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Roland Gori

LA FABRIQUE
DE NOS SERVITUDES

ÉDITIONS LES LIENS QUI LIBÈRENT


« Rien n’est pire que l’asservissement occulte. Car si l’asservissement est
manifeste, s’il est reconnu comme tel, il existe – au moins en idée – un
autre état : celui de la liberté. Mais si l’esclavage effectif est appelé par
tous : liberté – la liberté n’est même plus pensable : non seulement
l’asservissement devient un état naturel, mais la liberté devient un état
non naturel. »

Bertolt Brecht, Écrits sur la politique et la société, Paris, L’Arche, 1970,


p. 48.

« Le prolétaire n’est pas seulement exploité, il est celui qui a été


dépouillé de sa fonction de savoir »

Jacques Lacan, L’Envers de la psychanalyse,


Paris, Seuil, 1991, p. 174.
AVERTISSEMENT À MES LECTEURS

Cet ouvrage s’est nourri de mes pratiques de psychanalyste, d’universitaire


et de citoyen désireux de partager sur les places publiques, au-delà des enclos
traditionnels de l’université et des sociétés professionnelles, des idées élaborées
au cours du temps. Mes analyses résultent aussi de mon appropriation de
nombreuses lectures de travaux et d’essais issus de champs divers. Le texte
rassemble de nombreuses citations. J’ai, comme un de mes auteurs préférés,
Walter Benjamin, le goût de la collection des mots qui me permettent de
penser, et je rêve d’un livre fait du montage de citations dont lui-même avait
rêvé. Le message est dans le montage. À notre époque de plagiat et de
prédation, j’essaie, plus que jamais, d’être au plus près de cette parole de Walter
Benjamin : « Les citations dans mon travail sont comme des brigands sur la
route, qui surgissent tout armés et dépouillent les voyageurs de leur
conviction. 1 »

1. Walter Benjamin, Sens Unique, Paris, Maurice Nadeau, 1988, p. 177.


PROLOGUE

Du plus lointain que je me souvienne, jamais je n’aurais imaginé l’horizon


vers lequel se dirige notre société : une société de contrôle total des
comportements. Non à proprement parler un contrôle total des individus,
mais un contrôle total des informations. Les individus deviennent les supports
des informations qu’ils produisent, en le sachant ou sans le savoir. Cette
emprise sur les flux des informations dans lesquels les individus sont emportés
est devenue le moyen de les asservir, de les contrôler, de les surveiller et de les
normaliser. Les pouvoirs financiers prennent de plus en plus la main sur ces
flux d’information, et par là, ils transforment les subjectivités et les soumettent
à une violence matérielle et symbolique. Cette manière de conduire les
conduites fait de nos sociétés actuelles des « sociétés de contrôle » au sein
desquelles l’information devient un moyen de donner des ordres sans en avoir
l’air. Cette violence symbolique est en quelque sorte le prix dont s’acquittent
les individus pour se faire pardonner d’exister en obtenant la rédemption
sociale. Les individus doivent accepter ces règles du jeu social qui sont autant
de fabriques de servitude pour pouvoir être autorisés à entrer dans les danses et
les gymnastiques collectives. Aujourd’hui, les informations tendent à devenir
les véritables molécules de la vie sociale, les véritables sujets de l’existence, les
véritables cibles des pouvoirs. Seules importent les informations captées,
confisquées, prélevées, traitées par les États, les GAFAM et tous les partenaires
de la vie économique, sociale, politique, culturelle, personnelle. C’est une
nouvelle manière sociale et subjective d’exister. Les populations doivent se
soumettre, de gré ou de force à une culture qui a lâché la proie du vivant pour
l’ombre des vérités algorithmiques. L’intelligence artificielle, qui n’a
d’intelligence que le nom 1, est devenue l’arbitre et le garant d’une gestion
totalitaire des individus et des populations. Au moins à première vue, tant que
l’on feint d’ignorer les véritables pouvoirs qui demeurent en coulisses.
La lecture numérique du monde ne saurait être approchée seulement
comme une violence symbolique, elle constitue une spiritualité de la
connaissance et du progrès qui bouleverse le monde. Cette spiritualité
numérique est au cœur des développements de la science et de l’économie
marchande qui, dans la modernité, marchent main dans la main. Ce
compagnonnage s’est considérablement renforcé depuis le XVIIe siècle et a été
irrigué dès la fin du XIVe siècle par un imaginaire proprement occidental dans
lequel le travail et la production marchande se transformaient en voies de salut.
Jusqu’à une époque relativement récente, les catégories économiques et les actes
sociaux sont demeurés encastrés dans la morale. Les théologiens scolastiques
ont, par exemple, longuement débattu des infrastructures morales et
spirituelles permettant de définir les catégories économiques. Dans l’imaginaire
chrétien du Moyen Âge, les conséquences du péché originel conduisent à
chercher les voies d’une rédemption dans le travail, lequel au fil du temps a été
converti en quantité avec une recherche effrénée de profit. Ce n’est que
récemment que la valeur marchande a totalement siphonné la valeur morale et
relationnelle des échanges sociaux et marchands. Avec les conséquences
culturelles, sociales, politiques et subjectives que nous connaissons aujourd’hui
à l’ère du capitalisme néolibéral.
Il y a toujours des métaphysiques derrière les méthodes, même celles qui se
prétendent objectives. Les marchands croient dans le pouvoir transcendantal du
chiffre. Les scientifiques et les informaticiens plaident l’objectivité et la
neutralité politique des chiffres. Les scientifiques sont devenus, sans le savoir et
sans le vouloir, les « alliés objectifs 2 » de la rationalité marchande. De plus, les
chercheurs ont dû se plier aux exigences de la société du spectacle et à la loi de
la concurrence. Voir leurs modèles sophistiqués, simulant une partie de la
réalité, transformés en instruments de propagande et de publicité industrielles
est devenu un besoin vital. C’est le prix symbolique que les chercheurs ont
payé pour obtenir le financement de leurs travaux : ils ont été contraints de les
« vendre » en acceptant de les « simplifier » jusqu’à l’idéologie.
L’imaginaire d’une lecture numérique du monde opère par soustraction de
3
l’expérience sensible permettant de « tirer des plans sur le chaos ». Il « coupe »
dans le chaos et laisse des parts de réel à l’écart de ce qu’il fait apparaître. L’art
et la philosophie tirent aussi « des plans sur le chaos », bien souvent à partir de
ce qui demeure hétérogène aux méthodes « objectives » des sciences.
Aujourd’hui, l’art et la philosophie ne pèsent pas lourd faute de pouvoir être
convertis en marchandises. Cette absence de contrepoids pose problème, elle
entame la capacité de penser et appauvrit tous les champs de la connaissance, y
compris ceux des sciences. Un homme réduit à ses comportements a-t-il besoin
de penser 4 ? Ce sont les connaissances traditionnellement les plus rétives à la
raison calculatrice, psychanalyse et humanités en tête, qui, aujourd’hui, font
l’objet d’un jeu de massacre des pouvoirs. Elles en sont la cible privilégiée,
l’objet de toutes les censures : leur fréquentation de la langue, leur proximité
avec la littérature menacent depuis toujours l’ordre social existant. La censure a
pris une forme nouvelle, elle n’interdit pas, elle empêche. Elle empêche de
penser en interdisant l’usage figuré des mots, par exemple. Il suffit pour
censurer de rendre négligeable tout acte de vie, social et subjectif, qui ne peut
se convertir en valeurs pratico-formelles, c’est-à-dire dans le langage et les codes
des affaires et du droit. Le sourire d’un schizophrène dans la relation
thérapeutique est un moment d’humanité partagée. Il n’a aucune valeur
tarifaire dans la comptabilité hospitalière. La soutenance d’une thèse de
doctorat attestant de l’expérience de vingt années de pratiques éducatives dans
des quartiers sensibles n’aura qu’une valeur folklorique. De telles thèses
n’obéissent pas aux canons du genre permettant d’obtenir postes et crédits.
Nous nous sommes habitués à l’inimaginable, nous nous sommes habitués
à « l’horreur économique 5 ». Nous nous sommes habitués aux morales
numériques. Par temps de Covid-19, nous sommes invités à piloter nos vies à
l’aide des chiffres – plus ou moins valides –, dont nous recevons les
informations : combien de taux d’incidence ? d’hospitalisations ? de morts ? de
réanimations ? À partir de quel âge doit-on renoncer à la réanimation ? À partir
de quel taux de positivité des tests doit-on se reconfiner ou établir un couvre-
feu ? À partir de quel âge est-il licite de mourir ? À partir de combien de
chômeurs une politique économique est-elle acceptable ? À partir de quel seuil
de pauvreté une souffrance sociale et existentielle justifie-t-elle une
intervention des pouvoirs publics ?
Je ne dis pas que toutes ces données soient sans intérêt, simplement à leur
accorder un pouvoir transcendantal, on cache le vivant, le singulier, le
particulier, les drames des existences sociales et subjectives. La violence qui
rend des événements hétérogènes commensurables m’est insupportable. C’est
cet affect qui me pousse à écrire. Je ne souffre plus cette morale économique,
morale immorale de ne tolérer d’autres critères que ceux qu’elle prétend être
vrais. Vrais, peut-être, sans doute probables, mais vivants, humains ? Sûrement
pas. Combien de patients ai-je entendu, angoissés à cause du « plan blanc » des
hôpitaux ? ! Est-il normal qu’aujourd’hui, à cause des sous-effectifs des services
hospitaliers, les patients voient leurs consultations, leurs explorations, leurs
opérations repoussées ? Oui, sans doute, s’il n’est pas possible de faire
autrement. Mais s’habituer à cette manière de penser et de juger, la considérer
quasiment comme une norme du vivant et non comme le produit d’un mode
de vie social et politique, sûrement pas ! Il y a d’autres critères pour arbitrer,
prendre des décisions, vivre. Informer ne devrait en aucune manière absoudre
le pouvoir des choix qu’il a faits, qu’il fait ou qu’il dicte.
Ce pilotage automatique par les chiffres est monstrueusement efficace pour
empêcher la puissance de la parole et du langage, condition de l’invention
démocratique et de « l’humanité de l’homme ». La crise requiert une autre
façon de penser le monde, elle requiert des utopies à même de faire éclater
l’ordre existant devenu tout-puissant et inhumain. D’autant plus inhumain
qu’il poursuit ses méfaits au nom d’une humanité meilleure, plus performante,
plus efficace, « augmentée ». Cette mise en ordre du monde s’est parfois
accomplie sans avoir à inventer d’autres mots, d’autres langages, il lui a suffi
d’en inverser le sens. C’est le propre des sociétés totalitaires que d’appeler la
servitude liberté, et vérité le mensonge. 6 Les chiffres n’échappent pas à cette
perversion sociale. Ils sont utilisés pour gouverner sans avoir à discuter.
L’éducation et le soin subissent des transformations qui, par le jeu des
grammaires d’apprentissage et d’une censure par les codes formels, augmentent
pour chacun l’exigence d’un « contrôle de soi 7 » adapté à la surveillance de
tous. C’est l’ossature même du processus civilisateur décrit par le sociologue
allemand Norbert Élias : la complexité de l’organisation sociale et politique de
l’Occident s’est accompagnée, via la normalisation des mœurs, de la
transformation de l’organisation psychique et symbolique des sujets. La norme
sociale est intériorisée, elle devient au sein du psychisme une disposition à agir
et à penser d’une certaine façon plutôt que d’une autre. Les institutions sociales
et culturelles installent les grammaires et les architectures de cette manière
d’être au monde social et subjectif. Nous retrouvons ici les deux faces de
l’habitus 8 de Pierre Bourdieu, en ce qu’il tend à devenir une deuxième nature
du sujet. Je le répète, la norme sociale est aussi une catégorie de penser et de
juger. La norme est indissociablement logique et éthique.
Ce besoin d’étendre mon expérience de psychanalyste à la crise de la société
contemporaine est la raison pour laquelle je n’ai jamais lâché la rampe offerte
par Freud pour qui la psychanalyse est une « psychologie sociale » en un sens
élargi, mais parfaitement justifié 9. Depuis plus de vingt ans dans les champs
que je fréquente – soin, université, éducation, recherche, culture,
information… –, les gouvernements successifs ont installé des fabriques de
servitude volontaire et de soumission sociale, au nom du progrès et de la
modernisation. Ces dispositifs ont fini par pulvériser non seulement les acquis
sociaux de l’État social, mais aussi le goût de la pensée révoltée et la saveur du
vivant. Ils ont atteint le cœur du lien social et le foyer d’expérience des
subjectivités. Nous sommes face à une véritable colonisation des mœurs autant
que des esprits, analogue à toutes les formes d’esclavage et d’exploitation des
humains que l’histoire a connues. Sans devoir confondre les horreurs
esclavagistes et les prédations humiliantes de la colonisation, avec la violence
symbolique du taylorisme, cet essai montre qu’un imaginaire commun les
anime : l’homme serait un instrument voué à produire et à s’adapter à un
monde désenchanté géré par le numérique. C’est au nom de l’efficacité que
s’implantent au plus profond du sol humain les fabriques de servitude. La
« dynamique de l’Occident » opère par la rationalisation et l’instrumentation
technique à un point jusque-là inimaginable. La Chine n’a longtemps été que
le sous-traitant de ce processus de civilisation technique. Elle était chargée de
fabriquer pour l’Occident, grâce à sa main-d’œuvre surexploitée, les objets
technologiques incorporés dans la vie sociale et subjective des Occidentaux.
Depuis deux décennies, elle s’est emparée de ce processus de civilisation, en
hybridation avec un imaginaire religieux respectueux du pouvoir et des
dominants, pour sa propre gestion sociale, poussant à l’extrême l’organisation
algorithmique du contrôle social et la surveillance généralisée de ses
populations. Elle est devenue notre miroir grossissant 10. Nous ne devrions
jamais oublier cette puissance véritable du numérique qui devient, au moins en
apparence, sa propre finalité : « Telle une force de la nature, l’ère numérique ne
peut ni être niée, ni arrêtée. Elle possède quatre qualités essentielles qui vont
lui permettre de triompher : c’est une force décentralisatrice, mondialisatrice,
11
harmonisatrice et productrice de pouvoir. » Les deux dernières décennies ont
radicalisé cette tendance civilisatrice, colonisatrice du vivant.
Cette nouvelle condition d’une humanité numérique se voit justifiée par
une idéologie neurocognitive qui la prétend « naturelle ». Les neurosciences
cognitives sont instrumentalisées pour permettre la fabrication d’un sujet
neuro-économique justifiant l’alignement des élèves et la mise en ligne de leurs
cerveaux dont les défaillances sont confiées au redressement
neurocomportemental des plateformes sanitaires. L’organisation du vivant
relève de plus en plus d’une « expertise » purement technique. Il s’agit d’une
authentique révolution symbolique entamée dans les années 2000. Cette
révolution numérique produit ses propres modes de révolte et d’insoumission.
Ce qui veut dire que les mouvements sociaux inédits qui s’opposent dans la rue
aux politiques actuelles sont indissociables de la manière même dont les
pouvoirs gouvernent. Ils gouvernent par le contrôle et la surveillance
généralisée. En retour, les citoyens s’opposent à cette conduite des conduites,
non sans s’inscrire souvent, bien malgré eux, dans la même anthropologie.
Pour exemple, oubliant ce qu’est une politique de vaccination, les
contestataires antivax réclament le droit de choisir selon leur appartenance à
une classe d’âge (rationalité actuarielle des entrepreneurs d’eux-mêmes) ou en
fonction d’un désir individuel (individualisme de masse). Les cultures comme
les nations sont solidaires de leurs traîtres comme de leur héros, écrivait Albert
Camus, de leurs collaborateurs comme de leurs résistants, alors que faire ?
Informer, analyser, participe de cette culture. Il nous faut trouver un autre
langage, d’autres pratiques sociales, et en passer par l’utopie pour renverser cet
ordre existant. C’est la thèse de ce livre.
Pour réinventer la liberté, il nous faut construire un nouvel imaginaire
instituant, faire acte de création qui soit aussi résistance à l’ordre de ces sociétés
de contrôle qui gouvernent au nom d’informations « objectives ». Il faut que la
sorcière de l’imagination s’en mêle, que la puissance poétique du langage
rassemble le peuple par de nouvelles utopies pour « renverser le gouffre »,
comme disait Édouard Glissant, de l’impérialisme numérique. Nous n’avons
pas su tirer parti de la perte du sol des évidences provoquée par les dernières
découvertes de la connaissance, telles celles de la physique moderne. Dans tous
les domaines du savoir, angoissés par le devenir et le multiple, nous n’avons pas
su profiter des leçons de l’incertitude et de la complexité. L’angoisse nous
contraint à simplifier le monde par les algorithmes et les matérialismes de la
production, de la consommation et des images quantifiées, mais immobiles, de
la civilisation. Il faut espérer manger les étoiles pour sortir de l’ordre existant.
Pour appauvri que soit l’imaginaire actuel des industries humaines et des
sciences « objectives », il détient un pouvoir considérable. Il se maintient en
empêchant les sciences sociales d’interroger leurs conditions sociales de
production. Les idéologies néolibérales n’aiment pas les sciences sociales 12.
C’est de ce paradoxe d’un imaginaire du désenchantement et de
l’évidement des fictions dont il nous faut sortir. Les institutions politiques et
économiques maintiennent cet ordre existant et néfaste, mais il ne se maintient
que par la force des règles et des habitudes, des habitus aussi. Cet ordre détient
aussi une fonction subjective incontournable, celle de pouvoir contenir
l’angoisse, l’angoisse du chaos et de la rencontre avec les ombres du pays des
morts. Nous avons incorporé cet ordre existant auquel nous nous sommes,
bien malgré nous, accoutumés. Il s’est infiltré au cœur de nos discours, dans le
tissu de la langue jusqu’à décharner la parole des affects corporels. Nous codons
le monde jusqu’à en perdre le corps. Nous mangeons des algorithmes. Ce livre
est une invitation à en finir avec les fabriques de servitude en cherchant par
tous les moyens de création à transgresser les assignations à résidence
identitaires que favorisent les sociétés d’information.
Ce livre doit beaucoup à l’affirmation de Gilles Deleuze selon laquelle
« l’œuvre d’art n’est pas un instrument de communication. L’œuvre d’art n’a
rien à faire avec la communication. L’œuvre d’art ne contient strictement pas la
moindre information. En revanche, il y a une affinité fondamentale entre
l’œuvre d’art et l’acte de résistance. » C’est la raison pour laquelle l’acte de
création est au centre des moyens de résistance sociale aux fabriques de
servitude proposés par cet essai. Toute émancipation authentique suppose que
nous parvenions d’abord à sortir du plan de coupe imposé par les mots d’ordre
actuels, ce qui suppose que nous refusions de nous mettre en rang sur le
territoire que les pouvoirs ont arpenté pour nous et qu’ils essaient de nous faire
prendre pour notre monde. Il nous faut affronter l’angoisse de nous perdre
dans les chemins de traverse avec pour toute boussole la puissance du langage,
la force de la métaphore et l’autorité du récit. Utopie ? Oui, sans nul doute, je
réclame « l’habitus de l’utopie » comme une expérience de pensée indispensable
pour défaire les nœuds de nos servitudes et redonner au langage sa puissance
révolutionnaire en faisant surgir à l’infini de nouvelles figures de pensée et de
vivre. L’ouvrage ne réduit pas l’utopie à un genre littéraire, à la rêverie politique
d’un futur improbable, mais l’approche comme une position éthique et
politique, un style, un nouveau foyer d’expérience. L’utopie n’est pas un monde
nouveau déplacé dans un temps ou un espace éloigné, elle est aux confins de la
langue, dans la spirale infinie des tropes du langage, aux bords de nos actes de
parole. Le récit, la fiction, le conte, la littérature ont toujours, dans l’histoire
des servitudes, constitué des voies d’émancipation, des formes de marronnage
pour sortir de l’esclavage.

1. Georges Canguilhem écrit : « inutile de relever l’usage, c’est-à-dire l’abus, d’expressions non
pertinentes telles que cerveau conscient, machine consciente, cerveau artificiel, ou intelligence
artificielle. », « Le cerveau et la pensée », in Georges Canguilhem. Philosophe, historien des sciences, Paris,
Albin Michel, 1993, p. 21.
2. Le sinologue Jean-François Billeter évoque cette ignorance délibérée des savants : « ce dont les
savants n’ont pas conscience, c’est que la raison abstraite qu’ils manient avec tant de succès résulte de
l’application au monde physique d’une forme d’abstraction qui a son origine dans la relation marchande
et qui entretient avec elle un indissoluble lien. » in Chine trois fois muette, Paris, Allia, 2000, p. 18
(version originale publiée en 1991).
3. Magnifique formule de Gilles Deleuze et de Félix Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ?,
Paris, Minuit, 2005, p. 202.
4. Bertolt Brecht écrit : « le fascisme traite la pensée comme un comportement. Ce qui fait d’elle un
acte au sens juridique, le cas échéant criminel, et passible de sanctions appropriées. », Écrits sur la
politique et la société, Paris, L’Arche, 1970, p. 130 (version originale publiée en 1967).
5. Viviane Forrester, L’Horreur économique, Paris, Fayard, 1996.
6. Selon la formule de George Orwell dans 1984 : « War is peace. Freedom is slavery. »
7. Norbert Elias, La Solitude des mourants, Paris, Christian Bourgois, 1988 (version originale publiée
en 1982), p. 38.
8. Le concept d’habitus a été conceptualisé par Pierre Bourdieu comme « schème de pensée »,
« schème de conduite », il signifie à l’origine « mode d’être ou d’agir », « manière de se comporter ». Il est
la traduction latine d’un terme employé par Aristote pour désigner les facultés acquises.
9. Sigmund Freud, « Psychologie collective et analyse du Moi » in Essais de psychanalyse, Paris, Payot,
1981 (version originale publiée en 1921), p. 123-217.
10. Simone Pierranni, Red Miror. L’avenir s’écrit en Chine, Caen, C&F Éditions, 2021 (version
originale publiée en 2020).
11. Nicholas Negroponte, L’Homme numérique, Robert Laffont, 1995, p. 281.
12. Toute l’œuvre de Pierre Bourdieu atteste de cette haine du néolibéralisme pour les sciences
sociales qui analysent les conditions sociales de production des connaissances et mettent à nu les mirages
de l’« objectivisme ».
PREMIÈRE PARTIE

L’information dans les sociétés de contrôle

« En un premier sens, la communication est la transmission et la


propagation d’une information. Or, une information, c’est quoi ? Ce n’est
pas très compliqué, tout le monde le sait, une information est un
ensemble de mots d’ordre. Quand on vous informe, on vous dit ce que
vous êtes censés devoir croire. En d’autres termes, informer, c’est faire
circuler un mot d’ordre. Les déclarations de police sont appelées à juste
titre des communiqués. […] Ce qui revient à dire que l’information est
exactement le système du contrôle. »

Gilles Deleuze, Qu’est-ce que l’acte de création ?,


conférence donnée dans le cadre des « mardis de la fondation Femis » le
17 mars 1987.
CHACUN EN LIGNE
ET TOUS ALIGNÉS

« Avec le temps, ça a été de plus en plus contrôlé. Plus les années ont
passé, plus le format de ce qui marchait, en termes d’audience, s’est
développé et rigidifié. Tout s’est bureaucratisé, hiérarchisé et, comme dans
toute industrie, la pression sur la production s’est fortement
intensifiée. La tendance est à la réduction des équipes et à la
multiplication des manageurs qui, pour justifier leur position, se doivent
d’intervenir dans tous les domaines, du scénario au casting. Dans les
années 1960, ils ne vous disaient pas quel acteur vous deviez engager. »

Ken Loach, Défier le récit des puissants,


Montpellier, Indigène éditions, 2017
(version originale publiée en 2014), p. 27.

Nous sommes entrés dans des sociétés d’information. Nous n’en finissons
pas d’être informés. Pour Gilles Deleuze, l’information est « un ensemble de
mots d’ordre », un « communiqué » qui nous dit « ce que nous sommes tenus
de croire 1 ». C’est dire que nous sommes constamment contrôlés, influencés,
manipulés. Nous sommes sans cesse inclus dans des programmes qui
fonctionnent à la manière des gens placés sur les autoroutes : « en faisant des
autoroutes, vous multipliez des moyens de contrôle. Je ne dis pas que cela soit
ça le but unique de l’autoroute, mais des gens peuvent tourner à l’infini et sans
être du tout enfermés, tout en étant parfaitement contrôlés. 2 » L’enclos est le
lieu même des sociétés de la norme, des sociétés de contrôle. Non
l’enfermement dans l’espace des sociétés disciplinaires (prisons, hôpitaux,
écoles, usines…), mais un enfermement dans l’abstraction des chiffres, des
diagnostics, des races, des classes, des palmarès. Cet enfermement est d’autant
plus perfide et insidieux que ses « murs » algorithmiques sont instables et
liquides. Nous sommes dans l’obligation de « bouger » pour pouvoir suivre les
traces des normes qui les mesurent et fluctuent constamment, et en même
temps placés dans l’immobilité pérenne des assignations aliénantes. Pour
exemple, les universités continuent désespérément à se normaliser pour
apparaître en bonne place au classement de Shanghai, et de ce fait
s’immobilisent et obstruent leur devenir. Elles renoncent à leur singularité, à
l’originalité de leurs projets pédagogiques pour rejoindre le troupeau et le
concert uniforme de ses bêlements. Ce qui est d’autant plus étonnant que par
ailleurs foisonnent de nombreuses analyses qui en reconnaissent l’absurdité 3.
Ces « sociétés de contrôle » se sont épanouies, développées, étendues,
épaissies, de manière à la fois concentrée et diffuse. Les contrôles dans le
télétravail et l’enseignement à distance via le minitel, anticipés par Gilles
Deleuze, ont explosé avec la prolifération des interconnexions numériques. La
pandémie de Covid-19 aidant, nos sociétés ont accédé à la condition d’un
humain numérique, habitant un logement digital, implanté dans une ville
« intelligente », nourri par des services à la personne via Internet, formé par des
cours en ligne, voué au télétravail, administré par Pôle emploi pendant les
périodes de chômage, libertin en diable sur les sites de rencontres, dans
l’attente d’une dématérialisation définitive recueillie par les urnes funéraires
numériques de Facebook. Ces vies gouvernées par des ordinateurs à l’abri
desquels se cachent des puissances financières qui n’ont jamais été élues, mais
qui décident, ce sont les nôtres à présent, à quelques nuances près. Dans ce
« mode d’être de l’ordre 4 » nous sommes invités à nous comporter comme
nous le prescrivent « objectivement » les informations et surtout, sans avoir à
les comprendre. La particularité d’une information est de réduire l’incertitude
du monde et non de communiquer un sens. Elle est anxiolytique. À l’image
des ordinateurs pour lesquels la signification d’un message se réduit à la
combinaison de son code, de sa syntaxe, nous n’avons qu’à suivre les
procédures pour nous orienter 5.
Ce monde intrinsèquement modulable à l’infini est élastique, transcende
les normes et convertit tous les objets, formes, sons, couleurs en bits. Ces
nouvelles molécules de l’univers numérique sont sans forme et sans poids,
anges de l’intelligence artificielle, elles se convertissent et se transportent à
l’infini des multimédias. La réalité elle-même subit un processus de
métamorphose, les signifiants qui la désignent sont restés les mêmes, mais les
significations ont changé de fond en comble. L’amitié est un lien sur Facebook,
l’amour la consultation sur un site de rencontre sur lequel on match, aller au
travail consiste à ouvrir son ordinateur dans son lit, faire ses courses se réduit à
envoyer au supermarché la liste des produits désirés et à livrer, visiter un musée
ou un appartement procède de la promenade virtuelle. Nous sommes entrés
dans une phase de « chaos épistémique 6 » créé par l’incorporation des
algorithmes dans les choses, les pensées et les corps. Leur pouvoir de prédation
de nos données intimes, de stockage de nos traces et de nos profils, de
sophistication des techniques de contrôle et de normalisation installe un
« capitalisme de surveillance 7 ». La gouvernance numérique et technocratique
exercée par ce capitalisme financier et numérique a fait exploser les contre-
pouvoirs traditionnels des sociétés démocratiques. De haut en bas, la chaîne
d’esclavage des autocraties numériques installe ses automatismes et son
quadrillage normatif et de contrôle. C’est au cœur des métiers 8 que les radars
de nos servitudes sont installés au nom de la modernité, de l’efficacité
économique, de la performance comportementale, voire au nom de la
« science ». Tels les héros de Nous autres, nous incorporons aisément en nous-
mêmes des métronomes invisibles qui scandent les moments de nos existences
9
et orientent nos choix . Non seulement les technologies tendent à envahir le
champ de la médecine somatique de multiples façons pour mieux réparer nos
corps (e-médecine, dossier médical informatisé, consultations auprès de start-
up algorithmiques faisant de la relation humaine avec un praticien un luxe
réservé aux plus riches…), mais la psychiatrie elle-même commence à se
convertir à la condition d’un patient et d’un soignant numériques pour mieux
réhabiliter les âmes. Les métiers se coulent dans le numérique et en épousent
l’esprit, l’éthique.
Par exemple, la prolifération d’« agents conversationnels », psychiatres ou
psychologues virtuels, prenant en charge les « pathologies mentales » comme
les addictions et les troubles du sommeil est symptomatique de cette nouvelle
culture numérique des métiers : « les agents conversationnels sont des
personnages informatiques avec une apparence graphique humaine, qui
permettent d’engager un dialogue en face à face, à travers des modalités
verbales (types de discours) ou non verbales (posture, gestes, intonations de
voix…). 10 » Nul doute que nous perdons en relation incarnée ce que nous
gagnons en informations numériques. Gageons que ces agents
conversationnels, au contraire de leurs doublures humaines, éviteront les
lapsus, les dérapages de la voix, les troubles des affects, les vicissitudes des
contre-transferts et les vulnérabilités humaines des thérapeutes par lesquelles,
bien souvent, se font, au cours des psychothérapies, le partage des émotions.
Mon psy est une « machine », nul doute que je n’ai plus à craindre ses désirs, à
m’interroger sur ses pensées, à me défier de ses intentions.
Plus ambitieux encore est le « parcours de soins innovant dédié aux
personnes avec troubles bipolaires 11 ». Ce projet d’expérimentation Passport
BP, porté par la Fondation FondaMental qui rassemble tout le gratin de la
néopsychiatrie « neuro-économique », soutenu par des start-up et des
industries de santé, avec la bénédiction de l’ex-ministre de la Santé, Agnès
Buzyn, prend pour objectifs d’« améliorer le pronostic psychiatrique et
somatique des patients [bipolaires], leur qualité de vie et leur satisfaction tout
en améliorant la performance médico-économique du système de santé. 12 »
Pour qui connaît un tant soit peu les mots-clés des discours neuro-
économiques à la mode, tout y est : le traitement des données par outils
numériques, le suivi des indicateurs de détérioration des comportements (avec
l’application MentalWise, qui n’est, ni plus ni moins, qu’un système de
télésurveillance des patients), l’assimilation des souffrances psychiques à des
troubles du comportement sans autres significations que les autres désordres
physiologiques (cardiaques, respiratoires, diabétiques…), les références à la
psychoéducation et aux remédiations cognitives et… le modèle économique de
gestion des soins associant l’efficacité des acteurs, la satisfaction des usagers et
l’intéressement des actionnaires. Au motif de faire progresser la rationalité
« scientifique » de la psychiatrie et celle des industries de l’intelligence
artificielle, des modes de prises en charge dignes des sociétés totalitaires
s’installent au cœur même du traitement et du suivi des souffrances psychiques
et sociales. Le suivi numérique des informations est venu remplacer le soin plus
que jamais menacé 13. La machine informatique remplace vite la relation
clinique avec des soignants dont le privilège sera réservé aux plus riches 14.
Après avoir réduit les symptômes psychiatriques – que la psychanalyse
approchait comme des « blessures de mémoire » –, à la notion « trouble », de…
troubles du comportement 15, la néopsychiatrie fait un pas de plus, elle les
convertit en données purement numériques. La parole a été passée à la
moulinette de la machine algorithmique et le « parcours de soin » devient un
suivi de dossier. Non seulement les souffrances psychiques deviennent des
pathologies comme les autres, les psys des médecins comme les autres, mais les
patients eux-mêmes se voient réduits à des profils biostatistiques que l’on peut
suivre administrativement toute leur vie, à défaut de les écouter et de les
comprendre !
Mais, il n’y a pas que les patients qui sont ainsi transformés. Pour parvenir
à cette révolution symbolique, la gouvernance technocratique du ministère de
la Santé s’assure de la conversion des professionnels et de leurs actes au langage
numérique. Les soignants se doivent de savoir que le mieux qu’ils aient à faire
est de se convertir au numérique, radicalement. C’est la modernité et
l’innovation qui l’exigent. Au moment où je termine cet ouvrage, le ministre
des Solidarités et de la Santé, le Dr Olivier Véran, déclare : « il est urgent de
refonder notre santé publique et d’installer une culture moderne et innovante
pour toujours mieux accompagner nos concitoyens en tirant les enseignements
de la crise sanitaire. » Ce « communiqué » procède autant d’une information
sur les intentions du ministre que de la transmission de « mots d’ordre » aux
professionnels. Il contient l’essentiel des « valeurs » dont se prévaut le
capitalisme numérique : « santé publique », « culture moderne », « innovante »
(à voir !), « enseignements de la crise » (on croit rêver). Ce « communiqué »
suit de quelques semaines une série de textes de « droit mou » (rapports à
l’IGAS, à la Cour des comptes, arrêtés 16 divers et variés…) modifiant de
manière indirecte et insidieuse la prise en charge des patients en souffrances
psychiques et sociales. Les files d’attente des établissements de soins
pédopsychiatriques étant engorgées, le gouvernement tente d’externaliser vers
les praticiens libéraux la prise en charge des enfants. Les établissements sont
invités à se transformer en plateformes de services d’orientation et les praticiens
en opérateurs techniques assurant des prises en charge courtes et standardisées
sans ajustement singulier à chaque cas. En même temps, ces praticiens se
voient de plus en plus contraints à des protocoles techniques, leurs actes
prolétarisés et leur mise en œuvre professionnelle contrôlée et « ubérisée ». On
se tromperait lourdement à croire que c’est l’amour de la science qui conduit
les technocrates de la santé à préférer les médiations neurocognitives à la
psychanalyse. C’est tout simplement parce qu’ils parlent la même langue
numérique et que le savoir neurocognitif se dissout plus facilement dans la
rationalité pratico-formelle que la psychanalyse.
Les plateformes sont à la mode dans les textes ministériels, il en pousse
partout, elles sont mises « à toutes les sauces dans les circulaires des agences
régionales de santé – quand on ne veut pas reconnaître qu’on ferme un service
17
d’accueil ou de soin, on dit qu’on crée une plateforme. » La plateforme est
devenue l’arme de destruction massive des métiers et du goût pour le savoir
clinique. Le soignant idéal est une sorte de machine dont les technocrates du
ministère de la Santé programment les logiciels. Afin de s’assurer qu’il ne dévie
pas de l’autoroute où on l’a enfermé, il demeure sous surveillance sa vie durant.
Un projet d’ordonnance fixe le cadre d’un nouveau dispositif 18 de
« certification périodique des professionnels de santé », qu’ils soient libéraux ou
salariés. Ce projet les assujettirait tous les six ans à un contrôle des
connaissances et des compétences par les Ordres professionnels et un échec à
cette évaluation pourrait s’accompagner de sanctions administratives et
financières. Une sorte de « contrôle technique » en somme, analogue à celui
des voitures.
L’idéal de l’homme-machine est de faire en sorte que rien n’arrive qui n’ait
été prévu par son programme, ses « experts », ses « courtiers » en propagande
commerciale ou industrielle. Nous y sommes ou presque. Nous pourrions
écrire, comme D-503 dans Nous autres, « manifestement même chez nous, la
solidification, la cristallisation de la vie ne sont pas encore terminées et
quelques marches sont encore à franchir pour arriver à l’idéal. L’idéal, c’est
19
clair, sera atteint lorsque rien n’arrivera plus ». Tel l’Empereur de Chine qui
préféra, un temps, l’oiseau automate au rossignol vivant, parce qu’« avec le vrai
rossignol on ne peut jamais prévoir ce qui va suivre, tandis que chez l’oiseau
artificiel tout est déterminé 20 », nous avons lâché la proie du vivant pour
l’ombre des algorithmes.

1. Ibid.
2. Michel Foucault, Dits et écrits, 1954-1988, Tome III, Paris, Gallimard, 1994.
3. Yves Gingras, « Du mauvais usage de faux indicateurs », Revue d’histoire moderne et contemporaine,
o
n 55-4bis, 2008, p. 67-79. Ce numéro de la revue est consacré à « la fièvre de l’évaluation ».
4. Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Folio Gallimard, 1987,
p. 23.
5. Depuis les débuts de la théorie de l’information, celle-ci est définie comme la mesure de
l’incertitude définie par sa probabilité. Un événement prévu est un élément qui n’apporte aucune
information. Notre monde organisé par la gestion probabiliste des informations devient paradoxalement
sans intérêt ; ses événements n’apportent aucune information… nouvelle.
6. Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2020.
7. Ibid.
8. Roland Gori, Barbara Cassin, Christian Laval, L’Appel des appels. Pour une insurrection des
consciences, Paris, Les Milles et Une nuits, 2009 ; Roland Gori, La Fabrique des imposteurs, Paris, Actes
Sud, 2015 (première édition parue en 2013).
9. « La beauté d’un mécanisme réside dans son rythme précis et toujours égal, pareil à celui d’un
pendule. Mais vous, qui avez été nourris dès votre enfance du système Taylor, n’avez-vous pas la précision
du pendule ? Seulement, le mécanisme n’a pas d’imagination. Avez-vous jamais vu un sourire rêveur
recouvrir le cylindre d’une pompe pendant son travail ? », Eugène Zamiatine, Nous autres, Paris,
Gallimard, 1972 (version originale publiée en 1920), p. 170.
10. Lucy Dupuy, « Place et acceptabilité des agents conversationnels dans le cadre de la prise en
charge des pathologies mentales et du sommeil » in Actes du colloque « La relation de soin à l’épreuve de
l’intelligence artificielle », Bordeaux, Erena, 22 novembre 2019.
11. « Un parcours de soins innovant dédié aux personnes avec troubles bipolaires », Fondation
FondaMental, 27 septembre 2019.
12. Ibid.
13. Marie José Del Volgo, Le Soin menacé, Chronique d’une catastrophe humaine annoncée, Vulaines-
sur-Seine, Éditions du Croquant, 2021.
14. Cathy O’Neil, Algorithmes, La bombe à retardement, Paris, Les Arènes, 2018 (version originale
publiée en 2016).
15. Il est du plus haut comique que l’un des plus fervents promoteurs du TDAH (Trouble de
l’Attention avec ou sans Hyperactivité), Léon Eisenberg, quelques mois avant sa mort, avoue au Spiegel
que ce diagnostic est l’exemple même de « maladie fabriquée » en réponse à la demande des laboratoires
pharmaceutiques et des parents légitimement anxieux.
16. Voir les débats suscités par un arrêté du 10 mars 2021 très contesté par les psychologues
cliniciens qui ont déposé plusieurs recours en Conseil d’État.
17. Yann Diener, « Loin du rivage », Charlie Hebdo no 1500, 21 avril 2021.
18. Loan Tranthimy, « La certification périodique obligatoire pour tous les médecins ? Ce projet
d’ordonnance qui inquiète fortement les syndicats », Le Quotidien du médecin, 21 juin 2021.
19. Eugène Zamiatine, Nous autres, op. cit., p. 35.
20. Hans Christian Andersen, Le Rossignol de l’Empereur de Chine, Paris, Gallimard Jeunesse, 1979
(version originale publiée en 1837), p. 32.
Des élèves alignés et des cerveaux en ligne

L’éducation du petit d’homme est en train de se réformer selon ce


principe : invité à s’identifier à la machine intelligente, il doit apprendre à en
extraire les données, à les traiter et à les stocker pour pouvoir les restituer à la
demande. De ce moment-là, il faut créer des dispositifs de conduite des
conduites capables de fabriquer les habitus de cette éducation numérique.
Depuis la décennie des années 1960, Pierre Bourdieu a approfondi et précisé ce
qu’il entendait par ce concept d’habitus. L’habitus est une disposition
permanente et générale à agir et à penser installant une manière d’être devant le
monde et devant les autres. Plus précisément, c’est une grammaire générative
des pensées, des représentations et des conduites caractéristiques d’une culture.
L’école et l’éducation sont le lieu par excellence de la fabrique des habitus.
Lorsque le ministère de l’Éducation nationale favorise l’apprentissage de la
langue française au moyen d’un entraînement quotidien de dictées, il
présuppose que la restitution des données formelles d’un texte vaut comme
compréhension de son sens. Rien n’est moins sûr. Mais après tout, les
programmes tayloristes des bullshit jobs 1 ne demandent pas aux exécutants de
comprendre ce qu’ils font. Qu’ils se saisissent des données et les appliquent est
largement suffisant. Il en va de même pour la pratique forcenée de « tests
internationaux » de connaissances pour évaluer le niveau d’apprentissage des
savoirs des élèves, ou celui des questionnaires à choix multiples. Il a été
constaté avec ce « rituel » des évaluations scolaires censées mesurer les
connaissances que les résultats des élèves s’améliorent au fur et à mesure des
passations des tests sans garantie d’une augmentation du niveau. Qu’est-ce qui
s’améliore ? Le niveau de connaissance des élèves ou leur adaptation aux tests ?
2
Un chercheur en sciences de l’éducation, Robert Linn , a montré que les
indicateurs des évaluations scolaires avaient toujours tendance à voir leurs
résultats s’améliorer une fois qu’on les avait mises en place. Il retrouve le même
scénario dans des enquêtes réalisées en milieu scolaire : les résultats s’améliorent
les premiers temps au fur et à mesure que les élèves s’adaptent aux efforts que le
test exige. Les incitant parfois à des stratégies de triche, puis passée la
nouveauté, les enseignants comme les élèves s’en désintéressent et les
indicateurs baissent. Il a montré par exemple que l’introduction d’un nouveau
test se traduisait souvent par une baisse des performances. Comme le remarque
également Maya Beauvallet « le test ne mesure que… la connaissance du
test. 3 » Un autre effet pervers de ce type d’évaluation est qu’elle conduit les
enseignants et les étudiants à ne se focaliser que sur les tests, à ne travailler
qu’avec le souci d’améliorer leurs scores et à ne développer en conséquence que
des stratégies d’apprentissage et d’adaptation non aux connaissances, mais aux
outils qui les mesurent. Ce qui passe à la trappe de ce type d’évaluation par
testing des performances scolaires c’est le sens ; le sens des énoncés comme le
sens de ce que l’on est en train de faire lorsqu’on évalue de cette façon. Qui
aujourd’hui est capable de démontrer que les QCM (Questionnaires à Choix
Multiples) sur la base desquels les étudiants en médecine sont recrutés en
France sont la meilleure garantie pour sélectionner de futurs praticiens
compétents et bienveillants avec leurs patients ?
Ce que ce type d’évaluation évacue, c’est non seulement le sens singulier et
subjectif des questions et des réponses, mais aussi les conditions sociales qui les
rendent possibles. Par exemple, la variable « sociale » des échecs scolaires se
trouve « neutralisée », ramenée aux conséquences d’un apprentissage
pédagogique défectueux 4. Sans recenser tous les travaux de sociologie de
l’éducation qui mettent en évidence l’importance des facteurs sociaux sur les
performances scolaires, je soulignerai simplement que l’approche purement
cognitive les minore quand elle ne les nie pas purement et simplement. La
technocratie au cœur du social et de la subjectivité inscrit son pouvoir par
l’artifice et par sa logique imparable de fatalité sociale. La notion
d’inadaptation scolaire n’a plus le même sens aujourd’hui que dans la France
des années 1970 : elle serait aujourd’hui un trouble des apprentissages dont le
traitement pourrait bénéficier de l’apport des sciences neurocognitives. Les
travaux de Pierre Bourdieu sur la constitution du capital symbolique 5 sont
totalement ignorés.
Le ministre Jean-Michel Blanquer s’est depuis longtemps consacré à un
« guidage » des savoirs fondamentaux de l’école par l’état de la recherche
scientifique, entendez des neurosciences. Il s’est engagé avec passion à
promouvoir une « evidence-based education », une éducation fondée sur les
preuves, à l’image de l’« evidence-based medicine ». Il a installé de ce fait, à tous
les niveaux de l’architecture, des dispositifs de transmission des savoirs et des
apprentissages, les piliers d’une neuropédagogie 6. Cette neuropédagogie fait
bon ménage avec la neuropolitique, version Institut Montaigne 7. La matrice de
pensée et d’action de cette neuropédagogie procède d’un transfert des données
des recherches sur le cerveau aux pratiques d’enseignements. L’imagerie
fonctionnelle du cerveau serait ainsi corrélée à la dynamique des apprentissages
via les ordinateurs des « savants » guidant les gestes des « professeurs ». Nous
retrouvons ici le paradigme tayloriste avec ses « experts », ses protocoles
indiquant les conduites optimales des ouvriers chargés de la fabrication des
pièces mécaniques.
Débarrassées d’une formation universitaire trop portée à la formation de
l’esprit critique, les « troupes » de l’Éducation nationale version Blanquer
seront plus réceptives aux guides de conduite des savants en neuropédagogie et
en neurocoaching : « les sciences cognitives doivent alimenter les pratiques :
l’élaboration d’outils d’évaluation, des progressions individualisées et
structurées, des exercices ainsi que la conduite des séquences d’enseignement
gagneront, eux aussi, à s’inspirer bien davantage des acquis de la recherche. 8 »
9
Pour tous ceux qui sont familiers de l’œuvre de Taylor , la proximité de cette
déclaration neuropolitique du ministre avec les principes de l’organisation
scientifique du travail est criante.
Cet essor de la neuropédagogie date des années 1990 et a largement reçu la
bénédiction de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement
Économique) et des gouvernements occidentaux. L’imagerie fonctionnelle du
cerveau a constitué la technique révolutionnaire permettant la conversion
symbolique des valeurs culturelles et conduisant la machine neuronale à devoir
s’améliorer par un apprentissage scientifique transformant l’éducateur en
« ingénieur ». Les neurosciences de l’éducation ont été appelées à participer à
une véritable révolution symbolique, au sens de Pierre Bourdieu, c’est-à-dire
analogues à des conversions religieuses. La nouvelle foi dans les neurosciences,
tout en faisant de la machine neuronale un précieux capital humain, annonce
la transformation de l’école en dispositif de formation tout au long de la vie.
Cette conversion de l’école en formation permanente guidée par ordinateur
serait chargée de réduire les inégalités sociales, lesquelles ne seraient non plus
imputables au capital symbolique de chaque « classe sociale », mais au
dysfonctionnement et à l’ignorance des « classes scolaires ». Ce
dysfonctionnement de la pédagogie proviendrait de l’ignorance des enseignants
insuffisamment éclairés par les données des sciences cognitives déduites de
l’imagerie fonctionnelle du cerveau. C’est dans cet état d’esprit parfaitement
assumé que Jean-Michel Blanquer nomme à la tête d’un conseil scientifique de
l’Éducation nationale Stanislas Dehaene, éminent professeur de psychologie
cognitive et expérimentale au Collège de France, entouré d’une cohorte de
chercheurs positivistes férus d’économie comportementale. L’écolier est ainsi
métamorphosé en une « formidable petite machine à apprendre » dont le
logiciel neuronal pourra être amélioré par un « recyclage » du « million
d’employés » de l’Éducation nationale que devront guider les « experts » des
neurosciences cognitives dont la mission serait de leur apprendre leur
« métier 10 ».
Cette révolution symbolique contribue à la promotion d’un nouveau type
de subjectivité parfaitement théorisé par le politologue, philosophe et historien
camerounais Achille Mbembe : « Une forme inédite de la vie psychique adossée
à la mémoire artificielle et numérique et à des modèles cognitifs relevant des
neurosciences et de la neuroéconomie se fait jour. Automatismes psychiques et
automatismes technologiques ne formant plus qu’un seul et même faisceau, la
fiction d’un sujet humain nouveau, “entrepreneur de soi-même”, plastique et
sommé de se reconfigurer en permanence en fonction des artefacts qu’offre
l’époque, s’installe. 11 » Cette fiction anthropologique d’un sujet
neuroéconomique se trouve corrélée à des dispositifs de contrôle et de suivi
numériques des personnels des services publics, en particulier du soin et de
l’éducation. Le New Public Management passe par le Web. Les subjectivités
comme ce qui les gouverne se dissolvent dans le numérique, ils sont en
interconnexion. Exhumons la logique, l’homologie structurale de cette
révolution symbolique et épistémologique d’un sujet neuroéconomique avec la
politique de gestion du personnel enseignant, ses nouvelles contraintes et ses
nouvelles missions. Essayons d’extraire la structure de cette nouvelle
neuropolitique et montrons que tous les éléments s’emboîtent les uns dans les
autres grâce à la domination de l’information-contrôle. L’information assume
la mise au pas, la mise en ordre de l’ensemble des dispositifs de transmission et
d’éducation depuis l’élève en couches-culottes jusqu’au recteur d’académie en
passant par le professeur agrégé de philosophie. Les mailles du filet numérique
sont enchevêtrées pour mieux emprisonner les individus et les populations. Ce
dispositif d’emboîtement des structures ressemble à s’y méprendre aux
processus de colonisation : « il s’agissait de pister à force les processus
multipliés, les vecteurs enchevêtrés qui ont à la fin tissé pour un peuple […] la
toile de néant dans laquelle il s’englue aujourd’hui. 12 »
Les révoltes des professionnels ressemblent elles aussi à celles de tous les
dominés : la colère, l’indignation avant que ne surviennent le désespoir et la
violence. Prenons pour exemple un fait récent de l’actualité : la colère des
enseignants de philosophie face à une « numérisation absurde » des copies.
Cette année 2021, les copies de philosophie, seule épreuve écrite passée par les
candidats du bac général, n’ont pas été envoyées directement aux correcteurs.
Pour réduire les déplacements des enseignants et la manipulation des copies, le
ministère a décidé, sans consultation, qu’elles seraient scannées, numérisées,
puis téléchargeables par un logiciel, Santorin. C’est un pas supplémentaire dans
la « transition numérique » des dispositifs d’éducation que mène à marche
forcée Jean-Michel Blanquer. Passons sur la série de « catastrophes » qui
accompagnent régulièrement ce type d’opérations prétendues efficaces et
économes, les copies illisibles, incomplètes, parfois mélangées, que l’on oublie
de rendre anonymes, le bug renouvelé des plateformes, les aberrations
écologiques, le temps perdu des enseignants naufragés dans l’océan du
numérique. Passons sur tous ces détails harassants et porteurs de risques
psychosociaux dont la fonction de soumission sociale et de servitude volontaire
a trop longtemps été méconnue. Allons à l’essentiel, la dénaturation du
« métier » du correcteur et la surveillance généralisée des professeurs isolés
devant leur ordinateur. Ils sont au bout d’une chaîne numérique dont il faut
bien comprendre que le terminal est dans les machines centrales du ministère
qui ont fait leur révolution numérique sur la base de la croyance selon laquelle
« enseigner, c’est transmettre de l’information pour que le cerveau fasse un
meilleur usage de lui-même ». À partir de là, pourquoi une dissertation
philosophique ne serait-elle pas considérée comme une restitution de données ?
Pourquoi refuser une correction en ligne qui, à la manière d’une chaîne de
montage, fera défiler les informations contenues dans les copies ? Pourquoi
vouloir annoter les copies, les reprendre, les comparer, se les approprier dans
un exercice de pensée à deux ? Combien paraîtrait extravagant au regard des
technocrates zélés du ministère, et connaissant les goûts du « patron », de
devoir tenir compte de cette famille de métier qui demande la possibilité de
13
« revenir sur les appréciations, relire, comparer, harmoniser les notes » ?
Combien sembleraient exagérés pour ces fonctionnaires zélés et confinés,
ignorants du métier d’enseignant, les reproches de Michel Bouton, professeur
de philosophie, les accusant de le traiter avec mépris et leur reprochant un
manque de respect flagrant de son travail en le dépossédant ainsi de sa
compétence et de sa responsabilité. Il proteste dans un quotidien pourtant peu
14
accueillant pour les révolutionnaires, Le Figaro , et regrette que cette
fascination pour le numérique conduise à sacrifier les conditions de travail et la
qualité des missions des enseignants et, en conséquence, les efforts des lycéens.
Non sans parvenir à restreindre les échanges humains à un niveau strictement
fonctionnel. Michel Bouton poursuit : « il devient ainsi manifeste que la
numérisation des copies, loin de constituer un simple outil au service de ceux
qui l’utilisent, représente au contraire la mise en œuvre d’une idéologie de la
standardisation des pratiques, de contrôle et de téléguidage. C’est tout un
processus technocratique de mécanisation gestionnaire centralisée, et de
déshumanisation qui ici, étape après étape, insidieusement se met en place.
Autant traiter tout de suite les professeurs comme des machines. »
Excellente analyse, à un détail près : « traiter les professeurs comme des
machines », c’est déjà fait. C’est le programme neuropolitique et épistémique
de Jean-Michel Blanquer. Ce programme vide les « humanités » de leur
substance en les convertissant au numérique, installe les conditions de
surveillance et de contrôle des correcteurs par un logiciel qui évalue leur temps
de travail et la durée passée sur chaque copie, bref un « flicage » que n’aurait
pas désavoué Taylor. Le communiqué du 9 mai 2021 de l’Association des
professeurs de philosophie de l’enseignement public est éloquent : « Surveiller,
standardiser, déposséder : la numérisation des copies à marche forcée ». Quant
au communiqué de l’Association française pour l’enseignement du français
(AFEF) du 26 mai 2021, il est encore plus criant : « Ça suffit ! Prenons la
parole ! Nous n’en pouvons plus de ce que nous sommes obligés d’infliger à
nos élèves… 15». Ce communiqué analyse de manière pertinente la situation
actuelle de l’éducation : les élèves sont davantage évalués sur leurs
« compétences comportementales » que sur leurs connaissances, les enseignants
sont empêchés – c’est la nouvelle forme de censure – de faire leur métier et « de
faire vivre au lycée le travail si beau de la langue et de la littérature ». Mais a-t-
on besoin de la langue et de la littérature au pays des ordinateurs ?
Cette logique s’applique partout, et tout changement ne fait que la
renforcer, comme les réformes des diplômes. On pensera par exemple à la
suppression des épreuves communes de contrôle continu, dites « E3C » du
baccalauréat qui, tout en transformant la signification du diplôme, visent à un
cadrage et à une surveillance permanente des enseignants. Le remplacement
des notes obtenues lors des évaluations nationales par les moyennes des notes
obtenues durant l’année scolaire produit de nombreux effets pervers.
L’hétérogénéité des évaluations des enseignants, le contexte des pratiques
propres à chaque établissement, l’encouragement des élèves à leur faire adopter
des stratégies « payantes » et bien d’autres conséquences néfastes modifient
profondément la relation pédagogique elle-même. Elle devient le moyen
d’inviter l’élève à adopter des stratégies d’ajustement aux exigences formelles du
milieu, davantage qu’à apprendre à penser. Et, en fin de chaîne, la mise en
place de jurys d’harmonisation des évaluations entraîne le contrôle et la
normalisation des enseignants. Cerise sur le gâteau, en même temps que le
baccalauréat perd de sa signification sociale et subjective de rite de passage vers
l’enseignement supérieur, le ministre, Jean-Michel Blanquer, se dote d’un
puissant instrument de contrôle managérial du travail des enseignants et de la
dynamique des établissements 16. C’est ce « libéralisme autoritaire » du ministre
que l’histoire retiendra.
17
Dans une enquête publiée le 7 juin 2021 dans Libération, Marie
Piquemal montre qu’« outre les refontes médiatiques comme celles du Bac, le
ministre [Blanquer] mène avec autorité une transformation en profondeur de
l’institution, réduisant son indépendance. » Il avance les pièces de son puzzle
neuropolitique avec beaucoup de stratégie, semant délibérément le chaos par
des réformes médiatiques, pour ensuite installer des structures de changement
irréversibles comme celles qui modifient et précarisent le statut des
enseignants, réforment l’inspection générale, les règles de nomination des
recteurs ou le rôle des syndicats. Un « détail » et non des moindres fait
symptôme de son « libéralisme autoritaire » : les enseignants appelés à des
postes dans l’administration centrale ou les rectorats ne seront plus « affectés »,
mais « détachés ». Comme il est plus simple de mettre fin à un « détachement »
qu’à une « affectation », nous pouvons facilement imaginer les liens de
dépendance et de subordination qu’implique ce changement de statut. Autre
changement parfaitement analysé par Marie Picquemale : la nomination de
recteurs recrutés hors du champ universitaire (jusqu’à 40 %). Quant à
l’inspection générale, elle est désormais placée sous l’autorité directe du
ministre 18.
Toutes les pièces du puzzle s’imbriquent : c’est un vrai changement de
système, le ministre illuminé par la science, les neurosciences cognitives en
particulier, guide les « cerveaux », à défaut de permettre la formation des
citoyens. Les machines éducatives s’emboîtent comme des poupées russes,
chosifiées dans ces institutions et incorporées par les acteurs sociaux des
pratiques d’éducation. Pierre Bourdieu disait que « le système scolaire agit
comme le démon de Maxwell : au prix de la dépense d’énergie qui est
nécessaire pour réaliser l’opération de tri, il maintient l’ordre préexistant 19 ».
Nous comprenons parfaitement l’allergie du ministre aux « bourdieuseries »,
elles peuvent contribuer à mettre à nu l’ossature sociale de sa politique, à
dénoncer les impostures de son « objectivisme ».

1. David Graeber, Bullshit Jobs, Paris, Poche+/Les Liens qui libèrent, 2019 (version originale publiée
en 2018).
2. Robert Linn, « Assessments an Accountability », Educational Researcher, 29 (2), p. 4-16.
3. Maya Beauvallet, Les Stratégies absurdes, Comment faire pire en croyant faire mieux, Paris, Seuil,
2009, p. 65.
4. L’expérience de la « cohorte Mincome », qui préfigure le « revenu de base universel » et consiste à
donner sans contrepartie à des « pauvres » de l’argent, a pourtant révélé les effets positifs de ce type de
révolution sociale : les performances scolaires des enfants de ces familles « aidées » s’améliorent, comme
leur santé physique et mentale. Lire à ce sujet Rutger Bregman, Utopies Réalistes. En finir avec la pauvreté,
Paris, Seuil, 2017 (version originale publiée en 2016), et aussi l’ensemble des travaux d’Esther Duflo,
notamment Le Développement humain. Lutte contre la pauvreté, Paris, Seuil, 2010 ; et avec Abhijit
V. Banerjee, Repenser la pauvreté, Paris, Seuil, 2012 (version originale publiée en 2011).
5. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système
d’enseignement, Paris, Minuit, 1970.
6. Michel Blay et Christian Laval, Neuropédagogie. Le cerveau au centre de l’école, Paris, Tschann &
Cie, 2019.
7. L’Institut Montaigne est un think tank néolibéral qui fait beaucoup parler de lui ces derniers
temps. Il se donne pour but depuis le début des années 2000 d’élaborer des propositions concrètes au
service de l’efficacité de l’action publique, du renforcement de la cohésion sociale, de l’amélioration de la
compétitivité et de l’assainissement des finances publiques de la France. Bref, un « vidangeur » des
services publics chargé de proposer des réformes conformes à l’idéologie néolibérale.
8. Jean-Michel Blanquer, L’École de demain. Propositions pour une Éducation nationale rénovée, Paris,
Odile Jacob, 2016, p. 25.
9. Frederic Winslow Taylor, Principes d’organisation scientifique, Paris, Dunod, 1927 (version
originale publiée en 1908).
10. Roland Gori, La Nudité du pouvoir. Comprendre le moment Macron, Paris, Les Liens qui
Libèrent, 2018.
11. Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte Poche, 2015 (première édition
parue en 2013), p. 13 ; voir aussi notre ouvrage de 2008 (Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de
l’intime, réédition en 2020 aux Liens qui Libèrent) où nous nommions « homme neuro-économique »
cette fiction anthropologique qui hante nos imaginaires sociaux et qui prend ses marques dans le
développement d’une science nouvelle, la neuroéconomie, située au croisement des sciences
économiques, essentiellement expérimentales, et des neurosciences.
12. Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, 1997, p. 14.
13. Louise Vallée, « Bac de philosophie : la colère des enseignants face à une numérisation “absurde”
des copies », Le Monde, 23 juin 2021.
14. Michel Bouton, « La correction numérisée des copies du bac philo dénature le travail du
professeur », Le Figaro, 29 juin 2021.
15. « Ça suffit ! Prenons la parole ! », Communiqué de l’Association française pour l’enseignement
du français (AFEF), 26 mai 2021.
16. Jean-Yves Mas et Guy Dreux, « L’école sous contrôle continu », AOC, 9 septembre 2021.
17. Marie Piquemal, « Enquête Éducation nationale : silence, Blanquer avance dans l’indifférence »,
Libération, 7 juin 2021.
18. Le communiqué du 8 octobre 2021 de l’Association des professeurs de philosophie de
l’enseignement public proteste contre la menace de sa suppression.
19. Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 40.
Nos enfants sont-ils des « sauvages »
de l’Aveyron ?

« Mais ce n’est pas seulement la passion humanitaire du protagoniste


qui fait que nous pouvons encore nous intéresser à ce drame ancien, au
lieu d’en faire une curiosité de l’histoire. C’est que, dans des versions
nouvelles, on continue à le jouer. […] C’est que si les théories sur
lesquelles s’appuie Itard ne présentent plus guère d’intérêt, il faut se
demander d’où peut venir le fait qu’elles servent encore, de façon plus ou
moins dissimulée mais réelle, de base à beaucoup de pratiques
rééducatives ou simplement pédagogiques. »

Octave Mannoni, « Itard et son sauvage », Clefs pour l’imaginaire ou


l’autre scène, Paris, Seuil, 1969, p. 199.

Dans le monde qu’imaginent nos dirigeants, élèves et enseignants sont des


pages blanches, parfaits ignorants, des écrans vides sur lesquels projeter le
savoir de l’expert qui va les révéler à eux-mêmes et leur apprendre à se
(re)programmer. Dans ce monde-là, biologique et utilitaire, le langage n’est
qu’un moyen de communiquer des informations, d’en extraire les données, de
les stocker, de les traiter… et de les restituer à la demande des « tests
internationaux » pratiqués de manière continue et obstinée. Nous le verrons, le
docteur Itard ne pratiquait pas autrement avec Victor l’enfant sauvage 1, via un
dressage au langage bâti comme un ensemble de signes liés aux choses dont on
se sert pour obtenir ce dont on a besoin. En arrière-fond de ce « dressage »
persiste toute une théorie du développement cognitif, rebaptisé neurocognitif
pour faire plus sérieux, avec ses quotients de performance et ses troubles
développementaux. Cette pédagogie sera-t-elle plus efficiente que l’aventure du
Dr Itard ou échouera-t-elle avec la même obstination à ne pas vouloir
reconnaître ce que la parole doit à l’acte de création ? C’est l’essentiel de mon
propos adossé à celui de Gilles Deleuze : l’acte de création n’a rien à voir avec
l’information, il relève de la puissance d’un acte de résistance, là où l’autre
appartient au contrôle social. La rencontre d’Itard avec son sauvage mérite un
détour pour parvenir à comprendre ce que je suis en train de dire. Elle
interroge la nature humaine que le ministre et ses « troupes » veulent rendre
« computationnelle ».
À la fin du XVIIIe siècle, « Victor de l’Aveyron » fut découvert par des
chasseurs alors qu’il s’enfuyait en poussant des cris sauvages. Il avait alors 11 ou
12 ans et semblait avoir vécu seul dans les bois depuis sans doute l’âge de 4-
5 ans. Il fut confié au Dr Itard, jeune médecin à l’Institut des sourds et muets à
Paris, qui se trouva de ce fait en charge de son éducation. La plupart des autres
spécialistes consultés, dont le célèbre Dr Pinel, ne voyaient en Victor qu’un
idiot banal. Il est le plus connu des enfants sauvages, certainement plus grâce
au film de François Truffaut que par les rapports d’Itard 2. Ce dernier note
d’abord la déception des badauds espérant trouver chez le jeune sauvage leur
humanité originelle : « Au lieu de tout cela, que vit-on ? Un enfant d’une
malpropreté dégoûtante, affecté de mouvements spasmodiques et souvent
convulsifs, se balançant sans relâche comme certains animaux de la ménagerie,
mordant et égratignant ceux qui le servaient ; enfin, indifférent à tout et ne
donnant de l’attention à rien. 3 » Jean Itard établit un programme de
rééducation fondé sur cinq « vues », nous dirions aujourd’hui « modules » de
compétences, qui méritent d’être rapportées :
« PREMIÈRE VUE : L’attacher à la vie sociale, en la lui rendant plus
douce que celle qu’il menait alors, et surtout plus analogue à la vie qu’il venait
de quitter.
DEUXIÈME VUE : Réveiller la sensibilité nerveuse par les stimulants les
plus énergiques et quelquefois par les vives affections de l’âme.
TROISIÈME VUE : Étendre la sphère de ses idées en lui donnant des
besoins nouveaux, et en multipliant ses rapports avec les êtres environnants.
QUATRIÈME VUE : Le conduire à l’usage de la parole en déterminant
l’exercice de l’imitation par la loi impérieuse de la nécessité.
CINQUIÈME VUE : Exercer pendant quelque temps sur les objets de ses
besoins physiques les plus simples opérations de l’esprit en déterminant ensuite
l’application sur des objets d’instruction. 4 »
Madame Guérin, la gouvernante à l’administration de laquelle Victor fut
confié, prodigua à Victor des soins tout maternels. Elle n’a pas de prétention
pédagogique et plus d’une fois elle s’est révélée plus sensée qu’Itard, pris dans sa
passion éducative. Elle ne se présente pas comme une missionnaire civilisatrice,
elle communique avec Victor lorsqu’il a faim ou lorsqu’il souhaite se promener,
sans avoir à le contraindre à exprimer ses besoins dans la langue du pédagogue.
Il est vrai qu’à la différence de Jean Itard, elle ne lui fourre pas du tabac dans le
nez pour expérimenter sa « sensibilité nerveuse » et observer qu’il ne pleure ou
n’éternue, ni ne lui tire des coups de pistolet à proximité des oreilles pour en
« émouvoir » la sensibilité. Ne soyons pas trop cruels avec l’expérimentateur, on
a fait pire, et Jean Itard produit de l’humour involontaire lorsqu’il constate :
« Je fis joindre à l’administration des bains l’usage des frictions sèches le long
de l’épine vertébrale et même des chatouillements dans la région lombaire. Ce
dernier moyen n’était pas un des moins excitants ; je me vis même contraint de
le proscrire, quand ses effets ne se bornèrent plus à produire des mouvements
de joie, mais parurent s’étendre encore aux organes de la génération, et
menacer d’une direction fâcheuse les premiers mouvements d’une puberté déjà
trop précoce. 5 » Jean Itard ne se prive pas de stimuler la joie et la colère de
Victor pour exciter ses forces sensitives et les mouvements de l’âme. Itard
constate aussi l’apparition d’une plus grande vulnérabilité aux éléments : « les
maladies mêmes, ces témoins irrécusables et fâcheux de la sensibilité
prédominante de l’homme civilisé, vinrent attester ici le développement de ce
principe de vie. Vers les premiers jours du printemps, notre jeune sauvage eut
un violent coryza, et quelques semaines après, deux affections catarrhales
presque succédanées. 6 »
Jean Itard continue ses exercices en offrant à Victor de vraies joies et des
moments de fête en l’emmenant en promenade ou en allant dîner avec lui en
ville. Victor regarde désespérément les bois et les coteaux au travers des fenêtres
de la voiture au point qu’Itard renonce à le soumettre à ces « épreuves ». Si bien
que les jardins des quartiers avoisinants deviennent son seul terrain de
promenade : « pour ne pas le sevrer entièrement de ses goûts champêtres, on
continua de le mener promener dans quelques jardins du voisinage dont les
dispositions étroites et régulières n’ont rien de commun avec ces grands
paysages dont se compose une nature agreste, et qui attachent si fortement
l’homme sauvage aux lieux de son enfance. Ainsi Madame Guérin le conduit
quelquefois au Luxembourg, et presque journellement au jardin de
l’Observatoire […]. Il a fini par y prendre goût. De là est né cet attachement
assez vif qu’il a pris pour sa gouvernante, et qu’il lui témoigne quelquefois de la
manière la plus touchante. Ce n’est jamais sans peine qu’il s’en sépare, ni sans
des preuves de contentement qu’il la rejoint. 7 » Itard note que l’amitié que
Victor lui porte est moins forte que l’affection en laquelle il tient sa
gouvernante.
C’est là où le bât blesse : Itard échoue par ses exercices à faire venir Victor à
la parole. Et pour cause, n’ai-je pas déjà souligné qu’il lui présente le langage
comme un organe d’information, le dresse par de multiples exercices
d’apprentissage à associer les mots et les choses pour répondre à ses besoins les
plus élémentaires et le conduire à l’usage de la parole comme instrument « en
déterminant l’exercice de l’imitation par la loi impérieuse de la nécessité 8 » ? Je
rappelle cette fameuse scène au cours de laquelle Victor dressé à apprendre les
équivalences entre les mots et les choses, entre les signes et les objets, met un
petit dessin, un sous-verre de la forme d’une assiette, à la place de l’assiette qui
lui manque ! « Victor apprend par ce moyen non pas ce qu’est le langage, mais
9
la possibilité de remplacer un objet par quelque chose d’approchant. » Il est,
nous dit Jean Itard, pris dans un « langage d’action » qui ne permet pas la
communication malgré les efforts de son éducateur, les nombreux exercices
qu’il lui impose et les stratégies qu’il met obstinément en place. Non sans
produire en retour des colères chez Victor.
À suivre attentivement l’observation de Victor que nous livre le Dr Itard, je
constate qu’en matière de langage, elle se montre révélatrice de la première
condition d’usage de la parole : le besoin ne suffit pas à pousser à dire, il faut
aussi l’aiguillon du désir. Comme le remarque Octave Mannoni : « ce sauvage
incurablement muet émettait assez fréquemment la syllabe gli prononcée à
l’italienne. Itard y reconnaît un nom propre, Julie, nom d’une jeune personne
parente de Madame Guérin. 10 » Les progrès de Victor dans l’acquisition de la
parole ne transitent pas par les exercices éducatifs du Dr Itard, ils sont pris dans
ce bain du langage où les affects révèlent leurs bases pulsionnelles. Ce qu’un
pédagogue a toujours tendance à rater. Avec ou sans imagerie fonctionnelle du
cerveau, l’éducateur, missionnaire d’un langage réduit à l’information et à la
communication instrumentale, manque toujours cette fonction poétique de la
langue par laquelle parler devient un acte de résistance, résistance à la mort
d’abord, au pouvoir et à la société d’information ensuite. L’humanisme des
Lumières du Dr Itard est incontestable et la manière dont il consent à prendre
en charge Victor et s’adonne avec lui à des « enfantillages », comme il les
nomme, produit chez le lecteur un sentiment de sympathie. Mais cet
humanisme est limité par le souci et l’enthousiasme des techniques
pédagogiques d’apprentissage. Cette limite est révélatrice, symptomatique, du
danger qui guette l’humanisme des Lumières, celui d’une rationalité
instrumentale. Il suffit pour cela de comparer le film de Truffaut, L’Enfant
sauvage 11, et celui de Jean-Paul Le Chanois, L’École Buissonnière 12 qui s’inspire
des méthodes de Célestin Freinet 13. Au programme disciplinaire
d’apprentissage du Dr Itard s’opposent l’attention, la sollicitude, l’écoute des
capacités et des goûts des enfants. La « passion pédagogique de l’adulte 14 » fait
toujours courir le risque, quelles que puissent être les bonnes intentions, d’une
violence transformant celui qui y est soumis en un enfant meurtri. Du savoir
acquis par Victor tout au long de ses années d’errance solitaire, nous ne savons
pas grand-chose, l’impatience du Dr Itard se heurtant à l’« opiniâtreté de
l’organe » de la parole. Et s’il ne s’agissait pas seulement d’organe, dont
l’intégrité anatomo-physiologique est toujours nécessaire pour parler, mais de
zones érogènes prises dans les mailles des fonctions de communication et de
révélation du langage ? Et si parler se dévoilait comme le paradigme même de
l’acte de création ? L’empirisme du Dr Itard, son admiration pour Condillac, sa
ferveur pour la Raison sont d’époque, comme son attitude « missionnaire ». Ce
e
paradigme pédagogique renoue avec les théories du philosophe du XVIII siècle,
Condillac, et son fameux homme-statue sur lequel s’inscrivent les expériences
des sens d’où viendrait l’intégralité de nos connaissances, théories aujourd’hui
revues et corrigées par les neurosciences cognitives. Les expériences sensibles à
découvrir sont déjà inscrites dans le logiciel neuronal, il suffit qu’un « expert »
guide élèves et enseignants pour qu’ils en fassent bon usage. Ces pratiques
particulières sont aussi la forme et le contenu d’une civilisation où se profilent
déjà des enjeux éthiques portés par l’héritage de la révolution bourgeoise. La
lecture des mémoires d’Itard comme le film de Truffaut restituent l’image d’un
homme bon. La sympathie que nous pouvons éprouver pour ce personnage ne
peut être que sincère, de même que son dévouement à la science autant qu’à
l’enfant. C’est justement l’intérêt de cet exemple de montrer que les limites de
l’humanisme classique trouvent leur source dans une conception instrumentale
du langage et de la communication. Comme si les gens parlaient moins pour
dire leur amour ou exprimer leur haine, leurs désirs et leurs privations, que
pour réussir des tests expérimentaux de performance !
Cette conception instrumentale du langage constitue la base de la plupart
des observations comportementales : l’expérimentateur invente un montage
dans lequel il incite ses sujets à répondre par des signes dont lui seul détient la
signification et le savoir. Les sujets sont réduits à des corps ou à des
comportements dont la signification leur échappe dans le montage où ils sont
pris. Ce n’est éventuellement que dans l’après-coup de l’expérience que
l’expérimentateur peut leur communiquer les finalités de son montage et de ce
fait leur restituer la possibilité de parler. Ce qui est perdu en cours de route est
l’essentiel des fonctions du langage : révéler le monde et le partager avec autrui.
La fureur pédagogique de Jean Itard est tout entière façonnée par les idéaux des
Lumières, mais elle échoue devant sa méconnaissance de la « fraternité
linguistique » propre à tous ceux qui prennent soin du langage et refusent de le
réduire à un pur système de signes en vue d’échanges d’informations ou de
volonté d’influencer le comportement d’autrui.

1. Certaines recherches après les mémoires du Dr Itard ont remis en question l’état sauvage de
Victor en présupposant qu’il fut peut-être un enfant abandonné et maltraité. Il ne m’appartient pas ici de
prendre parti car ce qui m’intéresse plus particulièrement dans ce cas c’est la conception instrumentale du
langage que Jean Itard met en œuvre dans sa pédagogie. Dans le cas de Victor et quelle que puisse être la
composante légendaire de son histoire, il s’est trouvé privé de ce commerce social avec d’autres humains
qui constitue le lieu de l’Autre dans le langage. Chaque époque s’est emparée de l’histoire de Victor pour
tenter de répondre aux questions qui étaient les leurs à ce moment-là.
2. Jean Itard, Mémoire sur les premiers développements de Victor de l’Aveyron (1801) ; Rapport sur les
nouveaux développements de Victor de l’Aveyron (1806 ; imprimé en 1807), édition numérique, 2003.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Ibid., p. 21-22.
6. Ibid., p. 23.
7. Ibid., p. 27
8. Ibid.
9. Octave Mannoni, op. cit., p. 194.
10. Octave Mannoni, op. cit., p. 195.
11. François Truffaut, L’Enfant sauvage, film de 83 minutes, Les Films du carrosse, 1970.
12. Jean-Paul Le Chanois, L’École Buissonnière, film de 110 minutes, CGCF et UGC, 1949.
13. J’aurais pu prendre l’exemple de l’école de Summerhill dans laquelle la liberté s’avère essentielle
pour éviter de former « un être qui accepte tout statu quo – une bonne chose pour une société qui a
besoin de mornes bureaucrates, de boutiquiers et d’habitués de trains de banlieue – une société qui, pour
tout dire, repose sur les épaules rabougries du pauvre petit conformiste apeuré. » in Alexander S. Neill,
Libres enfants de Summerhill, Paris, Maspéro, 1970 (version originale publiée en 1960), p. 28.
14. Conrad Stein, Effet d’offrande, situation de danger. Une difficulté majeure de la psychanalyse, Paris,
Études freudiennes (version originale publiée en 1988).
LA DÉMOCRATIE
DES « COUPS DE COUDE »

Aujourd’hui, dans certaines démocraties, au premier rang desquelles la


nôtre, les pouvoirs publics renouent avec cette conception appauvrie du
langage et tentent de se faire pédagogues, un peu à la manière de Jean Itard,
mais en moins humanistes. Ils manipulent, aident de manière plus ou moins
« douce », mais toujours insidieuse les citoyens dans leurs prises de décision par
des « coups de pouce » adroitement distribués. C’est ce que l’on nomme la
pratique des « nudges », « coups de coude », « coups de pouce », inspirée de
l’économie comportementale. Il s’agit moins d’en appeler à la raison critique
des citoyens en débattant de façon argumentée dans un espace démocratique
que d’agir sur leurs comportements. Pour cela, il convient de les accompagner
à la manière dont les architectes du merchandising des grandes surfaces tentent
d’influencer les consommateurs en les accompagnant par des stratégies
d’« ambiance ». La grosse mouche noire dessinée près du siphon dans les
urinoirs qui réduit de près de 80 % les éclaboussures des mictions est un
exemple parfait de nudge. La déclaration d’impôts automatique figure parmi les
« petits nudges » suggérés par Richard Thaler et Cass Sunstein 1. Tout
contribuable reçoit une déclaration préremplie par l’administration fiscale qu’il
n’a plus qu’à vérifier et à signer. Cette manière de faire permet aux
contribuables d’économiser un temps précieux consacré à la préparation de
leur déclaration d’impôts et incite à se mettre en règle par le fait que cela se
fasse sans efforts. Lorsque les gens veulent s’arrêter de fumer et qu’ils ont du
mal à y parvenir, un nudge simple consiste à encourager les personnes à ouvrir
un compte en banque sur lequel elles versent le prix d’un paquet de cigarettes
tous les jours, par exemple. Au bout de six mois, un « client » soumis à ce
processus subit un test d’urine pour vérifier qu’il n’a pas fumé récemment. Si le
test est négatif, la banque lui rend son argent, sinon le compte est fermé et
l’argent versé aux bonnes œuvres. L’inscription de joueurs de casino sur une
liste leur interdisant l’entrée dans les salles de jeux est un autre exemple de
nudge. Les programmes de nudge sont infinis, depuis les programmes de lutte
contre l’obésité jusqu’à celui de prévention des grossesses chez les adolescentes,
en passant par les « vérificateurs de courtoisie ». Les évaluations des hôtels,
restaurants, séjours touristiques, livres et des produits, participent encore de cet
esprit nudge qui renoue avec les formes de « manipulation sociale librement
consentie » et les stratégies de conditionnement des conduites bien connues des
psychologues 2. C’est cette civilisation du nudge qui a été retenue par le
gouvernement français dans sa gestion de l’épidémie de Covid-19 en
conformité avec la nomination de Thomas Cazeneuve, chaud partisan des
nudges, en charge de la direction interministérielle de la Transformation
Publique. Depuis le début de la crise sanitaire, les informations et les dispositifs
incitatifs mis en place sont censés aider les « citoyens » à s’en sortir dans un
monde complexe en leur évitant d’avoir à réfléchir et à décider. Les
informations données par les pouvoirs publics visent à un conditionnement des
conduites sous l’effet de signaux bien sélectionnés selon le paradigme
d’économie comportementale. La vaccination n’a pas été rendue obligatoire,
mais le passe sanitaire contraint les citoyens à s’y soumettre en leur donnant les
coups de coude dont ils auraient besoin pour prendre la bonne décision. Il
s’agit en somme de conduire les individus à décider à faire par eux-mêmes le
choix que l’on attend d’eux.
Parce que les gens auraient besoin d’être mis sur la bonne voie lorsqu’ils
font des choix, ce « paternalisme libertaire » se présente comme une « troisième
voie » pour sortir des contradictions politiques entre les démocrates (davantage
d’État) et les républicains (davantage de liberté individuelle). De manière plus
douce que dans les pays « autoritaires », au sein de nos démocraties libérales, les
comportements humains pourraient être « aidés », manipulés, dans leurs prises
de décision par des « coups de pouce » adroitement distribués. Ces nudges
visent à aider les citoyens qui « n’ont pas le temps de réfléchir profondément
chaque fois qu’ils doivent prendre une décision. […] Comme ils sont débordés
et que leur attention est limitée, ils prennent les questions telles qu’on leur
pose, sans se demander s’ils répondraient autrement si elles étaient formulées
3
différemment. » Il faut donc modifier l’« architecture des choix » en mettant
en place des nudges, des « coups de pouce », comparables aux « coups de
trompe » que la maman éléphant prodigue à l’éléphanteau pour le remettre sur
le bon chemin !
L’émergence de cette nouvelle économie comportementale a connu un
essor important au début des années 2000 avec d’une part la promotion
d’expérimentations randomisées, qui lui donne une allure scientifique, et
d’autre part son appareillage avec les neurosciences, qui lui donne une assise
biologique et universelle 4. L’économie comportementale n’est pas une
discipline nouvelle. Des travaux de chercheurs renommés comme Daniel
Kahneman, prix Nobel d’économie en 2002, ont largement fait connaître cette
discipline développée à partir des années 1970. Cette approche révise la théorie
traditionnelle d’un homo oeconomicus guidé par la rationalité et l’attente du
profit. Elle délaisse ce modèle de l’homme rationnel de l’économie
comportementale pour montrer que les décisions sont systématiquement
entachées de biais cognitifs, par exemple les difficultés à surmonter l’aversion à
la perte, ou la tendance à survaloriser les profits à court terme. Cette
corrélation des biais cognitifs avec l’architecture de deux cerveaux supposés en
concurrence dans le système neuronal, pour simpliste qu’elle puisse paraître,
rencontre un grand succès. La concurrence du cerveau « reptilien » et des
circuits orbito-frontaux se substituent aux vieux paradigmes du conflit
raison/passion ou de la rivalité entre l’intelligence cognitive et l’intelligence
émotionnelle. Bref, c’est toujours la même vieille « soupe » idéologique que
l’on « cuisine » dans les nouvelles « marmites » : nous sommes des « cerveaux »
qui ne demandent qu’à être activés opportunément. La relation au langage est
un enjeu essentiel pour les imaginaires sociaux concurrents qui contestent cette
réduction de l’humain à ses comportements. Ce conflit des imaginaires est
particulièrement vif dans le champ des dispositifs de transmission et
d’éducation qui peuvent se transformer en fabriques de servitude ou en agents
d’émancipation. Dans la relation à la langue, il y a toujours chez le pédagogue
et son obsession de faire apprendre la tentation « colonisatrice ». Les véritables
enseignants connaissent cette « seule et impérieuse vérité : pour qu’une langue
devienne langage, il importe qu’elle soit ressentie, vécue par la collectivité
comme sa langue, non plus celle d’un autre, si fraternel puisse-t-il être. 5 »
L’économie comportementale d’« incitation douce » à décider et à agir
s’inscrit dans un programme anthropologique et politique d’un individu
souverain, coupé de ses racines sociales, que l’on guide sans devoir ouvrir pour
autant un espace démocratique de dialogue et de confrontation. L’individu
social issu des big data et de cette économie comportementale, avec ou sans
neurosciences, avec ou sans psychopharmacologie, n’a pas d’origine sociale, de
goûts singuliers, d’histoire, il n’est que la somme de ses comportements que le
nudgeur peut corriger pour lui éviter des erreurs et des biais cognitifs. Mais qui
se cache derrière le nudgeur ? Qui garantit la rectitude des conduites ? Qui peut
dire où se trouve le bon chemin ? La perversion sociale à laquelle parvient le
nudge est de faire croire aux gens qu’ils sont libres pour mieux les manipuler.
Les psychologues sociaux nomment cette manipulation « la soumission sociale
librement consentie 6 ».
Si la nouvelle économie comportementale définit les contours d’une
« rationalité limitée » qui exige, au nom de l’efficacité, que l’individu soit
corrigé de ses biais cognitifs, au moment de sa prise de décision, il n’en
demeure pas moins le sujet souverain de ses conduites. Il est même réaffirmé
dans sa plénitude par l’individualisme épistémique de cette nouvelle discipline.
Ce sont les objets sociaux de la sociologie post-durkheimienne qui sont dissous
dans cette approche. Au point d’ignorer les relations d’interdépendance sociale
entre les individus lorsqu’elle rend compte des processus qui les influencent.
Nombre de recherches d’économie comportementale ignorent la structure
sociale au sein de laquelle se déplacent les individus lorsqu’ils font des choix.
Les règles du jeu social ne les intéressent pas. Un exemple rapporté par les
auteurs de l’ouvrage Le Biais comportementaliste 7 me paraît significatif de cette
importance des relations sociales qui sapent l’efficacité du nudge aveugle aux
déterminants sociaux.
Aux États-Unis, de nombreuses juridictions classent les restaurants en 3
lettres – A, B ou C – et affichent ce classement à l’entrée des établissements
pour mieux guider les consommateurs et, en retour, transformer les pratiques
des restaurateurs. Ce système de classement est considéré comme la vitrine des
politiques de régulation de l’information destinée aux consommateurs qui, en
se fondant sur l’économie comportementale, privilégient les informations
simplifiées et ciblées (targeted). Daniel Ho 8 a évalué les effets de cette
simplification de la notation des restaurants, dont Thaler et Sunstein ont loué
les mérites dans leur livre 9. Le maire de New York, Michael Bloomberg, a
introduit ce système simplifié dans sa ville mais les nudgers, en se focalisant sur
la relation entre clients et restaurateurs, n’ont pas pris en compte les autres
relations sociales. Clients et restaurateurs se sont trouvés réduits à des individus
dont on influence les comportements par le truchement des informations.
L’information constitue avec la notion de comportement le maître-mot de
l’économie comportementale. Ce système de classement n’a pas seulement
modifié les relations entre restaurants et clients, il a aussi mis en jeu les
relations entre inspecteurs sanitaires et restaurateurs. À San Diego, les
inspecteurs ont classé quasiment tous les restaurants dans la catégorie A, pour
ne pas avoir à affronter de problèmes avec les restaurateurs. En voulant corriger
les « biais cognitifs » de leurs « clients » pour les aider à prendre les bonnes
décisions, les nudgeurs en ont introduit un autre lié à leur cécité sociale. En
« oubliant » de tenir compte des relations sociales dans les évaluations, ils ont
eux-mêmes été victimes d’un biais cognitif qui a invalidé leurs résultats.
Comme le remarquent les auteurs de l’article : « cet exemple montre que les
techniques comportementales ne savent pas appréhender les relations, ni dans
leur expérience, ni a fortiori dans la transposition de leurs résultats. La
structure sociale, c’est-à-dire ici les relations d’interdépendance qui lient
durablement inspecteurs et restaurants, n’a pas été prise en compte, si tant est
qu’elle ait jamais été pensée. » Ce biais cognitif produit par l’ignorance des
nudgeurs du milieu social provient de leur incapacité à savoir comment un
groupe fonctionne. Pour eux, « les groupes sont pensés le plus souvent comme
une collection d’individus entre lesquels les relations sont ténues, voire
minimales : ils sont membres d’un troupeau, pas d’un groupe social, d’une
organisation ou d’une action collective. Le plus souvent, ils se contentent
d’échanger de l’information. Or, l’échange d’information n’est pas tout
l’échange social, n’est pas toute la relation. 10 »
Ce pilotage des conduites est aussi un choix épistémologique déterminé par
des facteurs sociaux et politiques. Madame Thatcher ne disait-elle pas que la
société n’existait pas et qu’il n’y avait que des individus ? Des individus qui
échangent des informations pour prendre les décisions les plus efficaces et les
plus utiles ! Et l’identification au semblable qui fait lien social ? Elle est forclose
de ce dispositif. Cette dissolution de la fraternité – et de l’empathie qu’elle
requiert – provient de la métamorphose de l’homo oeconomicus par le
néolibéralisme, sa théologie entrepreneuriale, sa « religion du marché ». Le
sujet humain devient cette machine dont la rationalité interne produit un
autoentrepreneur, « un exploiteur » consentant de lui-même, assisté tout au
long de son existence par des contrôleurs de gestion de sa vie intime et sociale.
C’est un changement complet dans la conception du sujet humain qu’opère
l’anthropologie néolibérale : « L’homme de la consommation, ce n’est pas un
des termes de l’échange. L’homme de la consommation, dans la mesure où il
consomme, est un producteur. Il produit quoi ? Eh bien, il produit tout
simplement sa propre satisfaction. Et il faut considérer la consommation
comme une activité d’entreprise par laquelle l’individu, à partir précisément
d’un certain capital dont il dispose, va produire quelque chose qui va être sa
propre satisfaction. 11 » De ce moment-là, tous les comportements humains
vont être analysés en termes d’entreprise de soi-même, d’entreprise individuelle
avec investissements et retours sur investissements. Cette théologie
entrepreneuriale trouve de nouveaux débouchés avec les notions de « start-up
nation » et d’État « entrepreneur » réalisant une hybridation des services
publics et des logiques du privé 12. Ces transformations sociales procèdent d’un
véritable « foyer d’expérience », au sens de Michel Foucault, organisant le
gouvernement de soi et des autres, une « pensée ». Pensée qu’il faut entendre
comme véritablement « une analyse de ce qu’on pourrait appeler des foyers
d’expérience, où s’articulent les uns sur les autres : premièrement les formes
d’un savoir possible ; deuxièmement, les matrices normatives de comportement
pour les individus ; et enfin des modes d’existence virtuels pour des sujets
possibles. Ces trois éléments […] c’est l’articulation de ces trois choses que l’on
peut appeler, je crois, “foyer d’expérience”. 13 » Ce foyer d’expérience, que les
nudges et autres conditionnements incitatifs ont pour fonction d’installer au
sein des dispositifs d’éducation et de transmission, se retrouve dans tous les
14
secteurs sociaux jusque-là dédiés au bien public .
J’aurais pu tout aussi bien prendre l’exemple des universités que les
réformes successives ont transformées à un point inimaginable. La prétendue
« démocratisation » de l’université s’est confondue avec une massification et
une prolétarisation dont l’opinion publique n’a pas su prendre la mesure. Pour
avoir servi plus de quatre décennies cette honorable institution, je peux
affirmer que les réformes qui ont prétendu la « moderniser » ont presque toutes
participé à la détruire, à éliminer en son sein les conditions de formation de
l’esprit critique, de l’amour du savoir, du goût de l’écriture et de la saveur de
l’éloquence. Les gouvernements successifs depuis les années 1990, avec une
accélération à partir des années 2000, ont imposé une révolution symbolique.
Celle d’un modèle managérial des institutions et des personnels, d’une mise en
concurrence aussi aveugle que stupide des universitaires, d’une démolition de
la littérature scientifique et de la langue française soumises aux injonctions
15
débiles des impact factors et du globish , d’un mépris pour les étudiants et leur
avenir mis en condition d’apprentissage du chômage et de la précarité dès le
début de leurs études « supérieures », d’une subordination inimaginable des
« personnels » si fiers par le passé de leurs « franchises » universitaires et de leur
liberté de création et d’expression aujourd’hui en voie d’extinction. Il est
fréquent d’entendre les nouveaux féodaux de cette gouvernance qui doivent
tout à la technocratie et au « fayotage » s’enorgueillir de cette évolution soi-
disant démocratique. La perversion sociale que comportent leurs propos
pousserait à en rire s’ils ne s’étaient accompagnés de tant de souffrances
collectives et singulières. Au premier rang desquelles celles des chercheurs et
des étudiants en sciences humaines et sociales, contraints à la précarité, au
16
« marronnage », quand ce n’est pas à singer la « science » en ajoutant des
statistiques à des travaux qui n’en ont nullement besoin.
Je n’ai rien contre l’usage des méthodes d’analyse objective (on devrait dire
« objectivante ») en sciences humaines et sociales. J’ai fait ma première thèse de
doctorat en psychologie sur la « validité des critères linguistiques en
psychologie clinique 17 » par une analyse en clusters du matériel verbal assistée
par ordinateur. C’est d’ailleurs la perte de sens de ces heuristiques qui m’a
conduit à leur préférer les analyses qualitatives en psychopathologie 18. Je ne
regrette pas cette première expérience et mon goût pour les approches
scientifiques m’avait d’abord orienté vers des enseignements de
psychophysiologie, des approches neurobiologiques des comportements. J’ai le
plus grand respect depuis toujours pour les chercheurs authentiques de ces
domaines, et la répugnance tout aussi affirmée pour les idéologues qui
détournent au profit d’une méconnaissance intéressée les efforts des
« travailleurs de la preuve », comme les nommait Gaston Bachelard. Ce
détournement des finalités de l’université et de la recherche est encouragé par
les politiques ministérielles depuis une bonne vingtaine d’années. Elle conduit
à une « fabrique des imposteurs 19 ».
J’ai trop écrit, décrit et combattu ce « massacre » organisé d’une des
institutions que j’ai le plus aimée, avec l’hôpital, pour en dire davantage 20. Une
cohorte de technocrates aussi médiocres que féroces ont rendu l’université
« fonctionnelle » et stérile. Je dirai avec le grand romancier et enseignant
Philippe Forest que « l’université subit la loi d’un perpétuel audit pratiqué
souvent par des cabinets spécialisés et dont les modalités et les critères peuvent
laisser perplexe. Sous prétexte de rationalisation et sous couvert de moderniser
et d’adapter l’enseignement supérieur, propre à l’université ou extérieure à elle,
une technostructure s’est constituée à laquelle on a délégué la gestion du
présent et confié le soin du futur. 21 » J’ajouterais simplement, pour notre
malheur, celui des étudiants et de la démocratie républicaine et sociale.
Comme Philippe Forest, je me demande si les enseignements « en ligne » qui se
multiplient ne vont pas donner le coup fatal porté à cette vénérable institution.
Une mesure légitime de santé publique pourrait aisément être recyclée comme
22
arme de destruction massive de l’université par les carpetbaggers qui ont
investi ses centres de décision.
Aujourd’hui, une autocratie numérique s’installe, appuyée d’une part sur
un libéralisme autoritaire dont le macronisme 23 devient la marque de fabrique
et d’autre part sur une idéologie de standardisation des comportements et des
« cerveaux » par la « science ». La « conduite des conduites 24 » naguère confiée
à la politique opère à présent par une nouvelle chaîne théologique et
ontologique qui maintient les citoyens en esclavage, relâchant de temps à autre
les liens, desserrant les fers sans jamais briser le joug de la soumission. Nous ne
parvenons pas à nous en échapper parce que nous les combattons la plupart du
temps avec de l’information et de la communication. Comme le remarquait
déjà Gilles Deleuze, à quelques exceptions près, la contre-information
n’empêche pas l’information de prescrire ses mots d’ordre. Internet, écrans
interconnectés, évaluations chiffrées… l’alliance du big business et de Big
Brother a fait le reste : les citoyens ont cédé leurs données intimes en échange
d’informations à consommer et de consommation. Ils ont nourri le Minotaure
qui les dévore. Plus nous nous informons et plus nous adoptons formellement
des raisonnements inductifs qui nous donnent des ordres l’air de rien. Dans le
monde des big data, les raisonnements inductifs prospèrent. Comme le
remarque un des meilleurs experts des systèmes d’information, Pierre Delort, la
culture des « données » dans les entreprises et les services « nécessite des
investissements en formation au moins autant qu’en technologies, ainsi que
lever les réticences concernant le partage des données. Cela demande aussi
d’accepter de déléguer les décisions à ceux qui maîtrisent les approches
quantitatives quand de nombreux dirigeants préfèrent se référer à leur propre
25
expertise. » Tout est dit.
Nous comprenons donc pourquoi la réorganisation des services publics est
confiée à des cabinets de consultants bien dotés et bien rodés au maniement
des données managériales plutôt qu’aux administrations publiques centrales.
Nous comprenons tout aussi aisément que les métiers soient en voie de
réformes dont la mise en œuvre est confiée à ces mêmes consultants qui
ignorent tout de ces métiers plutôt qu’aux professionnels eux-mêmes. Et la
mise au pas de ces professionnels opère moins par la discipline et la censure du
contenu et de la finalité de leurs actes que par un contrôle et une normalisation
des moyens de les exercer comme par les formes mêmes de leur évaluation. Ces
professionnels peuvent toujours pratiquer la contre-information pour expliquer
et analyser en quoi le réseau d’informations dans lequel on les enserre est
absurde et violent. Malgré tout, placés sur l’autoroute des évaluations, ils ne
peuvent pas empêcher les contrôles et l’alignement à la queue leu leu. C’est
cela, notre avenir. Informer, c’est donner une forme, une norme, un ensemble
de contraintes à des existences. C’est la manière préférée de gouverner dans nos
démocraties d’opinion : informer pour conduire les conduites. C’est se faire
discrètement l’architecte des paysages sociaux et mentaux des individus et des
groupes.
Depuis près de vingt ans, les gouvernements français n’ont eu de cesse de
construire des « autoroutes » de servitude qu’ils nous ont présentées comme des
« routes » pour la liberté et la modernisation. Le mouvement s’est accéléré avec
Nicolas Sarkozy sans ralentir pour autant sous François Hollande et avec une
brusque et radicale précipitation avec Emmanuel Macron. Le poids des
conseillers des cabinets présidentiels et ministériels issus du secteur privé,
principalement de l’entreprise, de la finance, du conseil et de la publicité, a
considérablement augmenté depuis Nicolas Sarkozy jusqu’à atteindre l’obésité
26
avec Emmanuel Macron . Inutile de dire que c’est dans les services publics en
premier lieu que ces élites de l’information, du contrôle et de la
communication, ont démoli les métiers pour y installer ces fabriques de
servitude. Il fallait bien ce chaos épistémique pour parvenir à donner des
« coups de trompe » aux jeunes citoyens et les amener à prendre la « bonne
décision ». Mais qui est garant de la bonne décision ? Qui détient la vérité ? La
religion néolibérale a son clergé pour propager sa foi : les cabinets d’audit.
L’expérience des cabinets d’audit en matière de négociation des conditions
de travail et d’organisation institutionnelle s’est avérée concluante. Il a suffi
d’appliquer aux services publics français la cure d’audit des entreprises.
Mandatés pour des missions d’information et de diagnostic, ces cabinets
d’audit sont bien vite conviés à proposer des « solutions », puis à les mettre en
œuvre, à surveiller leurs réalisations et à les contrôler. Ils « doublent » ainsi la
hiérarchie administrative traditionnelle au nom d’une réforme et d’une
modernisation de l’État, renouant avec des pratiques de « libéralisme
27
autoritaire ». Sous l’impact des évaluations des cabinets d’audit, les services
publics sont soumis à ce processus de pseudomorphose 28. Les intitulés des
services publics sont toujours les mêmes, mais le contenu, la substance, en a été
radicalement modifié. Les services publics ne sont plus tout à fait « publics ».
Et les fonctionnaires qui exercent en leur sein ne sont plus tout à fait
« fonctionnaires », statutairement ou par les habitus d’entreprises qui leur sont
imposés.
Frédéric Pierru 29, fin connaisseur des systèmes de santé, note qu’en moins
d’une décennie, la présence des consultants dans le secteur public en général et
dans le secteur hospitalier en particulier s’est banalisée, a ouvert d’immenses
marchés lucratifs et a profondément transformé les structures d’accueil et de
soin sans parvenir à convaincre les acteurs de terrain. Le problème et les
contradictions commencent à partir du moment où ces nouvelles structures
structurées et structurantes des habitus néolibéraux heurtent la constellation
des habitus hérités des époques précédentes. Ces nouvelles organisations
sociales, surtout en ce qui concerne la réorganisation du management des
métiers, n’installent pas que des normes sociales, elles produisent des
remaniements subjectifs et mettent en place de nouvelles visions du monde.
Les habitus que les idéaux républicains et méritocratiques avaient mis en place
reposaient sur la croyance en une émancipation sociale et un intérêt général.
Les professionnels des services publics, pour la plupart, sont les héritiers de ces
institutions éthiques et en ont incorporé les habitus. Le new public management
fait table rase de cette logique et de cet éthos auxquels il substitue une
mentalité de winner fabriquée par les champs des affaires et des sports. La
rencontre entre ces deux langages, ces deux imaginaires instituants, se fait
parfois dans la douleur et la violence.

1. Richard Thaler et Cass Sunstein, Nudge. Comment inspirer la bonne décision, Paris, Vuibert, 2010
(version originale publiée en 2008).
2. Jean-Léon Beauvois, Traité de la servitude libérale, Paris, Dunod, 1994 ; Robert-Vincent Joule et
Jean-Léon Beauvois, La Soumission librement consentie, Paris, PUF, 1998.
3. Richard Thaler et Cass Sunstein, Nudge. Comment inspirer la bonne décision, op. cit.
4. Henri Bergeron, Patrick Castel, Sophie Dubuisson-Quellier, Jeanne Lazarus, Étienne Nouguès et
Olivier Pilmis, Le Biais comportementaliste, Paris, Presse de Sciences Po, 2018.
5. Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard Folio, 1997, p. 553.
6. Jean-Léon Beauvois, Traité de la servitude libérale, op. cit. ; Robert-Vincent Joule, Jean-Léon
Beauvois, La Soumission librement consentie, op. cit.
7. Collectif, Le Biais comportementaliste, op. cit.
8. Daniel Ho, « Fudging the Nudge : Information Disclosure and Restaurant Grading », The Yale
Law Journal, 122 (3), 2012, p. 574-688.
9. Richard Thaler et Cass Sunstein, Nudge. Comment inspirer la bonne décision, op. cit.
10. Collectif, Le Biais comportementaliste, op. cit.
11. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris,
Gallimard, 2004, p. 232.
12. Roland Gori, La Nudité du pouvoir. Comprendre le moment Macron, op. cit.
13. Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres, Paris, Hautes études, EHESS, Gallimard,
Seuil, 2008 (première édition parue en 1983), p. 4-5.
14. Frédéric Gros exprime clairement notre devoir de révolte contre cette violence symbolique des
manipulations sociales actuelles : « À l’heure où les décisions des « experts » s’enorgueillissent d’être le
résultat de statistiques synonymes et glacées, désobéir, c’est une déclaration d’humanité. » in Désobéir,
Albin Michel/ Flammarion, Paris, 2017, p. 19. À ce système de pensée technocratique, administratif,
planifié et intransigeant, nous nous devons d’opposer le tremblement de la pensée de l’imprédictible et de
l’inattendu.
15. Barbara Cassin (dir.), Derrière les grilles. Sortons du tout-évaluation, Paris, Mille et Une Nuits,
2014.
16. Les nègres « marrons » étaient les esclaves parvenus à s’évader de la propriété de leurs maîtres au
risque de leurs vies ou d’être abominablement mutilés. Il existait des communautés de « marrons »
réfugiées sur les cimes (c’est l’étymologie du mot espagnol cimarron, « vivant sur les cimes », qui a donné
« marron »). Plus généralement le marronnage a fini par désigner le retour à « l’état sauvage » des hommes
et des animaux.
17. Roland Gori, thèse pour le doctorat de troisième cycle en psychologie de l’université de Paris X
Nanterre sous la direction du professeur Didier Anzieu, Validité des critères linguistiques en psychologie
clinique, 1969.
18. Roland Gori, thèse de doctorat d’État ès Lettres et Sciences Humaines de l’université de Paris X
Nanterre sous la direction des professeurs Didier Anzieu et Jean Maisonneuve, L’Acte de parole. Recherches
cliniques et psychanalytiques, 1979.
19. Roland Gori, La Fabrique des imposteurs, op. cit.
20. Ibid.
21. Philippe Forest, L’Université en première ligne. À l’heure de la dictature numérique, Paris, Tracts,
Gallimard, 2020, p. 31.
22. Carpetbagger (littéralement « celui qui porte un sac en tapis », traduisible par « profiteur » ou
« opportuniste ») est un terme péjoratif désignant un individu originaire du Nord des États-Unis venu
s’installer dans le Sud après la guerre de Sécession pour profiter de la situation confuse du pays. Ils se
transformaient en profiteurs de guerre, opportunistes, sans foi ni loi, et ils étaient caricaturés comme
arrivant dans le Sud avec leurs affaires emballées dans des sacs (bags) faits de la matière dont on fabriquait
les tapisseries ou tapis (carpet).
23. Roland Gori, La Nudité du pouvoir. Comprendre le moment Macron, op. cit.
24. Michel Foucault, Dits et Écrits, op. cit. ; Michel Blay et Christian Laval, Neuropédagogie. Le
cerveau au centre de l’école, Paris, Tschann & Cie, 2019.
25. Pierre Delort, Le Big Data, Paris, PUF, 2015, p. 73.
26. Pierre Birnbaum, Où va l’État ? Essai sur les nouvelles élites du pouvoir, Paris, Seuil, 2018.
27. Hermann Heller, « Libéralisme autoritaire » in Grégoire Chamayou, Du libéralisme autoritaire.
Carl Schmitt, Hermann Heller, Paris, Zones, 2020, p. 123-139.
28. En géologie, une pseudomorphose désigne le processus physico-chimique par lequel la forme
d’un minéral est conservée, alors que sa substance chimique initiale a été remplacée par une autre, par
exemple tel fragment de pyrite s’est transformé en limonite tout en gardant sa forme initiale de pyrite. Ce
processus est une excellente image pour décrire ce qui se produit dans le champ de la culture, des
institutions sociales, des pratiques éthiques, du langage du droit et des mœurs et des principes politiques.
29. Frédéric Pierru, « Quand les décideurs découvrent la “consultocratie” à la française », AOC,
6 juillet 2021.
Habitus clivé et capitalisme néolibéral

Le terme d’habitus est la traduction latine du mot grec hexis, employé par
Aristote pour désigner l’« acquis » et les « facultés ». C’est un concept
important, un intermédiaire psychologique entre les techniques corporelles et
les modes de vie d’une société. L’habitus est cette sorte de sens pratique qui
permet aux individus de s’adapter aux situations de manière infraconsciente,
quasi immédiate, comme un joueur de tennis qui, sur un court, se positionne
automatiquement et se soumet aux règles du jeu sans avoir à y penser. Les jeux
sociaux sont des jeux qui se font oublier en tant que tels par le pouvoir de ce
que Pierre Bourdieu nomme l’illusio. C’est-à-dire un « rapport quasi enchanté »
au jeu qui fait de l’acteur social un joueur qui est d’emblée immergé, échauffé,
« dans le coup ». Cela provient des habitus qu’il a pu acquérir au cours de son
histoire, de ses expériences au premier rang desquelles la famille et l’école. Ce
sont ces habitus, ces capacités à générer à l’infini des représentations du monde
et de lui-même, des schèmes d’actions et de classifications, qui lui permettent
de s’orienter dans le champ social. Cette capacité procède de l’intériorisation,
de l’incorporation psychique de structures sociales établissant une complicité
ontologique du sujet avec les attentes collectives du champ dans lequel il se
trouve. Pierre Bourdieu montre avec précision, à partir de l’étude des paysans
du Béarn confrontés aux manières des villes, comment l’incorporation des
structures sociales ne passe pas par la conscience, mais par la façon de tenir et
de porter le corps. C’est dans cette incorporation des mœurs que s’enracine
l’habitus qui guide l’ajustement instantané des pratiques individuelles et
collectives à l’ordre social. Cette manière pratique d’éprouver et d’exprimer les
valeurs sociales et normatives acquises au cours du temps s’agrège en système,
systèmes individuels et collectifs. Au cours de l’histoire d’un individu, d’un
groupe ou d’une société se forment parfois des décalages qui peuvent aller
jusqu’à des tensions et des contradictions douloureuses. Les habitus se trouvent
alors contrariés par les nouvelles exigences sociales, soumis à des phénomènes
comme « l’hystérésis 1 ». Les individus doivent alors réajuster leurs schèmes
d’action et de jugement. Dans les moments de crise et de transition que Pierre
Bourdieu a parfaitement décrits apparaît ce phénomène autant social que
psychologique des « habitus clivés ou déchirés ». Pierre Bourdieu, à partir de
ses travaux sur les travailleurs algériens, a montré le décalage entre des
dispositions héritées de traditions et le mode de production capitaliste imposé
par le colonialisme, par exemple. Don Quichotte luttant contre les moulins à
vent est l’exemple romanesque d’un habitus clivé en détresse au moment où la
culture renonce à ses idéaux de chevalerie. L’habitus clivé est à l’œuvre dans les
moments de changement qui contraignent à adopter de nouvelles conduites,
ou encore lorsqu’un individu est déchiré par des dispositions éthiques et
culturelles en provenance de deux champs. C’est exactement ce que j’ai eu
l’occasion de rencontrer au cours des débats et des témoignages du collectif
Appel des appels. Ce clivage des habitus s’est produit dans le monde des
métiers de l’éducation, du soin, de l’information, de la recherche, de la justice,
du travail social, au moment de l’évaluation de leurs pratiques professionnelles
en particulier et de leur participation au management qu’ils subissent. Pierre
Bourdieu montre que l’habitus contrarié peut devenir le lieu et le moteur de
forces explosives capables de déboucher sur de la violence et du ressentiment.
Nombreuses sont aujourd’hui les manifestations des professionnels qui
attestent de la pertinence de cette analyse. Dès lors, ne peut-on penser que c’est
au cœur des métiers que se trouve aujourd’hui le potentiel révolutionnaire ?
C’est en tout cas un potentiel qu’il faut identifier et réveiller, sans quoi nous
irons vers un totalitarisme des normes… et des impostures.
Je ne vais pas reprendre ici ce que j’ai longuement développé dans La
Fabrique des imposteurs, mais les évaluations qui réduisent la valeur d’un service
rendu au public en termes purement quantitatifs, formels, immédiats et cadrés
par des scores et des standards ont heurté violemment l’éthique des métiers des
professionnels concernés. Enseigner n’est pas seulement produire des
pourcentages de réussites aux examens ou accroître le nombre de mentions
« très bien » au baccalauréat. C’est aussi prendre le risque d’accompagner les
plus fragiles des élèves en difficulté et risquer de baisser son score de
production de succès. Soigner n’est pas seulement produire des actes tarifés en
vue d’augmenter le score financier du pôle médico-chirurgical. Faire de la
recherche n’est pas seulement répondre à des appels d’offres (de ce qui est à la
mode) en vue de publications dans des revues à fort impact factor. Informer
n’est pas augmenter son taux d’audience pour satisfaire les actionnaires des
médias.
2
En 1928, Robert E. Park , de l’école de Chicago de sociologie américaine,
publiait l’article « L’homme marginal ». Il n’y parle pas d’un individu qui vit
dans la marge des deux cultures et des deux sociétés, mais d’un individu qui vit
sur la marge. En évoquant les migrations, il élabore le concept de l’homme
marginal comme étant celui qui est sur la marge, à la fois dans sa culture, dans
sa langue et dans une société d’accueil sans parvenir vraiment à en faire partie.
Il est à la fois dans la société d’accueil, invité à l’assimilation, une assimilation
relative puisqu’il reste toujours l’homme de la société, de la langue, de la
culture d’où il provient. Cette tension est porteuse de douleurs comme de
créativité, elle détient la violence et la fécondité des périodes tragiques.
Philosophe et sociologue allemand de la fin du XIXe siècle, Georg Simmel 3 avait
déjà noté cette position privilégiée de l’étranger qui lui permet de percevoir
dans son expérience et dans sa chair les manières de voir et de faire des
communautés d’accueil. Cette position de l’immigré est, d’un autre point de
vue, celle du créateur, de l’artiste, mais aussi des sujets qui vivent dans la
tragédie des époques de transition culturelle. Les uns comme les autres
contractent malgré eux un débit d’invention, une dette dont il leur faut
s’acquitter pour survivre, pour vivre de manière créative en inventant un
nouveau langage.
L’habitus fournit une série de réponses enracinées dans les corps et
l’histoire des individus. Il participe de manière presque automatique au jeu
social entre les personnes et fonde le noyau de base des identifications sociales
au cœur de la subjectivité. Aujourd’hui, l’affrontement entre les deux types
d’habitus que je viens d’évoquer est très aigu pour les professionnels. Il s’inscrit
dans le droit, avec une préférence pour le droit « mou » des normes, avec une
violence symbolique à laquelle nous n’étions plus habitués. Cette violence qui
s’exerce dans les formes et par les formes modifie profondément la substance
des métiers. Le légal cache mal le libéralisme autoritaire dont il est le masque,
camouflant de plus en plus difficilement son caractère d’instrument de
domination sociale. Ce que nous trouvons au centre de cet affrontement n’est
pas sans rappeler les deux conceptions du sujet humain et du lien social du
début du XXe siècle. À l’aube de ce siècle qui allait être un des plus meurtriers,
des plus fratricides de l’histoire de l’humanité, un choc s’accomplissait entre ces
deux imaginaires. Deux imaginaires qui font aujourd’hui résurgence, pour le
meilleur et pour le pire. Peut-être parce que ces deux imaginaires innervent de
manière complémentaire toute société en transition : « Toutes les cultures ont
eu leur projection magico-mythique liée à une démarche rationnelle et
technique. Toutes les cultures sont de folie et de sagesse, de prose et de poésie.
Toutes les cultures sont de pulsion communautaire et de participation
individuelle. 4 »

1. L’hystérésis est la propriété d’un système physique de conserver un temps les effets d’une cause
qui a disparu, par exemple un matériau peut conserver des effets magnétiques dus à l’électricité qui l’a
traversé même lorsque le courant a été interrompu. Cette notion a été étendue aux champs de la
démographie, de l’économie et de la sociologie par exemple.
2. Robert E. Park, « Human Migration and the Marginal Man », American Journal of Sociology, 37,
6, 1928, p. 881-893.
3. Georg Simmel, Philosophie de la modernité 2, Paris, Payot, 1990 (version originale publiée en
1918).
4. Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, « Quand les murs tombent », Manifestes, Paris, La
Découverte/Institut du Tout-Monde, 2021 (première édition parue en 2007), p. 65.
NATURALISME ÉCONOMIQUE
OU DETTE SOCIALE

« L’autonomie est souhaitable, mais autonomie ne signifie pas


autosuffisance. Les hommes naissent, vivent et meurent en société ; sans
elle, ils ne seraient pas humains. […] Le sentiment même d’exister, dont
personne ne peut se passer, provient de l’interaction avec les autres. Tout
être humain est frappé d’une insuffisance congénitale, d’une
incomplétude qu’il cherche à combler en s’attachant aux êtres qui
l’entourent et en sollicitent leur attachement. »

Tzvetan Todorov, L’Esprit des Lumières, Paris, Robert Laffont Poche,


2006, p. 46.

Aujourd’hui, la bureaucratie néolibérale menace l’autonomie par l’illusion


de l’autosuffisance des individus. Comment en sommes-nous arrivés à une telle
bureaucratie capitaliste installant une nouvelle forme de totalitarisme mou,
insidieux, liquide, tout aussi contraignant et violent que celui de l’ancien bloc
soviétique ? Comment en sommes-nous arrivés à ce que des régimes se
réclamant de la démocratie fabriquent un treillis de normes en contradiction
flagrante avec son principe fondateur qui veut qu’elle ne s’impose aucune règle
de l’extérieur, qu’elle ne se soumette à aucune règle qu’elle ne se soit donnée à
elle-même ? Le propre de la démocratie étant de s’autolimiter sans
hétéronomie, nous nous trouvons peut-être ici devant le mystère de son
dévoiement : en rencontrant les exigences du capitalisme dans ses nombreuses
versions, la démocratie perd son autonomie au sens propre. Cette situation s’est
révélée tragique très tôt, produisant tout ce que nous avons connu comme
perversion de l’invention démocratique 1.
La bureaucratie néolibérale que nous connaissons, l’individualisme de
masse, la liberté réduite à la liberté de consommer et de s’autoexploiter,
l’obésité juridique des procédures et des normes, la confiscation de la décision
par l’État ou le marché, l’arrachement des individus à leurs communautés
d’origine, les morales utilitaristes et l’atomisation de la société… tout cela a été
identifié dès le début du XXe siècle. Et, à leur manière, les « monstres » du
fascisme, du nazisme et du néolibéralisme ont constitué des réponses
pathologiques à cette tragédie de devoir concilier la rationalité démocratique et
l’irrationalisme de l’économie bourgeoise, celle de la société de masse, de la
société de la consommation, de la société du spectacle qui fabrique un homme
« unidimensionnel 2 ». Le nazisme comme l’ordolibéralisme (ou le
néolibéralisme) sont apparus comme les points critiques de cette évolution
tragique des capitalismes, chacun de ces régimes pervers cherchant à sa manière
dans la technique le levier de leurs actions. La bureaucratie est la technique en
action et en abstraction, elle trouve dans la gestion algorithmique
l’administration des choses et des hommes la plus conforme aux exigences
d’une société qui perd tous les jours davantage sa capacité de penser et son
aptitude à lier les humains dans un partage du sensible.
La substance bureaucratique d’une société provient de son échec à conduire
les conduites par un imaginaire politique et social au sein duquel une société se
donnerait une représentation émancipatrice et créatrice d’elle-même. Cet
imaginaire appauvri, réduit aux acquêts stérilisants de la « science » occidentale
avec ses prétentions d’objectivité, d’universalité et de mesures unitaires produit
des significations sociales qui peuvent aller de Dieu à la rationalité
3
marchande . Aujourd’hui, l’inflation des lois, normes et procédures atteste de
cette déflagration de la corporéité démocratique de nos sociétés faisant advenir
l’ossature, le squelette de la pensée bureaucratique, de la spiritualité
administrative en lieu et place de la pensée politique et de ses imaginaires
sociaux. La technicisation de l’esprit humain conduit à son anéantissement 4. Je
crois qu’il faut prendre au sérieux cette déclaration du nazi Adolf Eichmann
s’excusant de son « aphasie », de ses phrases creuses, de ses expressions confuses,
prétextant que « le langage administratif [était son] seul langage. » Hannah
Arendt précise : « parce qu’il était réellement incapable de prononcer une seule
5
phrase qui ne fût pas un cliché. » Lorsque l’esprit s’effondre ou qu’il n’est
jamais advenu, ce qui demeure n’est rien d’autre qu’un système vide, formel,
bureaucratique, pour les sociétés comme pour les individus. Sur les ruines de la
pensée prospère un système totalitaire dont nous répugnons à croire qu’il n’est
que la conséquence de cette absence de pensée, de cette absence de la faculté de
juger. Nous préférons en faire la cause de cet effondrement de la pensée, de nos
imaginaires créateurs, plutôt que sa conséquence. C’est pourquoi elle est
nécessairement présente au sein du capitalisme néolibéral.
À la veille des catastrophes de la Seconde Guerre mondiale, Walter
Benjamin 6 eut l’intuition que, loin d’être une exception, une aberration, une
anomalie à la société capitaliste moderne, le fascisme en était la vérité. Il en
révèle la substance éthique : l’homme est un matériau pour l’homme, un
combustible pour son industrie. De nos jours, il est même une configuration
probabiliste de risques et de profits. Profondément enraciné dans le progrès
industriel et technique, le fascisme se révèle comme une barbarie politique et
sociale accomplissant cette promesse maléfique d’une « administration totale »
de l’humanité, promesse propre à la modernité industrieuse. À ce titre, il est le
prolongement des formes les plus anciennes d’oppression et de tyrannie, la
métamorphose moderne des barbaries récurrentes des puissants. C’est, note
Walter Benjamin avec beaucoup de lucidité, ce qui explique que le fascisme ait
pu triompher si aisément dans les états les plus « civilisés », il appartient à leur
culture technique dépouillée de la faculté de penser et de juger.
Si la vie économique, la vie sociale, la vie politique, la vie spirituelle, la vie
psychique, la vie culturelle, ont chacune leur logique propre, leurs discours et
institutions spécifiques, elles expriment aussi des aspects communs de la réalité
concrète d’une civilisation. Encore une fois, elles en sont l’esprit. Ce qu’elles
disent de la nôtre est que cette civilisation est en train de s’effondrer, non
seulement dans ses œuvres matérielles, mais aussi dans sa capacité de penser.
Cette dernière est remplacée par les fabriques de la servitude, paradoxalement
au nom de la liberté d’entreprendre. Cette éthique entrepreneuriale toute
centrée sur le productivisme, l’utilitarisme, l’efficacité, la performance et la
compétition, la sélection des meilleurs par une lutte de tous, vient d’être mise
en déroute par l’épidémie de Covid-19, maladie de l’Anthropocène. Ces
maladies de l’Anthropocène mettent en lumière l’obsolescence des catégories de
pensée et d’action fondées sur les habitus des sociétés thermo-industrielles. Une
fois admise comme légitime et naturelle la colère que ce constat génère, il
importe de retracer la généalogie de ces fabriques de servitude. À quels besoins
sociaux, culturels et subjectifs répondent-elles ? C’est une longue histoire, le
lecteur me pardonnera de n’en donner que quelques éléments.

1. Claude Lefort, L’Invention démocratique, Paris, Fayard, 1994 (première édition parue en 1981).
2. Herbert Marcuse, Culture et société, Paris, Minuit, 1970.
3. Cf. Cornelius Castoriadis dans « Imaginaire politique grec et moderne », in La Montée de
l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1996.
4. Filippo Tommaso Marinetti, Contre Venise passéiste et autres textes, Payot et Rivages, Paris, 2015 ;
Xavier de Jarcy, Le Corbusier, un fascisme français, Paris, Albin Michel, 2015.
5. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, 2002 (première édition parue en 1966),
p. 117.
6. Walter Benjamin, « Théories du fascisme allemand » in Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000
(première édition parue en 1930), p. 198-215.
Concurrence ou justice sociale

Les idées de justice sociale et de solidarité ont nourri bien des initiatives des
radicaux-socialistes à la fin du XIXe siècle et connu une fortune certaine au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L’esprit de Philadelphie 1 en mai
1944 exprime par la voie du Bureau international du travail dans une
déclaration que seule une justice sociale soucieuse de la protection des citoyens,
en matière d’éducation, de santé, de justice et de culture, peut préserver le
monde des luttes fratricides et contribuer à une paix durable. Cette exigence
rejoint bien des propositions historiques des humanistes à la veille des deux
guerres mondiales et après. Ce souci de justice sociale a contribué à la
fabrication des États-providence des démocraties occidentales. Les déclarations
et chartes (comme la Charte de La Havane en 1948) de cette période se
donnaient pour objectifs de subordonner les actions économiques et
financières à ces impératifs de justice sociale, de droits sociaux et de protections
sanitaires et culturelles des populations.
Comme le remarque Alain Supiot 2, ces principes de justice sociale se
diffractèrent différemment selon les champs nationaux. Les réformes
néolibérales de la décennie des années 1980 ont défait méticuleusement et
méthodiquement les institutions culturelles, sociales et politiques mises en
place lors de l’émergence de l’État-providence en démantelant les services
publics, les protections sociales et les droits du travail. La démocratie elle-
même s’est résolue à céder aux « forces du marché » le souci politique de
gestion des populations et des États, au point de les transformer en sortes de
start-up et d’aligner leurs fonctionnements sur un modèle de concurrence, de
compétition et de moins-disant social. J’ai analysé à plusieurs reprises cette
hybridation de nos institutions publiques avec les valeurs du secteur privé,
hybridation dont Emmanuel Macron est la parfaite incarnation 3 en France. Le
philosophe de la fin du XXe siècle Alfred Fouillée avait désigné ce courant de
pensée libéral par le terme de « naturalisme économique » et ce concept peut
être largement repris pour rendre compte des réformes néolibérales
contemporaines. Ce sont ces réformes néolibérales qui nous ont désarmés lors
des crises que nous avons connues dans ce début de XXIe siècle, nous laissant
socialement et sanitairement dénudés face à la pandémie et à ses conséquences.
Ce conflit entre les « naturalismes économiques » et les humanismes hante
e
depuis la fin du XIX siècle jusqu’à nos jours les politiques économiques et
sociales de l’Occident d’abord, de la planète ensuite. Il nous faut revenir aux
sources de ce conflit tel qu’il a pu se former politiquement à la fin du XIXe siècle
avec l’opposition des philosophies solidaristes et spencériennes.
Ces humanismes de la fin du XIXe siècle, de ce que Gérard Noiriel nomme
« la gauche sociale-humanitaire 4 », résultent en partie des liens tissés entre les
socialistes et une partie des radicaux favorisant, d’après lui, « l’émergence du
courant que l’on a appelé le “solidarisme”, terme inventé par le radical Léon
Bourgeois […]. Le but était d’adapter le Contrat social de Jean-Jacques
Rousseau aux réalités de la révolution industrielle, en mettant à profit
notamment les analyses de Durkheim sur la “solidarité organique”. 5 » Cette
« gauche sociale-humanitaire » s’est constituée au moment de l’affaire Dreyfus,
en opposition à la « droite nationale-sécuritaire », et elle est parvenue à
s’imposer avec ses mythes et son langage jusqu’à la fin du XXe siècle. C’est cette
gauche-là, qu’on le veuille ou non, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, qui
a saturé, en concurrence avec les courants marxistes, l’espace symbolique de la
politique, son langage et ses fictions en se matérialisant dans des actes
juridiques, économiques et sociaux. Cette « gauche sociale-humanitaire » se
créa comme un parti de masse grâce aux radicaux socialistes qui pour nombre
d’entre eux furent des francs-maçons, des militants de la Ligue des droits de
l’Homme (créée au siècle précédent, en 1898), des libres penseurs laïques très
actifs sur le territoire national par le relais d’associations et de cercles locaux. Il
convient d’insister sur cet imaginaire et ce langage innervant cette gauche
« sociale-humanitaire » qui, dès la fin du XIXe siècle, s’est emparée de ce qu’on
appelait alors « la question sociale ».
Cette gauche sociale-humanitaire, avec les concepts nucléaires forgés par les
solidaristes, avait les formes symboliques essentielles pour permettre à la société
de s’auto-organiser autour d’un nouvel imaginaire instituant. Comme l’a
montré le psychanalyste et économiste grec marxiste Cornelius Castoriadis, « il
y a en effet quelque chose de très important, de très étrange qui se déroule en
e e
Occident, à partir des XVI -XVII siècles, c’est la coexistence de deux
significations imaginaires nucléaires : d’un côté, le mouvement vers
l’autonomie, de l’autre, le capitalisme, en somme, et qui semblent plus ou
moins se rejoindre autour de l’idée de rationalité. 6 » Aujourd’hui comme hier,
toutes les politiques démocratiques se doivent d’affronter la mise en
concurrence de ces deux imaginaires. La technocratie actuelle constitue peut-
être un moyen d’esquiver cet affrontement en tentant de réduire le « vivant »
au « vrai » de la technique et en faisant croire que cette opération est évidente
et naturelle.
e
Au début du XX siècle, deux langages s’opposent, l’un en provenance de la
biologie, l’autre de la sociologie, l’un se réclamant de Charles Darwin, l’autre
d’Émile Durkheim. Comment concilier deux langages, celui qui fait de
l’homme un animal au sommet de l’évolution biologique et celui qui lui
reconnaît une dignité acquise par la culture et les lois sociales ? C’est là que
Spencer intervient.
Herbert Spencer, philosophe et sociologue anglais, père du darwinisme
social, a construit un imaginaire social avec le langage de la sélection naturelle
et un système philosophique évolutionniste dont l’idée majeure est que tout
7
organisme, obéit à une « loi de l’évolution » inexorable fondée sur la
concurrence. L’individualisme politique de Herbert Spencer s’appuie sur son
organicisme : si la société n’est qu’un « organisme social » elle peut évoluer sur
le modèle de l’individu biologique appelé dans les sociétés les plus évoluées à
une « coopération volontaire ». Au sein de ces sociétés industrielles la division
du travail et des classes sociales n’est que le prolongement de la division
physiologique des fonctions. Partout et toujours, l’évolutionnisme d’Herbert
Spencer repose sur cette conception d’une conduite adaptée aux exigences du
milieu, sélectionnant les individus, les espèces et les sociétés les plus
compétitives dans un univers de concurrence absolue, de lutte générale pour
l’existence. L’adaptation devient le principe suprême du vivant qui se bâtit par
l’élimination et la destruction des inutiles et du superflu. La morale de Herbert
Spencer repose sur la nécessité d’améliorer les espèces, les races, les sociétés et
les individus par une concurrence débridée, une lutte à mort qu’il serait
nuisible d’entraver. L’État ne doit en aucune manière contrarier cette loi de la
concurrence en protégeant les « malingres », les « mal bâtis », les misérables et
les faibles. Leur destruction ne fait qu’obéir aux lois de la nature animale, de
sorte qu’un gouvernement qui essaye de lutter contre la misère et de protéger
les incapables ferait plus de mal que de bien.
Cette doctrine philosophique anticipe les principes économiques et
e
politiques de la révolution néolibérale de la deuxième moitié du XX siècle. Elle
n’aurait pas été désavouée par Margaret Thatcher, ancienne Première ministre
britannique et fer de lance de la destruction néolibérale de l’État social, qui
disait concevoir la pauvreté comme « une déficience personnelle. 8 » Ces
conceptions néolibérales de l’éthique 9 ont été réactualisées par les économistes
de l’École de Chicago. Dans la préface de son ouvrage Les Bases de la morale
évolutionniste, Herbert Spencer justifie ses choix politiques et moraux en se
prévalant de la « science » et en précisant qu’« il y a un pressant besoin d’établir
sur une base scientifique les règles de la conduite droite. 10 ». Son « idéologie
évolutionniste fonctionne comme autojustification des intérêts d’un type de
société, la société industrielle en conflit avec la société traditionnelle d’une part,
11
avec la revendication sociale d’autre part », nous explique le philosophe et
historien des sciences Georges Canguilhem. Encore aujourd’hui, c’est toujours
de la « science » redresseuse des conduites que se justifient les fabriques de
servitude. Ce système évolutionniste demeure l’idéal de toutes les philosophies
de l’histoire qui prônent « un optimisme sans conscience » inspirant les
idéologies conservatrices de l’ordre établi. C’est cet « optimisme sans
conscience » qui explique la violente réaction de Walter Benjamin rejetant le
« grossier optimisme » d’Herbert Spencer qu’il qualifie de « cervelle
12
monstrueusement rétrécie ».
Aujourd’hui, de nouveau, la tentation est grande de renouer avec ce
modèle évolutionniste « ripoliné » par l’idéologie neuroscientifique et la
prétention de certains économistes d’être de vrais « scientifiques ». La jonction
de ces deux idéologies érige la figure d’un homme neuroéconomique prêt à se
lancer dans l’arène de la concurrence, bardé du soutien des neuropédagogues et
autres adeptes du neurocoaching lui apprenant à gérer ses neuroémotions pour
parvenir à être un neuroleader, un winner. Dès 2008, nous annoncions
l’infusion de cette idéologie dans la civilisation actuelle avec Exilés de l’intime 13
et la construction d’une nouvelle figure anthropologique : le sujet
neuroéconomique. Cette culture est aujourd’hui largement installée et
reconnue. Achille Mbembe définit d’ailleurs le sujet neuroéconomique à la
perfection : « Sujet neuroéconomique absorbé par le double souci exclusif de
son animalité (la reproduction biologique de sa vie) et de sa choséité (la
jouissance des biens de ce monde), cet homme-chose, homme-machine,
homme-code et homme-flux cherche avant tout à réguler sa conduite en
fonction des normes du marché, n’hésitant pas à s’auto-instrumentaliser et à
14
instrumentaliser autrui pour optimaliser ses parts de jouissance. »

1. Expression reprise à Alain Supiot, dans L’Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au Marché
total, Seuil, 2010, pour qualifier l’atmosphère ambiante en 1944 au moment de la signature de la
déclaration internationale des droits à vocation universelle.
2. Alain Supiot, La Force d’une idée, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2019.
3. Roland Gori, La Nudité du pouvoir. Comprendre le moment Macron, op. cit.
4. Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent ans à nos jours, Marseille,
Agone, 2018, p. 470.
5. Ibid.
6. Cornelius Castoriadis, Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS, Paris, Mille et Une nuits,
2010, p. 67.
7. Herbert Spencer, Les Bases de la morale évolutionniste, Paris, Félix Alcan, 1905 (huitième édition).
8. Citée par Rutger Bregman, Utopies Réalistes. En finir avec la pauvreté, Paris, Seuil, 2017 (version
originale publiée en 2016), p. 59.
9. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit.
10. Ibid., p. 6.
11. Georges Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Paris, Librairie
Philosophique J. Vrin, 1993 (première édition parue en 1988), p. 43.
12. Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, Paris, L’Éclat, 2014, p. 20.
13. Roland Gori et Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime, op. cit.
14. Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, op. cit.
Naissance du principe de solidarité

Face à Spencer, les solidaristes rétablissent la puissance d’un principe de


contradiction entre le juste et l’efficace. Ils font surgir le « négatif » des thèses
de Spencer, même lorsqu’ils demeurent prisonniers du langage de la biologie.
Léon Bourgeois 1 remarque que l’emploi du mot « solidarité » n’émerge que
récemment dans le vocabulaire politique. Il relève de manière pertinente qu’en
1877, le Littré ne lui donnait que deux significations, celle du langage
physiologique et du langage juridique, pour désigner la responsabilité mutuelle
qui s’établit entre deux ou plusieurs personnes. Les solidaristes érigent la
solidarité et l’entraide sur une « dette sociale », reconnaissent l’interdépendance
des individus, le « quasi-contrat » social qui résulte dès la naissance
d’obligations réciproques entre humains. En voulant remplacer la charité
chrétienne par la solidarité humaniste, le solidarisme « se fait fort de souder
2
“l’idée morale” à la “méthode scientifique” » écrit Célestin Bouglé, sociologue
s’inscrivant dans la lignée d’Auguste Comte. C’est cette volonté de « souder »
deux langages étrangers l’un à l’autre qui constitue la marque de fabrique de ce
nouvel imaginaire social du solidarisme, colonne vertébrale de la gauche
sociale-humanitaire. La solidarité est soutenue par deux tendances, « tendance
3
juridique et tendance scientifique ». Pris dans le même langage des « faits
positifs » que les libéraux naturalistes, les solidaristes étayent en partie leurs
thèses sur les observations des sciences naturelles. Ils y puisent de nombreux
exemples de dépendance réciproque entre les espèces et dans chacune d’entre
elles. Au premier rang des solidarités naturelles, les solidaristes mentionnent
fréquemment la coordination des fonctions physiologiques. Les mêmes faits de
nature sont utilisés comme arguments opposés chez les libéraux et les
solidaristes. Pour Célestin Bouglé, par exemple, si le « mutualisme » tend à se
substituer au « prédatisme » au fur et à mesure de l’évolution, c’est bien parce
que nous montons dans la hiérarchie des espèces et que le solidarisme ne
contredit pas la nature.
Les solidaristes « tordent » le langage de la biologie, s’émancipent du
déterminisme mécaniciste des sociobiologies et prétendent corriger les
imperfections de la nature au nom d’une nouvelle conception de la science
refusant les dictats des naturalismes : « Et si l’état d’esprit conformiste, qui
nous conseille de laisser faire ou de copier, convient bien à la manière antique
d’entendre la science, la manière moderne conduit assez logiquement à l’état
d’esprit réformiste, qui nous incite à rectifier. 4 » Émile Durkheim est passé par
là, et nombre de solidaristes en sont familiers, ils ne peuvent ignorer sa thèse
selon laquelle la progression anormale des suicides est le symptôme d’une
nouvelle structure sociale, d’une nouvelle civilisation. Le langage évolutionniste
de la biologie est entamé par la sociologie. C’est un des mérites, et non des
moindres, des solidaristes que de chercher un nouvel imaginaire social par la
synthèse de deux langages contradictoires. Pour Alfred Fouillée, les libertés
« naturelles » doivent céder la place aux libertés « sociales » ; et cela parce que
« le solidarisme semble s’être donné à tâche de s’approprier les méthodes et de
5
s’incorporer les résultats de la sociologie ».
La tension qui résulte de la confrontation de ces deux langages plutôt
incompatibles que sont le biologique et le sociologique conduit à un
imaginaire instituant inédit dont l’œuvre d’Alfred Fouillée témoigne. Très
habilement, il résout la contradiction entre nécessité biologique et exigence de
justice sociale par un mouvement de torsion conduisant la justice à devenir le
stade ultime de l’évolution biologique. Cette idée de justice sociale entame
l’atomisme économique qui conduit à traiter « les individus comme des unités
isolées, tandis qu’ils forment ensemble des touts organiques. 6 » Un nouvel
imaginaire social est en train de naître, les meilleures actions politiques de la
gauche sociale- unitaire seront celles qui s’en inspireront. L’imaginaire que
construit Alfred Fouillée repose sur un mot, « l’association », l’association
comme levier de la démocratie, l’association comme lien social construisant de
nouvelles formes d’organisation du travail (mutuelles, coopératives),
l’association de l’organisme social et du contrat, l’association du travailleur et
du citoyen (« double travail »), l’association de la liberté et de la justice,
l’association de la dette sociale et du soutien des « associés » entre eux. Cette
société des associés qu’Alfred Fouillée appelle de ses vœux est justement
l’expression d’un imaginaire produit par l’association de deux langages dont
chacun jusque-là se révélait exclusif l’un de l’autre. La tentative est méritoire et
elle correspond bien au développement social des mouvements ouvriers
7
progressant vers l’émancipation . Ce monde de la synthèse des contradictions,
propre à Alfred Fouillée et aux solidaristes, s’écarte de l’héritage de Walter
Benjamin que je revendique et de la puissance de créolisation des antagonismes
à laquelle j’aspire : « ce qui reste admirable dans la créolisation, c’est qu’elle ne
laisse pas disparaître ses composants, mais les aide au contraire à se
8
reconstituer » écrivent Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau dans
L’Intraitable beauté du monde.
Néanmoins j’estime que les efforts des solidaristes pour répondre aux défis
de la civilisation, au déclin de l’autorité, à la perte de corporéité de la
démocratie, méritent d’être soulignés. Une place spéciale incombe à Léon
Bourgeois qui place le concept de « dette sociale » au centre de sa philosophie
politique. Il propose de bien connaître les lois de la nature pour mieux les
soumettre à ses exigences de justice et de correction des inégalités. À la manière
du médecin ou de l’ingénieur qui, connaissant la solidarité des fonctions et des
organes, pourront réparer le déterminisme de la maladie ou du dérèglement,
l’homme utilise sa connaissance des lois de la nature pour mieux les corriger
par la raison et la justice. À l’inverse de celle d’Alfred Fouillée, cette justice
sociale ne procède pas d’une évolution naturelle, elle est immanente à un autre
imaginaire social instituant, celui de la dette et du quasi-contrat fondateurs du
solidarisme. La référence à la solidarité républicaine engage tous les citoyens à
être responsables de cette totalité qu’est la nation et de chacun de ses membres,
de même que dans les sociétés traditionnelles, tous les membres d’un clan sont
responsables des actes de chacun d’entre eux. La dette sociale est au cœur de la
doctrine et Léon Bourgeois, en introduisant la notion juridique de « quasi-
contrat », précise les choses. Il n’y a pas de « contrat social » parce qu’il est faux
d’imaginer un individu déjà constitué passant contrat avec une société établie.
Le « quasi-contrat » est une notion juridique qui implique des obligations
tacites et réciproques d’individus solidaires de fait et engagés ensemble dans des
actions, mais sans convention explicite préalable.
La rationalité règne en maître à la fin du XIXe siècle et se présente sous ses
deux faces opposées que sont d’un côté le libéralisme versus le naturalisme
économique, représenté par Herbert Spencer et de l’autre le mouvement
d’émancipation subjective et sociale incarné par les solidaristes. Aujourd’hui, ce
débat reprend de sa vigueur et de son actualité sous la forme d’un affrontement
entre les néolibéraux et la gauche radicale. Il convient plus que jamais
d’inventer un nouvel humanisme critique, à distance du social-libéralisme. Il
relève de la nécessité vitale de parvenir à « amender » l’humanisme classique
trop compromis avec la bourgeoisie occidentale, comme le suggère Achille
Mbembe : « l’humanisme classique, au fondement de la démocratie libérale et
du républicanisme laïc, n’a pas d’avenir. Il est trop compromis pour susciter des
adhésions durables. Il faut l’amender et revenir à une conception intégrale du
monde, voire de la Terre. En plus de nous appartenir à parts égales, la Terre est
habitée par plusieurs espèces avec lesquelles il faut négocier de nouvelles formes
de connivence et de convivialité. 9 » Ce que l’on désigne parfois sous le nom
d’écologie, et qui ramasse des préoccupations multiples et diverses, constitue
sans nul doute cette reconnaissance des insuffisances de l’humanisme classique,
volontiers laïc, républicain, et franchement occidentalo-centré. C’est cet
humanisme-là qu’il nous faut réformer.
Il est nécessaire aujourd’hui de renouveler les significations sociales des
concepts de dette et de quasi-contrat afin de produire un autre imaginaire
social. La dette excède ce qu’un individu reçoit à sa naissance d’une société au
sein de laquelle il apparaît, elle excède son appartenance à une nation, à une
société, à une espèce. Elle est ce que nous devons aux forces de vie qui luttent
contre le chaos et l’entropie dont elles proviennent. Elle ne s’inscrit ni dans le
temps ni dans l’espace, elle les traverse. Les solidaristes sont demeurés
prisonniers d’une vision évolutionniste de l’histoire en essayant de « canaliser la
tempête » du progrès dont parle Walter Benjamin 10 par les digues de la morale
et de la justice. Il leur manque dans tous les cas ce geste de Walter Benjamin
faisant de l’histoire une « citation du passé à l’ordre du jour », reconnaissant
dans chaque instant une chance révolutionnaire d’inspiration. C’est aussi cela
que rate le marxisme faute d’avoir su reconnaitre l’énigme scientifique et
existentielle que constitue le temps, d’avoir pu admettre l’imprédictibilité des
systèmes, la dimension erratique et complexe des variables multiples qui font
de l’histoire une mise en intrigue infinie des traces. Faute de cet appui sur la
fonction révolutionnaire de l’histoire et des utopies qui voit dans chaque
instant la promesse d’une possibilité nouvelle que les lueurs du passé éclairent,
les solidaristes, en bons sociodémocrates, restèrent enfermés dans un
évolutionnisme biologique tempéré par la morale. En s’adossant au langage de
la biologie, les solidaristes ont couru le risque de faire passer du côté de la
nature ce qui est de l’ordre du langage et de son pouvoir symbolique. Et de
demeurer ainsi à proximité d’une pensée conservatrice qui s’efforce de ne pas
distinguer ce qui est produit par la nature de ce qui est fabriqué par l’humain.
Justifiant l’ordre existant, cette pensée conservatrice fait passer du côté de la
biologie ce qui relève des faits sociaux. C’est ce à quoi nous sommes
aujourd’hui confrontés avec le paradigme de la neuropédagogie dont j’ai parlé
précédemment.
Le choix de la langue pour créer un imaginaire social instituant est
déterminant. C’est par elle que nous pouvons faire acte de création et sortir des
fabriques de servitude. Il manque à l’illusion solidariste le caractère
révolutionnaire des utopies radicales, celles qui ne se réduisent pas simplement
à améliorer l’ordre existant, mais qui le renverse en libérant les forces de l’infini
et de l’inachevé, celles qui n’hésitent pas à affronter le chaos, sous-sol de tous
les ordres existants. Il manque à l’illusion solidariste cette « pensée tremblante
11
du monde » dont l’écriture poétique peut rendre compte, en se rapprochant
du chaos et parvient à s’affranchir de la tyrannie d’un universel fabriqué par les
normes occidentales, rationalistes et utilitaristes. Pour outrepasser le risque des
humanismes universalisants et monotones, il faudrait faire un pas de plus dans
l’utopie, à la façon dont Glissant et Chamoiseau y invitent : « la vraie diversité
ne se trouve aujourd’hui que dans les imaginaires : la façon de se penser, de
penser le monde, de se penser dans le monde, d’organiser ses principes
d’existence et de choisir son sol natal. La même peau peut habiller des
imaginaires différents. Des imaginaires semblables peuvent s’accommoder de
12
peaux, de langues et de dieux différents. »
Il nous faut éclairer les Lumières par le murmure des étoiles. À défaut
d’être bouleversée par de nouvelles utopies critiques, la mondialisation, qui fait
un usage trompeur de la diversité et des relations multiples, vient d’être
sérieusement secouée par l’irruption d’une pandémie. Cette crise sanitaire et
sociale apporte quasiment la preuve expérimentale que les solidaristes avaient
raison. Sortir de l’assujettissement social suppose d’aller plus loin si l’on ne
veut pas reproduire l’erreur d’Alfred Fouillée. Ce philosophe solidariste et
républicain, partisan d’une démocratie « associative », pour sympathique qu’il
puisse paraître, a fini par adhérer à une idéologie raciste en essentialisant un
« caractère national » français. Comme le remarquent Stéphane Beaud et
Gérard Noiriel, « bien qu’il se soit démarqué de “la guerre des crânes”, qu’il
présentait comme une forme de “pangermanisme”, Fouillée s’appuyait sur les
travaux de Vacher de Lapouge pour affirmer que “les tempéraments nationaux
reposent sur une base physiologique car l’hérédité fixe la race en éliminant les
individus les moins adaptés”. 13 » Lorsque la physiologie se pointe au bout des
bois dans un paysage social, nous pouvons être assurés, comme c’est le cas
aujourd’hui, qu’un mouvement réactionnaire est en cours. Il est temps de
profiter de la leçon de l’histoire de cette deuxième gauche humanitaire et de
poursuivre cette humanisation inachevée, en transformant la mondialisation en
« mondialité », en inscrivant la dette sociale et la solidarité dans le rhizome des
cultures créolisées. Il faut nous laisser porter par l’invitation d’Édouard
Glissant et de Patrick Chamoiseau, et estimer la politique à son degré
d’« intensité en Relation 14 ».

1. Léon Bourgeois, Solidarité, Paris, Armand Colin, 1902 (3e édition).


2. Célestin Bouglé, Le Solidarisme, Paris, Hachette, 1907 ; Serge Audier, Léon Bourgeois, Fonder la
solidarité, Paris, Michalon, 2007.
3. Célestin Bouglé, Le Solidarisme, op. cit.
4. Ibid., p. 42.
5. Ibid., p. 71.
6. Alfred Fouillée, 1899, L’idée de justice sociale, in Alain Supiot, La force d’une idée, Paris, Les Liens
qui libèrent, 2019.
e
7. Michèle Riot-Sarcey, Le Procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIX siècle en France, Paris,
La Découverte, 2016.
8. Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, L’Intraitable beauté du monde. Adresse à Barack Obama,
Paris, GALAADE.COM, 2009, p. 15-16.
9. Achille Mbembe, « Leçon inaugurale » 31e édition du Forum Philo du journal Le Monde,
8 novembre 2019.
10. Walter Benjamin cité par Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, op. cit.,
p. 58 et par Stéphane Mosès, L’Ange de l’histoire, Paris, Gallimard, 2006 (première édition parue en
1992).
11. Les humanismes d’aujourd’hui doivent relever le défi d’une « poétique du divers », d’un monde
en voie de créolisation, imprévisible dans son devenir et instable dans ses assises. Ce nouvel humanisme
doit refuser les autoroutes des idéologies normatives bien aplanies, bien damées que l’Occident prétend
« universelles », refusant la puissance révolutionnaire du multiple, du contradictoire et du divers propre à
une créolisation de la pensée qui accueille l’inattendu et l’erratique. Cf. Édouard Glissant, Introduction à
une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996.
12. Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, Manifestes, Paris, La Découverte, 2021, p. 67.
13. Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une
catégorie, Marseille, Agone, 2021, p. 75-76.
14. Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, L’intraitable beauté du monde, op. cit.
HABITER ET HABITUS

L’homme machine, machine computationnelle de la neuropédagogie, et


non plus machine mécanique, physique ou chimique 1, s’emboîte parfaitement
avec l’organisation tayloriste du travail dans sa version originale ou rénovée 2.
Son statut anthropologique s’accorde avec une représentation néolibérale du
monde et de soi-même structurée par le foyer d’expérience de « l’autoentreprise
de soi. » L’homme de la raison numérique s’inscrit dans l’histoire d’un
désenchantement du monde dont le néolibéralisme constitue la part la plus
avancée. L’utilitarisme moral que le capitalisme néolibéral prescrit, le « monde
sans esprit » auquel il conduit, et qui apporte sa quote-part à la fabrique des
terrorismes 3, sont devenus une évidence pour la plupart des chercheurs et
intellectuels. Cet utilitarisme d’un monde sans esprit constitue une révolution
symbolique au sens de Pierre Bourdieu : « les révolutions symboliques
établissent de nouvelles catégories de perception et de connaissance qui
deviennent si naturelles, si évidentes, qu’elles rendent difficilement pensable la
violence de la rupture qu’elles ont instaurée. 4 » Les habitus qui se fabriquent au
sein de cette nouvelle civilisation des mœurs tendent à s’inscrire dans l’espace
et dans le temps. En retour, les structures sociales de l’urbanisme et de
l’habitation sont intériorisées comme structures mentales, cognitives,
symboliques. Prenons un exemple.
Le « fonctionnalisme » du Corbusier réduisant la vie sociale et affective à
des besoins « physiologiques », supposés « naturels », appartient de pied en cap
à un capitalisme faisant bon ménage avec un « fascisme à la française 5 ». Le
Corbusier pose comme une évidence que la ville et l’urbanisme sont au service
du travail et que ces « machines où habiter » que sont les immeubles doivent
être aménagées comme des usines. Son obsession de créer « une race solide et
saine » passe par une épuration géométrique des grandes villes et de
l’architecture. La finalité de la vie humaine serait de produire et de faire des
affaires en construisant une société ordonnée, virile, hygiénique et rationnelle.
C’est ce programme moderne que condamne Guy Debord : « Dans cette
époque de plus en plus placée sous le signe de la répression, il y a un homme
particulièrement répugnant, nettement plus flic que la moyenne. Il construit
des cellules unités d’habitation, […] il construit des ghettos à la verticale, des
morgues pour un temps qui en a bien l’usage, il construit des églises. […] Voilà
bien le programme : la vie définitivement partagée en îlots fermés, en sociétés
surveillées ; la fin des chances d’insurrection et de rencontres ; la résignation
automatique […]. 6 » Quel que soit le talent de l’architecte, les paysages du
Corbusier sont effectivement au service d’une « religion », le capitalisme, et
dans sa version intégriste. Il faut prendre la mesure de cet imaginaire d’un
homme utile et fonctionnel dans un monde où les nouvelles technologies
pourraient accomplir les rêves du Corbusier.
Pour Le Corbusier, la ville doit se transformer en une fabrique d’hommes
nouveaux entièrement dévoués à l’utilité des fonctions de production,
conditionnés et surveillés constamment, transformés en cellules
mécaniquement solidaires d’un totalitarisme de masses uniformes. L’objectif est
« de vaincre la nature et de soumettre à notre volonté le climat, l’éclairage et les
bruits 7 » dans un milieu entièrement artificiel où le béton armé, l’acier, le
plexiglas, le nylon et le titane remplacent l’environnement vivant. Pour Le
Corbusier, le travail de l’architecte est d’aménager rationnellement les villes,
leurs voies de circulation, de faire des habitations des « cellules biologiques »,
d’installer les conditions d’un redressement moral et social des populations. Il
s’agit, toujours davantage, d’administrer, de prévoir, d’organiser, de coordonner
et de contrôler, le plus rationnellement possible les constructions, comme les
populations. La standardisation est le rêve du Corbusier, son concept
fondateur : « établir un standard, c’est épuiser toutes les possibilités pratiques et
raisonnables, déduire un type reconnu conforme aux fonctions, à rendement
maximum, à emploi minimum de moyens, main-d’œuvre et matière, mots,
formes, couleurs, sons. » La ville idéale est devenue un organisme dont le
technicien en architecture se fera l’hygiéniste et l’économiste. C’est de cette
ville-là que notre siècle a hérité. Il doit en relever les défis. Amselm Jappe ne s’y
est pas trompé : « si Le Corbusier définit lui-même ses logements comme des
“machines à habiter” ou des “cellules d’habitation”, où la surface nécessaire
pour une personne est fixée à quatorze mètres carrés […]. Il n’est pas difficile
de voir qu’il s’agit là d’une simple ergométrie, c’est-à-dire une façon de mesurer
dans les moindres détails les capacités « “utiles” de l’homme, et qui constitue le
e
prolongement du “management scientifique du travail” inventé au XIX siècle
par l’ingénieur Frederick Taylor et appliqué dans les usines Ford où fut
introduite en 1913 la ligne de montage. 8 »
Le Corbusier n’est pas seulement le fabuleux architecte que nous
connaissons, il est aussi l’architecte d’une époque, le miroir de son esprit 9. La
Cité du soleil n’est pas seulement une création architecturale originale du
Corbusier, elle est aussi la matérialisation de l’esprit de l’époque, de ses rêves
futuristes qui font bon ménage avec les ambitions fonctionnalistes des régimes
fascistes et nazis. Le Corbusier ne se contente pas de résoudre le problème de la
« maison minimum », il porte un regard d’ingénieur d’abord, de biologiste et
d’économiste ensuite sur l’exploitation d’un habitat conçu comme la somme et
l’articulation rationnelle de fonctions domestiques 10. Il est l’exemple même de
l’architecte pour qui les problèmes de l’urbanisme ne seraient que des
problèmes techniques. L’univers et l’universel doivent avant tout obéir à des
fonctions standardisées au service des « affaires » : « les grandes villes sont
devenues trop denses pour la sécurité des habitants, et pourtant elles ne sont
pas assez denses pour répondre au fait neuf des “affaires” 11 ». La messe est dite,
le totalitarisme fonctionnaliste n’est pas très loin. Le fonctionnalisme oublie les
dimensions ludiques, symboliques, sociales pour ne privilégier que la fonction
instrumentale. L’architecte transformé en ingénieur, c’est tout l’espace et ceux
qui l’occupent qui se trouvent pensés comme des machines. La taylorisation de
l’humain est en marche, et avec elle la standardisation de la vie organisée dans
12
le grain le plus ténu du quotidien . La figure anthropologique qui correspond
à cet aménagement technique, machinique du cadre de vie, est celle d’un
« animal humain » approché comme « tube digestif », « une fourmi, avec des
habitudes de vie précises, un comportement unanime. 13 »
Nous avons reçu en héritage l’esprit de cette époque sans totalement en
solder les dettes. Ce cahier des charges du fonctionnalisme et de l’utilitarisme
est devenu une entrave dans notre « monde de passants », comme le nomme
Achille Mbembe 14. Les constructions architecturales, urbaines, intellectuelles
du Corbusier matérialisent un esprit en vogue à l’époque, l’esprit fasciste enclin
à la biologie et à l’eugénisme. Les transformations de la réalité physique,
économique et industrielle finissent par transformer les cadres mêmes de la
pensée, les formes mêmes du psychisme en articulation avec les expériences
sociales. Les constructions, les paysages urbains sont les fabriques réifiées de
nos servitudes, l’expression matérialisée de nos habitus. Et, par une boucle
rétroactive, l’ordonnancement des activités sociales façonne les dispositions de
l’esprit. Nous habitons nos habitus et notre paysage urbain les abrite.
Notre paysage social contemporain a commencé à émerger dès le début du
e
XX siècle, aux alentours de 1910, lorsque l’espace commun au bon sens, à
savoir les pratiques sociales et les référentiels traditionnels, a commencé à
s’effondrer au profit d’un nouveau code culturel. Bien sûr, les choses se sont
installées progressivement, et à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la
France rurale, villageoise, traditionnelle conservait ses codes, ses discours et sa
grammaire. Il n’empêche, la production de l’espace se transformait. Et cette
transformation n’était pas que physique, elle était aussi mentale et sociale : les
notions d’autorité, d’éducation, de citoyenneté, de moralité, de famille… se
transformaient. Et avec elles les esprits changeaient. Le local, le familial,
cédaient la place au national, par exemple. Les représentants de la nation
concurrençaient les autorités traditionnelles du père de famille et de l’Église.
Cette transformation a notamment favorisé la planification de l’espace urbain
avec des grands ensembles fonctionnels et solitaires correspondant à une
planification économique, financière, sociale qui a été rêvée par la technocratie
industrielle en déclin aujourd’hui. L’organisation des espaces centralisés et
concentrés dans des grandes villes et régions a été facilitée par les chemins de
fer et les moyens de transport urbains (métro, bus, tramway…) pour permettre
le développement du capitalisme industriel. De cette accumulation des
richesses et des humains ont émergé des contradictions sociales et subjectives.
Contradictions par exemple entre Paris et la province, entre Paris et sa
périphérie, contradictions comme autant de résultats de la nécessité de
concentration des richesses, des lieux de décision, des fabriques de l’opinion.
L’habitat n’est plus un lieu de sociabilité, c’est un endroit où les gens sont logés,
dans la solitude des grands ensembles périphériques des villes où se cultive
l’indifférence aux autres qui n’est que la forme mineure de la haine. Les
violences émergent dans un terreau propice à la haine et à la violence de
populations vivant dans des déserts culturels d’où ressort le pire, le pire comme
prothèses des mutilations sociales, comme codes de nouvelles communautés
reconstruites dans ce désert, et ce jusqu’aux sectarismes religieux et aux
logiques mafieuses. Dans ces lieux où les gens sont logés, ils tentent de recréer
un habitat à proprement parler, où vivre avec de nouveaux codes, marginaux,
voire en rupture avec la culture dominante. Ils tentent d’inventer de nouvelles
utopies. L’islamisme, pour terrifiant qu’il soit, a fait partie de ces tentatives. Les
habitus que fabriquent notre société trouvent un point d’appui dans la
politique de l’espace. C’est la raison qui m’amène à proposer à mon lecteur ce
détour par les politiques urbaines afin de comprendre ce qui nous arrive
aujourd’hui et comment s’installent les fabriques de nos servitudes.
Le philosophe Henri Lefebvre notait que la concentration des espaces, leur
hiérarchisation et leur fragmentation correspondaient à de nouvelles logiques
sociales. Il écrivait : « la France impérialiste a perdu ses colonies, mais un
néocolonialisme interne s’est installé. La France actuelle comprend des zones
surdéveloppées, surindustrialisées, sururbanisées. Et nombre de zones où le
sous-développement s’aggrave. 15 » La crise du logement est une crise sociale,
elle en est le texte matériel, écrit dans la grammaire de l’espace. L’une ne peut
pas se résoudre sans l’autre. Ce qui veut dire concrètement qu’il ne suffit pas de
déplacer des populations pour obtenir la mixité sociale, il faut aussi des
changements de culture dans la manière d’occuper l’espace, d’habiter les lieux
et les liens. Ce qui suppose des corps intermédiaires entre l’ancien monde et le
nouveau, entre les anciens habitus et les nouveaux. Habiter un nouvel espace,
c’est adopter un nouvel habitus. Faute d’y parvenir, on se contente de déplacer
la crise. Les urbanistes le savent : les politiques urbaines n’ont pas résolu le
problème des populations pauvres, elles n’ont bien souvent fait que les déplacer
l. Il est à craindre aujourd’hui que l’injonction de l’État à baisser les loyers des
pauvres pour économiser sur les financements sociaux comme les APL (aides
personnalisées au logement) ne fasse que déplacer l’expression de la pauvreté :
des loyers moins chers pour des logements moins entretenus et plus dégradés.
Les fabriques de servitude sont le corrélat social et symbolique de ces
confinements territoriaux et de ses migrations. Les unes ne peuvent pas se
comprendre indépendamment des autres.
Cet aménagement technique des cadres de vie trouve dans l’usage des
nouvelles technologies de l’information et de la communication une puissance
que même Le Corbusier n’aurait pu imaginer. La recherche d’une meilleure
efficacité environnementale est la raison d’être des « villes intelligentes », smart
16
cities , villes cyborg, dont le pilotage consacre l’hybridation des humains avec
les machines algorithmiques. Ce qui implique de transformer les humains en
systèmes de traitement de l’information couplés à d’autres systèmes et régulés
par les principes cybernétiques. La ville cyborg rend possible une biopolitique
des populations et une gestion technocratique des paysages urbains dont le
travail du Corbusier constituait l’esquisse. Les principes d’une simple
e e
administration de l’humain énoncés dès le XIX siècle, s’incarnent au XX siècle
et prennent leur virage politique définitif et globalisé au XXIe siècle.
L’hybridation des totalitarismes politiques et des organisations technocratiques
de l’espace fut le moment fort de la culture de l’entre-deux-guerres dont Le
Corbusier est un symbole 17. Aujourd’hui ces organisations technocratiques de
l’espace installent au cœur du psychisme leur imaginaire appauvrissant,
débilitant la pensée jusqu’à sa ruine.
L’espace urbain architectural est, comme le disait Léonard de Vinci de la
peinture, « une chose mentale », « una cosa mentale ». Henri Lefebvre nous
invite à une « science de l’espace » autant qu’à une « politique de l’espace ».
L’espace social est produit par une société, ses valeurs, ses métaphysiques, ses
religions et résulte de conflits et d’enjeux sociaux. Ce qui veut dire que l’espace
n’est pas qu’une géographie physique, c’est aussi une géographie symbolique et
imaginaire. La revendication d’un « droit à la ville », que théorisait Henri
Lefebvre, n’est pas qu’un droit d’accès à la propriété auquel le libéralisme
économique voudrait le cantonner. C’est le droit de changer sa ville, c’est le
droit de changer sa vie. Il n’y a pas de révolution sociale, de révolution
culturelle, de révolution symbolique qui ne produise son espace, son style
d’architecture et d’urbanisme. Sans une révolution dans la production de
l’espace, il n’y a pas de révolution car il n’y a pas d’incarnation des utopies.
Henri Lefebvre offre une thèse intéressante selon laquelle, si la révolution
communiste a échoué, c’est qu’elle n’a pas été capable de créer un espace
nouveau, où vivre et habiter. Ce symptôme était la preuve vivante et matérielle
qu’elle ne pouvait pas aller jusqu’au bout d’elle-même, de ses promesses, qu’elle
venait buter sur un mur, si j’ose dire. Le « mur » a été le témoin et l’opérateur
de cette faillite des idéologies révolutionnaires léninistes.
Les contradictions sociales décrites par Henri Lefebvre sont aussi des
contradictions « mentales ». Les mouvements situationnistes 18 ont perçu cette
exigence de devoir procéder à une réévaluation anthropologique réhabilitant
l’espace du jeu et de la création dans les activités humaines contraintes dans les
temps modernes au travail stéréotypé et à la rentabilité. À commencer par une
nouvelle production de l’espace chargée de faire exploser les dimensions
utilitaires des activités quotidiennes par la création de « situations de fêtes ».
Cela demande de recomposer l’espace pour produire un homme « joyeux »,
ouvert à la rencontre avec l’inconnu. Il s’agit donc d’accueillir le hasard,
l’imprévisible et l’inattendu pour construire des situations de l’existence au
croisement des analyses psychologiques et sociologiques, renversant les
contraintes des espaces euclidiens et des mécaniques newtoniennes. La ville
moderne et ses habitations ne se révèlent plus seulement comme des espaces
utilitaires, fabriqués pour le travail et le commerce, ce sont des formes de
conscience matérialisées et des déterminants de rapports sociaux. Abattre les
fabriques de servitude suppose la démolition des espaces qui asservissent les
liens sociaux et les subjectivités en façonnant des « cages à poules » et des
espaces désertés, lunaires, anonymes.
En façonnant les villes, les architectes façonnent les esprits et les liens
sociaux. Aux origines de la démocratie telle que nous la connaissons dans la
Grèce antique, la démocratie se révèle indissociable de la Cité. Ces pratiques
sociales de l’isonomie – l’égalité devant la loi – s’inscrivent dans l’architecture,
la sculpture, les arts, le droit et la politique, autrement dit, dans l’espace
physique de la Cité, avec ses lieux spécifiques de l’agora, de son théâtre, de son
marché… Les logiques de pouvoir sont inséparables des manières d’habiter
l’espace, de le partager, de le distribuer et de produire ses paysages. C’est ce qui
conduit le spécialiste de la Grèce antique Jean-Pierre Vernant à constater que
« c’est sur le plan politique que la Raison, en Grèce, s’est tout d’abord
exprimée, constituée, formée […] en fournissant aux citoyens le cadre dans
lequel ils concevaient leurs rapports réciproques, la pensée politique a du
même coup orienté et façonné les démarches de leur esprit dans d’autres
19
domaines. » Cette forme de rationalité propre à la pensée grecque de cette
époque a permis de penser l’ordre du monde physique, social et humain selon
le même modèle : rapport de symétrie, d’équilibre et d’égalité entre les
différents éléments qui les composent. Nous aurions pu prendre également
pour exemples les constructions féodales ou toutes autres transformations dans
la politique de l’espace qui matérialise les nouveaux modes sociaux de
production. Comme le soulignait Henri Lefebvre, « le concept de l’espace relie
le mental et le culturel, le social et l’historique 20 ». L’espace construit par une
société est un produit social qui révèle ses visions du monde, au premier rang
desquelles la place qu’elle fait à la liberté, à ses limites et à ses conditions.
L’habitus fait l’habitat et réciproquement.
Dans des sociétés comme les nôtres, la ville est l’horizon essentiel,
indépassable du vivre-ensemble qu’elle matérialise, et d’une certaine manière,
une théologie du vivant. Les créations de l’urbanisme sont partout, au fur et à
mesure de leur apparition, controversées, mises en question parce qu’elles
révèlent l’architecture d’une société, les manières dont on conçoit, dans une
époque donnée, de se rencontrer ou de s’abriter. Ce sont des façons différentes
de penser le monde, le lien social, le citoyen. La Commune de 1870 est
considérée par certains sociologues et historiens comme la réaction nostalgique
et révoltée des populations dépossédées de leur tissu social par la politique
urbaine d’Haussmann, indissociable des valeurs de l’Empire et de ses croyances
dans le progrès et l’industrie. Victor Hugo suggérait que « l’architecture est
l’écriture d’une société, dont les villes seraient les livres, la bibliothèque 21 ». Les
créations de l’urbanisme sont des normes matérialisées, des normes qui se
trouvent ainsi imposées aux citoyens, c’est-à-dire que ces créations sont des
exigences imposées à des existences, pour reprendre la définition que
Canguilhem donne de la norme. L’espace moderne a sa logique, avec ses
caractères précis d’homogénéité, de fragmentation et de hiérarchisation dont
les espaces résidentiels, les ghettos, les groupes pavillonnaires et les grands
ensembles, les espaces commerciaux, les espaces de loisirs et les lieux pour
marginaux ne sont que les réalisations concrètes, matérielles. Ces espaces sont
moins des lieux pour vivre et habiter, que des liens taylorisés, définis par des
fonctions : se loger, consommer, se détendre et s’oublier… Et, si aujourd’hui
e
nous tendons à détruire ces édifices du XX siècle, ce n’est pas seulement pour
des raisons techniques, mais surtout et avant tout peut-être parce que nous
voulons changer de paradigmes politiques de civilisation. Et ce d’autant plus
que les sociologues de l’espace nous annoncent une « urbanisation mondiale ».
À l’heure actuelle, la gestion des populations en migrations consiste à les traiter
en stocks humains en surplus, des sans-droits parce que sans lieux. Ils n’ont pas
encore trouvé de places dans des utopies qui pourraient en permettre l’accueil,
la seule hétérotopie qui vaille actuellement est le camp, de sinistre mémoire de
notre inhumanité.
L’histoire de la production de l’espace, dans sa corrélation avec l’histoire de
l’art, des sciences et des techniques, mais aussi des contraintes politiques et
culturelles, montre des variations constantes. Des promenades surréalistes où il
s’agit de déchiffrer les signes urbains jusqu’au fonctionnalisme radical, en
passant par les « dérives » situationnistes, le paysage architectural se révèle
comme le miroir et l’opérateur des visions anthropologiques d’une société et de
ses composantes. C’est la société en acte qui se produit dans les tentatives de
réorganisation de l’espace, en particulier de l’espace social qu’est l’habitat.
Espace social et psychologique que révèle le concept d’habitus. Produire
l’espace, c’est construire une société, c’est produire des habitus de liberté ou de
e
servitude. Dès le XIX siècle, Pierre Leroux, grand théoricien du socialisme,
définissait la liberté comme « pouvoir d’agir », d’agir physiquement autant que
socialement et psychiquement. La production de l’espace détermine le
périmètre et les chemins par lesquels les sujets humains peuvent se déplacer,
agir, et de ce fait, être plus ou moins libres. Mais ces déplacements dans
l’espace matériel trouvent une correspondance dans les déplacements des
espaces psychiques, c’est-à-dire produisent ce que l’on nomme une pensée.
L’état de notre planète, son paysage, reflète tel un miroir non seulement l’image
mentale d’une culture, mais aussi la capacité de penser de ses citoyens.
La civilisation moderne a produit des formes particulières de révolte que
l’on a pris l’habitude de classer sous le chapeau du romantisme ou du
situationnisme, exaltant la subjectivité, la culture de l’inutile, l’imagination, les
affects du désespoir, l’amour fou, faisant l’éloge des états d’excitation, d’extase,
comme des conduites à risques. L’effraction du conformisme bourgeois, des
catégories éthiques de l’utilitarisme et du fonctionnalisme, le rejet de
l’individualisme de masse, du totalitarisme du spectacle et de la marchandise,
de l’exploitation productiviste de la nature, du présentisme et de la
quantification, contribuent à cette revendication de réenchanter le monde, de
sacraliser le vivant, et à de nouvelles formes communautaires de spiritualité qui
22 e
peuvent conduire au pire . Depuis la moitié du XIX siècle jusqu’à nos jours,
l’éloge et le culte nostalgiques de tout ce qui se révèle irréductible au calcul
rationnel, de tout ce qui s’oppose à la mécanisation du monde et à
l’industrialisation du vivant, constituent les forces tenaces d’un romantisme qui
échoue à se transformer en révolution culturelle. Et s’il échoue, c’est bien parce
que ce romantisme appartient de pied en cap à cette modernité qu’il exècre. Le
romantisme constitue une critique sociale du rationalisme calculateur de la
modernité, son autocritique en somme, mais sans pour autant parvenir à
rompre avec son langage, avec son imaginaire. La preuve en est que le fascisme,
qui puise aux mêmes sources que les romantismes qui l’ont précédé, parvient à
recycler les valeurs modernes, techniques, industrielles et productivistes qu’il
23
prétendait combattre . Comment sortir des espaces d’enfermement de la
pensée ? Comment sortir d’une politique de l’espace qui fabrique à l’infini des
nouvelles et insupportables servitudes ? Michel Foucault nous en ouvre la voie
par l’analyse de ce qu’il nomme « hétérotopies ».
Michel Foucault analyse les hétérotopies 24 en montrant que les découpages
singuliers que nous faisons de notre espace et de notre temps organisent notre
vie sociale et économique par le truchement de l’imaginaire et du symbolique.
A contrario des utopies sans lieux et des histoires sans chronologies, les
hétérotopies sont des utopies localisées, des contestations mythiques et
symboliques des espaces neutres et matériels, chargées de valeurs imaginaires :
jardin, cimetière, théâtre, maison close, prison, asile, villages de vacances… Ce
qui signifie que les utopies ne sont pas seulement des pays imaginaires, des
« pays de Cocagne » de nos rêves d’enfants ou de nos attentes d’adultes, mais
qu’elles s’inscrivent dans l’espace matériel et social où nous vivons déjà. La
chose est essentielle. D’une part, cela signifie que nous n’avons pas à chercher
les utopies uniquement dans les textes de fiction et que l’imaginaire tend aussi
à s’incarner dans la réalité sociale, et d’autre part qu’une analyse des pratiques
et théories de l’urbanisme, même sommaire, peut nous fournir des indications
sur les utopies de l’époque ou leur dégénérescence en idéologies. Enfin, il nous
faudra reconnaître que toute émancipation, loin d’être une assignation du
comportement des individus à une fonction d’utilité, est véritablement une
libération du pouvoir d’agir, de se déplacer, au sein même du langage et de
l’espace symbolique. Il n’est pas sans importance de constater que les
mouvements intellectuels et révolutionnaires, comme celui des situationnistes,
aient promu des concepts comme ceux de « psychogéographie » ou de
« détournement » (des fonctions utilitaires) dans leur combat acharné contre
les tendances fonctionnalistes en art ou en architecture. Ce sont leurs mêmes
slogans qui fleuriront quelques années plus tard, en mai 1968, sur les murs de
Paris 25. La place du rêve dans la construction participe de la volonté de changer
la vie et de dissoudre en son sein la puissance de l’art, à commencer par celui
de la poésie. L’importance des affects, des émotions et des passions, poussées
jusqu’aux excès de l’ivresse et de l’extase, de toutes sortes de débordements,
signe la révolte contre l’affairement à la productivité industrieuse du
capitalisme, la quantification du temps et la mécanisation de la vie
quotidienne. Le conformisme et l’ennui hantent les espaces de rentabilité et
d’utilité qui inspirent l’architecture et les habitations. Ce sont ces maladies du
rationalisme moderne que combattent les révoltes intellectuelles, du
romantisme au situationnisme, en passant par le surréalisme. À charge pour
elles de transformer les utopies en mouvements révolutionnaires et en luttes
sociales, ce à quoi elles peinent parfois à parvenir : « L’utopie est ce qui manque
26
au monde, le seul réalisme capable de dénouer le nœud des impossibles »
affirment Glissant et Chamoiseau.
Notre politique de l’espace manque d’horizon. Nous fabriquons un
horizon à l’image de nos servitudes, immobile comme ces passagers vivant dans
les avions et les aéroports, à la fois fixés à leurs fauteuils et emportés par les flux
de la mondialisation, rendus infirmes dans leur pouvoir d’agir. Sans le réalisme
des hétérotopies où les humains font des conquêtes en rêvant et en jouant, la
société et l’individu demeurent fragiles. Nombreuses ont été les entreprises
humaines qui sont parvenues à réaliser des illusions singulières et collectives
par le truchement des hétérotopies. Michel Foucault donne l’exemple des
colonies et des sociétés nouvelles mises en place par les communautés
immigrées en Amérique : l’esprit qui les guidait était celui d’une illusion en
cours de matérialisation. L’utopie, qu’elle se présente comme hétérotopie ou
contre-utopie, fait des merveilles, elle met en mouvement, parfois à leur insu,
les collectivités humaines à la manière des rêves de la nuit qui déterminent et
27
orientent les actes du jour . Le réalisme est souvent l’avenir des illusions, il en
est le résultat, elles en sont le moteur. Comme le disait Édouard Herriot, « une
utopie est une réalité en puissance. »
C’est cette vision qui a manqué au moment où nous avons été frappés par
la pandémie, maladie de l’Anthropocène ; paradoxalement, l’espace imaginaire
est l’ouverture sur un monde inachevé, complexe et aux possibilités infinies.
Pour comprendre ce qui nous arrivait, épouser les dynamiques imprévisibles et
inattendues, violentes par l’impréparation et la sidération qu’elles
rencontraient, il nous aurait fallu les imaginer autant que les prévoir. Nous
étions en panne d’imaginaire et nous l’avons payé cher. Je renvoie à ce sujet le
lecteur intéressé à mon ouvrage précédent 28 et aux articles qui l’ont
accompagné. Afin de rendre compte de cette « tempête parfaite 29 » j’avais
proposé d’analyser le retour des épidémies non comme l’irruption imprévisible
des méchants virus, mais comme le résultat de notre corrélation à
l’environnement, la transformation de la nature en artifice. Cette « tempête
parfaite » de la pandémie de coronavirus a fait vaciller nos automatismes
sociaux et psychiques issus de la mondialisation. La fiction d’un individu
« autoentrepreneur » de lui-même se heurte frontalement aux valeurs de
solidarité et de fraternité qu’exigent les épidémies. Cette exigence a été
clairement énoncée par l’un des plus grands fondateurs de la microbiologie
infectieuse, Charles Nicolle, écrivant en 1933 : « la connaissance des maladies
infectieuses enseigne aux hommes qu’ils sont frères et solidaires. Nous sommes
frères parce que le même danger nous menace, solidaires parce que la
contagion nous vient le plus souvent de nos semblables. Nous sommes aussi, à
ce point de vue, quels que soient nos sentiments vis-à-vis d’eux, solidaires des
animaux, surtout des bêtes domestiques […] [qui] portent souvent les germes
de nos infections. 30 » Cette ignorance crasse de l’enseignement de Charles
Nicolle face à la pandémie de Covid-19, maladie typique de l’Anthropocène,
nous a conduits à des faillites sociales et politiques. Paradoxalement, les
fabriques de servitude générées par l’angoisse du risque et du chaos se sont
renforcées au lieu de s’effondrer. Tel est le pouvoir de ce système.
La pandémie de Covid-19 est venue donner raison aux solidaristes, elle a
contraint un des plus fervents partisans des thèses spencériennes de la
concurrence d’avouer qu’il fallait « quoi qu’il en coûte » sauver les vies
humaines. Les mots du poète Édouard Glissant nous sont plus que jamais
revenus en mémoire : « rien n’est Vrai, tout est vivant. 31 » Le poète précisait
que si le Vrai de l’abstraction et de l’universel s’écrit avec une majuscule, le
vivant est la continuité même d’une diversité concrète qui ne se laisse enfermer
dans aucun enclos. C’est le Vrai qui exige des frontières, et le vivant qui les
franchit dans l’allégresse des choses révélées et des chairs à la saveur créole.
L’Absolu du Vrai est menaçant, disait Édouard Glissant, car il ne conçoit pas le
mélange, cloisonne les disciplines, trie les méthodes, classe les découvertes et
ceux qui les font, bref procède d’un « racisme » d’autant plus dangereux qu’il
est efficace. Le XIXe siècle en a érigé les murs au cordeau des impérialismes
occidentaux et des préférences académiques. Le foyer de pensée qui a construit
ces murs a reçu la force inégalable du capitalisme. De cette blessure
ontologique autant que politique, nous sommes les héritiers : « les murs
menacent tout le monde, de l’un et de l’autre côté de leur obscurité. Ils
achèvent de tarir ce qui s’est desséché sur ce versant du dénuement, ils achèvent
32
d’aigrir ce qui s’est angoissé sur l’autre versant, de l’abondance. » Le paradoxe
veut que depuis que les murs en béton ont commencé à tomber, ce soit
d’autres murs invisibles, dématérialisés, solubles dans les algorithmes qui ont
enclos nos espoirs et terni nos promesses. Ils demeurent plus difficiles à abattre.
Les murs algorithmiques des sociétés de contrôle tomberont plus difficilement
que le mur de Berlin.
Les murs en béton ou fabriqués par les algorithmes trouvent leurs
équivalents dans l’usage de la langue. Les significations logiques, rigides,
dénuées d’ambiguïté, excluent l’équivoque de la langue et le sens figuré des
mots. Ils sont comme les murs en béton armé 33, ils enferment la pensée et leur
solidité est leur vulnérabilité même. C’est la raison pour laquelle la
conceptualisation formelle, quelle que puisse en être la légitimité exigée par
l’écriture de certaines sciences, métamorphose le vivant et lui fait perdre sa
saveur. La pensée formelle, qui trouve sa forme la plus pure dans l’écriture
mathématique, constitue un précieux instrument dialectique pour faire
progresser la connaissance objective, elle est l’artifice idéal des
conceptualisations rigoureuses 34. L’utilitarisme capitaliste se sert de cette
contrainte positiviste de la langue, de sa réduction littérale, comme puissant
allié pour imposer de nouvelles formes d’esclavage. Car il convient de ne pas
oublier que l’ambiguïté des surdéterminations de la langue usuelle qui
engendre la poésie et les tropes du langage devient indispensable pour chanter
avec la vie. L’ignorer, c’est renouer avec la violence symbolique des langues
35
utilitaires des plantations coloniales et des manufactures ouvrières .

1. Michel Blay et Christian Laval, Neuropédagogie. Le cerveau au centre de l’école, Paris, Tschann &
Cie, 2019.
2. Roland Gori, La Dignité de penser, Paris, Actes Sud, 2012 (première édition parue en 2011).
3. Roland Gori, Un monde sans esprit. La fabrique des terrorismes, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017.
4. Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique, Paris, Seuil, 2013, p. 13.
5. Xavier de Jarcy, Le Corbusier. Un fascisme français, Paris, Albin Michel, 2015 ; Roger-Pol Droit,
« Le Corbusier, un fascisme en béton », Les Échos, 2 avril 2015.
6. Guy Debord, Œuvres, Paris, Gallimard, p. 143-145.
7. Constant in Anselm Jappe, Béton. Arme de construction massive du capitalisme, Paris, L’Échappée,
2020, p. 80.
8. Anselm Jappe, Béton. Arme de construction massive du capitalisme, op. cit., p. 49.
9. Nous nous contenterons ici de cette formule d’Ignace Meyerson dans Les Fonctions psychologiques
et les œuvres, Paris, Albin Michel, 1995 (première édition parue en 1948) abondamment citée par Jean-
Pierre Vernant : « l’esprit est dans les œuvres ».
10. Xavier de Jarcy, Le Corbusier. Un fascisme français, Paris, Albin Michel, 2015.
11. Cité par Françoise Choay, L’Urbanisme, utopies et réalités, Paris, Seuil, 1965, p. 235.
12. Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Champs Flammarion, 2009 (première édition parue en
1923).
13. Le Corbusier, Urbanisme, Paris, Champs Flammarion, 2011 (première édition parue en 1925).
14. Achille Mbembe, « Leçon inaugurale », op. cit.
15. Henri Lefebvre, Espace et politique, Paris, Economica, 2001, p. 143.
16. Antoine Picon, Smart cities : Théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur, Paris, Éditions B2,
2018 (première édition parue en 2013).
17. Xavier de Jarcy, Le Corbusier Un fascisme français, Paris, Albin Michel, 2015.
18. Patrick Marcolini, Le Mouvement situationniste. Une histoire intellectuelle, Paris, L’Échappée,
2013.
19. Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 2007, (première édition parue
en 1962), p. 131-132.
20. Henri Lefebvre, La Production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000 (première édition parue en
1985), préface, p. 22.
21. Comme le suggère Victor Hugo dans un chapitre de Notre Dame de Paris, cité par Françoise
Choay dans L’Urbanisme, utopies et réalités, Seuil, Paris, 1965, p. 78.
22. Roland Gori, Un monde sans esprit, op. cit.
23. Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France, Paris, Folio, Gallimard, 2012.
24. Michel Foucault, Le Corps utopique, les hétérotopies, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2009.
25. Patrick Marcolini, Le Mouvement situationniste. Une histoire intellectuelle, Paris, L’Échappée,
2013.
26. Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, L’Intraitable beauté du monde, op. cit.
27. Stéphanie Roza est l’auteur d’un livre au titre évocateur à ce sujet : Comment l’utopie est devenue
un programme politique, Paris, Garnier, 2015. Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, l’utopie évolue du
roman au projet politique. L’utopie est le rêve indispensable à la préparation des actions politiques du
jour. Ce sont les tenants des ordres existants qui ont fait de l’utopie le nom d’une rêverie irréalisable et
puérile.
28. Roland Gori, Et si l’effondrement avait déjà eu lieu. L’étrange défaite de nos croyances, Paris, Les
Liens qui Libèrent, 2020.
29. Philippe Sansonetti, Tempête parfaite. Chronique d’une pandémie annoncée, Paris, Seuil, 2020.
30. Charles Nicolle, Destin des maladies infectieuses, Paris, PUF, 2012 (première édition parue en
1933), p. 21.
31. Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997. À la vérité absolue et
universelle de la connaissance scientifique propre à l’imaginaire occidental, Édouard Glissant oppose la
pensée écologique et poétique de la culture de l’archipel, pensée tremblante et rhizomatique qui permet
aux particules vivantes d’entrer en relation les unes avec les autres. La littérature le dit, la physique
moderne le montre. C’est à cette révolution des imaginaires que cet essai invite.
32. Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, L’intraitable beauté du monde, op. cit., p. 17.
33. Anselm Jappe, Béton. Arme de construction massive du capitalisme, Paris, L’Échappée, 2020.
34. Gilles-Gaston Granger, Pensée formelle et sciences de l’homme, Paris, Aubier, 1960.
35. Aujourd’hui, les murs de nos impasses deviennent élastiques, comme se plait à le dire Richard
Martin, Directeur du Théâtre Toursky à Marseille.
Les nouvelles formes d’esclavage

Les valeurs promues par les solidaristes disparaissent progressivement du


paysage de la nouvelle gouvernementalité des conduites dont les pratiques de
prédation, d’exploitation, de dépossession des richesses nationales et
singulières, de « zonage » et d’impérialisme de la désorganisation, de répression
et de quadrillage idéologique des populations, de recours systématique au
management par les chiffres, à la création de mondes incertains, instables et
anxiogènes, rapprochent davantage les hommes de la mondialisation des
esclaves et des colonisés de jadis que des citoyens des démocraties antiques.
Bien sûr le « fouet » numérique ne marque pas les corps et les esprits, bien sûr
la violence symbolique de notre modernité ne saurait, sans inflation et enflure,
être comparée aux actes de barbarie que subissaient les esclaves et aux
abominables humiliations infligées aux colonisés 1. Malgré tout, la dictature
numérique qui aujourd’hui place les humains dans un régime de contrainte
perpétuelle ou d’exclusion permanente ou temporaire, s’accomplit selon les
mêmes finalités d’utilité et de fonctionnalité. Cette dictature numérique dont
la finalité principale résulte des exigences d’efficacité en vue de produire des
profits s’inscrit dans la suite des refus de la bourgeoisie de reconnaître les droits
ouvriers. Ce que Walter Benjamin remarquait de ces patrons de manufactures
qui se comportaient avec leurs ouvriers comme le faisaient les propriétaires des
2
plantations avec leurs esclaves . Avec le contrôle numérique des âmes et des
corps, le joug qui asservit se dématérialise sans forcément desserrer son étreinte.
Il invite le dominé à gérer lui-même les conditions de sa soumission. À charge
pour l’individu « autoentrepreneur de lui-même » d’être à la fois l’esclave et le
colon, quitte à entrer dans cette ontologie du devenir-nègre théorisé par Achille
Mbembe : « Pour la première fois dans l’histoire humaine, le nom Nègre ne
renvoie plus seulement à la condition faite aux gens d’origine africaine à
l’époque du premier capitalisme […]. C’est cette fongibilité nouvelle, cette
solubilité, son institutionnalisation en tant que nouvelle norme d’existence et
sa généralisation à l’ensemble de la planète que nous appelons le devenir-nègre
du monde. 3 »
Nous avons beaucoup à apprendre de ce « devenir-nègre du monde » dont
parle Achille Mbembe pour désigner cette nouvelle et cruelle figure de notre
modernité tardive au sein de laquelle il n’y a plus de travailleurs en tant que
tels, mais des intermittents des emplois, au sein de laquelle il n’y a plus de
citoyens dans les démocraties se prévalant de la souveraineté populaire, mais
que des électeurs consommateurs de spectacles politiques. Dans cette
mondialisation marchande à marche forcée, les dominants ont oublié les
protections sanitaires et sociales des populations. La pandémie de Covid-19 est
venue réparer cet oubli. La mondialisation était devenue le terrain fertile sur
lequel les puissants pouvaient « jardiner » le « capital humain 4 », en extraire
toutes les énergies et les données pour mieux en tirer profit, et la pandémie a
joué les lanceurs d’alerte. Le capitalisme néolibéral, charpenté par les industries
du silicium et les technologies du numérique, fougueusement court-termiste et
productiviste, s’est trouvé contraint, à abolir sa « passion de l’ignorance », c’est-
à-dire à cesser d’ignorer sciemment certaines évidences, renvoyées aux
oubliettes de la conscience collective. Ces évidences oubliées, ou plutôt
négligées, par le capitalisme néolibéral, c’est ce besoin d’utopies dont nous
sommes affamés, rives de l’imagination que nous rêvons d’aborder et sans
l’horizon desquelles nous perdons jusqu’au réalisme dont le conquérant se
prévaut.
L’imagination n’est pas que fantasmagorie, elle crée, au sens de produire,
sur la scène du rêve, du jeu… et de la réalité. Elle fait advenir de nouveaux
mondes matériels et symboliques. Le bateau, comme le dit Michel Foucault,
n’est pas seulement un instrument économique pour notre civilisation, il est
aussi le lieu de dépôt et de réserve de nos rêves. Il n’y a pas d’espace social et de
chronologie sans effets d’imagination. C’est pourquoi le bateau est
l’hétérotopie par excellence, celle qui prend sa source dans les jeux de
l’enfance : « les civilisations sans bateau sont comme les enfants dont les
parents n’auraient pas un grand lit sur lequel on puisse jouer ; leurs rêves alors
se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure, et la hideur des polices la
beauté ensoleillée des corsaires. 5 » Cette philosophie des hétérotopies de
Michel Foucault rejoint la pensée poétique en archipel d’Édouard Glissant.
Revenons, pour finir, à la passion de l’ignorance en repassant par la
conférence de Gilles Deleuze évoquée au début de cet ouvrage. Après avoir
insisté pour dire que l’œuvre d’art n’avait rien à voir avec l’information, qu’elle
n’en était ni l’« instrument » ni l’« affilié », il pose l’acte de création comme un
acte de résistance. Résistance d’abord à la « mort », insiste Gilles Deleuze en
référence à André Malraux. Résistance à l’ordre établi, ensuite, dans un lien
« mystérieux » et « étroit » avec les luttes sociales, d’autant plus mystérieux que
toute lutte sociale n’est pas une œuvre d’art, et réciproquement… « Quoique »
ajoute-t-il. Car les deux, œuvre d’art et lutte sociale, sont authentiquement
« actes de parole ». Jean-Sébastien Bach « crie » par son œuvre baroque, comme
une « résistance », une protestation à la nouvelle distribution du profane et du
sacré en musique. L’acte de résistance a deux fins, il est humain et aussi œuvre
d’art, avec cette affinité fondamentale avec un « peuple [qui] manque, un
peuple qui n’existe pas encore ».
6
Ce peuple qui manque ou ce « peuple à venir » est celui qui échappe à la
course folle et aveugle vers l’abîme guidé par la passion de l’ignorance, un
peuple qui échappe à la compulsion de la productivité et de la vitesse et qui, en
résistant, en retiendrait le cours, en suspendrait l’ordre et le pouvoir. Cet acte
de création qui suspend, arrête, et dont Gilles Deleuze voit la figure poétique et
dramatique dans le Bartleby de Melville 7, délaisse le pouvoir au profit de la
puissance. Ce « peuple qui manque » affronte le chaos défaisant les fabriques
de servitude qui le convoquent. « Peuple-masse », « peuple-monde », « peuple-
chaos », il se dresse devant le monde des entités constituées, des habitudes et
des habitus bien installés, des opinions bien délimitées pour les défaire en les
plongeant dans le chaos. Il renoue avec la résistance.
Comme le rappelle le philosophe italien Giorgio Agamben, « la résistance
agit comme une instance critique qui réfrène l’impulsion aveugle et immédiate
de la puissance vers l’acte et, de cette manière, empêche qu’elle ne se résolve et
ne s’épuise intégralement en lui. 8 » Cette puissance de « ne pas » est ce que
nous nommons la décision, la capacité de penser dont le capitalisme néolibéral
tend à nous priver. Dans les luttes sociales, elle est le « peuple qui manque »
face à un pouvoir qui se condamne à l’impuissance non sans épuiser ses
citoyens par un burn-out social autant que politique. Face à un pouvoir pris
dans la course à la destruction de l’être, nourri d’une civilisation de la haine
que masque de plus en plus difficilement son moralisme occidental, Bartleby,
dans le roman éponyme, par le point de fuite que constitue sa formule « I
Would prefer not to » (« Je préférerais ne pas ») pose les conditions de la
création. Il mine la logique par une nouvelle langue, un langage de préférence,
un « néant de volonté », souligne Deleuze. La formule de Bartleby est insolite,
ravageuse, contagieuse, « elle creuse une zone d’indiscernabilité,
d’indétermination », abolit « toute particularité, toute référence 9 ». De ce point
extrême de résistance au pouvoir pour libérer la puissance de création des
hommes, Bartleby est le martyr de notre société, porteur d’une énonciation
inédite qui « préserve les droits d’un peuple à venir ou d’un devenir humain.
Vocation schizophrénique : même catatonique et anorexique, Bartleby n’est pas
le malade, mais le médecin d’une Amérique malade, le Medicine-man, le
nouveau Christ ou notre frère à tous. 10 » Il installe les conditions de création
des utopies, il sape le langage factice de la productivité pour faire apparaître
l’horizon d’un monde inédit. Il nous permet d’imaginer un autre monde,
retenu par les automatismes de celui-là en le libérant de sa contrainte à la
répétition.
L’histoire est riche d’espoirs trahis et de révolutions avortées initiées par les
exigences d’un réel qui fait craquer les coutures des costumes étroits des ordres
établis. Il faut en finir avec la répétition d’un monde qui ne cesse de « piaffer
sur place » alors que l’imagination, et les désirs qui la fabriquent sont
disponibles pour inventer d’autres utopies. Ces utopies, chez Walter Benjamin,
ne sont pas coupées des expériences passées – 1793 se nourrit de 1789, 1871
s’inspire de 1793, 1936 célèbre 1871… –, ce sont des utopies « réalistes », dans
le sens où elles s’inspirent de rêves avortés. Elles en sont la résurgence quand le
réel tape à la porte du sommeil de l’imaginaire. Bartleby s’infiltre par les
persiennes du rêve dans un monde plongé dans le lourd assoupissement de la
nuit politique.
Nous ne pourrions pas résister et créer sans un « nouvel esprit utopique »
capable d’inventer un imaginaire porté par la puissance révolutionnaire d’un
langage renouvelé. Ce nouvel esprit utopique contient une dimension
religieuse qui donne toute sa force aux actes de résistance à l’ordre établi et
tend son avenir vers un horizon dont n’ont pas toujours disparu les traces de la
Cité céleste, épures d’un monde meilleur, comme le dirait le philosophe
11
Miguel Abensour . Avec Walter Benjamin, la théologie n’est jamais très
éloignée du matérialisme : « ma pensée se rapporte à la théologie comme le
buvard à l’encre : elle en est totalement imbibée. Mais s’il ne tenait qu’au
12
buvard, il ne resterait rien de ce qui est écrit. » Je dirais la même chose des
utopies et des processus émancipateurs de nos servitudes. Lecteur, si tu ne rêves
pas, si ton esprit est rétif aux utopies, tu es condamné à perpétuité dans le
confinement des servitudes de la modernité, celles qui te donneront l’illusion
d’être libre, seul.

1. La thèse du Dr Lucien Pierre Peytraud donne un panorama saisissant des crimes et des atrocités
commis sur les esclaves dans les Antilles françaises : L’Esclavage aux Antilles françaises (en particulier le
chapitre VI du Livre II sur « Police et châtiments concernant les esclaves »), Paris, Hachette, 2012
(première édition parue en 1877). C’est un voyage en Enfer dont il fait le récit.
2. Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris, Cerf, 1989.
3. Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte Poche, 2015 (première édition
parue en 2013), p. 16-17.
4. Gary S. Becker, Human capital : A theoretical and empirical analysis, University of Chicago Press,
1994 (première édition parue en 1964) et Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit.
5. Michel Foucault, Le Corps utopique, les hétérotopies, op. cit., p. 36.
6. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 219.
7. Gilles Deleuze, « Bartleby ou la formule » postface de l’ouvrage de Herman Melville, Bartleby,
Paris, Flammarion, 1989 (version originale parue en 1853).
8. Giorgio Agamben, « Qu’est-ce que l’acte de création ? », Le Feu et le récit, Paris, Payot § Rivages,
2018 (version originale parue en 2014), p. 65-66.
9. Gilles Deleuze, « Bartleby ou la formule », op. cit., p . 75.
10. Ibid., p. 203.
11. Miguel Abensour, L’Homme est un animal utopique, Arles, Les Éditions de la Nuit, 2010.
12. Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle, Le livre des passages, op. cit., p. 488.
DEUXIÈME PARTIE

De la disette des mots à la chair de l’utopie

« Dans les vallées, les paysans mâchent des feuilles de mastala depuis
des siècles, on les appelle les “mangeurs d’étoiles”, en dialecte cujon. Cela
leur procure beaucoup de bonheur et de bien-être, cela compense leur
sous-alimentation, et on ne peut pas leur ôter ça, sans rien leur donner
d’autre à la place. »

Romain Gary, 1966, Les mangeurs d’étoiles,


Paris, Gallimard Folio, 2020
(première édition parue en 1966), p. 218.

« La commune est proclamée.


C’est aujourd’hui la fête nuptiale de l’idée et de la révolution […]
Après la poésie du triomphe, ma prose du travail. »

Jules Vallès, « La Commune est proclamée »,


Vive la Commune, Paris, Points, 2011
(première édition parue en 1871), p. 25.
L’UTOPIE EST DANS LE LANGAGE

« Comme la marchandise le langage s’emballe au détriment du sens,


échappe à la parole, et devient, à son tour, fétiche automate. »

Daniel Bensaïd, Walter Benjamin. Sentinelle messianique, Paris, Les


Prairies Ordinaires, 2010, p. 38.

Notre langage a toujours un train de retard pour dire le réel du monde en


perpétuelle transformation. Il y a en permanence un entrelacement du mort et
du vif pour donner un sens et une cohérence aux événements qui se
produisent. Les événements sont nouveaux, les langages plus anciens.
Inévitablement, il n’y a pas de réalité prédiscursive et toute réalité ne se conçoit
que par le truchement d’un langage. Mais il y a un écart entre le régime de
temporalité des événements et celui des discours. Cet écart est rendu visible à la
surface des transformations culturelles d’une société au moment tragique des
crises. Ce que nous appelons « crise » résulte bien souvent de cette déchirure
des formes symboliques par lesquelles nous donnons un sens et une cohérence
à ce qui nous arrive. Aujourd’hui, notre système symbolique s’est effondré et
l’image de l’abîme vers lequel court notre monde est identique à
l’effondrement de notre capacité à nous le représenter. Les discours de
l’effondrement révèlent une absence, une faille, celle d’un imaginaire de la
société tout entière qui doit inventer ce que Michel de Certeau appelle,
reprenant Michel Foucault, un nouveau « mode d’être de l’ordre 1 », au premier
rang desquels l’ordre du discours. La cohérence des structures du savoir
qu’analyse Michel Foucault permet d’apercevoir les failles constitutives des
événements épistémologiques et historiques, mais aussi des « événements d’en
dessous 2 ». Les cassures et les continuités qui lézardent, découpent,
construisent les systèmes de pensée dans une culture ou une société donnée ne
se réduisent pas seulement aux savoirs manifestes. Ou, plus exactement, ces
savoirs qui conditionnent les possibilités politiques et éthiques permettant à un
sujet, individuel et collectif, de se représenter le monde et de se penser lui-
même, sont eux-mêmes conditionnés par un socle épistémologique commun.
Ce socle commun à toutes les formations du savoir à une époque donnée est
inconscient, c’est le négatif de l’ensemble des savoirs. Ce sont les plaques
architectoniques des sous-sols épistémologiques qui sont en mouvement,
réorganisent les normes sociales, les processus de subjectivation et la grammaire
des discours les plus savants. L’utopie est exactement ce qui peut faire
« bouger » ces plaques tectoniques au moyen de la fiction comme entame de la
pensée systémique reflétant l’ordre existant. Lorsque l’utopie rencontre les
forces sociales auxquelles elle donne un sens et lui confère une puissance, le
pouvoir est menacé. Le mode d’être de l’ordre peut être renversé ou déplacé.
Sans cette menace, et que le renversement ait lieu ou non, l’ordre existant
pourrait prétendre être « naturel » ou « inévitable ». D’où cette menace
constante sur la pensée utopique que font courir les idéologies qui naturalisent
l’ordre existant.
Face à ce monde instable et incertain, notre civilisation a mis en place de
multiples manières la solution du simulacre pour parvenir à un équilibre aussi
factice que dangereux. Notre époque témoigne du mépris pour les utopies et
les utopistes. Cette position éthique accompagne une ruine de la langue passée
au tamis de la censure 3 et désossée dans ses fonctions inventives. En lieu et
place d’un amour et d’un goût pour la langue s’installe pour une période plus
ou moins durable un code médiatique corrompu et simpliste, celui des réseaux
sociaux et du journalisme qui les singe. Cette défaillance de la langue fait
conjonction avec une violence d’autant plus meurtrière qu’elle n’est pas
spectaculaire et conduit les optimistes à se réjouir avec la « moraline » des
statistiques sur la baisse de la criminalité. Comme si la violence de la
technocratie ne comptait pas, comme si les suicides et les burn-out des scènes
professionnelles pouvaient échapper aux statistiques, comme si la haine des
utopies par passion pragmatique n’était pas meurtrière. Nous pensions que la
modernité avait construit le monde avec la solidité du béton armé, il s’est
révélé aussi faux et fragile que les décors en carton-pâte et aussi fugitif que le
ballet des algorithmes. Peut-être avons-nous tout simplement oublié de le
chercher dans le langage et ses effets poétiques, là où naissent les fictions. Les
utopies pourront-elles nous sauver de cette massification des terreurs qui
guettent notre XXIe siècle en reconnaissant les effets de vérité qu’elles
contiennent ? Michel Foucault nous y invite : « je n’ai jamais rien écrit que des
fictions. Je ne veux pas dire pour autant que cela soit hors vérité. Il me semble
qu’il y a possibilité de faire travailler la fiction dans la vérité, d’induire des effets
de vérité avec un discours de fiction, et de faire en sorte que le discours de
vérité suscite, fabrique quelque chose qui n’existe pas encore, donc
“fictionne”. 4 »
Inéluctablement, nous nous représentons le présent, nous construisons
notre avenir avec la langue que le passé nous a laissé en héritage, celle d’un
monde que nous sommes en train de perdre. Ce qui est en train d’advenir
fissure nos représentations, tord les signifiants de ce langage en cours de
déchéance, parfois, nous le verrons, jusqu’à lui faire dire le contraire des
significations qu’il véhiculait jusque-là. Il n’y a pas de langage éternel. C’est la
raison pour laquelle les dispositifs d’éducation que nous avons examinés en
première partie sont contre-productifs : ils reproduisent l’existant et empêchent
les actes de création. Chaque langue est travaillée par un réel sur lequel elle se
fonde et qui ne cesse d’exiger son dû en la recomposant au fur et à mesure de
ses transformations. Ces transformations, dont les transformations sociales en
premier lieu, s’inscrivent dans la langue, y tracent leurs sillons. Mais les choses
ne se produisent pas dans un seul sens. Les changements du langage dans la
manière de dire le monde ne sont pas seulement le limon déposé par les vagues
des mouvements sociaux, ils les précipitent, les fixent, les cristallisent. Cette
réorganisation dans et de la langue par la métamorphose des langages et de
leurs significations détermine en retour des transformations sociales. La
« barricade » pour la Commune de Paris n’est pas que le dispositif ajusté aux
besoins de la guerre civile, elle devient un symbole, un signifiant pour
rassembler les communards, mais aussi un effort révolutionnaire transformant
l’espace urbain. Elle inaugure la reconnaissance politique du paysage urbain et
inscrit un symbole pour les révolutionnaires comme pour les conservateurs.
Elle est un fait de langue matérialisé dans l’espace. La révolte puis la révolution
se barricadent et obstruent le langage de l’ordre existant. Elles permettent la
« communauté » et ses « trouvailles ». En retour les politiques conservatrices de
l’espace urbain tenteront d’empêcher la construction des barricades.
La langue est vivante, chaude et fluctuante comme un organisme, comme
la terre, faite de continuités et de discontinuités, elle rassemble et sédimente les
mouvements des actes de langage, le plissement de leurs significations,
l’altération de leurs grammaires, les fractures et les recompositions de leurs
signifiants 5. L’effet de ces remaniements linguistiques autant que sociaux se
manifeste au fur et à mesure de l’histoire dont ils révèlent les significations
déposées autant que ce qui leur manque, point de réel qui appelle d’autres
langages à venir. Ces significations roulent de part et d’autre des événements
sociaux, convergent ou divergent de ce que peuvent en dire ceux qui les vivent.
Ludwig Wittgenstein a révélé cet usage créateur du langage : seul l’usage donne
le sens d’un mot. Cette pratique de la langue dont l’usage définit la
signification des mots est en homologie avec les structures sociales.
L’émancipation d’hier n’est pas celle d’aujourd’hui, la liberté des Modernes
n’est pas celle des Anciens. Les mots sont comme ces parchemins sur lesquels
figurent en palimpseste les significations que l’histoire a inscrites 6. La puissance
hypnotique de la langue provient de ce « tour de main » qui est le sien de
façonner les esprits, parfois sans changer les mots mais en modifiant leur sens.
Vivante, la langue l’est au point d’inverser l’évidence et les croyances. Je
voudrais insister sur cette importance de l’espace de la langue et du langage
comme condition des espaces culturels, sociaux, politiques et subjectifs qui
convoquent les utopies. Il est le corrélat des espaces matériels, comme
l’urbanisme, l’architecture, les productions techniques ou industrielles. Cet
espace de la langue et du langage définit par le même mouvement ce qui n’est
pas encore là, ce « peuple à venir », et le rend possible.
Les forces sociales en mouvement convergent avec les éléments de langage.
Elles leur donnent de la puissance et en retour les mots offrent une cohérence,
coagulent un récit. C’est dans ce mouvement dialectique entre le sens des mots
et la force des mouvements sociaux que l’émergence des utopies prend tout son
sens. L’espace langagier, l’espace social, l’espace architectural, l’espace politique
et l’espace psychique se correspondent. Ils sont l’« esprit » d’une société à une
époque donnée, sa matérialisation. Chaque mot contient une image du
monde, du moins tant qu’il rencontre, coïncide, dans le sens de « tomber
ensemble », avec un monde pour lequel il fait sens, lequel en retour lui donne
sa force. Il en fut ainsi du beau mot de « liberté » durant tout le XIXe siècle 7,
démonétisé dans la première partie du XXe siècle, il retrouva toute sa vigueur
face aux totalitarismes. Au point que George Orwell raille ces intellectuels qui,
a contrario du peuple, considèrent la « liberté politique » comme « un pot-de-
vin, équivalent à la Gestapo mais sans la violence. 8 » Les choix politiques sont
inclus dans la manière dont on en parle.
Le récit laisse un reste, une part maudite qui ne trouve pas sa place dans le
tableau du langage. Ce reste, nous l’appelons réel. Il fait pression sur les figures
du tableau, il fait retour, en attente d’un autre imaginaire social. C’est bien
parce qu’un langage à une époque donnée et dans une société donnée n’est pas
qu’un système de signes, univoques, qu’il peut évoluer, être travaillé en sous-sol
par le réel. Ce réel 9 est son point d’impasse. Ce réel représente ce qui n’entre
pas dans la formalisation d’un langage quel qu’il soit. Il est un point d’appel à
de futurs imaginaires. Il serait totalitaire d’imaginer un langage capable
d’absorber tout le réel, d’en finir avec les équivocités de la langue et d’en fixer
définitivement les significations. Un tel langage serait figé dans l’éternité des
astres morts dont la lumière blafarde n’éclairerait plus que la saisie-arrêt du
même et unique paysage éternel et minéral. C’est bien au contraire parce qu’il
y a ce point d’impossible à représenter et ce point d’impasse à dire que tout
langage évolue en fonction des besoins sociaux et symboliques de
représentation du monde. À la manière des marges dans un texte, le réel
marque les limites des langages dominants et révèle ce qu’ils disent malgré eux
de leur négatif qu’ils ne parviennent pas à inclure, à recouvrir. Tout discours
tient sa consistance de cette incomplétude 10.
Les formes symboliques qui disent notre monde, autant que les possibles
qu’il contient à notre insu, ne sont pas seulement des monuments de langage et
d’histoire chargés de commémorer les événements de la vie. Elles les
précipitent, les fixent, les montrent, les rendent performatives 11 dans une
continuité et une fragmentation de pensées dont les éclats fugaces sont les
germes et les déliquescences, une vie grouillante de métaphores et de
métonymies de leur putréfaction. Le philosophe anglais du XXe siècle John
Langshaw Austin nomme « performatifs » les énoncés de langage qui
produisent les actions qu’ils énoncent. Dire « je t’aime » ne relève pas d’un acte
de langage qui se contente de décrire, il produit ce qu’il énonce. Austin en est
venu à considérer que tout acte de langage détient un certain degré de
performativité. Les formes symboliques d’une culture sont des performatifs
rendus possibles par le sous-sol épistémologique des savoirs qui sont les siens à
ce moment-là, savoirs qui disent la « vérité » d’une époque. Cette vérité est
structurée comme une « grammaire » souterraine qui détermine les discours et
les pratiques possibles, une mise en ordre des forces chaotiques et multiples de
l’histoire. Cette « grammaire » souterraine et inconsciente établit un ordre
caché dont les pensées rationnelles et les images du monde et de nous-mêmes
ne sont que les manifestations de surface. Gilles Deleuze et Félix Guattari
résument ce besoin que nous avons d’un ordre du langage qui fait une coupe
dans le chaos des événements du vivant : « nous demandons seulement un peu
d’ordre pour nous protéger du chaos. Rien n’est plus douloureux, plus
angoissant qu’une pensée qui s’échappe à elle-même, des idées qui fuient, qui
disparaissent à peine ébauchées, déjà rongées par l’oubli ou précipitées dans
d’autres que nous ne maîtrisons pas davantage. 12 » C’est cette angoisse du
chaos que ferment les significations fixes des discours qui nous conduisent à
accepter l’existant, fussent-ils aussi stupides que ceux qui voudraient nous faire
croire que c’est en se soumettant à une dictée quotidienne que les élèves
apprendront le sens des textes !
Les œuvres de fiction savent jouer sur cette irruption de l’étrange dans les
failles du monde ordinaire. Les mouvements artistiques, chacun à leur façon,
tentent de faire apparaître cette présence de l’imaginaire dont les utopies font
leur œuvre et qui conditionne bien des découvertes. C’est par les brèches des
langages que cet imaginaire surgit, comme pour raccommoder les trous dans le
tissu de la langue du monde. Non, le langage humain n’est pas qu’un
instrument de communication, il est aussi le lieu où se fait jour le sacré et les
imaginaires qui tentent de combler son incomplétude. Les figures de
rhétorique entretiennent des affinités électives avec les espaces politiques et
culturels. L’allégorie est le trope du romantisme et de la révolte, son pathos
formel 13 privilégié et incitatif à l’action. Le moyen de parvenir à une révolution
des imaginaires est de rendre visible par l’allégorie une idée abstraite et de
produire des émotions. Pour exemple, on peut penser au fameux geste du
Christ désignant saint Mathieu, attablé avec ses compagnons dans une caverne,
qu’il incite à venir le rejoindre. Cette allégorie de la vocation de saint Mathieu
a été recyclée à plusieurs reprises dans l’histoire, dans le champ publicitaire ou
dans celui de la politique pour provoquer une mobilisation, un appel.
La transformation des langages sous la pression du réel ne conduit pas
toujours à la transformation de la langue et à l’apparition ou à la disparition
des mots. Il suffit de faire « tourner », de détourner la signification d’un mot
pour rendre compte d’une situation inédite en train d’émerger. Qui pourrait
par exemple reconnaître dans la notion de probabilité telle que nous la
comprenons aujourd’hui la signification d’une habilitation donnée par la
parole d’autorité, une probabilité déconnectée des statistiques ? Il est essentiel
de suivre le parcours et la métamorphose des significations des mots, ils nous
renseignent sur les valeurs politiques et éthiques qu’une société adopte ou
rejette à un moment donné. De suivre cette évolution comme un analysant
écoute ce qu’il dit pour parvenir à entendre ce qu’il désire sans le savoir. Ces
transformations révèlent les subjectivités comme elles effacent ou dessinent les
habitus que les agents sociaux adoptent.

1. Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Folio Gallimard, 1987,
p. 23.
2. Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.
3. « La langue sous contrôle ? », Cités no 86, Paris, PUF, 23 juin 2021.
4. Michel Foucault, Dits et écrits, op. cit.
5. L’espace de la Terre n’est pas le territoire ou l’étendue des arpenteurs ou des géographes, c’est
l’ensemble des trajectoires qui met les humains en relation avec le Tout-Monde. La langue est le sol du
vivant. Comment une fois encore ne pas rejoindre Édouard Glissant écrivant à propos des pensées
rhizomatiques : « Si tu tues la mer, tu tues l’humain. Si tu tues la plante, le fleuve, l’air, la montagne,
l’eau, tu tues l’humain qui est solidaire, n’est-ce pas ? Mais ça c’est une pensée écologique dérivée du
substrat poétique qui est le substrat de la participation du tout au tout. », in L’entretien du monde, Paris,
Presses Universitaires de Vincennes, 2018, p. 97.
6. Sandra Lucbert illustre parfaitement cette puissance du langage néolibéral de parvenir à soumettre
les populations par une naturalisation linguistique des énoncés économiques :
« LaDettePubliqueC’estMal » devenant le syntagme de toutes les opérations de destruction des biens
publics et des esprits : « tellement que le contingent de gendarmes est ici superfétatoire : le ligotage se fait
ailleurs – très en amont. La langue se charge du service d’ordre. Patrouilles intériorisées, insues – de celles
cependant que la littérature peut attaquer. », Le ministère des contes publics, Paris, Verdier, 2021, p. 21.
7. Michèle Riot-Sarcey, Le Procès de la liberté. op. cit.
8. George Orwell, Écrits politiques (1928-1949), Marseille, Agone, 2009, p. 165.
9. Le concept de « réel » a été introduit par Lacan pour rendre compte d’une nécessité structurale :
l’existence d’un point d’impasse et de butée de toute formalisation.
10. Voir à ce sujet Jean-Pierre Lebrun, La Perversion ordinaire, Paris, Flammarion, 2015 (première
édition parue en 2007).
11. John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970 (version originale parue en
1932).
12. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 201.
13. Les pathos formels (figures d’émotion), comme les nomme Carlo Ginzburg en référence à Aby
Warburg, historien de l’art, permettent de comprendre les racines antiques des images modernes, en
particulier en politique. Par exemple, la politique, celle de l’État comme celle des Églises, s’appuie sur le
pathosformel de la défiance généralisée, de la peur réciproque, qui transforme une masse amorphe,
apathique ou révoltée, en un corps de citoyens soumis à leur pouvoir de gouvernement. Cf. Carlo
Ginzburg, Peur révérence terreur. Quatre essais d’iconographie politique, Paris, Les Presses du réel, 2013.
Évolution de la notion de probabilité

Dans notre époque où la culture commune se plaît à se revendiquer des


données objectives, des faits établis et contrôlés, où la médecine se veut une
« evidence based medecine », où la psychologie la singe en se voulant fondée sur
une « evidence science », il convient pour ramener le débat à un niveau plus
« raisonnable » de rappeler avec l’épistémologue canadien Ian Hacking que le
terme de « probabilité » a subi une évolution considérable dans l’histoire. Cette
évolution est le témoignage des changements sociaux et culturels.
C’est en plein XVIIIe siècle que l’émergence du concept de probabilité
s’impose. Or, ce mot a deux significations qui, telles des plaques tectoniques, se
sont déplacées et recouvertes d’une époque à l’autre, en deux versants distincts :
« l’un a trait au degré de croyance garanti par des éléments d’évidence, l’autre à
la tendance de certains dispositifs aléatoires à produire des résultats
1
réapparaissant à des fréquences relatives stables. » C’est autour de 1660
qu’émerge le concept de probabilité tel que nous l’employons aujourd’hui.
Lorsque ce virage sémantique émerge, lorsque cette torsion de l’expression se
produit, le concept, tel un Janus, explique Ian Hacking, lorgne d’un côté vers
les lois statistiques des processus aléatoires, et de l’autre vers les rivages des
croyances, de leur degré de probité. D’un côté la confiance que l’on peut
accorder aux mathématiques, celles du pari pascalien, de l’autre le crédit que
l’on peut consentir à une parole qui dit, un versant aléatoire, un versant
e
épistémique. Jusqu’au XVII siècle, dans la théorie médiévale de la connaissance,
« probable » signifie digne de confiance, « estimable », une autorité dont on
peut prendre en considération le témoignage. La probabilité exige probité et
approbation, non de l’expérience ou des faits observés, mais de l’opinion de
celui qui les rapporte.
L’ancienne probabilité est une attribution de l’opinion des personnes, là où
la nouvelle requiert le témoignage des choses, ce que Ian Hacking corrèle avec
l’« évidence factuelle ». C’est un nouveau mode de preuve que cette mise en
évidence des faits qui font signe aux chercheurs sans passer par l’approbation
des autorités. La science moderne naît avec l’émergence de cette nouvelle
signification du mot « probabilité » sans pour autant que ce signifiant soit
remplacé par un autre. La théorie pascalienne de la prise de décision vient
peaufiner cette métamorphose de la signification du mot « probabilité » :
« inférence et décision en contexte d’incertitude sont spécifiquement
probabilistes. 2 » À partir de ce moment-là, un autre régime de vérité s’installe
avec de nouvelles manières de donner les ordres. Nous voilà revenus à notre
point de départ, c’est aux probabilités numériques que la culture confie
désormais le soin d’apporter la preuve des choses. La parole s’en trouve
dévaluée, les usages et les champs sociaux en sont recomposés. Ce ne sont plus
les mêmes citoyens qui feront autorité pour obtenir l’obéissance.
Bien sûr l’émergence d’une nouvelle signification ou d’un nouveau langage
pour dire le réel ne fait pas totalement disparaître l’ancienne qui demeure en
arrière-fond. Cette mise en réserve des anciennes significations ou des langages
désertés par le social peut à tout moment constituer le lieu
d’approvisionnement des utopies ou des croyances exigées par de nouvelles
luttes sociales. Ce sont ces mouvements de plaques architectoniques en sous-sol
des cultures que l’évolution des mots parvient à capter. Et ces mouvements
symboliques rencontrent des mouvements sociaux autant que subjectifs. Cette
vie grouillante des sociétés et des subjectivités n’est possible justement qu’à la
condition de considérer que le langage ne se réduit pas à un système de signes
univoques. Cette inadéquation fondamentale est la condition des fictions, des
utopies et des croyances qui créent les champs et les mouvements sociaux.
L’utopie telle que j’essaie d’en rendre compte ne se limite pas à un « produit »
3
fini tel un récit , mais correspond à un habitus utopique. C’est-à-dire à un
ensemble de dispositions psychiques et sociales utilisant le potentiel créateur de
la langue et du langage pour faire advenir un nouveau monde. Lequel n’est pas
imaginé simplement comme une société idéale, à quoi répond le genre du récit
utopique, mais est contenu dans les structures de langage de l’ordre existant.
L’utopie n’est pas ici appréhendée comme un ensemble d’énoncés, mais comme
une disposition d’énonciation d’un nouvel imaginaire social instituant. Ce qui
est rendu possible par l’inadéquation fondamentale du langage à ce qu’il
signifie.

1. Ian Hacking, L’Émergence de la probabilité, Paris, Seuil, 2002 (version originale parue en 1975),
p. 25.
2. Ibid., p. 116.
3. Pierre-François Moreau, Le Récit utopique. Droit naturel et roman de l’État, Paris, PUF, 1982.
L’inadéquation fondamentale

« On croirait qu’une société entière dit ce qu’elle est en train de


construire, avec les représentations de ce qu’elle est en train de perdre. »

Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire,


Paris, Folio Gallimard, 1975, p. 168
(première édition parue en 1969).

Si le langage humain pouvait se réduire à un systèmes de signes univoques,


nous n’aurions pas la possibilité de jouer avec les équivoques de la langue et
leur pouvoir de création. C’est à cet ordre figé de la langue tel qu’il se donne
dans le langage technocratique que l’acte de création résiste. Cette résistance est
résistance au pouvoir des dominants et à leur langage. C’est de cette résistance
au mode d’ordre de l’être institué par ce langage qu’émergent des formes
culturelles inédites comme les langues pidgins ou créoles 1. Les signifiants
arrivent au moment de transformations culturelles issues d’un environnement
nouveau. C’est au cœur d’un décalage, d’une fracture, d’une béance entre le
langage ancien et l’événement nouveau présent ou à fleur de naître, qu’est créé
l’utopie ou le mythe. D’où leur rôle essentiel : dire l’inédit d’une situation en
« brassant » les constituants du langage ancien. L’exemple de la « créolisation »
des cultures produite à la fois par la traite des esclaves capturés en Afrique et les
Européens de l’Ancien Monde est symptomatique : le terme de « créole », à
l’origine, désignait d’abord les « blancs » émigrés aux Antilles, puis les « noirs »
enlevés d’Afrique. Ce que prend en compte ce mot de « créole » à ce moment-
là, ce n’est pas la « race », mais les modifications culturelles imposées par le
changement de milieu 2.
Un même mot peut prendre des significations opposées. C’est de cette
3
façon que le « libéralisme autoritaire » auquel invite Carl Schmitt, qui
constitue la porte d’entrée du nazisme auquel le philosophe finit par se rallier,
n’a plus grand-chose à voir avec le libéralisme du XVIIe siècle. Les significations
du mot « libéral » sont bouleversées puisque le libéralisme classique, qui défend
la souveraineté de l’individu face à l’État ou à la religion, doit céder sa place à
un libéralisme économique piloté par l’État. Prélude du totalitarisme, ce
« libéralisme autoritaire » prône un État « fort » pour contrer les revendications
démocratiques de justice sociale, et un État « faible » dans sa relation au
marché, confiant au grand patronat le soin de conduire l’économie. Un État
antilibéral pour restituer le vrai libéralisme. Carl Schmitt ne manquait pas
d’audace ! On le voit bien par cet exemple, le mot du langage humain n’est pas
le signal à la signification univoque de la geste animale. Il s’offre à des usages
métaphoriques par lesquels s’ouvre la possibilité infinie de dire de nouveaux
mondes. Les continents mystérieux à explorer au bout du monde sont déjà
situés aux confins du langage.
De la même manière, lorsque la politologue et économiste américaine
Elinor Ostrom revisite la notion de propriété en termes de « faisceaux de
droits » définis par des règles d’usage, c’est un autre concept 4 qui surgit du
même mot de « propriété ». La propriété n’est plus un effet d’enclosure qui
attribue un objet ou un territoire à son propriétaire, mais une attribution
temporaire d’usage d’un bien qui se trouve fortement connecté à une logique
d’autogestion collective régie par la confiance et la réciprocité. L’émergence des
« biens communs » chez Elinor Ostrom est un effet de signifiant qui construit
un nouveau monde dans la prise de décision collective et l’autogouvernement
polycentré des communautés 5. C’est bien parce qu’il y a une inadéquation
fondamentale entre le signifiant et le signifié que la politique humaine existe
avec sa fabrique de croyances, d’utopies et de fictions invitant aussi bien à
l’émancipation qu’à la soumission sociale.
Heureusement que l’ordre de la réalité sociale et le réseau signifiant ne
coïncident pas, sinon nous serions voués à la répétition mortifère des ordres
existants. Nous venons de le voir, au sein d’une époque s’enchevêtrent et se
contredisent des langages obéissant à des mises en ordre de l’être différentes.
Gilles Deleuze 6 constate un éternel déséquilibre, un perpétuel déplacement
entre d’une part une série signifiante, les signes du langage, et d’autre part une
série signifiée, la réalité des choses connues. Il interprète de cette manière le
travail de Lévi-Strauss lisant l’œuvre de Marcel Mauss 7. Gilles Deleuze souligne
cette thèse de Lévi-Strauss selon laquelle dans une société donnée, la série
signifiante (les symboles) est toujours en excès par rapport à la série signifiée (la
réalité). Il y a inadéquation interne au signe linguistique. De ce fait, un reste
symbolique demeure que Lévi-Strauss nomme le « signifiant flottant ». Ce
signifiant flottant, surplus de signification, est disponible pour recevoir une
ration supplémentaire de connaissance de la réalité, le « signifié flotté 8 ». Lévi-
Strauss propose d’interpréter de cette façon les mots « truc », « machin »… ou
9
« mana ». Ce signifiant flottant est là pour désigner un écart, je dirais un vide,
qui ne peut jamais être comblé. De là, Lévi-Strauss constate que « ce signifiant
flottant est la servitude de toute pensée finie (mais aussi le gage de tout art,
toute poésie, toute invention mythique et esthétique), bien que la connaissance
scientifique soit capable, sinon de l’étancher, au moins de le discipliner
partiellement. 10 » À cette série dont le signifiant flottant est la « servitude », je
dirais le point de réel désigné par un symbole, Gilles Deleuze ajoute « la
révolution ». La révolution née comme « pensée » rendue nécessaire par le
« flottement » d’un signifiant en excès. Autrement dit, la révolution serait
l’inadéquation entre le langage dont nous disposons à un moment donné et la
connaissance d’une réalité qui s’impose, et qui nous contraint à créer. C’est
exactement en ce lieu que naissent les utopies, – artistiques, scientifiques ou
politiques –, avant de prendre la forme d’une révolution dans le social.
Ce développement, quelque peu compliqué, était nécessaire pour pouvoir
affirmer la thèse suivante : il ne peut y avoir de révolution sans cet écart entre
le signifiant et le signifié, pas d’utopie sans cette fracture dont l’une et l’autre
émergent et que récuse la pensée conservatrice en essayant de la colmater par
l’objectivité et la nature. C’est bien pourquoi la pensée réactionnaire tente de
colmater ou de camoufler cet écart en travaillant à ce que le signifiant
linguistique soit un signal comme un autre.
À désavouer cet écart, une dictature technocratique peut s’installer et
imposer des aménagements partiels des rapports sociaux sur le rythme des
progrès techniques, comme le dit Deleuze : « ce pour quoi le technocrate est
l’ami naturel du dictateur, ordinateurs et dictature, mais le révolutionnaire vit
dans l’écart qui sépare la progression technique et la totalité sociale, y
inscrivant son rêve de révolution permanente. 11 » Il montre avec insistance que
la technocratie assistée par ordinateur à laquelle nous avons affaire aujourd’hui
est inscrite dans notre échec à parvenir à inscrire dans la vie sociale la puissance
des actes de création et/ou de luttes sociales. Ce que permet l’équivoque des
langues, reflet de l’inadéquation fondamentale des discours à rendre compte du
réel d’une société à un moment historique donné. C’est dans cet écart que
naviguent les aventuriers des utopies.
L’équivoque de la langue et des langages est le fait humain par excellence
qui ne se dévoile qu’au moment où surgissent les « brèches » du temps. Par ce
terme, je veux dire ces moments où un individu ou une société cherche à dire
ce qui survient d’inédit et n’a pour tout bagage que le langage d’un passé qui
s’éloigne. Il faut alors tourner les significations, altérer les habitudes
linguistiques, forcer la polysémie de la langue, jouir de son équivocité pour
parvenir à la soumettre à ce qui advient et ne peut avoir d’existence qu’à être
reconnu par elle. Les langues sont vivantes et pleines de la vitalité des milieux
humains qu’elles servent et qui les font vivre. Elles permettent la
transformation des « calamités longues, sans horizon et sans remèdes, en une
12
germination ouverte. »
Ce beau signifiant de « créole » par exemple, sur lequel je reviendrai, a à
partir du XVIe siècle acquis dans les colonies espagnoles une valeur distinctive
pour désigner les êtres vivants, humains et non humains, qui vivaient dans ces
pays sans y être nés, blancs et noirs, par opposition aux voyageurs de passage.
Le verbe « créoliser » charrie avec lui la valeur d’une adaptation à un nouveau
milieu. C’est ultérieurement que le mot de « créolisation » a pris un autre sens
dans la désignation des processus linguistiques et socioculturels. Les mots sont
pris dans une turbulence politique et poétique qui les amène, par le jeu même
de leur équivocité, à favoriser la création de nouvelles institutions, à façonner
de nouvelles cultures, à faire histoire et à permettre de résister à l’ordre
politique et aux langages dominants. L’imaginaire humain a besoin de toutes
les langues du monde pour échapper à la standardisation de l’anglo-américain.
Faute de quoi, « la langue cesserait d’être vivante et deviendrait une espèce de
code international, un espéranto. 13 » Les mots et les phonèmes qui les
composent sont comme ces particules quantiques dont les significations n’ont
de valeur qu’au croisement des interactions avec les événements du monde et
les autres mots de la langue. Il ne faut pas reculer devant le chaos des masses
sonores pour mieux comprendre que la signification des mots demeure instable
et incertaine, déduite d’un plan de coupe nécessité par les contextes sociaux,
subjectifs, politiques. Les rythmes qui traversent les actes de parole sont
porteurs de cette même ambiguïté des fréquences qui les composent. Cette
instabilité des rythmes et de leurs constituants contient une puissance
révolutionnaire de création infinie. Cette pensée de l’ambiguïté du monde
sensible permet à Édouard Glissant, par exemple, de concevoir le jazz comme
la musique créole par excellence, née des traces perdues des cultures tribales
hétérogènes auxquelles les esclaves avaient été arrachés par les négriers. Le jazz
n’est pas « créole » parce qu’inventé par des musiciens noirs, il est créole parce
que les rythmes qui le composent unifient des souvenirs fantômes de chants
d’esclaves du Sud des États-Unis dont les rites demeurent enfouis dans le limon
des bateaux négriers. De ces chants émancipateurs est née une musique
universelle.
Ce dynamisme de la langue dans son équivocité est essentiel au cours des
périodes critiques de l’histoire et des luttes sociales et coloniales. Il est aussi
essentiel dans la vie de tous les jours pour ne pas réduire l’existant à une
habitude. Sur ce point, et quoiqu’on en pense, les expériences situationnistes et
surréalistes ont contenu de belles utopies. Ce qui explique leur présence
vivifiante à des moments de révolte, si ce n’est de révolution, comme en 1968.
Mais n’est-ce pas aussi, au-delà de ces périodes critiques, le propre du langage
d’être « équivoque » ? N’est-ce pas de cette équivocité même que le langage
détient cette puissance créatrice qu’exploitent la poésie mais aussi bien les
sciences et la politique ?

1. Le lecteur intéressé par les processus de créolisation des cultures guyanaises se reportera au film de
Xavier Gayan sur « Maitre Contout, mémoire de la Guyane ». Auxence Contout, né dans une famille
modeste en Guyane, a étudié les mathématiques à Paris et a consacré toute sa vie (jusqu’à ses 94 ans !) à
rassembler le patrimoine culturel créole (langues, danses, chants, carnavals, proverbes…) dont il a montré
la valeur de résistance à la privation des droits des esclaves venus d’Afrique et d’exploités venus de Chine,
d’Inde et des peuples amérindiens.
2. Jean-Luc Bonniol, « Au prisme de la créolisation. Tentative d’épuisement d’un concept », in
L’Homme. Revue française d’anthropologie, 207-208, juillet-décembre 2013, Paris, EHESS, p. 237-288.
3. Grégoire Chamayou, Du libéralisme autoritaire. Carl Schmitt, Hermann Heller, Paris, Zones,
2020.
4. Marie Cornu, Fabienne Orsi, Judith Rochfeld, Dictionnaire des biens communs, Paris, PUF, 2017.
5. Fabienne Orsi, « Elinor Ostrom et les faisceaux de droits : l’ouverture d’un nouvel espace pour
penser la propriété commune », Revue de la régulation, 14 | 2e semestre / Autumn 2013, mis en ligne le
14 février 2014.
6. Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 63.
7. Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie et
Anthropologie, Paris, PUF, 1973, p. 19-52.
8. Gilles Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 64.
9. Concept polynésien que l’on retrouve sous différents noms dans d’autres cultures pour désigner la
puissance spirituelle qui anime les échanges.
10. Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », op. cit., p. 49.
11. Gilles Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 64.
12. Patrick Chamoiseau, Le Conteur, la nuit et le palmier, Paris, Seuil, 2021, p. 79.
13. Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, op. cit., p. 42.
La disette des mots :
condition de l’acte de création

La psychanalyse constitue la théorie et la pratique les plus à même de


montrer comment une réalité nouvelle peut surgir d’un discours commun,
comment un sens nouveau émerge d’associations de mots ordinaires. La
psychanalyse reconnaît que dans le dialogue analytique existe un autre sens
potentiellement présent, encodé dans l’acte de parole. C’est en détournant
rigoureusement les significations des mots, en dégradant le sens de ce qui est
dit que l’analysant et l’analyste peuvent faire advenir un dire, parole d’un sujet
supposé inconscient. Ce sujet de l’inconscient est-il d’ailleurs autre chose qu’un
effet du signifiant pour l’Autre auquel il s’adresse ? Cela revient à lier le désir
inconscient à la langue, au langage et à la parole. Un rêve ou un symptôme ne
relèvent pas d’une expérience ineffable, insondable ou mystique, mais se
trouvent constitués de pied en cap par un discours crypté de manière
anagrammatique dans l’énoncé manifeste de l’analysant, qui en dit plus qu’il ne
croit. L’interprétation fait advenir une situation inédite, elle la rend possible en
lui donnant forme et sens. D’où la thèse lacanienne selon laquelle
« l’expérience psychanalytique a retrouvé dans l’homme l’impératif du verbe
comme la loi qui l’a formé à son image. Elle manie la fonction poétique du
langage pour donner à son désir sa médiation symbolique. Qu’elle vous fasse
comprendre enfin que c’est dans le don de la parole que réside toute la réalité
de ses effets ; car c’est par la voie de ce don que toute réalité est venue à
1
l’homme et par son acte continué qu’il la maintient. » Une chose est sûre et
ce, quels que soient les courants qui composent la communauté
psychanalytique : c’est par les associations libres que le dialogue avance et par la
dé-signification des mots que l’interprétation advient. Nous retrouvons ici le
mouvement de coupe dans le chaos par lequel l’artiste, le savant, le philosophe
– et le psychanalyste, ajouterais-je malgré les réticences de Deleuze à l’égard de
cette pratique – rapportent de ces zones d’indistinction après avoir pulvérisé les
significations établies, ce que Deleuze nomme un « chaosmos » ou des
« chaoïdes » 2. Ce sont les variétés esthétiques, scientifiques ou philosophiques,
rapportées après la coupe, le forage dans la « variabilité chaotique ». Il précise :
« on appelle chaoïdes les réalités produites sur des plans qui recoupent le
chaos. 3 » Les « chaoïdes », c’est ce dont nous prive le système actuel
d’éducation, il nous prive de nouvelles formes de pensée issues d’actes de
créations ! Or, cette possibilité de créer est au cœur de la langue, de son
évolution, de sa vie, de ses grouillements dont rend compte la catachrèse
nécessaire face à des situations inédites.
La catachrèse comme trope provient d’un manque dans la langue, de son
incomplétude à un moment donné pour désigner une réalité nouvelle. Par
exemple, lorsqu’il a fallu désigner la « partie latérale d’un avion », réalité
nouvelle qui n’avait pas de nom, le mot « aile » a acquis une extension
métaphorique en raison d’une analogie de forme et de fonction entre l’organe
de vol des oiseaux et cette partie de l’avion. Ou bien encore, lorsque le préfet
Poubelle imposa l’usage de boîtes pour recueillir les ordures, son nom se
lexicalisa très vite pour désigner par métonymie cette nouvelle réalité. Dans un
déplacement infini de la signification, l’événement de la catachrèse met en
évidence que la vérité ne peut pas toute se dire, qu’elle est même ce à quoi les
mots manquent et par où elle touche au réel en tant que non réalisé dans le
langage. Processus que nous retrouvons au niveau singulier comme au niveau
collectif. Pour l’heure, je remarquerai comment les tropes du langage nous
permettent de saisir dans leurs filets un monde qui nous échapperait sans leur
créativité performative. C’est par ce détour que nous pouvons « tourner » les
difficultés nées de l’incomplétude de la langue. Lacan rappelle que « trouver »
vient du mot latin « tropus », expressément emprunté au langage de la
rhétorique. Rappelons même qu’Alain Rey retrace le parcours de ce verbe
comme suit : « Wartburg part du fait que tropus a pris en bas latin le sens de
“mélodie, chant” : tropare aurait d’abord signifié “composer, inventer (un air)”
puis “composer (un poème)” et plus généralement “inventer” ». Ainsi qu’avant
de trouver une chaussette perdue ou de trouver qu’une chose est bonne ou
mauvaise, on trouvait, on découvrait par l’invention, l’imagination, la
fiction… Trouver était acte de création en premier lieu. C’est
e
incontestablement le grammairien du XVIII siècle Du Marsais qui, dans son
Traité des tropes 4, nous offre la plus belle expression, « la disette des mots »,
pour dire cette incomplétude de la langue. Cette expression apparaît au
moment même où il déclare que les figures de la rhétorique (apostrophes,
métaphores, métonymies et catachrèses…), loin d’être exceptionnelles ou
secondaires, constituent ce qu’il y a de plus commun et de plus ordinaire dans
le langage humain.
Dans le même ouvrage, Du Marsais insiste sur la place centrale de la
catachrèse au sein des tropes. Il écrit : « cette figure mérite une attention
particulière, elle règne en quelque sorte sur toutes les autres figures. 5 » Jetant
un voile sur les trous, les incomplétudes de la langue, la catachrèse les met à
nu, elle moule les formes de la langue et de ses manques. Ce faisant, les
opérateurs par lesquels elle procède, extension et détournement des
significations premières, interrogent jusqu’à l’existence même d’une
signification originelle des mots. Au début du XIXe siècle, Fontanier, également
grammairien, ira jusqu’à considérer que tout discours peut en un certain sens
être dit figuré en mettant en cause l’existence même d’une signification propre
6
et originelle des mots . Les tropes, en détournant le sens premier ou littéral
d’un mot, ne feraient que révéler une propriété du discours que nous pourrions
considérer comme relevant d’un processus de catachrèse généralisé. C’est bien
lorsque la civilisation capitaliste a pris appui sur une lecture littérale de la Bible
– Adam « travaillant dans le jardin d’Éden », avant même le péché originel –,
que nos malheurs ont commencé. L’histoire de ce verset de la Bible qui fait du
travail, non seulement la punition d’une faute, mais la vocation humaine à
l’effort, tend à rendre compte de la construction des imaginaires occidentaux.
L’interprétation littérale du verset conduit à valoriser l’effort et la souffrance
pour mériter le salut. C’est une interprétation favorisant l’éthique du
capitalisme. À ne plus interpréter le travail d’Adam comme une ascèse sur lui-
même le conduisant à la sagesse dans la foi de Dieu, la lecture littérale de ce
passage de la Bible l’a envoyé au turbin. Inutile de dire que cela n’était pas
tombé dans l’oreille d’un sourd, calviniste de préférence. Comme l’écrit le
médiéviste Sylvain Piron, « dans les régions occidentales, à partir du XIIe siècle,
l’habitude se prend davantage d’y voir Adam à l’ouvrage, cherchant à rendre
meilleure et plus agréable la création divine. Après 1350, cette activité revêt un
sens moins positif et vise surtout à se prémunir de l’oisiveté vicieuse […] : l’être
humain est fait pour travailler. 7 » Margaret Thatcher saura s’en souvenir et ne
manquera pas de lier ses réformes néolibérales aux enseignements bibliques.
Nous pouvons, arrivés jusque-là, comprendre que toute interprétation
strictement littérale des énoncés du langage, à laquelle se livrent aussi bien le
code numérique que la lecture cognitiviste de la communication, obère la
possibilité d’actes de création et de résistance en protégeant l’ordre existant et
en invitant le citoyen à la besogne. Notre drame aujourd’hui, dans une époque
que je juge tragique au sens d’Albert Camus, est de ne pas avoir trouvé les
catachrèses nous permettant d’accoucher de ce nouveau monde qui tarde à
naître. Il nous manque des fictions à même de faire advenir un nouvel
imaginaire social qui empêcherait le monde de se défaire. N’avoir pour dire la
lente agonie du néolibéralisme que la langue néolibérale ou sociolibérale ne
nous fait pas sortir des scénarios apocalyptiques. C’est un peu comme visiter
Disneyland pour oublier les ennuis et la morosité de notre société de
consommation. On ne sort pas ainsi de l’illusion des automates et des ghost
humans, de la politique falsifiée des métaphysiques zombies d’une société de
consommation dont nous savons avec Umberto Ecco qu’elle « ne produit pas
seulement de l’illusion, mais – en la reconnaissant – […] en stimule le désir.
[…] Disneyland nous dit que la nature falsifiée répond davantage à nos
8
exigences de rêve éveillé. »

1. Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966.


2. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 205.
3. Ibid., p. 208.
4. Du Marsais, Traité des tropes, Paris, Nouveau commerce, 1977 (première édition parue en 1730).
5. Ibid., p. 60-61.
6. Cité par Michel Meyer, in Histoire de la rhétorique Des Grecs à nos jours, Paris, Le Livre de poche,
1999.
7. Sylvain Piron, Généalogie de la morale économique, Paris, Zones Sensible, 2020, p. 136.
8. Umberto Ecco, La Guerre du faux, Paris, Grasset Poche, 2018, (version originale parue en 1985),
p. 68.
La crise du langage et les nihilismes

« Le paradoxe est d’abord ce qui détruit le bon sens comme sens


unique, mais ensuite ce qui détruit le sens commun comme assignation
d’identités fixes. »

Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 12.

Tout au long de cet essai, j’ai essayé de rendre compte de l’importance


d’une théorie du langage pour comprendre les crises subjectives des individus
comme les crises culturelles des sociétés. Adossés à des significations que nous
feignons de croire fixes et évidentes, nous nous privons des moyens de sortie
des crises dont nous nous plaignons. De toutes les découvertes de la
psychanalyse, celle de l’association libre qui consiste à dire ce qui vient, « sans
choix ni réticence », est sans nul doute la plus révolutionnaire. Elle permet de
suspendre les significations habituelles, elle les « déverrouille », et conduit de ce
fait à des recompositions de sens, à la fois de directions de la pensée et de
logique sémantique. C’est un autre paysage de significations qui surgit comme
par anamorphose. L’anamorphose est un procédé bien connu des peintres qui,
au moyen de la perspective, font surgir dans le tableau une autre image que
celle qui s’offre au premier regard. C’est de cette façon que dans le célèbre
tableau d’Holbein, Les Ambassadeurs, nous voyons au premier plan des
personnages de pouvoir bardés de tous les insignes et les symboles de puissance
et de savoir, – riches manteaux, épée, bijoux et sur la table devant eux un livre
de mathématiques, une sphère céleste, une équerre, un luth… –, et lorsque
nous nous déplaçons, le changement de perspective fait surgir un crâne,
symbole de notre finitude humaine. L’anamorphose est le paradigme même de
l’analyse et de l’interprétation psychanalytique qui procède non d’un ajout de
sens mais d’un retranchement du sens habituel, à la manière de la technique de
1
sculpture fondée par Michel-Ange, per forza di levare . Cette perspective est
très importante pour essayer de comprendre la thèse que j’avance : à la manière
de l’interprétation psychanalytique pour des subjectivités en crise, l’analyse
sociologique et philosophique doit défaire les sens établis, réifiés dans les
institutions et incorporés dans les habitus. Les objets et les problématiques
nouvelles, inédites, qui émergent n’ont que les vieux mots de la période
précédente pour pouvoir se dire. Les identités des catégories de penser et de
juger voient leurs frontières subverties, renversées sous la pression du réel
qu’elles avaient exclu.
C’est parfois la ressemblance entre deux signifiants qui rapproche deux
réalités différentes, réalités psychiques ou réalités extérieures. Paolo Uccello, au
quattrocento, peint la voûte de la chapelle des Peruzzi. Pour les « quatre
éléments » , il choisit la forme allégorique : une taupe pour la terre, un poisson
pour l’eau, la salamandre pour le feu, et un caméléon pour l’air. Mais selon
l’historien Vasari, « trompé par la ressemblance du nom, il prit un chameau
[camello] pour un caméléon [camaleonte ]. » C’est la complaisance du mot qui
lui permet ici de figurer ce qu’il ne connaît pas, le caméléon, « cameleonte », par
le signifiant qu’il connaît, « camello ». Comme le remarque le critique d’art
Jean-Philippe Antoine, « malin et rusé, il ferait de l’assonance des noms le pont
entre l’image de ce qu’il connaît et celle de ce qu’il ne connaît pas 2 ». « Ce qu’il
ne connaît pas », c’est-à-dire cet inconnu qui nous taraude pour dire l’inédit de
nos situations, que nous soyons peintre génial comme Uccello ou simple
quidam, individu ou société.
Il nous faut pour créer consentir au non-sens qui n’est pas l’absence de
sens, mais le trop-plein de sens. De cette rencontre avec le non-sens, le chaos,
l’informe, le caractère arbitraire de l’ordre existant peut se révéler et la
dissolution des formes constituées ouvre la possibilité de créer en faisant
émerger de nouvelles formes. C’est une utopie Erewhon 3, anagramme de
« nowhere », « nulle part », inventé par Samuel Butler, qui me semble la plus à
même de témoigner de la nécessité de déconstruire les significations établies
pour pouvoir analyser les impasses d’un langage propre à une société donnée. À
partir d’éléments autobiographiques, Samuel Butler relate les aventures d’un
Britannique dans une colonie nouvelle où il rencontre les habitants d’une
société assez exotique, les Erewhoniens. Cette société est assez fruste et a banni
toutes les machines et les ambitions de progrès depuis que l’un de leurs
prophètes a fait la juste démonstration selon laquelle les machines constituaient
pour les humains un danger vital. Les Erewhoniens ont établi, en suivant la loi
de l’évolution des espèces, que les machines parviendraient par leur efficacité et
leur perfection à supplanter l’humain tout en lui laissant l’illusion de continuer
à le servir. Ce risque d’un effacement des frontières, sur lequel je reviendrai,
s’accompagne d’une bien curieuse inversion des valeurs morales. Pour les
habitants de ce pays, la chance est la seule valeur qui soit digne d’être honorée.
Le hasard est une valeur forte dans la régulation sociale et il se substitue, d’une
certaine manière, à la volonté divine pour sélectionner les plus aptes. Cette
morale de winners conduit à concevoir comme coupables toutes les victimes
que ce soient les malades, les handicapés comme tous ceux qui ont subi des
préjudices ou des agressions. Chaque malade ou victime devient un criminel
lourdement sanctionné et puni, alors même que les criminels et coupables sont
l’objet de toutes les compassions. La richesse apparaît comme une qualité
morale et sociale, les escrocs et filous suscitent soins et attention, les malades
sont objets de réprobation. Au point qu’ils usent de mille stratagèmes pour
dissimuler leur maladie et la faire passer pour un stratagème en vue d’escroquer
leur assurance. Dans ce « monde à l’envers », Samuel Butler s’efforce de
remettre en cause les normes morales et sociales de la société victorienne dans
laquelle il vit. Mais, une fois encore, ce récit utopique ne saurait concerner que
la société britannique de cette époque où se répandaient les thèses
spencériennes et s’épanouissait la deuxième révolution industrielle. Cette
utopie dessine également ce qui pourrait advenir dans nos sociétés de contrôle,
complaisantes avec les puissants, intraitables avec les pauvres et normalisatrices
pour tous, avides de surveiller les « malades potentiels » et les « sujets à
risques ». Gilles Deleuze ne s’y est pas trompé, qui a vu dans Erewhon, non pas
« nulle part » mais « now here », ici-maintenant 4. Le récit utopique approche le
chaos dont les mises en ordre habituelles du sens, les frayages générateurs
d’opinions, le bon sens et le sens commun protègent. Pas de révolution
possible, pas de sortie de crise acceptable sans cette remise en question qui
prend parfois des allures de tragédie. Elle est aussi la condition des actes de
création, ce qui explique peut-être que ce soient les créations qui en recueillent
le plus souvent la trace.
Ces périodes de crises ont un rapport étroit avec ce qu’Albert Camus
nomme l’« âge tragique » qui « semble coïncider chaque fois avec une évolution
où l’homme, consciemment ou non, se détache d’une forme ancienne de
civilisation et se trouve devant elle en état de rupture sans, pour autant, avoir
5
trouvé une nouvelle forme qui le satisfasse. » Le tragique exige le sacrifice des
formes et des identités constituées, sacrifice des sens établis, seule voie pour
sortir d’une crise culturelle, sociale et parfois anthropologique. La tragédie est
fille des noces de l’ombre avec la lumière, nous dit Albert Camus, et c’est
pourquoi son ambiguïté est féconde, elle engage de nouvelles formes
d’expression artistique ou motive des révolutions sanglantes, voire des guerres
monstrueuses. Elle voit naître les utopies au crépuscule des civilisations. Il est
fréquent, dans les périodes où renaît l’art tragique, que l’avenir puise dans un
retour aux sources, moins un retour au passé d’ailleurs qu’un détour, à
proprement parler, par le passé. Parfois, seule une avant-garde des forces
sociales parvient à ce dépassement au moment même où les courants
dominants s’effondrent dans des idéologies. C’est à cette position de
« sentinelle messianique » que l’on repère les grands penseurs.
Les nouvelles formes de penser et de dire se rencontrent parfois dans le
stock des symboles et des significations que l’histoire a laissé se déposer. Les
« hommes sur la marge » précèdent bien souvent les nouvelles créations, les
nouveaux concepts. L’Œdipe de Sophocle trouve une nouvelle naissance chez
les écrivains et penseurs juifs de la deuxième moitié du XIXe siècle que
l’assimilation culturelle des pères a laissés hors sol, rejetés par la civilisation
d’accueil et coupés de leurs traditions. La haine du père est une revendication
de racines. Ce n’est pas un hasard si ce furent des juifs « assimilés » d’origine
bourgeoise, tels Franz Kafka, Walter Benjamin, Sigmund Freud ou encore
Gershom Scholem qui, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle,
découvrirent le drame de l’homme moderne en marge d’une civilisation des
Lumières en train de s’effondrer. Ils devenaient, bien malgré eux, les héros
« marginaux » d’une époque qui ne savait plus déchiffrer son message, qui ne
savait plus reconnaître le sens des valeurs qu’elle transmettait. Elle les
transmettait sans les comprendre, sans les enraciner dans l’origine qui les avait
fait apparaître et ne retenait de sa généalogie que quelques événements
historiques dont elle avait perdu le sens. Comme le remarque le philosophe
Stéphane Mosès 6, ces fils de juifs « assimilés » qui viennent dire la vérité de leur
époque sont en révolte contre leurs pères. Ces pères qui leur ont transmis une
« judéité » vidée de toute signification, une tradition sans ancrage symbolique,
en même temps qu’un attachement à une culture qui les rejette alors qu’ils en
sont les principaux représentants. Ils se retrouvent dans la position désespérée
de l’animal dont les pattes de derrière se sont détachées du sol sans que celles
de devant n’aient pu encore atterrir quelque part. Dans cette suspension au-
dessus du vide, ils ont été les témoins d’une tragédie moderne dont
l’actualisation ne s’est réalisée que quelques décennies plus tard. Ils en furent
les martyrs, témoignant de la vérité d’une société qui perdait tous les jours son
lendemain. Sigmund Freud, en puisant dans la langue antique de la tragédie de
l’Œdipe de Sophocle le langage pour dire le drame de sa place dans la
modernité, interprète dans le même mouvement le destin de l’homme
occidental. Ces jeunes bourgeois juifs allemands sont en un moment de
« transition » culturelle acculés à une position d’« hommes marginaux ». Les
hommes de la « marge » révèlent la signification du manuscrit : l’homme de la
modernité est un petit Œdipe.
Aujourd’hui, nous sommes à nouveau conviés à inventer de nouveaux
« foyers d’expériences » qui ne pourront venir que d’un nouvel esprit utopique,
nécessairement subordonné à un acte de création. Il doit s’adresser au « peuple
qui manque ». Acte de résistance sociale autant que création, ce nouvel esprit
utopique devrait délaisser le champ du pouvoir pour ne s’inscrire que dans celui
de la puissance en se laissant dériver par l’imaginaire. Comme le montre
Giorgio Agamben, la puissance, depuis Aristote, se distingue de l’acte, elle en
7
contient la possibilité, la virtualité qu’il réalise . Elle est en ce sens résistance
interne à l’accomplissement de l’acte, elle le retient, elle en est la « réserve ».
C’est ce qui fait sa proximité avec l’autorité dont le pouvoir n’est que la pâle et
fragile figure, que le suppléant contingent et palliatif. C’est aussi une des
raisons qui nous invite à chercher dans la littérature, au sein de la fiction, les
esquisses de cet incréé propre à l’utopie comme à la puissance. À lire l’essai de
8
Bernard Maris, Houellebecq économiste , nous prenons la mesure de cette
capacité de l’artiste à esquisser les figures de la puissance utopique. Il est
significatif que Bernard Maris 9, économiste lui-même, puisse écrire que
personne n’a aussi bien perçu l’essence du capitalisme qu’un romancier.
Bernard Maris disait qu’il n’y avait rien à comprendre de nos jours des
recherches de la « secte » des économistes, toujours capables de vous expliquer
aujourd’hui pourquoi ils se sont, hier, une fois de plus, trompés. Il écrit : « de
même que, lisant Kafka, vous comprenez que votre monde est une prison et,
lisant Orwell, que la nourriture que l’on y sert est le mensonge, lisant cet aspect
économique de Michel Houellebecq […], vous saurez que la glu qui freine vos
pas, vous amollit, vous empêche de bouger et vous rend si triste et si tristement
10
minable, est de nature économique. » Plus précisément, et suivant en cela les
propositions de Bernard Maris lui-même, digne héritier de John Keynes, je
dirais que ce sont les « utopies dégénérées » des capitalismes successifs qui nous
emprisonnent avec la « glu » de l’idéologie « économique ». Nous manquons
cruellement de véritables utopies capables de nous permettre d’imaginer
d’autres mondes à partir de l’incréé du nôtre, de son inachèvement et de ses
impasses. Il faudrait pouvoir faire surgir le potentiel des contradictions et des
paradoxes contenu dans le langage et « muselé » par les significations
11
univoques. Il faudrait, à la manière du chat de Schrödinger , dire que notre
monde est tout économie et qu’en même temps il ne l’est en rien. Je crois que
l’art pourrait guider nos pas sur le chemin de la connaissance et de la sagesse en
restituant au monde toute une partie de ses possibilités. C’est ce besoin de
trouver dans la réalité sociale de l’époque une surréalité qui nous fait espérer en
un nouvel esprit utopique critique à partir duquel pourrait s’inventer d’autres
modes de vie que ceux qui nous ont conduits aux catastrophes que nous
venons de connaître et dont la pandémie est une des « sentinelles ». À ne
déchiffrer les signes du monde qu’avec le code « usé » et « abusé » mis en place
par le néolibéralisme et ses algèbres depuis au moins un demi-siècle, nous ne
ferions que « piaffer » sur place en nous écriant « la dette, la dette », « les
déficits, les déficits », à la manière d’Harpagon et sa « cassette ».

1. Cette technique « consiste à retirer progressivement la matière qui entoure la forme à dégager –
technique qui implique que la matière ne soit pas tout à fait informe, mais possède en quelque sorte déjà
la forme qu’il s’agit de mettre au jour », nous explique le philosophe Baptiste Tochon-Danguy in « Per
forza di levare : matière et création dans la sculpture de Michel-Ange », Appareil, 10 décembre 2018.
2. Jean-Pierre Antoine, La Chair de l’oiseau. Vie imaginaire de Paolo Ucello, Paris, Gallimard, 1991,
p. 136.
3. Samuel Butler, Erewhone, Paris, Gallimard, 1981 (version originale parue en 1872).
4. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit.
5. Albert Camus, « Sur l’avenir de la tragédie », Œuvres Complètes III, Paris, La Pléiade, Gallimard,
2008 (première édition parue 1955), p. 1119.
6. Stéphane Mosès, Walter Benjamin et l’esprit de la modernité, Paris, Cerf, 2015, p. 84.
7. Giorgio Agamben, « Qu’est-ce que l’acte de création ? », Le Feu et le récit, op. cit.
8. Bernard Maris, Houellebecq économiste, Paris, Flammarion, 2014.
9. Je me trouve, comme souvent, en sympathie avec Bernard Maris. Nous avions projeté d’écrire
ensemble un livre sur la dette pour les éditions Les Liens qui Libèrent, avant son effroyable assassinat en
janvier 2015.
10. Bernard Maris, Houellebecq économiste, op. cit., p. 22-23.
11. Le « chat de Schrödinger » est une expérience de pensée imaginée en 1935 par le physicien
Schrödinger pour rendre compte des conséquences des découvertes de la physique quantique. Soit un
chat enfermé dans une boîte avec un flacon de gaz mortel pouvant être déclenché à partir d’un certain
seuil de radiations. À suivre l’interprétation selon laquelle ce n’est qu’au moment de la mesure (ici ouvrir
la boîte) que la réalité advient, par réduction du paquet d’ondes, il nous faudrait admettre que jusqu’à
l’ouverture de la boîte, le chat est à la fois mort et vivant. Ce serait la mesure qui, en perturbant le
système, ferait advenir une réalité déterminée jusque-là ouverte aux deux possibilités.
Tout est équivalent

À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, Albert Camus analysait dans


une conférence le lien étroit et mystérieux entre les nihilismes et la « crise de
l’homme 1 ». Le texte n’a pas pris une ride. Il nous faut le lire non comme un
flash d’actualité, opinion à consommer rapidement, mais comme un éclairage
pour penser notre modernité. Camus montre dans cette conférence comment
un écrivain engagé tente de faire face à une époque tragique, la sienne, la nôtre.
Il témoigne de l’éternelle révolte des humanistes devant l’absurde, comme de sa
propre liberté au moment où il écrit. Il n’accuse pas Hitler d’avoir contaminé
l’Europe de ce « mal affreux » qui aurait « rongé son visage ». Non, il produit ce
diagnostic terrifiant mais ô combien lucide qu’« une nation était solidaire de
ses traîtres comme de ses héros. Mais une civilisation aussi. Et la civilisation
occidentale blanche, en particulier, est responsable de ses perversions comme
2
de ses réussites. » Diagnostic sévère et juste sur le passé, aigu sur le présent,
anticipé de notre futur. Je reviens sur cette concaténation des temps dont j’ai
3
parlé dans mon livre précédent . Il y a en philosophie comme dans le domaine
de l’art cette double allégeance d’un discours, relevée par Charles Baudelaire,
au « fugitif, au transitoire, à l’éphémère » et allégeance aussi à la vérité
« éternelle », éclat des « temps messianiques » chers à Walter Benjamin 4.
Tout le présent ouvrage porte la marque de cette inquiétude de voir en
palimpseste dans l’histoire de notre passé récent inscrit le diagnostic de notre
présent et les dangers qui guettent notre avenir. Le surréalisme comme le
nihilisme ou encore le « rationalisme absolu » dont parle Albert Camus dans
cette conférence hantent notre actualité. Les traits ont vieilli, mais le visage
demeure, il est reconnaissable dans cette crise de l’homme « puisque la mort ou
la torture d’un être peut dans notre monde être examinée avec un sentiment
d’indifférence ou d’intérêt amical ou d’expérimentation, ou de simple passivité
[…] puisque la douleur humaine est admise comme une servitude un peu
ennuyeuse au même titre que le ravitaillement ou l’obligation de faire la queue
5
pour obtenir le moindre gramme de beurre. » Le lecteur pourrait penser que
j’exagère et que les récits d’horreurs, de meurtres, de tortures et d’exactions
rapportés par Albert Camus n’ont que peu de rapport avec les misères
contemporaines. Ce serait faire peu de cas des tragédies que vivent les peuples
du Moyen-Orient, des cadavres indiens entassés, des massacres des Ouïghours,
des esclaves et des morts fabriqués par tous les terrorismes, de tous ces morts et
ces malades que l’on comptabilise en France chaque soir pour établir la
progression ou la régression de l’épidémie de Covid-19, peu de cas de cette
indifférence qui nous amène à nous réjouir de la décrue des cadavres ou des
hospitalisés à l’idée de retrouver le chemin des festivités publiques. Là encore,
le texte d’Albert Camus est terriblement clairvoyant : il ne faut pas s’arrêter au
« caractère sensationnel » des histoires rapportées, elles témoignent simplement
de la « perversion des valeurs telle qu’un homme ou une force historique n’ont
6
plus été jugés en fonction de leur dignité, mais en fonction de leur réussite. »
Et si Hitler avait gagné la guerre, notre jugement sur le nazisme et ses crimes
monstrueux en aurait-il été changé ?
Là est la crise de la modernité, le fumier sur lequel poussent tous les
terrorismes, nos modes d’évaluation : « puisque nous pensons que rien n’a de
sens, il fallait conclure que celui qui a raison, c’est celui qui réussit, et qu’il a
raison pendant le temps qu’il réussit 7 » poursuit Camus. Ce réalisme-là est une
gestalt, une figure imposée qui capture l’ensemble de nos jugements et fabrique
nos habitus. S’il n’y a que les résultats qui comptent, la triche est honorable, du
moins jusqu’à ce que l’imposteur ou le faussaire se fasse prendre. Il devient
condamnable non du fait des moyens employés, mais des succès ou des échecs
auxquels il parvient, non par la morale, mais par l’échec de ses performances.
L’efficacité est le maître-mot de cette culture. Il se conjugue parfaitement avec
la langue de l’exactitude et celle qui prétend à la neutralité des sciences,
beaucoup moins avec la floraison du vivant et le goût du sensible. D’ailleurs, il
8
n’y a pire tyran que celui qui est ascète et rationnel affirmait Stefan Zweig . Et,
aujourd’hui le tyran est anonyme, c’est le système des dispositifs de fabrique de
nos servitudes, et faussement ascète puisqu’il jouit d’un fonctionnement de
l’ordre qui broie le vivant. Nous sommes dans un mode de jouissance pervers.
Et Camus de dire qu’« on a remplacé le nihilisme par le rationalisme absolu
9
et dans les deux cas, les résultats sont les mêmes. » Voilà pourquoi nous nous
réjouissons que ce soit sur d’autres continents que l’on massacre et que l’on
viole, que ce soit en Guyane et non à Paris que l’épidémie reprenne, que ce soit
à Gaza et non à Paris ou à Nice que les bombardements aient lieu. C’est-à-dire
que nous éprouvons la passion triste de l’indifférence ou celle plus trouble de la
jouissance de celui qui sur la berge voit au loin le naufragé se noyer, impuissant
qu’il est à pouvoir le secourir. Ce manque d’empathie et d’identification aux
victimes procède de notre incapacité « à trouver la seule valeur qui puisse les
[c’est-à-dire « nous »] sauver de ce monde désespérant qui est la dure fraternité
des hommes en lutte contre leur destin 10 », analysait le romancier dans sa
conférence. S’il n’y avait que les probabilités du vrai, de la raison actuarielle 11,
rationalité d’assureurs par excellence, tout se vaudrait sauf les probabilités,
celles que le destin nous offre, ou la Providence, ou l’histoire, ou celles qui
résultent de nos avantages : « car si rien n’est vrai ni faux, si rien n’est bon ni
mauvais, et si la seule valeur est l’efficacité, alors la règle doit être de se montrer
le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde n’est plus partagé entre
hommes justes ou hommes injustes, mais en maîtres et en esclaves. Celui qui a
12
raison, c’est celui qui asservit. » Tout est dit des figures du langage dont nous
sommes prisonniers. Les choses ne se sont pas adoucies depuis Albert Camus,
nous demeurons prisonniers du critère de l’efficacité, nous en sommes plus que
jamais devenus les esclaves. Un pas supplémentaire a été franchi, il ne s’agit
plus d’être fort et efficace, il est nécessaire de faire semblant de l’être. Cela se
nomme l’évaluation devenue mode d’être de l’ordre ou mieux, mot d’ordre de
l’être 13 !
Reportons-nous à La Fille sans qualités de Juli Zeh 14, que j’ai déjà eu
l’occasion d’évoquer dans de précédents ouvrages 15. Pour terrifiants que soient
les personnages de ce roman, ils témoignent du désespoir, de l’angoisse et de la
révolte des générations qui ne cessent de se débattre avec le nihilisme et le
rationalisme absolu de notre modernité. Aujourd’hui plus que jamais. Dans un
lycée allemand de la dernière chance, le jeu pervers de deux adolescents de
notre époque se termine dans un bain de sang. Ada, enfant autoproclamée du
nihilisme, se désigne elle-même comme le « prototype » de notre civilisation,
« une fille sans qualités », sans identité et qui ne cherche qu’à se comporter avec
la plus grande efficacité possible. Elle se veut « arrière-petite-fille » des nihilistes
et pour elle, la vie se doit d’être gérée comme un ordinateur. Toute son
existence est rationalisée, instrumentalisée et lorsqu’elle veut faire un cadeau au
garçon pour lequel elle ressent quelque émotion, c’est elle-même qu’elle offre
en cadeau. Mais pas n’importe comment puisqu’elle lui fait pour son
anniversaire une fellation préparée à l’avance par l’entraînement du visionnage
de cassettes pornographiques qu’elle regarde comme une documentation : les
images n’ont pour elle aucun sens, « elle aurait tout aussi bien pu regarder un
16
documentaire zoologique sur l’accouplement des amphibiens. » Elle se
prépare à l’épreuve à partir d’une scène précise, numérisée dans sa conscience.
La fellation a lieu, mais la rencontre échoue. C’est alors qu’apparaît dans son
paysage son complice d’intelligence, de violence et de malheur : Alev. C’est un
émule de la théorie des jeux. La vie n’a aucun sens, il n’y a pas davantage de
raisons d’aller à gauche qu’à droite sauf une fonction définie par des rôles ou
des probabilités. Alev est impuissant. Il est tout-puissant sur le contrôle de lui-
même et des autres, mais il ne bande pas. C’est sur une autre scène qu’il jouit
avec Ada. Après lui avoir expliqué le « dilemme du prisonnier », Alev initie Ada
au grand jeu de la réification d’autrui : elle doit se faire « baiser » par un jeune
professeur, Smutek, pendant qu’Alev prend des photos afin de pouvoir « faire
de lui ce qu’on veut. » Comme le lui répète l’impuissant-tout-puissant Alev,
tout est « équi-valent », c’est-à-dire que tout se vaut… sauf les jeux
mathématiques. Tout doit être accompli avec une précision chirurgicale pour
que le nouvel enfer soit fait de lumière et d’acier. Tel est le secret de notre
civilisation qu’illustre ce roman : « elle n’avait rien à faire, sinon jouir de la
capacité que la nature lui avait dispensée avec la plus grande libéralité :
17
l’indifférence à l’égard de sa propre existence. C’était là tout le secret ». Avec
18
« Internet : fournisseur de couleur locale pour natures nomades », ces arrière-
petits-enfants des nihilistes peuvent dire : « Nous n’avons plus rien que nous
puissions ne pas croire. Il en résulte mathématiquement que nous croyons à
tout. Tout est indifférent, équi-valent. 19 » De cette équivalence émergent la
civilisation du simulacre et les violences nihilistes contre soi-même et les autres.
Les adolescents désespérés dont ce roman projette l’image sont les héritiers
de nos nihilismes. Ils savent, au moins depuis les cubistes et les surréalistes, en
peinture comme en littérature ou en musique, voire en politique, que la clarté,
la cohérence d’un récit, la mise en ordre d’une phrase ou d’un tableau, la réalité
et ses objets, n’apparaissent que par le coup de force d’une violence arbitraire,
d’un aménagement avantageux, d’un consensus confortable qui se prétend la
vérité. Ils ont conscience que les concepts sont des métaphores bien déguisées
et que la morale ne détient ses valeurs que des logiques de domination qu’elle
légitime. Ils sont les enfants d’un désespoir et d’une illusion, le désespoir de
l’exactitude et l’illusion d’un calcul rationnel censé conduire au bonheur et à la
sagesse. En chemin, ils ont perdu le mirage de la morale, issue du refoulement
de la haine inconsciente ; de l’amour, fondé sur une érotomanie originaire ; du
progrès de l’histoire, écrite par les vainqueurs pour justifier leurs victoires ; de
la démocratie, ce miroir aux alouettes des libéralismes bourgeois ; de la Nation,
ce fantasme fabriqué pour détourner de la lutte des classes ; de la lutte des
classes, détournée au profit des carriéristes et des totalitarismes ; de la religion,
un opium pour les peuples ; de la méritocratie, un ascenseur social bloqué au
sous-sol ; du vote et du militantisme, ces « pièges à cons » ; des études, ces
connaissances réduites au taquet des QCM et des « tests internationaux » ; de,
de…, j’en oublierais sans doute, à vouloir compléter l’inventaire. Dois-je
ajouter, à partir de mes expériences, que les jeunes chercheurs sont « dégoûtés »
par les politiques de l’emploi scientifique, que les jeunes soignants sont épuisés,
20
exploités et paupérisés , que les jeunes enseignants sont soumis à la triple
contrainte d’une bureaucratie stupide, de parents devenus des consommateurs
frustrés, de la violence des classes surchargées d’une manière ou d’une autre –
quand ce n’est pas en nombre, c’est en ennui ou en concurrence –, que les
jeunes journalistes sont broyés par les industries du vide, que les jeunes des
classes populaires n’ont plus beaucoup d’espoir dans le progrès social et la
révolte libertaire ? J’arrête ce mur des lamentations de mes colères sociales, elles
ont nourri tous mes ouvrages précédents. Ici, c’est de résistance dont il s’agit.
Mais auparavant, essayons brièvement de prendre la mesure des effets de ce
nihilisme au sein même des théories et des pratiques qui tentent de rendre
compte des processus de socialisation. Nous verrons que si nous voulons que
tout soit vivant, il nous faudra bien admettre que rien n’est Vrai, comme le
disait Édouard Glissant, sans pour autant que tout soit équivalent comme le
croient les personnages du roman de Juli Zeh. Le chiffre ne donne que les
égalités numériques, il rate et masque les équités sociales et les morales
subjectives. Une pensée par quotas est une pensée orpheline de ses sensations,
une pensée de marchands et d’assureurs, bref le degré zéro de la pensée. Une
pensée fatiguée, paresseuse qui évite d’avoir à se plonger dans le chaos des
21
inégalités véritables, je veux dire des inégalités vécues. Lire Texaco m’en
apprend plus sur le vécu des inégalités abominables en Martinique que les
courbes statistiques établissant les « discriminations positives » raciales ou
genrées. Et si le structuralisme, quel que soit par ailleurs l’immense progrès
d’intelligibilité qu’il nous a apporté, avait contribué à recouvrir notre
« géométrie du sensible » de son « algèbre » formelle ?
1. Albert Camus, « La Crise de l’homme », in Œuvres Complètes II, Paris, La Pléiade, Gallimard,
2006 (première édition parue en 1946).
2. Ibid., p. 739.
3. Roland Gori, Et si l’effondrement avait déjà eu lieu. L’étrange défaite de nos croyances, op. cit.
4. Walter Benjamin cité par Stéphane Mosès in L’Ange de l’histoire, Paris, Gallimard, 2006 (première
parution en 1992), p. 222-223.
5. Albert Camus, « La Crise de l’homme », op. cit., p. 739.
6. Ibid., p 740.
7. . Ibid.
8. Stefan Zweig écrit dans Conscience contre violence, Paris, Le Livre de poche, 1976 (version
originale parue en 1936) : « l’ascète est le type le plus dangereux de dictateur. Celui dont la vie n’est pas
pleinement humaine, celui qui ne se pardonne rien, se montrera toujours intransigeant à l’égard des
autres. », p. 65.
9. Albert Camus, « La Crise de l’homme », op. cit., p. 741.
10. Albert Camus, « La Crise de l’homme », op. cit., p. 743.
11. On se reportera à mes ouvrages précédents, notamment La Fabrique des imposteurs, op. cit.
12. Albert Camus, « La Crise de l’homme », op. cit., p. 742.
13. On lira avec intérêt à ce sujet Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner, Voulez-vous être
évalués ?, Paris, Grasset, 2004.
14. Juli Zeh, La Fille sans qualités, Arles, Actes Sud, 2007 (version originale parue en 2004).
15. Roland Gori et Marie José Del Volgo, Exilés de l’intime. Vers un homme neuro-économique, Paris,
Les Liens qui Libèrent, 2020 (première édition parue en 2008).
16. Juli Zeh, La Fille sans qualités, op. cit., p. 98.
17. Ibid., p. 313.
18. Ibid., p. 316.
19. Ibid., p. 408.
20. Marie José Del Volgo, Le Soin menacé, Chronique d’une catastrophe humaine annoncée, op. cit.
21. Patrick Chamoiseau, Texaco, Paris, Folio Gallimard, 1992.
De l’algèbre structuraliste à la géométrie
du sensible

Nous avons acquis le goût de l’Absolu du Vrai avec le développement


prodigieux des connaissances scientifiques, techniques et industrielles. Elles ont
incontestablement amélioré nos conditions d’existence en même temps qu’elles
ont fait peser sur nos vies une puissance de destruction et d’anéantissement
jusque-là inconnue, voire inimaginable. Nous avons en même temps, sous
l’empire de la consommation et l’emprise du simulacre, perdu la saveur du
vivant. Nombre d’initiatives contemporaines, telles la permaculture, la slow
food 1, les mille et une révolutions du quotidien, tendent à la retrouver, à la
redécouvrir. Une quantité croissante de publications exposent cette recherche
2
dont les films Demain , de Cyril Dion et de Mélanie Laurent, et plus
récemment Animal, de Cyril Dion également, donnent une bonne
présentation. Ce n’est pas mon propos ici. Je voudrais plutôt essayer d’évoquer
ce processus de déconstruction généralisée à l’œuvre dans notre connaissance
de la vie. Comme l’écrivait Georges Canguilhem : « la vie est formation de
3
formes, la connaissance est analyse des matières informées. » Cette
connaissance divise, segmente, rationalise, artificialise, dématérialise, vide de
toute signification ce qu’elle analyse au moyen de l’écriture mathématique, des
probabilités numérisées, des déterminismes expérimentaux et rapatrie dans des
dispositifs spécifiques le vivant. Inévitablement. Inévitablement aussi, « de
telles méthodes expérimentales laissent encore irrésolu un problème essentiel :
celui de savoir dans quelle mesure les procédés expérimentaux, c’est-à-dire
artificiels, ainsi institués permettent de conclure que les phénomènes naturels
sont adéquatement représentés par les phénomènes ainsi rendus sensibles 4 »,
poursuit Canguilhem. Et ce, d’autant plus que l’exploration se fait à distance
du visible, des formes constituées du vivant et se fondent dans des données de
masse dont le brassage est devenu hallucinant. C’est le prix à payer de la
connaissance, la perte de jouissance du vivant pour l’horizon d’un Absolu du
Vrai. Et il faut laisser à ce terme toute son ambivalence, qui sert les idéaux de la
science tout en se compromettant avec l’idéologie des jeux de pouvoir. Le Vrai
ici est l’absolu des abstractions qui peuvent bifurquer vers l’exactitude des
sciences objectives comme vers les ombres de la digitalisation du monde.
La numérisation du monde dont j’ai parlé plus tôt ne fait qu’amplifier le
processus de perte du sens et de la qualité du vivant au profit de la
connaissance de ses propriétés. C’était déjà, mot pour mot, la thèse inquiète de
Georges Canguilhem. Cette dématérialisation du monde et du sujet dans son
milieu vivant n’opère pas uniquement au sein des sciences physico-chimiques
ou biologiques. Cette tendance se joue au cœur même des sciences humaines et
sociales, au cœur même de la psychanalyse, lorsque Jacques Lacan pose par
exemple que l’écriture mathématique est notre idéal : « la formalisation
mathématique est notre but, notre idéal. Pourquoi ? – parce que seule elle est
mathème, c’est-à-dire capable de se transmettre intégralement. 5 » Tout en
ajoutant prudemment que « nulle formalisation de la langue n’est transmissible
sans la langue elle-même. 6 » Il y aurait donc une tendance forte à faire de
l’écriture mathématique la langue du Vrai. Jusqu’au sein des théories
scientifiques, la signification disparaît au profit du signifiant. En psychanalyse,
la chose est connue avec le succès des conceptualisations lacaniennes. Elles ne
doivent pas uniquement leur triomphe dans la culture à leur rigueur et à leur
portée épistémologique qui sont incontestables. Elles bénéficient aussi d’une
« prime de séduction » culturelle. L’époque était à la « mathématisation » des
modèles en sociologie comme en psychologie ou en économie. Cela n’a pas été
sans conséquences pour rendre compte des processus subjectifs et sociaux. Cela
a même participé de la grande dévitalisation du siècle à laquelle les
structuralismes ont contribué. L’heuristique des modèles formels a permis à
l’anthropologie, à la sociologie, à la psychanalyse d’immenses progrès
d’intelligibilité des processus en jeu. Que ce soit la linguistique saussurienne 7
qui initia ce mouvement n’est pas sans intérêt. C’est témoigner, qu’une fois
encore, le langage est au centre de l’échiquier social et subjectif.
Mais ces modèles, qui sont comme autant de points d’appui pour penser et
vivre, ont eu tendance à substituer « une algèbre » là où « il faut voir une danse
8
ou une gymnastique », pour reprendre les métaphores de Pierre Bourdieu . Les
traits symboliques d’une culture, les agencements subjectifs ne se réduisent à
des structures qu’à la condition d’évacuer le sens pris dans l’usage, un usage
nourri de la chair des relations. Lorsque Pierre Bourdieu reproche à l’analyse
structurale son « juridisme », lorsqu’il substitue aux « règles de parenté » les
« stratégies » des acteurs sociaux, je dirais qu’il renoue avec une
phénoménologie des processus mise en pièces par le structuralisme. Je pourrais
de nouveau évoquer la distance que j’ai prise avec le « deuxième classicisme »
lacanien pour des raisons semblables 9 : à la chair de la parole, médium de la
psychanalyse, vient se substituer le « mathème ». Ce que le structuralisme
apporte comme constructions parfaites, comme modèles de rigueur et de
précision est indéniable. C’est d’une logique implacable qui fait rupture avec le
mythe et le narratif. Sauf que cette heuristique a un coût que nous ne cessons
10
de payer : nous perdons le sens des pratiques et la chair du vivant . Les acteurs
sociaux ne sont pas que des signes algébriques se déplaçant comme des pièces
de jeu d’échecs selon des règles qui les transcendent. Les formations de
l’inconscient ont un corps et une chair avec lesquels elles négocient jouissance
et horreur. Cette perte de valeur de la métaphore, le mépris de sa puissance au
profit de la lettre correspond à cette lecture littérale du monde qui a facilité la
culture capitaliste et son goût du numérique. Attention, je le souligne, je ne
fais pas des structuralistes, Lévi-Strauss en tête, des penseurs « capitalistes », ce
serait absurde. Il convient de considérer que cette poussée structuraliste n’est
pas seulement déterminée par la progression épistémologique propre à chaque
discipline. Elle résulte de l’esprit d’une époque qui se matérialise dans ses
œuvres, elle y participe. Elle fait partie des habitus scientifiques que l’époque
fabrique. Prenons un exemple.
Le co-fondateur (avec Castoriadis) de Socialisme ou Barbarie Claude
Lefort remarque que lorsque Lévi-Strauss introduit L’Essai sur le don de Marcel
Mauss 11, c’est pour considérer que le « vrai » Mauss est à l’avant-garde du
structuralisme, qu’il inaugure « une ère nouvelle pour la sociologie, en
annonçant sa mathématisation progressive 12 ». Lefort ajoute que ce
rapatriement de Marcel Mauss dans le champ de la logique structuraliste « a été
“construit” par l’auteur des Structures élémentaires de la parenté. 13 » Si Claude
Lévi-Strauss rapatrie le travail de Marcel Mauss dans son champ structuraliste,
c’est bien aussi parce que l’époque était prête à privilégier ce type de lecture, la
structure plutôt que l’histoire ou le vécu. Non que les œuvres scientifiques ne
soient que des constructions sociales, mais tout simplement elles s’inscrivent
dans un champ de savoir, au sens de Michel Foucault, d’un « savoir négatif
inconscient », qui en favorise ou en inhibe la découverte et la diffusion. Pour
Claude Lévi-Strauss, Marcel Mauss doit appartenir au champ de la logique
symbolique des phénomènes sociaux parce que justement se profile à cette
époque un choix culturel plus global en faveur du signifiant et aux dépens de la
signification et des affects.
L’approche structuraliste que Lévi-Strauss attribue à Marcel Mauss n’était
pas sa perspective selon Claude Lefort qui souligne : « la tentative [de Lévi-
Strauss] pour “réduire” les phénomènes sociaux “à leur nature de système
symbolique” […], loin de constituer “le caractère révolutionnaire de l’Essai sur
le Don”, nous paraît étrangère à son inspiration ; c’est la signification que vise
Mauss, non le symbole ; c’est à comprendre l’intention immanente aux
conduites qu’il tend, sans quitter le vécu, non à établir un ordre logique en
14
regard duquel le concret ne serait qu’apparence. » Tout est dit. La notion
d’échange comme « fait social total » peut être approchée comme vécu ou
logique, signification ou signifiant, combinaison opératoire ou affect. De ce
choix procèdent des valeurs qui pèsent lourd dans la fabrique du sujet éthique,
dans les déterminants du rapport à soi-même et aux autres. Il est essentiel de
noter cette différence de perspective lorsqu’on aborde les échanges et les
transactions entre les humains qui, certes, obéissent à des règles précises, mais
convoquent également des « pouvoirs magiques et spirituels ». Claude Lévi-
Strauss se débarrasse du sens du mana en tant que puissance secrète qui
intervient dans l’échange pour en faire un symbole à l’état pur, « un symbole
15 16
zéro ». Il réduit la pensée mythique à « un signe à l’état pur », marquant un
écart entre le signifiant et le signifié. C’est ainsi que se réalise « l’espoir d’une
mathématisation progressive 17 » des sciences sociales. Ce gain que produit
l’analyse structurale de pouvoir relater les échanges sociaux en termes de
logique symbolique, un peu comme une suite logique de symboles algébriques,
s’accompagne d’une perte d’imaginaire. Claude Lévi-Strauss se défend contre
« ceux qui nous reprocheraient de tirer la pensée de Mauss dans un sens trop
rationaliste 18 », conscient qu’il est sans aucun doute du dépouillement
d’imaginaire que son analyse structurale produit. Il se justifie en écrivant à
propos du rôle que le mana produit dans le système de Durkheim et de
Mauss : « on se demande si leur théorie du mana est autre chose qu’une
imputation à la pensée indigène de propriétés impliquées par la place très
19
particulière que l’idée de mana est appelée à tenir dans la leur. » Accusation
classique chez les anthropologues que celle de la projection ethnocentrique des
observateurs sur les cultures étrangères qu’ils étudient. Sauf qu’elle peut être
retournée à l’envoyeur : la logique mathématique des structuralistes n’obéit pas
seulement à un progrès heuristique dans leur mode de connaissance, elle
appartient à un choix parmi les possibles, un plan de coupe dans le chaos.
Le savoir de l’époque se nourrit aussi d’un système de valeurs propre aux
mutations des rapports sociaux exigées par les changements des économies
capitalistes. Un pas supplémentaire dans l’abstraction de la marchandise et de
la dévitalisation des échanges s’accomplit. La dette n’est plus ce qu’elle était, le
don perd sa qualité de magie et de sacré. Les imaginaires se tarissent au profit
des structures. L’analyse anthropologique de Mauss est davantage ouverte à la
pluralité des significations qu’à la logique symbolique d’un système. Dans
l’échange, précise Claude Lefort, « la chose n’est pas inerte, elle porte l’âme du
20
donateur, elle est représentative de son clan et de son sol. » Lévi-Strauss, lui,
ne veut voir dans la réalité la plus profonde qu’implique l’échange qu’une
réalité mathématique : « il faut les dépouiller de leurs caractères qualitatifs, les
21
réduire à leur nature d’opérations » pour se saisir des règles symboliques qui
organiseraient le fait social. C’est aller vite en besogne et réduire les humains à
des fonctions abstraites au lieu de les fonder sur des situations concrètes au
cours desquelles ils s’éprouvent dans des relations d’interdépendance et de
menaces de mort.
Claude Lefort restitue cette pleine et entière subjectivité aux acteurs de
l’échange : le don devient l’acte par lequel l’homme conquiert sa subjectivité
tout en satisfaisant son besoin d’être reconnu. Claude Lefort rapproche, après
Marcel Mauss, l’échange par dons du potlatch en lui reconnaissant une
dimension agonistique (guerrière) au cours de laquelle « donner est tout autant
mettre autrui sous sa dépendance que de se mettre sous sa dépendance en
acceptant l’idée qu’il rendra. 22 » Dans et par cette opération, les hommes se
confirment qu’ils ne sont pas des choses et fabriquent leur subjectivité
collective. L’analyse critique est d’importance. Les humains qui échangent ne
sont pas que des termes résultant d’une combinatoire algébrique, ils sont
d’abord et avant tout des vivants qui s’inscrivent dans une lutte pour la
reconnaissance et déposent dans les objets qu’ils échangent une part spirituelle
de leur être. Faute de quoi, à réduire les échanges à une combinatoire de
nombres ou de graphes, bref des configurations de formes décharnées, nous
risquerions de sacrifier sans le vouloir à l’ordre d’une rationalité abstraite
propre à notre société, la société capitaliste néolibérale.
Au cours de notre histoire, la notion de valeur s’est trouvée réduite au prix
et à la quantité. Dans les échanges médiévaux, la valeur correspond à un
échange symbolique dont les conditions n’impliquent pas nécessairement des
grandeurs numériques. C’est ce processus d’abstraction qui ne cesse de
s’amplifier au cours du développement des capitalismes. C’est à partir du
e
XIV siècle que la révolution symbolique de l’abstraction monétaire se stabilise
et modifie profondément la notion de valeur au cours des transactions sociales.
Cela explique les lectures différentes de Mauss par Lévi-Strauss comme par
Lefort, selon l’importance que l’on donne à cette révolution de l’abstraction et
au processus symbolique et humain qu’elle masque. Nous sommes les héritiers
de cette vieille histoire. Karl Marx nous avait prévenus : avec le fétichisme de la
marchandise, les rapports sociaux entre les humains sont ramenés à une forme
fantomatique de relations entre les choses qui conduit à la « fausse conscience »
subjective et sociale 23.
Sylvain Piron 24 procède à une généalogie de la valeur qui me semble à
même d’éclairer les choix épistémologiques de Lévi-Strauss et de Lefort. En
tordant à ma manière cette généalogie de la valeur, j’inscrirais l’apport de Lévi-
Strauss dans une modernité tardive accordant aux choses et aux systèmes la
primauté, la charge de déterminer la valeur, là où, d’une certaine manière, la
lecture de Mauss par Lefort ou la critique de l’anthropologie structurale par
Pierre Bourdieu restitueraient aux relations sociales leur priorité sur les choses
pour apprécier le juste prix dans l’échange. Cette hypothèse que je propose fait
suite au travail généalogique de Sylvain Piron, mais elle s’affirme comme la
thèse centrale de mon livre : notre tendance à nous identifier aux choses, et en
particulier aux choses abstraites, est un héritage du capitalisme dont les bases
théologiques sont très anciennes et en ont préparé l’avènement d’abord, le
règne totalitaire ensuite. Ce qui suppose un refoulement du vivant, de sa
polyphonie, de sa complexité, de son anarchie dans l’imaginaire occidental.
C’est autour de la notion de « valeur » que les controverses fusent. Les
difficultés à définir la valeur des biens échangés au cours d’une transaction ou
du travail fourni sont essentielles pour l’organisation de la Cité et la régulation
des pratiques sociales. Sans devoir reprendre dans sa totalité la généalogie de ce
concept de valeur, que remarque-t-on si ce n’est qu’au départ, chez Aristote par
exemple, la valeur est le juste prix convenu entre les parties de la transaction eu
égard aux relations sociales ? Les choses ne sont que les annexes secondaires des
statuts personnels de leurs propriétaires. Ce qui prime, c’est la justice dont se
déduit l’égalité. Cette dernière ne se réduit pas au numérique, elle résulte du
jugement des parties et de leur recherche d’accord pour rendre justice :
« l’égalité suffisante est atteinte lorsque les deux partenaires s’estiment de
bonne foi satisfaits des proportions qu’ils obtiennent, selon un jugement
éthique qui manifeste leur sens de la justice. C’est une mesure qui reste donc
interne à l’échange et ne peut se déployer comme règle d’évaluation générale
25
des marchandises. » Non seulement les relations sociales ne sont pas effacées
par la monnaie, mais elles demeurent la substance même des échanges dont
l’argent n’est que le moyen « accidentel » de les régler. Les interprétations
médiévales de l’éthique produisent un contre-sens fabuleux sur le concept de
valeur en en déplaçant le centre de la relation entre les humains (et leur utilité
sociale) vers la relation entre les choses. L’échange n’est juste qu’au regard du
prix de ce qui est échangé (les « productions ») et non plus en fonction des
« efforts et dépenses » de chacun. « L’être social » des choses disparaît au profit
des unités de mesure abstraites. Il importe de prendre toute la portée d’un tel
renversement qui produit ses effets tout au long de l’histoire, au moins des
e e
XIII -XIV siècles à nos jours, et jusqu’aux dernières manières d’évaluer
aujourd’hui qui effacent et dénient le cadre social où les pratiques s’exercent et
s’échangent. La monnaie offre une certitude abstraite incomparable pour
réaliser la transaction sans prendre en considération les sujets sociaux et l’être
social des marchandises. Le rapport aux choses s’est substitué aux rapports
entre les personnes sociales. Il est facile d’imaginer les conséquences sociales,
subjectives et culturelles d’un tel renversement des valeurs. Le vivant disparaît
au profit d’un Vrai artificiel qu’il faut d’ailleurs sans cesse réévaluer avec les
fluctuations de la monnaie en les encastrant dans un système complexe et
abstrait de niveau supérieur. L’abstraction devient une transcendance toujours
plus « jalouse » de son pouvoir monothéiste, « cultuel » disait Walter Benjamin,
devant lequel tout le vivant doit s’incliner. Ce monothéisme de la valeur
numérique, abstraite et dévitalisée, désocialisée, n’a cessé de s’étendre au cours
des siècles jusqu’à « siphonner » l’ensemble des échanges sociaux et vivants. Ce
que l’échange gagne en fausses certitudes et en égalité artificielle, il le perd en
équité et en justice. Les valeurs humaines, les vertus, les vérités sont
« marchandisées » et surtout recomposées par un calcul qui permet de « ne pas
26
regarder les hommes dans les yeux » , pour reprendre la formule de Georg
Simmel. Par exemple, l’égalité devant l’impôt ne signifie pas que l’on paye la
même somme d’argent au fisc mais que l’on contribue également en proportion
de ses revenus. C’est cette égalité, cette équité, qui efface la rationalité
numérique qui s’étend à l’ensemble des champs sociaux et de leurs évaluations.
Le capitalisme fait reposer les échanges humains sur un ordre économique
qui se prête à une mathématique telle que tout sujet se sent « libre » lorsqu’il a
soldé ce qu’il doit par de l’argent. C’est faire peu de cas des phénomènes
imaginaires qui traversent ces échanges. C’est du rationalisme économique
morbide de ne voir dans l’échange d’argent ou d’objets qu’une série
d’opérations abstraites et régulées. Notre civilisation, en désacralisant les
échanges économiques par la monnaie d’abord, par les écritures numériques
ensuite, a brisé l’occasion tout autant d’y trouver un moyen d’être reconnu par
autrui que de se distinguer des choses et de la nature. C’est tout un autre
dispositif de fabrique des subjectivités singulières et collectives qui se met en
place et dont la conséquence à l’extrême de sa perversion, débouche sur le
désespoir, l’angoisse et la violence nihilistes dont les adolescents du roman de
Juli Zeh sont les héritiers. Si la dette n’implique plus la reconnaissance par
autrui, si elle est censée être effacée par l’argent, autrui disparaît et avec lui, le
domaine de la subjectivité. Abandonné dans le désert d’une culture sans autrui
et sans possibilité de se distinguer des choses, ce « Job » des temps modernes,
comme le nomme Albert Camus, est livré à la peur et à l’angoisse d’un monde
27
instable où l’absurde impose sa loi.

1. Mouvement lancé par Carlo Petrini en Italie en 1986, la slow food promeut « l’écogastronomie »
et invite à repenser son rapport à l’alimentation, à consommer des produits sains pour soi et le reste du
vivant et surtout à prendre goût au goût et à la diversité et de l’alimentation.
2. Demain, César du meilleur film documentaire en 2016, réalisé par Cyril Dion et Mélanie Laurent
en 2015.
3. Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin Poche,
1992 (première édition parue en 1965), p. 11.
4. Ibid., p. 34.
5. Jacques Lacan, Encore, Paris, Seuil, 1975 (première édition parue en 1973), p. 108.
6. Ibid.
7. Saussure est le premier linguiste à rendre compte de la langue comme structure constituée de
signifiants faits de ressemblances et de différences formelles. Le sens, que Saussure préfère nommer valeur,
n’est plus au centre de la linguistique.
8. Pierre Bourdieu cité dans Gisèle Sapiro (dir.), Dictionnaire international Bourdieu, Paris, CNRS
éditions, 2020, p. 36.
9. Roland Gori, La Preuve par la parole. Essai sur la causalité en psychanalyse, Paris, PUF, 1996.
10. La prétention d’un absolu de la connaissance se paye du prix fort en psychanalyse, celui de
s’éloigner de l’artiste, le plus à même de s’approcher de l’imaginaire du monde, du monde comme chaos.
11. Marcel Mauss, « Essai sur le don », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1997 (version
originale parue en 1950).
12. Claude Lefort, « L’échange et la lutte des hommes », Les Temps Modernes, no 64, 1951, p. 1402.
13. Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, EHESS, 2017 (première
édition parue en 1949).
14. Claude Lefort, « L’échange et la lutte des hommes », op. cit., p. 1402.
15. Claude Lévi-Strauss, Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, in Marcel Mauss, Sociologie et
Anthropologie, Paris, PUF, 1973, p. 50.
16. Ibid.
17. Ibid. p. 36.
18. Ibid., p. 40.
19. Ibid., p. 45.
20. Claude Lefort, « L’échange et la lutte des hommes », op. cit., p. 1405.
21. Ibid., p. 1407.
22. Ibid., p. 1414.
23. Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, Paris, Minuit, 1960.
24. Sylvain Piron, Généalogie de la morale économique, tome 2, op. cit.
25. Ibid., p. 242.
26. Georg Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, PUF, 1987 (version originale parue en 1900).
27. Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, « Quand les murs tombent », op. cit.
LES AVENTURIERS DE L’UTOPIE

« Je tiens que l’histoire humaine, donc aussi les diverses formes de


société que nous connaissons dans cette histoire, est essentiellement
définie par la création imaginaire [laquelle,] dans ce contexte ne signifie
évidemment pas fictif, illusoire, spéculaire, mais position de nouvelles
formes, et position non déterminée mais déterminante ; position
immotivée, dont ne peut pas rendre compte une explication causale,
fonctionnelle ou même rationnelle. »

Cornelius Castoriadis, « Imaginaire politique grec et moderne », in La


montée de l’insignifiance.
Les carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1996
(première édition parue en 1990), p. 191.

Miguel Abensour remarquait que le XIXe siècle avait été le moment


historique d’une explosion des utopies. Selon toute probabilité, le siècle devait
cette fécondité à la Révolution française et à la Commune qui avaient réussi à
libérer les rêves collectifs d’un nouvel être au monde. Non sans déclencher en
retour une haine des utopies qui s’est accrue depuis 1848, haine du réel, de
l’hétérogène et de l’altérité. Haine d’un réel qui n’entre pas dans le langage de
l’ordre existant et condamne ses organisations à coloniser toujours davantage
les esprits et les mœurs pour se légitimer. Derrière se profile ce qui lui résiste :
la formidable puissance du langage humain de ne pas se laisser réduire à un
ensemble de signes univoques comparables au langage animal. La langue n’est
pas fixée une fois pour toutes, elle évolue sous la pression d’un réel en excès,
elle doit faire face aux rêves collectifs. C’est de cet échec à réduire la langue à
un catalogue de significations que naissent les utopies. Walter Benjamin
évoquait le geste de l’enfant qui essaie d’attraper la lune avec sa main pour
rendre compte de la source des utopies. Il précisait que le geste n’est pas vain,
comme peut le croire le réalisme, car il nourrit la pensée et le cœur. Un mot
parfois, comme celui d’« association » au milieu du XIXe siècle, s’élève telle une
« merveilleuse fleur géante […] pleine de sève et de vie, pleine de beauté et de
signification 1 », pour nourrir les rêves et les luttes des mouvements sociaux.
Que de telles utopies puissent se voir contraintes à en passer par la métaphore
pour dire l’inédit qu’elles intègrent comme expérience en dit long, non
seulement sur la promesse des révolutions, mais aussi sur la crise du langage
dont elles témoignent. Le mot « association » devient la bannière, le signal, le
signifiant maître de toutes ces expériences de coopérations ouvrières, de
regroupements en ateliers communaux se partageant les responsabilités et les
charges dans l’organisation du travail 2. Il ne faut pas craindre les métaphores.
Elles sont les tropes de l’Amour, de la haine aussi, bref des affects sociaux.
Les utopies ont trouvé dans les expériences révolutionnaires la possibilité
de croire en l’impossible et en l’inédit, c’est-à-dire en une autre langue pour
dire le monde. En 1789 comme en 1793, la langue de l’aristocratie et de la
monarchie se dessèche pour laisser place à un nouveau langage qui ouvre sur
l’infini que le passage d’une langue à l’autre recèle 3. Le nouvel esprit utopique
passe par l’invention d’un nouveau langage et la libération des possibilités
retenues dans les langues, de la numérique à la plus littéraire, du créole
jusqu’au rap en passant par l’écriture mathématique la plus huppée. La dérive
des langues, le détour de leurs significations, seront indispensables à la création
de nouveaux imaginaires. La décolonisation en a donné l’exemple, par la danse,
le chant, le conte créole des veillées, les esclaves se réappropriaient l’épaisseur
d’un monde confisqué par la langue utile de la plantation. Patrick Chamoiseau
développe : « Ces esclaves étaient mieux que rebelles : des Guerriers. Ils se ré-
humanisaient en eux-mêmes, pour eux-mêmes, par les créativités du rythme, de la
danse, du chant et de la parole. Les résistances qui se fondent sur la création, la
créativité, sont mieux déterminantes. La créativité est toujours une ré-
humanisation. Elle prend socle sur l’instinct d’exaltation de l’existence dont un
4
être humain peut disposer en lui. » L’acte de création est une forme de
marronnage dont le conte créole est une des plus puissantes illustrations.
Le récit est cette germination partagée, dépliée comme un rhizome, il
« bluffe » les maîtres et rapproche les démunis. C’est bien la raison pour
laquelle les imaginaires qui nous arrachent à la futilité du quotidien, à sa
langue d’utilité, à ses classifications hiérarchisantes comme à ses prescriptions
comportementales sont toujours des révoltes, des moyens de fuir la contrainte
et de restituer l’humanité. Voilà comment, écrit Patrick Chamoiseau, par les
contes créoles, « au cœur de la “réalité” esclavagiste, un “réel” s’ouvrait sur un
lacis de forces jusqu’alors invisibles : une combinaison inconcevable de
l’existant visible et de son au-delà. 5 » Ces arrachements parfois ne sont pas
suffisants, il en faut de plus radicaux, accomplis jusqu’à la destruction des
chaînes. Il n’empêche, ils sont toujours nécessaires, préludes à la lutte ou
transmission de leurs histoires, traces de liberté autant que sa mise en action.
S’évader de l’esclavage n’implique pas forcément une fuite des lieux de la
plantation. De même que le programme situationniste qui invite à donner à la
vie une épaisseur poétique par le voyage n’implique pas forcément de quitter la
ville. Il s’agit de produire la rupture avec l’ordinaire de l’existence, l’ordre du
quotidien qui prescrit d’aller directement d’un point à un autre pour accomplir
les fonctions utilitaires. Il s’agit de dériver dans la ville sans autres repères que
ceux que fournissent le rêve, le fantasme, le désir exacerbé par les drogues. Ce
voyage-là est aussi une révolte contre les espaces homogènes, géométrisés,
rationalisés, balisés de la société capitaliste. Guy Debord écrit à ce sujet : « les
autres suivaient sans y penser les chemins appris une fois pour toutes, vers leur
travail et leur maison, vers leur avenir prévisible. Pour eux déjà le devoir était
devenu une habitude, et l’habitude un devoir. Ils ne voyaient pas l’insuffisance
de leur ville. Ils croyaient naturelle l’insuffisance de leur vie. 6 »
Il nous faut détourner les sens des récits pour faire surgir des effets
poétiques et politiques, provoquer des effets de turbulence poétique au sein des
quadrillages techniques, sociaux et rationalisés où sont enfermés les individus.
Il est urgent d’inventer des formes de « marronnage », de faire bouger les lignes
pour « renverser le gouffre », déplacer au quotidien les barrières de toutes les
enclosures, si minimes soient-elles. Inutile d’attendre le Grand Soir ou la
victoire électorale, la révolution est un effacement des limites, un
détournement des frontières. Lorsque les déplacements opèrent au sein des
discours, de leurs significations, ils portent les germes de nouveaux imaginaires
qui peuvent devenir utopies. En 1968, l’utopie n’était pas que dans les œuvres,
elle était aussi dans les têtes et dans la rue. En période de transition culturelle,
l’utopie peut constituer un détour obligé, une propédeutique aux
bouleversements sociaux dont elle assure la « conversion utopique », c’est le
concept légué par Miguel Abensour. Il m’est précieux car il rejoint mon
expérience de psychanalyste : aucun changement essentiel dans l’existence d’un
individu ne saurait s’abstenir de rêves qui le préparent et le précipitent. Et le
rêve naît de la rencontre de fragments de mots et d’affects très puissants, chez
les individus comme dans les sociétés.
L’émergence du capitalisme lui-même a partie liée à l’éthique protestante 7
et à ses rêves : « le capitalisme fut un phénomène naturel par lequel un
sommeil nouveau, plein de rêves, s’abattit sur l’Europe, accompagné d’une
réactivation des forces mythiques 8 », écrit Walter Benjamin. Quand la
fécondité de ces forces mythiques fut épuisée, à la fin du XIXe siècle, apparurent
les idéologies totalitaires et leurs folies de classement, de quantification,
d’inventaires et d’organisation sociale animale. Les dérives et les détours de
l’imaginaire dépendent de la possibilité de trouver de nouveaux langages pour
résoudre les crises. L’imaginaire en cours aujourd’hui dans le monde est pauvre
et stérile 9. À l’art, à la philosophie et à la science de nous offrir les moyens
conceptuels d’en créer un autre. Les affects, eux, sont dans la rue et attendent
la rencontre avec un nouvel imaginaire. Il est nécessaire que le simulacre
s’écroule pour que le vivant puisse apparaître. Cette apparition est
conditionnée par une capacité de rêver. De même que pour une subjectivité,
aucun acte véritable – un acte vrai suppose que l’on ne soit plus le même après
qu’avant – ne survient s’il n’est préparé par un rêve dont il est le souvenir
inconscient, aucune transformation sociale n’advient qui ne soit rêvée par une
utopie. L’utopie ne se cantonne pas aux œuvres de fiction, elle s’incarne dans
tous les mouvements sociaux et culturels qui tentent de révolutionner la vie et
procèdent des « rêves du collectif ». Je le répète car c’est en cela que les
différentes avancées du présent ouvrage sont profondément liées : l’utopie est la
source de tout changement social, qu’elle émerge comme roman, fable, conte
ou qu’elle mène la danse des stratégies sociales. Ce qui suppose la disponibilité
de nouveaux concepts que le collectif en soit conscient ou non lorsqu’il institue
ses utopies ou en incorpore les stratégies. Elle est un habitus avant de devenir
un genre littéraire.

1. Cornelius Castoriadis, « Imaginaire politique grec et moderne », op. cit.


2. Michèle Riot-Sarcey, Le Procès de la liberté. op. cit.
3. Walter Benjamin, « La tâche du traducteur » (1923), in Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000, p. 244-
262.
4. Patrick Chamoiseau, Le Conteur, la nuit et le palmier, op. cit., p. 92.
5. Ibid., p. 83-84.
6. Guy Debord, « Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps »,
in Œuvres cinématographiques complètes (1952-1978), Paris, Gallimard, 1994 (première édition parue en
1959), p. 29.
7. Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Flammarion, 2002 (version
originale parue en 1904).
8. Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 408.
9. Le sinologue suisse Jean François Billeter écrit : « l’imaginaire dominant est désormais le même
qu’ailleurs. Il est aussi pauvre, et aussi dangereux par cette pauvreté même » in Chine trois fois muette,
Paris, Allia, 2000, p. 62.
COMPLAINTE POUR UN CHAOSMOS

« Un concept est donc un état chaoïde par excellence ; il renvoie à un


chaos rendu consistant, devenu Pensée, chaosmos mental. Et que serait
penser s’il ne se mesurait pas sans cesse au chaos ? »

Gilles Deleuze et Félix Guattari,


Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 2005
(première édition parue 1991), p. 208.
Dissiper les imaginaires du XIXe siècle

Le XIXe siècle s’achève sur des analyses critiques et désespérées de l’illusion


d’une évolution positive et continue du vivant et de la matière déroulée sur le
vecteur d’un temps linéaire. Friedrich Nietzsche en philosophie, avec des
décennies d’avance, et Max Planck en science, par exemple, anticipent la
reconnaissance d’une discontinuité de la matière et de l’esprit que
développeront par la suite les physiciens relativistes et quantiques. Le temps n’a
pas davantage de consistance que l’espace et le mathématicien philosophe
Alfred North Whitehead affirme d’emblée les principes de cette inadéquation
des anciens codes aux nouvelles découvertes : « temps, espace, particules,
rayonnement, etc., sont des abstractions et nous donnent une image déformée
1
de la réalité. » D’où la nécessité d’un nouveau langage à même d’intégrer les
nouveaux événements scientifiques qui attestent à cette époque de cette crise de
la représentation de l’objet. C’est en même temps un nouvel imaginaire qui est
rendu possible et avec lui, de nouvelles utopies. Les corps physiques ne sont
plus considérés comme étant d’abord dans l’espace et ensuite en mouvement
pour interagir entre eux ; ils sont dans l’espace parce qu’ils interagissent et
l’espace devient le résultat de leurs interactions.
Nous verrons ce qu’il pourrait en être à appliquer ce principe aux êtres
vivants et en quoi la pensée éthique et politique de la créolisation d’Édouard
Glissant et de Patrick Chamoiseau pourrait répondre à cette exigence
épistémologique autant qu’éthique. Les événements isolés n’existent pas, pas
davantage que les humains n’existent sans autrui. L’espace n’existe pas sans le
temps et réciproquement : « notre perception du temps, c’est une durée, et les
instants n’ont été introduits que pour une nécessité supposée de la pensée. En
fait, le temps absolu est tout autant une monstruosité que l’est l’espace
2
absolu. » À partir de ce constat, on comprend que la matière elle-même n’est
plus une substance, mais un process, analogue à une « vibration », comme pour
une note musicale. Le process marque le passage d’un état à un autre, le passage
de la puissance à l’acte de création (de la réalité). Sans devoir développer plus
avant, je dirais que dans le domaine de l’épistémologie des sciences, le langage
réaliste et positiviste hérité du XIXe siècle s’avère incapable de rendre compte des
nouvelles réalités scientifiques. Or, c’est encore ce langage des connaissances de
ce siècle qui organise l’imaginaire avec lequel nos sociétés vivent et pensent leur
quotidien, dans la politique comme dans le grain le plus ténu de nos existences
singulières. Telle est notre infirmité qui exige que nous puissions aujourd’hui
nous « relier », être à l’écoute des correspondances entre les champs de
connaissances, dans leur trans-dépendance 3. Le devenir utopique passe par ce
truchement : engager le potentiel des idées par un nouveau rêve capable de
« renverser le gouffre », d’en capter la puissance pour en faire la force des
nouveaux concepts. Pourrait-on imaginer la révolution sans le concept de
liberté, la révolte sans celui de dignité ? Pourrait-on imaginer un devenir sans le
multiple qui en conditionne les réalisations ? Il faut dissiper certaines illusions
et permettre à d’autres variations de surgir d’un nouveau plan de coupe du réel.
Comment ne pas s’apercevoir que la notion même d’individu est un
mirage ? Ce que nous prenons pour une « individualité » est davantage
combinaison provisoire de process que substance ou représentation. Isoler la
psychologie d’un sujet de son contexte ou le social de ses autres composantes,
le cognitif de l’affect, l’architecture du politique, l’histoire de l’historien, la
biologie des microbes de ses hôtes vivants etc. relève de principes
méthodologiques légitimes, mais limités au temps de l’expérience de
laboratoire. Ces dispositifs conceptuels et phénoménotechniques donnent des
résultats partiels et provisoires formidables, mais qui ne sauraient légitimement
prétendre au Vrai absolu. Sauf à devenir le prétexte idéologique d’une politique
qui aliène le vivant pour mieux pouvoir l’exploiter. C’est la raison pour
laquelle, à un moment ou un autre, ces résultats doivent être accompagnés par
d’autres manières de construire le monde, au premier rang desquelles les
expériences esthétiques de l’art et du vécu. Les connaissances produites, les
concepts découverts par une approche doivent pouvoir être confrontés à ceux
d’autres démarches, mis en correspondance, en suivant les lignes de crête, les
enchevêtrements, les ruptures et les résonances de l’époque. La discontinuité de
la matière et l’émergence d’un espace-temps irréductible au temps comme à
l’espace découverts au XXe siècle n’affectent pas que les sciences, c’est un
bouleversement dans nos cadres de pensée dont nous n’avons pas tiré toutes les
leçons.
Avec la disparition de l’idée d’homogénéité du temps et de l’objectivité du
témoignage historique disparaissent aussi les principes de continuité et de
causalité des événements, et l’illusion d’un avenir prévisible à partir des
déterminismes du passé. Le langage du nouvel humanisme qu’il nous faut
impérativement trouver pour construire un imaginaire social à même de relier
autrement les sujets entre eux, en rapport aux autres espèces, en lien avec le
vivant et la Terre, suppose que nous soyons capables d’abandonner les entités
définies, de même que les recherches modernes renoncent aux figures de
l’espace euclidien et du temps newtonien, désormais obsolètes. Il nous faut
reprendre et approfondir les rêves du passé et mettre un terme à leur
dégénérescence en idéologies. Faute, par exemple, d’un appui sur la fonction
révolutionnaire de l’histoire qui voit dans chaque instant la promesse d’une
possibilité nouvelle que les lueurs du passé éclairent, les humanismes classiques
restèrent enfermés dans un évolutionnisme biologique tempéré par la morale.
Quant au « quasi-contrat », fondateur du lien social, il a eu quelques difficultés
à dépasser l’horizon d’un républicanisme laïc compromis par les errements
politiques de la IIIe République. Il n’empêche, reconnaissons à ces francs-
maçons républicains et laïcs l’intuition géniale de fonder le lien social non sur
la lutte, mais sur la dette. Les discours de « vérité » des humanistes classiques,
pour prometteurs qu’ils ont pu m’apparaître, demeurent prisonniers du sous-
sol épistémologique de la société de l’époque. Si l’utopie trouve sa source
inextinguible dans l’inachèvement de l’être, social ou singulier, son avenir est
plein de promesses pour nous qui n’avons pas encore été capables de tirer la
leçon des bouleversements des catégories traditionnelles de l’espace et le temps
que les découvertes scientifiques ont produits.
L’invention du nouvel esprit utopique passe par la déconstruction des
entités traditionnelles de temps, d’espace, de classe, de vivant et d’humain,
d’identité, encloses dans des significations mortes dont les idéologies sont les
sépultures. Il nous faut exploser les catégories traditionnelles des significations
pour rendre à la langue et au langage la puissance de leurs équivoques. Si la
science exige légitimement que le mot soit dépouillé de ses significations
mythiques pour prétendre devenir un concept – ce fut le cas de la notion de
« force » newtonienne –, la vie exige que le concept soit réinjecté ensuite dans
sa portée mythique pour participer à la création de nouveaux imaginaires. Cela
s’appelle « avoir une idée », qui se célèbre comme une « fête » disait Deleuze,
car ce n’est pas si fréquent qu’on le pense. C’est la raison pour laquelle les
« expériences de pensée » que proposent parfois les scientifiques en parallèle des
expérimentations sont si formidables. Peut-être est-il temps de soutenir des
paradoxes et la superposition des états quantiques de nos phénomènes sociaux
et subjectifs ? Cela suppose que se dissipe le mirage récurrent de l’identité.
Faute de quoi de nouveaux drames historiques se prépareraient. Nous sommes
en panne d’imaginaire. C’est la raison pour laquelle je cherche dans les ruses du
créole la puissance de l’« état poétique » du monde, pour reprendre la formule
de Patrick Chamoiseau : « l’état poétique peut donc amplifier les mots. Ils ne
servent plus seulement à composer des phrases : ils permettent à l’artiste de se
créer un univers particulier dans lequel certains mots ont une extension
galactique bien plus large et inattendue que leur orbite littérale. Le mot comme
argile, comme onde, comme particule, comme petit souffle d’astre inconnu,
sillage gazeux d’un météore de cobalt et de zinc. 4 »

1. Rémy Lestienne, Whitehead. Philosophe du temps, Paris, CNRS Éditions, 2020, p. 7.


2. Alfred North Whitehead, cité par Rémy Lestienne in Whitehead. Philosophe du temps, op. cit.,
p. 62.
3. Voir à ce sujet l’ouvrage fondateur du Parlement des Liens dont l’aventure a été lancée par les
Liens qui Libèrent en juin 2021 à Beaubourg à Paris : Collectif, Relions-nous ! La Constitution des liens,
l’an 1, Les Liens qui Libèrent, 2021.
4. Patrick Chamoiseau, Le Conteur, la nuit et le palmier, op. cit., p. 109.
Le mirage récurrent de l’identité

« Au nouvel esprit utopique revient de rechercher les points aveugles à


partir desquels l’émancipation s’est inversée, de les investir, et de les
déconstruire afin d’ouvrir de nouvelles percées utopiques. C’est du côté
de Walter Benjamin que l’on rencontre la pensée la plus aiguë d’une
dialectique de l’émancipation rapportée aux utopies. »

Miguel Abensour, L’Homme est un animal utopique, Arles, Les Éditions de


la Nuit, 2010, p. 101.

Le mirage récurrent de l’identité dont le miracle de la créolisation conteste


la légitimité s’empare de la plupart de nos espaces culturels, politiques et
religieux. Il est la limite même de l’universalisme occidental porté par les
Lumières et relayé au XXe siècle par la gauche sociale-humanitaire dont il a été
question avec les solidaristes. L’apport de la gauche sociale-humanitaire aurait
pu être le point de départ d’un nouvel esprit utopique à condition, justement,
de refuser les assignations identitaires. Le « contrat » des « ayants-droits » ne
pouvait légitimement exclure des parts majeures de l’humanité, de notre
humanité. Au contraire de ce qui a été fait – j’ai rappelé les ambiguïtés d’Alfred
Fouillée –, il aurait fallu reconnaître qu’« il n’y a pas de politique du semblable
sans une éthique de l’altérité 1 », comme le dit Achille Mbembe. Là est la dette
que chacun d’entre nous contracte à la naissance à l’égard du langage qui
recueille en son sein la figure de l’Autre pour tout sujet. Figure à partir de
laquelle il peut s’adresser aux autres. Cet Autre est ce qui manque à la plupart
des recherches en neurosciences et les neurones miroirs n’en épuisent pas la
portée, ils n’en sont que la simulation. L’Autre dont je parle n’est pas que reflet,
ombre ou double des identifications imaginaires. Il est plutôt garant que le Je
ne se réduit pas au reflet, écart qui marque la place d’une dette au cœur du
langage dont nous avons vu la mise en jeu dans les échanges de dons et la
révolution symbolique de la conversion monétaire.
La dette existe, non seulement entre les races, les classes, les genres, les
ethnies, mais encore entre l’humanité et les autres espèces, les humains et leur
terre. Il ne s’agit plus alors d’invoquer les droits, – de l’homme, des femmes,
des LGBT, des peuples autochtones, des animaux, des espèces… –, mais de
reconnaître que chacune des « frontières » qui établit ces « identités » est
incertaine et poreuse. L’identité est un « mirage récurrent 2 » qui ne détient sa
consistance qu’à être rapporté aux différences composées, multiples, dont
l’assemblage permet le phénomène d’illusion. Une conception essentialiste de
l’identité expose, tôt ou tard, à la tentation fasciste de désavouer la
« composition » plurielle de l’identité d’un peuple, d’une communauté, voire
d’un individu. L’historien Fernand Braudel, s’interrogeant sur l’identité de la
France (dans un ouvrage éponyme du sujet), écrivait qu’il convenait d’entendre
cette notion comme « le résultat vivant de ce que l’interminable passé a déposé
patiemment par couches successives… En somme un résidu, un amalgame, des
additions, des mélanges, un processus, un combat contre soi-même, destiné à
3
se perpétuer. » Édouard Glissant nomme cet amalgame le limon, la pluralité
des traces sanglantes ou victorieuses déposées au fond des océans par les
bateaux négriers, mais aussi par les souffrances et les promesses des luttes
sociales. Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau ou Achille Mbembe ne
tombent pas dans la vindicte et le ressentiment que l’on entend de certains
discours postcoloniaux. Ce qui ne veut pas dire que toutes les souffrances se
valent, mais que toutes méritent le respect et exigent que l’on s’attarde sur ce
qui les rapproche et les différencie. L’Humanité doit être conçue comme le
limon où s’enracinent les mandragores, entre l’eau douce et la mer, pour créer
un écosystème végétal et animal. C’est dire ce que notre histoire, sans cesse
revue et corrigée, doit au creuset des existences multiples et diverses. Creuset au
sein duquel viennent se fondre et se recomposer aussi les idéologies multiples
dont l’individu lui-même devient le support et le mirage. Le devenir-nègre du
monde dont parle Achille Mbembe provient de cet arrachement des êtres
humains opaques et singuliers par une « civilisation » qui les livre au broyage
du marché mondialisé. Mais – et c’est l’originalité de ces penseurs de la
créolisation – l’assignation à la « négritude » ne procède pas uniquement de la
couleur de peau. Elle ne renoue pas avec le mirage essentialiste de l’identité.
Lors de mes séjours au Brésil, avant la dictature de la bêtise crasse et
meurtrière, j’ai plusieurs fois entendu mes collègues universitaires lancer cette
affirmation avec fierté : « aucun d’entre nous ne peut prétendre ici à une
“pureté” raciale, nous sommes le résultat de mélanges ». Stefan Zweig voyait
dans ce pays qui l’avait accueilli, le Brésil, la terre d’avenir de l’humanité 4. Et,
si les mélanges ne s’arrêtaient pas aux territoires de la peau ou des cultures ? Et
s’il en allait de même dans les champs des savoirs et des pouvoirs ? J’ai un jour
entendu à la radio Ian Hacking dire que l’on ne pouvait plus rêver de la même
manière après Freud. Je trouve la remarque très juste. Il faut éviter que
l’administration politique des recherches ne deviennent « raciste » comme elle
tend à le devenir au moins depuis trois décennies en France sous l’impact de
l’organisation tayloriste des disciplines universitaires. Il faut là encore favoriser
le multiple, le divers, le complexe, qui permet à la pensée d’être vivante.
La vie est création continue de formes dont l’apparence de permanence et
de continuité relève partiellement de l’illusion. Georges Canguilhem montrait
que le caractère d’individualité du vivant ne pouvait pas recevoir de réponse
définitive d’une seule science. Il précisait que « le problème de l’individualité
ne se divise pas. Nous n’avons peut-être pas assez que l’étymologie du mot fait
du concept d’individu une négation. L’individu est un être à la limite du non-
être, étant ce qui ne peut plus être fragmenté sans perdre ses caractères propres.
5
C’est un minimum d’être. » Mais où trouver ce minimum d’être ? Notre corps
renouvelle sans cesse sa matière cellulaire, tout en maintenant sa forme
permanente, ou du moins en apparence l’essentiel de la morphologie.
L’individu suppose, écrit encore Canguilhem, « nécessairement en soi sa
relation à un être plus vaste, il appelle, il exige […] un fonds de continuité sur
lequel sa continuité se détache. En ce sens, il n’y a aucune raison d’arrêter aux
6
limites de la cellule le pouvoir de l’individualité. » Si nous ne pouvons trouver
au niveau de la cellule le caractère de l’individualité, comment pourrions-nous
le trouver au niveau de l’individu ? Que dire alors de l’assemblage d’individus ?
Que dire alors d’une prétendue individualité de la race, de la nation ou de la
religion ? Que dire de la matière dont la composition granulaire fait de
l’apparence de substance continue la plus forte de nos illusions ? Que dire de
ces unités de concepts ou de méthodes qui tendent à s’imposer à tous les
champs, quels que soient les objets qu’ils approchent ? Que dire de ces
identités raciales ou communautaires affirmées et closes qui conduisent
inévitablement aux hécatombes sous l’effet des mirages qui les polarisent ? Que
dire encore de l’impérialisme de certaines connaissances à vouloir ramener la
diversité du vivant et le tremblement des affects à quelques patterns abstraits et
simplifiés construits par leur heuristique ? Que dire de ceux qui confondent la
carte et le territoire, la terre et la circonscription ?
Comment pouvons-nous encore parler d’identités, d’individus, de races, de
religions, de comportements, de cerveaux… et prétendre prendre la juste
mesure de leur objectivité alors que la mécanique quantique a fait exploser
l’existence isolée des particules et leurs propriétés ? Le monde quantique n’est
plus peuplé d’objets stables aux propriétés établies. Il est discontinuité,
interactions, occurrences multiples, indéterminations, nœuds incertains et
événements punctiformes et provisoires. Il est la profondeur de ce que nous
captons en surface dès lors que nous parvenons à nous émanciper des langues
mortes des positivismes naïfs. Toutes nos identités, de la plus macroscopique à
la plus microscopique, sont produites par des interactions et des relations.
Nous sommes encore aliénés aux illusions, aux évidences et aux langages des
natures mortes, anéanties par les révolutions scientifiques et poétiques qui ont
fait rendre l’âme au monde solide et continu de la matière comme de l’esprit.
Qui pourrait sérieusement prétendre enfermer l’identité dans une résidence,
biologique, culturelle, formelle ou substantielle, isolée des relations et des
interactions qui la font apparaitre ?
C’est ailleurs que dans une forme ou une substance qu’il faut chercher des
marqueurs de l’identité. Je dirai avec Canguilhem qu’« en bref l’individualité
n’est pas un terme si l’on entend par là une borne, elle est un terme dans un
7
rapport. » Il n’y a pas d’identité en soi, mais une cascade de traits en rapport
les uns avec les autres, faits de ressemblances et de différences, formant des
réseaux d’appartenance et de distinction. L’identité est le pont-levis sans lequel
le château tombe en ruine s’il demeure replié et clos. Nous avons une identité
d’êtres humains moins définie par un caractère « national », « racial » ou de
« genre » que par notre appartenance au monde du vivant. Nous sommes
autant des « individus » biologiques ou des systèmes anatomo-physiologiques
d’organes que des combinaisons de bactéries formant un microcosme, actif à
l’intérieur de nos organismes autant qu’en interaction avec les autres univers
« bactériels ». La microbiologiste Lynn Margulis et son fils théoricien des
sciences Dorion Sagan rendent compte de notre humanité comme le résultat
de « recombinaisons microbiennes ». Ils écrivent que nous devrions accepter
« le fait que nous sommes non pas supérieurs aux autres organismes, mais leurs
égaux – juste une recombinaison différente des mêmes ancêtres microbiens –
8
[…]. » Nos exploits techniques dont nous sommes si fiers ne sont pas notre
propriété, ils proviennent de la biosphère dont nous découvrons les processus
tout en méconnaissant leur interconnexion avec les techniques du vivant qui
ont permis l’évolution biologique. Ces auteurs invitent à une vision
copernicienne de la biologie qui nous conduit à admettre que nous ne sommes
pas au centre de l’univers. Freud avait analysé les trois blessures infligées à
l’humanité 9 : la terre n’est pas au centre de l’univers, l’homme est un animal
comme les autres et le Moi n’est pas maître en son logis. Peut-être
conviendrait-il d’en ajouter une quatrième : l’individu biologique ne serait
qu’une recomposition microbienne parmi tant d’autres. Nous appartenons au
vivant dont nous ne sommes que l’un des modes d’expression et que notre
illusion narcissique nous empêche de reconnaître comme tel.
Il est temps de prendre conscience que nous formons avec les autres,
humains, espèces, vivants, nature, une communauté d’indivision au sein de
laquelle s’activent les affects sociaux d’amour et de haine, mais sans jamais
oublier notre dette à leur endroit. Achille Mbembe rappelle qu’il ne saurait y
avoir de communauté humaine hors le champ de la dette, « sauf à prétendre au
divin 10 ». Cette précision est essentielle, car elle pose bien l’impasse narcissique
d’une métaphysique occidentale où le sujet rationnel s’est imaginé comme
« auteur de lui-même », s’est installé au cœur d’un vide, d’une place désertée
par Dieu. Ce langage des Lumières, tout en émancipant le sujet rationnel et
moral, en l’invitant à sortir de l’état de minorité dans lequel il pourrait se
complaire à l’endroit des traditions et des autorités, ouvrait un nouveau régime
d’illusions dont la psychanalyse en partie est sortie : le sujet, émancipé de ses
attaches historiques et traditionnelles, pourrait devenir l’auteur de son destin. Il
ne faut pas rejeter les Lumières, mais travailler leur « négatif », cette part
ignorée du chaos qui leur a permis d’exister.
En affirmant que « le Moi n’est pas maître en son logis », Sigmund Freud a
fait chuter la mégalomanie occidentale initiée par les Lumières. Le fameux « là
où Ça était, Je doit advenir » rejoint d’une certaine manière les métaphysiques
africaines où ce qui importe est moins ce que je suis que ce que je vais être.
Achille Mbembe le souligne avec force, ces métaphysiques antiques africaines
privilégient la relation dans la composition du Soi, davantage que l’ontologie.
Il s’agit alors moins de retourner à Soi que de sortir de Soi pour répondre à
l’autre et à l’environnement qui le sollicite. Le Soi doit s’ouvrir à ce qui
l’entoure, humains, objets, animaux, végétaux, forces cosmiques, pour se
(re)composer dans des relations qui ne sont jamais des substances, mais des
histoires. Achille Mbembe cite le puissant roman initiatique d’Amos Tutuola
dans lequel le héros tombe dans un trou, à l’instar d’Alice et son miroir, pour
se métamorphoser au fur et à mesure de ses rencontres avec les esprits de la
brousse 11. Dans cette brousse, même la Terre est « humanisée », elle souffre
quand on lui marche dessus : « j’ai fini par arriver dans une partie de la brousse
pas comme les autres. En effet, quelle n’a pas été ma surprise lorsque j’ai posé
le pied (le pied gauche) dessus, d’entendre la terre crier : “Ne m’écrase pas, aïe !
ne m’écrase pas comme ça, ne me marche pas dessus, va-t’en retrouver ceux qui
te poursuivent”. 12 » Nous ne nous sommes pas échappés de l’animisme comme
la superbe occidentale le croit, nous l’avons transféré aux objets techniques,
non sans efficacité.
La dette procède de la culpabilité et les psychanalystes le savent bien :
l’instance morale est la condition du désir. Cette instance morale ne se réduit
pas à la rêverie bourgeoise de l’utilitarisme rentier, pas davantage à la sainteté
des philosophies morales religieuses ou laïques, elle se rapprocherait davantage
de cette géniale intuition du théoricien du solidarisme et homme politique
Léon Bourgeois reconnaissant que « la société est formée entre les semblables,
c’est-à-dire des êtres ayant, sous les inégalités réelles qui les distinguent, une
identité première, indestructible. 13 » Cette « identité première, indestructible »
est sans doute très proche de ce que nous appelons le « manque à être » que
nous offrons, sans le savoir et sans le vouloir, à l’autre dont nous devenons de
ce fait redevables. C’est cela également la leçon du potlatch. Se faire reconnaître
par l’Autre en lui cédant ce qui nous manque et que recouvrent nos
possessions.
Cette priorité de la relation sur l’individualisation rapproche l’humanisme
d’hier (celui de Léon Bourgeois par exemple), de celui d’aujourd’hui (comme
celui d’Édouard Glissant). C’est ce rapport d’endettement à la nature et aux
autres qui témoigne du soin que nous prenons de notre manque à être. Jean-
Jacques Rousseau nous avait avertis : lorsque notre rapport à la nature change,
14
tout change . L’appropriation de la Terre est la condition émergeante des
inégalités sociales, les enclosures furent par le même mouvement un
confinement subjectif et social. Cette enclosure sociale et politique dérive aussi
d’une métaphysique occidentale où de multiples façons jusqu’à l’aliénation
parfaite de l’individualisme de masse, le sujet s’enferme dans le face-à-face
d’une conscience réfléchie autarcique jusqu’à refuser le monde. Réduire le
monde à un ensemble d’objets maitrisables et silencieux revient à lui dénier sa
valeur ontologique de denrée essentielle à notre rencontre avec le vivant. Ce
monde absurde parce que silencieux s’oppose à l’habitus du héros du roman
d’Amos Tutuola qui découvre que « si, dans une brousse, il n’y a aucun bruit,
personne, ou disons si une brousse est par trop silencieuse, sans qu’il soit
besoin de voir un être terrifiant, c’est là qu’on a vraiment peur. 15 »
Le politique authentique devrait sans les confondre et s’y soumettre laisser
vivre, au sein de la société dont il a la charge, la science et l’utopie, les
organisations sociales et les organismes du vivant, l’art et les techniques. La
politique doit témoigner son respect aux sciences sans lesquelles nous ne
serions pas ce que nous sommes, aux fictions ensuite, sans lesquelles nous ne
pourrions être ce que nous sommes appelés à devenir. Nous sommes surchargés
de pensées politiques anachroniques qui nous tuent et avides d’utopies qui
nous permettraient de vivre autrement. Nous avons besoin de nous inspirer des
conteurs, des danseurs, des chanteurs qui furent les héros des révoltes contre les
logiques d’esclavage et de domination, dont l’œuvre d’Édouard Glissant reçoit
l’héritage : « je vous présente en offrande le mot créolisation, pour signifier cet
imprévisible de résultantes inouïes, qui nous gardent d’être persuadés d’une
16
essence ou d’être raidis dans des exclusives. »
Pour pouvoir faire émerger cet Autre de nos réalités, ces autres scènes
« incréées » contenues dans nos évidences et nos concepts, nous devons
créoliser les arts et les sciences, les disciplines et ce que leur découpage
méthodologique exclut nécessairement, les affects et les logiques. C’est
pourquoi nous devrions nous laisser conduire par tous les créateurs qui ont
inventé une autre façon de vivre et qui sont parvenus à vivre dans leurs
créations, en échappant, au moins un temps, aux camisoles et aux orthopédies
des pseudosciences de la santé mentale. Ainsi vécut, tant bien que mal, non
sans éviter drogues et médicaments, Philip K. Dick dans un monde de science-
fiction qu’il définit comme le seul qui lui soit vivable : « le thème central de la
SF [science-fiction] c’est l’idée, mais c’est l’idée en tant que monde, pas l’idée
en tant que simple pensée. C’est le rêve, la philosophie concrétisée. L’idée naît
et l’histoire ou le roman de SF, en particulier le roman, est sa terre de naissance,
sa terre natale. 17 »
La science-fiction serait-elle plus proche de la science que de la fiction et en
partageant la puissance de l’hybridation ne nous permettrait-elle pas de nous
déprendre de l’idéologie et de la religion capitalistes ? La créolisation à laquelle
invite ce genre de littérature procède de l’émancipation et du marronnage,
ouvre l’horizon des futurs. Les poétiques de la science-fiction ont souvent
anticipé les découvertes scientifiques. Rien ne garantit que nous ayons été
capables de les intégrer dans nos catégories de pensée et de jugement au sein de
la vie courante. Bien au contraire, ce sont les notions de la vie courante
transportées dans le domaine de la science et de la philosophie qui font
obstacle aux découvertes. Le mélange des genres a une puissance d’hybridation,
comme sont puissants les systèmes de signes – phonétiques, syllabiques,
idéographiques, iconiques – que permet l’hypertexte, ce qui montre la
conjonction possible entre les « vieilles » utopies et les nouvelles technologies.
Les dérives auxquelles invitaient les situationnistes au moyen de nouvelles
cartographies faisant émerger la Chine en plein Paris pour dépayser le
promeneur sont rendues possibles et facilitées par le numérique. L’important
étant de sortir des chemins battus conduisant du boulot au dodo et du dodo au
parc d’attractions et du parc d’attractions au cimetière, et au passage d’opérer
une fusion complète entre les arts et les sciences jusqu’à aboutir à cet « art
populaire », axe central d’un « urbanisme unitaire ». Ce fut le projet des
situationnistes auquel Constant légua un Manifeste 18 dans lequel il proposait la
création d’une ville expérimentale qui devait renverser les principes
d’urbanisme du capitalisme. La géographie en archipels, théorisée par les
situationnistes avant Édouard Glissant, devait faciliter des ponts entre des îlots
épars, au milieu de la civilisation actuelle, afin de convertir progressivement les
populations à l’utopie d’un nouveau mode de vie révolutionnaire. Dans ce
mode de vie révolutionnaire se trouvait abolie la différence entre le loisir et le
travail, et encouragé le nomadisme généralisé. C’est dans ce sur-monde qu’il
faut faire surgir des segments de nos vies ordinaires, de l’ordre de nos vies. Le
principe organisateur de l’espace social doit redevenir le jeu, et le renversement
révolutionnaire de la société bourgeoise ne doit plus être confié aux masses ou
aux partis politiques mais à une praxis des modes de vie. Cette nouvelle praxis
utopique était, chez les situationnistes, conditionnée par les architectures en
réseaux et en archipels construites dans cet esprit unitaire et ludique. On
conçoit aisément leur haine pour Le Corbusier.
Quelles que puisse être le devenir de ces esquisses d’une pensée en
archipels, elles ont remis en cause le monothéisme de l’utilitaire et nous
devrions nous en inspirer. Non les copier, car en plus d’un point elles sont
d’époque et de ses illusions. Simplement, recueillir leurs rêves qui portent en
eux la répulsion pour la ligne droite nivelant les conduites. Ces rêves collectifs
manifestaient du goût pour les détours, les dérives, les flâneries où le sujet se
perd pour mieux se trouver. Cette culture de la liberté qui se soustrait aux
points morts des espaces homogènes et géométrisés de la raison instrumentale a
fait germer les révolutions symboliques de la pédagogie, avec Célestin Freinet
par exemple, ou du soin, avec Sigmund Freud. Il nous faut en retrouver la
source et mettre en panne l’imaginaire si pauvre de l’utilitarisme qui détruit la
planète et la diversité du vivant.
Cette révolution symbolique rejoint plus d’un principe de création de la
culture créole au sein de laquelle le conteur mêle à l’insu du maître l’imaginaire
et la conscience politique de sa condition dont il parvient à s’échapper en
contrebande. Comment ne pas s’inspirer du jeu et du plaisir à notre époque si
mortellement ennuyeuse que les populations ne parvenant pas à s’identifier au
« peuple qui manque », « qui n’existe pas encore », s’enivrent de toutes sortes de
stupéfiants, depuis les psychotropes jusqu’aux fabriques d’opinions ? Comme le
dit Achille Mbembe, « pour construire ce monde qui nous est commun, il
faudra restituer à ceux et à celles qui ont subi un processus d’abstraction et de
chosification dans l’histoire la part d’humanité qui leur a été volée. 19 »

1. Achille Mbembe, « Leçon inaugurale », op. cit.


2. Dans le « Séminaire XIV La logique du fantasme », Lacan (1966-1967) évoque « cette invincible
renaissance du mirage de l’identité du sujet » (séance du 14 décembre 1966, inédit, p. 62).
3. Fernand Braudel, L’Identité de la France, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986.
4. Stefan Zweig, Le Brésil, terre d’avenir, Paris, Le Livre de poche, 2001 (version originale parue en
1940).
5. Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, op. cit., p. 71.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Lynn Margulis et Dorion Sagan, L’Univers bactériel, Paris, Albin Michel, 1989 (version originale
parue en 1986), p. 254.
9. Sigmund Freud, « Une difficulté de la psychanalyse » in Œuvres Complètes XV, Paris, PUF, 1996
(version originale parue en 1917), p. 43-51.
10. Achille Mbembe, « Leçon inaugurale », op. cit.
11. Amos Tutuola, Ma vie dans la brousse des fantômes, Paris, Belfond, 1988 (version originale parue
en 1954).
12. Ibid., p. 80.
13. Léon Bourgeois, Essai d’une philosophie de la solidarité, Paris, Alcan, p. 51.
14. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
Paris, Flammarion, 2011 (première édition parue en 1755).
15. Amos Tutuola, Ma vie dans la brousse des fantômes, op. cit., p. 78.
16. Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997, p. 26.
17. « Extraits d’entretiens avec P.K. Dick » réalisés par Marcel Thaon et présentés par Patricia
Thaon, Cliniques Méditerranéennes no99, Érès, 2019, p. 108.
18. Constant, New Babylon. Art et Utopie. Textes situationnistes, Paris, Éditions du Cercle d’Art,
1997 (première édition parue en 1948).
19. Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, op. cit., p. 261.
DE LA CONNAISSANCE DU VRAI
À LA POÉTIQUE DU VIVANT

« Rien n’est Vrai, tout est vivant »,

Titre de l’ultime conférence publique d’Édouard Glissant à la Maison de


l’Amérique Latine en clôture du séminaire de l’Institut de Tout-Monde le
8 avril 2020

Lorsque les rêves des savants les conduisent à contraindre l’expression de la


vie à ne se manifester que sous les formes des vérités et des exactitudes qu’ils
ont découvertes, une violence intolérable opère. Ils prennent leurs chaoïdes
pour la réalité. Cette violence peut renouer sous une forme symbolique avec
l’inquisition religieuse. Elle en prend parfois le relais ou lui prête main-forte.
Souvent, le goût de l’Absolu supporte mal la diversité du vivant, sa propension
aux mélanges, à l’inachèvement. Georges Canguilhem rappelle avec cette
saveur incomparable du philosophe qui aime autant la connaissance que la
vie qu’« on jouit non des lois de la nature, mais de la nature, non des nombres,
mais des qualités, non des relations mais des êtres. Et, pour tout dire, on ne vit
pas de savoir. 1 » Dans notre monde virtuel, nous l’oublions parfois et nous
lâchons alors la proie pour l’ombre.
Ce goût de l’Absolu peut contribuer, par la combinaison d’un savoir
instrumental et d’un pouvoir de domination, à « conduire les conduites » par
des jeux de vérité. Comment ne pas s’abandonner à cette servitude ? Comment
célébrer les sciences, leur puissance d’exactitude, sans qu’elles ne nous mènent à
la soumission sociale et à la servitude volontaire ? Comment conserver les
merveilleuses et magiques trouvailles des techniques sans nous laisser
hypnotiser par les maîtres qui les fabriquent et qui les vendent ? Comment les
industries et les économies pourraient-elles se trouver encastrées dans le genre
humain ? C’est en ce point précisément que ma réflexion, issue de mes
pratiques de soin, de recherche et d’engagement militant, m’a amené à
rencontrer et croiser la route de penseurs comme Hannah Arendt, Walter
Benjamin, Simone Weil, Albert Camus, Michel Foucault, Gilles Deleuze et
plus récemment Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau et Achille Mbembe.
J’évoque ces noms que vous avez rencontrés tout au long de ce livre pour
éclairer ma démarche. Elle exige dans sa forme une volonté de cohérence avec
le fond : à une époque de cloisonnement tayloriste de la recherche, après avoir
sacrifié à ce rituel de production 2 pendant plusieurs décennies, je revendique
aujourd’hui le droit au mélange, à la diversité, au métissage, à la créolisation. Je
ne suis en aucune manière un « spécialiste » des auteurs que j’ai cités, je les lis
et je les travaille parce que je croise leurs routes en poursuivant mes recherches.
Ils m’aident à penser. Ils me permettent d’affronter le chaos sans trop
d’appréhension, sans trop de cette angoisse qui entraîne à s’arrêter aux opinions
à la mode ou aux figures de vérité bien évaluées.
Ma contribution dans cet ouvrage est d’inviter à sortir des fabriques
(nombreuses) de nos nouvelles servitudes par la créolisation des consciences et
des visions du monde. Relions-nous 3, comme le suggérait le Parlement des
Liens lancé en 2018 par les Liens qui Libèrent, restituons au vivant son droit à
l’expression multiple et diverse, un temps suspendu par la légitime nécessité
des domaines de recherches. Divisons pour connaître et reconstituons pour
vivre, mélangeons et agitons pour ne pas nous condamner à la frénésie
immobile de consommateurs passifs. Cette invitation est magnifiquement et
poétiquement exprimée par Édouard Glissant : « l’Absolu du Vrai est menaçant
parce qu’il ne conçoit pas le mélange et l’absolu du vivant est fantastique parce
qu’il ne se conçoit pas sans mélange. Il n’y a pas de vivant vrai avec un grand V.
Il n’y a que des vivants avec un mélange au départ et un mélange tout au long
de la chaîne du vivant. 4 » La division, la séparation, l’analyse, ne sont pas que
les merveilleux processus de décomposition des sciences, ce sont aussi les
opérations de hiérarchisation des groupes sur la base de différences manifestes
pour établir une logique de domination. C’est également la façon de mettre en
place, en condition, des organisations « scientifiques » du travail propres au
taylorisme. Dans une société où règnent les modes d’être d’un ordre qui
dépossède les consciences et les cultures de leurs singularités au profit des
modèles de production standardisés, la créolisation qui draine avec elle les
valeurs de brassage, de mélange, d’emmêlement et d’impureté, est un acte de
création, un acte de résistance « du peuple qui manque ». Face à la modernité
5
faussement universalisante de la mondialisation, conduisant à un « devenir-
nègre », la créolisation est une promesse de « mondialité », comme la nomme
Édouard Glissant, pour un devenir-créole du monde. La mondialisation
favorise le retour de notions telles celle de la « race », le mot fait retour avec des
significations nouvelles : « la réactivation de la logique de race va également de
pair avec la montée en puissance de l’idéologie sécuritaire et la mise en place de
mécanismes visant à calculer et à minimiser les risques, et à faire de la
protection la monnaie d’échange de la citoyenneté. 6 » La « race » revient au
moment même où les populations précarisées se voient menacées par un
devenir-nègre. Nous devrions y réfléchir afin d’éviter ces nouvelles « guerres
civiles » dans chaque pays, dans le Tout-Monde.
Mais, justement, face à ce devenir-nègre auquel nous condamnent les
nouvelles fabriques de la servitude, ne pourrions-nous pas bénéficier de la
leçon de résistance des dominés pris dans les rets abominables de l’esclavage ?
Ne devrions-nous pas prendre exemple sur les manières dont ils ont résisté à la
domination et à la servitude et aux différentes formes de colonisation ? Je l’ai
dit et redit dans tous mes ouvrages : nous subissons avec le new management
néolibéral une véritable colonisation des cultures et des esprits conduisant à
une forme d’esclavage occulte. Les professionnels ne sont plus traités en
citoyens, mais en esclaves ou en colonisés en charge de devoir faire leurs de
nouveaux habitus en conflit avec leur éthique usuelle. Dans ce nouveau
contexte culturel et social, les individus sont confrontés à l’éclatement de leur
univers mental et social, contraints à une « double conscience », à une
fissuration de leurs identifications, au clivage de leurs personnalités, repérée au
début du XXe siècle chez les noirs américains, et fortement présente chez les
peuples colonisés, comme l’avait montré Pierre Bourdieu. Il n’est pas question
de céder aux analogies aventureuses et grotesques qui nous conduiraient à faire
des professionnels de nouveaux esclaves comparables à ceux qui furent enlevés
de leurs terres et arrachés à leurs liens, entassés dans les cales des bateaux
négriers et chosifiés par les békés. Ce serait ridicule et infâme. Non, il s’agit de
cultiver la puissance de la métaphore pour voir jusqu’où elle peut nous
conduire pour nous aider à sortir de la servitude. Il s’agit de restituer à la
métaphore la puissance heuristique que lui ont contesté la logique et la langue
numérique, comme les lectures littérales du monde. La culture woke 7 qui
prétend lutter contre toutes les formes de discriminations, racistes,
féministes… tend dangereusement ces derniers temps aux processus de censure
de la langue et des « parlêtres 8 ». Non seulement les médias 9 se sont
récemment émus de la mise en place de cérémonies sacrificielles d’autodafé
d’ouvrages au contenu jugé discriminatoire, mais encore l’utilisation au figuré
de mots 10 comme « nègre », « enculé » ou « pute » est considérée comme des
injures racistes, homophobes ou machistes. Inutile de déplorer les cérémonies
sataniques qui brûlent Tintin et Milou pour réconcilier la culture canadienne
avec les peuples autochtones, inutile d’interdire dans les écoles catholiques de
la Providence les ouvrages qui montrent des Indiens avec des coiffes de plumes
ou au torse dénudé, la question se pose de savoir si demain il ne faudra pas
brûler les œuvres de Shakespeare parce que Le Marchand de Venise est présenté
comme Juif ou Othello comme maure ! Faudra-t-il, comme certaines fake news
se sont plu à le faire croire, interdire le grec et le latin parce qu’elles sont les
langues originaires de peuples esclavagistes ? Les crimes de l’esclavage, de la
colonisation, des discriminations racistes et sexistes sont inexcusables. Les
blessures ontologiques et anthropologiques qui en ont résulté ne seront pas
effacées par ces mascarades et pitreries auxquelles se vouent les représentants de
nouveaux puritanismes qui, en effaçant les traces de l’histoire et de la langue,
empêchent les réconciliations auxquelles ils prétendent. Tous ceux qui ont
résisté à ces discriminations, tous ceux qui ont combattu les logiques de
domination sociale et d’exploitation des humains, tous ceux qui ont fait face
aux bourreaux et aux dominants, tous ceux qui se sont révoltés ne l’ont pas fait
en miroir. Ils ont refusé l’essentialisme des races ou des genres. Leurs luttes
sociales et culturelles ont fait un alliage avec la création. Ils n’ont pas reproduit
en miroir les aliénations, ils s’en sont émancipés. Nous devons poursuivre dans
cette voie de l’émancipation et essayer de comprendre, à l’aide d’une loupe, les
processus de création à l’œuvre dans les résistances du « peuple qui manque ».
Il est temps que l’histoire des luttes sociales et d’émancipation nous enseigne
les différentes formes de résistance à l’esclavage. L’esclavage comme la
colonisation sont des formes extrêmes de dépersonnalisation d’une culture ou
d’une communauté. Il s’agit moins d’effacer les traces des processus par
lesquels ces déshumanisations sont plus ou moins parvenues à leur fin que
d’analyser les moyens par lesquels elles ont été combattues et défaites. Et de
s’en inspirer pour toutes les luttes sociales.
Comparaison n’est pas raison, mais il est surprenant de constater les
similitudes existantes entre les processus de servitude et de révolte au cours des
siècles. Similitude des processus psychologiques et sociaux qui implique, sans
aucun doute, que nous puissions recevoir comme un appel du jour présent le
message des œuvres du passé, tel le fameux Discours sur la servitude volontaire 11
d’Étienne de La Boétie. Les similitudes n’annulent pas les différences, bien au
contraire, elles les mettent en évidence. Tous ceux qui aujourd’hui tentent de se
soustraire aux industries agroalimentaires par des alternatives agro-écologiques
réduisant les exploitations des sols et des besoins en apports en énergies fossiles
ne sont pas dans une situation de marronnage. Et pourtant, un processus
psychologique et social rapproche ces deux phénomènes : fuir, s’écarter pour ne
pas subir la domination et la servitude. D’autres stratégies sociales de
soustraction à la soumission avaient cours : depuis le « nègre bourreau » parfait
collaborateur de l’ordre dominant jusqu’au « nègre empoisonneur » du bétail
12
de son « maître » en passant par le nègre « conteur ». Nous en retrouvons les
types aujourd’hui, sous d’autres traits, dans nos aliénations sociales. Bien sûr, il
y a eu des plus déshérités parmi les déshérités qui ont, parallèlement aux luttes
sociales à l’intérieur du monde occidental, su trouver mille et un moyens de
survivre en humanité. Cette continuité entre les anciennes et les nouvelles
formes de colonisation et d’esclavage est clairement formulée par Édouard
Glissant 13 : « La mondialisation économique, elle nous fait entrer dans des
régions où, premièrement, l’uniformisation des sensibilités est totale, où
l’exploitation des peuples faibles est totale, où les guerres sont considérées
comme des moyens légitimes de mener des opérations de police. Cela n’est pas
une région du monde, c’est la continuation pure et simple des anciens
phénomènes de colonisation et d’impérialisme. »

1. Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, op. cit., p. 9.


2. On a bien sûr ici envie d’évoquer Friedrich Nietzsche : « Croyez-moi : si les hommes doivent
travailler et produire dans l’usine de la science avant de parvenir à maturité, la science sera bientôt ruinée,
de même que les esclaves trop tôt employés dans cette usine. Je regrette qu’il faille utiliser le jargon des
négriers et des patrons pour traiter de matières auxquelles l’utilité et le besoin matériel devraient rester
étrangers : mais les mots “usines, marchés du travail, offre, productivité” – avec toute la terminologie
usuelle de l’égoïsme – viennent inévitablement aux lèvres, lorsqu’on veut dépeindre la nouvelle génération
de savants. », « Considérations inactuelles » in Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000, p. 146.
3. Collectif, Relions-nous ! La Constitution des liens, l’an 1, op. cit.
4. « Rien n’est vrai, tout est vivant », conférence d’Édouard Glissant.
5. Pierre Bourdieu, « Les abus de pouvoir qui s’arment ou s’autorisent de la raison », Contre-feux,
Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998 (première édition parue en 1995).
6. Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, op. cit., p. 41.
7. Le terme vient de l’anglais wake, « réveiller », pour désigner les cultures d’alerte.
8. C’est un néologisme du psychanalyste Jacques Lacan désignant les « sujets parlants », visant à
souligner l’extrême dépendance de l’humain au langage. Le sujet humain dépend des processus de la
langue qui, dans l’acte de parole, lui permettent d’apparaître tout en faisant s’évanouir ce qui ne peut y
trouver une place et resurgit dans les formations de l’inconscient.
9. Voir à ce sujet Elsa de La Roche Saint-André, « Checknews, Que sait-on de la destruction au
Canada de livres “véhiculant des stéréotypes néfastes” sur les autochtones ? », Libération du 9 septembre
2021 et Thomas Gerbet, « Des écoles détruisent 5 000 livres jugés néfastes aux Autochtones dont Tintin
et Astérix », Radio-Canada du 7 septembre 2021.
10. Dire que la culture brésilienne est cannibale et qu’elle a su s’approprier les thèses de Foucault,
Balandier, Deleuze, et les digérer, cela ne veut pas dire qu’elle a mangé ces auteurs. Lorsque Patrick
Chamoiseau écrit que Rabelais est un « conteur créole », cela ne veut pas dire qu’il était antillais mais que
son écriture opère une créolisation des genres narratifs, un mitraillage des rythmes et des sonorités. La
culture woke est devenue une nouvelle forme de censure à la manière anglo-américaine, interdisant
l’utilisation figurée, métaphorique de termes initialement péjoratifs et discriminants. Le temps me
manque pour montrer que cet interdit sur les usages métaphoriques écrase la pensée, la pensée baroque
comme romantique ou surréaliste qui joue sur les affects. La culture woke devient une forme de
puritanisme de la pensée et du langage qui proscrit la puissance révolutionnaire de la métaphore et des
autres tropes du langage.
11. Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Vrin, 2002 (première parution en
1577).
12. Patrick Chamoiseau, Le conteur, la nuit et le palmier, op. cit.
13. Édouard Glissant, L’entretien du monde, Paris, op. cit., p. 83.
Invitation au marronnage

« Gardons-nous de retirer à notre science sa part de poésie. Gardons-


nous, surtout, comme j’en ai surpris le sentiment chez certains, d’en
rougir. Ce serait une étonnante sottise de croire que, pour exercer sur la
sensibilité un si puissant appel, elle doive être moins capable de satisfaire
aussi notre intelligence. »

Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand


Colin, 1997 (première édition parue en 1949), p. 40.

À chaque fois que nous nous arrachons à l’univers du rationalisme


morbide, nous « marronnons », nous marronnons à la manière du conteur qui
s’arrache à la langue d’utilité de la plantation dans les cérémonies
communautaires du soir pour établir un rapport au sacré, à l’invisible, aux
forces mystérieuses et incommensurables qui révèlent un autre monde. C’est à
ce marronnage du conteur dont parle Patrick Chamoiseau que le présent
ouvrage invite, marronnage symbolique dont je propose la pratique généralisée
sur toutes nos scènes sociales. Dans les lieux professionnels, comme dans les
espaces publics, marronnons, marronnons sans nous enfuir sur les cimes de
l’alter-écologie, au cœur des villes et des campagnes, à la maison comme sur les
réseaux sociaux, à l’école et à l’hôpital, marronnons. Marronnons ensemble
dans toutes les communautés possibles, virtuelles et réelles, transitoires et
constituées, utilitaires ou créatives, amicales ou passantes, blanches ou noires,
jaunes ou rouges, faisons un feu d’artifice au milieu des langues utilitaires.
Créons des situations à la façon des situationnistes qui dévissaient les plaques
des rues pour les intervertir. Empoisonnons le numérique qui nous asservit en
le transformant en paroles d’amour et en bouteilles jetées à la mer. Inondons
les sites des ministères de poèmes d’amour et le Sénat de recettes de cuisine. Et
le soir, le soir parlons-nous de ces expériences. Créons créole. Produisons au
sein même du pouvoir l’aiguillon de l’envie et de la jalousie. Technocrates,
même en jean et sans cravate, même trans ou bi, vous êtes tristes à mourir. Qui
aurait envie d’avoir le ministre de l’Éducation nationale comme enseignant ?
Itard, lui, ne manquait pas de saveur et de générosité. Mais nous, que faisons-
nous pour inventer la vie, lui rendre cette puissance des formes incréées ? À la
manière de la catachrèse qui détourne le sens des mots pour dire une réalité
nouvelle, détournons l’utile pour en faire du Beau, emmêlons le vivant au Vrai,
faisons chuter sa majuscule pour que notre vie ne soit pas minuscule. Brisons
les frontières des significations, explosons les enclosures et les identités, toutes
ces conventions aussi commodes qu’aliénantes. La poésie sera explosive ou ne
sera pas, nos vies aussi ! La géopoïétique du monde procède de l’utopie qui
refuse de se satisfaire de la réalité telle qu’elle est, de ses injustices sociales
comme de ses insatisfactions subjectives. Les fêtes populaires avaient cette
saveur forte et joyeuse des moments arrachés à la servitude, elles donnaient le
rythme de ces danses effrénées et de ces chants débraillés qui ressemblent au
banquet démocratique d’Aristote. Chacun y apporte sa diversité et sa différence
pour les partager avec les autres. Nos langues, pareillement, doivent être
libérées de vos censures et de votre neutralité d’eunuques. Je hais les blessures
que vous faites subir à la langue, de l’écriture inclusive au cantonnement il n’y
a qu’un pas, même lorsque ce cantonnement prend l’allure d’un parc
d’attractions ! Il faut que tous nos sens pénètrent nos significations et
redonnent au langage son pesant de chair et ses vives couleurs. Délivrons-nous
des paroles creuses, blafardes et fades des porte-parole, pour que le vivant
puisse engrosser le Vrai. Ne soyons plus seulement raisonnables. Mettons la
bohème chez les banquiers, la fête dans les ministères. Sortons du rationalisme
morbide par la musique et le récit créoles.
Nous nous devons, dans l’archipel des luttes et des mobilisations et en
premier lieu celles qui opèrent sur les lieux professionnels, d’« unir ainsi une
vue pessimiste du monde et un profond optimisme en l’homme 1 », comme
disait Camus. Nous devons le faire avec cette « contradiction », c’est notre seule
chance et elle doit se saisir à l’aune des découvertes scientifiques et artistiques
les plus récentes. Nous devons organiser une révolution culturelle
internationale sur les scènes les plus locales au sein desquelles nous vivons.
Nous devons faire éclater le cadre des évaluations actuelles, pulvériser tous ces
dispositifs qui nous asservissent et se reproduisent dans une logique
obsessionnelle et perverse folle, nous devons entrer en guérilla sémiologique,
saboter les big data de nos servitudes, faire exploser les chaînes des esclavages
numériques et… décider, parler, débattre, argumenter, nous affronter et
renoncer à avoir raison sur la base de l’efficacité ou tort sur celle des nihilismes.
Nous ne pouvons plus nous contenter d’une logique électorale qui finira par
amener le pire au pouvoir, car hier comme demain, les peuples sont affamés de
rêves et d’utopies, repus ad nauseam par cette indigestion de réalisme absolu
qui les conduit à l’insomnie et aux addictions d’opiacés comme
d’antidépresseurs.
Si nous voulons sortir du temps des meurtriers, non point meurtriers par
passion ou par cupidité, mais meurtriers par omission et indifférence,
meurtriers par le terrorisme de la raison et du formel, il nous faut accoupler des
lignes de poésie à des épaules de chiffres, faire copuler l’imaginaire et l’exact,
passer à la meule du local les ambitions internationales, et surtout reconnaître
ce que nous devons aux autres pour cesser d’être débiteurs de nos impasses
narcissiques. Christopher Lasch était un optimiste en imaginant que dans la
culture contemporaine, Narcisse avait remplacé Œdipe 2. Notre civilisation
ressemble bien plutôt à Polyphonte, ce personnage de la mythologie grecque,
compagne d’Artémis qui méprisait l’Amour et qu’Aphrodite punit en lui
inspirant une passion insensée pour un ours. De cet accouplement monstrueux
naquirent deux enfants, Agrios et Orios, dont le destin voulût qu’ils dévoraient
tous ceux qu’ils rencontraient. Zeus finit par les prendre en horreur et envoya
Hermès pour les éliminer. Ils n’échappèrent à leur destin que par l’interception
d’Arès (dieu de la Guerre) qui les métamorphosa en oiseaux de mauvais
3
augure . Ainsi va notre civilisation occidentale sèche et blanche qui, en
s’accouplant avec le capitalisme, a engendré des totalitarismes monstrueux.
Même vaincus, leurs ombres continuent à hanter nos vies.
Penser, c’est créer, inventer de nouvelles formes de vie, laisser croître les
rhizomes du langage, faire l’unicité des multiples et multiplier les singularités.
Nous ne nous en sortirons pas autrement qu’en brisant les formes constituées
d’une langue auxquelles nous nous aliénons comme un sujet se laisse capturer
et réifier par les reflets de son image dans le miroir. Nous n’avons plus le choix,
il nous faut briser la glace de nos codes, éclater les standards et les protocoles
qui nous emprisonnent et nous mutilent en vampirisant nos consciences et nos
sensibilités dans une Gestalt extérieure où nous payons de notre livre de chair le
prix fort d’un reflet dans les opinions qui nous dominent. C’est bien ce prix
que nous payons aujourd’hui, attachés que nous sommes à la pensée
rationnelle et formelle, à l’appareil d’un langage automatique, arrimé lui-même
aux principes de non-contradiction, aliéné aux entités définies, localisées,
temporisées, totalités orthopédiques dont la modernité a épuisé les ressources.
Elles furent la raison, elles sont aujourd’hui l’entrave. Dans ce camp retranché
du langage quadrillé, standardisé, normé, nous avons produit les monstres les
plus irrationnels, les totalitarismes les plus criminels, l’indifférence objective la
plus monstrueuse, la réduction tayloriste la plus insipide et inhumaine, la
chaîne de production d’actes de sexe et de crimes. Nous avons converti le vide
de nos existences en un trop-plein ordonné et inerte qui n’est que l’autre nom
de la pulsion de mort. Faute d’affronter l’angoisse générée par le chaos des
langues disloquées et des corps morcelés, nous trébuchons devant le rêve et
l’utopie et finissons par devenir opaques à l’imaginaire des possibles et du
multiple. Nous tournons en rond depuis plus d’un siècle au carrefour de la
modernité, nous tournons en rond en ne nous fiant qu’aux panneaux
numériques et aux inscriptions formelles qui finissent par nous aveugler sur les
paysages qui nous entourent. C’est pourquoi nous demeurons sur les
autoroutes de nos servitudes.
Dévissons les plaques et perdons-nous dans les labyrinthes du vivant pour
ensemencer le Vrai. Ce qui signifie concrètement qu’au cœur des sciences
humaines et sociales, nous devrions admettre, à côté des combinatoires
mathématiques ou structurales, la présence d’observations cliniques du vécu, la
présence du vivant dans sa complexité sans réductionnisme quel qu’il soit.
Réhabilitons la phénoménologie ! Pourquoi la philosophie s’est-elle asséchée
dans la logique formelle ? Pourquoi la psychologie se réduit-elle au
comportementalisme le plus plat ? Pourquoi la pédagogie se réduit-elle à la
machinerie neuro-économique des compétences ? La première partie de cet
ouvrage a fait un état des lieux, la seconde en a décrit les processus, et cette
dernière propose les voies pour en sortir. Défaisons les encolures positivistes,
dissipons les mirages des identités, libérons les puissances des actes et des
pensées contenues par les pouvoirs des normes.
Cette complaisance à nous soumettre aux fabriques de servitude de la
modernité trouve dans le foyer d’expérience de la subjectivité une force
importante. Le sujet humain, délié dans la modernité des assignations que lui
réservait la tradition, doit se faire une place et se fabriquer une image. Les
théories psychanalytiques qui rendent compte des constructions des
identifications, en portent la trace. Mais elles révèlent aussi la culture dont elles
proviennent. Aucune théorie ne saurait prétendre rendre compte du vivant en
position d’aplomb. La forme cristallisée de l’image dans le miroir dont Jacques
Lacan fait la matrice du Moi 4 pourrait bien, à en faire une analyse plus
philosophique, s’avérer aussi être celle de l’aliénation du sujet moderne
5
occidental. À lire Amos Tutuola , j’ai eu l’impression – mais peut-être est-ce
une illusion de mon ethnocentrisme – que le sujet africain pouvait plus
facilement chercher son image dans toute la diversité du vivant au prix de
l’animisme récusé par l’Occident. Et cette hypothèse d’une mosaïque
d’identifications au milieu duquel est plongé l’humain, je la pose sans
jugement de valeur. Je trouve dans Texaco un passage évocateur de ces
différences heureusement mêlées dans la culture créole : « au centre, une
logique urbaine occidentale, alignée, ordonnée, forte comme la langue
française. De l’autre, le foisonnement ouvert de la langue créole dans la logique
de Texaco. Mêlant ces deux langues, rêvant de toutes les langues, la ville créole
parle en secret un langage neuf et ne craint plus Babel 6 », écrit Chamoiseau.
Qui a dit que le sujet ne recherchait son image que dans le miroir ? La langue
est aussi le lieu de ses reflets. Elle est aussi le lieu de jonction des subjectivités
avec le politique.

1. Albert Camus, La Crise de l’homme, op. cit., p. 745.


2. Christopher Lasch, La Culture du narcissisme, Paris, Champs, Flammarion, 2006 (première
édition parue en 1979) et La Révolte des élites et la trahison de la démocratie, Paris, Flammarion, 2007
(première édition parue en 1995).
3. Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1979 (première
édition parue en 1951), p. 387.
4. Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est
révélée dans l’expérience psychanalytique », Écrits, Paris, Seuil, 1967 (première édition parue en 1949),
p. 93-100.
5. Amos Tutuola, Ma vie dans la brousse des fantômes, op. cit.
6. Patrick Chamoiseau, Texaco, op. cit., p. 282.
Que sont nos découvertes devenues ?

« Le temps a péri, l’espace a péri, les deux conditions matérielles


auxquelles la vie est soumise… Étrange vita nuova, qui commence pour la
France, éminemment spirituelle, et qui fait de toute sa Révolution une
sorte de rêve, tantôt ravissant et tantôt terrible… Elle a ignoré l’espace et
le temps. »

Jules Michelet, cité par Miguel Abensour in L’Homme est un animal


utopique, Arles,
Les Éditions de la Nuit, 2010, p. 17.

J’ai évoqué le bouleversement qu’auraient pu produire les découvertes de la


physique relativiste et de la mécanique quantique dans le langage qui donne au
monde son sens et sa cohérence. Une fois encore, je tiens à le préciser, il ne
s’agit pas de se risquer à des analogies douteuses qui produisent le légitime
agacement des physiciens. Mon domaine est celui du langage et de la parole
dont j’explore la consistance et les effets depuis plus de cinquante ans. Ces
recherches de la physique moderne m’amènent à une constatation aussi répétée
qu’ignorée : nos conceptions ordinaires de la réalité sont totalement inadaptées
au règne de l’infiniment petit, aux comportements des particules, quanta,
photon, électron, atome… Bien sûr nous pouvons, pour l’instant, nous passer
de ces connaissances dans la vie courante, nous pouvons connaître l’heure des
événements quand bien même le temps n’existerait pas 1, et nous pouvons sans
trop de crainte et d’erreur donner l’heure à un ami qui habite en montagne
alors que vous vivez en plaine quand bien même la physique moderne montre
qu’il n’y a pas d’autre temps que le « temps propre » à chacun. Quand bien
même la physique moderne montre que deux horloges atomiques, placées dans
deux avions supersoniques qui font en 24 heures le tour de la Terre dans deux
sens opposés marquent un décalage de quelques microsecondes, cela ne nous
empêchera pas d’arriver à l’heure à notre rendez-vous chez le coiffeur. On
négligera sans peine les fractions de seconde qui séparent les datations des deux
horloges. De même, l’historien peut continuer à faire son travail d’archive des
traces du passé et de sa mise en intrigue dans un récit sans tenir compte de
l’affirmation de Niels Bohr selon laquelle le quantique ne prédit pas seulement
un futur incertain, mais aussi un passé incertain. Cette remise en cause du
passé ne nous dérange pas davantage que de savoir depuis plus d’un siècle que
« “le présent de l’univers” n’existe pas 2 », comme le dit le physicien Carlo
Rovelli. Les substances n’existent pas ailleurs que dans des champs
gravitationnels, le temps et l’espace n’existent pas de manière absolue,
indépendamment des événements qui se produisent dans le monde. Cette
disparition des catégories classiques du temps et de l’espace conduit le
3
physicien au nouveau concept d’espace-temps . Cet espace-temps n’a plus rien
à voir avec les propriétés physiques attribuées naguère à l’espace et au temps, sa
courbure constitue des champs gravitationnels inséparables des autres
composantes du monde. L’espace et le temps demeurent des catégories
mentales ou plutôt des constructions sociales et ne peuvent plus être approchés
comme des objets physiques, alors que l’espace-temps en est un. C’est ainsi que
depuis 1911, nous connaissons le paradoxe de Paul Langevin qui veut que
lorsque deux jumeaux se retrouvent après que l’un ait été envoyé dans l’espace
et que l’autre soit resté sur terre… ils n’ont plus du tout le même âge et n’ont
pas vécu la même durée d’absence. Le temps est une construction sociale qui se
suffit à elle-même, distincte d’un temps universel dont l’approximation suffit
pour notre navigation dans le monde de tous les jours. Simplement, il convient
de nous rappeler que cette approximation nous donne une vision floue de
notre réalité. Plus encore que l’on ne saurait avoir une connaissance extérieure
au monde auquel elle appartient. Il faut être aussi déraisonnables que les
positivistes pour croire que l’on peut connaître une réalité indépendamment
du temps, de l’espace et du point d’où on l’observe. Avec la physique
relativiste, le temps s’est fragmenté en une myriade de temps propres. Avec la
mécanique quantique, il devient « granularisé », moléculaire. Carlo Rovelli va
plus loin : « tout comme une particule peut être étalée dans l’espace, la
différence entre passé et futur peut fluctuer : un événement peut être à la fois
4
avant et après un autre événement. » Notre monde est mal décrit par
l’actualisme technique qui se satisfait de réduire le temps à une succession de
présents et postule la possibilité d’établir la simultanéité des événements,
postulat invalidé par Albert Einstein et mis en pièces par la physique relativiste.
Ces découvertes scientifiques excitent l’imaginaire et quand bien même elles ne
seraient pas suffisamment « digérées », elles prennent une valeur heuristique
qui dépasse leur propre champ. Ce n’est pas un hasard si les utopies construites
à partir des révolutions symboliques de courants intellectuels comme les
surréalistes ou les situationnistes ont incité à cette conjonction de l’art avec les
sciences.
Non seulement le temps n’existe pas pour la physique moderne, mais
l’espace où évoluent les particules quantiques ignore le principe de localité
autant que la séparation des champs. Le principe d’incertitude montre qu’il
n’est pas possible de mesurer en même temps la position et la vitesse d’un
électron, que l’opération d’observation elle-même modifie la fonction d’onde.
C’est la non-commutativité des matrices de Werner Heisenberg qui fait que
l’ordre dans lequel on effectue deux mesures modifie ses résultats : si nous
mesurons d’abord la vitesse d’un quanton, la mesure de sa position sera
différente de celle que nous aurions obtenue en mesurant d’abord sa position
puis sa vitesse. Ce principe d’incertitude d’Heisenberg établit l’existence d’un
flou quantique qui met en pièces la prétention de retrouver notre monde
habituel, visible, défini avec l’univers des atomes. Non seulement les opérations
de mesure dérangeraient ce qu’elles seraient censées mesurer, mais ce serait
cette opération elle-même qui ferait exister le phénomène observé. À la
question de savoir si la lumière est un phénomène ondulatoire (énergie sans
matière) ou corpusculaire (matière), la fameuse expérience des deux fentes de
Thomas Young montre que le rayon lumineux peut tantôt se comporter
comme onde et tantôt comme corpuscule. Les photons ne se comportent pas
de la même façon selon qu’une « fenêtre » est ouverte ou deux. Si les deux
fentes restent ouvertes, le photon se comporte comme une onde, si l’on en
ferme une, il se comporte en particule. La lumière pourrait ainsi se comporter
tantôt comme onde et tantôt comme particule. Le bon sens devrait ensuite
nous amener à attendre que le photon corpuscule ne passe que par une des
deux fenêtres si les deux sont ouvertes. C’est ce qui conduit au principe de
complémentarité de Niels Bohr selon lequel les deux théories, corpusculaire et
ondulatoire, de la lumière sont vraies toutes les deux, mais exclusives l’une de
l’autre. Autre surprise : le photon peut passer par les deux fentes et créer des
franges d’interférences comparables aux ondes. Ce phénomène viole le principe
de localité. Le photon interfère avec lui-même et se trouve informé par un
« potentiel quantique » qui fonctionne comme un instrument de pilotage de la
particule. La lumière existerait comme superposition d’états quantiques
pouvant prendre la « forme » de corpuscules ou d’ondes selon le dispositif
expérimental. Comme l’écrivent Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod,
« l’électron n’est absolument pas la petite bille que l’on imagine volontiers,
mais, comme le photon, une “onde de probabilité”. 5 »
Ces particules ont le don d’ubiquité. C’est la mesure qui, en réduisant « le
paquet d’ondes » fait apparaître l’objet, photon ou proton. La théorie
quantique montre que lorsque deux systèmes quantiques isolés entrent en
interaction, ils ne forment plus qu’un seul système, décrit par une fonction
d’onde qui contient l’ensemble des possibilités des deux systèmes. Les
expériences d’Alain Aspect à Orsay ont démontré que lorsque ces deux
systèmes isolés, mais ayant interagi, sont à nouveau séparés dans leurs
trajectoires, on ne peut pas agir sur chacun des systèmes sans que l’autre n’en
soit affecté, il y a toujours une fonction d’onde globale pour l’ensemble
quantique constitué par les deux. Les conclusions, certes rapides, que l’on tire
habituellement de ce comportement des particules quantiques sont qu’il existe
les phénomènes suivants. Premièrement, il existe une cohérence quantique
réunissant des particules ayant interagi sous la même et seule fonction d’onde.
Deuxièmement, il y a l’intrication quantique, lorsque deux particules forment
un système lié et présentent des états quantiques dépendants l’un de l’autre
quelle que soit la distance qui les sépare. Troisièmement, on peut postuler la
superposition quantique, qui fait exister les particules comme un paquet
d’ondes superposant plusieurs possibilités d’états différents, en attente de se
réduire en un état. Enfin, n’oublions pas l’effondrement quantique produit par
la réduction du paquet d’ondes par la mesure faisant apparaître un seul état. Le
déterminisme classique semble mort.
Toute culture, toute civilisation, tente de se saisir de ce qui lui arrive, de ce
qui se transforme en elle, et le fait avec le langage de son ancien monde, de la
vieille substance qu’elle est en train de perdre pour pouvoir dire ce qu’elle est
en train de devenir. Les concepts scientifiques évoluent de même, par
pseudomorphose, métamorphose ou extinction de sens. Nous l’avons constaté.
Les concepts ne sont pas des idées immuables et indépendantes hors du temps.
Un même mot n’est pas un même concept, se plaisait à dire Gaston Bachelard.
La réalité physique, dont Albert Einstein est convaincu qu’elle existe de toute
façon avec ou sans nous, n’est pas la même que celle d’un Erwin Schrödinger
pour qui « le monde est une construction de nos perceptions, de nos sensations
et de nos souvenirs. 6 » En ce début du XXe siècle, après la découverte de Max
Planck de la discontinuité de la matière, après que Niels Bohr ait révélé
l’ambiguïté de la particule quantique, photons « chauve-souris » qui se
7
présentent tantôt comme des corpuscules, tantôt comme des ondes , après
l’incertitude de l’observateur, établie par Werner Karl Heisenberg montrant
qu’il n’est pas possible de mesurer en même temps la vitesse et la position d’une
8
particule , nous n’habitons plus tout à fait le même monde que celui
qu’habitaient nos ancêtres au XIXe siècle. Les deux principes, de
complémentarité et d’incertitude, enterrent les prétentions du déterminisme de
la physique classique, tout comme les principes de relativité restreinte et
générale d’Albert Einstein conduisent à renoncer à la notion traditionnelle de
temps et d’espace. La théorie de la relativité restreinte d’Albert Einstein avait
mis en évidence la contraction des longueurs et la dilatation du temps dans un
cadre relativiste. Le concept de localisation lui-même a dû être abandonné. Les
notions d’existence et de temps sont bouleversées. La conception d’un passé
qui ne serait pas mort, qui ne serait pas passé, mais hanterait notre présent,
rejoint les découvertes de la physique moderne. C’est ainsi que nous observons
notre passé grâce à l’astronomie en recueillant dans notre présent les traces de
ce qui fut. Les astres du passé, ces « lunes mortes », s’expriment notamment
sous forme de vents cosmiques produisant une pluie de particules disparues qui
nous atteignent dans l’instant. Des muons, sortes de particules, nés des
désintégrations successives de particules en provenance de vents cosmiques,
s’abattent sur la Terre à une vitesse proche de la vitesse de la lumière. Ces
particules « relativistes » qui se désintègrent à l’approche de notre planète sont
détectées par millions quand elles nous arrivent. Elles sont donc à la fois
disparues et apparues, passées et présentes, être et non-être. C’est l’observateur
qui détecte un muon « en vie » pour lui, mais disparu pour le référentiel
d’existence du muon. Nous sommes en présence de muons détectés et pourtant
ayant déjà été désintégrés. Le principe de causalité, cher à Einstein, n’est pas
violé puisque seuls les référentiels diffèrent. C’est de cette manière que
l’astrophysique nous permet d’explorer notre passé, en le capturant dans une
observation qui le rend présent, et permet éventuellement d’agir sur des
informations dont il est porteur 9. Ici aussi, l’observation ne rend pas le passé
tel qu’il a été, mais tel qu’il nous parvient comme présent. Les sciences,
également, dépendent des mouvements tectoniques de leurs langages pour
créer leurs objets et produire leurs dispositifs. Et en retour les découvertes, au
premier rang desquelles les découvertes scientifiques, fournissent à une société,
souvent avec un temps de décalage, les concepts pour se représenter ce qui
advient. Il semblerait que l’immensité des prodigieuses découvertes des sciences
physiques ces dernières années tardent encore à s’inscrire dans nos manières
quotidiennes de vivre et de penser. Nous reculons sans doute devant l’effroi et
le merveilleux qu’elles provoquent de par la désorganisation supplémentaire
qu’elles produisent. Elles entament toujours davantage nos représentations
d’un monde stable, continu, ordonné, progressif, aux entités définies. Bref,
elles tendent à dissiper les mirages des identités et des figures constituées.
On dit qu’Albert Einstein déclarait que si la mécanique quantique se
révélait correcte, notre monde serait fou et il refusait de croire que « Dieu
jouait aux dés ». Et pourtant, toutes les nouvelles technologies utilisent des
appareils au sein desquels sont incorporés des éléments de mécanique
quantique, à commencer par les supraconducteurs, les superfluides, les lasers et
les IRM. Il ne nous manque plus que l’ordinateur quantique aujourd’hui en
cours de développement. La physique quantique brise notre représentation
classique des objets par des images. Elle met en crise notre langage de
l’expérience commune, du bon sens, de l’évidence sensible, elle exige une
révolution culturelle autant que spirituelle. Elle exige un langage
mathématique très perfectionné, un formalisme complexe, mais nous donne en
même temps une leçon d’épistémologie et d’éthique : la « réalité » ne se donne
pas, elle est indicible et ne se construit qu’en situation, en opérations
méthodologiques. L’épistémologie de la physique quantique a conduit à
abandonner le « réalisme » à la porte de l’atome 10, mais n’a pas encore
suffisamment essaimé dans l’ensemble des recherches scientifiques. Combien
sont précieuses ces tentatives de connexions entre la poésie et la science qui,
comme l’émouvant questionnement de Rebecca Elson 11, transforment la
matière noire de la science en une poétique délicate et dépouillée du mystère
« devant l’immense » ? ! Combien nous manque une présence comme la sienne
pour dire l’infini et la diversité d’un monde où nous ne sommes que des
« passants » que nous croisons ? ! Combien nous manque une vision de
l’humain qui puisse tirer la leçon des recherches biologiques le conduisant à
reconnaître qu’il n’est qu’une magistrale symbiose bactérienne en interaction
constante avec la biosphère dont il fait partie ? ! Combien nous manque de
devoir admettre que « la vie, système macromoléculaire aqueux basé sur le
carbone, est une autopoïèse reproductive. La vision autopoïètique de la vie est
circulaire. La vie est un appareil métabolique qui non seulement reproduit,
mais aussi stocke frénétiquement et utilise l’information afin de résister à la
dégradation 12 » ? ! Combien nous manque une connaissance de l’épistémologie
qui nous permettrait de cerner ce que nous appelons l’« information » lorsque
nous rendons compte des processus de la vie et combien il conviendrait de
distinguer cette information « autopoïètique » du vivant de l’information
« mortifère » des sociétés de contrôle ? ! Ce que l’une crée par des
reproductions créatrices d’organismes variés et diversifiés en permanence,
l’autre le fige en le dégradant en organisations inanimées 13.
Quels usages sommes-nous parvenus à faire des dernières découvertes des
sciences et des arts ? Qu’est-ce qui voue toutes ces découvertes à rester
cantonnées à leurs applications techniques sans parvenir à nous faire penser le
monde autrement qu’avec les connaissances du XVIIIe et du XIXe siècle ? Et
pourtant, les plus grands noms des sciences ont constamment cherché à nouer
des liens entre leurs découvertes, les arts et la philosophie et l’existence au
quotidien. Lorsque le jeune Werner Karl Heisenberg, à 23 ans, recalcule
l’énergie des électrons, fort de ses observations expérimentales corrélées à des
tableaux matriciels numériques, il s’émerveille avec la grâce du poète de sa
découverte révolutionnaire : « j’étais profondément troublé. J’avais la sensation
de regarder, à travers la surface des phénomènes, vers un intérieur d’une
étrange beauté. 14 » Il y a bien une part esthétique et littéraire dans leurs
découvertes révolutionnaires.
En ne prenant que deux autres exemples parmi les grands noms de la
science, ceux d’Albert Einstein et de Niels Bohr, nous pouvons constater chez
l’un comme chez l’autre un désir d’étendre à la connaissance du monde les
découvertes qui furent les leurs en physique. Albert Einstein évoque ce besoin
de généraliser du scientifique qui le conduit à une vision globale du monde en
concentrant « notre attention sur les rapports entre le contenu théorique et
15
l’ensemble des faits donnés par l’expérience. » Cette volonté de trouver un
ordre du monde sous le chaos apparent des phénomènes aléatoires l’a amené à
rejeter nombre des découvertes de la physique quantique. A contrario, Niels
Bohr, désireux de conjuguer les contraires sans dépassement possible de cette
contradiction dans une synthèse, posait la priorité d’un monde chaotique
organisé par des probabilités aléatoires. Le désir de Niels Bohr de reconnaître
une portée générale à son principe de complémentarité était parfaitement
assumé : « l’intégrité des organismes vivants, et les caractéristiques de la
conscience des individus, autant que celles des cultures humaines, présentent
les traits d’un tout, qui impliquent pour en rendre compte, un mode de
description typiquement complémentaire. […] Nous n’avons pas affaire à des
analogies, plus ou moins vagues, mais à des exemples précis de relations
logiques, qui, dans des circonstances diverses, se rencontrent dans des
domaines de plus large extension. 16 » Les racines littéraires et philosophiques
de la pensée de Niels Bohr sont bien connues, de Soren Kierkegaard à William
James en passant par les philosophes de la nature. Comment se fait-il que
depuis maintenant près d’un bon quart de siècle, nous ayons plus ou moins
déserté ce champ de pensée et de débat essentiel pour créer de nouveaux
imaginaires à même de répondre à notre crise du langage pour nous représenter
le monde ? Comment se fait-il que l’ordre qui nous gouverne et auquel nous
confions nos existences soit aussi obsolète du point de vue de la pensée qu’un
morceau de silex est adapté à une opération chirurgicale ?
Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod rappellent que les données
fondamentales apportées par la physique quantique restent ignorées de la
plupart des chercheurs d’autres domaines, j’ajouterais en particulier en sciences
humaines et sociales. Ils concluent leur ouvrage par une question très
pertinente : « la philosophie de base de notre civilisation reste le matérialisme
mécaniste : les idées simples (voire simplistes) ont une force redoutable, et leurs
échecs n’impressionnent que les spécialistes. Il a fallu des décennies pour que
l’hypothèse de Galilée sur la rotation de la Terre soit acceptée, et des siècles
pour que sa condamnation par l’Église soit annulée. Combien de temps
faudra-t-il pour ébranler les croyances actuelles ? 17 »

1. Marc Lachièze-Rey, Conférence à l’université de Mons sur le temps, 2017.


2. Carlo Rovelli, L’Ordre du temps, Paris, Champs, Flammarion, 2019 (première édition parue en
2017).
3. Marc Lachièze-Rey, Conférence à l’université de Mons sur le temps, op. cit.
4. Carlo Rovelli, L’Ordre du temps, op. cit., p. 106.
5. Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod, Le Cantique des quantiques. Le monde existe-t-il ?, Paris, La
Découverte Poche, 2007 (première édition parue en 1984), p. 51.
6. Cité par Bernard d’Espagnat et Étienne Klein in Regards sur la matière. Des quanta et des choses,
Paris, Fayard, 1993, p. 25.
7. Niels Bohr, Physique quantique et connaissance humaine, Paris, Gallimard, 1991 (version originale
parue en 1958).
8. Werner Karl Heisenberg, Physique et philosophie. La science moderne en révolution, Paris, Albin
Michel, 1972 (première édition parue en 1955).
9. Tout ce développement m’a été suggéré par Tom Ghnassia, élève ingénieur à l’École Centrale de
Paris que je remercie de l’intérêt soutenu qu’il a bien voulu porter à mon travail.
10. Bernard d’Espagnat et Étienne Klein, Regards sur la matière. op. cit.
11. Rebecca Elson, Devant l’immense, Boitsfort, L’arbre de Diane, 2021. Magnifiques vers de cette
astrophysicienne poétesse disparue précocement qui évoquait la « lumière d’avant que les étoiles ne
soient/ S’exhalant en brume brillante/ Et tous les êtres, toutes les choses/ sont déjà là/ Mais sans forme
pour les contraindre. » (p. 67).
12. Lynn Margulis et Dorion Sagan, L’Univers bactériel, Paris, Albin Michel, 1989 (première édition
parue en 1986), p. 294.
13. Jean-Claude Ameisen a montré comment l’apoptose cellulaire contribuait à une sculpture du
vivant, in La Sculpture du vivant, Paris, Seuil, 2003 (première édition parue en 1999).
14. Cité par Carlo Rovelli, Helgoland. Le sens de la mécanique quantique, Paris, Flammarion, 2021, p
27.
15. Albert Einstein, cité par Gérald Holton in Science en gloire, science en procès. Entre Einstein et
aujourd’hui, Paris, Gallimard, 1998 (version originale parue en 1933), p. 203.
16. Niels Bohr, cité par Gerald Holton in L’Imagination scientifique, Paris, Gallimard, 1981 (version
originale parue en 1958-1962), p. 121.
17. Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod, Le cantique des quantiques. Le monde existe-t-il ?, op. cit., p
126.
Que faire de nos anomalies ?

« On doit tuer le passé pour le rendre encore possible. »

Hervé Le Tellier, L’Anomalie, Paris,


Gallimard, 2020, p. 307.

Nous sommes prisonniers d’une vision linéaire, quantifiée et orientée d’un


temps vide, homogène et continu qui satisfait les exigences de l’actualisme
technique et le mirage d’un progrès 1. En psychanalyse, le transfert est création
dans un instant, un temps d’aujourd’hui qui est plus que le temps de
l’aujourd’hui. Il est le lieu où surgissent des « éclats » d’un temps originaire.
C’est en ce point que la conception de l’originel chez Walter Benjamin éclaire
sans le vouloir un pan entier de la théorie psychanalytique : « l’originel, c’est à
la fois ce qui est absolument premier et ce qui est radicalement nouveau 2 ».
Nous revisitons notre conception du passé et de l’histoire avec les thèses
philosophiques de Walter Benjamin : l’histoire événementielle, singulière ou
collective, cède la place à son récit. À partir de ce moment-là, nous nous
efforçons de procéder à l’examen des conditions présentes du récit qui fait
l’histoire, qui fait l’histoire dans les deux sens du terme. C’est-à-dire qu’est-ce
qui, dans une situation présente, requiert le récit du passé ? Il n’y a pas de
3
prédiction du passé, mais un « roman vrai » qui le fait exister pour un présent
qui l’exige. Le passé est à la fois passé et tout autant présent. C’est cette
superposition d’états qui m’intéresse, car elle défie le principe de non-
contradiction. C’est à cet endroit qu’une liberté nouvelle se dégage. Et si nous
faisions une place à l’imagination scientifique ? Une utopie ? Nous n’avons pas
4
encore suffisamment donné à l’imagination scientifique la place qu’elle
mérite, habitués que nous sommes à la taylorisation des tâches qui ont abouti à
une taylorisation de notre esprit.
Aujourd’hui, notre langage est bien trop simplifié pour rendre compte de la
complexité du monde. Comment avons-nous pu laisser de côté toutes les
découvertes énigmatiques et mystérieuses de la science moderne comme de la
philosophie ou de la psychanalyse pour nous réfugier dans un positivisme
appauvri ? La notion d’imagination scientifique, étudiée par le physicien et
philosophe des sciences Gérald Holton, ne se réfère pas seulement au rôle de
l’imagination dans les découvertes scientifiques, elle désigne aussi le parti
qu’une société peut tirer des actes de création scientifique et de leur
soubassement philosophique. La simplification du monde à laquelle nos
sociétés cèdent aujourd’hui les amène à privilégier les savoirs les plus
réducteurs, aptes à servir à moindres frais les classes dominantes et à fabriquer
des idéologies. Nous l’avons vu avec l’élève-cerveau-ordinateur, ces
simplifications sont en voie d’épuisement malgré la propagande et la publicité
des effets spéciaux autorisés par les nouvelles technologies. Je considère qu’à
présent, la pensée est empêchée, inhibée dans notre culture au profit d’une
organisation tayloriste de la recherche conjuguée à une économie de la
connaissance dans sa version néolibérale. Le chercheur doit répondre à des
« appels d’offre », comme toute entreprise qui veut vendre ses produits à des
commanditaires, et non développer ses « projets de recherches » personnels, et
encore moins être invité à réfléchir ou à penser 5. Cette organisation de la
recherche en « économie de la connaissance » est véritablement criminelle.
C’est un crime contre la pensée.
Nous restons enfermés dans une logique ancienne qui n’intègre ni la
contradiction des phénomènes ni leur profonde ambiguïté ni leur instabilité ni
leurs métamorphoses et leurs pseudomorphoses, et encore moins leurs
inscriptions dans un monde indéterminé dans son temps et son espace. Tous
nos droits, les plus humanistes soient-ils, ignorent cette révolution d’un
universel irréductible à l’espace local qui l’a produit. D’où, aujourd’hui, ces
sempiternels débats sur les Lumières, l’émancipation rationnelle qu’elles ont
favorisée ou la monstruosité du colonialisme et de la colonisation culturelle qui
s’en sont revendiquées. D’où, encore, les vieilles lunes de la race, du sexe, de
toutes les logiques de domination et de la cancel culture, qui répondent en
miroir aux mirages des Lumières. D’où cet essoufflement de l’esprit qui se voit
réduit au cerveau ou encore aspiré par une métaphysique obsolète. Et d’où,
encore et toujours, cette condamnation de l’humanisme classique, ses lourdeurs
républicaines et laïcardes dont on ne mesure pas la volonté d’émancipation
dont il était porteur. Et si, tels les photons de la lumière quantique, toutes ces
positions se révélaient vraies, mais exclusives les unes des autres, vraies de ce
qu’elles disent des intentions des sujets parlants plus que de ce qu’elles
énoncent du monde ? Faute d’un langage à même de prendre ses distances avec
l’évidence sensible et le sens commun, émancipé des formalismes des sciences
classiques, nous tardons à construire de nouveaux imaginaires indispensables à
la résolution de la crise.
Les découvertes de la physique moderne ont démoli nos évidences, mis à
terre le réalisme et montré que nous reposions sur un sol qui n’existe pas
autrement qu’en tant que forces discontinues. Et pourtant, la marchandisation
et la technicisation des savoirs renvoient ces « soupçons » et leurs maîtres aux
calendes grecques. Le langage digital et les préjugés neuroéconomiques font
litière de tout esprit critique. Nos anciennes illusions nous suffisent pour faire
des affaires et parcourir le monde. Pour combien de temps encore ? N’est-il pas
de la plus grande urgence de défaire les langages des positivismes en leur
rappelant qu’« aucun auteur n’écrit le livre du lecteur, aucun lecteur ne lit le
livre de l’auteur. Le point final, à la limite, peut leur être commun. 6 »

1. Roland Gori, Et si l’effondrement avait déjà eu lieu. L’étrange défaite de nos croyances, op. cit.
2. Stéphane Mosès, « L’idée d’origine chez Walter Benjamin », in Walter Benjamin et Paris, Paris,
Cerf, 1986, p. 815.
3. Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1978 (première édition parue en 1971).
4. Gérald Holton, L’Imagination scientifique, op. cit.
5. Barbara Cassin (dir.), Derrière les grilles. Sortons du tout-évaluation, Paris, Mille et Une Nuits,
2014.
6. Hervé Le Tellier, L’Anomalie, op. cit., p. 215.
En finir avec la simplification du monde
et le vide formulaire

« Ce faisant, nous ne risquons pas de trahir les Lumières, c’est même


le contraire qui est vrai : c’est en les critiquant que nous leur restons
fidèles, et mettons en œuvre leur enseignement. »

Tzvetan Todorov, L’Esprit des Lumières, Paris, Robert Laffont Poche,


2006, p. 26.

Le système socioéconomique dans lequel nous vivons permet de moins en


moins un savoir critique, une philosophie du soupçon. La culture a été
absorbée par la société du spectacle et la recherche a suivi ce mouvement. Au
point que les professionnels se sont prolétarisés à l’image de ces ouvriers dont
parle Gérard Noiriel dans son Histoire populaire de la France 1, rappelant qu’au
e
début du XX siècle, il existait une « aristocratie ouvrière » qui contribua
beaucoup à développer une culture citoyenne et une éducation politique. Ces
ouvriers travaillaient principalement dans les usines de production automobile,
ils étaient très qualifiés et bien payés. Ils furent confrontés assez rapidement à
de nouvelles formes de management que les patrons voulaient mettre en place
avec des primes de rendement individuel (en 1904) et une organisation dite
scientifique du travail, le taylorisme (en 1908). Ils furent « normalisés »,
« contrôlés », « évalués » et « protocolisés ». L’histoire se termine sur les chaînes
de production automatisée des Temps modernes de Charlot. Le professionnel
qualifié est devenu un rouage de la machine, un prolétaire. Ces principes de
Taylor, extraits de l’observation des esclaves travaillant auparavant dans les
champs de coton, sont toujours les mêmes – standardiser, décomposer,
fragmenter, rationaliser, techniciser, prescrire, contrôler et évaluer les
rendements individuels – et ils sont plus que jamais d’actualité dans tous les
secteurs professionnels. C’est une politique des métiers qui les prive de leurs
finalités au profit d’une fonction de contrôle social et de production
marchande. Le professionnel y perd sa dignité d’« œuvrier 2 ». Il est prolétarisé,
son savoir et son savoir-faire sont confisqués par les modes d’emploi des
machines matérielles et symboliques.
Tous mes travaux précédents ont montré comment nos pratiques
professionnelles étaient taylorisées moins pour améliorer les services rendus en
rapport avec leurs finalités qu’en tant que logiques d’un pouvoir qui traite
l’homme en instrument. Ce à quoi tous ceux qui s’occupent du soin des
3
vulnérabilités humaines sont les plus sensibles . Il est temps de mettre un
terme à cette prolétarisation des existences et des conditions d’ouvrage des
métiers. Les analyses ne suffisent plus, il nous faudra entrer en guérilla
sémiologique et à la manière des situationnistes trouver les moyens de
détourner les autoroutes de nos servitudes par des actes de création. C’est
l’antienne de cet essai.
L’évidence, comme la définit Édouard Glissant, est « la forme du vide
formulaire. C’en est, en quelque sorte, l’aspect idéologique. Elle affirme au
nom du “bon sens”, et sera donc précieuse à observer quand il faudra éclairer
les vecteurs de l’aliénation. 4 » Les sciences avaient définitivement enterré ce
« vide formulaire », les médias et la politique en font leur industrie. Il y a,
aujourd’hui encore, un mythe qui a repris des couleurs et de la vigueur : le
mythe de l’objectivisme. C’est au nom de l’objectivité et du positivisme que les
connaissances tragiques, les philosophies du soupçon, tendent à être
vilipendées et boutées hors de la cité. Et pourtant, là encore, les épistémologies
nouvelles avaient fait litière de ces mythes du Vrai des objets et de leurs
propriétés indépendantes de leurs mesures. Comme l’usage heuristique de la
métaphore, les mythes ont mauvaise presse. Ils doivent cette réputation au
mythe de l’objectivisme qui ne tolère pas d’autres mythes que le sien. George
Lakoff et Mark Johnson en font une analyse critique solide que je ne vais pas
reprendre ici 5. Je noterai seulement comme eux cette grande peur de la
métaphore, de la poésie, de la rhétorique dans une culture occidentale orientée
par la science expérimentale et ses applications techniques et industrielles.
Cette puissance de la métaphore pour comprendre et vivre le vivant est au
cœur de ce livre. La suspicion à l’égard de la rationalité de l’imaginaire, car c’est
une rationalité, empêche d’inventer un nouveau langage et de créer un nouvel
imaginaire. Le subjectivisme romantique qui est venu s’opposer à ce mythe de
l’objectivisme, en valorisant l’affect, l’art et la fantaisie, est venu renforcer la
séparation entre la raison et l’imaginaire. Il faut décloisonner ces domaines de
l’art et de la science, de la rationalité instrumentale et de la fiction. Il faut
mettre en tension les principes de la logique et le chaos contre lequel elle
émerge, et trouver dans la métaphore et la poésie une résolution provisoire.
Les ouvrages de Philip K. Dick, Le Temps désarticulé (1959), Simulacres
(1964), Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968), Ubik (1969), La
Fourmi électrique (1969), Au bout du labyrinthe (1970), et les adaptations
filmiques de Blade Runner (1982) et Minority Report (2002), anticipent un
monde en ruines de nos langages classiques hanté par l’artifice des spots
publicitaires, des zombies humanoïdes, de la vie, du temps et des décors
fabriqués dominés par des totalitarismes hybrides, faits de puissance
technologique, de drogues mystiques et de volonté despotique. C’est ce monde
factice où le simulacre tente de se faire passer pour le vrai qui hante les sous-
sols de nos langages et fonctionne comme des illusions qui produisent les
grincements opiniâtres de nos vies. Philip K. Dick nous invite à nous
interroger sur notre réalité d’être vivant, sur la vie, la mort et le faux, sur notre
univers qui s’effiloche, dont les mailles cèdent les unes après les autres jusqu’à
dévoiler dans le clair-obscur de nos crises les monstres que nous avions cru
définitivement enterrés. Dans ce monde où prospèrent les simulacres se
dévoile, comme l’écrit Marcel Thaon, un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre
de Philip K. Dick, notre « névrose sociale 6 ». Avant l’émergence et le triomphe
de nos réseaux sociaux, Philip K. Dick pouvait écrire : « quelqu’un qui émigrait
pouvait s’acheter des voisins, acquérir la présence simulée de la vie, le bruit et
les mouvements de l’activité humaine – du moins ses quasi-substituts
mécaniques – pour se donner du moral dans un nouvel environnement plein
de stimuli étranges, ou, peut-être, mais dieu l’en préserve, vide de tout
stimulus. 7 » Qui ne reconnaît pas dans ces phrases les prototypes grossiers que
nous proposent aujourd’hui les industries du vide et du faux ? Comme l’écrit
Patricia Thaon qui présente l’interview de Philip K. Dick par Marcel Thaon :
« P.K. Dick (1928-1982) nous livre sa conception de la littérature de Science-
Fiction comme tentative, toujours menacée d’échec, de cerner un réel qui se
dérobe sous un flux continu d’apparences instables et mouvantes, morcelées et
morcelantes, multitude de pièces d’un puzzle dont l’agencement est soumis à
une loi arbitraire. 8 »
En suivant la direction impulsée par Philip K. Dick, peut-être faudrait-il
demain accepter un moment de chaos, un foisonnement de données, un
désordre d’idées et de perceptions multiples, des sensations et des expériences
éparpillées, un bouillonnement de langages et une frénésie de propositions,
avant de pouvoir les mettre en ordre, en un ordre insurgé par des activités
« pratico-poïétiques » renversant l’ordre imposé des codes de la modernité.
L’importance du chaos-monde rapportée dans mon ouvrage croise ici les
analyses philosophiques de Gilles Deleuze et les angoisses existentielles de
Philippe K. Dick. Peut-être nous faut-il consentir à un état quantique de nos
rêves et de nos utopies ? De cette multiplicité chaotique peut peut-être surgir
un nouvel imaginaire instituant, un autre langage fondateur de démocraties,
émancipé d’une rationalité asséchée, celle-là même qui a fané les promesses des
Lumières par le vide sidéral de la marchandisation et de ses unités de mesure.
Si la raison faussement universelle a permis à la rationalité marchande,
pratico-formelle, de s’imposer, ce ne fut pas qu’une affaire de cohérence
épistémologique et conceptuelle, ce fut un coup de force des rapports sociaux
entre les peuples, une certaine façon de lire les textes sacrés, d’imposer des
genres, des cultures et finalement dénier les multiples expériences du monde
qui nous font habiter dans des univers parallèles. Nous allons devoir métisser
les cultures, mais sans précipitation et pas de manière globale. Les révolutions
culturelles à venir ne sauraient emprunter les chemins traditionnels des
réformes du passé. Transformer sans tact ni délicatesse comme cela a été
pratiqué ces derniers temps produirait un rejet des greffons. Il faudra passer par
des expériences locales, émiettées, volontaires, regroupées en archipels, à
l’image de notre pays dont toutes les enquêtes montrent sa recomposition en
fragments communautaires. Si nous pouvons déplorer la fragmentation d’une
9
France en archipels décrite par Jérôme Fourquet , ce n’est pas avec l’intention
d’en restituer une unité factice, mais avec le désir de convertir ces archipels
communautaires clos en archipels créoles à la manière d’Édouard Glissant. Il
nous faut libérer le vivant des dispositifs technocratiques autant que des
communautés qui l’enkystent afin de parvenir à nous libérer de nos servitudes,
à nous ouvrir à un pouvoir d’agir, affranchis par la prise en compte de la
complexité, de l’indétermination et de l’instabilité du réel. Les révoltés de mai
68 l’avaient bien pressenti lorsqu’ils réclamaient d’être réalistes en demandant
l’impossible.
Comment injecter des ferments de révolution culturelle dans un monde
aussi globalisé que fragmenté, orphelin des grandes utopies du XIXe comme de
celles du XXe siècles et vouant aux gémonies les idéaux humanistes de la gauche
sociale-humanitaire dont les descendants sont largement considérés comme les
alliés objectifs du néolibéralisme ? Nous devons répondre aux défis de ce
e
XXI siècle commencé sous les auspices des crises et des catastrophes, des
terreurs et des paniques, de l’angoisse et du désespoir, de la colère et des
apathies. Pour cela, il va falloir évoluer en permanence dans des univers
parallèles, dans des mondes contradictoires sans synthèse conciliatrice, en
semant les germes de changements culturels révolutionnaires sans pour autant
ignorer les milieux où nous évoluons. Il va nous falloir en même temps
pratiquer une permaculture révolutionnaire et une éducation populaire, une
guérilla « sémiologique » et un lobbying auprès des puissants, une psychologie
collective et un travail de remaniement des identifications culturelles, un
changement immédiat dans l’organisation du travail et un remaniement
technologique dans la distribution des tâches, une réappropriation des métiers
par ceux qui les exercent et des temps de réconciliation sociale, partager les
profits et les pertes, bref agir et penser à la fois local et global dans des
multivers. Nous devrons admettre, une fois pour toutes, ce qu’affirmait déjà
e
Léon Bourgeois au début du XX siècle : « les partis sont toujours en retard sur
les idées ; avant qu’une idée se soit assez répandue pour devenir la formule
d’une action collective, l’article fondamental d’un programme électoral, il faut
une longue propagande ; quand les partis se sont enfin organisés autour d’elle,
bien des esprits ont déjà aperçu ce qu’elle contenait d’incomplet, d’inexact, en
10
tous cas de relatif, et une vue nouvelle s’ouvre déjà ». Il va nous falloir, a
contrario de ce qu’aurait pu dire Léon Bourgeois, affirmer que le libéralisme est
à la fois mort et vivant. Que cette superposition d’états contradictoires,
évocatrice des états quantiques, est une chance. De même, il nous faudra
affirmer haut et fort que jamais les Lumières de l’Occident ne brilleront avec
autant d’incandescence que lorsqu’elles seront mêlées aux lueurs du Tout-
Monde. Cette décolonisation de nous-mêmes par l’émancipation des autres, de
quel droit la refuserions-nous aux technocrates assiégés par nos légitimes
colères ? Libérons les technocrates. C’est par notre imagination que nous
parviendrons non à nous soustraire à la réalité, mais à lui donner de nouvelles
formes en puissance dans le paradigme contemporain en voie d’épuisement.
Qui ne voit aujourd’hui dans la kyrielle des événements créateurs,
protestataires autant qu’entrepreneurs, les cent fleurs en hommage à l’avenir ?
Qui ne voit que nous sommes à la veille d’une révolution dont nul ne peut dire
si elle sera sanglante ou pacifique ni si elle accouchera d’un pouvoir totalitaire
inhumain ou d’une transition culturelle plus heureuse pour l’humanité ? Qui
ne voit pas qu’il n’est plus possible de définir la valeur sans tenir compte du
vivant, de sa complexité, de sa fécondité, de son indétermination, de son infini
11
pouvoir à ouvrir « la porte des mères de l’être », Dionysos plus qu’Apollon ?
La limite des collectifs tels que je les pratique depuis plusieurs décennies –
syndicats, listes, universitaires, associations de professionnels… – est que
justement leurs structures et leurs actions tendent vers l’entropie au fur et à
mesure du temps et de l’émergence des conflits comme des contradictions qui
devraient être leur fécondité même. Face à ce délitement qui se poursuit
indéniablement, à moins que la structure ne soit renouvelée par des intérêts
nouveaux, différentes bureaucraties et technocraties plus ou moins totalitaires
se mettent en place. Elles surgissent sur la destruction de la capacité de penser
comme je n’ai eu de cesse de le rappeler après Hannah Arendt et Simone Weil.
Cette explosion et ce délitement des figures constituées des partis ou des
mouvements se sont accrus ces dernières années à l’occasion de la mise en
archipel des colères et des révoltes, au point de remettre en cause les catégories
traditionnelles comme celles de « luttes sociales » ou de « classes sociales ». La
globalisation et la fragmentation qui organisent de nos jours les économies et
les sociétés de la planète ne doivent pas seulement être appréhendées en termes
de causes de notre civilisation, elles en sont aussi les conséquences.
Aurions-nous aussi facilement accepté la globalisation marchande de la
planète si nous n’avions pas déjà été prisonniers d’un individualisme de masse
qui la rendait tolérable ? Nous l’avons toléré pour conjurer sans doute cette
crise culturelle que nous sentions venir, ou peut-être revenir. Cette crise dont
e
nous avons suivi les sinuosités depuis la fin du XIX siècle jusqu’à nos jours en
passant par les tragédies de l’entre-deux-guerres et qui consiste à chercher
désespérément une articulation entre l’État et les marchés, entre le libéralisme
de la démocratie et le libérisme 12 issu du capitalisme. Nous cherchons à sortir
désespérément des impasses sociales et politiques nées de l’accouplement de la
démocratie et du capitalisme. Nous ne sortirons pas de cette crise par des
mesures globales et paradoxalement nous n’en sortirons que par des actions
globales. Comme le disait Albert Camus, « La vérité que je m’excuse d’écrire en
clair, alors que tout le monde la connaît sans la dire, c’est que nous ne sommes
pas libres, en tant que Français, d’être révolutionnaires. Ou du moins nous ne
pouvons plus être des révolutionnaires solitaires, parce qu’il n’y a plus dans le
monde d’aujourd’hui de politiques conservatrices ou socialistes qui puissent se
déployer sur le seul plan national. Ainsi nous ne pouvons parler que de
révolution internationale. Exactement, la révolution se fera à l’échelle
internationale ou elle ne se fera pas. 13 »

1. Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent ans à nos jours, op. cit.
2. Roland Gori, Bernard Lubat, Charles Silvestre, Manifeste des œuvriers, Paris, Actes Sud, 2017.
3. Marie José Del Volgo, Le Soin menacé, Chronique d’une catastrophe humaine annoncée, op. cit.
4. Édouard Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 640.
5. George Lakoff et Mark Johnson, Les Métaphores dans la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1985
(version originale parue en 1980).
6. « Extraits d’entretiens avec P.K. Dick , réalisés par Marcel Thaon et présentés par Patricia Thaon,
op. cit.
7. Philip K. Dick, Simulacres, Paris, Éditions 10/18 Poche, 2006 (version originale parue en 1964),
p. 71-72.
8. « Extraits d’entretiens avec P.K. Dick » réalisés par Marcel Thaon et présentés par Patricia Thaon,
op. cit., p. 100.
9. Jérôme Fourquet, L’Archipel français ? Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019.
10. Léon Bourgeois, Solidarité, Paris, Armand Colin, 1902, 3e édition, p. 11.
11. Frederich Nietszche, Naissance de la tragédie ou Héllénité et pessimisme, Paris, Œuvres
philosophiques complètes, Tome I, Gallimard, La Pléiade, 1977 (première édition 1872).
12. Benedetto Croce différencie le libéralisme comme conception morale et anthropologique à la
base d’une conception du monde orientée par la liberté et l’épanouissement de l’individu, du « libérisme »
conçu comme une exaltation de la concurrence économique.
13. Albert Camus, « Ni victimes ni bourreaux, la révolution travestie », 23 novembre 1946, À
Combat, Paris, Folio, Gallimard, 2002, p. 650-651.
LE RÉEL DES UTOPIES

« J’ai essayé de mettre en pratique ce que Barthes appelait le “flair


sémiologique”, cette capacité que chacun de nous devrait avoir de saisir
du sens là où on serait tenté de ne voir que des faits, d’identifier des
messages là où on serait incité à ne voir que des gestes, de subodorer des
signes là où il serait plus commode de ne reconnaître que des choses. »

Umberto Ecco, La Guerre du faux, Paris, Grasset Poche, 2018 (version


originale parue en 1985), p. 10.

Au moment de conclure, récapitulons quelques thèses de l’ouvrage. La


première d’entre elles est que l’utopie est le lieu des non-lieux, plus précisément
le lieu de ce qui échappe aux lieux délimités par leur point d’impasse, leur
hétérogène, ce qu’en psychanalyse nous nommons le réel. Ce réel ne cesse de
« travailler » les lieux constitués au premier rang desquels les classes sociales, les
frontières, les communautés et les religions, bref les espaces sociaux et
politiques. Mais ce réel travaille aussi les espaces symboliques, mentaux,
psychiques. Nos concepts, nos catégories de pensée et de jugement naissent de
la nécessaire décomposition granulaire des réalités matérielles et symboliques.
De ce point de vue, je rendrais hommage à Jacques Lacan écrivant : « La
pensée n’est pas une catégorie. Je dirais presque que c’est un affect. Encore ne
serait-ce pas pour dire que c’est le plus fondamental sous l’angle de
l’affect. […] J’irais jusqu’à dire que, s’il y a une chance de saisir quelque chose
qui s’appelle le réel, ce n’est pas ailleurs qu’au tableau noir. […] à partir de ce
discours, d’affect il n’y en a qu’un, à savoir, le produit de la prise de l’être
parlant dans un discours, en tant que ce discours le détermine comme objet. 1 »
La pensée est affectée par cette exigence du réel de trouver un lieu où se
manifester. C’est bien pourquoi il serait absurde de limiter la pensée au cognitif
et d’en exclure toutes les formes qu’elle prend pour créer par la poésie, la
rhétorique, l’art et tout ce qui vit de la puissance du langage, et en premier lieu
la métaphore, qui est indépassable 2. Les limites d’une métaphore ne sont
franchies que par d’autres métaphores. Analysez le discours du psychologue
Stanislas Dehaene, il est truffé de métaphores, sans pour autant admettre sa
dette à l’endroit du langage qu’il réduit à une écriture minimale. Ce discours
appartient à ces modèles objectivistes formels qui refusent de rendre compte
des métaphores qu’ils utilisent, en feignant de croire qu’ils ont affaire à des
faits. Cet oubli du dispositif du langage dans la production de phénomènes est
coûteux en psychologie et en sociologie, accréditant l’illusion que les faits
sociaux ou psychologiques existeraient à l’état de nature. À nier l’omniprésence
des métaphores dans la formation des concepts, ils en subissent les mirages.
Favorisé par la culture capitaliste et bourgeoise, ce déni de notre dette à l’égard
du langage fut l’héritier d’une philosophie occidentale qui suppose que nous
pouvons avoir un accès au monde, objectif et absolu, au moyen des méthodes
scientifiques. Ce déni de la dette est propre à l’exorcisme que pratique le
capitalisme comme « religion » cultuelle, c’est-à-dire qu’il fait en sorte d’oublier
que l’argent n’est que le substitut d’une chose qui manque, pour reprendre une
formule d’Aristote. Ce déni du manque se trouve corrélé au mépris et à la peur
de la dette que nous avons avec le langage et dont la modernité ne veut pas
entendre parler. La langue ouvre à l’infini de ce qui lui manque pour dire
l’inédit d’un monde en devenir. La catachrèse en apaise l’exigence et nous
rappelle à cette dette que nous avons à l’égard d’un langage qui en révèle tout
autant son insuffisance que sa puissance. L’écriture scientifique que nous
projetons sur le monde nous donne l’illusion que les lettres avec lesquelles nous
le défrichons y étaient avant même notre lecture. Cette illusion s’est révélée
suffisamment efficace dans ses productions matérielles et symboliques,
apaisante pour notre angoisse et bienfaitrice pour nos ressources. Cette illusion
nous donne, un temps, suffisamment de compensations face au manque que la
langue met au jour pour que nous la maintenions contre vents et marées.
Le XVIIe siècle en donna les fondements pour la modernité. Depuis, tout en
exploitant de manière éhontée la puissance de la rhétorique, la pensée
bourgeoise en Occident refuse de reconnaître sa dette. L’ombre de ce déni est
tombée sur les sciences elles-mêmes. Les exigences de clarté et de distinction du
discours cartésien n’ont cessé de travailler la modernité. Elles accompagnent le
développement de cette rationalité actuarielle de la probabilité que j’ai analysée
précédemment. De même qu’avec Max Weber nous pouvons mettre en rapport
cet esprit du capitalisme avec l’éthique protestante, son ascèse rigoureuse, sa
solitude anxiogène et sa théorie de la prédestination, nous pouvons mettre en
relation les exigences du rationalisme cartésien avec sa propension à l’ordre des
classifications et des hiérarchies. Non que cette tendance ne soit pas présente
dans d’autres civilisations, mais elle a acquis une omnipotence et un
développement systématique dans la nôtre dont atteste le développement des
sciences et des techniques qui s’en réclament. D’où cet intérêt pour les autres
civilisations du Tout-Monde qui, de l’Afrique aux Caraïbes en passant par les
utopies mises en pratiques alternatives en Occident, tentent une créolisation
des manières d’être et de penser. Et là encore les assignations à résidence
explosent puisque par le jeu de la globalisation, le monde se créolise. De ce fait
reviennent en boucle les crispations identitaires, religieuses, communautaires
qui sacrifient au « mirage récurrent de l’identité ». La globalisation n’offre pas
d’autres imaginaires que ceux de la consommation, du spectacle et de la
« consumation 3 ». Elle favorise un système de pensée et de jugement trop
proche de la spéculation financière pour ne pas sombrer dans le gouffre des
automates et des simulacres. D’où cette urgence à une poétique du divers, du
multiple, de l’archipel et du créole dont les œuvres d’Édouard Glissant et de
Patrick Chamoiseau nous offrent de beaux morceaux. Cette urgence rejoint les
exigences d’un « anarchisme épistémologique » tel que le philosophe Paul
Feyerabend a pu le théoriser 4 pour les découvertes scientifiques. Elle rejoint les
préoccupations sociales et politiques des mouvements situationnistes et
surréalistes évoqués. Nous avons besoin de nouveaux principes
méthodologiques pour approcher le réel laissé au rebut des philosophies
positivistes et des méthodes objectivistes. À distance d’une conception
« instrumentale » de la connaissance et de ses objets, nous avons besoin d’une
approche qui respecte la variété, la singularité, l’opacité, le multiple, l’incertain,
le complexe. Ce serait une nouvelle manière d’être « réaliste » que de
reconnaître au réel cette place et cette fonction.
La globalisation contemporaine se rapproche dangereusement des
idéologies, des « utopies dégénérées » qui, tout en méconnaissant les conditions
réelles d’existence des individus, les conduisent à nier la puissance du réel. Ce
réel qui déplace constamment les formes symboliques constituées cultive le
potentiel de la métaphore, de la force de création des équivoques poétiques de
la langue. L’équivocité contient les ferments des utopies. L’équivocité de la
langue nous signale qu’il y a d’autres sens, d’autres lieux que ceux que le
message lui prête. Ces autres lieux, à la fois en dehors et au-dedans du sens
manifeste, sont le lieu de l’utopie, une manière de prendre soin du réel, de
l’hétérogène de la signification évidente. C’est même un des mérites de la
psychanalyse que d’avoir attiré l’attention sur ces effets d’équivoques et de
polyphonie des discours sur les corps, les subjectivités et les affects. Il est
possible qu’une des raisons des attaques qu’elle subit provient de son refus à
réduire le langage à n’être qu’un instrument comme l’exige la « langue d’utilité
des plantations », oserais-je dire en plagiant Patrick Chamoiseau. Louis Marin
faisait des utopies des « jeux d’espace 5 » et il datait leur émergence de la
naissance du mercantilisme et du capitalisme. Si l’utopie est bien le lieu
imaginaire et symbolique du réel, son indicateur, émergeant d’un espace entre
les espaces, lieu du hors-lieu, alors il faut entendre cette proposition de Louis
Marin dans son sens figuré, métaphorique : l’utopie naissante au début du
capitalisme est son impensé. Elle est l’impensé, le négatif refoulé, dénié de la
rationalité actuarielle, l’hétérogène de sa raison instrumentale. Le récit
utopique fait acte de création, résistance au mode d’être d’un nouvel ordre
capitaliste en train d’établir sa domination culturelle 6. En conséquence de
quoi, l’utopie en faisant résistance à la pensée dominante entame les idéologies
et rejoint tous les mythes et les pratiques culturelles opposées aux modes de
domination, en particulier ceux de l’esclavage, de la colonisation et de
l’exploitation sociale. C’est le goût de l’utopie que nous avons perdu,
aujourd’hui plus qu’hier et toujours davantage lorsque le monde se résigne au
savoir établi, à une adaptation instrumentale. Ce monde résigné est un monde
sidéré qui ne s’éclaire plus qu’aux lumières des astres qu’il perçoit, oublieux que
certaines d’entre elles ne proviennent que des astres morts. Sortir de la
sidération, c’est postuler en soi-même et chez les autres un désir qui conduit à
cesser de contempler l’étoile ou l’astre disparu, à se soustraire au désastre qui a
frappé et anéanti les forces du vivant en provoquant un état de mort apparente
au nom du Vrai. C’est de cet état de stupeur culturelle qu’a pu produire
l’hégémonie de la raison calculatrice et technique que nous devons sortir pour
pouvoir retrouver la saveur des utopies.
Chaque époque se croit la dernière, ultime héritière d’un passé qu’elle a
reçu sans testament. J’ai connu en plusieurs décennies de psychopathologie une
histoire des savoirs et des pratiques dominantes qui allaient d’une conception
« géométrique 7 » de la maladie mentale à la radicalité
neurocomportementaliste en passant par l’intégrisme psychanalytique 8. Dans
tous les cas ou presque, les efforts de promotion de chacune des approches,
pour légitimes qu’ils puissent être, les ont transformées au mieux en visions du
monde et au pire en idéologies, favorisant du coup ces mouvements de
balancier que connaissent bien les historiens de l’art, moins ceux des sciences.
Il faut comprendre ces mouvements de balancier comme un effet de réel qui,
dans ces mouvements successifs et contradictoires, permet de faire avancer les
connaissances et les pratiques. Par exemple, dans le champ qui est le mien, le
point de vue « géométrique » méconnaît que la totalité d’un être humain ne
saurait se réduire à la somme des parties qui l’approchent. Le radicalisme
psychanalytique s’est bien souvent fourvoyé dans une psychogenèse et une
vision psychiste du monde et le neurocomportementalisme aujourd’hui abuse
et s’abuse d’une confusion entre le cerveau, l’ordinateur et le sujet concret.
Inévitablement, les concepts finissent par devenir des assignations identitaires
que la pression du réel remet en question. Les enclosures ne sont pas que des
appropriations de territoires qui enferment la Terre et le vivant, ce sont aussi
des frontières de la pensée qui a besoin de diviser et de séparer pour
comprendre. Sauf que cet Absolu du Vrai est, comme toute appropriation,
inacceptable à terme pour le vivant qui finit par en transgresser les limites.
C’est la raison pour laquelle je verrais plus volontiers la figure de l’humanité
incarnée dans la mangrove 9 et ses rhizomes que dans le chêne solide, puissant,
majestueux, mais mortellement immobile, ennuyeux et solitaire. Le nouvel
esprit utopique devrait inventer de nouvelles façons de vivre et de penser dans
10
une logique du multiple et de la diversité . Un tel défi de cette nouvelle
modernité ne pourra être relevé qu’à la condition de vivre et de penser une
fraternité, seule valeur à même de « réconcilier ces deux sœurs ennemies » que
sont la liberté et l’égalité comme le rappelait Henri Bergson 11. Cette nouvelle
utopie humaniste se devra de réviser un certain nombre de référentiels à même
d’inventer des « modes d’être de l’ordre » pour faire en sorte que du chaos vers
lequel nous nous dirigeons avec angoisse émerge un autre imaginaire, qui n’est
jamais somme toute qu’une forme pour affronter la mort. Ce sous-sol
épistémologique à partir duquel sont rendus possibles nos discours, nos
pratiques et nos institutions est fissuré par les découvertes du siècle dernier, au
premier rang desquelles la physique quantique, la biologie moléculaire, mais
aussi la psychanalyse, la linguistique, la nouvelle histoire, dont, nous l’avons
amplement démontré, nous n’avons pas su tirer toutes les conséquences. Nous
sommes face à un effondrement du sol comparable à cette situation comique
de « Félix le Chat [qui] était montré dans une situation analogue à celle qui
nous est décrite ici. Il marche à vive allure. Soudain, il s’aperçoit, et le
spectateur avec lui, que le sol lui manque : depuis un moment, il a quitté le
bord de la falaise qu’il suivait. Alors seulement il tombe dans le vide. […] La
chute n’est que l’aspect second d’un constat : la disparition du sol sur lequel
nous croyions marcher et penser. […] Un univers nouveau de la pensée se
présente. 12 » Comment tirer un enseignement de ces découvertes fascinantes,
de la physique moderne comme de « l’intrication quantique » ? Comment tirer
une leçon philosophique et politique d’une conception du « néant » telle que
permettent de la formuler certaines recherches, un néant constitué d’un
bouillonnement d’énergie sous forme de particules et d’antiparticules qui
interagissent sans cesse avec notre univers ? Comment tirer les leçons
d’expériences scientifiques construisant un univers fait de briques
d’informations, de « bits » plus que de matière et d’énergie, pris dans une
intrication quantique violant les principes de causalité, d’espace et de temps ?
Ce n’est pas un hasard si au début du XXe siècle, une formidable révolution
culturelle, avec Max Planck, Sigmund Freud, Pablo Picasso, Werner Karl
Heisenberg, Niels Bohr et d’autres, a vu le jour pour le meilleur et pour le pire.
Ce que cette révolution culturelle a apporté est incontestablement
l’inadéquation de nos langages pour dire et nous représenter les nouveaux
objets que ces recherches faisaient émerger, au sein de la matière comme du
psychisme, dans la structure géométrique d’un espace-temps comme dans les
figures hallucinantes du cubisme. Un nouveau monde émergeait que les
nouveaux langages participaient à créer. J’ai la conviction qu’aujourd’hui, il en
va de même et que la monstruosité des savoirs taylorisés obstrue cette puissance
des découvertes scientifiques et artistiques, en particulier celles qui remettent
en cause nos catégories de penser. Je vois bien volontiers dans le succès littéraire
de L’Anomalie 13 un signe de ce temps à venir.
e
Pour sortir des illusions identitaires du XIX siècle qui ont engorgé le siècle
e
suivant, notre XXI siècle n’a qu’une solution : voyager entre science et fiction
pour essayer, en tâtonnant, de trouver une sortie dans la réalité. Cette réalité
qui échappe à la fiction autant qu’à la connaissance scientifique, en
psychanalyse nous l’appelons, je le répète, le réel. Ce réel, cette réalité
indifférenciée, pleine et chaotique, le langage et l’imaginaire la trouent, et de
ces petits trous naissent les êtres qui ne sont jamais complets. Cette
incomplétude même leur donne une consistance et le pressentiment d’un
manque à être qui conditionne autant la possibilité de penser que celle d’être
affecté. Jacques Lacan conceptualise le « réel » comme « plein de par sa nature,
14
il faut pour faire un trou réel y introduire un objet symbolique. » Réalité
compacte autant qu’indifférenciée et chaotique, ce réel-là, pour l’approcher, il
faut pouvoir le « carotter » avec le langage, comme le disent les médecins qui
pratiquent des biopsies. Et dès que nous nous situons dans l’ordre du
symbolique, par le langage ou l’écriture, nous faisons alors apparaître un peu de
réalité rendue imaginable, mais au prix d’une exclusion d’un bout de
« matière » qui n’a pas été retenu par notre plan de coupe. Nous le pressentons
toujours, sauf dans le délire de complétude, en nous demandant si « c’est bien
vrai » puisqu’il en manque toujours un bout. C’est ce manque qui permet en
même temps un ordre symbolique, un système de formes logiques rendant
compte de notre réalité. L’imagination ripe sur cet impossible, sur ce réel dont
elle pressent l’existence : « Dans notre hypothèse, c’est le contraire : nous ne
sommes pas des êtres réels. Nous croyons être des humains alors que nous ne
sommes que des programmes. Des programmes très évolués, mais des
15
programmes tout de même. […] Cela expliquerait le paradoxe de Fermi : si
nous n’avons jamais rencontré des extraterrestres, c’est que dans notre
simulation, leur existence n’est pas programmée. 16 »
J’ai trouvé dans l’émouvant « roman du marronnage » qu’est la créolisation
d’après Édouard Glissant la métaphore de nos libertés. Il nous faut
« marronner » par la danse, le chant, le conte et l’utopie. « Marronner » dans
tous les espaces, à commencer par ceux de nos lieux professionnels où la
nouvelle technocratie numérique, la nouvelle classe possédante cachée au fin
fond de leurs algorithmes et de leurs « serviteurs » politiques, nous assigne à des
places dont le taylorisme, issu de l’observation du travail des esclaves dans les
plantations, est le prototype. Cet ouvrage invite pour sortir de la servitude à
marronner. Peut-être n’est-il lui-même qu’un effet de ce désir de rassembler les
esclaves par un conte qui leur fasse quitter la langue utilitaire des maîtres. C’est
pourquoi il invite à connaître et à partager l’histoire : des plus désespérés
d’entre les désespérés, des plus aliénés parmi les aliénés, des plus martyrisés
parmi les martyrs, des plus chosifiés parmi les exploités, qui ont su trouver les
moyens de « marronner » sans faire sécession, sans fuir d’un monde que nous
avons en partage et qui risque de ne plus être que l’unique « plantation » où
pousserait le néant. Créolisons toutes nos langues, nos modes de connaissance,
nos cultures, nos amours, nos fraternités, nos modes d’être et de pensée pour
tisser « la trame sans cesse recommencée des opacités particulières » et
17
« consenties » dont parle Édouard Glissant . Redécouvrons la « polyrythmie »
dans tous les champs de nos existences, entre les cultures, celles des sciences, de
la politique ou du monde, car elle est cette « vibration » agissante qui « brouille
les ondes et les particules qui composent le monde. Elle défait le stable des
“réalités”, elle appelle les forces invisibles du “réel”, elle brouille les
rigidifications mentales, elle précipite dans l’espace-temps des forces qui
permettent à l’esprit soudainement aux abois de se trouver des lignes de
fuite. 18 »

1. Jacques Lacan, 1970, L’Envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991 (première édition parue en
1970), p. 176.
2. George Lakoff et Mark Johnson, Les Métaphores dans la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1985
(version originale parue en 1980).
3. Thomas Schauder, La Société de consumation, Clichy, Marie B, 2021.
4. Paul Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Paris,
Seuil, 1979 (version originale parue en 1975).
5. Louis Marin, Utopiques : jeux d’espaces, Paris, Minuit, 1973. Je laisse aux historiens le soin de
vérifier l’exactitude de cette hypothèse que je ne reprends à mon compte que d’un point de vue figuré.
6. « Le discours utopique n’apparaît qu’au moment où, historiquement, se constitue le mode de
production capitaliste. », ibid., p. 253.
7. Point de vue qui envisage un « objet » dans ses dimensions biopsychosociales et qui n’est pas sans
poser des problèmes épistémologiques puisqu’il envisage un « objet » existant avant les points de vue qui
le font apparaître.
8. Gérald Holton avait, dès les années 1980, repéré cette controverse opposant, en psychologie
clinique, « les tenants d’une prédiction statistique (ou “actuarielle”) aux partisans d’une démarche
“clinique”. », op. cit., p. 10.
9. La mangrove est un écosystème de marais maritimes incluant un groupement de végétaux
spécifiques et abritant de nombreuses espèces animales. La structure de ses enracinements en rhizomes
donne une belle image de la pensée promue par Gilles Deleuze et que je reprends ici. La dégradation
inquiétante des mangroves dans le monde suite à nos modes de vie est une véritable catastrophe pour
notre biotope. Cet écosystème du mangrove contribue à la résilience de la vie face au productivisme et
aux crises écologiques. Mon livre veut montrer que cet espace du vivant reflète notre espace de pensée et
de jugement. La dégradation de l’un atteste la dégradation de l’autre.
10. L’intelligence artificielle ne devrait en aucune manière être bannie de ces flux de vie et de chaos,
d’ordre renouvelé et d’entropie reconnue, mais simplement elle ne serait plus le cache de nos dictatures et
de nos névroses. La programmation de ces artefacts est de notre responsabilité. Ce ne sont pas les
algorithmes qui décident, mais les valeurs de ceux qui les programment. Il n’y aura pas de robots
utilitaristes, de robots déontologistes, de robots vertueux, disposés à décider à notre place des principes
moraux à mettre en œuvre dans les situations critiques. Entre la technique et nous il faudra des pont-
levis. Lire à ce sujet Martin Gibert, Faire la morale aux robots. Une introduction à l’éthique des algorithmes,
Paris, Climats, Flammarion, 2021.
11. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1932, p. 304.
12. Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Folio, Gallimard, 1987,
p. 34.
13. Hervé Le Tellier, L’Anomalie, op. cit.
14. Jacques Lacan, La Relation d’objet, op. cit., p. 253.
15. Le paradoxe de Fermi est le nom donné à une question posée par le physicien Enrico Fermi dans
les années 1960 : pourquoi l’humanité n’a, jusqu’à présent, trouvé aucune trace de civilisations
extraterrestres dont la probabilité proviendrait de l’existence de systèmes planétaires plus âgés que le
nôtre ? D’où le paradoxe : s’il y a des représentants de ces civilisations, ils devraient être parmi nous. Dans
ce cas, comment se fait-il que nous ne le sachions pas ?
16. Hervé Le Tellier, L’Anomalie, op. cit., p. 166 et p. 169.
17. Édouard Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 418.
18. Patrick Chamoiseau, Le Conteur, la nuit et le palmier, op. cit., p. 91.
REMERCIEMENTS

Je tiens à exprimer toute ma gratitude à Henri Trubert dont les précieux


conseils furent déterminants dans l’avancée de l’ouvrage, Marie-José Del Volgo
et Tom Ghnassia pour leur affectueux soutien et leurs conseils avisés tout au
long de l’écriture de cet essai.

Je remercie Fabienne Orsi pour sa lecture des pages se référant aux travaux
d’Elinor Ostrom.

Je remercie également l’astrophysicien Marc Lachièze-Rey pour le regard


attentif et critique qu’il a bien voulu porter sur certains passages de mon texte.
ISBN : 979-10-209-1093-6

© Les Liens qui Libèrent, 2022


La fabrique de nos servitudes

Dans nos sociétés de contrôle, l’information est le moyen privilégié de


surveiller, de normaliser et de donner des ordres. Les informations, molécules
de la vie sociale, deviennent les sujets de l’existence, les véritables cibles des
pouvoirs politiques et économiques. Avec le langage numérique, les
subjectivités se trouvent enserrées dans un filet de normes de plus en plus
denses et contraignantes. Les idéologies scientifiques viennent souvent
légitimer ce « naturalisme économique » transformant le citoyen en sujet
neuro-économique et son éducation en fuselage de ses compétences en vue des
compétitions à venir.
Les fabriques de servitude mettent en esclavage les individus et les
populations au nom de l’efficacité technique, de l’illusion d’un bonheur
procuré par les algorithmes et la mondialisation marchande. Pour en sortir, il
nous faut modifier nos habitus et nos habitudes, restaurer la force
révolutionnaire du langage et de la métaphore, rétablir le pouvoir des fictions.
Les ordres existants ont toujours haï les utopies, la puissance de leur
imagination et de leurs expériences de pensée. L’utopie ne se réduit pas à un
genre littéraire, à une rêverie politique d’un futur improbable, elle constitue
une position éthique et politique, un style, un foyer de liberté.
Dans l’histoire des esclavages et des luttes sociales, les « marronnages », par
la danse, le chant, le récit et le conte, ont été des voies d’émancipation. Résister
aux fabriques de nos servitudes par l’utopie est une nouvelle manière d’agir et
de penser l’infini, le complexe, l’instable, le multiple, le divers que le vivant
exige. Il y a urgence à détourner l’utile pour en faire du Beau, emmêler le
vivant au Vrai et faire chuter sa majuscule pour que nos vies ne soient pas
minuscules.

Roland Gori est professeur honoraire de psychopathologie clinique à


l’université d’Aix-Marseille et psychanalyste. Il a été en 2009 l’initiateur de
l’Appel des appels. Il est l’auteur de nombreux livres parmi lesquels La Dignité
de penser, La Fabrique des imposteurs, L’Individu ingouvernable ou encore Et si
l’effondrement avait déjà eu lieu (Éditions LLL).
Cette édition électronique du livre
La fabrique de nos Servitudes de Roland Gori
a été réalisée le 15 décembre 2021 par les Éditions Les Liens qui
Libèrent.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 979-10-209-1089-9)

Le format ePub a été préparé par PCA, Rezé.

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