1956), p. 73-


74 ; et “Zande Cannibalism” in The position of women in primitive Societies
and other essays in social anthropology, London, Faber and Faber, 1963, pp.
133-164.
212 On se reportera en particulier ici aux travaux de Norman Cohn, op. cité ;
Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle. Une
analyse de psychologie historique, Paris, Seuil 1980 ; M.S. Dupont-Bouchat,
W. Frijhoff, R. Muchembled, Prophètes et sorciers dans les Pays-Bas, XVIe-
XVIIe siècle, Paris, Hachette 1978 ; E.W. Monter, Witchcraft in France and
Swilzerland. The borderlands during the Reformation, Ithaca — Londres,
Cornell V.P. 1976. A. Mac Farlane, Witchcraft in Tudor and Stuart England.
A regional and comparative stydy, Londres, Routledge and Regan Paul 1970 ;
Carlo Ginsburg, Les batailles nocturnes. Sorcellerie et rituels agraires aux
XVIe et XVIIe siècles, tr. de l’italien par G. Charuty, Paris, Flammarion 1980 ;
Julio Caro Baroja, Les sorcières e) leur monde, Paris, Gallimard 1972, qui
tous ont relancé les recherches sur la sorcellerie dans l’Europe de la fin du
Moyen-Age.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 139

théorique pour en saisir la nature et la dynamique est [149] loin d’être


terminé. On sait qu’au début de l’ère chrétienne, les Romains
soupçonnaient les chrétiens de pratiques cannibaliques et de meurtres
rituels d’enfants. Les termes utilisés dans les cérémonies d’eucharistie
se prêtaient si bien à ce soupçon que les premiers théologiens ont eu
bien du mal à répondre à leurs détracteurs. Avec l’institutionnalisation
du christianisme, les accusations se renversent très vite : ce sont les
dissidents qui deviennent des sectes à visées subversives et qui se
réunissent pour d’étranges festins et d’interminables orgies, à l’abri de
tous les regards. Norman Cohn fournit d’excellentes analyses sur le
processus, permanent au cours du Moyen-Age, de diabolisation des
hérétiques 213. C’est précisément dans cet espace de dérangement de
l’ordre établi, l’hérésie, que vont émerger les stéréotypes du sorcier et
du cannibale, livrés totalement au service du Diable, et suppôts de
l’Antéchrist. A cette époque cependant, le Diable fait encore figure de
vaincu, même s’il hante la vie de chaque chrétien comme cet être mi-
homme mi-animal, expression de la régression vers l’anti-nature et
l’anti-culture à la fois. Sous un certain rapport, une certaine familiarité
s’établit avec lui au Moyen-Age. Il faut donc attendre la fin du XVI e
siècle pour assister à un “déploiement de la figure du diable, comme
menace et terreur pour la civilisation chrétienne” 214. [150] On peut
même se demander si, avec la naissance du purgatoire et les débats
théologiques qui s’y nouent un peu plus tard, le diable ne prend pas une
revanche et ne se met à circuler, à rôder davantage, à chercher plus
d’espace pour s’exhiber 215. Dans tous les cas, les grandes chasses aux

213 Voir Norman Cohn, op. cit., les chapitres II et III sur “La diabolisation des
hérétiques médiévaux” et “Quelques aperçus sur l’idée du diable et de ses
pouvoirs”, pp. 53-100.
214 Voir l’avant-propos de Prophètes et sorciers dans les Pays-Bas, op. cit., de
Robert Muchembled : “Satan ou les Hommes ? La chasse aux sorcières et ses
causes”, pp. 15-39, excellent résumé des débats en cours sur la sorcellerie à
la fin du Moyen-Age ; sur les mêmes hypothèses, voir aussi J. Delumeau, Le
Catholicisme entre Luther et Voltaire, Paris, Nouvelle Clio, 1971 ; et La Peur
en Occident. XIVe — XVIIIe siècles, Paris, Fayard 1978.
215 Jacques le Goff, dans son récent ouvrage, La Naissance du purgatoire, Paris,
Gallimard 1981, écrit justement : ‘‘Dans le domaine dogmatique et
théologique, c’est aussi entre le milieu du XVe siècle et le début du XVIIe
siècle que le purgatoire est définitivement intronisé dans la doctrine de
l’Église Catholique, contre les Grecs au concile de Florence (1439), contre
les protestants au concile de Trente (1562)”, p. 483.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 140

sorcières viennent apporter un démenti à l’idée d’une victoire assurée


sur le diable. Du sorcier comme tel, existant objectivement, on sait très
peu de chose. Tout conspire à prouver qu’il n’apparaît qu’à l’intérieur
du triple rapport noué autour de sa figure : l’imaginaire du paysan lui-
même, les innombrables représentations des églises et les rumeurs, les
discours des juges et inquisiteurs, et la démonologie construite par les
théologiens.
C’est cette démonologie exubérante qui a été peu à peu déportée,
repoussée vers le Nouveau-Monde. L’ignorance du christianisme chez
les Américains et les Caraïbes s’accompagne de trois grands stigmates :
le cannibalisme, la polygamie et la sorcellerie. À vrai dire, l’un d’entre
eux semble commencer par servir de commun dénominateur aux
autres : le cannibalisme. L’absence de toutes règles, de toutes lois, que
signifie la polygamie à cette époque pour les conquistadores, est censée
entraîner de soi l’excès que représente le cannibalisme. Et celui-ci
semble se donner pour une structure à partir de laquelle toutes les
pratiques sociales de ces sociétés sont appréhendées et interprétées au
début de la Conquête. Dans la compréhension des Indiens-Caraïbes
chez Christophe Colomb, Cannibal ou Caribal se dit justement des
Caraïbes, définis ainsi comme ceux qui mangent de l’homme. Pour
[151] Colomb, en effet, dès son débarquement dans les îles, les Indiens
apparaissent nus, dépourvus de lois, de religion 216 ; il n’est point
étonnant qu’ils soient à la fois proches des animaux, et cannibales. Les
découvertes de restes humains dans les huttes des Indiens, de crânes
suspendus sur des poutres, d’ossements desséchés, ont suffi comme
indices d’un cannibalisme présumé largement coutumier. Plusieurs
rapports 217, adressés à la Cour Royale, vont achever de répandre pour
longtemps cette fable du cannibalisme des Caraïbes, inaugurée par
Colomb. De récits en récits, le témoignage prétend chaque fois être
oculaire, dans la mesure même où l’évidence du cannibalisme est
soustraite à l’examen. Dans l’argument de Sepulveda 218 contre Las

216 Sur Colomb et les Indiens, voir le commentaire de Tzvetan Todorov, La


conquête de l’Amérique. La question de l’autre, op. cit., p. 40 ss.
217 Voir Julio C. Sales, Etnografia americana. Los Indios Caribes. Estudio sobre
el origen del mito de la antropofagia, Barcelona, 1921 ; plus récemment, Jalil
Sued Badillo, Los Caribes : revalidât o fabula, Editorial Antillana, Puerto-
Rico, 1978.
218 Voir Todorov, La Conquête de l’Amérique, op. cit. p. 162.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 141

Casas, le cannibalisme est une donnée première, qui fait partie des
“preuves” de la “vie sauvage” des Indiens.
Tous les écrits postérieurs des chroniqueurs et des voyageurs, en
particulier les célèbres textes de Théodore de Bry 219, de H. Benzoni,
ou de Jean de Léry, donnent à penser que le cannibalisme est resté une
hantise puissante dans la vision que les Européens ont de l’Indien.
L’analyse structurale de l’iconographie de la fin du XVI e siècle
présentée par Bernadette Bûcher montre à l’œuvre l’importance du
motif de cannibalisme dans ce qu’elle appelle “la formation même de
cette mythologie du Conquérant” 220. Les gravures illustrant la
conquête établissent continuellement un réseau de correspondances
entre la représentation physique des [152] Indiens (les Tupinamba) et
leur activité rituelle anthropophagique. Sur cette base, Théodore de Bry
présente les Indiens comme un peuple en dégénérescence, placé au
début de la création, et dont seule la théologie de la chute originelle
peut rendre compte. Cette réintégration de l’Indien dans l’ordre du
monde tel qu’il est conçu au Moyen-Age revient à faire correspondre
l’Indien à la représentation qu’on a en Europe de la sorcière. Pour
Benzoni également, les “idoles” des Indiens sont données directement
comme figurant le diable zoomorphe et androgyne du Moyen-Age.
Finalement, même là où les Espagnols sont tenus pour tyranniques, on
ne continue pas moins à penser que les Indiens demeurent idolâtres, et
donc qu’ils portent en eux la tendance au cannibalisme. De ce fait, ils
ne trouvent leur salut que par la conquête civilisatrice. L’accusation de
cannibalisme avait eu tellement d’échos dans le public européen que
Montaigne, dans ses Essais, dut lui consacrer plusieurs pages. “Nous
appelons contre nature ce qui est contre la coutume”, disait-il. Dans ce
célèbre chapitre sur les cannibales, Montaigne rappelait que l’Européen
ne disposait d’autre point de vue pour distinguer la vérité et la raison
que ses propres coutumes. Cette thèse espérait ainsi creuser une entaille
profonde dans les préjugés émis sur les mœurs dites “cannibales” des
Indiens. La rupture avec l’ethnocentrisme n’a pu cependant connaître

219 La collection de Théodore de Bry va de 1590 à 1634 : puis Hiejonyme


Benzoni, Histoire du Nouveau Monde, Genève, Vignon, 1579 ; Jean de Léry,
Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, La Rochelle, Antoine Chuppin,
1578.
220 Bernadette Bücher, La Sauvage aux seins pendants, Paris, Hernamm, 1977,
p. IX.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 142

de prolongements tant l’idéologie de la conquête a été hégémonique.


Plus tard, au XVIIe siècle, les récits des missionnaires français, les PP.
Bouton, Dutertre, Labat 221, reprendront tels quels tous les schémas qui
circulent sur les Indiens Caraïbes. En règle générale, on ne
s’embarrasse guère de la confusion entre le témoignage visuel et le ouï-
dire. C’est du [153] moins les conclusions auxquelles certains
auteurs 222 aboutissent aujourd’hui, après examen des sources de la
légende de l’Indien cannibale. Pour Robert Myers, il n’y a pas de
données ethnographiques, archéologiques et linguistiques, qui viennent
appuyer l’évidence de la pratique du cannibalisme chez les Caraïbes. Il
rapporte par exemple le cas de Giovanni Verrazzano, connu pour avoir
été, disait-on, mangé par les Caraïbes lors de son troisième voyage au
Nouveau-Monde, en 1528. Or on sait aujourd’hui qu’on ne dispose
même pas des preuves du voyage de ce navigateur à cette date et que
seulement 23 ans plus tard le premier récit sur sa mort a été produit,
mais sans aucune précision sur les lieux et le contexte. Qu’on ait pris
au moins trois siècles pour commencer à mettre en doute les récits et
légendes sur le cannibalisme des Caraïbes, cela seul devrait déjà donner
à penser. Williams Arens 223 finit par déclarer que c’est même toute

221 Père Raymond Breton, Relations de l’ile de la Guadeloupe, T.I (paru en


1647), Basse- Terre, Société d’Histoire de la Guadeloupe, 1978, écrit par
exemple : “Nos Caraïbes disent par une tradition certaine parmi eux, qu’ils
sont les premiers habitants des Iles et que ceux qui sont dans les montagnes
sont de leurs esclaves qui s’en sont fuis dans les montagnes et y ont peuplé ce
qui fait que maintenant ils ne pardonnent plus que rarement aux esclaves
mâles, mais les tuent et les mangent”, p. 5 P. Dutertre, Histoire générale des
Antilles habitées par les français, T. II, Paris 1966 ; voir le chap. 1 du Traité
VII sur “Les sauvages en général”, se base sur la documentation du P. Breton
pour déclarer cannibales tous les Caraïbes. Le Père Labat dans Voyage aux
îles d’Amérique, 1693-1705, Paris, Ed. Duchartre, reconnaît ne pas avoir
observé de pratiques cannibales chez les Caraïbes, mais se croit obligé de
reprendre la tradition déjà établie qui veut que les Caraïbes ont mangé les
premiers arrivants parmi les Anglais et les Français.
222 Robert Myers, ‘‘Island Carib Cannibalism”, in New West Indian Guide, Vol.
58, N° 3-4, 1984, Utrecht, pp. 147-184.
223 William Arens, The man-eating myth. Anthropology and anthropophagy,
New-York, Daford University Press 1979, qui a suscité de nombreuses
polémiques. Ivan Brandy, dans “The myth-eating-man” in American
Anthropologist, vol. 84, N° 3, sept. 1982, pp. 595-611, reproche à Arens son
positivisme et son obsession de l’évidence physique. Je prétends pour ma part
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 143

l’anthropologie qui, depuis sa plus lointaine origine jusqu’à son


développement au XIXe siècle, a partie liée avec le mythe de
l’anthropophagie. Puisqu’on ne dispose pas de descriptions de première
main de cette pratique, on s’explique mal que des auteurs se livrent à
de laborieuses théories sur un cannibalisme écologique ou
gastronomique, rituel ou taxinomique 224, [154] sans s’interroger sur la
véracité du “fait” cannibalique. Ce n’est pas ce point de vue que je
développerai ici. Je voudrais seulement souligner que la promptitude à
imputer le cannibalisme à un certain nombre de peuples récemment en
contact avec l’Occident mérite un examen. Prenons par exemple le
témoignage de Hans Staden, le célèbre navigateur allemand du début
du XVIe siècle auquel les Tupinamba du Brésil doivent pour plusieurs
siècles leur réputation de cannibales. Fait prisonnier par eux en 1545,
Hans Staden avait apparemment toutes les chances de produire un
témoignage de première main. Mais l’analyse de son récit et de ses
conditions de production soulève des doutes légitimes sur le
cannibalisme réel des Tupinamba.
Tout d’abord, la préface de l’ouvrage, écrite par un médecin de
Marburg, D. Dryander, suggère qu’il a dû se produire une collaboration
étroite entre lui et Staden dans la production du récit. Dryander
reconnaît en effet avoir “révisé”, “corrigé” le travail de Staden. De plus,
les gravures sont d’un autre spécialiste. Pour Arens, l’ouvrage a dû être
le produit final “d’un comité”, et non plus du seul témoin 225.
En outre, comme par hasard, les femmes sont tenues par Staden pour
les plus coupables : celles qui participent directement à la cuisson et au
repas de chair humaine.
En revanche, les témoins ultérieurs du cannibalisme des Tupinamba,
comme André Thévet et Jean de Léry, peuvent être évoqués à l’appui

que les interrogations de Arens demeurent légitimes, mais qu’il n’y a pas lieu
de penser que le cannibalisme n’a jamais été pratiqué nulle part.
224 Ainsi par exemple, Paul Shankman, dans son article “le rôti et le bouilli :
Lévi-Strauss”, “Theory of cannibalism”, American Anthropologiste vol. 71,
N° 1, fév. 1969, p 54-69, reconnaît que les données sur le cannibalisme sont
peu sûres, mais que cela n’empêche pas de faire la critique des théories, une
fois que les précautions sont prises. Là-dessus, l’auteur a pu présenter un
tableau de 60 cas de cannibalisme, tous choisis comme par hasard dans le
Pacifique, l’Australie, l’Afrique et dans le monde amérindien.
225 W. Arens, The man-eating myth. , op. cit., p. 28.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 144

des descriptions de Staden 226. [155] Mais là encore, l’œuvre de Thévet,


en particulier, est connue comme le résultat d’une “enquête collective
et anonyme” 227 que l’imprimeur, l’éditeur, puis son nègre Mathurin
Héret, et son secrétaire Villegagnon peuvent tout aussi bien
revendiquer. Et comment comprendre tant de réemplois des termes de
l’imaginaire du Moyen-Age sur les Indes Occidentales, et tant de
renvois explicites aux textes d’Hérodote, de Pline ou de Plutarque ?
Enfin, le ton de leçon ethnographique évident dans cette œuvre peut-il
dispenser de l’inscrire dans le cadre des polémiques violentes qui se
développent entre catholiques et protestants ? L’espace du sauvage
cannibale de Thévet apparaît en effet dépouillé du scandale qu’il suscite
traditionnellement au regard de l’homme médiéval, mais il est offert en
contrepoint d’une Europe dans laquelle les bûchers pour hérétiques
représentent des horreurs encore plus graves. Chez Jean de Léry, qui se
comporte déjà au XVIe siècle en véritable ethnologue chez les Indiens,
nous n’assistons pas moins à une projection de ce que Michel de
Certeau appelle “le fantasme des sorcières dansant et criant de nuit,
ivres de plaisir et dévoreuses d’enfants 228.
Sans aucun doute, les arguments de Arens ne suffisent pas pour jeter
définitivement le soupçon sur le récit de Staden ; ils invitent au moins
à réouvrir le dossier sur la véracité des “faits” cannibaliques, d’autant
plus qu’ils ont des implications dans la production de l’ethnocide indien
et de l’action coloniale. “Dans la plupart des cas, dit Pierre [156]
Clastres, le cannibalisme était tout simplement inventé... comme un
mensonge cynique destiné à couvrir et justifier la politique des
colonisateurs blancs... Il suffisait de proclamer que telle tribu pratiquait

226 Robert A. Myers, “Island Carib cannibalism”, op. cit., pp. 161-164.
227 Voir l’introduction de Frank Lestringant à l’ouvrage de André Thévet sur Les
singularités de la France antarctique. Le Brésil des cannibales au XVI e siècle,
Ed. La Découverte, Paris 1983, p. 19.
Voir également de Lestringant l’article “Catholiques et cannibales Le
thème du cannibalisme dans le discours protestant au temps des guerres de
religion”, dans Pratiques et discours alimentaires à la Renaissance, Actes du
Colloque de Tours, 1979, sous la direction de J. Cl. Margolin et R. Sauzet,
Paris, Maisonneuve et Larose, 1982, p. 233 ss.
228 Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard 1975, pp. 243-
244.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 145

l’anthropophagie pour justifier les expéditions menées contre elle” 229.


Pierre Clastres devait d’ailleurs avouer qu’à son arrivée chez les
Guayaki il était convaincu, grâce aux récits des missionnaires, que tous
les Indiens pratiquaient l’anthropophagie. “Je m’attendais donc, disait-
il, — excitation délicieuse — à me trouver au milieu d’une tribu
cannibale. Déception : ils ne l’étaient pas” 230. Mais peut-être qu’ils
l’étaient : la déception de Clastres semble provenir du fait qu’il n’a pu
observer lui-même les pratiques et qu’il lui a fallu se contenter des
récits proposés par les Guayaki. “Des descriptions de repas
anthropophagiques, j’en obtenais à foison...” poursuit-il. Sans réduire
comme Arens les chances de l’existence du cannibalisme dans le seul
univers mythique, Clastres a su s’interroger sur la facilité avec laquelle
on décrétait cannibales nombre de tribus amérindiennes.

La géographie du cannibalisme et le projet colonial.

Pendant toute la deuxième moitié du XIXe siècle 231, dans la plupart


des bulletins et revues des sociétés d’anthropologie en Europe, le
cannibalisme connaîtra une grande vogue, mais celle-ci coïncide avec
le plein épanouissement du colonialisme. L’aire géographique est
connue, grâce à des inventaires systématiques : toute l’Afrique noire,
tout le monde amérindien, toutes les tribus [157] de l’Océanie sont
vouées à cette pratique. Son recul est dû à la pénétration coloniale, sa
survivance à l’absence de contact avec les peuples “civilisés”. Les récits
des missionnaires, des explorateurs et des administrateurs coloniaux ne

229 Pierre Clastres, Chronique dis Indiens Guayaki, Paris, Plon, 1972, pp. 231-
232.
230 Ibid., p 229
231 Cette littérature est vaste. Il est impossible ici d’en faire état. Toutefois
signalons quelques titres récurrents pour donner une idée de l’obsession du
cannibalisme dans l’anthropologie durant la 2e moitié du XIXe siècle : C.
Vogt, “Anthropophagie et sacrifices humains” (Congrès international
d’anthropologie, Paris 1873) ; Girard de Rialle “De l’anthropophagie. Etude
d’ethnologie comparée” “Association française pour l’avancement des
sciences, séance du 26 août 1874) ; Letourneau, “Sur l’anthropophagie en
Amérique” (Société d’anthropologie de Paris, séance du 15 décembre 1887) ;
Ollivier Beauregard : “L’anthropophagie à Madagascar” in Bulletin de la
Société d’anthropologie de Paris, séance du 15 mars 1888 etc...
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 146

sont pas l’objet de soupçon. On se préoccupe déjà de produire des


explications théoriques sur le “fait” cannibalique. En 1925, Paul
Descamps peut faire le point dans la revue L’Anthropologie sur les
théories fausses d’un cannibalisme lié à la religion ou à l’évolution de
l’humanité. La thèse d’un cannibalisme alimentaire est, selon lui, la
seule à retenir, car “les peuples civilisés” ont déjà acquis “les divers
éléments nutritifs dont ils ont besoin” 232. Plus tard, en 1939, et ce sera
sans doute, si l’on peut parler ainsi, la fin de la période
“cannibalistique” de l’anthropologie : le compendium d’un Allemand,
Ewald Volhard, Kannibalismus, propose de référer le phénomène à la
vision culturelle propre à la société en question 233. En même temps,
toute la géographie du cannibalisme est fixée dans cet ouvrage : aucun
peuple colonisé ne pourra plus y échapper. On sait que les recherches
sur la magie et la sorcellerie prendront le relais de la thématique du
cannibalisme. Mais on n’estime pas nécessaire de revenir sur la critique
des récits et discours sur un phénomène qu’on croyait si répandu chez
les “féticheurs” et dans les sociétés secrètes de sorciers.
Périodiquement, le cannibalisme reviendra donc hanter un secteur de la
littérature anthropologique. Ainsi, en 1965, Roland Villeneuve
rafraîchit la mémoire des Européens sur l’histoire du cannibalisme. En
recul “chez les évolués et les sédentaires” 234, le [158] cannibalisme,
dit-il, sévit encore en Afrique équatoriale, dans le Bassin de l’Amazone,
à Bornéo, en Papouasie, aux Philippines qui ont “leurs amateurs de
chair humaine, leurs meurtriers rituels et leurs chasseurs de crânes”.
Canaques, Papous, anciens habitants de la Nouvelle-Zélande “ne
peuvent résister à la vue d’un morceau de chair et d’os...” 235. Sur les
marchés de l’Afrique centrale, on offrait à la fin du XIX e siècle “des
noirs au corps zébré à coups de craies de couleurs et aux membres liés
par des bandes d’herbes ou de lianes” 236. Dix ans plus tard, en 1976,
Ray Tannahill soutient la théorie d’un complexe-cannibale qui dépend

232 Paul Descamps : “le cannibalisme, ses causes et ses modalités”, in : Revue
d’Anthropologie, T. XXXV, 1925, p. 332.
233 Ewald Volhard, Kannibalismus, Stuttgart, Streckerund Schrôder Verlag, p.
XIII.
234 Roland Villeneuve, Histoire du cannibalisme, Paris, le livre du dub du
Libraire, 1965, p. 8.
235 Ibid., p. 216.
236 Ibid., p. 47.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 147

du développement des lois et de la religion 237 dans une société. Pour


lui, Juifs et Chrétiens sont exempts d’une telle pratique. Mais ni les
Aborigènes d’Australie, ni les Maoris de Nouvelle- Zélande, ni les
Hurons et les Iroquois, ni les Ashanti d’Afrique ne connaissent ce
tabou. Là où le cannibalisme a disparu dans les Amériques, les esclaves
africains le réintroduisent 238. Le vodou haïtien est alors décrit par
Tannahill à la suite de Spencer Saint John comme un mélange
d’ingrédients : sang, rituels sinistres, morts-vivants ou zombis, et toutes
sortes d’horreurs innombrables. A nouveau, nul soupçon n’est porté sur
les sources des informations. La preuve du cannibalisme réel se fait
circulaire. Il survit ou il disparaît selon que la société est touchée ou
non par la civilisation.
Le cas du cannibalisme des habitants de la région Fore en Nouvelle
Guinée est encore plus instructif 239. Il vient de connaître une certaine
fortune grâce aux recherches médicales et anthropologiques menées
sous la direction du Dr Carleton [159] Gadjdusek, sur une maladie
héréditaire, qui atteignit le système nerveux central de l’individu : le
kuru, qui était tenu pour un virus, et on parlait du rôle de la
consommation de chair humaine dans la transmission de cette maladie.
Elle atteignait surtout les hommes, dans une moindre mesure les enfants
des deux sexes, et elle menait fatalement à la mort dans la plupart des
cas. Entreprise dès 1957, la recherche sur le kuru a mis en œuvre
différentes hypothèses, dont celle du cannibalisme dans l’explication
de sa transmission. Plus tard, en 1967, Gadjdusek obtient le prix Nobel
de Médecine-physiologie : il a pu déterminer les causes du virus en
proposant l’hypothèse d’une prédisposition génétique activée par un
agent environnemental. Ainsi, l’hypothèse du cannibalisme a dû être
tantôt utilisée, tantôt abandonnée 240.

237 Ray Tannahill: A History of the cannibal complex. Flesh and blood, London,
Abacus Ed. 1976, p. 18.
238 Ibid., p. 156.
239 W. Arens, The man-eating myth, op. cit. p. 98-116, se livre à un réexamen
critique de l’hypothèse du cannibalisme chez les Fore.
240 Sur le cannibalisme en général chez les Fore, voir aussi Robert Glasse :
“Cannibalisme et kuru chez les Fore de la Nouvelle-Guinée” in : L’Homme,
VIII, 3, 1968 ; Lyle B. Steadman et Charles F. Merbs : “Kuru and
cannibalism” in : American Anthropologist, vol. 84, N° 3, sept. 1982, pp. 61
-627 : les manifestations du kuru comme le tremblement des pieds, de la tête,
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 148

Gadjdusek lui-même avait repris comme allant de soi les ouï-dire


sur le cannibalisme des Fore. Or, nulle part on ne dispose de
témoignages de première main sur cette pratique : on la disait
supprimée ou interdite plusieurs années avant l’arrivée des chercheurs.
Ou, plus simplement, on se contentait des accusations de cannibalisme
formulées par les tribus voisines, ou des récits des Fore eux-mêmes sur
un prétendu cannibalisme des femmes. Quand on sait que dans les récits
et discours de sorcellerie courants dans cette [160] population les
femmes sont réputées les premières à être sorcières, et que le kuru est
censé causé par des attaques de sorcellerie aux yeux des Fore, cette
anthropologie du cannibalisme des Fore devient problématique. Pour
nous, le cannibalisme aurait pu exister effectivement chez les Fore,
jouer un rôle dans la production du kuru. Mais le problème central est
cette promptitude à imputer le fait cannibalique à toute société dans
laquelle la pénétration occidentale est tardive (elle date chez les Fore
des années 1950) comme un à priori, une évidence non sujette à
l’examen.
On reste non moins surpris face aux rumeurs qui ont circulé
récemment en Europe sur le cannibalisme imputé aux Mau-Mau du
Kenya. C’est que nous sommes en présence d’un vieux langage
sédimenté qui s’efface avec peine et dont les ondes ne cessent de se
propager.
Dans l’opinion publique des années 1950, les Mau-Mau passent
pour un groupe de révoltés assoiffés de sang, liés entre eux par un
serment qu’ils prononcent au cours de cérémonies secrètes, en vue de
combattre la domination européenne jusqu’à la mort. Mouvement
politico-religieux, le groupe Mau-Mau prétend alors offrir à ses initiés
un nouveau système de vie, une nouvelle loi, qui les rend solidaires
entre eux. Mais le caractère secret du pacte des Mau-Mau et leur

du tronc, le langage inintelligible, le refus de manger, d’uriner, de déféquer,


semblent indiquer le rôle du schéma de l’ensorcellement chez les Fore. Dès
1971, différents médecins et anthropologues soutenaient de plus en plus le
caractère secondaire du cannibalisme dans la transmission du kuru. Dans tous
les cas, le débat se poursuit sur la nature réelle du kuru, d’après les auteurs de
cet article. Mais en 1969, Gadjdusek et ses collaborateurs admettaient bien le
schéma d’un cannibalisme largement pratiqué chez les Fore avant l’arrivée
des missionnaires, voir l’art, de E. Richard and Dr Carie- ton Gadjdusek :
“Nutrition in the Kuru région”, in : Acta Tropica, vol. 26, 4 (1969), p. 286.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 149

détermination dans la lutte contre le colonialisme britannique poussent


l’administration à parler d’une régression à l’état de sauvagerie opérée
par le mouvement. Du coup, les réunions secrètes nocturnes sont
interprétées comme des occasions de pratiques obscènes, d’orgies
sexuelles, d’accouplement avec des animaux, de sacrifices humains et
de repas cannibaliques. Les administrateurs coloniaux font répandre
l’idée que les Mau-Mau recherchent avant tout le cœur et la cervelle
des Blancs pour les consommer au cours de cérémonies secrètes. Toute
une mythologie sur le serment Mau-Mau est finalement [161] produite
en Grande Bretagne. Dans une étude remarquable sur ce mouvement,
R. Buijtenhuijs avoue qu’il a dû travailler longtemps pour opérer un tri
entre les récits offerts par les pouvoirs coloniaux. On en était venu,
écrit-il, à interpréter la révolte des Mau-Mau comme un mouvement
“nihiliste”, de révolte pour elle-même, sans autre finalité que le crime
pour le crime 241. Les descriptions produites par les administrateurs
coloniaux n’ont pas manqué en effet de montrer le caractère absurde,
“dépravé”, “bestial” des pratiques des Mau-Mau. I. Leigh écrit par
exemple que le serment de l’initié se produit au cours d’une cérémonie
dans laquelle il commence par manger le cerveau d’un homme blanc et
par boire son sang 242.
Plus tard, Garry Hogg, dans son compendium sur le cannibalisme à
travers le monde, soutient qu’“il n’y a pas de doute qu’une forme de
cannibalisme est pratiquée en connexion avec des cérémonies
d’initiation”. Pour lui, le cannibalisme des Kikuyu, qui n’avait jamais
disparu, “s’est réveillé en vue de donner force et stimulation à un
mouvement illicite” 243.
La propagande diffusée en Europe jusqu’en 1961 sur “la cruauté” et
“la dépravation” des Mau-Mau a été tellement puissante que Robert
Buijtenhuijs reconnaît sincèrement avoir été influencé quelque peu par
cette propagande : “ce n’est que très tard au cours de nos lectures que
nous nous sommes rendus compte que la cruauté des combattants Mau-

241 Robert Buijtenhuijs, Le mouvement “Mau-Mau”, une révolte paysanne et


anti-coloniale en Afrique Noire, la Haye, Mouton, 1971, cit. p. 277.
242 R. Buijtenhuijs, ibid., p. 276 ; I. Leigh, In the shadow of Mau-Mau, London,
1954. : les mêmes accusations sont avancées par D.S.B. Leakey, Mau-Mau
and the kikuyu, Londres, 1952.
243 Garry Hogg, Cannibalism and human sacrifice. London, Ban Books, p. 19.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 150

Mau est pour une large part une mystification” 244. On voit bien que la
révision de la [162] documentation sur le cannibalisme ou les pratiques
de “cruauté” et de “sauvagerie” allouées aux groupes qu’on veut
persécuter peut être instructive. Les récits publiés par Leakey et Leigh
sur les cérémonies des Mau-Mau, ou par les quotidiens britanniques,
n’ont rien eu à envier à ceux publiés au Moyen-Age par les Inquisiteurs
sur les sabbats des sorciers, ni à ceux publiés par les nazis sur les Juifs
qu’ils voulaient exterminer. Le même procédé est à l’œuvre, nous
l’avons vu, dans les récits des lieutenants américains sur le
cannibalisme des Cacos, paysans haïtiens révoltés contre l’occupation
américaine dans les années 1920-1930. Les descriptions des
administrateurs coloniaux sur les Mau-Mau recoupent, presque points
par points, à deux siècles de distance, et les récits des colons français
pendant la guerre de l’indépendance haïtienne sur la cruauté des
“Nègres révoltés”, et les récits des Américains sur le cannibalisme des
Cacos. Il y a, pour le moins, matière à soupçon dans la documentation
sur le cannibalisme. Récemment, en 1976, alors que les travaux
africanistes sont fort nombreux et répandus, un nouvel ouvrage prétend
faire état des pratiques cannibaliques bien “réelles” auxquelles se
livreraient toutes les tribus de l’Afrique Noire. Pour avoir vécu dans
certains pays d’Afrique, l’auteur soutient qu’il présente un témoignage
“authentique” et des “faits authentiques tirés de documents formels”.
Pour lui, les sociétés d’hommes-panthères, d’hommes-léopards, sont
bien des groupes qui ont pour activité essentielle réelle de dévorer des
êtres humains, au cours de réunions nocturnes 245. Les bandes de
“sorciers animaux”, dit-il, ne connaissent qu’une loi : “se procurer de
la chair et du sang humain ; elles agissent sous le couvert d’un animal :
le fétiche (qui) est, partout, invariablement, une divinité tyrannique
qu’il convient d’alimenter périodiquement en chair et en sang
humains...”. “Ces [163] fameux “faits”, nous avertit l’auteur, dépassent
parfois en horreur les limites les plus reculées de la barbarie” 246. Il
faudrait, ajoute-t-il, laisser le travail du temps s’opérer en Afrique : ils
ne sont entrés que “hier dans l’orbite d’une civilisation imprégnée de
vingt siècles de préceptes chrétiens”.

244 R. Buijtenhuijs, Le mouvement “Mau-Mau” ..., op. cit., p. 23.


245 Eric Rau, le Juge et le sorcier, Paris, R. Lafont, 1976, pp. 220-221.
246 Ibid., p. 222.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 151

2. Le cannibalisme
et le fantasme de la barbarie

Retour à la table des matières

Il se pourrait fort bien finalement qu’on ait beau mettre les pieds
dans le plat des cannibales, et que celui-ci soit vide. Mais je ne crois
pas qu’il le soit tout à fait, car dans le débat sur le cannibalisme, si l’on
reste souvent sur sa faim, il a fallu, d’une manière ou d’une autre, être
mis en appétit. D’abord par ses propres fantasmes, car c’est bien à ce
niveau que le cannibalisme se donne à voir par celui qui en parle. Mon
point de vue n’est pas que le phénomène n’aurait aucune existence
réelle. On sait que des pratiques cannibaliques rituelles ont bel et bien
été attestées ici et là, ou encore que dans des circonstances
exceptionnelles certains groupes d’individus ont pu se livrer au
cannibalisme. Mais il reste certain que le nombre de peuples pendant
longtemps présumés cannibales diminue au fur et à mesure que leur
système culturel est mieux connu. Pour ce qui concerne les sociétés
africaines, missionnaires et administrateurs coloniaux prenaient
souvent magie et sorcellerie pour des pratiques de cannibalisme. Quoi
qu’il en soit, celui-ci apparaît toujours lié dans la plupart des récits à
des fantasmes : et du côté de l’observateur, et du côté de l’observé. Plus
on prend le cannibalisme pour une pratique réelle, plus intervient
l’imaginaire. Les possibilités de malentendu sont donc énormes,
d’autant plus qu’il est impossible d’isoler le phénomène de l’ensemble
culturel où il se manifeste. Il en est de même, on le sait, pour tous les
autres faits culturels. [164] Mais la propension à isoler le cannibalisme
de la culture d’une société donnée semble être une tentation de
l’observateur. Il est vrai que, comme la sorcellerie, le cannibalisme se
prête à cette mise à l’écart qui le projette comme un élément isolable.
Là où des sociétés disent pratiquer le cannibalisme réel, elles en font en
même temps une pratique réprouvée, du moins sur le plan imaginaire.
À l’inverse, là où elles refusent toute connivence avec cette pratique
dans la réalité, elles s’en repaissent dans leurs propres mythes. En sorte
que même là où le phénomène se donne à observer, il est dénié
constamment. Ce que Marc Augé disait avec justesse à propos du
cannibalisme en Afrique est parfaitement applicable à propos de tout
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 152

débat sur le cannibalisme dans n’importe quelle société : “un


“africaniste” ne peut être que dérouté par un sujet comme celui du
cannibalisme. Nulle part on ne trouve de témoignages qui attestent de
manière irrécusable une telle pratique. Le thème pourtant hante les
esprits : l’anthropophagie ..., c’est assez fréquemment aux yeux des
populations dans lesquelles on enquête, le fait des autre s... ” 247.
Si le discours sur le phénomène est pléthorique, il faut donc en
trouver les raisons. Comment étudier les représentations de
l’anthropophagie dans une culture étrangère sans s’interroger sur les
représentations similaires dans sa propre culture ? Vouloir à tout prix
trouver cette pratique chez “les autres” comme étant leur trait culturel
principal, ou le présumer sans évidence physique, sans témoignage
irrécusable, est-ce parler de soi, de sa propre société, ou des “autres” ?
De ses propres fantasmes ou de faits réels observables chez les
“autres” ?
En dépit de l’absence d’une critique systématique des récits sur le
cannibalisme, on a pu relever le rôle fondateur, analogue à celui de
l’inceste qu’il occuperait dans toute société. “L’un et l’autre, écrit Jean
Pouillon, définissent, cette [165] fois négativement, les sociétés
humaines : celles où l’on ne mange ni n’épouse n’importe qui,
n’importe comment” 248.
Comme point de jonction des rapports entre nature et culture dans
une société donnée, le cannibalisme serait à situer comme l’inceste au
triple plan de l’imaginaire, du symbole et du réel. On peut donc dire
que le cannibalisme présuppose un état de sauvagerie ou de barbarie
(donc un état de nature) auquel on est censé avoir échappé. Ou il est
situé dans le passé le plus lointain de sa propre société, il représente
alors ce qu’on a surmonté pour accéder à l’ordre (humain) du langage.
Ou il est renvoyé “chez les autres”, comme son “dehors” ou comme une
menace extérieure prête à fondre sur soi. Dans tous les cas, il apparaît
comme l’inversion ou la subversion de sa propre culture. Les hérétiques
seront pris pour des dévoreurs d’enfants, comme auparavant les
premiers chrétiens, encore en position de couches dominées et

247 “Les Métamorphoses du vampire” dans Nouv. Revue de Psychanalyse, op.


cit., p. 139.
248 Jean Pouillon, “Manières de table, manières de lit, manières de langage” in :
Nouvelle Revue de psychanalyse, op. cit. p. 22.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 153

persécutées, ont été pris pour anthropophages. De même la plupart des


tribus indiennes du Nouveau Monde, et des tribus africaines, auront été
perçues comme cannibales. Mais la grande surprise des anthropologues
sur le terrain est d’apprendre que chaque tribu africaine, alors même
qu’elle regorge de récits de sorcellerie dans son propre sein, attribue
aux tribus d’à côté les pratiques d’anthropophagie. Et même, très
souvent, ces tribus imaginent les Blancs tous cannibales.
Pierre Clastres était également frappé de voir comment des tribus
indiennes voisines l’une de l’autre s’accusaient mutuellement de
cannibalisme 249. À propos de la célèbre aventure du Capitaine Cook
en Hawaii, Marshal Sahlins [166] rapporte comment Anglais et
Hawaiiens étaient tous “soucieux de déterminer si les “autres”
mangeaient de la chair humaine... Les Anglais, parce qu’ils craignaient
que les indigènes ne fussent de dangereux sauvages, et les Hawaiiens
parce qu’ils croyaient que les étrangers étaient des dieux tout-
puissants” 250. C’est qu’en fait, dès lors qu’un système culturel est
dissemblable du sien, on est porté à le considérer comme une menace
pour son propre système, le sien étant toujours tout système possible.
Penser sa propre culture, c’est de quelque façon penser la barbarie à
laquelle sa culture s’oppose négativement pour se définir. Quelque part,
on suppose toujours un barbare. Mais est-il en soi ? En dehors de soi ?
Mode de séparation pour soi des frontières entre civilisation et
barbarie, le cannibalisme est donc aussi un moyen de distinction entre
son système de valeurs et celui des “autres”. Celui qui pratique le
cannibalisme (ou qui est supposé le pratiquer) l’attribue toujours aux
autres. Aussi s’expose-t-on facilement à la confusion des plans de
l’imaginaire et du réel chaque fois qu’on aborde le champ du
cannibalisme. À la vérité, la psychanalyse et l’anthropologie sont
encore au début d’un inventaire rigoureux et exhaustif de l’ensemble de
la littérature sur le cannibalisme et ne peuvent avancer que des
hypothèses fort timides. Le thème, présent dans toutes les sociétés (au
niveau des mythes, des contes et des légendes, des arts, ou au niveau

249 P. Clastres, Chronique des Indiens Guayaki, op. cit., p. 229 : “Pour les
Iroïangi, la chose ne faisait pas de doute : les Aché qui nomadisaient au nord-
est de leur propre territoire étaient des cannibales. Quant aux Aché Gatu, ils
formulaient la même accusation à l’égard d’une autre tribu...”.
250 Voir Marshal Sahlins, “L’apothéose du capitaine Cook”, in La fonction
symbolique, op. cit., p. 324.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 154

des pratiques prescrites ou réprouvées, ou allouées aux “autres”), est


susceptible de couvrir diverses significations et apparaît en fait, comme
le montre André Green, “une matrice symbolique, inductrice et
productrice de fantasme” 251. Il ne nous est pas possible de reprendre
ici [167] tout le débat sur le cannibalisme en psychanalyse, tel qu’il est
instauré depuis le Totem et Tabou de Freud. Mais on retiendra les
remarques suggestives d’André Green.
Au-delà de la perspective évolutionniste de Freud, qui prenait le
repas totémique pour un fait historique réel situé dans la préhistoire
collective de l’humanité, Green soutient que le cannibalisme doit être
compris en relation avec “la théorie de l’appareil psychique fondée sur
le modèle oral et sa production fantasmatique” 252. Le fantasme
cannibalique est lié à la problématique de la perte de l’objet premier du
désir. Mais il s’agit d’une perte irrémédiable, impossible à combler. Le
cannibalisme comme activité d’incorporation suppose un mouvement
de dénégation de cette perte. C’est l’illusion de la raturation d’un
manque, l’utopie de la conservation de l’identité ou de l’abolition des
différences. “Le fait premier, même si la préhistoire, l’anthropologie en
témoignent, n’est pas le cannibalisme réel. La réalité du cannibalisme,
c’est la possibilité de faire passer dans le réel le fantasme qui le sous-
tend” 253. Cette liaison essentielle entre cannibalisme et fantasme qui
est indiquée ici interdit de faire du cannibalisme une pure régression à
un état informe de nature ou de sauvagerie : bien au contraire, elle situe
le phénomène cannibalique dans sa position structurelle non seulement
chez l’individu, mais dans toute société humaine.
Cette épigenèse du cannibalisme telle que la psychanalyse tente de
la découvrir est instructive à plus d’un titre pour l’anthropologie et la
sociologie. D’ores et déjà, elle ouvre l’interrogation sur la cécité des
voyageurs et chroniqueurs face aux pratiques cannibaliques qu’ils
disent observer : ils commencent toujours par observer, si l’on peut
parler ainsi, leurs propres fantasmes, expulsés sur “les autres”.
L’illusion de l’identité est ainsi maintenue : mais [168] à quel prix ? Le
fantasme d’incorporation cannibalique se mue en fantasme

251 André Green, “Cannibalisme : réalité ou fantasme agi” in : Nouvelle Revue


de psychanalyse, op. cit., p. 42.
252 Ibid., p. 46.
253 Ibid., p. 44.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 155

d’excorporation : ce qu’on rejette, c’est encore soi-même, l’autre de


soi. Mais chaque société déploie ce même mouvement pour subsister
dans le “même”. C’est sans doute ce qui conduit Remo Guidieri à
conclure que tout cannibalisme est en dernière instance toujours de
l’endo-cannibalisme 254, et l’on pourrait dire toujours le vœu d’une
condition d’autochtonie qui permet d’éviter d’affronter de manière
directe le problème du rapport à “l’autre” ou à l’étranger.
Il est donc probable que le cannibalisme comme fantasme soit à
appréhender au niveau d’une condition universelle : au sens où toute
culture est appelée à penser sa subversion ou son effondrement et donc
à imaginer toujours quelque part un barbare, ou dans son passé le plus
lointain, ou rôdant à ses frontières, ou clandestin dans son propre sein.
Mais on est encore loin de disposer avec la psychanalyse d’une clé
universelle d’explication du cannibalisme. Dans sa critique de la théorie
des pulsions cannibaliques infantiles, Georges Devereux parlait 255 de
“scotomisations tant psychologiques que culturelles” qui marquent
encore les recherches. Les pulsions cannibaliques de l’adulte
paraissent, selon lui, plus importantes, plus envahissantes que celles de
l’enfant, et pourtant les moins prises en compte.
Quant à l’hypothèse d’une victime émissaire comme mécanisme
fondateur et toujours remis en œuvre dans toutes les sociétés humaines,
René Girard la développe comme la vérité dissimulée dans les mythes,
la littérature, les rituels [169] religieux dans lesquels s’inscrivent
souvent les pratiques cannibaliques. Une telle généralisation soulève
encore des difficultés 256 car, pour Girard, l’existence d’un meurtre réel
en début de l’histoire n’est pas à mettre en doute et l’évolutionnisme de

254 “Le cannibalisme consiste à manger chez soi, à manger le même et à nier ainsi
la règle qui veut qu’on mange ce qui n’est pas le même. Au fond, on pourrait
dire que tout cannibalisme n’est qu’endo-cannibalisme” écrit R. Guidieri,
“Pères et fils” in : Nouvelle Revue de Psychanalyse, op. cit. p. 109.
255 Georges Devereux, Essais d'ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard,
1972, p. 144.
256 René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, rech. avec J.
M. Oug-hourlian et G. Lefort, Paris, Grasset 1978 ; la violence et le sacré,
Paris, Grasset 1972 ; voir la critique de Luc de Heusch, “L’évangile selon
Saint Girard” in : Le Monde, 25 juin 1982.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 156

Freud est la bonne hypothèse, même s’il faut abandonner le complexe


d’Oedipe.
En tous cas, il est clair que l’examen des récits sur le cannibalisme
des “autres” oblige à se tenir sur le front d’une interrogation face à cette
problématique de l’identité et de la différence, à ancrage profond :
problématique de “cette inquiétante étrangeté” dont parle Freud et dont
on n’a pas fini de prendre la mesure dans l’histoire des rapports entre
les groupes, dans l’histoire des persécutions collectives, des pogroms et
des différentes manifestations de racisme et d’ethnocide. Car les récits
qui se sont accumulés sur le cannibalisme, dans la plupart des sociétés
non-occidentales, restent liés à des stéréotypes et des fantasmes fort
anciens, mais que la volonté de conquête et l’action coloniale dite
civilisatrice ont su relancer et consolider pendant plus de trois siècles.
De la sorte, les figures de sorcier, de cannibale ou de zombi nous
arrivent aujourd’hui surdéterminées par la problématique du rapport à
“l’autre”, tel que la pensée occidentale l’a codifié à la fin du Moyen-
Age ou à partir de la Conquête du Nouveau Monde, et inscrit dans la
pratique au sein même de l’Occident et hors de lui.

[170]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 157

[171]

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre VI
LES SORCIERS
DE LA LIBERTÉ

... “La fonction du récit n’est pas de “représenter”.


“La réalité” d’une séquence n’est pas dans la suite
naturelle des actions qui la composent, mais dans la
logique qui s’y expose, s’y risque, et s’y satisfait”.

ROLAND BARTHES
“Introduction à l’analyse structurale des
récits” in Communications, 1966, Ed. du
Seuil, 1981, p. 33.

[172]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 158

[173]

De la Traite des Noirs jusqu’au début du XXe siècle, il ne semble


pas qu’une interrogation réelle sur les cultures africaines ait pu voir le
jour. Le thème des Sauvages “sans foi ni loi et cruels”, appliqué aux
premiers Caraïbes se redéploie autour des Africains. Mais, déjà dans la
pensée de l’ordre du monde au Moyen-Age le Noir avait une place 257 :
comme fils de Cham, maudit et conduit à évoluer en dehors du
christianisme et à n’être qu’une espèce d’homme distincte des
Européens (chrétiens et civilisés). Il était acquis, à l’inauguration de la
Traite, que l’Afrique noire vivait sous l’empire du diable. C’est
l’idolâtrie qui amène le Nègre à l’exercice de la cruauté et du
despotisme sur le Nègre lui-même, et ainsi au cannibalisme et à la
sorcellerie, deux pratiques toujours reliées entre elles dans les récits et
discours sur le vodou, et qui comportent les éléments suivants :

— sacrifices rituels d’enfants : dans certains cas, des vampires se


dédoublent la nuit pour aller boire le sang des enfants ou
organiser des bacchanales ;
[174]
— transformation d’hommes ou de femmes en bêtes ;
— sabbats nocturnes de bandes solidaires des démons ;
— repas cannibaliques rituels ;
— attaque par des moyens occultes, à distance, de biens privés ou
publics.

257 L’étude de William B. Cohen, Français et Africains. Les Noirs dans le regard
des Blancs 1530-1880, tr. C. Garnier, Paris, Gallimard, 1980, surtout pp. 40-
47, rend fort bien compte de cette situation. De même Léon-François
Hoffmann, dans son remarquable travail sur Le Nègre romantique.
Personnage littéraire et obsession collective, Paris, Payot 1973, souligne
cette même absence d’intérêt pour l’Afrique dans la littérature au XVIe siècle
et jusqu’au début du XVIIe siècle, p. 19-23. Sur la conception de l’Afrique
dans l’Occident médiéval, voir l’étude pionnière de François de Medeiros,
L’Occident et l’Afrique (XIIIe—XVe siècle), Paris, Karthala, 1985.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 159

Ces pratiques imputées au vodouisant sont, en gros, les mêmes que


celles attribuées aux sorciers de la fin du Moyen-Age, en Europe. Seul
le phénomène de la zombification semble représenter une originalité :
il ne se retrouve pas en effet dans la sorcellerie européenne. Mais le
zombi est quelqu’un qui a été mis ou maintenu en situation de semi-
dépérissement et dont le sorcier se nourrit quand même par le travail
excessif auquel il est censé le soumettre. De la sorte, seules des nuances
semblent exister entre les pratiques européennes et haïtiennes de
sorcellerie.
Pourtant, nous l’avons vu dans l’examen de la littérature étrangère
et haïtienne sur le vodou, la démonologie européenne, appliquée à
l’ensemble du champ vodou, visait à entraîner chez le vodouisant lui-
même une réprobation totale de ses pratiques et une focalisation sur les
valeurs culturelles européennes comme les seules valeurs. Or, on
n’assiste pas à une intériorisation de cette réprobation : le vodouisant
continue à développer ses pratiques tout en étant un fervent catholique.
Bien plus, il se trouve conforté dans sa propre aversion pour le
cannibalisme et la sorcellerie, et demande même à l’État comme à
l’Église de combattre avec lui ces pratiques. C’est que la démonologie
européenne est plutôt happée par le réseau-sorcellerie du vodou. De la
sorte, deux imaginaires (celui de la sorcellerie déjà à l’œuvre dans le
vodou, et celui de la sorcellerie européenne) viennent se rejoindre, sans
qu’on puisse désormais les distinguer l’un de l’autre.
[175]
Dans ce contexte, l’énonciateur d’un discours sur la sorcellerie en
Haïti s’expose à reprendre à son insu un langage déjà constitué. A vrai
dire, le phénomène se prête à un entremêlement constant entre le réel et
l’imaginaire. Une approche qui se voudrait objective de bout en bout
risque de passer à côté de la sorcellerie. L’aventure de Jeanne Favret
dans le Bocage français, telle qu’elle en a rendu compte, vient de
donner une illustration exemplaire à cette difficulté de trouver le grain
dans la paille des discours sur la sorcellerie.
Quels sont donc les récits et légendes qui circulent en Haïti au
moment où nous écrivons ? Le matériel dont nous disposons comprend
à la fois des récits de pratiques de sorcellerie, obtenus directement, soit
des oungan (prêtres-vodou), soit d’adeptes ou de croyants ; des comptes
rendus sur les rumeurs de sorcellerie, publiés dans les revues et
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 160

journaux haïtiens. Les observations que nous avons pu faire en Haïti et


dans les communautés haïtiennes de la Caraïbe seront mises en
perspective avec ces récits. Pour la clarté de l’exposé, nous ordonnons
ce matériel autour de deux types de pratiques : la sorcellerie
anthropophagique comme telle, attribuée aux sociétés secrètes du
vodou et à certains individus, la production des zombis, sur base de
sorcellerie.

1. Sociétés secrètes et sorciers

Retour à la table des matières

On commencera donc par procéder au repérage de la problématique


du réel et de l’imaginaire dans les récits et légendes de sorcellerie en
Haïti. Sur les groupes ou bandes de sorciers appelés chanpwèl, zobòp
ou bizango, voici le récit d’une jeune haïtienne du village de la
Chapelle, 4ème section rurale de Gonaïves, qui porte l’étrange nom de
Bosu (lwa du panthéon vodou), dans l’Artibonite, une région qui est
aussi traditionnellement un épicentre des rumeurs sur la sorcellerie à
travers le pays.
[176]
“Il y a, en Haïti, des sociétés secrètes qu’on appelle zobòp, chanpwèl,
bizango. Les bizango sont les pires. Quand ils te prennent, ils te mangent
sur place.
Les chanpwèl sont méchants. Quand ils te rencontrent, ils cherchent
seulement à te rendre hébété. Ils ont une torche électrique, ils ne te mangent
pas, ils t’éblouissent ; et à ton arrivée chez toi, tu es moribond.
Si tu sais avec quelle bande tu as fait rencontre, tu peux le dire à tes
parents ; ils iront chez les bòkò pour te faire soigner. Si tu n’en connais pas
et que tu es encore vivant, tu endureras quand même des misères.
On trouve dans les sociétés secrètes n’importe qui, même des enfants.
Toute la famille d’un bòkò sort avec lui.
Les bandes de chanpwèl se réunissent autour d’un arbre : le figuier ou
le mapou. Ces arbres-là sont dangereux et donnent lieu à toutes sortes de
pratiques. On dit que le mapou a un maître. Il y a une cérémonie qu’on
accomplit, et qui permet à toutes sortes d’idoles de se manifester, et le
mapou peut s’ouvrir.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 161

Plusieurs groupes viennent accomplir cette cérémonie ; ils boivent et


mangent ensemble. Quand ils font des choses comme ça, ce n’est pas
dangereux ; ils ont le droit d’inviter leurs amis.
Le mapou ne s’ouvre que de temps en temps : quand ils organisent une
réception. Parfois ils offrent au mapou du rhum, du miel et toutes sortes de
boissons ; parfois aussi un pigeon, une dinde, un mouton. Ce n’est pas au
cours de cette réception qu’on mange des gens. La réception a pour but de
créer une ambiance. Les participants boivent, mais aussi sous certaines
conditions. [177] Si j’ai un conflit avec quelqu’un, j’éviterai plutôt de goûter
aux boissons.
Mais la boisson en question, c’est le vin. Le vin, dit-on, c’est du sang.
Tu sais, à l’église, à la consécration, le pain devient le corps de Jésus-Christ.
Les catholiques voient ça d’une manière religieuse, les autres voient ça à la
manière des idoles. Si tu manges le pain, c’est ton corps que tu donnes, tu
peux te dessécher. C’est comme ça qu’on dit, je ne sais pas très bien. Si tu
bois du vin, c’est que tu as à voir avec le sang. Si ce n’est pas toi qui
mourras, ce sera ton enfant ou bien ta femme, ou quelqu’un des tiens. Dans
cette grande réception, il y a des conflits qui se règlent.
On dit que les chanpwèl savent manger des gens, on dit ça et cela se fait
vraiment. Quand j’habitais la ville de Verrettes, il y avait une marchande de
pain qui partait très tôt le matin pour aller vendre. Un jour, elle a disparu.
On ne sait pas si on l’a mangée, ni ce qu’on lui a fait. Mais on a trouvé à un
carrefour son panier de pain, ses vêtements, son chapeau. C’est ce qui fait
qu’on a pu l’identifier. Ce jour là, justement, il y avait une bande de
chanpwèl dans la rue. Toute la nuit ils faisaient du bruit, toutes sortes de
tapage.
S’ils savent que dans le quartier il y a un enfant ou une vieille femme
qui est malade, ils se mettent à crier, à faire du tapage. La personne qui sort
de son lit pour aller voir ce qui se passe dehors peut être prise. A ce moment
là, on ne trouvera plus que ses vêtements.
Parfois on te mange, on te transforme en bœuf. Ils ont un fouet, ils te
donnent entre 3 à 7 coups de fouet : soit que tu te transformes en cheval, et
ils te montent, soit que tu deviennes un bœuf, ou bien un cabri, ou en toutes
sortes d’animaux qu’on peut vendre.
[178]
Cela arrive souvent. Maintenant on voudrait supprimer ces sociétés.
Mais cela ne sert de rien. Quand elles sortent ostensiblement, tout le monde
les entend. Il suffit de prendre ses précautions pour ne pas sortir la nuit.
On peut donc te prendre et te vendre. Parfois quelqu’un vient te vendre
un cabri, un bœuf, ou un cochon. Tu crois acheter une bête et quand tu la
tues, elle se met à parler. Parfois tu trouves des dents en or dans ses
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 162

mâchoires. Parfois aussi, la bête sait se mettre à parler : “je t’en supplie, j’ai
des enfants, je n’ai pas eu le temps de faire quelque chose pour eux ; ne me
tue pas”.
L’individu qui tue le bœuf peut faire un pacte secret avec toi, et te
donner de l’argent pour que tu ne racontes pas ce qui se passe. Il arrive donc
qu’on mange de la viande sans savoir ce qu’on mange. Tu manges des gens
comme toi. Il y a des gens qui savent que la viande n’est pas bonne, ils ne
la mangeront pas. Au vu même de sa couleur, ils le savent. Après avoir lavé
la viande, ils la mettent dans la chaudière, ils voient qu’elle produit de
l’écume. Ils comprennent qu’il faut la jeter.
Au temps de Papadoc (Duvalier-père), les sociétés secrètes étaient plus
dangereuses, plus terribles : elles opéraient ouvertement.
On dit que les chanpwèl protègent des gens. Ce n’est pas vrai. Ils ne
peuvent te protéger, puisqu’il s’agit de quelque chose qui se passe la nuit.
Les chanpwèl ne sortent pas ouvertement pour que tout le monde les voie.
Il y a toujours des gens de la ville parmi les chanpwèl. Les malheureux n’en
font pas partie. Une société secrète est exigeante : si tu n’as pas d’argent,
elle peut prendre ta vie en échange. On dit qu’il y a des gens [179] qui
donnent leurs bras, leurs jambes, ou un enfant. On dit ça, et cela se fait
vraiment. Je connais une voisine qui avait besoin d’argent et qui aimait aller
en consultation chez le bòkò. Un jour celui-ci lui dit : “prends la plus belle
poulette que tu trouves devant ta porte, et apporte-la moi”. Pendant qu’elle
était chez le bòkò et qu’elle terminait la cérémonie, à la maison, sa fille
ressentait peu à peu un malaise et mourait. C’était donc elle que sa mère
sacrifiait sans le savoir. A son arrivée à la maison, elle n’arrêtait pas de
pleurer, elle disait qu’elle cherchait la vie, mais que plutôt elle la détruisait.
J’ai entendu ça et ça se fait vraiment. Le bòkò avait agi de telle manière
que tous les autres enfants de cette dame devaient mourir. Plus ses enfants
meurent, plus elle a de l’argent. Des amis lui avaient dit de ne plus faire
d’enfants, et de ne plus les allaiter au cas où elle en aurait. Le bòkò lui avait
donné quelque chose à boire, pour que tous les enfants qu’elle allaiterait
soient empoisonnés. Son dernier enfant avait été placé chez sa sœur à
Verrettes. Mais il ne devait plus prendre aucun contact avec sa mère, même
pas regarder sa photo. Un jour, la mère rencontre un groupe de catholiques
qui font de l’apostolat. Elle déballe devant eux tout ce qu’elle savait faire
chez le bòkò, toutes les drôles de choses. Elle fait ensuite chercher le curé.
Elle dit qu’elle ne veut plus faire du mal, elle achète de l’essence et met le
feu à tout ce qui évoquait le vodou chez elle”.

Ce récit ne prétend pas livrer des informations nouvelles sur les


sociétés secrètes en Haïti, il reste conforme aux discours et légendes
déjà en cours dans le pays, depuis le siècle dernier, et qui d’ailleurs ont
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 163

permis à nombre d’auteurs, depuis Spencer Saint John en particulier,


jusqu’aux partisans de l’occupation américaine, de laisser libre cours à
leur propre [180] imagination autour du phénomène. Notre
interlocutrice distingue tout d’abord deux types de cérémonies autour
de l’arbre appelé mapou (ou fromager), qui est l’équivalent en Haïti du
baobab africain : la cérémonie vodou ordinaire, et la réunion de la
société de chanpwèl. Dans le premier cas, n’importe quel individu peut
participer à la cérémonie, désignée encore comme une “réception”, une
“ambiance”, où l’on vient fêter, boire et manger. Les offrandes faites
alors sont à la fois du rhum, du sirop, puis des volailles (pigeon, dinde,
poule), ou le mouton. Le même type de cérémonie peut avoir lieu
également autour de la croix du cimetière, dédiée à “l’esprit”, maître de
la mort (ou des morts), Baron-Samedi. Et l’on se tromperait
complètement si l’on donnait “au diable” qu’elle dit être le maître du
mapou, le sens que le christianisme donne au terme. Baron-Samedi est
ce maître du mapou, auquel un culte est offert. Certains vodouisants
appellent souvent les esprits : Iwa, anges, mystères ou diables, même
si, une fois convertis à des confessions protestantes, ils aboutissent à
englober tous les esprits du vodou sous le terme générique désormais
péjoratif de “diable”
Dans le deuxième cas, nous sommes en présence de la réunion de la
société secrète des chanpwèl. Tenus pour moins méchants que les
bizango, ils sont censés exercer une terreur sur la population locale.
Mais chanpwèl, bizango et zobòp sont du même parti, sont tous dirigés
par des bòkò, c’est-à-dire des prêtres-vodou, spécialistes aussi de magie
et de sorcellerie. Ils sont appelés encore oungan dièg (dans certaines
régions), ou oungan deux mains servant à la fois pour le bien et pour le
mal. Un oungan ordinaire se nomme oungan-Guinnin, c’est-à-dire
spécialiste d’un culte qui se déroule dans le cadre du ounfo et qui ne se
mêle pas des pratiques de sorcellerie, comme celles auxquelles sont
censées se livrer les bandes de chanpwèl, hors des ounfo. La description
proposée dans le récit mentionne les sorties de ces “bandes”, certains
jours, à certaines [181] heures de la nuit, en général vers minuit. Ils ont
comme moyen de ralliement le lambi, instrument privilégié des esclaves
marrons pour annoncer les réunions et les soulèvements. Ils distribuent
également un passeport qui permet d’identifier les membres associés.
Les cérémonies se déroulent dans les carrefours et surtout autour du
mapou. On a parlé de ces sociétés secrètes comme de groupes
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 164

particuliers de vodouisants qui rassemblaient autrefois des esclaves


d’une même tribu, comme les bizango, les mandingue. Moreau de Saint
Méry avait repris dans sa Description de l’île de Saint Domingue 258,
les rumeurs sur le cannibalisme pratiqué par la tribu des mandingue.
Selon Verschueren 259, par exemple, c’est ce même groupe qui se serait
signalé un siècle plus tard, sous la présidence de Geffrard, en 1864, avec
l’affaire “Jeanne Pelée”, la célèbre manbo (ou prêtresse-vodou), prise en
“flagrant délit”, disait-on, d’anthropophagie. Dans tous les cas,
l’imputation de cannibalisme faite aux sociétés secrètes du vodou est
chose courante et elle s’impose à l’imaginaire de l’adepte lui-même.
L’une des sources de la force de ces sociétés secrètes est précisément
cette croyance qu’ils peuvent “manger” ceux qui s’aventurent
impunément sur leurs chemins à leurs heures de sortie, ou les
transformer en cabris, cochons ou bœufs. Michel Laguerre, dans un
article récent sur les “bizango” ne mentionne pas cet élément qui reste
central dans les pratiques attribuées aux sociétés secrètes du vodou.
Mais il déclare que “la société secrète des Bizango ne peut être en aucun
cas considérée comme une association criminelle” 260. Le problème
n’est cependant pas que l’association soit, dans la réalité, criminelle ou
non, mais bien qu’on lui impute des activités criminelles. “Là où le
Bizango te prend, il te mange, [182] tu n’as pas le temps de prendre la
fuite”, telle est la croyance. C’est de cela qu’il faudrait rendre compte.
Dans ce récit, la “méchanceté” est imputée aux chanpwèl comme un
fait irréfutable. Plusieurs autres Haïtiens parlent des activités
criminelles de type anthropophagique auxquelles s’adonnent les bandes
de chanpwèl, et qui sont à la base de la peur qu’ils ont de ces “bandes”.
En premier lieu, ne fait pas partie de ces bandes n’importe qui : les
“malheureux” qui n’ont pas d’argent tentent de s’éloigner ; en
revanche, les bòkò et les dignitaires de leurs confréries, les privilégiés
parmi les paysans, les notables de la ville ou du village, des chefs
politiciens, des tontons-macoutes (les tristement célèbres miliciens
défenseurs de la dictature de Duvalier), tous ceux-là ont des ambitions,

258 Moreau de Saint Méry, Description de l’île de Saint Domingue, T.I.


Philadelphie 1973, p. 53.
259 Verschueren, op. cit., T. III, p. 233.
260 Michel Laguerre, “Bizango : a voodou secret society in Haiti” in : Secrecy —
A cross-cultural perspective, Ed. Stanton K. Tefft, New-York, London,
Human Sciences Press, 1980, pp. 147-160.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 165

et donnent des signes de plausibilité de leur pouvoir. Le chef de la


section rurale fait parfois partie de ces bandes et en tout cas doit donner
son autorisation à leur sortie, comme il fait d’ordinaire pour n’importe
quelle cérémonie vodou. La participation à ces groupes permet soit de
donner des assises à son pouvoir, soit d’exercer une vengeance contre
un ennemi, soit de réussir dans une entreprise quelconque ou d’exercer
un contrôle sur la communauté. Pour cela, la bande confère des
pouvoirs magiques, appelés pwen ou gad, c’est-à-dire des moyens de
protection et d’invulnérabilité vis-à-vis de la sorcellerie des autres. Ces
sociétés apparaissent comme des lieux où se livrent de véritables
guerres entre les “esprits”, c’est-à-dire entre les individus ou les
groupes qui posséderaient les “pwen” les plus forts comme d’ailleurs
le récit le laisse entendre. Ce serait donc un modèle d’exercice des luttes
sociales et des luttes de pouvoir au sein d’une même communauté ou
d’un village. La parenté signalée par notre informatrice, avec les bandes
de rara (groupes paysans qui sortent pendant le carême en dansant au
rythme des tambours et de la vaccine — le bambou —, la journée
comme la nuit, aux environs des villes et dans les campagnes) confirme
bien la lecture que nous faisons [183] ici. Les bandes de rara sont
organisées selon une hiérarchie assez stricte, comme les chanpwèl. Les
informations recueillies par Rachel Beauvoir signalent des grades
divers dans l’organisation, allant des titres comme Empereur, Président,
Reine, Général, à ceux de brigadier, intendant, Préfet, et de soldat ou
sentinelle. Des promotions sont prévues, et chaque membre travaille à
gravir les échelons. Théâtralisation ou reconstruction de la société
dominante ? Il semble clair que là où les bandes de rara engagent entre
elles des combats sur la base de produits magiques, au sein des sociétés
secrètes, la démonstration de force est censée aller le plus loin possible :
expérience des limites terrible, cruelle, comme dit W. Apollon 261, qui
ne fournit malheureusement pas davantage d’autres précisions. Or,
cette démonstration de force et de pouvoir s’accompagne des rumeurs
de repas anthropophagiques Combien d’individus auraient été
“mangés” par les chanpwèl ? Combien d'ex-chanpwèl ou d’ex-bizango,
convertis aux sectes et confessions protestantes, ou devenus plus
fervents catholiques, ne servant plus que pour le “bien” et non pour le
“mal”, ne confessent-ils pas avoir “mangé” des gens, amis ou parents ?

261 Willy Apollon. Le Vodou, un espace pour les voix, op. cit.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 166

C’est là qu’un rapport obligatoire s’instaure entre le réel et l’imaginaire


dans ce débat sur les sociétés secrètes du vodou en Haïti.
Les séquences du récit se rapportant à des faits réels et à l’imaginaire
sont tout d’abord situées sur le même plan. Que l’arbre-mapou puisse
s’ouvrir comme une maison, d’où sortent “les diables” qui s’y logent,
cela n’appartient même pas apparemment à l’ordre de la croyance, c’est
tenu pour un fait. De même, la marchande de pain qui a rencontré sur
son chemin une bande de chanpwèl est censée avoir été réellement
“mangée” par cette bande. On trouve ses vêtements abandonnés sur les
lieux par ses ravisseurs. Cet indice [184] est à lui seul suffisant, étant
donné les pratiques anthropo-phagiques imputées d’ordinaire aux
chanpwèl.
Il suffit d’ailleurs d’avoir vu la lumière d’une bande de chanpwèl
pour rentrer chez soi, malade ; les chanpwèl lancent en effet sur les
passants imprudents des kout poud (poudres magiques), qui peuvent
provoquer le dépérissement de l’individu jusqu’à sa mort. Le rituel des
chanpwèl donne lieu à de tels soupçons : un cercueil, appelé Madoulè
est transporté au cours de leur itinéraire ; il comporte, me signale un
autre informateur, une tête de vache, animal qui symbolise le Iwa Bosu,
souvent révéré par les chanpwèl ; pour d’autres, il s’agit d’une tête de
mort.
Est-ce là, chez le vodouisant, une confusion des plans du réel et de
l’imaginaire ? On pourrait dire, par exemple, que la proposition sur
l’arbre mapou qui abrite des “diables” est parfaitement absurde ; ou, à
l’opposé, parfaitement rationnelle quand on la rapporte, sur la base d’un
relativisme culturel, à la conception du monde, spécifique au vodou.
Dans les deux cas, on ne fait que repousser le problème.
Il s’agit d’un certain nombre de croyances reçues en héritage et
partagées par la communauté à laquelle appartient notre informatrice :
“J’ai entendu cela, et cela se fait vraiment”, ou encore, répète-t-elle, “on
dit cela, et c’est vrai”.
Ainsi donc, “on dit” que les Mapou savent s’ouvrir pour montrer les
diables qu’ils abritent, et que les chanpwèl sont des bandes de sorciers
cannibales : ce sont là des énoncés qui renvoient à une tradition orale
devant laquelle on ne saurait se montrer sceptique, sous peine de se
couper de sa communauté. La vérification de cet “on dit” dans les faits,
dans le réel, ne modifierait guère le système de pensée de mon
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 167

informatrice, puisqu’au départ c’est le réel qui trouve sa fondation dans


la tradition orale. Son discours n’est pas un mélange hétéroclite de réel
et d’imaginaire, mais s’enracine [185] plutôt dans un imaginaire dont
les effets dans le réel sont pour elle indéniables.
Peut-on soutenir qu’au moment de la conversion au christianisme,
toutes ces croyances basculent dans l’absurde, ou plus simplement
disparaissent ? Non point, et bien au contraire, c’est leur plus grande
résistance à la disparition qui se manifeste dans l’acte de la conversion.
Le converti déclare en effet, qu’il ne fera plus le “mal”, et confesse ses
anciennes pratiques de sorcellerie anthropophagique. On dirait même
que la conversion aux confessions protestantes ravive chez le
vodouisant, la croyance dans l’existence de chanpwèl cannibales, et le
pousse à diaboliser tout le champ du vodou.
Ce n’est pas le cas de mon informatrice : elle est une catholique
pratiquante, qui a pu s’éloigner de sa famille dont tous les membres
sont restés de fervents adeptes du vodou. En règle générale, on conçoit
qu’un vodouisant puisse être en même temps catholique. Le signe
d’abandon réel du vodou serait la conversion à un culte protestant. Mais
un groupe de catholiques qui se montrent fanatiques et se livrent à
“l’apostolat” est, pour elle, assimilable aux protestants et peut donc se
tenir à son tour pour un groupe de “convertis’ distincts des vodouisants.
À la fin du récit, nous apprenons par exemple que la mère qui “mangeait
régulièrement ses enfants avait fini par tout “déballer” au curé de la
paroisse, “mettre le feu à tout”, et ainsi abandonner les pratiques de
sorcellerie. Toutefois, l’attitude du catholique fervent ne recoupe pas
entièrement celle du protestant face au vodou. On s’en rend compte
dans le récit : aucun anathème n’est jeté sur le vodou, seule la
sorcellerie est condamnée. La réunion des chanpwèl est dite précédée
d’une cérémonie-vodou ordinaire à laquelle on peut participer sans
crainte. Mais la tradition orale sur laquelle s’appuie notre informatrice
porte l’empreinte des récits que le christianisme, depuis l’époque
esclavagiste, met en circulation sur le vodou. Les chanpwèl, nous dit-
elle, “boivent du vin et mangent du pain” dans certaines [186] réunions.
Ils pratiqueraient ainsi un rite cannibalique camouflé. Un rite qui serait
l’inversion de la messe catholique, et la preuve que le sorcier dispose
des pouvoirs spirituels attribués aux prêtres. Fantasme de la messe
noire, que des colons et des missionnaires ont rapporté de l’Europe du
début de l’âge classique, vers la colonie ? Dans tous les cas, puisqu’il
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 168

est dit que les sorciers rendent un culte au diable, ils ne peuvent que
s’engager dans des activités rituelles opposées à celles des prêtres.
L’activité sorcière consiste à boire du sang et à manger la chair
humaine : celui donc qui ose boire du sang, laisse entrer en lui “le
diable” qui ne peut, tôt ou tard que le dévorer, lui et les siens. Le sang,
comme dans de nombreuses tribus d’Afrique noire, est pour le
vodouisant le siège de l’esprit. La référence aux croyances catholiques
de transformation en corps et en sang de Jésus- Christ du pain et du vin,
n’est pas purement analogique : elle vient renforcer tout le système de
croyances dans les pratiques anthropophagiques, tout le système de
pouvoirs sorciers, qui consiste, par la succion du sang, à dévorer l’âme
de l’individu.

Logique de l’imaginaire et logique du pouvoir.

La croyance en la capacité de métamorphose des sorciers (individus


ou “bandes”) procède du pouvoir illimité qui leur est attribué : ainsi les
métamorphoses des chanpwèl en troupeau de cabris : “le plus souvent,
quand tu dois rencontrer ces bandes, tu regardes et tu vois devant toi
une bande de cabris, et puis c’est un groupe de gens qui passent devant
toi, ce sont des gens qui se transforment en animaux. Ils deviennent ce
qu’ils veulent”.
Il y a là à l’œuvre une logique de l’imaginaire, et une logique du
pouvoir. Celui qui va trouver le bòkò pour faire prospérer ses affaires
sait par avance qu’il veut monter dans l’échelle sociale, et donc en
offrant une poule en sacrifice peut bien avoir offert sous cette espèce sa
fille, sa progéniture, son [187] propre sang. On peut ainsi dire qu’il a
“mangé” ou “vendu” sa propre fille, qu’il le sache ou non. Mais cette
pratique est signalée comme un fait réel, aussi peu discutable que celle
des chanpwèl qui, sous l’impulsion des “diables” entrés en eux ou
invoqués par eux, se métamorphosent en bêtes pour opérer leurs forfaits
nocturnes et manifester leur pouvoir. On retrouve les mêmes
confessions de métamorphose en bêtes, de dévoration cannibalique, ou
de vente d’un membre de sa famille à des sorciers à Bregbo en Côte
d’ivoire dans le cadre du mouvement prophétique de Harris : “Je
transforme la chair humaine en escargots pour les vendre” ; ou encore :
“c’est dans le ventre de ma mère que j’ai débuté ce travail car au
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 169

moment où a commencé sa grossesse, j’ai quitté diaboliquement son


ventre pour aller manger...” “Moi, j’ai donné mon gros orteil. Ils s’en
servent comme oignon diabolique pour donner une bonne odeur à leur
soupe” 262.
Se transformer en bêtes, ou transformer d’autres en bêtes, c’est le
libre pouvoir sorcier : celui de se nourrir de la force des autres, comme
l’a bien vu Jeanne Favret. Finalement, si les sorciers se multiplient, si
ces “bandes” continuent à sortir ouvertement la nuit, on ne pourra plus
savoir ce qu’on mange, quand on mange de la viande : un trafic de chair
humaine s’établirait à travers tout le pays en sorte qu’il devient difficile
de distinguer désormais un cabri d’un vrai cabri, un bœuf d’un vrai
bœuf, à moins de disposer soi- même de pouvoirs magiques : “Il y a des
gens qui voient tout de suite si la viande qu’ils font bouillir est la viande
de l’homme”. On se doute que manger de la viande de l’homme prête
à conséquence : on ne saurait plus à quel moment on entre dans le cercle
de la sorcellerie.
Plusieurs Haïtiens de milieu populaire m’ont d’ailleurs signalé
qu’ils ont décidé une fois pour toutes de ne plus [188] manger de viande
de bœuf pour éviter tout contact avec la sorcellerie. Périodiquement en
effet on raconte qu’on découvre des “dents en or” dans les mâchoires
de bœufs conduits à l’abattoir. Comme nous le rapporte notre
informatrice : “certains bœufs parviennent à se dégager et à crier : “je
vous en supplie, j’ai des enfants, je n’ai pas eu le temps de faire quelque
chose pour eux...”
Au moment où nous écrivons, nous lisons dans un journal de
l’opposition haïtienne contre Duvalier un court article mais dont le titre
figure en gros plan sur la couverture : “Sept bouchers arrêtés pour avoir
débité de la chair humaine à Pétionville”. Voici quelques extraits de cet
article : “Affolé, le public a décidé de ne plus acheter de la viande, en
attendant que l’enquête révèle qui sont les promoteurs de cette odieuse
machination”. “Comme toujours, le Télédiol 263 accuse certains oungan
d’avoir sacrifié des victimes propitiatoires pour prolonger la vie du

262 Prophétisme et thérapeutique. Albert Atcho et la communauté de Bregbo,


Colette Piaut, etc... Paris, Hermann, 1975, pp. 147-148.
263 Télédiol : expression créole utilisée en Haïti pour désigner le mode de
transmission des nouvelles qui courent de bouche à oreille.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 170

régime”. Nous ne croyons pas à de telles fantaisies qui ne servent qu’à


détériorer l’image de marque du pays à l’étranger” 264.
Une semaine plus tôt, le même journal donnait plus de détails : “La
grande attraction est à Pétionville où les curieux vont voir les bouchers
qui vendent de la chair humaine dans leur étals.... Il se dit que le théâtre
de ces étranges pratiquants du cannibalisme est la petite localité de
Deshermite à l’est de Pétionville où les têtes des victimes ont été
repérées par la police dans des “drums”. Les viscères sont vendus au
marché par des enfants de quinze à seize ans. Depuis combien de temps
ces pratiques ont-elles cours pendant les vingt-cinq ans de l’ère
duvaliérienne ? C’est la question que se posent les observateurs de cette
comédie et de ces comédiens dont Graham Greene a tracé une peinture
crue” 265.
[189]
La croyance dans les pratiques cannibaliques en Haïti est fermement
ancrée dans la population, nous l’avons vu, depuis l’esclavage et bien
avant, à propos des Caraïbes. Que les esclaves marrons soient censés
manger la tête des colons blancs capturés, c’est aussi l’une des terreurs
des maîtres esclavagistes. Plus tard, lors des révoltes paysannes en
1843, des sectes anthropophages, disait-on, circulent librement dans les
rues de la ville de Jacmel. Dans tous les cas, pour la majorité des
Haïtiens, il ne s’agit pas là de “fantaisies” mais de phénomènes
saisissables, qui entrent dans la quotidienneté et ne suscitent guère de
surprise. En revanche, à certaines périodes, ils se transforment en
psychose. C’est le cas que le journal, cité plus haut, vient de rapporter.
La conclusion de l’article donne tout à fait à penser à une dénégation :
“nous ne croyons pas à de telles fantaisies...”, mais le reste du récit est
produit sous la forme d’exposé de faits réels, ou de pratiques
répréhensibles dont le gouvernement actuel porterait toute la
responsabilité. Un tel article correspond parfaitement à l’attente des
lecteurs haïtiens dans leur majorité qui, d’ordinaire, interprètent le
pouvoir de Duvalier-Président comme un pouvoir lié à la sorcellerie.
Pour avoir cherché à annihiler toute opposition à son régime, François
Duvalier passe pour celui qui a “mangé” les crânes de leaders capturés
et assassinés par ses hommes de main, les tontons-macoutes. De même,

264 Nouvelle Haiti-Tribune, New-York, 18-25 janvier 1983, p. 3.


265 Ibid., 7-15 février 1983, p. 6.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 171

c’est sous son régime que les chanpwèl circulent ouvertement la nuit,
comme le signale le récit. Retenons aussi que de toute façon, les mêmes
qui attribuent de tels pouvoirs au Président en exercice, se voient
parfois obligés d’imaginer la confrontation de l’opposant avec le
régime de Duvalier sur la même base de la sorcellerie. Notre
informatrice nous a largement entretenu sur l’incroyable audace d’un
kamokin (tel est le nom donné par le régime à tous les opposants, qui
par le fait même de leur position d’opposant, n’ont plus droit à la vie,
ni à la nationalité haïtienne comme telle), qui n’a pu se tirer de la
persécution des tontons-macoutes, que grâce [190] à ses capacités de se
transformer en fumée, en vent, en animal, ou de se transporter d’un lieu
à l’autre, sans que personne ne puisse s’en apercevoir.
Le problème n’est pas, on le pressent bien, qu’on soit en présence
de “fantaisies” auxquelles s’adonnerait une population crédule et
ignorante. Imaginaire du pouvoir et pouvoir de l’imaginaire se donnent
plutôt d’un seul coup, en sorte que c’est le réel qui viendrait à
s’évanouir, là où cet imaginaire ferait défaut. Dans le discours de notre
informatrice, l’imaginaire n’est précisément pas une expression
distordue du réel.
Sans nul doute, un membre de la société des chanpwèl ne se
reconnaîtrait pas tout à fait dans le récit que nous venons de commenter.
Selon Rachel Beauvoir l’association se considère comme un groupe
d’initiés liés entre eux par un pacte secret et protecteurs des intérêts du
village : elle serait préposée à la lutte contre le vol, contre l’adultère, et
à la solution de différends entre les habitants du village ou entre les
membres chanpwèl, comme une sorte de tribunal. Toutefois, pour se
faire respecter et craindre, ils laissent courir des rumeurs sur leur
pouvoir de sorcellerie. Cependant, cette perspective ne rend pas encore
compte de la problématique de l’imaginaire telle qu’elle apparaît non
seulement dans le discours des vodouisants non-chanpwèl, mais aussi
avec la même force dans celui des membres de l’association. Le récit
de notre informatrice nous offre un mélange de croyances héritées de
l’Afrique et de la sorcellerie européenne appliquée par les colons et les
missionnaires au vodou. Messe noire, invocation du diable, repas
cannibaliques, métamorphoses en animaux, sont des pratiques qu’on
imputait aux sorciers et aux sorcières en Europe au Moyen-Age. Aussi
les bandes de chanpwèl représentent pour notre informatrice une
association de malfaiteurs dont le seul but est de semer la terreur dans
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 172

le [191] village. Pourtant, et c’est cela qui donne plus à penser, les
chanpwèl ne se trouvent point embarrassés à s’attribuer le pouvoir
d’invulnérabilité contre toute sorcellerie, et donc le pouvoir sorcier
proprement dit, comme celui de métamorphoser soi-même ou les autres
en animaux, de provoquer à distance des maladies ou des malheurs
divers (perte du travail, divorce, etc...). Les chanpwèl intérioriseraient
à leur tour l’imputation de sorcellerie qui leur est faite et qu’ils se
laissent faire. En outre, elles revendiquent le pouvoir de réduire un
individu à l’état de zombi. Il y aurait, m’a dit un oungan chanpwèl, des
spécialistes dont les noms sont tenus en secret et qui sont préposés à
“passer” un individu à la zombification. Certes, cette pratique se donne
pour une condamnation que les chanpwèl décident après délibération
entre eux lors de leurs séances nocturnes. Mais ils signalent que cette
condamnation extrême frappe ceux qui dénigrent l’association et ceux
qu’un membre chanpwèl vient “vendre” à l’association. L’on se rend
compte que la figure du chanpwèl, demeure liée, en Haïti, à un
imaginaire, sans doute venu de l’héritage africain, mais non moins
enraciné dans le langage de la diabolisation du vodou (et donc de la
barbarisation du Noir), apparu dès les premiers moments de la Traite,
et qui ne cesse d’avoir des effets dans les pratiques et les discours des
vodouisants eux- mêmes. Il nous faut nous en expliquer davantage, en
replaçant la sorcellerie dans le champ des pratiques du vodou en
général. Mais auparavant, que se passe-t-il du côté des ensorcelés, et
surtout de ceux du genre bien particulier qu’on appelle zombis ?

2. Les zombis ou la puissance des récits

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“On dit qu’en Haïti on a l’habitude d’aller déterrer des gens pour les
transformer en zombis. Cela arrive. Si j’ai par exemple un problème avec
quelqu’un, je vais faire en sorte qu’il ne me tue pas. Mais s’il est [192] plus
fort que moi, il va me tuer. Pour cela, il va chez un bòkò. Celui-ci lui remet
une poudre à déposer par terre, sur mon chemin. Dès que tu marches dessus,
le temps d’arriver chez toi, tu es déjà mort.
On dit que ton zombi se retrouve chez le bòkò. Il se peut que d’autres
gens aient bien envie d’avoir ce zombi-là. Mais puisqu’il est déjà entre les
mains du bòkò, nul ne pourra plus le prendre.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 173

Le bòkò doit accomplir des rites particuliers au cimetière. On dit par


exemple qu’il doit appeler trois fois le zombi, et qu’une fois que l’individu
se lève, il n’est plus mort.
Quand l’individu meurt, on doit en effet venir lui retirer l’âme le même
jour. Si on attend trop longtemps, d’autres gens qui en ont besoin peuvent
aller le prendre. Si j’avais une querelle avec toi, au moment où tu meurs
j’aimerais bien prendre ton âme. C’est le meurtrier qui vient faire cette
opération au cimetière. Mais le cimetière est surveillé. Le bòkò doit payer
le gardien, puis il se dirige vers la tombe et commence par battre l’individu
qu’il doit prendre. Parfois il s’en va avec le cercueil. Le bòkò réveille
l’individu, le fait marcher devant lui, on dit qu’on a endormi, étourdi cet
individu.
Tous les oungan ont des zombis. Ils les mettent dans le ounfo. On ne les
voit pas, mais ils ont une place spéciale. Ils peuvent mettre le zombi dans
une cruche, dans un canari. Quand on le met dans la cruche, on ne le voit
pas, mais c’est vraiment l’âme de la personne qui est là.
Quand on prend l’individu, il ne demeure presque plus comme il était
auparavant. Parfois, on prend certaines parties de la personne, les ongles,
les yeux, [193] la tête, rien que la tête.
Quand on fait parler un zombi avec toi, c’est l’individu même qui te
parle. Le bòkò donne à manger aux zombis des aliments non salés.
Autrement, ils redeviendraient normaux. Il met certains d’entre eux à
surveiller la cour, d’autres les jardins. Si je viens voler, j’entendrai une voix
me dire : “Attends ton père”. Je sentirai alors les jambes lourdes et je serai
forcé d’attendre l’arrivée du propriétaire du jardin.
Les zombis de Rozanfè, par exemple, étaient tellement nombreux que sa
femme ne pouvait plus les supporter. Certains lui avaient été offerts contre
de l’argent. Un jour, la femme de Rozanfè avait fini par leur donner du sel.
Les uns se sont mis à réclamer leur famille, les autres leurs amis.
Ils se sont querellés avec la femme, et l’ont même battue. Elle les a mis
dans une voiture et a été les libérer. J’ai entendu ça à la radio nationale.
J’ai parmi eux une tante qui est morte. Elle vivait avec quelqu’un de
Mirebalais. On dit que c’est lui qui l’a donnée pour de l’argent. Il est devenu
riche depuis que la femme est morte. On appelle donc les parents de chaque
zombi pour qu’ils viennent le reprendre. Les gens qui étaient morts depuis
très longtemps avaient du mal à reconnaître les membres de leur famille.
Les zombis racontent tout ce qu’ils avaient vécu. Car ils n’étaient pas
morts pour de vrai.
Le bòkò qui a beaucoup de terres et tous les autres grands propriétaires
ont des zombis. Les gens nés coiffés peuvent voir facilement ces zombis.
On peut te dire : “Tiens, voici un zombi qui passe par là”, et toi, tu ne le
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 174

vois pas. Mon père avait sur sa plantation [194] des travailleurs qui avaient
leurs zombis, et pouvaient terminer en un quart d’heure une tâche qui
demanderait une journée. Il donnait à ces travailleurs leurs repas dans des
gamelles en calebasse. Mais ils les reversaient dans des paquets de feuilles
de bananier. Us frappaient des mains et les zombis venaient prendre leur
nourriture. L’un de ces travailleurs s’était converti et était venu expliquer à
mon père comment il faisait.
Il y a même des couturières qui ont des zombis : ceux-ci vont attirer des
clients pour elle, comme si elle avait un aimant.
Il y a un élève qui n’était pas très intelligent ; sa mère s’est arrangée
pour mettre quelques zombis au bout de sa plume à écrire.
Pour moi, tous les zombis sont pareils.
Tous les morts sont à la même enseigne. Le zombi qu’on n’a pas pris
n’est presque rien, le corps est dans le cimetière et son âme est allée au ciel.
Un type de zombi différent des autres, c’est le mort qui avait trouvé la
mort par noyade, ou encore qui s’était pendu, ou qu’une voiture avait écrasé.
On peut expédier leur zombi sur quelqu’un : celui-là mourra, de la
même façon que la personne était morte. Il y a des morts dont on ne peut
pas prendre le corps. On se contente de leur prendre le zombi. Mais si une
partie du corps est là, on peut encore s’en servir.
Mais moi, je ne vois pas quelle importance à dire : tous les zombis ne
sont pas pareils”.

3. Deux catégories de zombis

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Ce récit nous invite d’abord à reconnaître l’existence de deux types


de zombi ; l’un c’est l’âme d’un individu décédé, [195] qui peut être
captée par un bòkò (prêtre-vodou) et déposée dans une cruche ou une
bouteille, à l’intérieur de cases précises (les badji) du ounfo (le temple
vodou). Cette âme, en fait, correspond à ce qu’on appelle le petit bon
ange, l’un des deux principes spirituels qui dirige la vie intellectuelle et
affective de la personne. Même avant de mourir, un individu peut courir
le risque qu’on lui “pique” son petit bon ange. Il y a de ces poudres,
nous dit notre interlocutrice, qui rentrent dans la catégorie des wanga
(ou paquets ficelés, porteurs de sorts) jetés sur le chemin et qu’on ne
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 175

saurait piétiner impunément. Par ce moyen, l’âme (donc le petit bon


ange) peut être subtilisée.
La lutte entre deux individus se fait souvent par l’intermédiaire de
wanga forts contre wanga plus forts. Le vainqueur est celui qui parvient
le premier à capter l’âme de l’autre. Donc la production de l’autre
comme zombi est un enjeu majeur dans les rapports entre sorcellerie et
contre-sorcellerie. Le propriétaire d’un zombi peut s’en servir comme
protection pour lui-même et ses biens : dans ce cas le zombi devra
l’avertir de certains dangers imminents. Le plus souvent, on achète des
zombis. Les bòkò sont supposés tous être de grands propriétaires de
zombis. Comme le récit le souligne, une couturière peut disposer d’un
zombi qui va chercher pour elle des clients et les attirer comme un
aimant. Un élève qui a des difficultés à l’école peut recevoir de ses
parents un zombi qui alors sera logé au bout de sa plume pour l’aider à
réussir ses examens. Par-dessus tout, le besoin de zombi se fait sentir
pour les champs de canne ou le travail de la terre en général/Un bòkò
ne tient pas à être pris au dépourvu devant une augmentation
impromptue de la demande de zombis. Aussi travaille- t-il à un
stockage de zombis. Il est censé disposer de cases à zombis, parqués ou
bien cachetés dans les bouteilles ou les cruches « La possibilité de
devenir un zombi guette en fait, chaque individu. On sait en effet qu’un
mort ne part pas tout de suite, et qu’il faut une série de rites (dits de
“renvoi”) [196] pour le faire partir. C’est le sens accordé en Haïti à la
neuvaine de prières accomplies pour les morts. Le danger qui guette la
personne qui vient de décéder est la subtilisation de son âme rôdant
encore autour de son cadavre, de ses vêtements, de sa maison ou du
quartier/ Cependant, certains morts, de mort accidentelle, deviennent
des zombis errants, qui peuvent être captés et expédiés sur des ennemis
afin qu’ils meurent de la même mort d’où provient le zombi. D’autres
morts, de maladie tuberculeuse par exemple, servent de zombis
producteurs à leur tour de tuberculose. Il est donc toujours bon à un bòkò
de posséder la gamme la plus variée de zombis pour répondre aux
demandes.
Mais si le bòkò peut vendre des zombis, il peut tout aussi bien les
chasser, étant donné le principe que pour combattre la sorcellerie, il faut
de toute manière disposer des mêmes pouvoirs.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 176

Je connais le cas d’une jeune femme haïtienne vivant aux Antilles, dont
un groupe de zombis s’est emparé. La jeune femme avait reçu un coup de
couteau au cours d’une altercation avec un voisin. Son propre mari avait été
attaqué par le même individu, et dut subir une intervention chirurgicale.
Mais après quelques semaines il guérit et ses blessures se sont refermées.
Pour la femme cependant, la guérison se faisait plus lente, au point que son
entourage commençait à exprimer une vive inquiétude. Certains amis sont
venus me dire que je dois, comme tout le monde, rendre visite à la jeune
femme. Quand je suis allé, j’ai été très surpris de trouver sa maison investie
d’au moins une quinzaine d’Haïtiens du quartier. Les uns buvaient du rhum,
d’autres pleuraient autour de la malade, étendue raide, les yeux livides, sur
un lit. Elle parlait [197] très peu et poussait de temps en temps quelques
cris. J’ai eu tellement peur que j’ai fait chercher tout de suite un médecin.
Après la consultation, il me dit qu’en principe les blessures sont refermées
et qu’en ce qui le concerne il ne comprend pas tout à fait ce qui se passe. À
la vérité, l’acceptation de la visite du médecin n’était qu’un signe de
politesse. J’apprends le lendemain que la jeune femme se trouvait déjà en
traitement. Un bòkò, membre de sa famille, était venu d’Haïti pour chasser
sept zombis qui avaient profité de sa blessure pour s’infiltrer dans son corps.
Chaque jour, des rites bien spéciaux devaient expulser un ou deux zombis.
Des amis me donnaient régulièrement de ses nouvelles : aujourd’hui, elle a
encore cinq zombis ; le lendemain, trois. Finalement, une dizaine de jours
plus tard, je trouvais la jeune femme rayonnante de santé.

Des cas similaires ne manquent pas. Il peut arriver en revanche


qu’un individu malade refuse de reconnaître les zombis qui ont été
expédiés sur lui. Un jeune haïtien atteint de tuberculose, déjà en
traitement dans un sanatorium en Guadeloupe, reçoit la lettre d’un bòkò
qui lui apprend que cinq zombis sont logés dans son corps et sont à la
source de sa maladie. “Pas question, me dit-il, de recevoir ces zombis,
parce que je n’ai pas assez d’argent pour payer le traitement par le bòkò.
Ici, dans cet hôpital, je suis déjà très bien pris en charge”. De même, un
“zombi” logé dans le corps d’un individu peut provoquer chez lui un
état de langueur, puis bientôt une véritable catatonie, au cours de
laquelle il se sent devenir le zombi lui-même.
En nous penchant sur le deuxième type de zombi, dont nous parle le
récit, nous nous rendons compte des sources [198] de la méprise qui
existe sur le phénomène. Les cas que nous avons cités suggèrent déjà
l’importance et le poids de l’imaginaire dans le phénomène. Le récit
même nous y invite. Tout en distinguant deux types de zombi, il
conclut : “tous les zombis sont pareils”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 177

Le deuxième type de zombi en question est donc l’individu tenu


seulement dans un état léthargique et qui, inhumé, est repris du
cimetière par un bòkò, pour être emmené dans un champ de canne, ou
dans un jardin, comme travailleur, domestique, totalement obéissant à
son maître.
À vrai dire, c’est ce type de zombi qui fait problème, l’autre rentrant
dans l’ordre du normal, du quotidien. Pourtant l’individu transformé en
zombi, est censé l’être surtout par des moyens naturels (une drogue, une
plante, connues seulement du bòkò et dont le secret n’est pas divulgué),
même si des incantations s’y ajoutent comme l’appel de l’individu par
son nom, des coups de fouet, l’âme (ou le petit bon ange) tirée d’une
bouteille et mise sous le nez de l’individu pour le réveiller de son état
léthargique. On suppose d’habitude ! Que la condition de zombi
provoque une grande souffrance, puisque la victime, dans cet état
second, est censée savoir tout ce qui se passe autour d’elle, sa mise en
bière, puis son inhumation, mais sans pouvoir réagir. On redoute qu’un
des siens, décédé, devienne zombi, et on se dépêche de déposer entre
ses mains dans le cercueil des produits qui ont la vertu de dissuader le
ravisseur éventuel de son corps. Parfois même, on cache un poignard
sous ses vêtements. Nous l’avons déjà vu, le code pénal est net sur le
sujet des zombis : il ne considère pas comme un assassinat l’action de
produire ainsi la mort apparente par des “substances” : cette action n’est
qu’un “attentat” du point de vue du code ; elle ne devient “assassinat”
que “si par suite de l’état léthargique la personne a été inhumée”.
Dans tous les cas, il reste que la grande peur est bien [199] la
transformation de soi ou des siens en zombi qui serait livré sans merci
au bon vouloir d’un propriétaire. Le zombi, en principe, perd jusqu’à sa
façon de parler : il prononce des cris nasillards, signifiant par là qu’il
vit aux confins de la mort, plus précisément dans un état mitoyen entre
la mort et la vie.
Ayant perdu toute personnalité, c’est-à-dire ce qui lui confère sa
personnalité (le principe spirituel du petit bon ange), il obéit
mécaniquement à son propriétaire. Sans être un robot, il n’est plus tout
à fait un esclave : il connaît sa condition sans disposer du pouvoir de la
changer par lui-même. Il assiste impuissant à sa propre déchéance car
il est encore un être humain, mais dépourvu de son humanité/ Cette
contradiction est beaucoup plus tragique que celle de l’esclave
conscient de son sort, mais aussi que celle du mort tout court, puisque
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 178

le mort n’a pas d’autre issue que de s’en aller définitivement du monde
des vivants. Le zombi, lui, vit une disjonction impossible. En cela, il est
une menace radicale de subversion de l’ordre humain, par sa position
d’être intermédiaire entre la nature et la culture. En définitive, la
condition de zombi est tellement dangereuse que même si d’aventure il
est délivré et retrouve sa personnalité affective et intellectuelle, il est
encore craint par les siens et par l’entourage.
Peut-on dire que le phénomène zombi en Haïti est une production
de l’imaginaire ? Pour le code pénal, la production de zombi ne fait
aucun doute. Pour les ethnologues et les psychiatres haïtiens, la plupart
du temps, le débat est rapidement clos, quand ils disent : “Les zombis
existent, nous en avons rencontré”. Effectivement, on rencontre des
zombis en Haïti, le phénomène est irrécusable, et en même temps,
jamais on n’aura vu à ce point, au cœur du phénomène, la puissance de
l’imaginaire en travail.

Réel et imaginaire dans les récits de zombi

On est tout d’abord frappé par le glissement continuel [200] tout au


long du récit d’un type de zombi à l’autre, sans que la contradiction ne
soit relevée. Dans trois séquences de l’information, le flou est patent.
On dépose en principe le zombi capturé dans une cruche, le bòkò peut
alors te faire écouter sa voix. C’est l’individu qui est dit enfermé dans
la cruche, même si on ne le voit pas. Est-ce de l’âme de l’individu ou
de lui-même corps et âme dont on parle ? On ne peut comprendre cette
question qu’en se référant à toute la théorie du corps dans le champ du
vodou et aux pratiques de manipulation des âmes. Nous y reviendrons.
Une deuxième séquence est celle qui porte sur la possibilité donnée
seulement à certaines personnes dites nées “coiffées” (la coiffe étant le
voile, membrane amniotique qui entoure le nouveau-né, comme une
protection supplémentaire qui l’accompagnera toute sa vie et lui
accordera force et chance), de voir un zombi qui passe dans la rue ou
qui travaille dans un champ de canne. Deux personnes peuvent se
promener ensemble, l’une voit le zombi, l’autre ne le voit pas. L’on
peut le toucher et dire “le voici, il est là”, et puis tu ne le vois pas ! La
troisième séquence concerne le déjeuner des zombis qui travaillent pour
les employés du père de notre interlocutrice. Nul ne voit ces zombis,
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 179

mais ils mangent et travaillent. À vrai dire, cela correspond bien à l’idée
du zombi, âme capturée et servant de “garde”, c’est-à-dire de force
supplémentaire, comme les Iwa (ou esprits du vodou) qui reçoivent des
offrandes (volailles, boissons, etc...) en vue d’accomplir mieux leur rôle
de protecteurs. On peut acheter des Iwa, comme on achète des zombis.
Il y aurait donc un véritable marché de zombis en Haïti, car dès qu’un
grand propriétaire veut s’assurer une prospérité rapide, il n’a qu’à se
diriger chez le bòkò, producteur et non moins propriétaire de zombis.
Même des travailleurs agricoles tâchent de disposer de leurs propres
zombis : “mon père avait des gens habitant les mornes, dit notre
informatrice, qui venaient travailler avec lui : ces gens-là avaient des
zombis”. Toute source d’enrichissement semble à la limite provenir
[201] d’une traite obscure de zombis : “Si tu as de la terre, tu achètes
des zombis”. Des couturières et des élèves s’en procurent également.
On dirait qu’une véritable inflation de zombis se produit, mais qui
renvoie à la pléthore actuelle des associés des bandes de chanpwèl.
On reste donc frappé par cette tendance au glissement d un type de
zombi à l’autre, en sorte que l’imaginaire autour du phénomène zombi
ne cesse jamais de se montrer efficace.
Il serait trop facile de dire que les histoires de zombis sont toujours
à prendre cum grano salis. Non point qu’elles ne soient pas
excessivement sérieuses. Mais elles engagent cette liaison constante
entre l’imaginaire et le réel qui leur confère toute leur importance dans
la vie de l’individu comme de la collectivité. En 1918, on parle d’un
certain Joseph qui propose à l’usine de la Hasco neuf zombis en guise
de coupeurs de canne. Par mégarde, la femme de Joseph leur donne de
la nourriture contenant du sel. Ils se réveillent tous aussitôt de leur état
léthargique, courent à travers les montagnes et rejoignent leur village.
Identifiés par leurs parents, ils prennent encore la fuite, retrouvent leurs
tombes, grattent la terre, se font cette fois morts pour de vrai 266.
On reproche à des auteurs américains des années 1920, comme
Seabrook, friands d’histoires de zombis et de sorciers, d’en rajouter
dans les récits qu’ils ont livrés. Il est certain qu’ils en rajoutent, mais
tout laisse entendre que c’est sur la toile de fond des rumeurs déjà en
circulation sur les zombis. Celles-ci ont eu une telle efficacité, raconte
Seabrook, que de nombreuses personnes se sont réunies autour du

266 W.B. Seabrook, L’île Magique, op. cit., pp. 92-103.


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 180

présumé “malfaiteur”, lui ont demandé des explications et finalement


l’ont assassiné. Il n’y a donc pas lieu de ne pas prendre [202] au sérieux
les histoires de zombis, à cause même du poids bien réel de l’imaginaire
dans le réel. Les zombis, peut-on dire, sont aussi réels que les troupeaux
de cabris que je peux rencontrer à la croisée des chemins à minuit, et
qui, à la vérité, sont une bande de chanpwèl.
L’importance de l’imaginaire dans le phénomène zombi est
cependant diversement appréciée. Louis Mars, dans une étude ethno-
psychiatrique parue il y a à peu près trente ans, se montrait sceptique
sur l’existence des zombis, mais perspicace sur le rôle du schéma
culturel, et disait qu’on prenait souvent des malades mentaux pour des
zombis. Ce n’est pas aujourd’hui la position de E. Douyon, psychiatre
haïtien qui, à la faveur des rumeurs récentes sur les zombis, après celles
sur la prolifération des chanpwèl, dit travailler à la réhabilitation de
zombis amenés à sa clinique. Pour Douyon, le zombi est bien la victime
d’un sorcier bien précis, et le doute ne l’effleure pas quand il affirme
que cette pratique s’opère sur la base d’une substance toxique dont le
seul malfaiteur (en l’occurrence, le bòkò) a le secret. Le zombi est un
individu réduit à l’état cataleptique, puis enterré et ramené dans un
jardin ou dans un ounfo. Ce point de vue n’est autre, nous allons le voir,
que la réduplication des récits et légendes sur les zombis. L’article de
Douyon, “Les zombis dans le contexte vodou et haïtien”, paraît donc
dans l’hebdomadaire culturel, le Petit Samedi Soir, du 4-10 avril 1981,
à un moment où le phénomène zombi occupe l’actualité et connaît un
éclat exceptionnel. Un an plus tôt, soit le 8 février 1980, le même
hebdomadaire présentait le cas de “Narcisse, le revenant” comme
l’événement national de la semaine. La radio nationale donne la parole
au revenant qui a pu faire connaître à la population haïtienne tout
entière sa descente aux enfers. Plus tard, au cours du mois de février
1982, un certain Obanis Pierre affirme être zombi, et la rumeur de ses
retrouvailles traverse le pays tout entier, au point que le Petit Samedi
Soir a été encore obligé de produire le récit de la zombification [203]
d’Obanis Pierre et de se demander si la justice ne devrait pas se saisir
de l’affaire. Enfin, le 1er août 1983, le quotidien Le Nouveau Monde,
rapporte qu’“un troisième revenant” est apparu :

“Jean-Claude Pierre, un homme d’une trentaine d’années, était mort et


enterré, à en croire ses parents, en mars 1977, à Dessources, localité
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 181

dépendant de la première section rurale des Gonaïves ; le dimanche 17


juillet, vers midi, soit six années après son inhumation, il fut retrouvé par
ses parents dans le voisinage de la maison de ces derniers. Tout surpris et
effrayés, les frères du “Zombi” et les gens de la zone firent venir sur les
lieux le chef de la police rurale qui, après les formalités d’usage conduisit
le revenant aux casernes Toussaint-Louverture des Gonaïves. Signalons
qu’à l’interrogatoire, Jean-Claude Pierre, le revenant, laisse croire qu’avant
sa réapparition aux Gonaïves, il travaillait dans un champ appartenant à un
bòkò répondant au nom de Dubuisson qui habite à Cahos, dans
l’Artibonite.”

Ce qui nous frappe, c'est la reprise à la lettre des récits offerts par
ceux-là même qui revendiquent avoir été zombis, non seulement dans
les informations diffusées par la presse haïtienne, mais aussi dans les
tribunaux. Nous reproduisons ici in-extenso, la déclaration de Clervius
Narcisse, parue dans les minutes du Greffe du Tribunal de Paix de la
localité de l’Estère.
Voir document page suivante.

Un récit à lire comme un conte.

Tout d’abord, cette déclaration paraît tout à fait banale aux yeux du
pouvoir judiciaire, puisque, de toute façon, le
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 182

[204] [205]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 183

[206]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 184

[207]
code pénal reconnaît l’existence des pratiques de zombification,
comme traditionnelle dans le cadre du vodou. Ainsi le suppléant-juge
de Paix et le greffier peuvent, sans être troublés, recevoir la déclaration
de Clervius Narcisse “décédé le 3 mai 1962 et retourné en ce monde le
18 janvier 1980”, puis procéder à ce qu’ils appellent “l’interrogatoire
du Revenant.”
Narcisse raconte qu’il meurt en 1962, à la suite d’une courte maladie
à l’hôpital, mais que trois jours après son inhumation, il est réveillé par
le oungan, Joseph Jean, grâce à des potions magiques, puis ligoté et
emmené sur la propriété du oungan. Là, Narcisse trouve 251 zombis au
travail, et il est désigné comme leur “contrôleur”. Deux ans après, un
zombi particulièrement maltraité se révolte et au cours de sa querelle
avec le oungan, finit par le tuer d’un coup de hache sur la nuque. Cette
révolte devient contagieuse, au point que la femme de Joseph Jean
décide de donner de la nourriture salée à tous les autres zombis. Ceux-
ci sont libérés ; mais pour eux c’est une longue errance à travers tout le
pays, qui commence. De son côté, Narcisse reconnaît avoir été
transporté par la police à l’Asile du Cap-Haïtien, où il a pu recevoir des
soins. Une fois guéri, il part vivre dans la commune de Milot ; il se
donne un nouveau nom et se marie.
Comparons maintenant le récit de Narcisse à celui d’un zombi au
nom d’Obanis, tel que le Petit Samedi soir du 19 février 1982 le
rapporte. Censé être mort le 13 octobre 1977, Obanis est retrouvé,
seulement six ans après soit le 19 février 1982, à la suite d’une longue
errance. Il raconte que le jour il était transformé en bœuf par son
propriétaire et que, la nuit, il redevenait un être humain. Sa libération
est due, comme dans le cas de Narcisse, à l’intervention de la femme
du oungan. Celui-ci une fois mort, elle avait décidé de se débarrasser
de tous les zombis possédés par son mari. Faudra- t-il encore rapprocher
ces deux récits mentionnés plus haut [208] de l’histoire du célèbre
oungan à l’étrange nom de Rozanfè, passé pour un spécialiste en
production de zombis, et dont la mort a été l’occasion de la libération
de tous les zombis de son ounfò. Dans le récit de notre informatrice,
c’est à nouveau la femme du oungan qui choisit d’inviter les zombis à
partir rejoindre leurs familles.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 185

On le voit bien, les variations d’un récit à l’autre sont réduites au


minimum. Ces récits se développent en effet comme des contes, et l’on
ne peut qu’être surpris devant les mises au point du Docteur Douyon
sur les zombis.
Après avoir cependant reconnu, comme le système de croyances-
vodou le prévoit, l’existence de deux types de zombi (l’un, ou l’âme
d’un mort, captée et mise en bouteille ; l’autre, ou l’individu mort et
enterré, puis revenu en chair et en os), le docteur Douyon reprend à la
lettre le récit produit par l’individu fait zombi, sans le moins du monde
se laisser interroger par le “récit” comme tel. Or, l’on observe un
glissement continuel d’un type de zombi à l’autre, non seulement dans
le récit de notre informatrice, mais aussi dans les récits de zombis que
nous offrent Narcisse et Obanis. L’histoire de Narcisse est peut-être
celle dans laquelle l’imaginaire de la zombification apparaît avec le
plus grand éclat. Narcisse dit qu’il ignore son âge, que “parfois en
sommeil” il faisait “des visions”, puis qu’il se reconnaît mort le
lendemain de son arrivée à l’hôpital : “le lendemain, c’est-à-dire
mercredi, je n’étais plus en ce monde” Mais il y a plus. Narcisse assiste
à ses propres funérailles, en étant à la fois dans le cercueil sous terre, et
au-dessus de la fosse. “Magistrat, je n’étais pas enterré sous terre.
Lorsqu’on avait enfermé le cercueil dans le trou, j’étais déjà sur le
cercueil, à chaque pelle de terre, je montais là-dessus jusqu’à me
trouver sur la fosse.” Ensuite, Narcisse soutient que pour le réveiller de
la tombe, le oungan disposait d’une bouteille enveloppée dans un
morceau de toile bleu”, et qu’il lui soufflait le contenu au visage non
sans lui [209] avoir donné trois gifles. Devenu zombi, il a la tâche de
“contrôleur” sur 251 autres. Enfin, il rapporte que “le méchant” qui
l’avait “tué” avait demandé au oungan de le “transformer en bœuf”.
Tout cela est dit, sans que la moindre contradiction soit ressentie par
les interlocuteurs de Narcisse au Tribunal de Paix. De surcroît,
l’interrogatoire se développe sur le même mode que les procès de
sorcellerie de la fin du Moyen-Age en Europe, car ce qui importe au
juge de paix c’est la confirmation de la croyance en l’existence des
pratiques de zombification.
Dans ce mélange de détails à la fois réalistes et fantastiques qu’offre
le récit de Narcisse, des stéréotypes bien connus des masses haïtiennes
se laissent repérer : la condamnation à l’état de zombi fait suite à un
différend entre membres d’une même famille : Narcisse est “vendu”
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 186

comme zombi par l’une de ses sœurs ; il est préposé au travail de la


terre ; il doit être métamorphosé en bœuf. Son propriétaire est tué par
1’un des zombis ; la femme du oungan libère ensuite tous les zombis.
Ces stéréotypes sont pratiquement des invariants dans tous les récits de
zombis 267 qui circulent en Haïti.
Il nous faut donc entrer dans les procédures du récit, car il est clair
tout d’abord que l’énonciateur n’est ni Narcisse ni le Juge de Paix, mais
un être collectif, en sorte que nous serions moins en présence d’un
interrogatoire réel que d’une narration comparable à la narration
mythique dont, en vain, on chercherait le sujet et qui poursuit
inexorablement son développement. Entre le Juge de Paix et Narcisse,
c’est à un échange que nous assistons : un échange qui se déroule sous
la même voûte symbolique — non pas celle de l’appareil judiciaire, —
mais des croyances du vodou.
[210]
Quand le Juge de Paix interroge Narcisse sur la maladie “qui (lui) a
coûté la vie”, il prépare déjà un couloir étroit à la réponse de son
“revenant” : “Lorsque mes frères et sœurs ont reconnu cette maladie...
ils m’ont conduit à l’hôpital, et le lendemain,... je n’étais plus en ce
monde (c’est nous qui soulignons)”. La suite du récit est alors
inévitable. A la séquence de l’inhumation au cimetière : (cercueil posé
dans la fosse pendant trois jours, Narcisse demeurant conscient mais
sans volonté), s’oppose celle sur le réveil du zombi (application au
visage d’un liquide sorti d’une bouteille) ; allusion au petit bon ange de
Narcisse, capturé auparavant ; 3 gifles et des coups de fouet pour lever
le zombi qui, une fois enchaîné, devra suivre pas à pas son maître
jusqu’à la propriété où il l’installera : ces détails sont repris dans toutes
les versions des récits de zombis qui circulent dans le pays mais qui ne
laissent plus de doute sur le nouvel état auquel est passé Narcisse. Enfin
la troisième séquence rapporte les conditions de vie quotidienne du
zombi : le travail dans l’agriculture, comme un esclave, au milieu de
beaucoup d’autres zombis, sa transformation en bête de somme, la
nourriture à laquelle il a droit. Dans le récit de notre informatrice, les
zombis ne mangent pas comme tout le monde : non seulement on évite
de leur donner des aliments salés (qui les ramèneraient à l’état de vivant

267 Cf. Pierre Bonnafé, “Objet magique, sorcellerie et fétichisme”, in : Nouvelle


Revue de Psychanalyse, N° 2, Automne 1970, p. 170.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 187

normal), mais on leur met la nourriture sur un paquet de feuilles de


bananier, (et non dans une gamelle de calebasse ou dans une assiette),
pour signifier que l’état de zombi participe à la fois des vivants comme
des morts, sans être vraiment d’aucun de ces ordres.
Ces trois séquences que nous venons de découper forment un tout et
constituent le premier contenu topique posé du récit qu’il s’agit
maintenant de renverser. Pour cela, il faudra l’épreuve de la mise à mort
du oungan (zombificateur), à la suite d’un excès : c’est pour avoir été
fouetté par le oungan qu’un des zombis finit par lui appliquer un coup
de hache à la nuque. Dans le cas du récit sur Rozanfè, il est dit qu’il
[211] avait trop de zombis dans son ounfo. Une femme — presque
toujours une femme et celle du oungan — devra procéder à la libération
des zombis.
Symbolique d’une nouvelle naissance au monde humain, la
dézombification fait intervenir la femme, donneuse de vie, offrant cette
fois — en opposition au maître des zombis — une nourriture contenant
du sel qui donne accès au monde humain normal, à l’ordre de la culture.
Mais la femme ne libère jamais les zombis que contre son gré, et
toujours à la mort du mari. Dans certains récits, on rapporte qu’elle s’est
querellée avec les zombis, dont elle ne savait plus que faire. De plus,
comment des zombis pourraient-ils réintégrer la vie normale, sans
mettre en danger toute la société ? Le récit ne saurait se poursuivre en
laissant suspendue cette contradiction. En effet, la dézombification est
loin d’être une nouvelle naissance véritable. Un mimétisme de
l’initiation, ainsi apparaît - elle plutôt, puisque le zombi dézombifié
reste encore privé de son petit bon ange, donc de l’une des composantes
principales de sa personnalité individuelle, et tout autant de la
protection des “esprits” du vodou. Le temps d’une nouvelle errance
devra s’ouvrir à nouveau pour le zombi. D’où la séquence finale (retour
à l’Asile, nouveau changement de nom...) qui ramène au point de départ
du récit. L’énoncé final : “Je n’avais (pas) voulu être reconnu par
personne”, renvoie à la condition de Narcisse, ignorant son âge,
“tourmenté” par des “visions” sur un lit d’hôpital. Narcisse restera un
“revenant” jusque dans ses déclarations au Juge de Paix.
Peut-on dire que ce récit vise le rétablissement d’un ordre social ?
Certes, Narcisse a été condamné injustement, comme il le dit, à la
zombification, à la suite d’un différend avec l’une de ses sœurs. Mais
la mise à mort du oungan n’est pas tout à fait la réparation de cette
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 188

injustice. Ni Narcisse, ni le Juge de Paix, ne semblent préoccupés de


poursuivre vraiment [212] les coupables : le oungan n’avait opéré l’acte
de zombification que contre son gré : “Il avait refusé, soutient Narcisse,
en déclarant que ma condamnation n’était pas juste”. Comme si le seul
tout du récit avait été non pas de porter un jugement négatif sur le
processus de zombification, mais de confirmer la représentation de la
condition de zombi et par là l’ampleur des pouvoirs de la sorcellerie en
Haïti.
Traduire les propos de Narcisse sur “sa mort” dans le langage de la
médecine moderne (la victime est mise en “état léthargique” et non
réellement “tuée”, comme elle le dit ; ou bien soutenir que seul un
poison peut conduire à l’état de zombi), c’est laisser intact le fond du
problème, à savoir cet entrecroisement constant de l’imaginaire et du
réel dans les “récits du zombie 268.
Nous verrons en particulier comment l’explication du phénomène
de la zombification par le seul empoisonnement passe non seulement à
côté des récits des zombis rescapés, mais aussi finit par mettre entre
parenthèses à la fois les croyances à la sorcellerie et l’histoire de
l’esclavage qui offre la toile de fond sur laquelle se détache le problème
de l’apparition des zombis.
À propos d’une population du Congo, les Kikuyu, qui croit qu’un
homme peut être à la fois “tué et pourtant non mort” 269, Pierre Bonnafé
rapporte qu’il a beau chercher auprès des magiciens spécialistes des
précisions sur un tel phénomène, chaque fois, seuls des récits lui ont été
offerts en réponse.
Chez les Woyo du Congo, un individu peut être mort et, bien que
son cadavre demeure dans la tombe, on raconte qu’il est parti au loin
travailler comme une bête de somme [213] sur des plantations. Au
début du XIXe siècle, la traite des Noirs se poursuivant encore, la
croyance aux zombis s’est déclarée en force. Il faudra donc plus loin

268 Maximilien Laroche relève, dans L‘Image comme écho, Montréal, Ed.
Nouvelle Optique, 1978, (pp. 179-206) l’importance du personnage du zombi
comme mythe réemployé fréquemment dans la littérature haïtienne. Voir
Frankétienne, Les Affres d’un défi, Port-au-Prince, 1978.
269 Cf. Pierre Bonnafé, “Objet magique, sorcellerie et fétichisme”, in : Nouvelle
Revue de Psychanalyse, N° 2, Automne 1970, p. 170.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 189

interroger cette apparition des zombis aux deux bouts de la chaîne de la


traite des esclaves.
Peine perdue de considérer les récits de zombis à la manière des
contes d’Edgar Poe. Les énoncés : “Je n’étais plus en ce monde”, et
“Pouvez-vous nous parler de la dernière maladie qui vous a coûte la
vie ?”, ne sont ni incroyables ni impossibles, une fois qu’on les replace
dans le cadre des croyances du vodou. Non point que le zombi ne soit
effectivement, en tant même que zombi, une disjonction impossible
entre mort et vie, et à ce titre un personnage effroyable. Mais il demeure
une catégorie d’êtres, produits par 1’ensorcellement, et pensables à la
fois dans le contexte du vodou (grâce à sa conception propre de la
personnalité individuelle, à sa théorie du corps, de la mort et du mal),
et dans l’histoire des rapports sociaux hérités de l’esclavage. Que la
revendication de la condition de zombi soit donc possible, cela est tout
aussi logique que la confession du sorcier, converti au christianisme,
qui prétend “avoir mangé” une centaine de parents proches. Puisqu’il y
a des zombis, je pourrais l’être, et chaque zombi se voit contraint de se
conformer au schéma déjà existant sur le comportement du zombi, sur
lequel le consensus est déjà réalisé dans sa famille, dans son groupe
social ou dans son village. Mais le fantastique serait la réintégration de
Narcisse-le-zombi, à la vie quoti- dienne-normale.
Et les zombis amenés au psychiatre sont-ils bien des rescapés ? Il
semble plutôt que la réhabilitation sociale des zombis, dont les parents,
mais aussi tout l’entourage, ne veulent plus, est fort problématique, du
point de vue même du Dr Douyon : ayant goûté à la mort, les zombis
sont la subversion de l’ordre humain. Comme par hasard, les zombis
[214] ouvriers de l’usine de la Hasco dont parlait Seabrook en 1929,
une fois réveillés de la zombification, partent d’eux-mêmes à la
recherche de leur fosse pour s’y reloger. Et combien d’autres,
appartenant à des oungan comme Rozanfè ou Joseph Jean, ne se sont-
ils pas volatilisés dans “la nature” ? Afin de mieux prouver la
redoutable réalité de l’imaginaire.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 190

[215]

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre VII
L’INTERVENTION
DES ESPRITS

“L’homme parle donc, mais c’est parce que le


symbole l’a fait homme.
Les symboles enveloppent en effet la vie de l’homme
d’un réseau si total... qu’ils apportent à sa naissance avec
les dons des astres, sinon avec les dons des fées, le dessin
de sa destinée, qu’ils donnent les mots qui le feront fidèle
ou renégat, la loi des actes qui le suivront jusque-là
même où il n’est pas encore et au-delà de sa mort
même... ”
Jacques LACAN, Écrits, Paris, Seuil 1966, p.
276 et 279.

Retour à la table des matières

[216]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 191

[217]

Au cours des voyages sur les négriers, l’univers religieux


traditionnel de l’Africain fraîchement devenu esclave a dû basculer
dans la précarité : “les esprits” protecteurs perdent leur prestige devant
le monde de la mort que représente l’esclavage. La sorcellerie devient
obsédante et dominante pour au moins deux raisons. La première, les
“Blancs” sont tenus pour les nouveaux sorciers qui ont raison des
“esprits” protecteurs traditionnels 270. On verra donc les Blancs comme
des cannibales dangereux auxquels on devra déjà, sur les négriers, par
les suicides en mer, échapper coûte que coûte. Guillaume Bosmar dans
son Voyage en Guinée, publié en 1705, rapporte que les Noirs achetés
et déportés au Nouveau-Monde s’imaginent qu’ils vont être engraissés
et servir de “bonne chère” aux Blancs. Le Père Labat, de son côté, écrit
qu’on a eu “toutes les peines du monde” à convaincre les esclaves qu’ils
ne seront pas consommés par les maîtres, “comme il se pratique chez
quelques nations anthropophages d’Afrique qui tiennent boucherie de
chair humaine” 271. La deuxième raison est le mélange des ethnies sur
le terrain de l’esclavage, alors que très souvent il arrive qu’elles
s’accusent mutuellement de pratiques cannibales. Durant les moments
chauds de rébellion entre les maîtres, certains leaders étaient redoutés
[218] pour leur puissance sorcière par certains esclaves. En revanche,
les communautés de marrons 272 permettaient à des ethnies de se

270 Voir I et J. L. Vissière, in La Traite des Noirs au siècle des Lumières.


Témoignages de négriers, Ed. Métaillé, Paris, 1982, p. 39.
271 P. Labat, Nouveau voyage aux isles d’Amérique, cité par I. et J. L. Vissière,
ibid., p. 46.
272 Sur les communautés de marrons dans la Caraïbe à l’époque esclavagiste, voir
les travaux de Jean Fouchard, Les Marrons de la liberté, Paris, Ed. de l’Ecole
1972 : G. Debien. Les Esclaves aux Antilles françaises aux XVII e et XVIIIe
siècles, op. cit. : Y. Debbasch. “Le marronage. Essai sur la désertion de
l’esclave antillais”, in L’année Sociologique, 1961 et 1962; et surtout R.S.
Price ed., Maroon Society, Doubleday, New-York 1973 H. Orlando Patterson,
The sociology of slavery, London, Gibbon and Gee, 1967: Leslie Manigat,
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 192

reconstituer tant bien que mal et de retrouver un quant-à-soi qui protège


de la sorcellerie ambiante. Mais l’ordre esclavagiste comme tel pouvait
être tenu pour l’empire de la sorcellerie, et toutes les forces de la
tradition religieuse africaine se rassemblaient pour se lancer aux assauts
des maîtres blancs.
Après la déclaration de l’indépendance, grâce à la construction des
ounfò à la campagne et à la périphérie des villes, une vie de repli du
peuple sur ses propres valeurs et de marronnage vis-à-vis des autorités
semblait avoir repris ses droits. L’absence d’un appareil ecclésiastique,
soudé au Vatican, donnait au vodou les possibilités de se déployer plus
librement. Les prêtres qui circulaient dans l’île entre 1804 et 1860
étaient souvent des prêtres interdits par Rome ou en rupture de ban. Ils
se montraient plutôt laxistes en matière de distribution des sacrements,
et ne se préoccupaient guère de combattre l’osmose déjà ancienne entre
le catholicisme et le vodou. Une fois que l’appareil de l’Église est
rétabli avec toutes ses prérogatives grâce au Concordat signé en 1860,
la formation d’une élite “civilisée” est mise en place et la tâche
d’éradication du vodou se fait systématique. La sorcellerie connaît alors
de véritables flambées récurrentes en correspondance à la fois aux
campagnes de persécution et aux situations de déstabilisation politique
ou de révoltes populaires. Là où il n’est pas question de sacrifices
humains, on parle [219] de sociétés secrètes cannibales qui traversent
les villages, et de pratiques de sorcellerie au sein même du palais
national. Pour l’observateur étranger comme pour le vodouisant, la
sorcellerie est installée à travers tout l’espace haïtien. De la sorte, les
grandes campagnes antisuperstitieuses” de 1896 puis de 1941 seront au
moins en partie approuvées par le vodouisant. C’est que les rumeurs de
sorcellerie l’atteignent lui aussi, comme dans la période esclavagiste.
Ce qu’il attend donc de ces campagnes, c’est moins la destruction du
vodou comme tel, que celle de la sorcellerie dont on lui dit qu’elle met
en péril sa propre vie et sa dignité de personne “civilisée”. On reste en
effet surpris de constater qu’après avoir juré, dans toutes les paroisses
catholiques, de ne plus servir à la fois Dieu et Satan, les vodouisants
reprennent en toute sérénité leurs pratiques, même si les “esprits”

“The relationship between marronage and slave revolts and revolution in St


Domingue-Haïti, in: Annals of the New-York Academy of Sciences, vol. 292,
pp. 420-438, June 27, 1977.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 193

encore égarés et soûlés par l’ouragan de la persécution tardent parfois


à se manifester de nouveau, dans toute leur puissance.
On ne voit donc pas comment le vodou pourrait se constituer sans
reconnaître à la sorcellerie une place dans son propre système, à la fois
pour se défendre contre l’accusation de barbarie et pour se protéger
contre le risque de s’installer dans la situation dangereuse de
promiscuité avec les sorciers en liberté. Quelle est donc cette place
qu’occupe la sorcellerie au sein du système vodou ? Répondre à cette
question, c’est en même temps remonter aux sources de la mythologie
zombi et des rumeurs sur les sociétés secrètes dites de cannibales et de
sorciers, c’est-à-dire aux sources mêmes de ce fantasme de barbarie
projeté sur la société haïtienne depuis l’esclavage, mais aussi intériorisé
par une partie importante de cette société.

1. L’héritage des “esprits”


et les frontières de la sorcellerie.

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On a coutume tout d’abord de relever dans le discours du vodouisant


une distinction nette entre le côté religion et [220] le côté
magie/sorcellerie de ses pratiques. Plus précisément, dans le cadre de
l’organisation des “esprits” du culte et des divers rites, on semble
opposer les lwa-éritaj (“esprits” obtenus directement de la famille par
héritage) aux lwa-achté (Iwa achetés ou obtenus par contrat). Cette
distinction ne va pourtant pas de soi.
Qu’un oungan ou qu’un simple vodouisant reconnaisse disposer
seulement de Iwa-éritaj c’est en même temps, pour lui, mettre en place
une défense contre les accusations éventuelles de sorcellerie. “Je
dispose de forces ou de “points” que mes parents m’ont légués, ou que
j’ai acquis par élection “d’esprits” de parents décédés il y a longtemps
et qui se rappellent de moi”. On entend souvent en effet de telles
affirmations. Mais ce sont, dans le contexte de suspicion qui entoure le
vodou, des aveux d’innocence qui s’accompagnent, nous le verrons
plus loin, d’une position de paix armée : “Si mal il y a, ce n’est pas de
moi qu’il viendra ; je ne connais que de bons Iwa, des Iwa-éritaj”, dit-
on encore. Effectivement, tout porte à croire qu’avec ces Iwa, on se
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 194

trouve du côté de l’aspect religieux, honorable, propre, du vodou à


opposer aux pratiques de magie et de sorcellerie.
En effet, les Iwa-éritaj reconnus et acceptés mettent l’individu dans
la lignée des ancêtres ; et sur cette base, il peut disposer d’une place
dans la société présente. Il n’est pas loisible à un individu de refuser ses
Iwa-éritaj : ils peuvent se transformer en puissance persécutrice, source
de maladies et de malheurs pour lui et sa famille. Au niveau
symbolique, le lwa-éritaj reconnu est essentiel dans la constitution de
la personnalité individuelle et dans l’attribution d’une position sociale
à l’individu. Conjointement à ce niveau symbolique, le lwa-éritaj
remplit une fonction économique fondamentale : il est en rapport avec
l’héritage de la terre. Celle-ci appartient au lwa, et par sa médiation,
aux ancêtres. De là provient ce qu’on appelle en Haïti la règle de
l’indivision d’une [221] terre héritée. Au début du XIXe siècle, en effet,
sur les terres occupées (dans les montagnes principalement) ou acquises
par les anciens esclaves, un mode de production domestique a pu se
reconstituer, où les traditions africaines comme les formes de travail
collectif (coumbite, corvée, escouade, etc...), et les formes
d’organisation de l’espace et de l’habitat autour de la parenté ont été
remises en honneur ou remodelées. Le lakou (littéralement en français :
la cour) est le nom donné à une association de familles dont les maisons
sont souvent bâties en forme de fer à cheval et centrées autour d’une
maison principale, celle du patriarche, souvent polygame, car, en tant
que représentant de l’ancêtre, il est à la fois chef de famille et chef
religieux. S’il vient à mourir, c’est l’aîné qui le remplace. Sur le lakou
se situe le cimetière familial devant lequel est dressée une grande croix
qui est la résidence du lwa des morts, Baron-Samedi ; on trouve
également le démanbré, emplacement réservé aux “esprits” (ou lwa) de
l’ancêtre et le lieu de déroulement (ounfò) des cérémonies-vodou
présidées par le patriarche. Chaque année, soit le 24 décembre, soit le
6 janvier, l’ensemble des membres de la famille se réunit pour un culte
dit justement de démanbré. Des enfants éloignés du lakou, émigrés en
ville ou à l’étranger, viennent participer à ce culte, et en tout cas
envoient sous une forme quelconque une cotisation pour manifester
leur lien de solidarité. Il semble que même des membres de la famille,
convertis au protestantisme et qui donc prétendent rejeter le vodou
n’osent pas se dérober à ce devoir familial. Il s’agit, en fait, à travers ce
culte domestique du démanbré de maintenir l’indivision de la terre et
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 195

de la sauvegarder comme un héritage familial, à l’abri des convoitises


des agents de l’État, des notables de la ville et des usuriers. Sur le lakou,
tous les descendants d’un même patriarche viennent donc rendre un
culte aux lwa-éritaj comme aux morts de la famille.
Les héritiers d’une terre sont en effet les héritiers des Iwa des parents
ou des ancêtres. Quand on veut donc abandonner [222] un héritage, on
cherche à le passer à un membre de la famille, mais rarement à un
“étranger” 273.
Il n’est pas question de tenir le facteur économique, à savoir la
possession de la terre comme le facteur absolument déterminant dans
le système de lwa-éritaj. C’est d’un seul coup et tout ensemble que le
rapport aux Iwa et à la terre se trouve donné. On sait que si on n’habite
plus sur cette terre héritée, l’héritage du lwa n’est pas automatiquement
perdu : il se rappelle en songe ou par des maladies, à l’individu qui ne
reconnaîtrait plus sa lignée ancestrale. Le rapport aux Iwa n’est pas non
plus, à l’inverse, le facteur déterminant. Nous sommes plutôt en
présence de la tentation de reconstruction d’un mode de production
domestique semblable à celui que les vodouisants avaient connu en
Afrique. Tentative de marronnage, qui a permis à certains auteurs de
parler d’une véritable “république paysanne” pendant les premières
décades de l’indépendance.
Il n’est pas nécessaire d’être formellement relié à un lakou pour
disposer de lwa-éritaj. Un vodouisant possède ordinairement ce qu’on
appelle un lwa-rasin (Iwa racine) c’est-à-dire un esprit qu’il reçoit à la
naissance directement de ses parents ou de ses ancêtres comme son
protecteur personnel et auquel il devra rendre un culte presque
quotidien dans sa propre maison. Un rogatoire est dressé à cet effet, à
l’intérieur de la maison, de préférence dans la chambre à coucher. La
présence de ce Iwa est symbolisée souvent par une bougie allumée, par
une pierre polie posée sur ce rogatoire, ou par l’image du saint

273 Sur le Lakou, voir la monographie de Rémy Bastien, Le Paysan Haïtien et sa


famille, Mexico, 1951, Ré éd. aux Ed. Karthala, Paris, 1985 ; plus récemment
l’étude remarquable par sa précision sur “Héritage foncier et indivision en
Haïti. Réflexions à partir de l’étude du lignage Cadet à Rey”, in : Recherches
Haïtiennes. Espace rural et société agraire en transformation, Institut
Français d’Haïti, Port-au-Prince, N° 2, déc. 1980, pp. 15-16, de même, les
informations nouvelles sur “Démanbré et croyances populaires” dans le
Bulletin du Bureau d’Ethnologie, (1984) Port-au-Prince.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 196

catholique correspondant à ce Iwa. Des [223] offrandes lui sont


présentées de temps en temps. Les Iwa-rasin appartiennent à la catégorie
des Iwa-éritaj et se relient à un culte des ancêtres toujours préoccupés
d’assurer le bien-être et la sécurité de leurs descendants.
Mais peut-on reprendre telle quelle l’opposition rigide que le
vodouisant semble opérer entre ces Iwa-éritaj et les lwa- achté (ou
“esprits” protecteurs obtenus par contrat) ? Il convient tout d’abord
d’examiner les catégories de lwa qu’un individu peut recevoir en
héritage.
Dans certains villages, on hérite à la fois des Iwa-rada (iwa de rite
rada, qui se rapportent aux Fon et aux Yoruba), en majorité, et à côté
d’eux quelques échantillons de Iwa-Petro- Congo (Iwa de rite Petro et
de rite Congo, de provenance ban- toue en général).
Pour Jean Kerboull par exemple, seuls les Iwa-rada sont tenus pour
de bons Iwa, qui témoignent du “vodou authentique” et qui placent
l’individu dans un système de pratiques religieuses. Les Iwa de type
Petro-Congo plus violents, ne sont pas recherchés : ils seraient capables
de conduire l’individu à la magie et à la sorcellerie. Toutefois, il
maintiendrait un culte à ces Iwa pour se défendre avec plus d’efficacité,
là où les lwa-rada se révèlent faibles et impuissants.
Cette thèse de la pollution d’un “vodou authentique” par la magie et
la sorcellerie, supposées par les Iwa-Petro-Congo 274, ne résiste pas
devant les données elles-mêmes qu’apporte Jean Kerboull. S’il est vrai
que l’ordre des familles d’esprits reproduit quelque peu l’ordre
d’opposition des tribus ou des “nations” africaines sur le terrain de
l’esclavage, il n’y a pas de raison de reprendre à son compte les
oppositions tranchées entre les familles “d’esprits” qui affleurent
parfois dans le discours de certains vodouisants. L’héritage de Iwa-
Petro-Congo, faible dans les régions auprès desquelles [224] Kerboull
a enquêté, se révèle plus fort ailleurs, dans d’autres sections rurales.
Par-dessus tout, cet héritage de Petro-Congo, même s’il est mal vu,
n’est pas moins un héritage. Rien donc n’autorise à l’exclure du “vodou
authentique”. Il n’est pas “l’infiltration” de la magie dans le vodou,
puisque celui-ci, pour se constituer, a dû chercher à délimiter un
système du bien et du mal, du normal et de l’anormal, de

274 Jean Kerboull, Le Vodou : magie ou religion ? op. cit., p. 256-257.


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 197

l’antisorcellerie et de la sorcellerie : termes en complémentarité et en


opposition structurale. Curieusement, Kerboull reconnaît qu’un
individu peut parfaitement utiliser les lwa-éritaj pour tuer : il arrive en
effet à des individus “sans scrupules”, des gens “sans honte et sans
aveu” d’invoquer les lwa de leur héritage contre leurs proches — en
principe couverts et protégés par ceux-ci. Tel le frère de Diogène :
“C’est mon frère qui s’est adressé aux lwa, qui a tué maman, lui aussi
qui a envoyé les lwa de l’héritage pour tuer mon enfant” 275.
Que le lwa hérité soit de rite rada, qu’il soit de rite Petro ou Congo
ou Nago, il peut être utilisé pour des activités de magie et de sorcellerie.
Un lwa peut se convertir en force maléfique, si ce n’est pour soi-même
qui en hérite, du moins pour d’autres contre lesquels je pourrais
l’utiliser. En même temps, il peut m’arriver d’accueillir en héritage des
lwa déjà achetés par mes ancêtres et qui se révèlent insatiables en
m’obligeant à mon tour à de nouveaux contrats dangereux. Ces lwa
ouvrent la porte à la sorcellerie, mais pas dans tous les cas. Certains
vodouisants se contentent, en face de certains lwa tenus pour
dangereux, et des lwa-achté, d’organiser consciencieusement les rites
qui leur conviennent sans trop les attirer.
Par exemple, le lwa de type Congo, appelé Marinette Bois Sec fait
l’objet d’un culte, dans la cour du ounfo, en dehors du péristyle où
d’ordinaire se déroulent les cérémonies-vodou. [225] Certains
ethnologues haïtiens, comme Odette Menesson Rigaud et Lorimer
Denis, ont alors qualifié Marinette Bois Sec comme un “esprit du
mal” 276. Sans doute peut-on reprendre ici-4 l’opposition classique dans
certaines sociétés africaines entre esprits de brousse (liés à la magie et
à la sorcellerie) et “esprits” du village. Mais dans le panthéon-vodou,
ce lwa préside à la guerre ; il porte un sabre piqué dans le feu, quand il
fait son épiphanie, et parfois il donne lieu à des danses au- dessus du
feu. S’il passe aux yeux du fidèle pour dangereux — effectivement il
peut finir par tuer son cheval et plusieurs membres d’une famille là où
il est mal servi — il rentre dans la catégorie générale des lwa-gad c’est-
à-dire des lwa capables d’assurer avec sûreté la défense d’un individu

275 Ibid., p. 103.


276 Odette Menesson Rigaud et Lorimer Denis, “Cérémonie en l’honneur de
Marinette” in Bulletin du Bureau d’Ethnologie, Port-au-Prince, Série II, N° 3,
juillet 1947, pp. 13-21.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 198

ou d’une communauté. Ils ne sont donc pas des “esprits du mal”. On


admet aujourd’hui que la cérémonie du Bois-Caïman, qui avait été au
départ de la lutte des esclaves pour l’indépendance, a été une cérémonie
en l’honneur, des lwa de rite Congo-Petro, de provenance Bantou.
Comme tous les autres lwa violents, Marinette Bois Sec a besoin d’être
borné ou fixé et doit recevoir de la part de son adepte un culte avec
précision et régularité pour se maintenir dans le calme.
La pente vers la sorcellerie est plutôt une donnée avec laquelle le
vodouisant est acculé à compter, dans le rapport même à tout lwa, quel
qu’il soit. On ne peut donc placer la sorcellerie uniquement du côté des
lwa de rite Congo-Petro, ni du côté des lwa-achté. Certes, ces derniers
supposent plus explicitement des activités de magie. Mais là encore, ils
rentrent dans l’ordre d’une stratégie de défense contre la sorcellerie des
autres.
Si l’on se réfère en outre à la position qu’occupe un lwa comme
Legba dans le panthéon vodou, on se rend compte [226] qu’il peut
représenter aussi une infiltration de la magie et de la sorcellerie à
l’intérieur du culte. Au Dahomey, Legba est considéré comme un héros
civilisateur qui donne accès aux moyens de transformation de la nature,
par un acte de violation d’interdits et qui rend possible diverses activités
de magie 277. Dernier né de Mawu et de Lysa (dieux jumeaux qui sont
à l’origine du monde), Legba est aussi le premier magicien et le chef de
file de tous les autres dieux. En lui, le bénéfique et le maléfique sont
réunis. Aussi présente-t-il des aspects contradictoires : force et
faiblesse, vie et mort, sérieux et dérision, pudeur et obscénité, vieillesse
et enfance. Son homologue Eshu chez les Yoruba a les mêmes
caractéristiques. Sans reprendre toute la mythologie de Legba, le vodou
parvient à lui conserver une position cardinale dans le panthéon. C’est
en effet Legba qui met le fidèle en contact avec l’ensemble des “esprits”
du culte. Il est invoqué au début de chaque cérémonie avant tous les
autres “esprits”. Il est également assigné à la croisée des chemins, à tous

277 Laura Levi Makarius, Le Sacré et la violation des interdits, Paris, Payot, 1974,
p. 239- 243. Sur le rôle de Legba en général, voir aussi Léo Frobénius,
Mythologie de l’Atlantide, Paris, 1949 ; M.J. Herskovitz, Dahomey, an
ancient West African Kingdom, 2 vol., op. cit. ; et surtout Roger Bastide, Le
Candomblé de Bahia (Rite Nago), La Haye, Mouton, 1958, p. 148 ss.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 199

les carrefours des villages, aux portails des ounfò et des habitations
rurales, comme le legba des Dahoméens 278.
Dans son enquête sur les métamorphoses de Legba et d’Eshu dans
les Amériques noires, Roger Bastide découvre que pour l’essentiel
l’identité de ces “esprits” est sauvegardée. Au Brésil par exemple, Eshu
est encore lié à la divination, en tant qu’interprète de la volonté des
orixa et des vodou. À Cuba, il est mis, comme en Haïti, en
correspondance avec Saint Pierre, et est gardien de la barrière qui
sépare le monde des humains de celui des “esprits”. Les liens entre
Legba et les pratiques de magie et de sorcellerie sont tellement forts
[227] qu’on tend parfois au Brésil à identifier Legba avec le diable. En
fait, souligne R. Bastide, ce dualisme n’a pas prévalu, car les membres
des candomblés le contestent. L’influence du christianisme qui a
répandu l’idée d’Eshu essentiellement diabolique a quand même
conduit certains adeptes à redouter le contact avec lui 279. Dans le cadre
du vodou haïtien, Legba n’a pas cependant un tel sort. Mais comme
maître des carrefours qui traditionnellement sont des hauts lieux de
pratiques de magie et sorcellerie, Legba doit donner au préalable son
autorisation à ces pratiques pour qu’elles opèrent avec efficacité...
Ce même rôle est rempli par le lwa qui s’appelle Baron- Samedi,
chef de file de la famille des Gédé (“esprits” des morts) vénéré par tout
vodouisant pour se défendre contre les mauvais sorts ou pour se venger
d’un ennemi. Les croix situées à l’entrée des cimetières sont les
résidences de Baron-Samedi.
Il y aurait donc des forces dangereuses prêtes à s’introduire dans le
vodou mais que le vodou tenterait continuellement de repousser vers
ses frontières.
Ni excroissance du vodou, ni abâtardissement du religieux sous
l’effet des angoisses et des peurs devant l’inconnu et l’inexplicable, la

278 Honorat Agessy, “La divinité Legba et la dynamique du panthéon vodou au


Dan-Homé, in : Cahiers des religions africaines, 4, pp. 89-96, 1970.
279 Roger Bastide, Le Prochain et le lointain, Paris, Ed. Cujas, 1970, p. 222 :
“Comme le nom catholique n’est qu’un masque, Exu pourrait aussi rester dans
le culte et dans la mythologie traditionnelle des candomblés avec ses
caractères africains. Mais la liaison d’Exu avec le Diable a eu des effets
désagrégateurs... Les Babalorixa protestent énergiquement contre l’idée
qu’Exu est mauvais par nature.”
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 200

sorcellerie est plutôt inscrite dans l’ordre symbolique — vodou comme


un pôle négatif dont le fidèle doit s’éloigner sans cesse. La sorcellerie
n’est pas non plus une théorie qui offre après coup à l’individu et à la
communauté une grille de lecture de leurs expériences. Pour reprendre
l’expression de Marc Augé, elle “ordonne un réel qu’elle définit et
constitue d’un même mouvement” 280.
[228]
Il faut donc rechercher la position structurale de la sorcellerie dans
le système des Iwa du vodou. On commencera par une interrogation sur
l’identité individuelle telle que le vodou la conçoit, puisque l’ordre
symbolique des Iwa est censé non seulement entraîner l’individu vers
une quête mystique, mais aussi le protéger contre la sorcellerie.

2. Une théorie particulière


de la personnalité

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Puissances invisibles capables d’intervenir dans la vie quotidienne


d’un individu, les lwa constituent un ordre symbolique au sens où ils
viennent s’interposer entre le réel et l’individu, comme ce qui lui
permet de passer de l’ordre de la nature à celui de la culture. Il n’est pas
loisible à un vodouisant de rendre ou non un culte aux lwa. Seul ce culte
fait accéder au langage. Peine perdue de considérer chaque Iwa comme
une entité en référence directe à un objet (le monde naturel) ou à une
activité humaine. Un lwa n’a de valeur que différentielle et corrélative
des autres lwa. Un ensemble de signifiants qui se rapportent donc les
uns aux autres, par les correspondances qu’ils établissent entre
différents éléments de la nature (eau, air, feu), les espèces végétales et
animales, et les activités humaines, ainsi apparaît l’ordre des lwa. Ce
qui existe vraiment ce sont les familles de lwa situées en opposition et
en complémentarité les unes par rapport aux autres. Ainsi, perdre le
langage des lwa c’est s’exposer à vivre sous l’empire de son propre

280 Marc Augé, Théorie des pouvoirs et idéologie, op. cit., p. 104.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 201

imaginaire 281, c’est-à-dire s’enliser dans une relation duelle de soi à


soi-même, et donc perdre le langage tout court. Il faudra qu’un certain
nombre d’opérations rituelles viennent introduire l’individu dans
l’ordre symbolique en créant une discontinuité entre lui et la nature.
[229]
Ce rapport obligatoire à l’ordre symbolique qui confère à l’individu
une marge étroite de liberté s’expérimente en premier lieu dans
l’organisation familiale, mais aussi au sein de la communauté tout
entière. Entre le symbolique et le politique une articulation s’établit qui
demeure une source continuelle d’interrogations. Déjà Aristote
paraissait intrigué par ce problème quand il proposait la distinction
célèbre entre la themis et la dikè, et entre l’oikonomia et la politeia.
D’un côté, la themis concerne le système familial et le pouvoir dans la
famille, et l’oikonomia renvoie à la famille élargie ; de l’autre, la dikè
c’est la loi de la cité, de la communauté politique proprement dite ; c’est
elle qui dispose du logos pour réaliser le bien et la justice. Hors de la
dikè, la themis de la famille se mue en arbitraire et débouche sur la
barbarie, et donc l’anthropophagie. Jean Louis Tristani a cru bon de
tirer, après Benvéniste, à partir de cette théorie d’Aristote, la conclusion
d’une antécédence de la société sur la famille, et d’une détermination
des relations familiales par le pouvoir politique 282.
Il semble plutôt que le dessein d’Aristote a été la constitution d’une
métaphysique qui soustrayait la justice à la volonté humaine, et la
pensée d’un ordre hétéronome à l’individu. Le problème reste encore
entier : on ne voit toujours pas en effet comment l’individu pourrait
accéder à l’ordre du langage, si la réalité et les autres avaient en eux-
mêmes leur propre fondement. Il a fallu que celui-ci soit référé à un
tiers, à l’autre en général, à partir de quoi une reconnaissance de la place
de chacun dans le monde et dans la société est possible. Ainsi donc,
qu’il y ait ou non antécédence de la famille, la prééminence du
symbolique dans toute société humaine est irrécusable.

281 Nous empruntons ici à Lacan sa définition du symbole et de l’imaginaire, dans


ses Ecrits, Paris, Seuil, 1967 ; pour plus d’éclaircissements, voir surtout
Edmond Ortigues, Le discours et le symbole, Paris, Aubier, 1962, pp. 188-
217.
282 Jean-Louis Tristani, Le Stade du respir, Paris, Ed. de Minuit, p. 110 ss., et
surtout pp. 147-151.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 202

Une réflexion radicale sur ce problème de la relation [230]


incontournable à l’ordre symbolique a été menée par Meyer Fortes,
dans son ouvrage : Oedipe et Job dans les religions ouest-africaines. Il
suggère, à partir d’une recherche ethnologique sur les Tallensi, de
comparer la conception de la vie individuelle comme toujours soumise
à l’ordre des ancêtres, avec l’histoire de Job. Là où Oedipe reste banni
de la communauté pour n’avoir pas respecté la relation filiale, Job sort
grandi de l’épreuve du châtiment et finalement, dans sa soumission à
Dieu, reçoit le salut, retrouve la santé et son statut social. Bon ou
mauvais, le destin est accepté dans le cas de Job ; aussi les possibilités
de “convertir son destin néfaste en une destinée bienveillante” 283
donnent-elles à voir un certain pathétique dans la condition de Job, à
l’opposé du destin tragique d’Oedipe. Sans entrer dans les difficultés
que comporte l’interprétation du “mythe” d’Oedipe dans ce travail de
Meyer Fortes, nous pouvons y reconnaître un essai de compréhension
en profondeur du système symbolique, comme condition a priori de
possibilité pour l’individu d’entrer dans un ordre social, sous peine
d’être voué à la folie.
Devra-t-on dire pour autant que la relation à l’ordre symbolique est
une relation absolue ? Non, car la logique du symbolique social n’est
pas une logique pure. Sa puissance de détermination n’est pas un
enfermement total de l’individu dans un ordre pré-construit, car le
rapport à l’ordre symbolique comme fondateur de la personnalité
individuelle n’assure pas une garantie définitive contre toute
déchéance.
Ainsi, dans le vodou, l’héritage du lwa bien accueilli ne met pas
automatiquement le fidèle à l’abri du “mal” et des “malheurs”. Il peut
être attaqué par des Iwa qui se révèlent brusquement insatisfaits ; il peut
être privé pour des raisons diverses de leur protection ; il peut être la
cible de Iwa manipulés par des ennemis et expédiés contre lui. C’est
que [231] la sorcellerie peut s’infiltrer constamment dans le rapport à
l’ordre symbolique des Iwa.
Une approche qui ne serait pas seulement descriptive des
composantes de la personnalité individuelle est capable, à notre avis,

283 Meyer Fortes, Oedipe et Job dans les religions ouest-africaines, Tr. R.
Renaud, Paris, Mime, 1974, p. 116.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 203

de montrer combien complexe est la condition du vodouisant dans ses


relations aux Iwa.
On ne saurait trouver dans le vodou une conception aussi
sophistiquée de la personne que celles qui ont cours dans de
nombreuses sociétés ouest-africaines. Mais les éléménts essentiels des
conceptions Fon et Yoruba 284 dont l’influence sur le vodou est
indéniable ont pu être sauvegardés. Dans la théorie (Fon) dahoméenne
de la personnalité individuelle, chaque être humain possède au moins
quatre âmes : le ye qui se détache du corps à la mort de l’individu ; le
wesagu ou l’ombre la plus proche du corps, qui peut encore demeurer
dans la tombe après la mort et qui finira par rejoindre l’Etre suprême :
le lidu, âme invisible que magiciens et sorciers peuvent accaparer quand
ils veulent tuer quelqu’un ; enfin le se, esprit tutélaire et conscience
morale de l’individu.
Chez les Yoruba, Yémi est, d’après Pierre Verger 285, un principe
vital qui distingue le corps vivant du cadavre. Après la mort, Yémi
redevient l’ombre d’un nouveau-né ; il ne se sépare du corps que le
neuvième jour du décès. Le second principe spirituel s’appelle ipuri : il
est en liaison avec l’origine et le destin de l’individu, et indique son
rapport aux ancêtres.
Pour le vodouisant, trois éléments principaux concourent à la
formation de la personnalité individuelle :
Le gros bon ange est le premier principe spirituel qui [232] est en
liaison directe avec le corps et qui se laisse apercevoir pendant la
journée par l’ombre projetée par le corps. Celle- ci n’est pas à confondre
avec l’ombre qui forme ce qu’on appelle le kadav-kò, ou corps matériel.
La dissolution de celui- ci, à la mort, entraîne aussi celle de son ombre.
Perdre le gros bon ange c’est tout simplement mourir. Le petit bon ange
apparaît comme un second principe assez mobile s’échappant de
l’individu à certaines heures, dans certaines circonstances. Il
l’abandonne pendant le sommeil et c’est lui qui est sujet à l’expérience
du rêve. Cette mobilité du petit bon ange le rend vulnérable : il peut

284 Pour plus de détails, voir Bernard Maupoil, La Géomanie à l’ancienne Côte
des esclaves, Paris, Institut d’Ethnologie, 1981, p. 378 ss.
285 Pierre Verger, “Notion de personne et lignée familiale chez les Yoruba”, in
La Notion de personne en Afrique Noire, coll. interne du C.N.R.S., Paris 1971,
Ed. du C.N.R.S., 1973, p. 66.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 204

être subtilisé par un ennemi, un sorcier, et l’individu se transforme alors


en zombi ou, à tout le moins, devient réceptif aux mauvais sorts. Le
petit bon ange est en effet plus ou moins fort à la naissance de
l’individu, et est lié à la tête, au sang, au cœur, au foie et au cerveau.
Mais il faut le considérer, me dit un oungan, comme une plante qui a
constamment besoin de soins.
Le petit bon ange correspond en fait à l’affectivité, à la conscience
et à la vie intellectuelle de l’individu, et il peut, dit-on, de temps en
temps se détacher de lui. Cette contradiction n’est qu’apparente car le
petit bon ange a un destin déjà fixé ; c’est pour cela qu’un oungan peut
le convoquer dans certaines circonstances pour vérifier si le client ment
ou dit la vérité. Adler et Zempleni signalent à propos des composantes
de la personne chez les Moundang du Tchad qu’“il ne faut pas entendre
par pensée consciente la faculté générale d’exercer sa raison, mais
plutôt la capacité de volition et de réflexion mise au service du discours
et de l’action” 286. Ils précisent que c’est l’élément spirituel appelé
cêlâne, petite âme reçue de Dieu et des ancêtres, qui est chargée
d’exécuter une pensée. Nous retrouvons cette même conception chez le
vodouisant, quand il soutient que son bon ange (ou plus exactement son
petit bon ange) ne lui suggère pas tel ou tel voyage,

286 Adler et Zempleni, Le Bâton de l’aveugle, Paris, Ed. Hermann.


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 205

[233]

Les rapports du Petit bon ange au corps et au monde invisible

[234]
telle ou telle démarche.
La pluralité des identités spirituelles (Iwa, petit bon ange, gros bon
ange) qui sont liées au destin de l’individu, lui permet de pouvoir vivre
sous des noms divers. Ainsi, on peut à la naissance recevoir un prénom
secret qui ne sera pas impunément divulgué en dehors de la famille. La
pratique courante des surnoms en Haïti est à rattacher à ce principe du
secret. On comprend dans ces conditions, pourquoi on garde une
certaine liberté par rapport aux actes d’état-civil (naissance, mariage) :
ceux-ci sont destinés à l’extérieur, c’est-à-dire à “l’étranger”, et on peut
alors assumer n’importe quel prénom. L’identité véritable doit rester
secrète, car connaître le prénom de l’individu, c’est en même temps
pouvoir exercer un maléfice contre lui. C’est que le prénom secret est
en relation étroite avec le petit bon ange.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 206

De même, une certaine prudence est de rigueur dans les


conversations ordinaires : la parole qui s’échappe de soi peut être une
source de dangers ; c’est un peu son double, le double de la personnalité
consciente, intellectuelle et affective qui représente le petit bon ange.
La parole qu’on reçoit est non moins dangereuse. On peut dire que
la parole s’établit entre soi et les autres comme un être doué de son
pouvoir propre, et dont on ne connaît pas à l’avance toute l’efficacité.
Un ami qui me racontait, un soir, des histoires de sorcellerie en Haïti
m’obligeait, à la fin de nos conversations, à l’accompagner chez lui, par
peur que les mauvais “esprits” évoqués durant la soirée ne se mettent
au travers de sa route. Nommer un Iwa, c’est déclencher sa présence. On
sait que même ce qu’on appelle les “passe-magiques” consiste souvent
à proférer certaines formules capables de protéger automatiquement de
la sorcellerie, comme de porter “le mal” aux autres.
Cette importance accordée à la parole dans de nombreuses sociétés
africaines a été suffisamment mise en lumière, [235] en particulier par
Germaine Dieterlen et Geneviève Calame- Griaule, pour qu’on soit
dispensé d’y insister ici. Retenons cependant que la vulnérabilité de
l’individu à la sorcellerie apparaît d’autant plus forte que son petit bon
ange est faible. Dans l’initiation, on s’efforce d’habitude d’attacher le
petit bon ange au lwa, et ce rite confère une immunité contre la
sorcellerie. Dans d’autres cas, on se contente de le détacher de
l’individu, de l’encercler ou de le mettre en bouteille dans un ounfò à
l’abri de tous les maléfices, du moins pendant un certain temps. À la
mort de l’individu, le petit bon ange ne disparaît pas. Avant de
commencer une nouvelle vie, il connaît une situation instable.
Au baigneur de mort revient justement la tâche dangereuse
d’empêcher que le petit bon ange, rôdant encore autour du cadavre,
n’aille se fixer n’importe où, et donc ne finisse par se mettre en
condition d’être subtilisé. Le baigneur de mort en effet doit arrêter le
petit bon ange grâce à un fil de sept nœuds, appelé “arrestation”, et
utiliser pour le bain du cadavre des plantes et des feuilles aromatiques
servant à prévenir tout risque de zombification, puisque la mort est
tenue pour le moment dangereux, de dispersion des différentes
composantes de la personnalité. C’est pour cela que la position du
baigneur de mort est tout à fait symétrique à celle de la fam-saj (femme
sage), investie de pouvoirs spirituels et chargée de veiller à ce que
l’enfant à sa naissance ne soit pas vulnérable aux mauvais sorts et aux
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 207

loups-garous. L’eau des bains donnés à l’enfant pendant les premiers


jours qui suivent la naissance, est remplie, comme l’eau qui a servi à
baigner le mort, de forces spirituelles que les sorciers recherchent avec
avidité. Il est conseillé d’ailleurs de “gâter le sang” de l’enfant, de le
rendre amer afin de dégoûter les loups-garous. Toutefois, il arrive qu’un
enfant naisse le sang déjà amer et soit ainsi automatiquement en
sécurité.
Les éléments spirituels, petit bon ange et gros bon ange, [236] ayant
été fort bien à leur aise dans le liquide amniotique, connaissent un
moment d’égarement à la naissance de l’enfant. Selon les informations
recueillies par Alex-Louise Tessonneau 287, ils s’accrochent encore au
cordon ombilical et au placenta, et il convient d’enterrer ceux-ci à
proximité de la maison : comme chemin de passage du petit bon ange,
ils le sont aussi du Iwa-rasin (Iwa reçu à la naissance, comme héritage
de la famille). C’est précisément le petit bon ange qui est tenu pour le
support du lwa, celui qui l’accueille au moment de la possession. En
dansant dans la tête d’un individu, un Iwa vient prendre en fait la place
du petit bon ange. Parfois, celui-ci se cabre, puis se déplace et revient
brusquement. Dans tous les cas, il vit d’ordinaire dans une contiguïté
avec le lwa, mais dispose aussi d’une grande mobilité.
Les vagabondages du petit bon ange ne sont jamais tout à fait
innocents : il peut rapporter maintes informations judicieuses de ses
contacts divers avec le monde invisible, les âmes des parents décédés
ou les Iwa eux-mêmes. Il est à l’origine des dons que peut acquérir un
individu ; les fam-saj (femme sage), les doktè-fèy, (“docteurs-feuilles”,
qui connaissent les vertus curatives des feuilles et des plantes), les
baigneurs de morts, les artisans (en particulier les potiers qui fabriquent
jarres, cruches, plats, c’est-à-dire les récipients des forces spirituelles)
et nombre de oungan et de bòkò réfèrent leurs connaissances à des dons
reçus en songe par leur petit bon ange.
Pour le vodouisant, chaque rêve dispose à l’avance de son
interprétation, mais chaque rêve est aussi une faveur spirituelle qui n’est
pas donnée à tous. Toutefois les activités du petit bon ange portent
toujours la marque d’une certaine témérité : il peut faire de mauvaises

287 Alex-Louise Tessonneau, “Le don reçu en songe. La transmission du savoir


dans les métiers traditionnels en Haïti”, in L'ethnographie, T. LXXIX, 1983—
1, pp. 69-82.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 208

rencontres, soit avec des “esprits” mauvais, soit avec des forces
expédiées par des sorciers. [237] À la fin de ses fréquentes aventures,
il peut lui arriver de musarder sur le chemin du retour. Cette versatilité
du petit bon ange est aussi le point de vulnérabilité de l’individu. Que
ce soit donc à la naissance ou du vivant de l’individu, que ce soit au
moment du décès, on multiplie les activités de protection du petit bon
ange, contre sa capture éventuelle par des “sorciers”.
Une articulation entre différents principes spirituels qui suppose
bien un destin fixé à l’avance pour l’individu mais aussi la possibilité
d’acquisition de forces pour affronter les événements heureux ou
malheureux, ainsi se présente la théorie de la personnalité dans le
vodou. S’il n’est pas possible de modifier le destin comme tel, la
connaissance de celui- ci est donnée comme une tâche, une quête
mystique à proprement parler et met à l’abri du plus grand malheur qui
soit : celui d’être une entité à la dérive, pur jouet de forces inconnues.
On ne peut donc se contenter d’appliquer les strictes oppositions en
cours dans la tradition philosophique occidentale entre réel/ imaginaire,
sujet/ objet, nature/ surnature, individu/ collectivité. L’ordre des
puissances (de nature symbolique) tantôt bonnes, tantôt mauvaises,
représente une part du réel lui-même, et non une interprétation
idéologique après coup et l’individu ne se comprend pas comme entité
séparée et en opposition à la collectivité.
Chacun des principes spirituels correspond à une valeur de position
de l’individu dans la société. Ainsi, par exemple, c’est le lwa-rasin
(c’est-à-dire le lwa hérité de la famille) ou le lwa-met-tèt (le lwa attaché
à la direction de la vie entière, grâce à l’initiation) qui double le petit
bon ange et lui assure une protection. Cela signifie tout d’abord que le
petit bon ange est un principe spirituel qui n’a rien d’un ange gardien.
[238]
Il a toute l’apparence d’être ce que l’individu a de “propre”. Mais
précisément, ce “propre” appartient si peu à l’individu qu’il peut s’en
passer ; dans certaines occasions, le petit bon ange est extrait de
l’individu et déposé, pour protection, dans des bouteilles, ou des pots,
à l’intérieur d’un ounfo. De même, pendant l’épiphanie d’un lwa, le
petit bon ange s’efface et lui laisse la place. À la mort de l’individu, le
petit bon ange rejoint le monde des “esprits” sous les eaux, et l'idéal
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 209

pour l’individu est la transformation du petit bon ange, un peu plus tard,
en génie tutélaire à son tour 288.
Quant au gros bon ange, il fait partie, me dit un oungan, des
“accessoires” qui maintiennent l’individu en vie. Certes, perdre le gros
bon ange c’est mourir. Mais cette mort est moins redoutée que la
capture du petit bon ange qui conduirait l’individu à l’errance ou à une
vie dépourvue de significations, c’est-à-dire dégagée des liens sociaux
qu’assurent les lwa. Plus exactement, l’individu est toujours d’entrée
de jeu, subsumé sous son statut social. E. Ortigues a raison de souligner
que c’est là une conception théâtrale de la personnalité, car elle “inscrit
les impératifs sociaux dans le vocatif (le nom et le destin) de chaque
individu en effectuant la mise en scène juridico-rituelle de sa présence
dans la communauté” 289.
Attribuer une attitude nécessairement fataliste au vodouisant face au
lwa, ou tenir à priori tel lwa pour plus révolutionnaire que d’autres, ce
serait se laisser aller à son propre imaginaire sur le vodou, c’est-à-dire
interpréter le système de lwa comme un ordre purement idéologique.
Les [239] lwa constituent un système symbolique jamais clos sur lui-
même et toujours en transformation, avec lequel le vodouisant établit
les stratégies les plus diverses : il choisit tantôt le fatalisme, tantôt la
contestation, ou le doute, et même la provocation des lwa par le rire. Il
choisit aussi l’initiation mystique à la sagesse des lwa. Des
modifications et des ajustements continuels se manifestent dans le
panthéon vodou comme dans les attitudes rituelles. L’exigence de
créativité continuelle est toujours à l’œuvre. Mais l’ordre symbolique
des lwa dépossède l’individu de lui-même en se présentant comme le
seul garant de son existence. Autrement dit, toute dérogation au rapport
avec les lwa voue l’individu à l’individualité comme telle, c’est-à-dire
le rend vulnérable à une persécution en retour par les lwa ou par “les
autres”, les sorciers. À l’avance, en quelque sorte, c’est le mal qui est
compris comme émergence de l’individu hors de la position qui lui est

288 “Il y a une contradiction douloureuse, écrit Luc de Heusch, entre la


permanence relative de l’être social et la fragilité irrémédiable de l’être
individuel, celui-ci s’efforçant désespérément de ressembler à celui-là. D’où
l’idée fréquente de la réintégration d’une partie de la personnalité dans le dan
éternel, ici, là-bas ou au-delà”, Pourquoi l’épouser ? et autres essais, op. cit.
p. 250.
289 C. et E. Ortigues, Oedipe Africain, op. cit., p. 74.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 210

assignée dans le monde et dans le social par l’ordre symbolique. La


question ou plus exactement la théorie de la sorcellerie est inscrite au
cœur du mode de constitution de la personnalité individuelle dans le
vodou. La protection des lwa n’étant pas assurée une fois pour toutes,
il faudra prendre une infinité de précautions en venant au monde et en
évoluant dans le monde.
Une interrogation sur les perturbations de la personnalité
individuelle liées aux différentes interventions des lwa (mariage
mystique, possession et rituels d’initiation) devrait maintenant nous
conduire un peu plus près des racines des croyances en la sorcellerie
des sociétés secrètes et en la transformation possible d’un être humain
en zombi.

3. Les perturbations de la personnalité


liées aux interventions des “esprits”.

Retour à la table des matières

Les pratiques, telles que la possession par les lwa, l’initiation et le


mariage mystique ont déjà fait l’objet de descriptions [240]
minutieuses. Mais rarement elles sont mises en perspective avec la
théorie particulière de la personnalité individuelle dont pourtant elles
découlent et qui laissent apparaître avec plus de clarté les lieux où se
joue le drame de l’individu face à la sorcellerie.
Diverses analyses ont été proposées pour rendre compte surtout du
caractère spectaculaire de la possession par les “esprits” dans le vodou.
Considérée au départ comme intervention diabolique puis comme crise
d’hystérie, la possession s’est vue attribuer une fonction structurante
dans la personnalité du vodouisant. Reconnaître qu’elle suppose une
conception du corps différente de celle dominante en Occident, ce n’est
pas encore saisir ses significations dans le cadre général des croyances
et pratiques du vodou.
On sait qu’on ne peut restreindre la possession au seul moment de
la crise proprement dite ou de la transe que vit le vodouisant lors des
cérémonies. La possession suppose en effet un rapport constant aux lwa
qui se manifestent à l’individu de diverses manières : par les rêves, les
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 211

maladies, les malheurs (accidents, échecs dans le travail et dans les


relations matrimoniales, etc...). Un “esprit” peut avoir une présence trop
faible (il est par exemple souvent distrait et n’apporte pas son concours
à temps), ou trop envahissante (il est insatiable, il réclame trop de
sacrifices et tarde à repartir quand il s’installe sur un individu). En
aucun cas, la possession n’apparaît comme un phénomène
automatiquement bénéfique. Fuie ou recherchée, la possession est
toujours un événement dangereux. Un lwa qui intervient dans une
cérémonie-vodou est en règle générale porteur de messages : c’est déjà
là une source d’angoisses pour le vodouisant, puisqu’il ne connaît pas
à l’avance ces messages. De même un lwa qui apparaît impromptu, dans
n’importe quelle circonstance est considéré comme persécuteur. Dans
le cadre du vodou, on désigne justement comme lwa-bosal, le Iwa qui
[241] intervient sauvagement et qui n’est pas encore suffisamment fixé
sur la tête de l’individu. À l’époque esclavagiste, on appelait les Noirs
récemment arrivés dans l’île les nègres-bosal pour les distinguer des
nègres créoles déjà baptisés (catholiques) ou nés sur place et déjà initiés
à la vie quotidienne de la société esclavagiste. C’est pratiquement
l’opposition entre barbare et civilisé que les esclaves appliquaient ainsi
à eux-mêmes. Par extension, le lwa-bosal serait donc un lwa dépourvu
de bonnes manières, sans retenue et agissant à sa guise.
Alfred Métraux disait à propos du caractère des lwa : “Ils sont
capricieux et on ne saurait compter sur leur bon vouloir”. Cette notation
psychologique ne donne qu’une vue superficielle sur le problème de la
relation de l’individu aux lwa. À la vérité, c’est toute la vie du
vodouisant qui oscille continuellement entre deux positions : la
soumission aux lwa et la maîtrise des lwa.
Quand un vodouisant parle lui-même du caractère capricieux d’un
lwa, il ne s’agit que d’un euphémisme. Un lwa ne peut en aucun cas
être laissé libre d’agir à sa guise. Le serait-il, la vie du fidèle courrait le
plus grand risque. Un lwa doit être littéralement arrimé à l’individu,
c’est-à-dire fixé, borné, attaché, canalisé. Le concept de “codage des
flux”, dont parlent G. Deleuze et Guattari dans l’Anti-Œdipe 290, est ici
adéquat. Si effectivement les forces que sont les Iwa viennent à
s’emparer de l’individu, elles peuvent l’emporter avec elles, produire

290 G. Deleuze et F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie, Anti-Œdipe, Paris,


Ed. de Minuit, 1984.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 212

sa dissolution, plutôt que de lui servir de garant et de support. Comment


concrètement la possession est-elle rendue possible ? D’abord grâce à
l’effacement momentané du petit bon ange auquel le lwa se substitue.
L’individu est alors désigné comme le cheval du lwa : littéralement, le
lwa le “monte”, et devient son cavalier. Pour que cette nouvelle [242]
identification acquise par l’individu corresponde à une alliance avec
“l’esprit” (ou les ancêtres) et signifie l’accès à un régime de
symbolisation, il faut que le flux du lwa soit codé, car ce flux constitue
une violence faite à l’individu qui commence ainsi par subir un
véritable effondrement. L’inauguration d’une crise de possession est en
effet toujours chaotique. C’est une fusion qu’elle entraîne tout d’abord
avec le lwa ; l’individu s’efface pour devenir pur lieu de passage, pure
altération. Luc de Heusch souligne dans une étude sur “la folie des
dieux et la raison des hommes” 291, comment finalement un nombre
impressionnant de cultures africaines “refusent la possession” ; c’est
qu’elle constitue effectivement toujours un danger. Danger
d’avalement, d’engloutissement par “l’esprit”, s’il est non maîtrisé. En
définitive, nulle part, la possession comme telle n’est laissée à elle-
même. Il faut lui mettre des bordures, lui assigner des limites, la
contrôler. Nous nous demandons même si elle ne s’apparente pas à la
sorcellerie, dans la mesure où celle-ci serait toujours un processus de
dévoration indéfinie, indiscriminée, qui ne provient pas de soi, mais
d’un autre : “de l’autre” en soi : l’altération impossible, ou la circulation
entre soi et soi-même ? La conception de la maladie prévalente au sein
du vodou semble confirmer cette hypothèse.

La maladie et la force du symbole.

En premier lieu, la maladie pour le vodouisant apparaît toujours


comme un élément dans un ensemble qui inclut à la fois toute sa famille
en tant que grand corps (comprenant les vivants et les morts) auquel
appartient l’individu, l’espace possédé (terre et bétail), les différents
rapports de l’individu au voisinage, au travail, etc... Le problème posé
par la maladie atteint tout cet ensemble de relations. Sur cette [243]
base, il est possible de comprendre que la maladie est un désordre à la

291 Luc de Heusch, Pourquoi l’épouser ?.. op. cit., p. 268.


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 213

fois individuel et social, mais dont la nature est toujours psychique en


dernière instance. Non point que la dimension organique soit évacuée
ou niée, mais la tendance, comme le dit Georges Devereux, est
d’imputer une dimension psychique aux maladies organiques 292. Le
vodouisant ne répugne jamais à consulter un médecin (quand il en a la
possibilité) et, en même temps, il attribue la guérison d’une maladie aux
forces spirituelles qui le protègent plutôt qu’aux médicaments prescrits
par le médecin. La conception du corps qui prévaut dans le système
vodou rend compte aisément de cette tendance. Le vodouisant distingue
deux grandes catégories de maladies : maladie dite naturelle (ou
maladie Bon-Dieu), devant laquelle toute intervention humaine est
impuissante ; maladie tantôt provoquée par les esprits (lwa qui
manifestent leur désir de se lier à l’individu, donc maladie comme signe
d’élection ; tantôt provoquée par les actions de magie et sorcellerie.
Dans les deux cas, le niveau psychique est déterminant, et pourtant le
sens commun est enclin à imaginer le corps au centre des
préoccupations de l’individu dans les sociétés non occidentales. C’est
qu’à la vérité, pour le vodouisant seuls les esprits protecteurs
garantissent le corps contre sa détérioration, car il ne peut que dépérir
même là où il est accompagné du petit bon ange. C’est ce dépérissement
qui serait vécu comme une dévoration de soi. La maladie, écrit avec
justesse Luc de Heusch, “renvoie à un signifiant visible (les
symptômes)... et à un signifié surnaturel invisible. La divination a
généralement pour fonction de dévoiler celui-ci” 293. Il faut toutefois
préciser que le signifié surnaturel invisible est pathogène, seulement là
où il reste au niveau de l’imaginaire, c’est-à-dire comme terme pris en
lui-même ; la guérison ne s’opère qu’à partir du moment où il devient
[244] à son tour un signifiant, c’est-à-dire où il rentre dans une suite,
une série, une chaîne de signifiants, un réseau symbolique plus
exactement. Qu’il s’agisse d’élection de l’individu par un Iwa, la
maladie est ressentie au départ comme processus de dévoration de son
corps 294, travail de l’imaginaire encore bloqué sur lui-même, moment

292 Georges Devereux, Essais d‘Ethnopsychiatrie générale, op. cit. p. 295.


293 Luc de Heusch, Pourquoi l’épouser ?..., op. cit. p. 252.
294 Voir par exemple les analyses de Ch. de Preneuf et H. Baro, dans leur article,
“L’homme qui fait pleurer les arbres”, in : Psychopathologie africaine,
Vol. V, N° 3, 1969 : ils parlent du “circuit de donner et de recevoir, de manger
et d’être mangé, qui sous-tend tout le système éliopathogémique et
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 214

de transition encore indécidable entre la vie et la mort, où les forces


spirituelles qui contribuent à la formation de la personnalité
individuelle, sont mal articulées entre elles et au corps. D’ores et déjà,
on peut dire que la problématique du cannibalisme est là, mais au
niveau de l’imaginaire, comme fantasme.
Plusieurs essais d’approche structurale de la possession et de la
sorcellerie ont été entrepris à propos de l’expérience de la maladie dans
le cadre des sociétés africaines. Mais rarement la problématique du
fantasme cannibalisme a été au centre des préoccupations. I.M. Lewis
soutient par exemple qu’il existe toujours un type de possession par des
“esprits mauvais capricieux”, qui visent à provoquer la maladie et
l’affliction. Il propose de le désigner par le concept de “possession
périphérique” (“peripheral possession”) 295. De tels “esprits” ne sont
pas reconnus, dit-il, comme gardiens de la morale traditionnelle ; ils
sont, en règle générale, d’origine étrangère et s’opposent aux “esprits”
bénéfiques, ancestraux. Quand “la possession périphérique” se
manifeste, elle reflète des tensions et des conflits au sein de la
communauté, de la même manière que la sorcellerie. En même temps,
ce sont les “esprits” de “la possession périphérique” 296 qui sont à [245]
la source de la sorcellerie et de la divination antisorcellerie, car le devin
est souvent suspect de sorcellerie dans la manipulation et le contrôle de
ces “esprits”. L’intérêt de cette perspective semble résider dans l’effort
pour relier le phénomène de la sorcellerie à l’ensemble du système
religieux, et donc pour cesser de voir la sorcellerie comme une
aberration, une excroissance monstrueuse du système. Mais l’analyse
s’arrête en chemin : on ne comprend pas par exemple pourquoi seule la
possession par les “esprits” étrangers au lignage est prise en
considération. En effet, les “esprits” ancestraux sont également source
de maladie, — on ne le sait que trop bien aujourd’hui — et constituent
une violence qui s’abat sur l’individu qu’ils veulent élire comme leur

thérapeutique d’Ousmane (thérapeute peulh)” ; “être malade, c’est


généralement, selon Ousmane et nombre de ses confrères et clients, être
mangé” p. 450.
295 I. M. Lewis, “Structural approch of witchcraft and spirit possession” in :
Witchcraft, Confession and Accusations, Mary Douglas ed., London,
Tavistcok, 1970, p. 294.
296 Ibid., pp. 305-306. Presque partout d’ailleurs, le devin est tenu pour suspect
de sorcellerie.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 215

allié. Nous l’avons vu, tant que le passage de l’imaginaire au


symbolique ne s’opère pas, une expérience de dévoration est ressentie.
Dans son approche structurale de la possession et de la sorcellerie,
Luc de Heusch est allé plus loin en indiquant que la possession apparaît
toujours d’abord comme une agression des dieux qu’il convient de
maîtriser, soit par une meilleure fixation (positive) des dieux sur la tête
de l’individu, soit par l’exorcisme. Sur cette base, il propose de
comparer la maladie et la prohibition de l’inceste : la maladie, toujours
causée par une agression surnaturelle, est interprétée comme violence
naturelle inexorable ; elle est le rappel d’une proximité avec la nature,
mais cette proximité est vécue comme scandaleuse 297. En prolongeant
cette idée, nous dirions que l’expérience de la maladie donne déjà le
premier signal d’un mouvement, toujours déjà pressenti comme
inexorable, qui mène à la dévoration totale de soi. Mais à l’avance en
quelque sorte, le système prétend surmonter le problème, en mettant à
l’œuvre un dispositif de réduction continuelle de l’identité individuelle,
autrement dit en permettant de fantasmer l’identité. [246] Dévoration
de soi par l’autre ou de l’autre par soi, la maladie est une altération de
soi, vite déniée et repoussée.
Si on peut parler de blessure narcissique qui se donne à voir dans la
compréhension de soi comme “bon à manger”, à laquelle donne lieu
l’expérience de la maladie, il faut aussitôt ajouter que la blessure vient
déjà elle-même, avec son “antidote” 298 : le malade n’est jamais que
victime. Le cannibalisme est un langage assumé ici par le système, il
est ce à quoi il faut s’opposer, qu’il vienne de l’intérieur (c’est- à-dire
de soi, dans le cadre des rapports de filiation), ou de l’extérieur (des
“autres”). Problématique du même et de l’autre, qui offre une marge
étroite d’évolution pour l’individu, entre la double possibilité
permanente d’être en position de mangeur ou de mangé.

297 Luc de Heusch, Pourquoi l’épouser ?..., op. cit., pp. 250-253, sur la maladie
comme “signe de l’action intempestive des dieux”.
298 Ch. Preneuf et H. Baro : “L’homme qui fait pleurer les arbres”, art. cit., p.
450.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 216

Possession, mariage mystique


et initiation ou la maîtrise des Iwa.

Le danger que représentent les Iwa est si grand que le vodouisant a


souvent besoin du oungan pour une interprétation sûre de leur volonté.
Là où la maladie est ressentie comme une dévoration de soi, par suite
de l’élection d’un Iwa qui attend encore d’être pleinement reconnu, la
possession se présente souvent dans un premier temps comme une
violence faite à l’individu. Les cérémonies en l’honneur des Iwa
appelées manjé-lwa (manger des Iwa) visent à obtenir un contrat avec
eux ou à apaiser leur colère. Il s’agit de faire des offrandes aux Iwa,
pour qu’une fois rassasiés, ils puissent communiquer leurs forces aux
adeptes et cesser contre eux toute persécution.
Dans ces cérémonies ordinaires de manjé-lwa, dont l’un des
moments importants est la crise de possession, le oungan a la charge de
maîtriser les Iwa. Différentes procédures sont [247] prévues, d’abord
avec les représentations matérielles des Iwa comme les vèvè ou dessins
tracés par terre avec la poudre de farine de maïs ou de blé, ou de la
cendre, autour du poteau- mitan, qui se trouve au centre de l’espace
réservé à la cérémonie. Pivot des danses rituelles, le poteau-mitan est
en même temps le chemin des “esprits”. Ensuite les objets symboliques
du lwa (par exemple pierre polie, sabre, machette ou bateau, puis
vêtements aux couleurs appropriées) doivent être prêts à être présentés
à son cheval ; enfin, les rythmes de tambour et les chants tout autant
que les mets correspondant aux Iwa servent comme dispositif d’accueil
de son intervention. Ce qu’on peut appeler la nomination du lwa (ou
son passage de puissance anonyme à une puissance reconnue) peut être
étendu à l’ensemble des procédures qui consistent à “amarrer”,
“attacher” un lwa. Le oungan dispose en principe du pouvoir de retarder
son épiphanie, comme d’organiser son départ. La pire épreuve pour un
individu c’est la longue installation d’un lwa sur sa tête, ou dans sa
maison. Un informateur oungan se disait embarrassé par deux lwa qui
refusaient de partir, après une cérémonie. Il m’assurait qu’il était
victime de la revanche de ces lwa qui estimaient n’avoir pas reçu
suffisamment d’honneurs, et donc qui le tourmentaient, provoquant un
affaiblissement continuel de son corps. Certains fidèles préfèrent même
se passer de cérémonies et se contenter de faire interroger leur lwa par
des oungan expérimentés. C’est qu’au fond un lwa peut toujours
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 217

développer un appétit insatiable, produire des demandes


indiscriminées, jusqu’à finir par emporter son “cheval”. C’est ici que
toute la problématique du sacrifice, désignée par l’expression ‘’manjé-
lwa” (en quoi consiste la cérémonie-vodou) trouve sa place
prépondérante dans le système vodou. Il faut “satisfaire” le lwa, afin
qu’il ne s’accapare pas de toutes choses, y compris du corps du fidèle.
Peut-être même que le sacrifice vise souvent en dernière instance la
disjonction de l’individu avec l’ordre des “esprits”.
[248]
Pour Andréas Zempléni, le processus mortifère qu’entraîne la
présence du lwa dans le corps de l’individu permettrait de voir une
logique sacrificielle dans le phénomène de la possession 299. Les liens
évidents créés entre les animaux (volailles, moutons, ou taureaux, selon
les lwa) et les possédés — comme l’étreinte qui précède l’acte sacrificiel
— appuieraient cette hypothèse.
A. Zempleni souligne en particulier que dans l’initiation, le rite du
prélèvement des parts (cheveux, poils, ongles) sur le corps du néophyte
au profit du dieu, serait de type sacrificiel. Au moment où le Iwa fait son
épiphanie, le fidèle éprouve le sentiment d’un vide total, il devient non
seulement le réceptacle du dieu, mais son instrument, “son support
sacramentel”. Cette perspective est développée à partir des
informations recueillies par Métraux sur les pratiques de manipulation
des âmes dans le vodou ; malheureusement ces informations ont été
insuffisantes. Il n’y a pas en effet de prélèvement d’âmes, réalisé de
manière indistincte dans le cadre de l’initiation. Les parts prélevées sont
les sièges ordinaires du petit bon ange qui doivent être mises en contact
avec le lwa dans l’initiation. D’un autre côté, la possession comme telle,
suppose l’effacement momentané d’un seul principe spirituel : le petit
bon ange de l’individu. Mais il lui reste le gros bon ange qui anime le
corps. Ce n’est pas un corps-cadavre que “l’esprit” vient chevaucher.
Nous reviendrons plus loin sur les détails des pratiques de l’initiation.
Retenons pour le moment que l’ensemble des opérations qui consistent
à nommer et à fixer le lwa et donc à l’inscrire dans un ordre de
signifiants, introduit plutôt une distance entre lui et le fidèle. Etre dans
la contiguïté avec le lwa, c’est s’exposer à une condition dangereuse,

299 Andréas Zempleni, “Possession ou Sacrifice" in Le Temps de la réflexion,


Paris, Gallimard, 1984, p. 348.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 218

tout compte fait, comparable à celle de l’inceste. Le lwa non encore


reconnu provoque la maladie, [249] le dépérissement progressif de
l’individu, sans doute est-ce là le paradoxe de la relation aux Iwa : sans
lui, l’individu perd tout fondement à son existence ; avec lui, il s’engage
dans un risque qui peut entraîner la perte de toute identité.
Peut-on dire que le mariage mystique (avec le lwa) et l’initiation 300
(qui fait de l’individu le serviteur fidèle d’un lwa) sont en contradiction
avec la perception de la possession comme phénomène dangereux ? La
réponse à cette question est déjà contenue dans les analyses que nous
venons de proposer sur la possession.
On va d’habitude jusqu’à interpréter certaines maladies récurrentes,
et même les possessions sauvages et violentes comme le désir du lwa
de “contracter mariage avec le fidèle”. Dans certains cas, le lwa est tenu
pour un génie tellement jaloux qu’il peut décider de persécuter un
serviteur qui se marie sans son consentement préalable. L’alliance avec
le lwa est donc plus importante que les relations matrimoniales. Mais
cela n’a rigoureusement rien à voir avec un “certain pouvoir de
jouissance” ou “une certaine jouissance du pouvoir”, comme le
voudrait W. Apollon qui interprète les épousailles mystiques et
l’initiation comme la mise en scène “d’une mutiplicité inhérente à la
sexualité dans son apport à la jouissance, par opposition à la singularité
culturellement définie pour toute situation de reproduction où cette
même sexualité se trouve prisonnière” 301. Cet “espace pluriel
d’investissement” qu’offrirait l’initiation à la “multiplicité
pulsionnelle” semble être un pur vœu quand, de toute évidence,
l’individu accepte l’alliance avec le lwa, d’abord pour parer à sa
violence et pour l’apprivoiser. Cette alliance vise bien à assurer
définitivement une protection à l’individu dans [250] les situations les
plus dangereuses. Mais, pour cela, le Iwa est en même temps pris dans
un couloir de pratiques : il cesse de persécuter l’individu et contracte
l’obligation de lui accorder un certain nombre de faveurs matérielles.
Cette cérémonie de mariage mystique est célébrée comme n’importe
quel mariage ordinaire, sauf que l’un des partenaires est un Iwa. Elle se

300 Sur l’initiation en Afrique noire, voir la synthèse de L.V. Thomas, “Société
africaine et société mentale”, in Psychopathologie africaine, vol. Vol. N° 3,
1969, p. 373 ss. ; et dans son Anthropologie de la mort, op. cit., p. 444 ss.
301 W. Apollon, Le Vodou : espace pour les "voix”, op. cit.. p. 231.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 219

déroule en présence du oungan et d’un pè-savann (ou père-savanne,


personnage apparu sans doute dès l’époque esclavagiste, et qui a pour
rôle de mimer les fonctions du prêtre catholique à l’intérieur des
pratiques du vodou). Après les prières tirées de la liturgie du mariage
dans les églises catholiques, et les rites orientés à préparer l’apparition
du lwa dans le corps de son partenaire, le oungan remet au nouveau
marié un acte d’état civil dans lequel il est précisé que le lwa, après
avoir donné son consentement au mariage, est redevable envers son
nouvel époux (ou sa nouvelle épouse). Ces pratiques sont tout à fait
logiques dans le cadre des relations du vodouisant aux lwa, qui sont
toujours conçues comme épousailles mystiques.
La possession, comme le mariage mystique, révèlent la fragilité de
la personnalité individuelle hors de son garant symbolique que
représente le Iwa. Le moment de la possession, avons-nous vu, est une
désappropriation de ce qui peut être tenu pour le propre de l’individu,
c’est-à-dire du petit bon ange, hérité des ancêtres et qui renvoie à
l’affectivité et à la conscience. Cet élément spirituel n’est pas censé
avoir en lui-même son fondement. Seul le lwa offre ce fondement, et
c’est pourquoi dès la naissance de l’individu, ou de son vivant, on peut
lui soustraire son petit bon ange pour le mettre à l’abri, le lwa pouvant
s’occuper lui-même du destin de l’individu. La première action du lwa,
lors de la possession c’est d’opérer une disjonction du petit bon ange
d’avec le corps de son possesseur. Mais un état de soumission totale au
lwa n’est pas admissible pour autant : le oungan doit superviser son
[251] épiphanie.
Cette activité de contrôle et de manipulation des lwa et du petit bon
ange sont des opérations extrêmement délicates. Les rites d’initiation
et les rites mortuaires laissent encore mieux surprendre cette activité et
ses enjeux dans la problématique de la sorcellerie.
Peu d’auteurs ont approfondi ce problème. Alfred Métraux l’a
seulement entrevu, mais sans lui attacher une importance quelconque.
Il déclare à propos des rites mortuaires qu’“il ne faut pas s’attendre à
trouver la moindre cohérence dans les notions vagues et contradictoires
concernant le destin de l’âme après la mort. Bien que tout individu porte
en lui deux âmes, le “bon” et le “Ti-bon-ange” qui ont chacune un sort
différent, en fait on oublie cette distinction. On parle du mort comme
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 220

s’il se survivait à lui-même sous forme d’une âme désincarnée” 302.


Plus loin, il ajoute que la plupart des rites mortuaires seraient seulement
“à proprement parler des mesures de précaution qui ne font pas partie
du vodou en tant que système religieux” 303. Or tout laisse croire que
ces mesures de précaution portent sur le destin du petit bon ange,
principe vulnérable dès la naissance et auquel l’individu attache une
importance capitale, tout au cours de la vie et surtout après la mort. Les
rites d’initiation comme les rites dits de désounen, c’est-à-dire de
dépossession, effectués à la mort d’un initié, ne s’expliquent
précisément que par la vulnérabilité du petit bon ange.
Luc de Heusch a attiré l’attention sur ce problème dès 1962 quand
il proposait de mettre en rapport l’initiation avec la mythologie des
zombis 304. Dans l’initiation en effet, telle que du moins elle se pratique
en Dahomey, l’individu commence [252] par être terrassé, “tué”
symboliquement, réduit jusqu’à l’état de cadavre, par “l’esprit” auquel
il va dévouer toute sa vie. Il serait donc un zombi, dont le petit bon ange
serait entre les mains du prêtre-vodou. Le temps de l’initiation qui dure
aujourd’hui sept à quinze jours selon les temples, c’est en fait le temps
de fixation/codage de l“esprit” sur la tête du néophyte, et pendant lequel
il fait l’apprentissage des mœurs de l“esprit”. Des compresses de
feuilles sont placées sur la tête de l’individu pour adapter “l’esprit” à sa
tête. Le petit bon ange doit être aussi mis en contact avec cet “esprit”,
mais afin de pouvoir facilement le reconnaître.
On se fait initier en Haïti soit pour répondre à l’appel insistant d’un
Iwa, soit pour s’engager dans une grande quête mystique, soit pour
obtenir une protection supplémentaire contre les mauvais sorts ou pour
guérir de ce qu’on appelle une “longue maladie”. Comme au Dahomey,
c‘est sous le strict contrôle du prêtre-vodou que l’initiation s’effectue.
L’un de ses rites les plus importants est le lavé-tèt qui consiste à fixer
le lwa sur la tête du néophyte. Ce lwa est destiné à devenir le lwa-mèt-
tèt (lwa maître de la tête) qui va guider l’individu pendant toute sa vie
et lui assurer le maximum de protection. Les parties du corps (cheveux,
poils, ongles) que le oungan prélève sur l’initié, sont justement

302 Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien, op. cit., pp. 228-229.


303 Ibid., p. 216.
304 Luc de Heusch, “Cultes de possession et religions initiatiques en Afrique”, in
Religion de salut, Univ. Libre de Bruxelles, 1962, p. 155.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 221

métaphoriques du petit bon ange qui est déposé dans un pot, appelé po-
tèt. Il s’agit de mettre à l’abri le petit bon ange pendant que de son côté
le lwa se lie de façon permanente à la tête du néophyte qui va se
transformer peu à peu en ounsi c’est-à-dire littéralement en l’épouse du
lwa.
Une cérémonie dite du boulé-zin, qui parfois précède la fin de
l’initiation, a pour but de passer le néophyte par l’épreuve du feu. Il
devra tremper la main gauche ou le pied gauche dans les flammes qui
sortent de pots enduits d’huile, servant à réchauffer les lwa et à
augmenter leur force.
On retrouve dans le rituel de l’initiation la pratique
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 222

[253]

Les différentes positions du petit bon ange, du gros bon ange et des IWA.

[254]
extrêmement délicate qui consiste à déplacer le petit bon ange et à le
confier à la garde du oungan qui ainsi obtient un pouvoir sans limite sur
le corps de son novice. La proximité de celui-ci avec la condition du
zombi, du moins pendant les premiers jours de la réclusion est sans nul
doute plus évidente. Car on devient zombi quand on est dépourvu de la
protection des Iwa et du petit bon ange. Le rite symétrique et inverse
de l’initiation s’appelle, on se souvient, désounen : il revient à
déposséder l’initié du Iwa lié à sa tête (par le lavé-tèt) et à son petit bon
ange, pour que ce dernier puisse suivre un itinéraire sûr qui le conduise
à devenir plus tard, par-delà la mort, un génie tutélaire au service de ses
descendants. A vrai dire, tout vodouisant est préoccupé de ce destin
post-mortem du petit bon ange. Il lui faut pour cela être assuré qu’à
aucun moment de sa vie, le petit bon ange ne soit livré au pouvoir d’un
“malfaiteur” quelconque, donc d’un sorcier. Au moment de la mort, le
petit bon ange connaît une excessive fragilité : il cherche, une fois
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 223

séparé du corps, à se fixer n’importe où, le plus tôt possible. Il est censé
rôder encore autour de la maison, sorciers ou oungan pouvant le
capturer soit pour en faire un zombi, “esprit” pouvant être expédié dans
le corps de quelqu’un d’autre (c’est le premier type de zombi dont
faisait état le récit commenté au chapitre 6), soit pour transformer le
mort lui-même en mort-vivant en chair et en os, c’est-à-dire en zombi
pouvant être soumis au travail comme esclave sur des plantations. Dans
le second cas, le malfaiteur va au cimetière déterrer le cadavre juste
après l’inhumation, puis le réveiller en le faisant suivre de son petit bon
ange ou plus exactement en le téléguidant par la bouteille dans laquelle
préalablement le petit bon ange a été déposé. Il existe différentes
méthodes pour soustraire le mort à un tel sort : par exemple coudre sa
bouche pour qu’il ne réponde pas à l’appel du “malfaiteur” qui l’attire
par son petit bon ange, ou tuer pour de vrai l’individu dont la mort est
supposée apparente. Dans tous les cas, une bonne partie des rites
mortuaires consiste [255] en général à produire une seconde mort au
mort, afin que la séparation des éléments de la personnalité individuelle
se produise en bon ordre et qu’en particulier le petit bon ange finisse
par partir de la maison.
Ainsi donc, dans l’initiation comme dans la possession et le mariage
mystique, l’action du lwa revient à se substituer au petit bon ange qui
doit alors s’écarter de la tête de l’individu. Cette mobilité du petit bon
ange est aussi sa fragilité. Toute opération de sorcellerie visera à voler
le petit bon ange (par quoi l’individu peut être transformé en zombi ou
en mort-vivant), ou à l’expulser en introduisant dans le corps de la
victime d’autres “esprits” : des âmes de morts ou des Iwa
particulièrement méchants, capables d’entraîner son dépérissement
progressif. En revanche, avoir son petit bon ange à l’état incontrôlé et
incontrôlable, ce serait l’exposer soit à des rencontres dangereuses avec
n’importe quel Iwa aux appétits insatiables, soit à une quête continuelle
de fixation sur n’importe quel autre individu.
Tout semble se passer comme si l’aventure du vodouisant
s’inscrivait entre la possibilité d’être en position de mangeur (au sens
où il peut être lui-même sorcier, donc dévorateur des autres au cas où il
n’accomplit pas la procédure de soumission (reconnaissance) au Iwa
garant du petit bon ange, et en position de mangé (au sens où il peut
être victime soit du Iwa aux appétits insatiables, soit d’un sorcier qui
pourrait subtiliser son petit bon ange non protégé ou y introduire un
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 224

mauvais “esprit”). Entre ces deux possibilités, toute une gamme de


pratiques s’intercale qui va des premiers soubresauts de la maladie, à la
mort, à la métamorphose de l’individu en animal, sa réduction à l’état
de zombi, et à sa consommation totale.
[256]
Les sources des maladies dans le vodou
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 225

[257]

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre VIII
LE DÉPLOIEMENT
DE LA SORCELLERIE
OU LE RETOUR DU MAÎTRE

“Mes associés ont transformé la chair humaine en igname.


Le sang nous sert à préparer nos aliments à la place de l’huile de palme.
Moi j’ai donné mon gros orteil. Ils s’en servent comme oignon diabolique
pour donner une bonne odeur à leur soupe.”

Confession de sorcellerie à
Bregbo — Côte d’ivoire —
dans Prophétisme et Thérapeutique
(Paris, Ed. Hermann, 1975, p. 148)
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 226

[258]

Place de la sorcellerie dans le vodou


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 227

[259]

1. De la magie à la sorcellerie :
une seule matrice

Retour à la table des matières

En dehors des activités ordinaires prévues par le calendrier


liturgique vodou, comme les fêtes manjé-lwa en l’honneur des Iwa de
la famille et la fête des morts (les Gédé) plusieurs Haïtiens disent
recourir aux services des oungan en vue de se prémunir contre certains
ennemis, ou d’exercer une action limitée (de prévention) contre ceux-
là. Les circonstances de ces pratiques sont en règle générale : la
protection de la maison par les actions de purification, le resserrement
des liens matrimoniaux (l’un des partenaires essaie d’éviter que l’autre
casse le ménage), l’utilisation de méthodes pour la fertilité de la terre,
la réussite dans des affaires commerciales, les voyages, le succès
scolaire des enfants et enfin la protection contre la stérilité ou
l’impuissance. Dans chaque cas, l’opération mise en œuvre consiste
essentiellement à renforcer ou à multiplier les forces spirituelles (des
Iwa, ou des “esprits” des morts, mais de “bons” morts) sur son petit bon
ange. En revanche, dans la magie offensive (de prévention), on travaille
à manipuler d’une manière ou d’une autre le petit bon ange de l’autre.
Un mari peut, par exemple, exercer de l’action à petites doses sur le
petit bon ange de sa femme qui a choisi de se séparer de lui, afin qu’elle
revienne. Dans tous les cas, il s’agit de combat réglé entre forces
spirituelles : les médiations utilisées (paquets ficelés, talismans,
amulettes, [260] bains de feuilles, poudre, offrandes aux morts dans les
carrefours, etc...), sont des objets munis de forces spirituelles plus ou
moins puissantes. On les appelle : wanga ; faire un wanga, c’est, dans
le cadre du vodou, s’engager dans une activité de magie proprement
dite, qu’elle soit offensive ou défensive, maléfique ou bénéfique. Le
wanga pourrait être rangé dans la catégorie de fétiche, à la condition
qu’on se démarque de l’interprétation péjorative que les missionnaires
lui ont donné en Haïti, en l’identifiant au vodou. Le wanga ne
représente que le registre de la magie en général. Est-ce un objet
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 228

fabriqué, doué d’une puissance autonome ? Sans entrer dans un débat


sur la nature du “fétiche”, on peut, en suivant la logique du vodou,
définir le wanga comme un concentré de forces spirituelles préparé par
un bòkò ou un oungan. Les wanga utilisés pour soi-même servent de
barrage contre les agressions. Dirigés contre un ennemi, ils ne vont pas
jusqu’à provoquer la mort et le rapt définitif du petit bon ange. Mais
des accidents, des erreurs sont possibles. Il faut savoir doser les forces
spirituelles pour ne pas manquer l’ennemi visé, pour ne pas être, non
plus, victime des forces qu’on manipule. En revanche, être victime de
wanga, c’est laisser entrer dans son corps le “mauvais esprit” dont le
wanga est chargé. En règle générale, les wanga font partie de la lutte
quotidienne dans un monde déjà parsemé de pièges.

L’opposition wanga/baka

Cependant, les vodouisants font une nette distinction entre


l’utilisation des wanga et celle d’entités spirituelles considérées
toujours comme mauvaises, appelées baka. Elles sont vendues sous
forme de nains ou d’animaux (des petits cochons par exemple). Les
baka peuvent être même emportés par l’acheteur sous forme d’un œuf
qui, une fois cassé, laisse sortir le petit baka. Certains oungan, et plus
souvent les bòkò, sont censés posséder des baka. Mais celui qui devient
acquéreur [261] d’un baka doit le nourrir, exactement comme son
premier propriétaire avait l’habitude de le faire.
Les baka qui régulièrement, dit-on, mangent de la chair humaine,
peuvent, quand ils sont affamés, s’emparer d’un des enfants de la
famille de son propriétaire. Le baka est en dernière instance un wanga
d’une intensité supérieure : il est le mauvais esprit lui-même en direct,
sans médiation, attaché au service de son propriétaire, et donc capable
de le protéger en mangeant les ennemis qui s’approchent, capable aussi
de “manger” son propre propriétaire. L’utilisation du baka correspond
à un risque plus grand pris par un individu préoccupé de se protéger, ou
de réussir infailliblement dans ses affaires. Mais l’efficacité du baka,
nous précise un informateur qui professe le métier de oungan, provient
de sa propension à se nourrir du sang de l’individu qu’il veut persécuter,
c’est-à-dire d’une activité de type spirituel : c’est en effet le petit bon
ange de l’individu qui est en rapport avec son sang. Avec la
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 229

problématique du baka, nous sommes déjà dans la sorcellerie


proprement dite. Sa différence avec le wanga est de l’ordre d’une
intensité plus ou moins puissante. Dans le cas de la sorcellerie, la
panique est plus radicale : le sentiment d’une situation presque
irréversible s’empare de l’individu. En effet, la croyance qu’on est
victime d’une opération de sorcellerie (proprement dite) commence
avec la prise de conscience d’une série de malheurs à répétition 305 :
d’abord un enfant tombe malade, puis un deuxième ; enfin des
difficultés surgissent dans le travail, et on est victime d’accidents
divers. Un langage plus cru est alors employé : “gen oun moun kap
manjé-m” (“Quelqu’un est en train de me dévorer”) dit-on. Mais entre
ces formes de magie (offensive et défensive) et la sorcellerie, on a
souvent voulu mettre une différence abrupte : la spécificité de la
sorcellerie serait le fantasme [262] de la dévoration sans médiations
extérieures, celle de la magie, des actions bénignes de protection ou de
défense. Certes, on reprend ainsi le discours des pratiquants qui sont,
comme nous l’avons vu, préoccupés de se distinguer des “malfaiteurs”
et de se défendre à l’avance de l’accusation de sorcellerie. Magie et
sorcellerie déroulent toutes les deux leur action autour du petit bon
ange. Un oungan me l’ardu reste, précisé : “Se sou bon anj-la ou aji,
ou travay”. (C’est sur le bon ange que tu agis et que tu travailles”).
Ainsi, pour la victime d’un wanga (cas de magie), l’action entreprise
par le oungan consiste à chasser le “mauvais esprit” ou la force
spirituelle introduite dans le corps de son client. Mais ce rite
d’exorcisme n’est pas suffisant. Il faut encore renforcer la protection du
petit bon ange (par un adorcisme), le wanga ayant eu pour effet
d’affaiblir ce principe spirituel, jusqu’à provoquer chez l’individu une
sensation de dépérissement progressif. Pour la victime d’une opération
de sorcellerie proprement dite, le oungan doit se mettre en quête du
petit bon ange de l’individu, subtilisé par le sorcier.
Luc de Heusch a tenté, dans un article suggestif, de porter un nouvel
éclairage au problème de la distinction entre bonne et mauvaise magie,
qui, dit-il, soulève “des difficultés d’interprétation pour les esprits

305 Aspect de la sorcellerie bien mis en relief par Jeanne Favret dans Les mots, la
mort, les sorts, op. cit., p. 39.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 230

occidentaux formés à la dialectique chrétienne du bien et du mal” 306.


Ce qui effectivement paraît clair dans le vodou, c’est le caractère
meurtrier de la magie, qu’elle soit offensive ou défensive. L’une est
interdite, l’autre permise. De Heusch soutient que pour les Azandé
décrits par Evans-Pritchard, celle-ci rentrerait dans la ligne du système
éthico-juridique. Cette hypothèse s’applique également au vodou, dans
lequel on découvre une magie destructrice (comme la sorcellerie) mais
dite légitime. Le oungan, [263] devin et exorciste, est censé rétablir la
justice en travaillant à détecter et à punir l’ensorceleur, et en tout cas, à
lui “ré-expédier le mal”.
La witchcraft dont parle Evans-Pritchard renvoie le plus souvent à
une sorcellerie héréditaire qu’on retrouve en Haïti, tandis que le
sorcerer serait le magicien capable de fabriquer des wanga, à visée
maléfique. Mais on sait que le sorcier présumé tel tombe rarement sous
la main : il est plutôt l’être dont parlent ensorcelés et désenvoûteurs,
comme l’a bien montré Jeanne Favret dans sa fine analyse de la
sorcellerie dans le Bocage français.
Trois possibilités existent en fait, pour la victime d’un sorcier.

1) L’ensorcellement provient d’un autre oungan, le sorceleur peut


toujours s’entendre avec lui. Un marchandage s’opère pour
délivrer la victime, c’est-à-dire pour lui récupérer son petit bon
ange. Si le marchandage échoue, on entreprend alors une action
d’annulation de la force du sorcier.
2) L’action de sorcellerie provient de “mauvais” Iwa décidés à
“bouffer” un à un tous les membres d’une famille. Le désorceleur
met en œuvre ses propres forces, le combat s’engage, mais l’issue
n’est pas connue à l’avance. Un oungan m’a d’ailleurs confié
qu’il est résigné à être mangé un jour par les Iwa qu’il sert.
3) L’action de sorcellerie provient de sorciers qui le sont de
naissance ou le sont devenus par contrat avec des Iwa dits
mauvais, et qui ne peuvent pas s’empêcher de “manger des
gens”. Cet appétit insatiable, nul ne peut y mettre fin. Les

306 Luc de Heusch, “Pouvoir de sorcellerie, sorcellerie du pouvoir”, in Magie,


sorcellerie, parapsychologie, d.s. H. Hasquin, Edition de l’Université de
Bruxelles, 1984, p. 141.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 231

pratiques de divination comme l’utilisation des coquillages, la


cartomancie, les rêves, et “l’ange conducteur” sont le plus
souvent employées pour détecter le sorcier.

[264]
Il arrive qu’avant même de consulter un oungan, on repère déjà le
sorcier. On lui remet alors directement le malade qu’on dit ensorcelé,
et le présumé sorcier est mis en demeure de le guérir.

Soupçonnés et accusés de sorcellerie

Mais qui peut être accusé de sorcellerie dans le cadre des croyances
du vodou en Haïti ? En acceptant ici la formule de Marc Augé, à savoir
qu’il y a “toujours plus de soupçonnés que d’accusés”, je montrerai en
même temps les difficultés que soulève une interprétation de la
sorcellerie dans les seuls termes d’une idéologie de reproduction du
pouvoir politique.
On commence souvent par porter le soupçon sur la mère, quand il
s’agit d’un enfant en bas âge, présumé victime de sorcellerie. Dans le
récit que nous avons commenté au chapitre 6, une mère était censée
“manger” tous ses enfants l’un après l’autre, au point que les membres
de sa famille ont dû lui retirer la garde du dernier enfant. Les belles-
mères, mais aussi les femmes vieilles et célibataires, vivant seules dans
leur maison sont facilement aussi tenues pour des loups-garous. C’est
sans doute le soupçon jeté sur la mère qui conduit le oungan à orienter
ses investigations en faveur d’un ensorcelé d’abord sur les proches,
assimilés à la famille élargie, et sur les membres de la famille
maternelle. Les problèmes d’héritage, de jalousie, d’empiétement de
“l’autre” sur son propre espace sont parfois des occasions qui réveillent
le soupçon de sorcellerie au sein de la famille et dans le voisinage
immédiat. L’affection qu’une femme du voisinage peut manifester
envers un enfant ne doit jamais paraître excessive, la règle de
bienséance veut qu’on ne dit pas d’un enfant nouveau-né qu’il est très
beau : un loup-garou est censé toujours se montrer excessivement
affectueux. Mais très souvent, on croit que seule la mère de l’enfant dit
ensorcelé “ouvre [265] le passage” au loup-garou en lui opposant une
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 232

trop faible résistance 307. La certitude que la mère ne livrera pas son
enfant au loup-garou est obtenue parfois dans un rite qui consiste en un
dialogue entre la mère et la femme-sage, juste après l’accouchement,
au moment des bains de protection reçus par l’enfant. “Qui veut ce
petit” ? dit la sage-femme. Et la mère doit répondre : “c’est moi”. Sans
doute, peut-on voir ici un raccourci du rite du markiagu, accompli par
les Gourmantché de Haute Volta et que Michel Cartry a si bien
décrit 308. Au cours de ce rite, la sage-femme, représentant du lignage
de l’enfant, renonce à regarder le placenta avant que le père pose son
propre regard et dise le sexe de l’enfant. Autrement, celui-ci pourrait
être plus tard frappé de cécité : il serait victime d’une capture par la
mère, puisqu’aucune médiation n’existerait entre elle et l’enfant.
En Haïti, le petit bon ange du nouveau-né, on s’en souvient, connaît
une situation instable, et s’accroche au placenta jusqu’à ce que celui-ci
soit enterré ; mais, qui plus est, le petit bon ange attend de recevoir la
protection des Iwa, seuls capables de garantir à l’enfant la condition d’un
être humain à part entière. C’est donc pour cela que le nouveau-né
s’expose à la dévoration par la mère, dès lors que les Iwa viennent à faire
défaut comme termes séparateurs entre eux.
Le modèle du loup-garou étant la mère, on peut se demander si la
logique du rapport primordial à la mère n’est pas à l’œuvre dans le
regard tendre et affectueux, mais fascinant, que le loup-garou est censé
poser sur l’enfant. Beaucoup d’Haïtiens attribuent souvent au regard
des adultes sur les enfants un pouvoir dévorateur, et en sens inverse aux
enfants nés coiffés du pouvoir de détecter à l’avance les actes de
sorcellerie.
[266]
Pourquoi, cependant, est-ce fréquemment la femme, la première, à
laquelle on est enclin à attribuer le pouvoir de sorcellerie ? Sans doute,
peut-on rapporter à la phase de la relation pré-génitale orale de la
relation mère-enfant le fantasme de dévoration propre à la sorcellerie,
l’enfant dévorateur de la mère se voyant à son tour dévoré par elle.
Comme si l’activité de sorcellerie décollait souvent à partir d’un désir

307 Alfred Métraux rapporte cette information dans Le Vodou haïtien, op. cit., p.
268.
308 Michel Cartry, “Les yeux captifs”, in Systèmes de signes, op. cit., 79-110.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 233

de se manger entre soi. Mais le problème sociologique de l’accusation


n’est pas posé pour autant, car la sorcellerie provient aussi des autres,
et les sorciers comme leurs victimes sont à l’avance connus de tous et
triés par la collectivité. Dans les provinces et dans les villages en Haïti,
presque chaque quartier dispose de ses sorciers et sorcières, sauf que
tous ne font pas l’objet d’accusation.
Une distinction s’impose entre le soupçon et l’accusation de
sorcellerie. L’individu qui se met à s’enrichir de manière rapide et
spectaculaire, a dû sortir des règles du jeu et chercher des pwen forts,
c’est-à-dire acheter des forces spirituelles, des mauvais Iwa, ou des baka
pour s’accaparer du potentiel vital du voisin ou d’un membre de sa
propre famille. En revanche, de grands commerçants, de grands
spéculateurs usuriers, des notables et des chefs politiques sont tous
connus comme disposant de forces suspectes, garantes de leurs
richesses et de leur pouvoir, et ils demeurent en-dehors du champ
d’accusation.
Le soupçon couvrirait deux réseaux situés aux deux pôles de
l’échelle sociale : d’un côté les riches et les chefs politiques, de l’autre,
les pauvres et les faibles. La restriction du champ de l’accusation au
seul réseau des pauvres et des faibles conduit le plus souvent à qualifier
la croyance en la sorcellerie comme un support au conservatisme social.
Maïs la réalité est plus complexe, car la théorie de la sorcellerie
présuppose l’ordre social qu’elle contribue paradoxalement à fonder.
Elle ne vient pas, comme une idéologie, justifier après-coup [267] cet
ordre. Egaler ceux qui sont déjà forts implique l’utilisation des mêmes
armes qu’eux, c’est-à-dire de la sorcellerie. Tous les membres d’une
société ne sauraient prendre le risque de la sorcellerie. En revanche, le
pouvoir s’établirait toujours à partir d’une violation d’interdits, d’une
manipulation de forces dangereuses qui peuvent se retourner contre lui.
On ne s’y risque que par excès d’individualité. On ne s’y installe que
par goût de la folie. Celui qui s’aventure au- delà des lignes interdites
est censé également acquérir un pouvoir sur l’ordre naturel dont toute
la société devrait bénéficier. Des rôles de violateurs d’interdits seraient
donc à l’avance prévus. Il n’est pas nécessaire que pouvoir mystique
(sur l’ordre naturel) et pouvoir temporel (sur l’ordre social) se
rejoignent dans le même individu, comme l’ont montré Luc de Heusch
et Alfred Adler, en proposant un approfondissement des hypothèses de
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 234

Frazer dans le Rameau d’or, sur la royauté sacrée en Afrique 309. En


particulier, Luc de Heusch souligne que le pouvoir magique rituel est
fondé sur la sorcellerie. Ce sont donc les deux types de pouvoir qui
rentrent dans le champ de la sorcellerie. Les individus qui l’exercent
sont dans certains cas, c’est-à-dire en temps de crise, passibles de
meurtres rituels, et les interdits en sortent renforcés.
Les soupçonnés qui ne sont pas accusés, ne sont pas censés faire
partie de mon groupe social ; ils représentent un monde séparé, avec
lequel seules des stratégies de compromis sont possibles.
En temps ordinaire (à opposer au temps de crise), les sorciers
présumés tels, et de fait accusés, seront toujours des faibles : ceux qui
ont toutes les raisons d’être des envieux. [268] À ce niveau, les
positions de sorcier et d’ensorcelé semblent être réversibles. À la limite,
je me dépêche d’être l’ensorcelé pour ne pas être soupçonné d’être
l’ensorceleur.
Mais en dehors du soupçon et de l’accusation, il y a aussi l’auto-
accusation qui demeure un paradoxe dans le champ de la sorcellerie. En
Côte d’ivoire par exemple, on voit se développer des mouvements
antisorcellerie et des autoaccusations de sorcellerie. Le sorcier viendrait
presque de lui- même confesser en plein jour les forfaits qu’il est censé
avoir commis dans le secret de la nuit. Dans la réalité, il est encouragé
à ses aveux par les mouvements antisorcellerie déclarés, comme celui
du prophète Atcho, étudié par Marc Augé.
En Haïti, on ne connaît pas de tels mouvements, du moins pendant
la période duvaliériste, mais les confessions protestantes constituent,
comme me l’a souligné un oungan, un “rejeté” permanent, c’est-à-dire
une campagne “antisuperstitieuse’ ’ ou anti-vodou permanente, et elles
sont la plupart du temps des lieux de confession de sorcellerie pour les
nouveaux convertis. En outre, les chanpwèl ayant pignon sur rue, un
mouvement antisorcellerie déclaré aurait automatiquement des
consonances politiques.

309 Alfred Adler : “Le pouvoir et l’interdit. Aspects de la royauté sacrée chez les
Moundang du Tchad”, in Système de signes, op. cit., p. 39 ; Luc de Heusch,
“Pouvoir de la sorcellerie, sorcellerie du pouvoir”, art. cit., pp. 145-146 ; de
Heusch développe cette hypothèse dans plusieurs autres articles et ouvrages,
dont Le Roi ivre, ou l’origine de l’État, Gallimard, Paris 1972.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 235

Essayons maintenant de récapituler.

a) Je m’arroge le pouvoir qui est associé à la sorcellerie, en faisant


partie ouvertement d’une bande de Chanpwèl. Un oungan qui
affirmerait ne pas disposer de bandes de chanpwèl se sentirait
vulnérable. De même un notable de village qui ne laisserait pas
courir le soupçon qu’il est membre de chanpwèl. Bien entendu,
certaines personnes avouent avoir été contraintes de devenir
chanpwèl, pour se protéger contre la sorcellerie. D’autres disent
y adhérer librement. Mais il s’agit d’une recherche de protection
qui consiste encore à aller à la fois au-devant de l’accusation et
au-devant de la condition de victime. La participation moins
discrète de tontons-macoutes [269] et des défenseurs du pouvoir
de Duvalier dans des groupes de chanpwèl, laisse entendre qu’un
rapport plus étroit s’est noué entre le gouvernement et certaines
sociétés secrètes. Quelle est la nature de ce rapport ? Comment
expliquer cette conjonction entre ceux qui, en quête d’ascension
sociale et de pouvoir, adhèrent à ces sociétés, et ceux qui sont
déjà forts politiquement ? Sur cette intégration du pouvoir
duvaliériste dans le champ imaginaire de la sorcellerie, on
reviendra un peu plus loin.
b) Je deviens un sorcier repenti, en m’accusant de l’avoir été.
Beaucoup de sectes religieuses et de confessions protestantes ne
doivent leur succès aujourd’hui qu’en se constituant comme lieu
de confession de sorcellerie. La conversion à la secte se donne
alors comme exorcisme bénéfique, pour reprendre l’expression
de Luc de Heusch. L’ordre entier du vodou apparaît comme pure
sorcellerie. Les Iwa sont massivement disqualifiés et sont tenus
comme pathologie pure, par incapacité à protéger suffisamment
le petit bon ange de l’individu, contre les agressions qui se
multiplient. Car face à celles-ci, je n’ai qu’une possibilité :
invoquer ou acheter des mauvais Iwa. Cette envie, je l’ai eue
finalement, et je n’ai plus qu’à m’accuser de sorcellerie. Mais au
moment où je m’accuse, je cesse par là même d’être sorcier, et je
fais coup double, puisque je me délivre de la possibilité d’être
accusé par les autres. Il est remarquable que l’espace social
occupé aujourd’hui par plus de 300 sectes religieuses en Haïti
soit les quartiers populaires des villes de province et les
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 236

bidonvilles de la capitale. Même les campagnes commencent à


être fascinées par l’action des sectes. C’est qu’il y a un caractère
pathétique de l’accusation de sorcellerie qui doit d’abord choisir
ses victimes parmi les pauvres et les faibles, c’est-à-dire tous
ceux qui ont des raisons objectives [270] de se mettre en quête
d’une mobilité sociale, mais qui sont voués à l’avance à un échec
dans la structure sociale actuelle.
c) Je deviens moi-même zombi. Position inverse et symétrique des
deux positions précédentes. C’est moi, la victime. Mon petit bon
ange est subtilisé ou couvert par une force puissante extérieure
qui fait de moi ce qu’on lui dicte. Les plus forts que moi sont
partout :

- Je suis victime des zombis infiltrés dans mon corps : c’est-à-


dire des “âmes de morts” égarées, ou expédiées sur moi. Une
blessure qui tarde à se refermer peut les laisser s’introduire en
moi. Un traitement est alors possible. C’est encore un cas
d’exorcisme bénéfique, puisque l’individu devra, lors de sa
guérison, recevoir un surcroît de protection par les Iwa.
- Je suis pris tout entier comme zombi. Un ennemi m’a jeté un
sort, j’ai été atteint, et je suis enterré pour mort, après avoir
été en fait réduit à l’état cataleptique. C’est le cas du zombi,
sorti du cimetière, et préposé au travail forcé dans un jardin
ou dans un ounfò pour le compte de son propriétaire. Des
zombis rescapés se multiplient, mais, comme par hasard, en
même temps que prolifèrent les chanpwèl et les sorciers
repentis. On se souvient en effet que les chanpwèl assument
la responsabilité de condamner certains individus (qu’on
viendrait leur “vendre”) à l’état de zombi, et reconnaissent
disposer de spécialistes en zombification.
- Ou encore, je suis pris comme corps livré à lui- même, donc
susceptible d’être métamorphosé en cochon, cabri ou bœuf.
En effet, sans les forces spirituelles qui me protègent, ou sans
mon petit bon ange, je ne sais plus ce qui me distingue d’un
animal à vendre, à dépecer et à cuisiner. Du coup, la
possibilité d’être produit tel est donc projetée au-dehors ; et
l’on peut faire [271] état dans les journaux de vente de chair
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 237

humaine dans les boucheries, et de troupeaux de bœufs


constitués de vrais et de faux bœufs.

En définitive, on aura remarqué que les quatre positions : faible


accusé, chanpwèl, sorcier repenti, zombi, constituent une même chaîne
paradigmatique ; si sorciers repentis, zombis, faibles accusés disent une
agression vaincue, les chanpwèl ne sont pas si éloignés d’eux. En effet,
les chanpwèl ne font que se mettre en sursis de la position de victime.
Il faut vendre, dit-on, l’un des siens c’est-à-dire le livrer en échange à
la dévoration cannibalique pour être chanpwèl. Effectivement, un
chanpwèl peut croire être celui qui “a mangé” son fils ou un parent
décédé récemment : ce parent aurait été offert “en repas” à la bande de
chanpwèl. En revanche on croit que les “esprits” qui confèrent au
chanpwèl son pouvoir l’engloutiront à son tour. Au sein de l’association
des chanpwèl, l’ordre de l’échange est seulement mimé, jamais
effectivement réalisé, puisque pour devenir fort comme un sorcier, il
faut se situer au-delà des interdits, et par conséquent dans un espace de
réversibilité générale des valeurs, où la dette contractée n’a jamais fini
d’être honorée.
Nous sommes bien ici en présence d’une interprétation de l’aventure
individuelle comme de l’aventure collective, qui s’enracine dans le
système symbolique-vodou. L’aventure individuelle se donne à
l’avance inscrite dans un spectre de pratiques qui vont d’intensités en
intensités, de la maladie provoquée par les Iwa, comme premier
moment possible d’une dévoration de soi, jusqu’à la possibilité de
consommation totale par les mauvais “esprits” reçus en héritage ou
expédiés dans son corps et capables de faire de soi un zombi bon à
travailler ou un animal bon à manger. Dès que la crise sociale devient
plus aiguë, cette interprétation fait rage. Mais par là, elle vise à se
sauvegarder comme telle : elle seule est logique pour l’individu qui ne
connaît pas d’autre [272] système culturel.
Comprendre cela, c’est comprendre en même temps que le
vodouisant serait complètement désemparé devant le monde et la
société actuelle si le langage de la magie et de la sorcellerie venait à lui
manquer. Sous ce rapport, l’intuition de Lévi-Strauss s’avère juste : le
choix de l’individu se trouve entre la magie et pas de système du tout.
Mais le langage de la dévoration cannibalique qu’offre la sorcellerie
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 238

demeure congruent au système puisqu’il est fondé sur une théorie de


l’appareil psychique qui pense la réduction de l’individualité comme
telle : le petit bon ange, élément spirituel qui constitue le soi en propre,
est insuffisant pour garantir la sécurité de l’individu : seul le lwa est son
garant. Cette situation exprime une fragilité essentielle : l’angle
d’écartement du petit bon ange par rapport au corps est la fissure. Voler,
annihiler, couvrir le petit bon ange, ou encore profiter de sa distraction
pour introduire d’autres forces spirituelles dans le corps de l’individu,
c’est là une activité psychique. La théorie de la sorcellerie, écrit Marc
Augé, à propos des populations lagunaires de la Basse-Côte d’ivoire,
suggère que “le chemin de l’atteinte physique passe par l’ébranlement
de la résistance psychique” 310. Alfred Métraux ne semble pas avoir
compris la logique de la sorcellerie dans le vodou, quand il parle de
“forme aberrante” 311 prise par certaines pratiques, comme les
incantations pour “attirer dans un baquet d’eau” celui qu’on cherche à
tuer.
À partir de l’analyse que nous avons faite dans les pages
précédentes, l’activité de sorcellerie paraît toujours dirigée sur le petit
bon ange dont l’ombre a pu être captée par exemple dans un baquet
d’eau, mais sur la base d’un procédé métonymique qui consiste à
prendre un élément lié à la personne [273] comme les cheveux, les
vêtements ou tout autre objet lui appartenant. L’héritage du petit bon
ange s’obtient du côté des ancêtres paternels, eux-mêmes transmetteurs
du sang de l’individu. Le rapport entre le petit bon ange et le sang est
donc tel que toute opération sur le petit bon ange atteint
métaphoriquement le sang lui-même.
Ce dispositif de la sorcellerie dans le vodou commande aussi la
distribution des sorciers en fonction des deux réseaux situés aux deux
pôles de l’échelle sociale. L’émergence de l’individu comme tel, étant
toujours sanctionnée comme un trait fondamental de la sorcellerie, il
faut bien qu’une carte des sorciers soit à l’avance projetée pour rendre
compte du mal, des malheurs et des désordres en général qui advien-
nent dans le monde et dans la société. Tous ne seront pas sorciers ; tous
les sorciers ne seront pas accusés. Seules les victimes — ensorcelés et

310 Marc Augé, “Les métamorphoses du vampire”, in Nouvelle Revue de


Psychanalyse, Destin du cannibalisme, op. cit., p. 145.
311 Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien, op. cit., p. 241.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 239

accusés d’ensorcellement des autres — se donnent en spectacle, afin


que le système symbolique soit sauvegardé. Reconnaître que les faibles
sont les accusés de choix ne conduit pas automatiquement à voir dans
la sorcellerie un instrument de conservatisme social. Pour reprendre
l’argument de Luc de Heusch, on laisserait complètement inexpliqué le
fait que le soupçon se porte facilement sur les devins et désorceleurs
(donc antisorciers) et surtout on mettrait ceux-là sur le même pied que
les riches et les chefs politiques. Certes, quand les victimes des sorciers
sont du genre bien spécial qu’on désigne par le terme de zombis, ces
ensorcelés préposés à des tâches d’esclaves, l’imaginaire de la
sorcellerie s’articule clairement à une économie politique, mais sans se
confondre pour autant avec elle.
[274]

2. Économie politique et imaginaire


de la sorcellerie en Haïti

Les sociétés secrètes


comme sociétés d’initiés.

Retour à la table des matières

Les analyses que nous avons développées jusqu’ici tendent à


montrer la puissance de l’imaginaire en travail et du côté de
l’observateur et du côté du croyant dans les pratiques de sorcellerie.
Lorsque Norman Cohn nie sans appel l’existence réelle de sociétés
secrètes de sorciers, mangeurs d’êtres humains et surtout d’enfants, à la
fin du Moyen-Age en Europe, sous un certain rapport nous partageons
sa conclusion : “On ne doit pas admettre, écrit-il, comme preuve
d’événements réels, des histoires qui contiennent des éléments d’une
impossibilité manifeste...”. “Les anthropologues s’accordent pour
penser que ces bandes n’existent qu’en imagination : personne n’est
jamais tombé dans la réalité sur une société de sorciers. Et c’est
vraiment là l’essentiel, la tradition que nous avons considérée a souffert
du même défaut : elle a grossièrement sous-estimé les capacités de
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 240

l’imagination humaine” 312. Mais encore faut-il bien saisir l’effet en


retour sur les classes populaires des discours et récits sur la sorcellerie,
dans lesquels l’imagination est galopante.
Il y a une première logique dans l’accusation de sorcellerie ou
l’imputation de cannibalisme : c’est celle de l’intérêt. Les sociétés de
sorciers au Moyen-âge, comme fruit de l’imagination de prêtres, de
juges et des autorités en général, sont de même nature que les
prétendues rumeurs sur des associations secrètes de juifs, répandues par
les nazis. De même, au XVIIe siècle, dès les premières mentions de son
existence par les voyageurs-chroniqueurs, le vodou a été considéré tout
entier comme une secte secrète de sorcellerie. En [275] tant que tel, il
devait être objet de persécution. Deux siècles plus tard, les
colonisateurs français et britanniques interdisent solennellement les
associations secrètes de sorciers en Afrique, considérées en bloc
comme des bandes adonnées aux pratiques cannibaliques. Les “Mau-
Mau” au Kenya connaissent un destin semblable sous la plume des
colonisateurs britanniques qui leur faisaient la guerre. Là où l’État ou
la “raison” (d’État) veut s’établir, il commence par produire ses
marges : celles de l’irrationnalité, de l’imaginaire, de la barbarie. On a
beau ne pas pouvoir prendre le sorcier cannibale la main dans le sac, on
ne cesse pour autant de lui prêter une existence réelle. Norman Cohn a
donc raison, mais seulement là où les associations secrètes sont définies
comme associations de cannibales réels. La difficulté de prouver
l’existence, à la fin du Moyen-Age, de sociétés secrètes qui se
réunissent à l’abri du regard des autorités n’est pas applicable tout à fait
à l’Afrique Noire et à Haïti, où la tradition de groupes d’initiés, dédiés
à des pratiques de magie ou à la transmission de certaines connaissances
médicinales est bel et bien attestée. C’est sans doute sur la base de cette
pratique que l’imagination des colonisateurs a pu décoller, rejoignant
ainsi celle qui a eu cours en Europe, à la fin du Moyen-Age. Moins on
connaissait la nature de ces associations, plus on fantasmait, et les pistes
de recherches sont d’autant plus brouillées que des Africains eux-
mêmes, comme des Haïtiens, non- membres de ces associations leur
attribuent des pouvoirs extraordinaires.

312 Norman Cohn, Démonologie et sorcellerie au Moyen-Age, op. cit., pp. 150-
157.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 241

À la fin de son ouvrage sur Sorcellerie, oracles et magie chez les


Azandés, Evans-Pritchard décrit une “association pour l’exercice de la
magie” 313, l’association Mani, que les Azandés eux-mêmes et les
Européens colonisateurs ont tenue pour subversive. Les caractéristiques
de cette société secrète sont [276] à peu près les mêmes que celles des
bandes de chanpwèl ou de bizango. Elles tiennent leurs réunions la nuit,
de préférence dans la brousse ou dans des zones proches de la brousse.
Elles gardent le secret de leurs rites, et sur chacun de leurs membres.
L’entrée dans le groupe est comparable à une initiation : différents
grades existent qui donnent droit progressivement à des pouvoirs
croissants. Un repas est censé unir les membres entre eux au cours de
ces réunions. L’individu- membre est censé disposer d’une certaine
immunité contre la sorcellerie. Mais dans le cas des Azandés, l’objectif
principal de l’association Mani est l’achat de médecines réputées
infaillibles ou l’apprentissage de plantes et d’arbres magiques. Bien
entendu, les rumeurs populaires parlent de l’ambivalence des pouvoirs
de cette société : il existerait une guérison semblable à une mort par la
“magie Mani”, qui exercerait une grande influence sur la cour royale.
Les témoignages dont nous disposons sur les chanpwèl sont un
mélange saisissant de pratiques tout à fait régulières dans le cadre du
rituel vodou et de rumeurs relatives aux croyances en la sorcellerie. Les
cérémonies organisées par les chanpwèl ont lieu souvent en dehors des
ounfò, sous les mapou (arbres de résidence en particulier des Iwa gédé,
esprits des morts) et dans les carrefours.
Le passeport-gédé distribué aux membres est censé leur permettre
de circuler la nuit et de ne pas être pris à partie par la bande. De même,
des formules secrètes s’échangent entre les membres. Aucun indice ne
permet de voir dans ces associations des bandes criminelles qui se
réunissent pour exécuter — peu sommairement — des individus, les
cuisiner et les manger. Mais, nous l’avons vu, il est difficile d’obtenir
sur les activités des chanpwèl un récit qui ne fasse mention de ces repas
cannibaliques. Or le chanpwèl laisse courir, à propos de ses activités, le
soupçon de sorcellerie, et reprend à son compte tous les fantasmes
ordinaires en vigueur sur la [277] sorcellerie. Ainsi la métamorphose
en animal : cabri, cochon, chien, chat, cheval. Ensuite le déplacement

313 Evans-Pritchard, Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé, op. cit., p.
577.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 242

libre d’un point à un autre et la capture des imprudents qui les


surprennent la nuit. Le chanpwèl dispose d’une lumière qui a la vertu
de convoquer le petit bon ange de l’individu. C’est le koutlanp
(éblouissement de l’individu par une lampe électrique ou lampe à gaz) :
celui qui en est atteint tombe malade, une fois arrivé chez lui. Un
oungan a pu me dire que le koutlè ou coup de poudre magique a une
telle efficacité qu’il peut capturer même un petit bon ange déjà mis à
l’abri. Les récits sur les chanpwèl qui vont se repaître de leurs victimes
sous l’arbre-ma/wu ou à l’intérieur même de l’arbre livrent bien en
même temps leur code d’interprétation : l’activité de sorcellerie y est
comprise essentiellement comme la capture et la dévoration du petit
bon ange.

Les sociétés secrètes comme lieu de protection


du vodou et de lutte antisorcellerie.

Héritage des sociétés secrètes africaines, les groupes de chanpwèl,


de zobòp, ou de bizango sont des associations d’initiés 314 qui ont la
réputation de disposer de pwen forts, capables de les rendre
invulnérables aux attaques de sorcellerie. Leurs pratiques s’enracinent
dans le dispositif des croyances en la sorcellerie. Mais il s’agit pour eux
de se faire craindre sans se laisser accuser, et peut-être même au bout
du compte, de se réserver le monopole de la lutte antisorcellerie dans
une région donnée. Comment cela est-il possible ? Que des chanpwèl
se disent protecteurs des intérêts d’une région, ou de la moralité d’une
population, semble être de prime abord en contradiction avec les
rumeurs qu’ils laissent répandre sur [278] leurs activités. Car il ne fait
guère de doute pour les non-adeptes de ces sociétés secrètes qu’elles se
livrent à des repas cannibaliques, qu’elles produisent mort, maladie,
accidents divers, et qu’elles possèdent le terrible pouvoir de transformer
des individus en zombis. Or, c’est par la médiation de telles rumeurs

314 R. Bastide signale que dans le cadre du caudomblé au Brésil, il existe une
société secrète qui s’appelle “la soirée des Egun” où l’on demeure prisonnier
de la loi du secret une fois que l’on devient adepte. Des assassinats sont
parfois attribués à la secte. Bastide a pu “vérifier que la peur des Egun est
extraordinairement forte, même en dehors des adeptes”, Le candomblé de
Bahia, op. cit., p. 121.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 243

que les chanpwèl exercent un contrôle social et politique dans une


région donnée. L’adhésion à la société secrète est motivée, nous l’avons
vu, par la quête d’ascension sociale et de pouvoir et donc suppose un
risque d’être accusé de sorcellerie. Mais, par ma seule condition de
chanpwèl, je suis dans le camp des soupçonnés, mis sous contrôle,
puisque je ne peux dorénavant exécuter mes desseins de sorcellerie que
dans le cadre de la nouvelle société strictement réglementée. Une
société de la nuit, à vrai dire, redoublant celle du jour, et vécue comme
sa théâtralisation dans l’imaginaire, avec une nouvelle administration,
une nouvelle hiérarchie sociale et politique. Ma propre sorcellerie,
rejoignant donc celle des déjà-forts, s’annule, et, à tout le moins,
connaît une certaine régulation. Seul le groupe des associés, en tant que
groupe, est habilité à revendiquer un acte de sorcellerie, et en retour, à
recevoir des plaintes de la part des victimes. Les oungan et les bòkò,
membres chanpwèl, s’arrangent, dit-on, pour recevoir en consultation
des malades qu’ils revendiquent avoir au départ ensorcelés. Moins une
bande de chanpwèl est discrète, plus elle annonce une recrudescence
nouvelle de la sorcellerie et en même temps une nécessité de la réguler.

Rumeurs de sorcellerie et crise sociale.

Les rumeurs sur la circulation, de nuit, de multiples bandes de


sorciers, se répandent surtout à des périodes de crise sociale et politique.
Evans-Pritchard établit une corrélation entre la multiplication des
associations secrètes chez les Azandés, la conquête européenne et la
crise de la tradition 315. La même analyse peut être produite pour les
[279] bandes de “gueux et des sectes anthropophages”, qui circulaient
dans les rues de Jacmel, lors des révoltes paysannes de 1843, les sectes
dites “zib-zib”, ou sectes des “jérouj” (les yeux rouges) à la fin du siècle
dernier, auxquelles on attribuait le pouvoir de capturer les promeneurs
imprudents pour se régaler de leur chair. Nous avons déjà signalé le
caractère récurrent de ces rumeurs sur les bandes de sorciers, dans les
périodes de crise. Mais il faut préciser l’ampleur actuelle de cette crise.

315 Evans-Pritchard, Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandés, op. cit., pp.
578-589.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 244

Des travaux récents sur la paysannerie haïtienne ont enfin permis de


saisir avec plus de précision la profondeur des transformations qui se
sont opérées dans les campagnes haïtiennes depuis le début de ce siècle.
Il serait pour le moins surprenant que ces transformations n’atteignent
pas de fond en comble tout le système symbolique du vodou. On se
souvient que la vigueur du vodou en Haïti est due au rétablissement,
dès la proclamation de l’indépendance, d’un mode de production
domestique, dont l’existence est attestée jusqu’à nos jours par le lakou.
Regroupement de plusieurs familles sur une même terre qui avait été
soit concédée par les nouveaux pouvoirs, soit occupée par les anciens
esclaves, le lakou offrait la possibilité de renouer avec les traditions
religieuses africaines : la terre appartient aux ancêtres auxquels chaque
année un culte est rendu, et pour cela doit demeurer indivise. Les
conditions du lakou sont bien mises en lumière par Georges Anglade :
“le lakou est une modalité d’organisation née de la régionalisation” 316.
La difficulté d’une centralisation totale au XIXe siècle rend compte de
la durée du système lakou, où la culture des vivres (pour la
consommation locale) est prépondérante sur la production des denrées
(pour l’exportation), à laquelle l’État contraint les paysans. Une
économie de traite, en vigueur jusqu’à nos [280] jours, laisse la
paysannerie livrée à elle-même au plan économique, et maintenue,
comme à l’époque esclavagiste, sous le contrôle politique serré du chef
de la section rurale, nouveau commandeur, qui cumule les pouvoirs
judiciaire, administratif et militaire. 317
Aujourd’hui, une masse d’environ deux millions d’habitants,
totalisant près de 80% de la population totale du pays, est tenue encore
pour des barbares dont les citadins apprennent à se démarquer. Les
paysans haïtiens sont créolophones unilingues, mais jusqu’à la
Constitution approuvée le 29 mars 1987, la langue officielle du pays est
le français, les actes administratifs sont en français, les Constitutions
n’avaient jamais été traduites en créole. Le système éducatif est orienté
— pour près de 70% de son budget — vers les villes ; au sens strict, il

316 Georges Anglade, Atlas critique d’Haïti, Centre de recherches caraïbes de


l’Université de Montréal, Québec 1982, p. 38.
317 Voir l’article de Pnina Lahav, “The chef de section : Structure and Fonctions
of Haiti’s Basic Administrative Institution", in Working Papas in haitian
Society and Culture, Ed. S. Mintz, Antilles research program, Yale
University, 1975, pp. 51-83.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 245

ne concerne pas le monde rural auquel seules des bonnes œuvres sont
allouées. Or, dans un même moment, les ressources de l’État, pour
l’essentiel, la richesse des gros commerçants des bords de mer, les
moyens d’éducation des couches urbaines s’appuient sur la
dépossession continuelle des paysans 318 (petits propriétaires et salariés
agricoles) qui produisent les denrées principales d’exportation (le bois
de campèche, puis le café au XIXe siècle). Jusqu’au début du siècle,
cette paysannerie parvient, tant bien que mal, non pas à faire entendre
sa voix, mais à survivre. À partir de 1915, c’est-à-dire avec l’occupation
américaine, l’espace se centralise, les pratiques d’expropriation et de
contrainte à la corvée sont devenues plus violentes, en vue d’une
canalisation totale du commerce extérieur vers les États-Unis. Les villes
périclitent, le lakou [281] subit un émiettement progressif, et la pression
démographique aidant, l’exode rural s’inaugure. La capitale s’emplit de
centaines de milliers d’errants, sans abri et sans travail. Quelques
débouchés s’offrent : ce sont, vers les années 1930, les grandes
plantations de canne à sucre en République Dominicaine et à Cuba, où
les paysans sont conduits comme de nouveaux esclaves. L’on découvre
enfin que plus d’un million et demi de paysans ne reçoivent que 7% de
terre cultivables. Une parcellisation extrême de la propriété amène à un
système de subsistance. Des noyaux de résistance, comme des bourgs-
jardins 319, les compagnonnages, les circuits de vente-production
vivrière préférentiels, des marchés de trottoirs, s’établissent. Mais ils
n’évitent pas la famine. La tragédie des boat-people en route pour les
îles voisines dans l’espoir d’atteindre la Floride atteste qu’un point de
non-retour est atteint dans la crise de la paysannerie haïtienne 320.
L’ensemble des contrôles tissés autour de la paysannerie depuis
deux siècles, en continuité avec le système esclavagiste, rend compte

318 Pour une analyse du système d'exploitation des paysans, voir C. Girault, Le
commerce du café..., op. cit., et plus récemment le diagnostic sans concession
de Jacques Barros sur l’évolution économique et sociale du pays, dans Haiti,
de 1804 à nos jours, T. I et II, Ed. L’Harmattan, Paris, 1984.
319 Georges Anglade, Atlas critique d’Haïti, op. cit. : “Une relecture de l’habitat :
les bourgs-jardins”, pp. 38-41 ; de même, son article “Sur la pertinence de
l’échelle de la régionalisation : le cas d’Haïti, in The Canadian Journal of
Regional Science, vol. VIII, été, 1985, pp. 135-154.
320 Voir les conclusions pessimistes de Mats Lundhal dans Peasants and
Poverty : a study of Haiti, op. cit., pp. 616-618 ; voir aussi notre article “La
fuite du peuple haïtien”, in Les Temps Modernes, sept. 1982.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 246

de sa difficulté d’intervenir dans les affaires publiques. Les codes


ruraux eux-mêmes, du gouvernement de Boyer (1826) à Duvalier
(1962), produits d’une économie de traite, tendent tous à faire de la
paysannerie un monde à part, un corps “étranger” 321 au pays qui, lui,
est identifié par ailleurs à une oligarchie politique, une bourgeoisie
commerciale, une petite-bourgeoisie des villes plutôt parasitaire. C’est
bien cette [282] position “d’étrange étranger” que les rumeurs sur le
cannibalisme en Haïti et sur la barbarie à l’œuvre dans la production de
zombis, viennent conforter.
L’explosion des rumeurs de sorcellerie, pourrait-on dire, est le
langage d’une dérive, à l’image de celle des boat- people dans la mer
des Caraïbes. Le système qui produit des errants dans les bidonvilles et
sur les mers est celui-là qui produit aussi les chanpwèl et les zombis en
surnombre. “L’économie politique de la dégradation”, pour reprendre
la formule du géographe Georges Anglade, renvoie à une économie
politique de la sorcellerie. Mais celle-ci, loin d’être une dégradation du
vodou, semble être un recueillement autour de lui-même, une implosion
et une incandescence, au moment même où il vient à la défaillance.
Ainsi les lwa sont devenus d’autant plus insatiables qu’on peut leur
offrir moins de sacrifices, c’est-à-dire moins à manger. Les achats de
mauvais lwa se font plus courants, et nul ne sait plus quand il est lui-
même ensorceleur ou ensorcelé. Là où la paysannerie savait encore se
créer une marge d’autonomie et pratiquer le vodou comme un espace
de survie et de marronnage, avec le régime duvaliériste l’État vise à
l’envahissement de tout cet espace. Concrètement, aux bandes de
chanpwèl opérant dans l’imaginaire s’adjoignent des milliers de
tontons-macoutes réels lâchés par le dictateur à travers tout le pays et
surtout les campagnes, avec pouvoir de vie et de mort sur tout opposant.
Duvalier est alors désigné comme celui qui concentre autour de son
palais la somme des pouvoirs de la sorcellerie : il est censé boire le sang
des opposants et se préparer des bouillons avec la cervelle des leaders
capturés.
L’on doit comprendre, en effet, que les déjà-forts (hommes au
pouvoir politique réel) adhèrent à l’association des chanpwèl non pas

321 C. Girault, Le Commerce du café en Haïti, op. cit., définit l’aliénation du


paysan haïtien à partir de sa “position d’étranger dans une société globale où
il est largement majoritaire”, p. 248.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 247

pour augmenter leur force politique et matérielle, mais pour la fonder


symboliquement et dissuader les autres de toute convoitise. La force
mystique sert à rendre [283] compte de la force politique et matérielle,
mais les groupes de chanpwèl ne constituent pas pour autant un groupe
politique : leur action se situe dans l’imaginaire de la sorcellerie et sert
davantage — paradoxalement à limiter la sorcellerie en la monopolisant
dans une région donnée. En revanche, avec le régime de Duvalier, un
emploi idéologique de la société secrète est à l’œuvre. Entre
l’imaginaire de la sorcellerie et l’ordre politique, plus aucune distance
n’est perçue. Sur le peuple une longue nuit s’étend qui n’est plus cernée
par le jour. Fuir le pays, même dans la débandade, apparaît comme
l’unique chemin de salut. Mais il a fallu pour cela que l’espace haïtien
soit enfin livré entièrement au despote qui, en s’identifiant
rigoureusement à l’État et à la nation, s'autoproclamé le seul héritier du
maître-esclavagiste, donc le seul symbole de la civilisation et le seul
propriétaire légitime du pays. C’est à ce titre qu’il a pu réaliser ce
qu’aucun autre n’a fait avant lui : une présidence héréditaire. Une
économie politique s’articule donc à l’imaginaire de la sorcellerie. Il
nous faut alors réexaminer à de nouveaux frais l’avatar de cette
économie politique que représente la figure du zombi.

Dans certaines recherches entreprises récemment — comme celle de


Douyon (dans une clinique psychiatrique de Port-au-Prince), ou celle
d’universitaires américains (ethnopharmacologues,
neurophysiologistes) — la problématique dominante autour de la figure
du zombi est celle de l’emploi d’un produit toxique comme agent de la
zombification. La presse étrangère, américaine en particulier, mais
aussi la presse haïtienne, fait état d’un poison dont seuls des oungan
connaissent la composition et la dose à administrer. De génération en
génération, le secret aurait été fermement maintenu. Jusqu’à ce qu’enfin
des chercheurs américains croient finir aujourd’hui par le découvrir.
Haïti, ancienne île d’esclaves, devient la république des zombis, et plus
[284] exactement le pays où les anciens esclaves ont l’étrange pouvoir
de se reproduire en morts-vivants.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 248

Réel et imaginaire
dans la production des zombis.

Cette question d’une substance toxique, inductrice de zombification


pourrait, en fait, paraître complètement anachronique face au progrès
actuel de l’anthropologie. Mais elle ne l’est pas davantage que celle de
l’existence réelle des sabbats nocturnes de sorciers à la fin du Moyen-
Age, sur laquelle des historiens se croient encore obligés de débattre.
Que, dans certains villages, on puisse déclarer reconnaître tel ou tel
individu déjà mort et enterré, et dont on peut, en outre, exhiber le
certificat de décès en bonne et due forme, voilà qui semble suffire à
balayer tout scepticisme devant la réalité du phénomène zombi. Or
précisément, plus on scrute le fait, plus on découvre des récits. Des
récits vieux de plusieurs siècles, mais dont les effets sont irrécusables,
au point d’aveugler tout observateur extérieur. Voir des zombis en chair
et en os dispenserait de prendre au sérieux leurs récits. Autrement dit,
de ces récits, on en prend et on en laisse, on fait un tri entre l’imaginaire
et le réel afin que la vérité se mette à briller. Pourtant, on le savait,
sorciers et sorcières de la fin du Moyen-Age avouaient leurs forfaits
nocturnes après avoir subi un certain nombre de contraintes et surtout
la panoplie de tortures physiques inventées par l’inquisition. Cela ne
suffisait pas encore à rendre leurs aveux suspects aux yeux de
nombreux historiens. Il devait exister, croyait-on, un culte secret,
nocturne, auquel des femmes, en particulier, participaient. Norman
Cohn souligne par exemple comment Margaret Murray, dans son
ouvrage sur le culte de la sorcellerie en Europe, retranche des récits des
sorciers tous les éléments relevant de l’imaginaire comme la
métamorphose de la sorcière en chat, chouca, lièvre ou corneille, ou les
rapports sexuels avec le diable présenté sous forme de génisse, [285]
taureau, cerf ou chevreuil 322. Le même procédé est à l’œuvre dans des
textes sur la zombification qui laissent, au demeurant, percevoir le
travail du fantasme. “Des milliers de zombis, drogués journellement,
écrivent certains, ... travaillent comme esclaves dans les plantations des
prêtres- vodou”. Pour Douyon, psychiatre à Port-au-Prince, on doit
faire la différence entre le schizophrène catatonique et le zombi, celui-

322 Norman Cohn, Démonologie et sorcellerie au Moyen Age, op. cit., p. 138-
147.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 249

ci est bien un individu drogué par une substance toxique qui réduit le
métabolisme au point d’entraîner la mort apparente. Les zombis,
ajoute-t-il, “sont des personnes bien connues dans la communauté...
Elles ont été alors enterrées et nous avons toutes les pièces...” 323 De
son côté, Gérard Saint Yves déclare que la zombification se produit
sous l’égide du régime duvaliériste au mépris du Code Pénal haïtien, et
devient même “l’institution haïtienne la plus puissante” 324.
On pressent les conséquences de telles interprétations du
phénomène-zombi : les oungan désorceleurs sont transformés en
ensorceleurs, et comme tels sont passibles des peines prévues par le
Code pénal. L’appel aux pratiques inquisitoriales contre le vodou se
donne ici comme témoignage de progressisme, en relançant les
préjugés diffusés au XIXe siècle par les récits des voyageurs européens
et américains sur les rapports essentiels entre vodou, sauvagerie,
cruauté et despotisme : le duvaliérisme, dictature sanguinaire, serait là,
avant la lettre, dans l’être même du vodouisant. Plus exactement, le
vodou demeurerait à la source du despotisme duvaliériste comme de la
production des zombis, parce qu’il abrite une population “bloquée, dit
Gérard Saint Yves, dans [286] un stade animiste” 325. Crédulité, délire,
folie caractérisent alors le vodou qui devient la porte ouverte à toutes
les bizarreries et à toutes les cruautés. Nature ou pure proximité à la
nature d’où la raison n’a pas encore émergé, le vodou devait être aussi
l’ordre cannibale et zombificateur. De là on déclarera que sa pratique,
par simple goût de la cruauté, draine un immense trafic de zombis du
Nord au Sud de l’île. Des journalistes affirment l’avoir “établi par
enquête”. Il a fallu pour cela être aveugle à la puissance de l’imaginaire
en travail dans la production des zombis, et se rendre sourd aux récits
offerts par les zombis en chair et en os. Mais l’imaginaire chassé par
une porte reparaît par une autre pour attribuer aux oungan les
connaissances les plus sophistiquées, dont celle de la dose exacte du
poison à administrer à la victime et du contrepoison qui la réveillera.
De même, on admettra que les zombis devront travailler 12 à 14 heures

323 Dr Lamarque Douyon dans un interview à Tropic Magazine, N° 7, Fort de


France 1983.
324 Gérard Saint Yves, “La zombification à travers le temps et l’espace. Sous-
développement et maladies mentales”, in Afro-Caribean Tropic Magazine,
N° 7, 1983.
325 Ibid.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 250

par jour pendant de longues années, sur de vastes plantations, sans une
seule fois recevoir un aliment salé. Une pincée de sel les réveillerait. Ce
n’est pas le moindre exploit qu’on attribue aux oungan : pour se faire
obéir mécaniquement, ils parviennent à maintenir leurs victimes dans
un état conscient, disjoint de la volonté.
Mais surtout, que faire du mélange inextricable de réel et
d’imaginaire apparu dans les récits des zombis ? Opérer un choix entre
schizophrènes catatoniques et zombis réels ? La statistique elle-même
est handicapée. Les 250 zombis libérés en même temps que Narcisse,
se volatilisent sans laisser de traces. Il en était ainsi en 1941, lors de la
campagne antisuperstitieuse : de nombreux zombis, disait-on, se sont
échappés des cases des ounfò, saccagées par les gendarmes et les prêtres
catholiques. On pouvait effectivement voir des zombis en chair et en
os, d’autant plus que les ounfò servent [287] souvent d hôpitaux pour
des malades jugés souvent incurables, et pratiquement tenus pour morts
ou disparus. C’est pour cela qu’un zombi n’a aucune objection à se
laisser revendiquer par n’importe quelle famille. Le cas du zombi
Obanis Pierre est on ne peut plus éloquent. D’abord on découvre qu’il
s’appelle également André Val, la famille Val ayant déclaré qu’il a été
mis à l’asile à cause de ses l‘troubles mentaux”, puis qu’il a disparu.
Obanis Pierre devenu André Val “donne l’air d’avoir retrouvée 326
frères et sœurs du nom Sur ces entrefaites arrive la famille Pierre, avec
les mêmes prétentions sur le zombi comme étant l’un des siens, décède
et inhume dans la localité de Thomazeau située près de la capitale.
L’affaire de sorcellerie devait finalement rebondir entre les deux
familles, l’une soupçonnant l’autre d être l’auteur de ce cas de
zombification.

Les drogues zombifères :


une obsession américaine.

Revenons cependant à la thèse péremptoire de “la mort apparente


par drogues”. Dès le départ, on se rend compte que cette thèse gomme
d’un seul coup toute la tradition du vodou, selon laquelle la

326 Voir le récit du Petit Samedi Soir, N° 44, Port-au-Prince 13-19 février 1982,
p. 9 : “Obanis Pierre est-il un zombi ?”
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 251

zombification est un acte de sorcellerie. Comme tel, il consiste à capter


le petit bon ange d’un mort, soit pour l’expédier dans le corps d’un
ennemi, soit pour le mettre dans une bouteille et disposer par la suite de
l’individu comme esclave, avec la possibilité de le métamorphoser en
animal, le faire disparaître de la vue, etc..., toutes choses qui supposent
une activité psychique, une opération symbolique. Les récits mêmes
des zombis le laissent clairement entendre : les zombis disent assister à
leurs funérailles, se tenir au-dessus de la tombe et regarder leur cadavre
dans le cercueil ; ils reconnaissent avoir été “tués”, puis réveillés
magiquement de la tombe pour être utilisés comme esclaves ; ils
soutiennent qu’ils sont transformés le jour en bœufs, la nuit en êtres
humains. Même l’épreuve du poison, utilisée [288] en Afrique dans les
ordalies 327, donne à définir la sorcellerie comme une force spirituelle
censée loger dans le ventre du sorcier, et responsable de son appétit de
dévoration des “doubles” des autres êtres humains. Mais un regard
positiviste a plutôt tendance à renvoyer ces théories locales sur le
registre d’une crédulité infantile. Ainsi, en 1942, certains psychiatres
américains avaient tenté d’examiner l’hypothèse de l’utilisation d’un
produit toxique dans le cas de maladie ou de mort par sorcellerie.
Walter B. Cannon dans un article intitulé “Voodoo Death”, se
demandait si l’on pouvait mourir par autosuggestion et déclarait que
cette expérience était étrangère aux “peuples civilisés”. “Les magiciens,
écrit- il, n’utilisent-ils pas en même temps que la réputation de pouvoir
surnaturel, un poison ?” 328 Les recherches n’ont pu aboutir qu’à l’idée
d’un “shocking emotional stress”, conduisant l’individu à la mort.
Quarante ans plus tard, soit en 1982, la même question est relancée dans
American Anthropologist sur le même “Voodoo Death”, mais cette fois
la référence à Haïti est oubliée. Le “Voodoo Death” est devenu un
paradigme de toutes les morts par action de sorcellerie. Harry D.
Easwell 329, espérant clore le débat, reprend les données classiques de
l’anthropologie sur la mort vécue dans certaines sociétés non-

327 A. Retel-Laurentin, Sorcellerie et ordalie en Afrique noire, op. cit., p. 149.


328 Walter B. Cannon, “Voodoo death”, in American Anthropologist, vol. 44, ap.-
jun. 1942, N° 2, p. 171.
329 Harry D. Easwell, “Voodoo death and the mechanism for dispatch of the
Dying in East Arhem, Australia”, in American Anthropologist, vol. 84, N°
March 1982, pp. 5-18 ; auparavant, Barbara Wilex, “Voodoo Death : new
thoughts on an old explanation”, in American Anthropologist, vol. 76, June
1974, pp. 818-823.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 252

occidentales comme un rite de passage par l’individu, qui est convaincu


que sa maladie et ses malheurs proviennent d’une “cause psychique”.
Mais le débat rebondira sans cesse, tant qu’on continue à sous-estimer
la puissance du symbolique et de l’imaginaire dans les rapports de
l’individu à son propre corps, à l’autre et au monde. Le oungan, lui,
comprend et soutient qu’un wanga, ou sortilège, est un paquet fait
d’éléments naturels (feuilles, plantes, poudres, etc...) dans lesquels des
“forces surnaturelles” sont déposées. Une guerre de wanga, c’est une
guerre entre des [289] “forces surnaturelles” capables de s’introduire
dans le corps d’un individu, pour le rendre malade, fou, mort ou zombi.
Aucune drogue n’est indispensable pour produire un individu malade,
mort ou zombi : dès qu’un individu se sait ensorceler, il entre dans la
maladie. Celui qui croit avoir reçu d’une bande de chanpwèl un koutlè
(lumière qui atteindrait l’individu) tombe malade, disions-nous, une
fois arrivé chez lui. Son petit bon ange est capturé, il est candidat à la
zombification. Telle est la croyance. Mais il y a plus : un chanpwèl peut
avouer, d’un autre côté, être sorti, telle nuit de la semaine, et avoir
mangé telle personne, alors qu’il dormait tranquillement chez lui. Tout
bon loup-garou travaille en effet en rêve : le petit bon ange de chaque
individu a le rêve comme lieu d’élection : au cours de ses voyages dans
le sommeil, toutes les expériences sont possibles. De même tout bon
zombi sait que son propriétaire peut le faire disparaître dans une
bouteille ou dans un pot, et le ramener ensuite en chair et en os, par des
paroles magiques. C’est également toujours par des paroles magiques
versées sur le wanga qu’il sera produit malade, puis mort apparemment,
et qu’il sera ramené à nouveau de la tombe à la vie. Carlo Ginzburg
signale comment les rites des Benedanti du Frioul, dans l’Italie du sud
au XVIe siècle, exécutés comme un combat onirique contre la
sorcellerie, ont été identifiés par les juges et les théologiens à un sabbat
réel 330. Les Benedanti ont beau déclarer qu’ils opèrent par
dédoublement du corps et de l’esprit, tout en restant la nuit rivés à leur
lit, l’inquisition persiste à les prendre pour une société secrète de
sorciers opérant réellement la nuit et responsables de la mort, des
maladies, des sécheresses et des malheurs divers dans leurs villages. À
vrai dire cette thèse sur le sabbat réel des sorciers est mise en place à

330 Carlo Ginzburg, Les Batailles nocturnes. Sorcellerie et rituels agraires aux
XVIe et XVIIe siècles, Tr. G. Charuty, Flammarion, Paris, 1980, surtout pp.
161-215.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 253

travers presque toute l’Europe de la fin du XVI e siècle, après de longues


[290] discussions sur la réalité des pratiques de magie et de sorcellerie.
Julio Caro Baroja signale qu’encore au début du XI e siècle, l’Église
sanctionnait ceux qui croyaient en la réalité des chevauchées nocturnes
des sorcières 331. Diabolisation et réalité des actes magiques constituent
une interprétation tardive que l’Église fait du “paganisme”, au fur et à
mesure même qu’elle cesse tout dialogue avec lui. Sous ce rapport, on
peut se rappeler comment le processus persécutif antivodou a été
déclenché en Haïti en 1864, puis en 1896 et plus tard par l’occupant
américain, sous le prétexte que le vodou est un culte qui abrite des
cannibales réels. La thèse de la zombification par la seule
administration d’un poison ne peut que reconduire le régime de la
persécution antivodou. Certes quelques recettes sont connues 332.
Et il n’a guère été difficile à des chercheurs en ethno- pharmacologie
de reprendre la vieille problématique du Voodoo death par poison et de
se faire livrer le secret de la substance inductrice de zombification.
Ainsi E. Wade Davis 333 a pu présenter récemment la composition des
poisons utilisés par les oungan pour créer des zombis. La description
des propriétés hallucinogènes de certaines plantes comme le kokonm-
zombi (Datura Metell et Datura Stramonium) ou le pwa-grate (mucuma
pluriens), ou le tcha-tcha (Albizia Lebeck), peut difficilement passer
pour la découverte d’un secret. On ne voit pas non plus pourquoi la
tetrodotoxine que contiennent certains poissons comme : le fou-fou
(Diodon hystrix), auquel on ajoute le crapaud de mer (Sphoeroides
testudinens), des osselets de serpent, des ossements humains broyés,
ingrédients principaux utilisés par le oungan, ne serait pas d’un usage
plus massif dans les villages.
Ce n’est pas là jeter le soupçon sur toute étude ethno-
pharmacologique [291] des pratiques de magie et de sorcellerie- vodou,
mais préciser que ses résultats ne peuvent que laisser intact le problème
de l’efficacité symbolique. Que le oungan affirme disposer d’un poison

331 Julio Caro Baroja, Les Sorcières et leur monde, op. cit., p. 131 ss.
332 Voir le récit de Francis Huxley sur le vodou, The Invisibles, London, Rupest
Hart-Davie, 1966, p.77.
333 E. Wade Davis, “The ethnobiology of the haitian zombi”, in Journal of
Ethnopharmacology, 9 (1983), 85-104 : cette thèse est développée plus
amplement dans le récit qu’il a publié : “The Snake and the Rainbow”, op.
cit.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 254

dont lui seul connaît la composition et les modes de préparation, cela


est encore lié, pour lui, à la nécessité de prouver sa force, et de
sauvegarder son prestige. Tout acte magique suppose un savoir et une
technique. Et les objets magiques les plus efficaces ne sont livrés par le
oungan qu’après une minutieuse recherche des ingrédients qui sont
choisis à la fois pour leurs propriétés naturelles et pour leurs liaisons
symboliques avec le monde des “esprits”. Au sens strict, il n’y a aucune
contradiction pour un oungan ou un simple pratiquant du vodou à
déclarer que la zombification est produite par une substance toxique ou
qu’elle l’est par un acte de capture du petit bon ange. Du reste, en
conclusion de son article sur l’ethno-pharmacologie du vodou, E. Wade
Davis prend soin de souligner que “la formule du poison explique très
peu de chose dans le processus de zombification dans la société
haïtienne” 334.
Elle l’explique en effet d’autant moins que le zombi a son contre-
fantasme dans le personnage invulnérable au poison. Makandal est
justement le nom de l’esclave célèbre qui, en 1757, passait pour un
grand empoisonneur, mais qui, en revanche, pouvait être brûlé vif et
reparaître vivant quelques années plus tard. Ses capacités de
métamorphose en toutes sortes d’animaux étaient légendaires. On
attribue aujourd’hui encore facilement à certains initiés du vodou,
même des capacités d’échapper aux balles de revolver.
Mais par-dessus tout, dans le cadre des croyances du vodou, un
individu passe par de multiples morts, ou plus exactement la mort est
toujours un processus plutôt long et compliqué. On sait difficilement à
l’avance à quel moment un mort est enfin mort pour de vrai. Les actes
de disjonction du petit bon ange d’avec le corps, puis d’avec le lwa une
fois accomplis, il reste l’itinéraire du petit bon ange sous les eaux, [292]
ses escales diverses, ses rencontres avec les ancêtres et sa
transformation possible en nouveau génie tutélaire. Autant d’éléments
de l’imaginaire-vodou relatifs à la mort différée, qui servent d’emblée
d’appui à la croyance en la zombification. On comprend ainsi pourquoi
les pratiques de magie et de sorcellerie se déploient la plupart du temps
autour des cimetières, autour des cadavres. C’est d’ailleurs sous les
auspices de Baron-Samedi, lwa des morts, gardien des cimetières, que
toute pratique de magie et de sorcellerie peut s’opérer. Mais que se

334 Ibid., p. 98.


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 255

passe-t-il quand les ensorceleurs ne frappent que les individus déjà


tenus pour faibles ? Des paysans pauvres et surtout des pauvres sans
terre, errant de village en village, de plantation en plantation, ou de
bidonville en bidonville, sont en effet les candidats de choix à la
zombification. Il est temps d’interroger l’avènement de cette
problématique de zombification dans les cadres des rapports sociaux en
Haïti.

3. Le zombi
et l’idéal du maître-esclavagiste.

Retour à la table des matières

Tout d’abord, cette croyance en la zombification n’a rien d’un


phénomène spécifiquement haïtien : elle est un héritage direct des
croyances africaines en général. La croyance selon laquelle des
individus apparemment morts peuvent être inhumés puis déterrés existe
en Afrique centrale. Chez les Bakweri du Cameroun Ouest 335, Edwin
Ardener relate la réapparition du thème du zombi au siècle passé, avant
les années 1840, soit avant la cessation du trafic des esclaves vers la
Caraïbe. Les croyances à l’utilisation de somba ou sombi, dans le même
sens qu’en Haïti, sur des plantations de bananes, sont attestées dans le
Cameroun Ouest.
Chez les Douala, on parle encore de faux morts vendus qui
travaillent nuit et jour pour leurs propriétaires dans les régions
montagneuses. La description de ces faux-morts esclaves 336 recoupe
parfaitement celle des zombis d’Haïti.
[293]
Un individu est séparé de son ombre ou de son double, il tombe
malade et prend l’apparence d’un cadavre ; il est enterré ; un sorcier
vient le réveiller pour le mettre au travail comme esclave sur des

335 E. Ardener, “Witchcraft, Économies and the continuity of Belief ", in


“Witchcraft, confessions and accusations”, op. cit., pp. 148-149.
336 Meinrad P. Hebga, Sorcellerie, chimère dangereuse ?, Abidjan, Inades Ed.,
pp. 78-79 ; P. Alexandre et J. Binet, Le Groupe dit Pahouin, Paris, P.U.F.,
1958, p. 105.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 256

plantations. Pour Eric de Rosny, c’est sur toute la côte sud du Cameroun
qu’on rencontre la croyance dans le rapt possible du double d’un
individu pour le vendre ensuite à des sorciers 337. Les corps des
victimes restent encore dans leur lit, explique-t-il, elles sont
apparemment mortes, et la famille les enterre. Le sorcier ou gangan —
on peut remarquer la parenté linguistique avec le oungan ou gangan
d’Haïti — ramène la victime de la tombe à l’aide de gris-gris, puis le
destine au travail sur des plantations. Une société secrète de sorciers
appelée Ekong, dans laquelle on retrouvait des commerçants, des
notables, se livrait autrefois à cette pratique. Mais elle avait encore une
forme modérée. Aujourd’hui, dit-on, un plus grand nombre de petites
gens rejoint, cette société, et la rumeur de l’Ekong se répand avec une
force inhabituelle, au point qu’il devient difficile de compter le nombre
des victimes. Elles sont rassemblées sur une montagne, mais ne peuvent
les voir que les personnes nées coiffées et donc disposant d’une double
vue. Il arrive de temps en temps que l’une d’entre elles réussisse à
s’échapper. Eric de Rosny a pu voir un de ces revenants de la montagne
dont l’histoire nous ramène au cœur des récits de zombis haïtiens,
présumés rescapés des plantations 338. Le revenant en question est
censé être mort et enterré, il y a trente ans. Douala vendu à des
commerçants Haoussa, il tient aujourd’hui une petite boutique dans leur
marché. Interrogé par Eric de Rosny, il soutient qu’on raconte des
histoires à son sujet, mais que dès l’âge de sept ans, il était parti à
l’étranger, devenait musulman et voyageait de ville en ville. Pourtant
les amis Douala préféraient s’accrocher à la version du rapt par les
commerçants Haoussa. Mais non sans de profondes raisons, dont
précisément le légitime soupçon porté sur l’enrichissement rapide de
quelques-uns au milieu d’une [294] population réduite chaque jour
davantage à la misère. L’hypothèse que soutient Eric de Rosny, d’une
parenté entre la traite des esclaves et l’actualité de la croyance à
l’Ekong reçoit un appui supplémentaire dans le cadre des rapports
sociaux en Haïti, où les marques de l’esclavage sont encore toutes
brûlantes. L’économie de la dégradation dont nous parlions plus haut
se donne à voir dans le réel quotidien sous des traits déjà macabres.
Pratiquement, pourrait-on dire, la figure du zombi apparaît en filigrane
derrière la foule de domestiques, enfants donnés ou abandonnés à toutes

337 Eric de Rosny, Les Yeux de ma chèvre, Plon, Paris 1981, pp. 89-101.
338 Ibid., pp. 415-417.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 257

les familles urbaines pauvres ou riches, comme à l’époque


esclavagiste : bons à tout faire, ils n’ont d’autre recours face aux
mauvais traitements que leurs fugues répétées jusqu’à leur disparition
comme mendiants errants de ville en ville. Quant aux 30.000 sans abri
de la capitale, ils ne peuvent se retrouver ni dans les hôpitaux où il
n’existe que 0,9 lit par 1.000 habitants, ni au cimetière construit pour
une ville de 100.000 personnes, qui en compte aujourd’hui plus d’un
million. De plus, une vente annuelle de 15.000 paysans comme
coupeurs de canne en République Dominicaine, à raison de $10 par tête
pour le Président de la République, est dénoncée par la société anti-
esclavagiste de Londres comme une nouvelle traite. Mais les paysans
eux-mêmes se battent pour être embauchés dans ce trafic : 90.000 se
présentent, comme si plus rien ne pouvait égaler le désespoir ressenti
vis-à-vis d’Haïti 339. Enfin, là où les tontons-macoutes tuent,
massacrent ou organisent la disparition d’opposants réels ou présumés,
le deuil qui est pourtant une tradition sacrée dans les familles
haïtiennes, demeure interdit. Des morts qui n’en finissent pas de mourir,
s’accumulent et ne peuvent que resurgir ici et là, dans les villes et les
villages.
Une telle situation n’est pourtant pas spécifique à Haïti. Elle se
retrouve avec une intensité plus ou moins grande en particulier dans de
nombreux pays de l’Afrique Noire. [295] Mais elle donne lieu la aussi,
a une réactualisation des croyances en la sorcellerie. C est que la crise
sociale et économique vient se réfracter dans le système symbolique
traditionnel qui, pourtant, sert encore comme la seule planche de salut.
Dans cette perspective, loin d’être une cause de la misère grandissante
et de l’assujettissement au pouvoir politique, la recrudescence de la
sorcellerie apparaît comme l’effet d’une crise qui affecte l’ensemble
des rapports sociaux et idéologiques. Le déploiement spectaculaire des
sectes religieuses de toutes origines, et des mouvements
charismatiques, semble cependant apporter une réelle sérénité à tous
ceux qui cherchent un abri vis-à-vis de la sorcellerie. Mais ils n’y
trouvent encore qu’un langage provisoire dans lequel l’interprétation
traditionnelle du mal, de la pauvreté et de la mort, loin d’être liquidée,
est renforcée. L’empire du diable serait aujourd’hui l’espace des

339 Voir pour plus d’informations Jacques Barras, Haïti, de 1804 à nos jours, T.I,
op. cit., p. 89 ss : “Les effets de la précarité : un peuple en détresse".
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 258

peuples pauvres. Retour subreptice au temps de la conquête ? En tout


cas, l’imaginaire de la barbarie reprend une étrange vitalité dans les
séances d’exorcisme ouvertes par les sectes, dans lesquelles les
victimes d’un système social apprennent à se proclamer les
responsables de leurs propres “malheurs”.
Mais dans la mesure où la croyance en la sorcellerie suppose une
lutte constante contre l’avènement de trop grandes inégalités sociales et
un soupçon continuellement porté sur le pouvoir, elle donne à voir la
société traditionnelle pour un ordre où la raison utilitaire n’est pas
encore tout à fait prédominante 340. Les accusations de sorcellerie
comme les revendications de la condition de victime ne peuvent que se
multiplier dans un monde chaque jour plus concurrentiel. Le système
symbolique traditionnel, devenu alors impuissant, tente de rallumer
tous ses feux. C’est pour cela qu’on aura beau chercher la drogue
utilisée par les oungan, la victime se proclame telle avant même qu’elle
ne goûte à la drogue. Et cela, sans doute bien plus longtemps avant que
“l’épidémie” des zombis s annonce : avec l’avènement de l’esclavage,
puis [296] que pour réaliser le statut d’esclave il faut passer par une
amnésie culturelle. Le maître n’a jamais voulu voir en l’esclave qu’un
corps totalement soumis à ses ordres. Et dans le cadre des croyances du
vodou, l’ordre de l’esclavage devait se confondre avec le règne de la
sorcellerie où l’individu, rivé à son corps, dépourvu de ses forces
protectrices ordinaires dont le petit bon ange et les Iwa, pouvait être
associé au bétail, aux biens-meubles du maître esclavagiste, et donc mis
en situation permanente “d’être mangé”. Le fantasme du zombi est donc
là, dès l’esclavage, et son apparition au grand jour, au siècle passé
comme de nos jours, ne fait qu’attester l’achèvement d’un système qui
attend de la victime l’intériorisation de sa condition. Si l’esclavage n’est
plus là, le fantasme de l’esclave, lui, a survécu, non moins que celui du
maître, hors d’Haïti et à l’intérieur d’Haïti. Les fouets qui claquent
derrière le zombi qu’on vient de réveiller de la tombe retentissent
comme ceux du commandeur. Les rumeurs sur les zombis, mais aussi
les récits des zombis qui revendiquent avoir été ensorcelés, ne sont que
la métaphore bien pâle d’une situation générale de crise dans laquelle
Haïti s’est installée avec ses milliers de mendiants errants, sans identité,
sans abri, sans hôpitaux où mourir, et sans cimetière pour les accueillir.

340 J.P. Terrail, “La pratique sorcière...”, art. cit., p. 33.


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 259

Ceux qui ont des yeux pour ne pas voir cherchent et trouvent des
drogues et des produits toxiques. Le sorcier-cannibale semble bien être
à l’œuvre dans la structure même des rapports sociaux issus de
l’esclavage ou de l’économie de traite en Haïti : comme fantasme de la
barbarie projetée par le maître sur l’esclave, et dont le “maître” recueille
aujourd’hui tous les bénéfices à la fois dans les revendications et
confessions de sorcellerie et dans les récits de zombis.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 260

[297]

Le barbare imaginaire.
CONCLUSION
L’ALTERITÉ
ET LE PARADIGME DU LOGOS

“Christophe se mit à marcher dans son palais s’aidant


des balustrades, des rideaux, des dossiers de chaises.
L’absence de courtisans, de valets, de gardes, rendait
terriblement vides les couloirs et les pièces. Les murs
semblaient plus hauts, les dalles plus larges. Le salon des
Miroirs ne refléta que la seule silhouette du roi dont
l’image était renvoyée à l’infini jusqu’aux glaces les plus
lointaines”.
ALEJO CARPENTIER,
Le Royaume de ce monde. 341

Retour à la table des matières

[298]

341 Alejo Carpentier, Le Royaume de ce monde, tr. R.L.- F. Durand, Ed.


Gallimard, 1954, p. 142.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 261

[299]

Seul, abandonné de tous ses sujets, le roi Christophe, frappé de


paralysie le jour de la fête de l’Assomption, voit s’écrouler avec lui, ce
royaume qu’il avait érigé comme le symbole de l’intronisation du Noir
dans la civilisation. Voici que d’un seul coup, le temps rebrousse
chemin et que les esprits de l’Afrique, fous et déchaînés, font irruption
dans son palais. La tragédie du Roi Christophe qui s’inaugure avec la
montée d’un délire et le crépuscule d’un rêve ne trouve pas encore son
dénouement par le juste retour d’un refoulé. Dans son roman, Le
Royaume de ce monde, Alejo Carpentier nous donne plutôt à entendre,
au cœur de la citadelle, cette “œuvre invraisemblable”, la longue plainte
des anciennes masses d’esclaves révoltées, mais soûlées par le
désespoir devant l’éternel retour du maître. Cette citadelle n’était-elle
pas bâtie en effet, derechef, sur le fouet, la torture et le sang ?

“Tandis qu’ici la mort d’un nègre ne coûtait rien au trésor public : tant
qu’il y aurait des nègres pour faire des enfants — il y en avait, il y en aurait
toujours —, il ne manquerait pas de travailleurs pour apporter des briques
sur le sommet du Bonnet-de-l’Évêque” 342.

La tragédie, ici, est celle de l’ancien esclave, Ti-Noël, méditant sur


le sens de la révolution anti-esclavagiste à laquelle il avait participé :

“Ti-Noël avait beau réfléchir, il ne voyait pas la manière d’aider ses


sujets courbés de nouveau sous le fouet. Le vieillard commençait à se
désespérer [300] devant ces chaînes et ces fers sans cesse reforgés, cette
prolifération de misères, que les plus résignés finissaient par accepter
comme une preuve de l’inutilité de toute révolte” 343.

342 Ibid., p. 121.


343 Ibid., pp. 175-176.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 262

Finalement, Ti-Noël devait décider de se métamorphoser, comme


autrefois pendant l’esclavage, en toutes sortes d’animaux (oiseau,
fourmi, guêpe, etc...) pour se débarrasser de “la forme humaine” elle-
même qui “engendrait tant de malheurs” 344. Mais de quelque côté qu’il
se trouve, il voit, sous le défilé de ses métamorphoses, revenir le spectre
des rapports entre le maître et l’esclave.
C’est que tout recours à un monde d’en deçà de la conquête et de
l’esclavage, comme monde originaire de fraîcheur et d’innocence n’est
pas moins suspect. Car il consiste à reproduire la barbarie comme pure
extériorité par rapport à soi ou à son système culturel et donc à
reprendre à son insu le langage de l’ancien maître, ce langage lourd de
conséquences, axé autour de l’opposition civilisé/barbare. Pour avoir
voulu prouver la non-barbarie du Noir, les théoriciens haïtiens du XIXe
siècle et jusqu’à Duvalier ont gardé intact le même dispositif de pensée,
qui présidait à la conquête et à l’esclavage. Une inversion pure et simple
des rapports entre civilisé/barbare, sous la direction d’une théorie de
l’aliénation est encore une réhabilitation de ces rapports. Comme si
dans le barbare résidait désormais l’essence de la vraie humanité —
refoulée — à récupérer. Ombre sur laquelle se découpe et s’édifie
l’ordre de la civilisation, le barbare demeure encore logé au cœur de la
civilisation comme son fantasme. Aucune altérité réelle, effective, ne
lui était reconnue. Car aussitôt convoqué ou invoqué, il entre dans une
déhiscence. C’est plutôt au piège d’une barbarie tout imaginaire que le
barbarisé se laisse prendre, quand il proteste [301] éperdument de sa
non-barbarie. Il comble une attente en rabattant et en réalisant sur soi-
même ce qui n’avait jamais été que le fantasme de l’autre.
Précisément dans le mouvement par lequel tout le système vodou a
été projeté comme signifiant de la barbarie — mouvement repérable
donc dans la diabolisation du vodou dès l’esclavage —, c’est une tâche
de maîtrise de l’altérité, de sa réduction au même qui a été à l’œuvre.
De la sorte, les figures du cannibale et du sorcier ne sont que les
représentants d’une non-humanité (nature, sauvagerie ou barbarie), qui,
maintenue dans l’indicible auraient laissé l’ordre civilisé sans assises
fermes et donc sous la menace permanente de l’effondrement. Aussi a-
t-il fallu les produire comme altérité et les raturer en même temps. La
civilisation se représente ainsi comme la seule réalité, la seule vérité,

344 Ibid., p 174.


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 263

dans l’illusion d’un auto-engendrement qui se soutient de


l’extermination potentielle ou effective de toute altérité.
Pour nous, retrouver le parcours de l’opposition barbare/civilisé, ce
n’est donc pas le restaurer, mais interroger — en restant seulement à la
lisière de cette opposition — son obsolescence actuelle dans
l’anthropologie. Dès lors qu’on se penche sur les figures du cannibale,
du sorcier ou du zombi, on s’aperçoit que ce langage n’est guère ruiné.
Le cas exemplaire d’Haïti montre justement à l’œuvre encore dans tout
son éclat l’héritage du paradigme barbare/civilisé. Les théories
s’accumulent en effet sur le cannibalisme sans qu’on interroge la charge
imaginaire qu’il recèle en particulier depuis le XVIe siècle. Or la plupart
des tribus de l’Afrique Noire et du monde amérindien n’ont été dites
cannibales par de nombreux missionnaires, voyageurs, administrateurs
coloniaux, et par des anthropologues, de 1850 jusqu’au début du XXe
siècle, que pour avérer le paradigme de l’opposition entre barbare et
civilisé.
Par un retournement complet de cette perspective, il [302] semble
qu’il fait aujourd’hui presque bon d’être cannibale ou sorcier. Non pas
parce qu’enfin on aurait découvert la cohérence et le secret des
pratiques des sociétés réputées autrefois barbares, mais parce qu’on ne
devrait plus chercher à les expliquer scientifiquement. Une nouvelle
herméneutique tend à privilégier un rapport de participation (physique
et spirituelle) à ces sociétés, comme seule possibilité d’une
reconnaissance véritable de leur altérité. Répudiant le penchant
positiviste de l’anthropologie, mais aussi toute la tradition de la Bildung
et de l’école historique allemande allant de Goethe à Cassirer, cette
herméneutique prétend être la première à enfin sortir du paradigme
barbare/civilisé. Hans-Peter Duerr, l’un des défenseurs le plus en vue
de ce courant en Allemagne, concentre sa réflexion justement sur le
phénomène de la sorcellerie 345. Toute l’anthropologie, déclare-t-il, a
été jusqu’ici une trahison de la réalité vécue par les individus qui font
l’expérience de la magie et de la sorcellerie. À la source de cette
trahison, le péché originel d’une mythologie scientifique qui consiste à

345 Hans-Peter Duerr, “Uber die Grenzen einer seriösen Völkerkunde — oder :
können Hexen fliegen”, in Grundfragen der Ethnologie, Beiträge zur
gegenwärtigen Theorie Diskussion, Dietrich Reimer Verlag, Berlin, 1980, pp.
323-334.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 264

chercher une compatibilité entre les catégories de pensée occidentales


(et modernes) et les pratiques et croyances des sauvages. Culte exagéré
de la science, vaine prétention de tout savoir, finalement neutralisation
de l’altérité, tel serait le sens de l’unité de l’homme postulée par
l’ethnologie. Comprendre la sorcellerie ne peut être, pour l’ethnologue,
que “le résultat d’une initiation dans une forme de vie étrangère” 346,
par quoi il cessera d’opérer un tri entre l’imaginaire et le réel dans les
discours des sorciers sur leurs vols dans les airs, leurs métamorphoses
en animaux et leurs sabbats nocturnes. Duerr choisit ses exemples non
seulement dans le chamanisme, la magie indienne, mais aussi dans la
[303] sorcellerie du Moyen-Age et la possession-vodou. Il y aurait, dit-
il, des expériences vécues de relation à des “esprits” et l’ethnologue ne
saurait décider si ces “esprits” existent ou non dans la réalité.
Ce combat pour le respect de l’altérité des cultures non-occidentales
prétend se fonder sur les critiques du scientisme élaborées par
Wittgenstein et Feyerabend, mais non sans une extrapolation qui
ressemble étrangement à une régression. Des formes de vie différentes
conduisent à des perceptions différentes de la réalité : qu’entre elles une
incommensurabilité persistera toujours, voilà qui devrait, selon Duerr,
rendre aporétique tout effort de reconnaissance de l’altérité de “l’autre”
à partir d’une méthodologie. Pour Castaneda, au début de son initiation,
le vol de son sorcier n’est qu’une hallucination, mais pour le sorcier, il
s’agit d’une réalité (Wirklichkeit 347. L’expérience initiatique à la forme
de vie étrangère maintiendrait l’ethnologue dans une indécidabilité vis-
à-vis de la croyance en la sorcellerie. On peut se demander si Duerr ne
relance pas, de manière beaucoup plus insidieuse, le grand partage entre
la raison attribuable à l’Occident comme son patrimoine spécifique, et
l’irrationnel ou le non-rationnel comme l’espace véritable des sociétés
non-occidentales. L’incommunicable n’est pas seulement défini
comme marque essentielle de l'altérité 348 : il est érigé en principe d’une
attitude pré-critique vis-à-vis des mécanismes par lesquels le sauvage

346 Ibid., p. 326.


347 Ibid., p. 330.
348 Dans son article “Die Beschreibung des Fremden in der Wissenschaft”, in Der
Wissenschaftler und dos Irrational, T.I, Beiträge aus Ethnologie und
Anthropologie, hrsg. von Hans-Peter Duerr, Frankfurt, 1982, p. 273-290,
Justin Stagl esquisse une critique de ce nouveau courant de l’ethnologie.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 265

ou le barbare a été produit comme tel. L’invocation de l’altérité se mue


alors en incantation.
À l’opposé de cette tendance, Jack Goody soutient qu’on peut en
finir avec le “partage grossier de l’ensemble [304] des sociétés en
primitives et civilisées” 349. La raison graphique rendrait compte des
différences réelles, mais ne constitue pas un dispositif de
hiérarchisation des sociétés. L’écriture et le livre exerceraient une
influence considérable sur les processus cognitifs, l’accumulation du
sens critique et le progrès de la connaissance. Toutefois, les peuples
sans écriture ne sont pas dépourvus en soi de sens critique, de pensée
réflexive ni de créativité. Le gain d’une telle enquête est énorme : elle
ruine le relativisme culturel et tout autant les théories dichotomistes
entre société moderne/traditionnelle, pensée abstrait e/intuition
sensible, historique/intemporelle, qui seraient toutes fondées sur la
notion vague de changement historique. Mais en même temps, l’auteur
de La raison graphique n’a pu s’empêcher d’avouer qu’à son tour il a
tendance à se “laisser enfermer dans une autre dichotomie en opposant
l’énoncé verbal au texte, l’oral à l’écrit” 350.
C’est qu’en définitive on ne saurait échapper à une interrogation sur
ce qui, dans l’écriture elle-même et l’activité scientifique, a pu soutenir
la représentation de la dichotomie péjorative entre civilisé et barbare.
On a beau démystifier l’écriture et ne plus en faire la base d’une
disposition hiérarchique des sociétés humaines, elle reparaît quelque
part comme une force matérielle supplémentaire dont disposerait en
priorité l’Occident et qui viendrait à manquer aux autres sociétés. Sans
doute, le paradigme d’un logos arraché en Grèce pour la première fois
et une fois pour toutes, au mythe dont une tradition orale serait la
nourrice 351, ne cesse de hanter l’opposition entre civilisé et barbare. Le
succès durable de ce paradigme est inquiétant, s’il est vrai que l’écriture
[305] alphabétique n’a pas été une source de changements immédiats
en Grèce, qu’elle n’a pas donné lieu — du moins avant le Ve siècle —

349 Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage,


tr. Ed. de Minuit, 1979, p. 248.
350 Dans la conclusion de son enquête, J. Goody reconnaît ses propres difficultés :
“J’ai conscience d’avoir eu trop tendance, dans les pages qui précèdent, à me
laisser enfermer dans une autre dichotomie en opposant l’énoncé verbal au
texte, l’oral à l’écrit”. Ibid., p. 252.
351 Marcel Detienne, L’Invention de la mythologie, op. cit., p. 72.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 266

à une collusion avec le pouvoir et qu'enfin chez Platon, la philosophie


ne se déploie pas sur les ruines de la mythologie. Je me demande
maintenant si les interprétations successives auxquelles le Logos a été
soumis dans la tradition philosophique et dans l’anthropologie
occidentale, n’ont pas conduit peu à peu et presque inexorablement à la
conception actuelle de l’écriture. Chez les Grecs en effet, le barbare
pouvait encore conserver la condition d’un étranger, à la fois fascinant
et inquiétant, mais rivé à son être de barbare, c’est-à-dire de non-Grec.
Autrement dit, si l’ethnocentrisme est à l’œuvre, il n’est pas encore
converti en mouvement de dissolution de l’autre. En revanche, la
perspective d’Aristote avec des hiérarchies fondées dans la nature
(physis) : pouvoir du mari sur la femme, du père sur les enfants, du
maître sur l’esclave, sera reprise par les théologiens du Moyen-Age et
surtout par Saint Thomas d’Aquin, avec toutes les répercussions que
l’on connaît sur la justification de l’esclavage au Nouveau-Monde, et
sur l’attribution d’une infériorité naturelle à la femme 352. Et bien
entendu, les Inquisiteurs achèveront de souder la représentation de la
femme à l’ordre diabolique en tant que tel, de créer une connivence
essentielle entre Satan et la femme 353. On peut bien parler d’un
handicap particulier de l’Occident, pour penser l’altérité. Mais cet
handicap ne se fonde pas sur le seul recours au paradigme grec du
Logos.
À partir du XVIe siècle en effet, la notion de barbare se charge
encore de nouvelles significations. Face à la découverte des
mythologies des sauvages, nouveaux barbares pour l’ancien Monde, il
fallait repenser peu à peu les rapports entre [306] le mythe grec et le
logos. L’oralité, monde de l’enfance dont les Grecs, eux, se sont
délivrés et qui n’est plus pour l’Occident que nostalgie, demeure le vrai
territoire du barbare. D’un barbare en sursis de sa barbarie et dont le
destin est déjà fixé sur la plage de l’écriture. Jean de Léry est le témoin
sûr de ce régime durable sous lequel le barbare est désormais
appréhendé. De Bossuet à Voltaire et à Chateaubriand, le barbare n’est
pas le même que celui de Thucydide ou d’Aristote, encore moins celui

352 Voir le ch. “Barbares” de l’essai de Christian Delacampagne, L'invention du


racisme, op. cit., p. 205, et son commentaire critique des hiérarchies
d’Aristote.
353 Connivence bien mise en relief par Jean Delumeau, dans La Peur en Occident,
Paris, Fayard, ch. 10, “Les agents de satan — la femme”, pp. 305-345.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 267

d’Hérodote. Dans la mesure où la civilisation suppose la résorption en


elle de l’universalisme chrétien, elle se définit comme tâche de
débarbarisation du barbare et d’élimination de toute extériorité réelle
par rapport à elle-même.
Pourtant, dira-t-on, c’est en Occident que l’humanisme est apparu,
que les droits de l’homme ont été proclamés, que la pensée de la
démocratie tient une place centrale. Certes, cette constatation soutient
facilement en contrepoint l’idée que les autres sociétés dites
“primitives” sont livrées irrémédiablement au despotisme (donc à la
barbarie) hors de l’intervention coloniale. Mais il y a bien, à notre avis,
une émergence de l’humanisme également à partir d’une
réinterprétation de la conception gréco-romaine du barbare, et l’on ne
saurait le considérer ni comme une propriété exclusive de l’Occident,
ni comme un pur décor idéologique pour une politique de conquête et
d’exploitation. Cet humanisme est tout autant incontournable que le
problème de la naissance de la philosophie en Grèce. Ils sont frères
jumeaux, pourrait-on dire. Force est de constater que la pensée des
droits de l’Homme n’appartient pas finalement à l’Occident en tant que
telle, mais rentre dans une histoire du droit encore ouverte, centrifuge
et qui se dérobe à toute volonté de capture par un seul peuple ou un
groupe particulier de peuples.
Dans sa lettre sur l’humanisme, Heidegger établit avec rigueur cette
problématique, en montrant le lien essentiel [307] entre toutes les
formes d’humanisme quelles qu’elles soient et la tradition de pensée
gréco-romaine sur le barbare. Quoi qu’on fasse, tout humanisme est pris
dans les filets de l’étant (das Seiende), puisque c’est toujours à partir
d’une “interprétation fixe... de l’histoire”, c’est-à-dire déjà donnée, que
cet humanisme se réfléchit, et donc toujours dans l’oubli de l’être (das
Sein). Toute vérité en soi de l’humanisme se trouve ainsi ruinée. Un
langage déjà-là produit ce que Heidegger appelle encore
“l’obnubilation ontique”, qui barre la route précisément à une approche
ou à une appropriation de l’être véritable de l’homme. C’est ce langage
qu’on aurait vu à l’œuvre dans l’humanisme italien des XIVe et XVe
siècles, qui reprend à son compte l’opposition entre l’homo romanus et
l’homo barbarus. La critique que Claude Lefort 354 a proposée de La

354 Claude Lefort, Les Formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique,


Paris, Gallimard, 1978, pp. 271-277.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 268

lettre sur l’humanisme constitue un apport considérable à la


compréhension de l’opposition civilisé/barbare, car pour une fois ne
sont invoqués ni l’européocentrisme, ni le nihilisme, pour une
réfutation sans examen de la thèse de Heidegger. Claude Lefort relève
plutôt la confusion opérée par La lettre sur l’humanisme entre
l’humanisme et sa représentation. Nulle part l’humanisme ne répond
effectivement à l’invocation de son nom, et la tâche à laquelle on
devrait se livrer est de “reconnaître ce qui, en son indétermination,
advenait sous le nom de l’humanisme” 355. Je retiendrai seulement
l’interrogation nouvelle portée ici sur l’homo barbarus (comme
représentation) conçu par les Romains à partir de la paideia grecque.
Que l’homo barbants soit d’abord le non-Romain, et que la Romanitas
condense en elle-même l’humanité de l’homme, cela est dû avant tout
à un imaginaire qui implique une indivision dans la société. Pour établir
l’identification entre l’humanité et la romanité, il a fallu passer par une
dénégation de la position [308] de la masse des esclaves (non-romains)
et des plébéiens, eux, romains, mais dépourvus de pouvoir. Cet
imaginaire de l’indivision de la société va de pair avec celui d’une
indivision entre le réel et le savoir sur le réel. Il est la dénégation de
toute altération de la société et conduit à la production d’un barbare
comme l’autre de soi, inassumable comme autre, et en même temps
posé comme soutien à la pensée de l’identité. Ainsi donc, plongeant ses
racines dans l’antiquité gréco-romaine, l’opposition barbare/civilisé
nous arrive aujourd’hui à travers un certain nombre d’interprétations
successives qui forment un langage sédimenté auquel on ne peut se
soustraire à peu de frais. Cette perspective entraîne deux
conséquences :

1.— Tout d’abord, au moment où l’on tente un dépassement de


l’opposition barbare/civilisé, on est soi-même installé quelque peu dans
ce langage. Et, dans le même moment, les autres oppositions
(écriture/oralité ; science/magie) qu’elle inclut, supposent que
l’intellectuel non- occidental n’est déjà plus de plain-pied dans sa
propre culture. L’acte d’écrire sur sa culture, implique une coupure par
rapport à ce qu’on détermine ainsi comme une tradition, un passé. Tout
acte d’écrire s’effectue toujours, ainsi que l’a montré M. de Certeau,

355 Ibid., p. 273.


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 269

sur une séparation 356. Tout semble finalement se passer comme si la


critique de l’opposition barbare/civilisé advenait au sein d’une
douloureuse contradiction : celle de la sortie nécessaire de la Grèce et
de la tradition philosophique occidentale (qui présuppose une
contamination préalable par cette tradition), et celle d’un écart par
rapport à sa propre culture (écart attesté dans la mise en question elle-
même de l’universalisme occidental). Non point que cette contradiction
soit insurmontable. Mais c’est elle qui, en quelque sorte, nous somme
d’écrire. À occulter les conditions de l’énonciation de son propre
discours sur sa culture, [309] on aboutit à dénier le fait des divisions
sociales et culturelles, d’où l’on reçoit sa position et son statut comme
intellectuel.
Là où précisément l’anthropologie inaugurée au XIXe siècle par
Louis-Joseph Janvier, Anténor Firmin, pour la défense de la “race
noire” perçoit la société haïtienne comme une totalité opposable à
l’Occident, elle reste prise dans les filets d’une représentation reçue,
héritée de l’Occident lui- même. En reportant à ses rebords le non-
humain ou le barbare, l’Occident entreprenait en fait un mouvement de
dénégation de ses propres divisions internes sur la base du déploiement
indéfini d’une rationalité instrumentale qui entend tout niveler sur son
passage. La société haïtienne pensée par cette anthropologie défensive
est celle qui est issue d’une représentation homogénéisante de la
civilisation. Représentation qui conduit à s’engouffrer dans le piège de
l’État, de l’écriture et de la science comme ce qui délivrerait Haïti de la
barbarie. C’est ainsi qu’il fallait soit expurger du vodou tout
cannibalisme et toute sorcellerie, soit procéder à sa négation en bloc.
Le problème devait demeurer intact avec une reconnaissance purement
abstraite du vodou comme étant désormais source de dignité culturelle
à brandir face à l’étranger afin d’obtenir de celui-ci une quelconque
absolution. Car le vodou n’avait jamais été dans les discours et récits
des Européens et Américains de l’époque esclavagiste jusqu’au milieu
du XXe siècle qu’un signifiant de la barbarie, et le support d’une
représentation de la société haïtienne à laquelle l’État, l’écriture et la
science viendraient à manquer. Une critique véritable de cette
perspective, et donc l’abandon de la répétition des schémas de pensée
occidentaux négateurs de l’altérité (culturelle) du vodou, ne sont

356 M. de Certeau, Faire de l’histoire, op. cit., p. 10.


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 270

possibles pour l’intellectuel non-occidental (et en fin de compte pour


l’intellectuel tout court) que dans la reconnaissance d’un conflit lié à la
distance qui existe de fait entre lui et les classes populaires de son pays.
Et cette distance n’est pas comblée par la seule vertu magique de
l’écriture pour ou en faveur de ce peuple : [310] le travail de la
représentation continuerait à s’effectuer en entraînant un report indéfini
de l’opposition barbare/civilisé qu’on voudrait cependant dépasser.
Seule la reconnaissance du conflit vécu dans l’acte même d’écrire, mais
déterminé de l’extérieur depuis les divisions sociales et culturelles
réelles, ouvre la voie à une activité critique instauratrice de nouveaux
rapports sociaux et en décalage vis-à-vis du projet de maîtrise c’est-à-
dire du désir d’être semblable à l’ancien maître esclavagiste ou
d’occuper la même place et le même rôle : cette attitude est homogène
à ce qu’on prétend critiquer et elle est une pure réduplication de
l’opposition barbare/civilisé.
Congédier par exemple l’humanisme et le plaidoyer pour les droits
de l’homme sous le prétexte qu’ils ont pris naissance dans un Occident
esclavagiste et colonisateur reviendrait encore à reconduire
l’opposition barbare/civilisé. Certes, ni l’humanisme ni les droits de
l’homme n’ont intégré les systèmes culturels non-occidentaux dans
leurs perspectives qui demeurent sous-tendues par une définition de
l’homme dans laquelle on reconnaît celle de l’homme occidental. Mais
parce que précisément l’humanisme ne répond pas à son nom, il est
source de contradictions puissantes et constitue un aiguillon pour une
véritable rencontre (et non une simple juxtaposition ni une
hiérarchisation) des cultures dans la reconnaissance et le respect de leur
altérité. Chaque fois qu’un humanisme se lève face à un régime
d’esclavage, de conquête ou de dictature, il constitue une force de
subversion de ce régime et interdit la représentation homogénéisante
d’un Occident purement barbare ou purement civilisé, et non moins
celle de cultures primitives comme un idéal à restaurer dans leur pureté.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 271

2. — D’un autre côté, prendre au sérieux le parcours souterrain de


cette opposition dans la tradition philosophique occidentale revient à
saisir qu’il est à la base de l’acceptabilité d’un certain nombre de
phénomènes comme le [311] racisme, l’esclavage, la conquête
coloniale et, sous nos yeux, le partage du monde entre grandes
puissances. Que par exemple on prenne l’attitude de Colomb et des
Européens face aux populations Caribes du Nouveau Monde,
cannibales à exterminer ou à esclavagiser, ou que quatre siècles plus
tard l’événement d’Auschwitz se produise, il apparaît qu’un langage
déjà sédimenté, accablant “l’autre” à exterminer de toutes les tares de
“monstre” ou de “barbares”, travaille silencieusement comme allant de
soi. Pour reprendre le cas de l’occupation américaine en Haïti, dans les
années 1915 - 1934, on a vu que les figures de cannibale ou de sorcier
jointes à celles de “bandits et subversifs” sont érigées grâce à une
littérature fantastique accumulée depuis la deuxième moitié du XIXe
siècle pour la justification d’une œuvre “civilisatrice”. L’obsolescence
actuelle du couple barbare/civilisé ne peut donc reposer que sur une
occultation, car les effets de ce couple retentissent encore de manière
évidente non seulement dans les couches intellectuelles, mais aussi
dans les classes populaires elles-mêmes des sociétés effectivement vues
comme primitives il n’y a pas si longtemps. On peut aujourd’hui
masquer ces effets de deux manières : d’abord par la perspective
relativiste, qui fonctionne sous la fiction de “chacun chez soi” et d’une
égale valeur des cultures, et par là la domination suit plus
tranquillement sa course ; ensuite par le recours à une nature humaine
qui partout où elle se trouve a une tendance inhérente à la fétichisation
du rapport de soi à l’autre. Procédé qui consiste à tenir l’autre pour
séparer de soi en même temps qu’on le charge de pouvoirs exorbitants.
Pas de fétichisme, dit Freud, sans une crédulité à fleur de peau qui
garantit de cette menace d’effondrement devant l’expérience de la
séparation de soi avec l’autre. Celui-ci est alors marqué, étiqueté,
découpé en lambeaux, mais toujours investi de sa propre toute-
puissance imaginaire. L’ordre fétichiste est toujours ainsi l’ordre du
désaveu : plus l’autre est posé, plus il est méconnu. Or effectivement
c’est une telle [312] logique que nous avons vue à l’œuvre dans la
production des figures du cannibale, du sorcier ou du zombi.
L’interpellation de Freud demeure bien incontournable. Mais, nous
l’avons vu, se contenter d’une telle argumentation, c’est télescoper
l’histoire du langage axé autour du couple barbare/civilisé.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 272

La force des énoncés forgés sur le Nègre esclave ou colonisé


s’exerce avec d’autant plus d’efficacité qu’elle est appuyée sur des
institutions (juridiques, militaires, religieuses), et qu’elle a commencé
par le contraindre à abandonner ses propres pratiques culturelles. On se
souvient justement que nombre de vodouisants, sous la persécution de
leurs pratiques et dans leur reprise clandestine, intériorisaient le langage
de la diabolisation du champ entier du vodou. Qu’en 1864 la population
de Port-au-Prince applaudisse à l’exécution publique de six adeptes du
vodou accusés de cannibalisme, il est clair que de quelque façon, une
contamination des masses par le fantasme de “civilisation” s’est
effectuée. Et même la revendication de la condition de zombi
correspond à un processus de conformation de soi à un schéma déjà
tracé par une double démarche de l’imaginaire : celle qui est propre au
vodou et celle qui provient du fantasme d’un maître encore présent dans
les rapports sociaux en vigueur à Haïti. L’imaginaire européen du
cannibalisme et de la sorcellerie qui a été apposé à celui du vodou a été
en partie intériorisé par le vodouisant. Cette constellation de forces
(institutions, langage, fantasmes) ne permet pas d’attendre du seul
vodou le sursaut contre l’exploitation à laquelle les classes populaires
sont aujourd’hui soumises. C’est plus comme signifiant, inclus lui-
même dans une chaîne de significations, qu’il se laisse le plus souvent
repérer ; sinon on risque de reconduire la vision homogénéisante d’un
vodou qui réfléchirait l’essence culturelle haïtienne ou l’authentique
haïtianité. Hors de l’histoire politique, culturelle et religieuse d’Haïti,
histoire tout entière dominée par le langage axé autour de l’opposition
[313] barbare/civilisé, on dirait que le vodou perd sa singularité. Si l’on
peut, par exemple, autonomiser le système symbolique-vodou, on ne
saurait interpréter le phénomène des sociétés secrètes et de leurs
prétendues victimes (les zombis) sans tenir compte des discours et
récits en circulation sur le vodou, visant à le diaboliser ou à le réduire à
un champ clos de barbarie, Ainsi, nous assistons aujourd’hui encore en
Haïti à un report des barrières strictes et violentes créées par le Code
Noir en 1685 entre blanc et noir, maître et esclave, affranchi et esclave,
et dont les fondements se lisaient dans l’opposition entre christianisme
et sorcellerie, entre Dieu et Satan, entre civilisation et barbarie. Comme
si la révolution haïtienne anti-esclavagiste s’était épuisée dans l’éclat
du premier matin de l’indépendance. Les oppositions structurales et
hiérarchisées lettrés/analphabètes, langue française/ langue créole,
écriture/oralité, villes/campagnes, maîtres/domestiques, qui régissent
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 273

l’ensemble des pratiques sociales et culturelles ont comme armature le


même paradigme barbare/civilisé de la période esclavagiste. Mais
croire que le peuple est enfermé à double tour dans ce paradigme, c’est
continuer à imaginer deux mondes opposables l’un à l’autre : celui de
l’activité critique scientifique, celui de l’assujettissement irrémédiable.
La disposition à l’activité critique est à l’œuvre dans toute société et
dans tout groupe social. C’est le conflit qui l’aiguise. Encore faut-il
admettre que de même qu’il n’y a pas d’homme de la magie pure, du
mythe pur, de l’oralité pure, de même il n’y a pas d’homme de la
science pure, de la rationalité pure. La soumission à l’ordre des
“esprits” n’implique pas la fermeture à tout sens critique, à tout
changement, et au développement. Quand un “esprit” n’est plus apte à
fournir les réponses aux demandes qui lui sont faites, il peut être
critiqué et rejeté. Une tâche permanente de réinterprétation de l’ordre
des “esprits” se poursuit, en sorte que le monde vodouisant ne paraît
jamais un monde clos sur lui- même, sans fissures et sans contradictions
internes. Les conflits [314] surgis à partir des persécutions de
l’esclavage et de la continuation de ce même système esclavagiste sous
d’autres formes avec l’État “indépendant”, poussent le vodouisant à une
créativité sans pareille. Ainsi à l’instar du jazz, du calypso ou de la
peinture naïve, le vodou s’est constitué comme un ordre culturel qui
jamais n’avoue sa ruine et qui, jusque sous l’empire de la misère et de
la dictature, ose rallumer tous ses feux.
Dans le cadre du système symbolique des Iwa, le fantasme
cannibalique et la sorcellerie sont fort bien désignés comme
“l’inquiétante étrangeté” (Freud) interne à la culture- vodou. En chaque
être humain se cache la possibilité de la sorcellerie 357, mais celle-ci est
à l’avance soumise à la critique dans le processus de réduction de
l’individualité que supposent les pratiques rituelles. Plus exactement, la
topologie des différentes composantes de la personnalité individuelle
en fonction de l’intervention des Iwa donne à voir que la sorcellerie se
situe à l’horizon de l’imaginaire-vodou et qu’un effort permanent se
déploie pour la repousser hors des frontières du système symbolique.
C’est dire que l’interprétation du pouvoir politique en termes de
sorcellerie est encore un soupçon porté sur tout pouvoir comme relevant

357 Voir les réflexions de Philippe Laburthe-Toba sur la sorcellerie, dans son
ouvrage Initiations et sociétés secrétes au Cameroun, Essai sur la religion
Beti. Paris, Karthala, 1985, surtout les pp. 59-121.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 274

d’un “ailleurs monstrueux” (Luc de Heusch). Que les sociétés secrètes


de chanpwèl aient été investies par des chefs politiques, cela ne fait que
désigner une volonté de capture de l’imaginaire de la sorcellerie pour
fonder un pouvoir despotique. C’est dans un tel contexte que les
rumeurs sur la multiplication des sorciers anthropophages et de leurs
victimes (les zombis) se répandent avec plus de force. Serait-ce le signe
d’un assèchement total de la symbolique vodou et de son infirmité
désormais irrémédiable ? Non point, car le vodou énonce un [315]
dualisme interne à la société haïtienne, et demeure encore peut-être
l’une de ses ressources les plus inaliénables. On aura beau le placer sous
la haute surveillance des églises, ou le soumettre à une manipulation
politique clandestine ou ouverte, il refait surface, tel un revenant, logé
désormais au coeur même de la cité fortifiée.
Dans le Royaume de ce monde, le roi Christophe, seul dans la salle
des miroirs, est traqué par ses propres reflets et vit de plus belle sous
l’empire de “l’autre”. Devenu Souverain comme les Souverains
d’Europe, Christophe atteint la condition de civilisé, mais, travaillé par
le vodou, il déchoit dans la condition de barbare. Le vodou auquel il
recourt ne le sauve plus de lui-même. Il est hésitant entre deux mondes,
tel l’État haïtien dans sa chasse au barbare et sa quête de manipulation
dû vodou. C’est sa propre image que Christophe cherche dans les
couloirs vides du palais, après s’être identifié au pays tout entier. Mais
cette image ne pouvait qu’être “renvoyée à l’infini jusqu’aux glaces les
plus lointaines”. Enfermement dans un univers d’où nulle surprise ne
peut advenir, et qu’aucune parole populaire ne vient altérer. Celui qui
se prend pour “le maître” s’écrase à présent contre les miroirs du palais.

[316]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 275

[317]

Le barbare imaginaire.
GLOSSAIRE

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Baka "esprit mauvais" qui sert à protéger une propriété ou qui


peut être envoyé contre un ennemi. Le baka se présente
sous la forme d'un animal.

Bizango Nom d'une société secrète

Bòkò magicien et guérisseur, servent pour le bien comme pour


le mal; le même terme est souvent employé pour le
prêtre-vodou, le oungan.

Bosal s'applique aux Noirs qui arrivaient pour la première fois


aux Antilles et qui n'étaient pas encore baptisés et
intégrés dans la société esclavagiste. S'applique
également aux "esprits" non encore maîtrisés.

Chanpwèl Probablement "cochon sans poils"; membre d'une société


secrète, parfois appelé Sanpwèl.

Desounen rite de dépossession qu'on fait à un initié, après sa mort


(et parfois avant), pour le séparer de "l'esprit" auquel il
était attaché.

Govi cruche contenant des "esprits"

Gros-bon ange un des deux principes spirituels de l'individu

Lwa "esprit" du culte du vodou

Manbo prêtresse du vodou,

Manjé-lwa cérémonie en l'honneur des "esprits"

Ounfò temple du vodou


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 276

Oungan prêtre du vodou

Ounsi initié du vodou, et littéralement épouse d'un "esprit"

Péristyle hangar ouvert dans le temple-vodou et où se déroulent les


cérémonies

Petit-bon ange un des principes spirituels qui composent la personnalité


individuelle.

Potèt (pots de tête) pot contenant cheveux, poils, ongles d'un initié

Poteau-mitan pilier situé au centre du péristyle et qui est le chemin par


excellence des esprits.

Pwen ou (point) désigne la puissance surnaturelle ou la force magique qui


protège contre les attaques d'autrui.

Vèvè dessin symbolique des lwa tracé autour du poteau-mitan


au cours d'une cérémonie-vodou.

Wanga l'arme magique ordinaire en Haïti

zobòp société secrète.

[318]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 277

[319]

Le barbare imaginaire.
INDEX GÉNÉRAL

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A Bastide, R. : 226, 227, 277.


Abolitionnisme : 134-138. Bastien, R. : 64, 222.
Adler, A. : 232, 237. Beauregard, P. : 157.
Adorcisme : 262.
Adorno, Th. : 27. Beauvoir, R. : 183, 190.
Aguessy, H. : 226. Bellegarde, D. : 104.
Alaux, G. : 55, 95. Bellegarde-Smith, P. : 63.
Althabe, G. : 14. Bedford-John, H. : 102.
Alexandre, P. : 292. Benveniste, E. : 37.
Ames (manipulation des) : 231, 236, Berenkassa, G., : 35, 38.
251, 254, 270. Bildung : 14, 26, 46, 302.
Ancêtres : 230, 245, 279. Binet, J. : 292
Aninisme : 10, 26. Boas, F. : 48.
Anglade, G. : 279, 281-282. Bonnafé, P. : 209.
Apollon, W. : 106, 183, 246. Bossuet : 35, 36.
Arens, W. : 153-154, 158. Bonveresse, J. : 22.
Ardener, E. : 292. Bossmar, G. : 217.
Aristote : 32, 224, 305-306. Braudel, F. : 22.
Aubourg, M. : 105. Breton, R. : 152-153.
Audin, J.J. : 104. Bry (de), Th. : 151.
Augé, M. : 227. Bûcher, B. : 151.
Augustin, St : 33, 36. Buijtenhuijs, R. : 161
Burt, A. : 69.
B
Baczko, B. : 38, 39 C
Badillo, J.S. : 151 Cabon, P. : 90, 93.
Banditisme : 98 ss, 301 Calame-Griaule, G. : 235.
Baro, H. : 244, 246. Campagne anti-superstitieuse : 103,
Baroja, C. : 149, 290. 118-119, 126, 219, 268
Barros, J. : 280, 284.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 278

Cannibalisme : 92, 97, 98 ss, 116, 147, Dévoration : 243, 246, 265, 271, 272,
152, 226, 272, 274-275, 290, 288.
301, 312. Dhormoys, P. : 96.
Caraïbes : 6, 150. Diable : 82, 85, 94, 149, 227, 240,
Candler, J. : 93. 290, 295.
Cartry, M. : 265. Dictature : 25
Carpentier, A. : 297. Diederich, B.: 69.
Casgha, J.H. : 7. Divination : 263.
Certeau (de) M. : 21, 26, 135, 155, Dieterlen, G. : 235.
308. Dorsainvil, J.C. : 92, 104.
Douillon, L. : 202, 283, 285.
[320]
Dupont-Bouchat, M.S. : 149.
Césaire, A. : 10, 27.
Chateaubriand, R. : 40ss Dutertre, P. : 33, 85, 153.
Classes sociales : 104, 142, 280. Duvalier, F. : 69, 70, 178, 189, 281
Clastres, P. : 132, 156, 165. Duchet, M. : 38, 54.
Comarmond, P. : 54. Duffaut, P. : 4, 17.
Cohn, N. : 48, 149, 274, 275, 285.
Cohen, W. : 54, 66, 94, 173. E
Colomb, C. : 151. Easwell, H.D.: 288.
Constant, B. : 43. Ecriture: 31, 72, 74, 304, 406—307.
Code - pénal : 83, 112ss, 285 rural : Enriquez, E. : 25.
111ss, 281. État : 6, 68-69, 117, 127ss, 279, 280,
Craige, J.H. : 102. 283, 315.
Créole (langue) : 59, 71, 280. Ethnopharmacologie : 283, 290-191.
Evolutionnisme : 26, 47-48, 63, 68.
D Evans-Pritchard, E. : 262, 275, 278.
Davis, D.B. : 7, 54, 133-134, 136-137. Exorcisme : 245, 295.
Davis, W. : I, 290.
Debray, R. : 15. F
Debien, G. : 218. Famille : 221, 229, 234, 264, 279.
Dépeignes, J. : 130. Fantasme : 163ss, 285.
Debbasch, Y. : 218. Favret, J. : 81, 175, 261.
Delacampagne, F. : 30, 305. Febvre, L. : 22 :
Deleuze, G. : 241. Fétiche : 10, 311.
Delorme, D. : 60. Feyerabend ; P. : 303.
Delumeau, J. : 149, 305. Finley, M.I. : 139.
Denis, L. : 225. Firmin, A. : 48, 55-59, 64, 65, 309
Dépestre, R. : 65. Fleischmann, V. : 71.
Descamps, P. : 157. Folie : 142, 242.
Dévereux, G. : 148, 243. Fortes, M. : 230.
Detienne, M. : 46, 304. Foucault, M. : 66.
Délinquance : 88, 93, 107. FouchardJ. : 88, 218.
Despotisme : 10, 38, 42, 43, 54, 173. Frankétienne : 212.
Franklin. J.: 93.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 279

Frobenius, L.: 226. Huber, M.: 22.


Freud, S.: 23-26, 311. Hyppolite, J.: 46.

G I
Gadjduseck, C. : 159, 160. Individu : 227-246, 271-272, 296.
Gauchet, M. : 132. Initiation : 239, 246ss, 303.
Genovese, E.: 134. Inquisition : 32, 162, 284, 289.
Ginsburg, C.: 283. Interdit : 226, 267, 271.
Girard, R.: 168, 169.
Gisler, A.: 87, 134. J
Girault, C.: 280, 281. Janvier, L.J. : 55, 59-60, 62, 88, 309.

[321] Jay, M. : 27.


Gobineau: 64, 65, 70. Joachim, B.: 63.
Goody, J.: 304. K
Green, A.: 39. Kerboull, J.: 80, 223-224.
Guidieri, R.: 168. Kersuzan, Mgr: 118.
Guillaumin, C.: 54 Küser, J.D.: 123.
Gusdorf, G.: 36.
L
H Labat, P. 85-86.
Haguessy, H.: 226. Labelle, M. : 71.
Hartog, F.: 31. Lacan, J. : 228.
Harvey, W.: 94. Laroche, M. : 72.
Hebga, M.P.: 292. Laguerre, M. : 181.
Héritage—des “esprits”. 220, 223, Lahav, P. : 113, 128, 280.
230. —de la terre : 279. Laurentin, A.R. : 238.
Hérétique : 149. La Selve, E. : 96.
Herskovits, M.J. : 106, 226. Léon, A. : 104.
Hector, C. : 71. Le Goff, J. : 150.
Hegel: 46-48, 137. Leakey : 162.
Hérodote: 31, 32, 306. Legendre, P.: 134.
Heidegger, M.: 307. Lefort, C.: 139, 307.
Heusch (de), L.: 141,238, 242-245, Lévi-Strauss, C. : 14, 28, 29.
251, 262, 267. Lévy-Brühl : 28.
Hillion, Mgr.: 97. Lescot, E. : 126.
Hilaire, J.: 71. Lestringant, F. : 155.
Hogg, G.: 161. Lewis, G. : 22, 244.
Hoffmann, L.F.: 59, 66, 73. Lhérisson, J. : 75.
Hobbes: 35, 36 Logos : 305ss
Horkheimer, M.: 27. Lumières : 26-29, 38-39, 54, 63, 64.
Hugo, V.: 66. Lundhal, M. : 69, 281.
Humanisme: 306ss.
Husserl, E.: 23. M
Huxley, F.: 290. Madiou Th.: 88-91, 112.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 280

Madjaran, G.: 136. Olliver, E.: 7


Makarius, L.: 226. Ortigues, E. : 12, 228, 338.
Malinowski, B. : 48.
Malo, Ch. : 93. P
Malraux, A. : 3. Pastor, B. : 9.
Manent, P. : 136. Patterson, H.O. : 218.
Manigat, L. : 218. Paul, E. : 55.
Mars, L. : 202. Paul, E.C. : 105.
Martinez, G. : 63.
[322] Personnalité (composantes de la) :
Maladie surnaturelle : 240, 243, 245. 231ss.
Mariage-mystique : 239, 243ss. Peytraud, L. : 111.
Marrons : 87ss, 282. Philippe, J. : 142.
Maupoil, B. : 231. Piault, C. : 187.
Mauss, M. : 28. Piolet, J.B. : 93.
Menesson-Rigaud, O. : 225. Platon : 305.
Merbs, Ch.F: 159. Polythéisme : 42.
Métamorphose — en animal : 186, Polygamie : 34, 150, 221.
187, 188, 270, 277, 284, 291, Possession : 248-250.
302. Pontalis, J B. : 251.
Métraux, A. : 126, 248, 251, 265, 272. Poliakov, L. : 47, 54, 134.
Métellus, J. : 3. Pouillon, J. : 165.
Michel, P. : 13, 21. Pouvoir-politique : 10, 141, 281—283.
Michelet, J. : 21. Pradel, J.: 7.
Millet, K.: 121. Préneuf, Ch.: 244, 246.
Millspaugh, C.: 121. Price-Mars, J.: 68.
Mintz, S.: 136. Price, H.: 55, 61, 116.
Mirabeau : 29. Price, R.: 218.
Moïse, C. : 71. Pritchard, H.: 99.
Montaigne : 152. Primitif : 45, 47.
Montesquieu : 38. Protestantisme : 269.
Monter, Y.: 149.
Muchembled, R.: 149. R
Murray, M.: 284. Race
Myers, R.A. : 153. — racisme : 54ss, 70-72, 309.
— préjugé (de) : 48, 55ss.
N — classification (des) : 47, 65.
Nau, L. : 113. Rau, E. : 162.
Naissance : 232, 235-236, 265. Reboul, P. : 45.
Négritude : 69, 105. Renan, E. : 10.
Nicholls, D. : 71. Récit : 148ss, 191ss, 284, 287.
Nomigliano, A. : 8, 31. Retamar, F. : 10.
Rêve : 232, 239.
O Revenant : 207, 210.
O’Gorman, E.: 8. Riberioux, M. : 54.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 281

Ricceur, P. : 25. T
Romantisme : 45. Tannahill, R. : 158.
Romain, J.B. : 105. Tessonneau, A.L. : 236.
Rosny (de), E. : 293. Terrail, J.P. : 295.
Rousseau, J.J. : 39. Thévet, P. : 32, 54, 155.
Thomas, L.V.: 22, 249.
S Thuau, E.: 135.
Sabbat : 174, 289. Thucydide : 306.
Sacrifice : 247-248. Tinland, F.: 32-33.
Todorov, Z.: 9,151,
[323] Tonton-macoute : II, 129, 182, 189-
Sang ; 160, 162, 186, 235. 190, 269, 252, 282, 294.
Salas, J.C. : 151. Turbet-Delof, G. : 33-34.
Sahlins, M. : 165-166. Turnier, A.: 70.
Sarmiento, F. : 10. Tylor: 56.
Schoelcher, W.: 66, 134, 136. Valéry, P.: 23
Schmidt, W.: 44.
Seabrook, W-B. : 100-103, 201, 214 Vaval, D. : 73.
Segalen, V.:4. Verger, P. : 231.
Shankman, P.: 154. Verschueren, J. : 92-93, 97, 147, 181.
Shakespeare, F.: 11 Villeneuve, R. : 157.
Société secrète : 175ss, 226, 271, 274 Vincent, S. : 125.
Souquet-Basiège : 55. Vissière, J L. : 217.
Spengler, O.: 22-24. Volhard, E.: 157.
Saint John, S.: 55, 96-99, 113, 158, Voltaire : 37, 48, 150, 306.
179.
Saint Méry, M.: 86-88, 101, 113, 158, W
179. Wachel, N.: 13.
Saint Yves, G.: 285. Wallerstein, I.: 132-133.
Staden, H.: 154-155. Weber, M.: 27, 134.
Steadman, L.B.: 159. Williams, J.N.: 103.
Stagl, J. : 303. Wirkus, F.: 100-101.
Starobinski, J. : 22, 29. Wittgenstein, L. : 303.
Symbolique
— ordre : 228-229, 237-239, 242-244, Z
273, 314. Zempleni, A. : 232, 248.

[324]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 282

[325]

TABLE DES MATIÈRES

Avant-Propos[i]
Introduction : La conquête des Amériques et la production de la barbarie [1]

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre I. Genèse de la barbarie [19]


1. Obsolescence du paradigme barbare/civilisé [21]
2. Le génie du christianisme ou le barbare enchanté [39]

Chapitre II. L’héritage de la barbarie [51]


1. La défense de la race noire [53]
2. Face à l’État et au pouvoir politique [67]
3. Face à l’écriture [71]

Chapitre III. Les visages du barbare [77]


1. L’esclave sorcier [84]
2. Le paysan délinquant [88]
3. Le bandit cannibale [98]

Chapitre IV. La chasse au barbare [109]


1. De la lettre à la pratique [111]
2. L’incertitude du régime de la pénalisation [127]
3. L’État moderne, l’esclavage et la représentation de la civilisation [131]

DEUXIÈME PARTIE []

Chapitre V. Du fantasme au festin : le récit cannibale [145]


1. Sorcier et/ou cannibale : une circulation de récits [148]
2. Le cannibalisme et le fantasme de la barbarie [163]

Chapitre VI. Les sorciers en liberté [171]


1. Sociétés secrètes et sorciers [175]
2. Les zombis ou la puissance des récits [191]
3. Deux catégories de zombis [194]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 283

Chapitre VII. L’intervention des esprits [215]


1. L’héritage des “esprits” et les frontières de la sorcellerie [219]
2. Une théorie particulière de la personnalité [228]
3. Les perturbations de la personnalité liées aux interventions des “esprits” [239]

Chapitre VIII. Le déploiement de la sorcellerie ou le retour du maître [257]


1. De la magie à la sorcellerie : une seule matrice [259]
2. Économie politique et imaginaire de la sorcellerie en Haïti [273]
3. Le zombi et l'idéal du maître esclavagiste [292]

Conclusion : L'altérité et le paradigme du logos [297]


Glossaire [317]
Index général [319]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 284

[327]

Sciences humaines
et religions
COLLECTION DIRIGEE PAR DANIELE HERVIEU-LEGER

Marie-Thérèse Accard Couchoud : Kierkegaard ou l’instant


paradoxal. Recherches sur l’instant psychotique.
Centre de sociologie du protestantisme de Strasbourg : Prêtres,
pasteurs et rabbins dans la société contemporaine.
Henri Desroche : L’Homme et ses religions.
Jean-Paul Flipo : Le Marketing et l’Église.
Danièle Hervieu-Léger : De la mission à la protestation. L’évolution
des étudiants chrétiens.
Daniele Menozzi : Les interprétations politiques de Jésus de
l’Ancien Régime à la Révolution.
Marcio Moreira-Alvès : L’Église et la politique au Brésil.
Charles-Henri Nodet : Psychanalyse et expérience humaine.
Jacques Palard : Pouvoir religieux et espace social. Le diocèse de
Bordeaux comme organisation.
Jean Sainsaulieu : Les Ermites français.
Jean Séguy : Les Conflits du dialogue.
Jean Séguy : Christianisme et Société.
_____, Introduction à la sociologie de Ernst Troeltsch.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 285

[328]

Nouvelle série

Yves Lambert : Dieu change en Bretagne.


_____, La religion à Limerzel de 1900 à nos jours.
Jean Baubérot : Le retour des Huguenots.
_____, La vitalité protestante (XIXe-XXe siècle).
Claude Blanckaert : Naissance de l’ethnologie ?
_____, Anthropologie et missions en Amérique (XVIe-XVIIIe siècle).
Jean-François Mayer : Sectes nouvelles.
_____, Un regard neuf. Préface d’Émile Poulat.
Danièle Hervieu-Léger avec la collaboration de Françoise
Champion : Vers un nouveau christianisme ? Introduction à la
sociologie du christianisme occidental.
Émile Poulat : L’Église, c’est un monde.
_____, L’Ecclésiosphère.
Agnès Rochefort-Turquin : Front populaire : socialistes parce que
chrétiens. Préface de Paul Ricœur.
Éric Jauffret : Révolution et sacrifice au Mexique.
_____, Naissance d’une nation (1910-1917).
Brigitte Vassort-Rousset : Les Évêques de France en politique.
Jean Baubérot éd. : Cent ans de sciences religieuses en France.
Jacques Gutwirth : Les Judéo-Chrétiens d’aujourd’hui.

Fin du texte

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