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DU MEME AUTEUR

Céline, un antisémite extraordinaire


Le Bord de l’eau, 2011

L’Esprit du cerf
Le Bord de l’eau, 2011

Ces 600 milliards qui manquent à la France


Seuil, 2013

Corruption
Seuil, 2014
3

ANTOINE PEILLON

Résistance !

ÉDITIONS DU SEUIL,
25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe

ISBN 978-2-02-128864-3

© EDITIONS DU SEUIL, MARS 2016

Pavé de loi

www.seuil.com
4

À Pierre Pfeffer, en filiale admiration

Sur une étagère de sa bibliothèque, il a casé un diplôme d’honneur de l’Armée française de la


Libération. Si Pierre Pfeffer n’aime pas trop parler de ces « temps déraisonnables », ses vieux amis le
décrivent comme ayant été un soldat redoutable, tireur d’élite instinctif, insaisissable, n’ayant jamais
ressenti un soupçon de peur. En 1943, âgé d’à peine 16 ans, le coureur des bois – une passion
d’enfance – a rejoint les maquis de l’Ardèche, puis participé à la libération de Saint-Étienne et s’est
engagé, enfin, dans la 1re armée française de la Libération, juste après le débarquement provençal
(Toulon) du 15 août 1944.
Combattant volontaire jusqu’à la fin de la guerre, Pierre Pfeffer a participé aux campagnes d’Alsace,
d’Allemagne et d’Autriche, au cours desquelles il fut blessé, puis démobilisé en janvier 1947. Son père
a été fusillé pendant l’Occupation. Sa mère fut aussi une grande résistante. Zoologue d’exception,
directeur de recherche honoraire au CNRS (Muséum national d’histoire naturelle), créateur de
nombreux parcs nationaux et réserves, il n’a cessé, depuis la fin des années 1950, d’animer toutes les
luttes de protection de la nature, en Afrique et en Asie autant qu’en France. Il est toujours un
incorrigible amoureux de la vie et de la beauté du monde.
5

Introduction

Aujourd’hui, contre quoi faut-il résister ? Il faut résister contre


deux barbaries. Une barbarie que nous connaissons tous, qui se
manifeste par le Daech, par les attentats, par les fanatismes les plus
divers. Et l’autre barbarie, qui est froide, glacée, qui est la barbarie
du calcul, du fric et de l’intérêt. Dans le fond, face à ces deux
barbaries, tout le monde devrait, aujourd’hui, résister.

Edgar Morin1.

Assez d’aveuglement2, de langue de bois et de complaisance politique ! « Secret défense »,


« secret des affaires » et maintenant « état d’urgence » permanent couvrent, de fait, les
asservissements, les violences et la corruption systémiques qui attisent la guerre civile
globale3 et font le lit de la dictature4. Ces verrous posés, les uns après les autres, sur l’État de
droit ne font que précipiter l’effondrement de la République. Aujourd’hui, il n’est plus
possible d’écrire, en tant que journaliste, sans répondre à l’exigence du « courage de la
vérité »5, quand bien même la vérité est pénible ou dangereuse à dire.
J’ai terminé d’écrire ce livre dans les semaines qui ont suivi les carnages terroristes du
vendredi 13 novembre 2015, alors que la France basculait dans un état de guerre décrété par le
président de la République et les « faucons » du gouvernement. Le Parlement, presque
unanime, votait les pleins pouvoirs à l’État français, à sa police surtout. Une loi martiale qui
n’a pas dit son nom s’est substituée alors en quelques heures, hors contrôle démocratique réel,
à toutes les procédures judiciaires proportionnées de lutte contre le terrorisme. Dans un climat
de peur, de deuil et de désolation, mais aussi d’hystérie sécuritaire, de violences xénophobes
et policières, d’arbitraire administratif, de répression élargie à beaucoup d’insoumissions

1. Propos recueilli par Antoine Peillon, « Edgar Morin prend la tête d’un collectif
d’intellectuels contre l’évasion fiscale », La Croix (la-croix.com), 8 avril 2015.
2
. Marc Ferro, L’Aveuglement. Une autre histoire de notre monde, Tallandier, 2015.
3
. Allusion au recueil d’essais de Carl Schmitt, La Guerre civile mondiale. Essais 1953-1973,
Éditions Ère, 2007. Lire aussi Enzo Traverso, 1914-1945. La guerre civile européenne,
Hachette, coll. « Pluriel », 2009. Hannah Arendt évoque aussi, en 1963, en même temps que
Schmitt, « une forme de guerre civile embrasant la terre entière », dans De la révolution,
Gallimard, 1964, coll. « Folio essais », 2012, p. 21. Deux séminaires tenus par Giorgio
Agamben, en octobre 2001, à l’université de Princeton, ont abouti à la publication de la
réflexion philosophique la plus aiguë sur le thème : La Guerre civile. Pour une théorie
politique de la « stasis », Seuil, coll. « Points Essais » (inédit), 2015 (trad. française de
« Stasis ». La guerra civile come paradigma politico, Turin, Bollati Boringhieri, 2015).
4
. Carl Schmitt, Die Diktatur, Berlin, Dunker & Humblot GmbH, 1921-1989 (trad. française
La Dictature, Seuil, 2000). Et surtout Georgio Agamben, État d’exception. Homo sacer, II, 1,
Seuil, 2003.
5
. Antoine Peillon, Corruption, Seuil, 2014, p. 57-64.
6

– notamment écologistes –, de haute corruption, de mensonge d’État6 et, pour tout dire, de
dictature de prétendu salut public, une résistance s’est tout de même rapidement, clairement et
vigoureusement exprimée. Une petite partie de la presse a assuré sa mission d’information à
rebours de la propagande étatique et a ouvert ses colonnes aux analyses et protestations les
plus rationnelles. Dans l’espace public, associations et syndicats, collectifs civiques et
conviviaux ont refusé de se soumettre à l’interdiction de manifester.

Les mois de novembre et décembre 2015 ont donc marqué un nouveau basculement historique
de la France. D’un côté, le masque blême du « système » tombait, laissant apparaître en plein
jour son visage affairiste, corrompu, violent, menteur, antidémocratique et antisocial, comme
épisodiquement depuis la Révolution de 17897 ; de l’autre, une désobéissance civile et une
dissidence intellectuelle s’exprimaient spontanément, bravant surveillance, écoute, menaces
de censure, interdiction de manifester, omniprésence et hystérie policières.
Désormais, nul n’était plus besoin d’être extralucide pour constater que la dissolution de la
République avait atteint son comble, pour relever à quel point l’horizon de la démocratie
s’était éloigné et pour comprendre combien la tyrannie des affairistes, libérée de toute
régulation8, nous promettait une fin apocalyptique de l’Histoire, sous la forme d’une guerre
civile globale se propageant entre catastrophe climatique9 et « choc des civilisations »10.
Depuis mai 2012, le pouvoir politique a continué de consolider la puissance déjà opaque du
renseignement et de la répression des dissidences, légalisant certaines atteintes aux libertés
fondamentales, plaçant certaines polices hors de tout contrôle judiciaire et parlementaire
véritables, sous le prétexte de la nécessaire lutte contre le terrorisme. Dans le même temps,
l’État s’est étrangement abstenu de réprimer sérieusement l’évasion fiscale et la corruption,
opposant même aux lanceurs d’alerte et à la presse un projet de « secret des affaires »
dévastateur du droit à l’information, sans lequel République et démocratie sont une pure
mascarade. Et pourtant, corruption et terrorisme ont partie liée.

6
. Hannah Arendt, « La désobéissance civile », dans Du mensonge à la violence (éd.
américaines : 1969-1972), Calmann-Lévy, 1972, coll. « Pocket », 2002, et dans L’Humaine
condition, Gallimard, coll. « Quarto », 2012, p. 837-1010.
7
. Edgar Quinet, Philosophie de l’histoire de France (1857), Payot et Rivages, 2009. Lire
aussi Emmanuel Todd, Après la démocratie, Gallimard, 2008 ; Susan George, « Cette fois-ci,
en finir avec la démocratie. » Le rapport Lugano II, Seuil, 2012 ; Lionel Jospin, Le Mal
napoléonien, Seuil, 2014 ; Antoine Peillon, Corruption, Seuil, 2014, p. 133-141 : « La
République en danger » et « Une démocratie à la dérive ».
8
Ce phénomène fut déjà le sujet de mon précédent livre, Corruption (Seuil, 2014), et plus
précisément de ses chapitres II, « Dans les écuries d’Augias », et V, « La République en
danger ».
9
. François Gemmene, Géopolitique du climat. Négociations, stratégies, impacts, Armand
Colin, nouvelle édition, 2015. Lire aussi : Jared Diamond, Collapse…, New York, Viking
Penguin, 2005 (trad. française Effondrement. Comment les sociétés décident de leur
disparition ou de leur survie, Gallimard, 2006, coll. « Folio », 2009), Erik M. Conway et
Naomi Oreskes, L’Effondrement de la civilisation occidentale, Les Liens qui libèrent, 2014,
Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Seuil, coll.
« Anthropocène », 2015, et Collectif, Crime climatique STOP !, Seuil, coll. « Anthropocène »,
2015.
10
. Samuel P. Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, New
York, Simon & Schuster, 1996 (trad. française Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 1997).
7

Dès le lendemain des attentats monstrueux du vendredi 13 novembre 2015, le mot


« Résistance » a surgit à la une des journaux et des magazines, dans les conversations intimes
autant que dans les discours publics11. Mais « résistance » à quoi ? La question mérite d’être
posée, car le mot est plus que chargé d’histoire et il faut donc justifier sérieusement son usage.
Apparu vers 1270, « Résistance » désigne, dès la fin du XIVe siècle, « l’action, pour
quelqu’un, de résister à une contrainte physique, spécialement dans le contexte de la guerre ».
Ce n’est que depuis le XVIe siècle, dans le contexte de l’instauration de l’absolutisme et des
guerres de religion, que le terme « s’emploie avec une valeur politique, s’appliquant au fait de
tenir tête à une autorité établie, à une limitation de sa liberté ». Ce sens politique « a donné,
sous la Révolution, l’expression du droit de résistance à l’oppression (1791) incluse dans la
Déclaration des droits de l’homme ». Ensuite, pendant la Seconde Guerre mondiale, « le mot
s’applique à l’action menée par ceux qui s’opposèrent à l’occupation de leur pays, notamment
la France, la Belgique, par les troupes allemandes (vers 1942, le plus souvent avec une
majuscule)… »12.

Le vendredi 6 juin 2014, dans son discours de commémoration du Jour J, le président de la


République, François Hollande, affirmait : « Aujourd’hui les fléaux s’appellent le terrorisme,
les crimes contre l’humanité, mais aussi le dérèglement climatique, le chômage de masse. Ce
n’est pas comparable, mais c’est aussi ce qui peut provoquer des conflits. À nous,
représentants des peuples unis ici, de tenir la promesse écrite avec le sang des combattants. À
nous d’être fidèles à leurs sacrifices en construisant un monde plus juste et plus humain. »
Près de deux ans plus tard, où en sont les « représentants des peuples » quant à leur combat
contre les « fléaux » du terrorisme, du dérèglement climatique, du chômage de masse ? La
« promesse » renouvelée du 6 juin 2014 a-t-elle été tenue ? Ne sommes-nous pas plutôt entrés,
sans en prendre suffisamment conscience, dans « l’ère des ténèbres »13 ?

11
. Quelques exemples politiques et médiatiques : « La France vient de subir la pire tragédie
terroriste de son histoire. La guerre est parmi nous. L’heure est à la résistance et au combat
contre le fanatisme djihadiste » (François Fillon/Les Républicains) ; « Je forme le vœu que
nul ne s’abandonne à la vindicte et conserve sa capacité de discernement. […] Et que nous
soyons tous capables de résister à la haine et à la peur que les assassins veulent incruster en
nous » (Jean-Luc Mélenchon/Front de gauche) ; « Voilà qu’une fois de plus nous sommes
sommés de donner le meilleur de nous-mêmes pour ne pas répondre à l’appel du pire. L’esprit
de résistance doit désormais guider chacun de nos actes » (Cécile Duflot/EELV) ; « Même si
le prix à payer pour contrer cet ennemi doit s’ériger en riposte musclée, la France a le devoir
d’entrer en résistance » (Philippe Palat/Midi libre) ; « Il faut Résister. En lettres majuscules.
Comme Camus pour son premier texte publié dans Combat, clandestin en mars 1944, “À
guerre totale, résistance totale”. Il nous faudra résister à la peur parce que ce serait leur faire
trop d’honneur, parce qu’elle est obscure et que c’est dans ces ténèbres-là que l’on veut nous
entraîner. Résister à cette idée que ce qui se passe ailleurs, même à Paris, c’est si loin de chez
nous. Résister à la tentation de prendre le maquis des idées arrêtées, excluantes, brutales.
Résister au consensus mais aussi à la rigidité des postures. Résister aux sirènes, aux calculs, à
la cacophonie de certains leaders politiques et aux tweets indécents d’une frange brune dont
on parlait hier et qui se prolongent sans vergogne depuis. Résister. » (Jean-Michel Marcoul/La
Provence).
12
. Sous la direction d’Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert,
t. 3, nouv. éd. augmentée, 2012, p. 3054.
13
. Michel Terestchenko, L’Ère des ténèbres, Le Bord de l’eau, coll. « La Bibliothèque du
Mauss », 2015.
8

Les premiers chapitres de ce livre seront consacrés à l’examen approfondi des « fléaux »
désignés par le président de la République, au premier rang desquels l’effondrement du
renseignement joue un rôle si crucial, s’agissant du terrorisme. On regardera d’un autre œil
peut-être l’abîme dans lequel la France menace d’être précipitée. Toute la suite de l’analyse
procède de ce constat initial et justifie l’entrée en Résistance, à laquelle s’attacheront les
chapitres suivants.

Rejetant l’expression politique perverse du populisme autant qu’elle dénonce la dictature du


marché, une nouvelle résistance civique se cherche, dont la montée en puissance
intellectuelle, éthique et combative semble irrésistible. Sur le terrain des « grands projets
inutiles imposés » qui suscitent autant de ZAD14, ou sur celui de la confiscation non violente
de chaises de grandes banques délinquantes, comme dans les champs ou les ateliers bio et
alternatifs, dans les communautés écologistes et libertaires, les résistants au pire des mondes
proclament l’état d’urgence écologique, social, démocratique et républicain15.
Mais de quelle République peut-il s’agir aujourd’hui, le mot lui-même semblant plus épuisé
que jamais à force d’avoir été galvaudé, trahi, dévoyé par les propagandes les plus
réactionnaires ? Quelle refondation démocratique peut-elle encore la ressusciter ? Et quelle
résistance, autre que non violente, est aujourd’hui envisageable, quand les systèmes de
surveillance généralisée et les armes téléguidées sont d’une telle efficacité ?
C’est l’ambition de ce livre d’apporter à ces questions pressantes un commencement de
réponse raisonnée, de nourrir intellectuellement l’action spontanée des citoyens indignés ou
révoltés, afin de faire rimer à nouveau résistance avec espérance.

Paris, 11 janvier 2016

14
. Une liste des sigles est proposée en fin de volume.
15
. Ces toutes dernières années, la référence à la « République » s’est substituée à l’invocation
de la « nation », selon l’historien Gérard Noiriel, et de façon flagrante lors des mobilisations
spontanées de janvier 2015, en réaction aux attentats contre Charlie et l’Hypercacher de la
porte de Vincennes, à Paris. Gérard Noiriel, Qu’est-ce qu’une nation ?, Bayard, 2015, p. 83 :
« “Je suis Charlie” a été avancé comme un slogan visant à exalter non pas l’unité nationale,
mais les “valeurs républicaines”. Le “nous, Français” a été remplacé par le “nous,
républicains”. »
9
10

VI

La dictature

Les rois et les empereurs ont l’habitude de passer en revue leurs


troupes. Les magnats de la finance comptent les fonds qui leur
donnent le pouvoir. Le dictateur fasciste de tout acabit fait
l’inventaire des réactions irrationnelles des hommes pour
conquérir et maintenir sa puissance sur les foules.

Wilhelm Reich16.

Aux déclarations de guerre de François Hollande et de son gouvernement ont aussitôt fait
suite la loi de prolongation et d’extension de l’état d’urgence, plébiscitée par le Parlement,
mais aussi le projet extraordinaire de modifier, en conséquence, la Constitution, dès le mois
de janvier 2016.
Lors de son intervention devant les députés et sénateurs réunis en Congrès à Versailles, le
lundi 16 novembre, le président François Hollande a confirmé la prolongation « au-delà des
trois mois » de l’état d’urgence qu’il avait décrété dans la nuit du vendredi 13 novembre, lors
de sa prise de parole après l’assaut dramatiquement tardif de la police au Bataclan.

État d’urgence, « de jour et de nuit »

Instituée par la loi du 3 avril 1955, lors de la guerre d’Algérie, cette législation d’exception
prévoit de nombreuses dispositions exceptionnelles destinées à « assurer le maintien de
l’ordre public et prévenir de nouveaux attentats terroristes sur le territoire métropolitain ».
Aux termes de la loi, l’état d’urgence peut être mis en œuvre « soit en cas de péril imminent
résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur
nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Il est déclaré par décret en conseil
des ministres et ne peut être prolongé au-delà de douze jours que par le Parlement.
L’état d’urgence donne aux préfets de départements les pouvoirs d’instaurer un couvre-feu,
d’instituer des « zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est
réglementé », mais aussi d’interdire de séjour « toute personne cherchant à entraver, de
quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics ». Le ministre de l’Intérieur ou les
préfets peuvent également « ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacle, débits de
boissons et lieux de réunion », ainsi que « les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le
désordre ». Ils peuvent encore exiger la remise des armes de première, quatrième et cinquième
catégories17.
Enfin, par disposition expresse, le décret d’état d’urgence peut aussi permettre aux préfets et
au ministre de l’Intérieur d’ordonner des perquisitions à domicile, « de jour et de nuit », et

16
. Psychologie de masse du fascisme (1933), Payot & Rivages, 2001, p. 450.
17
. La première catégorie rassemble les armes et munitions de guerre. La quatrième, les armes
de tir ou de défense. La cinquième, les armes de chasse.
11

même, dans certaines conditions, de prendre « toutes mesures pour assurer le contrôle de la
presse et des publications de toute nature, ainsi que celui des émissions radiophoniques, des
projections cinématographiques et des représentations théâtrales ».

Une police hors contrôle

Le mardi 1er décembre, le texte d’un projet de révision constitutionnelle était transmis pour
avis au Conseil d’État : le gouvernement entendait inscrire l’état d’urgence dans la
Constitution elle-même. La réforme constitutionnelle devait être présentée au Conseil des
ministres du 23 décembre 2015, puis soumise au Parlement, dès janvier ou février 2016.
Mais, au-delà de la modification de la loi fondamentale, deux nouveaux textes de loi devaient
être présentés début 2016 en Conseil des ministres, afin de donner davantage
d’« opportunités » aux services de police. Notamment, un projet de loi « renforçant la lutte
contre la criminalité organisée et son financement, l’efficacité et les garanties de la procédure
pénale », devait être présenté en conseil des ministres, à la mi-février 2016, dont le profil était
tellement totalitaire que l’Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire), d’ordinaire
modérée, a jugé que certaines dispositions du projet étaient « scandaleuses et dignes d’un État
policier », selon les termes de sa présidente, Virginie Duval.
Une première série de mesures de ces projets de loi devait organiser les nouveaux pouvoirs de
la police et « les modalités de sortie en escalier » de l’état d’urgence – mesures transitoires ou
susceptibles de s’inscrire dans la durée. Une seconde série de dispositions devraient élargir
encore les pouvoirs du parquet et de la police, en temps ordinaire, dans la lutte antiterroriste.
Toutes ces propositions, formulées fin novembre 2015, programmaient, ce faisant, une
augmentation considérable des pouvoirs policiers, sans prévoir le moindre contrepoids
judiciaire18. Ces textes prévoyaient, en particulier, la possibilité de saisie, par la police, de tout
objet ou document, lors d’une perquisition administrative, sans aucun contrôle du procureur.
Dans ce contexte, les hauts fonctionnaires les plus « sécuritaires » de la police nationale s’en
sont donné à cœur joie, réclamant que soient autorisés les perquisitions de nuit, la création
d’un délit d’obstruction à la perquisition administrative, la mise en interconnexion de tous les
fichiers d’informations personnelles, dont ceux de la sécurité sociale, l’élargissement de la
vidéosurveillance dans les lieux publics, l’assouplissement de la légitime défense pour les
policiers, l’installation obligatoire de GPS sur les voitures de location, l’obligation pour les
opérateurs téléphoniques de conserver les « fadettes »19 pendant deux ans (contre un an
jusqu’alors), la prolongation de la garde à vue « antiterroriste » de six à huit jours, l’utilisation
élargie des IMSI-catchers (qui récoltent, dans un périmètre assez large, toutes les données
téléphoniques), toujours sans autorisation judiciaire, etc.

Un Parlement godillot

Le jeudi 19 novembre 2015, l’Assemblée nationale a massivement approuvé le projet de loi


prolongeant et réformant l’état d’urgence. Pour stimuler leur acquiescement, le Premier
ministre avait évoqué, dès le matin, un risque d’attaques à l’arme chimique ou
bactériologique. « Pas de juridisme, avançons ! » avait aussi lancé Manuel Valls aux députés.

18
. Le texte transmis au Conseil d’État a été finalisé le samedi 28 novembre, au cours d’une
réunion du chef de l’État avec le Premier ministre, la garde des Sceaux et le ministre de
l’Intérieur.
19
. Factures détaillées des communications téléphoniques.
12

La prolongation de l’état d’urgence pour trois mois a ainsi été votée par 551 voix pour, 6
contre et une abstention20. Au nom de l’« union nationale » invoquée à l’unisson par le chef
de l’État et le chef du gouvernement, la droite avait largement influencé le texte.
Le 20 novembre 2015, le Sénat, à son tour, adoptait (à l’unanimité et définitivement) le projet
de loi en question.
Les nouvelles dispositions de l’état d’urgence autorisent désormais l’assignation à résidence
de toute personne à propos de laquelle « il existe des raisons sérieuses de penser que son
comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ». La commission
administrative, jusqu’alors chargée de donner un avis sur l’éventuelle contestation d’une
assignation, est purement et simplement supprimée. Seul demeure le recours de droit commun
devant le tribunal administratif. La police pourra désormais procéder à des perquisitions
administratives sans mandat de l’autorité judiciaire, sauf dans les locaux affectés à l’exercice
d’un mandat parlementaire ou à l’activité professionnelle des avocats, des magistrats et des
journalistes. La loi du 20 novembre 2015 autorise également la police à copier des données
stockées dans tout système informatique ou équipement découvert à l’occasion des
perquisitions. Elle permet aussi de dissoudre les associations ou groupements qui participent,
facilitent ou incitent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public et qui
comportent en leur sein des personnes assignées à résidence…
Le député-maire écologiste de Bègles (Gironde), Noël Mamère, a très vite et vivement réagi à
la menace. Dès le 17 novembre 2015, il écrivait dans son blog : « L’Histoire nous prouve que
l’Union Sacrée a toujours été utilisée pour amener la gauche à se soumettre à la logique de
guerre de la droite. Le premier à mettre en œuvre ce “concept” politique, fut le président
Poincaré, le 4 août 1914, au lendemain de l’assassinat de Jean Jaurès, qui s’opposait à la
guerre, pour en appeler à l’union de tous les partis et lancer la France dans la guerre contre
l’Allemagne. On sait ce qu’il advint : une génération fauchée par les marchands de canon. En
mars 1956, l’Union Sacrée vote les pouvoirs spéciaux à Guy Mollet, pour lutter contre le FLN
algérien. C’est la guerre d’Algérie. L’Union Sacrée n’est qu’un stratagème qui a pour but de
dissimuler les désaccords de fond au sein d’une société et de faire passer le projet d’une
République sécuritaire. […] Le “pacte sécuritaire” qui nous est proposé n’est qu’une habile
triangulation pour faire avaler à la gauche la camelote de la droite : état d’urgence prorogé de
trois mois sans explication, et éventuelles modifications profondes décidées dans l’urgence de
l’émotion, interdiction des manifestations, approbation du principe de déchéance de la
nationalité, expulsions massives, régression de l’État de droit par la constitutionnalisation
d’un Patriot Act à la française… Ce n’est rien d’autre qu’une logique de guerre intérieure
permanente qui nous est imposée à la faveur du massacre du vendredi noir. »
Juste avant le vote du 19 novembre, sa collègue Isabelle Attard (Les Verts, Calvados)
renchérissait : « La prolongation de l’état d’urgence n’est pas nécessaire. L’État dispose déjà
de moyens suffisants pour faire face. Pour procéder à des perquisitions, expulser les imams
radicaux ou traquer les terroristes, pas besoin de l’état d’urgence. Ce choix relève de la
communication politique anxiogène. […] Décréter l’état d’urgence, c’est rendre possibles
toutes les dérives de la police et de l’administration, qui pourront agir selon leur bon vouloir.
Depuis les événements de vendredi [13 novembre 2015], des perquisitions sans lien avec le
terrorisme ont d’ailleurs déjà eu lieu. Si le projet de loi du gouvernement est voté, pendant
trois mois, ce sera “No limit” ! Une association citoyenne qui lutte contre le réchauffement

20
. Ont voté contre Barbara Romagnan (PS, Doubs), Sergio Coronado (Verts, Français
étranger), Isabelle Attard (Les Verts, Calvados), Gérard Sebaoun (PS, Val d’Oise), Pouria
Amirshahi (PS, Français étranger), Noël Mamère (Les Verts, Gironde). Fanélie Carrey-Conte
(PS, Paris) s’est abstenue.
13

climatique devient potentiellement suspecte. Idem pour les militants mobilisés contre le projet
d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Il n’y aura plus aucun garde-fou21 ! »
Elle ne croyait peut-être pas si bien dire. Quelques jours avant l’ouverture de la COP2122, le
dimanche 29 novembre, vingt-quatre militants écologistes avaient été assignés à résidence
dans toute la France23. Des perquisitions avaient eu lieu à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne) et
chez des maraîchers bio de Dordogne… Les assignations à résidence visaient donc clairement
d’éventuels mouvements revendicatifs qui pourraient s’exprimer ou même manifester à
l’occasion de l’événement – sans liaison avec le moindre projet terroriste.

« Une répression aveugle et incontrôlée »

Deux semaines à peine après sa promulgation, l’état d’urgence avait entraîné un tel nombre de
dérapages, d’interventions musclées et d’arrestations massives que plusieurs avocats
décidaient de déposer des recours contre ces assignations à résidence non justifiées. Parmi
eux, Me Marie Dosé constatait : « L’État veut prouver à une communauté que c’est l’état
d’urgence, que tout le monde peut aller très vite en prison. Mais en agissant comme ça, on
stigmatise et on produit de la colère, justement ce qu’il ne faut pas faire dans un temps comme
le nôtre. On fait fi de l’équilibre nécessaire entre l’état d’urgence et le respect des libertés
publiques et individuelles. » Les sites internet de plusieurs médias, Le Monde, la Quadrature
du Net et Mediapart, lançaient des observatoires de l’état d’urgence, chargés de recenser les
interpellations et perquisitions abusives, violentes ou humiliantes24.
Comme les avocats mobilisés contre les abus de l’état d’urgence, plusieurs juristes de haut
niveau s’exprimèrent dans les pages que leur ouvrit l’hebdomadaire protestant Réforme.
Ainsi, Marie-Laure Basilien-Gainche, professeure de droit public à l’université Jean-Moulin
Lyon III, expliqua que les mesures prises au titre de l’état d’urgence posaient un certain
nombre de problèmes éthiques : « D’abord, elles peuvent contribuer à légitimer les terroristes
et leurs actions : quand les régimes se posant comme démocratiques, telle la France,

21
. Propos recueillis par Audrey Salor et Maël Thierry, « Attentats de Paris : pourquoi ils ont
voté contre la prolongation de l’état d’urgence », Nouvel Obs, 19 novembre 2015.
22
. La Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, dite
« CCNUCC », a été adoptée au cours du sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992. La
Conférence des parties (COP), composée de tous les États-parties, constitue l’organe suprême
de la Convention. Elle se réunit chaque année lors de conférences mondiales où sont prises
des décisions pour respecter les objectifs de lutte contre les changements climatiques. La COP
qui s’est tenue à Paris (Le Bourget), du 30 novembre au 11 décembre 2015, était la 21e, d’où
le nom de « COP21 ».
23
. Laurent Borredon et Adrien Pécout, « Les militants de la COP21, cibles de l’état
d’urgence », Le Monde (lemonde.fr), 27 novembre 2015.
24
. Benjamin Hue, « Perquisitions musclées, assignations à résidence contestées… La France à
l’épreuve de l’état d’urgence », RTL (rtl.fr), 26 novembre 2015, et Collectif d’interpellé­e­s
du 29 novembre, « Non à l’état d’urgence contre la contestation sociale », Le Monde
(lemonde.fr), 11 décembre 2015 : « Loin d’être une zone de droits dans un État de droit, la
garde à vue est une zone grise, où nos droits sont appliqués a minima : privation de nourriture,
de soins, d’interprète ; pressions exercées sur nous pour nous faire renoncer à notre droit à
voir un­e­ avocat­e… La liste des vices de procédure serait trop longue à énumérer ici. Cette
privation de droits est venue s’ajouter à la série des humiliations qui sont le lot de toute garde
à vue : refus de donner des protections hygiéniques, surveillance jusque dans les toilettes,
surpopulation des cellules, privation de sommeil, agressions verbales constantes... »
14

instaurent des mécanismes de contrôle de la société avec des risques de dérives, ils peuvent
apparaître mener des politiques contraires aux valeurs qu’ils prétendent défendre. » Elle
remarquait d’ailleurs que les mesures prises au titre de l’état d’urgence ne respectaient pas
toujours les principes de nécessité et de proportionnalité, voire qu’elles ne présentaient aucun
lien réel avec l’état d’urgence au sens strict du terme25.
De même, Christine Lazerges, professeure de droit, ancienne députée, présidente de la
Commission nationale consultative des droits de l’homme, s’inquiétait des « menaces sur
l’État de droit ». À ses eux, il n’était en rien nécessaire « de constitutionnaliser l’état
d’urgence, c’est-à-dire une nouvelle exception à l’État de droit ». Elle relevait que selon la loi
du 20 novembre 2015, « pour perquisitionner ou assigner à résidence sans contrôle du juge
judiciaire, il ne fallait pas se fonder sur des “indices précis, graves et concordants”, mais qu’il
suffisait de “raisons sérieuses de penser que le comportement constitue une menace pour la
sécurité de l’ordre public” ». « Ce sont des critères extrêmement flous et bien subjectifs ! »
s’exclamait-elle, avant de relever : « Résultat, il y a eu des dérives avérées : des assignations à
résidence contestées et des perquisitions qui ont laissé les locaux concernés dans un état de
dégradation inqualifiable. » Et Christine Lazerges de conclure : « Quand j’observe que la
réforme constitutionnelle (programmée pour janvier 2016) ne prévoit apparemment pas de
durée maximale pour l’état d’urgence et que l’on autoriserait une sortie lente et progressive de
celui-ci, je trouve cela stupéfiant ! Si tel devait être le cas, ce serait la grande victoire des
terroristes, car cela mettrait en péril l’État de droit. Et rien ne les satisferait plus26. »
Le 11 décembre 2015, Antoine Garapon, magistrat et secrétaire général de l’Institut des
hautes études sur la justice (IHEJ), expliquait pourquoi l’état d’urgence décrété par François
Hollande, et prorogé par la loi du 20 novembre 2015, échappait en tous points de son
application au cadrage de l’État de droit : « Dans la lutte contre ce terrorisme extrêmement
violent et dont les feux ne sont pas éteints, les restrictions aux libertés ne peuvent être
compatibles avec l’État de droit qu’à la condition d’être temporaires, spéciales (c’est-à-dire
rapportées à un objectif précis), effectivement contrôlées, pragmatiquement justifiées et
sanctionnées. Voici les bonnes questions à se poser. Si ces cinq conditions se trouvent réunies,
ces atteintes aux libertés fondamentales ne me choquent pas. Cependant, je constate
qu’aujourd’hui ces conditions ne sont pas remplies : on nous annonce d’emblée la durée de
ces dispositions temporaires sans expliquer pourquoi ce temps est nécessaire, ce qui est un
peu surprenant. Pourquoi les directeurs de la DCRI et de la police nationale ne sont-ils pas
auditionnés au Parlement pour expliquer les raisons pour lesquelles cette prolongation de
l’état d’urgence est nécessaire ? C’est ainsi que fonctionne la police vis-à-vis de la justice
lorsqu’elle vient lui demander un mandat ou des autorisations pour mener ses enquêtes en
toute légalité ; elle tire sa légitimité de cette surveillance. Les mesures ne sont pas ciblées
quand elles visent en fait les militants zadistes ; elles ne sont pas contrôlées puisque le juge
administratif a refusé de les contrôler en temps réel ; aucune enceinte n’est offerte pour
vérifier si d’autres méthodes moins attentatoires aux libertés ne seraient pas davantage
justifiées, et, pour l’instant, il n’existe pas de sanctions27. »
Le même jour, le Conseil d’État devait statuer sur une question prioritaire de constitutionalité
(QPC) posée par Denis Garreau et Catherine Bauer-Violas, avocats au Conseil d’État et à la
Cour de cassation, lesquels soulignaient que si l’article 6 de la loi de 1955 sur l’état d’urgence

25
. Laure Salamon, « Au nom de la lutte contre le terrorisme », Réforme, 10 décembre 2015,
p. 4 et 5.
26
. Propos recueillis par Laure Salamon, « Menaces sur l’État de droit », Réforme,
10 décembre 2015, p. 5.
27
. Antoine Garapon, « Imaginer de nouvelles formes de contrôle démocratique », La Croix,
11 décembre 2015.
15

permettait d’assigner à résidence les personnes « dont l’activité s’avère dangereuse pour la
sécurité et l’ordre public », la nouvelle formule de l’état d’urgence, instituée par la loi du
20 novembre 2015, vise désormais toute personne « à l’égard de laquelle il existe de sérieuses
raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l’ordre public et la
sécurité ». Donc, non seulement le texte de la loi réprime désormais un « comportement »
plutôt qu’une « activité », mais il se satisfait de « sérieuses raisons de penser » pour justifier
une privation de liberté… Pour les avocats, le législateur a ainsi failli « dans sa mission de
borner le champ d’application d’un dispositif particulièrement attentatoire aux libertés ».
Dès le 24 novembre, un premier appel à « braver l’état d’urgence », publié par le quotidien
Libération, était signé par plusieurs personnalités intellectuelles et artistiques28. « Il n’aura pas
fallu attendre longtemps pour comprendre que l’état d’urgence décrété pour trois mois n’allait
pas se limiter à protéger la population française contre de nouveaux attentats. […] C’est une
victoire pour Daesh que d’être parvenu, avec moins d’une dizaine d’hommes, à faire sombrer
l’État dans ses pires réflexes réactionnaires. C’est une victoire pour Daesh que d’avoir
provoqué la mise sous tutelle sécuritaire de la population tout entière », déploraient les
signataires.
Appelant à manifester le dimanche 29 novembre, à Paris, malgré l’interdiction de le faire29,
les auteurs de l’appel justifiaient leur rébellion civile : « Depuis dix jours, les écrans
ressassent la gloire des “valeurs” françaises. Nous prenons cela au pied de la lettre. S’il existe
quelque chose comme une valeur française, c’est d’avoir refusé depuis au moins deux siècles
de laisser la rue à l’armée ou à la police. La mobilisation à l’occasion de la COP21 est un
enjeu primordial et nous n’acceptons pas que le gouvernement manipule la peur pour nous
interdire de manifester. »
Le 24 novembre 2015 encore, Alexis Poulin, directeur d’EurActiv France30, et Dan Van
Raemdonck, secrétaire général de la Fédération internationale des ligues des droits de
l’homme, demandaient – en vain – au président de la République de ne pas se tromper
d’adversaire, ni de guerre : « Nous devons rester debout, droits et inflexibles dans la défense
de nos valeurs face à la barbarie, mais également face aux dérives et récupérations de tous
bords, populistes fascisants ou sécuritaires totalisants. Nous devons, solidaires, garder le cap
de nos balises de liberté, égalité et fraternité, de droits humains, sans accepter que ces
attentats servent de prétexte et d’alibi à l’érosion ou la violation d’un quelconque de ces droits
fondamentaux ou de ceux d’autrui, nous projetant dans une guerre sans fin. […] Impuissant
face aux évolutions économiques, incapable de satisfaire les revendications sociales, l’État
concentre son énergie à mettre davantage la société sous surveillance au prétexte d’assurer la
sécurité des citoyens. Les moyens mis en œuvre, état d’urgence et lois favorisant un contrôle
panoptique, affecteront l’organisation sociale. Ils seront, comme précédemment, mobilisés à
d’autres fins que la lutte contre le terrorisme et risquent de servir, en fin de compte, à étouffer
tout mouvement contestataire. »
Ironie du sort, la lettre ouverte d’Alexis Poulin et Dan Van Raemdonck à François Hollande
croisait un courrier envoyé le 24 novembre aussi par le gouvernement français pour avertir le

28
. Parmi les signataires : Frédéric Lordon, directeur de recherche au CNRS, Pierre Alféri,
romancier, poète et essayiste, Hugues Jallon, éditeur, écrivain, Éric Hazan, éditeur…
29
. Le dimanche 29 novembre 2015, ce rassemblement écologiste a été violemment dispersé et
encerclé, place de la République à Paris. Quelque 340 personnes sont interpellées et 317 ont
été placées en garde à vue, dans des conditions souvent humiliantes. Quatre d’entre elles sont
passées en comparution immédiate devant le tribunal correctionnel de Paris, les 1er et
2 décembre, et trois ont même été condamnées à des peines de prison.
30
. Euractiv.fr : réseau de médias européens présent dans douze capitales de l’Union
européenne.
16

secrétariat général du Conseil de l’Europe que, dans le cadre de l’état d’urgence instauré suite
aux attentats terroristes, certaines mesures appliquées « sont susceptibles d’impliquer une
dérogation aux obligations résultant de la Convention [européenne] de sauvegarde des droits
de l’homme et des libertés fondamentales ».
Dans une motion votée à la fin de son congrès des 28 et 29 novembre 2015, le Syndicat de la
magistrature affirmait : « Si l’indéniable gravité de la criminalité terroriste peut justifier des
mesures d’investigations particulières, elles doivent s’exercer dans un cadre judiciaire qui
garantisse leur nécessité, leur proportionnalité et leur efficacité. […] Dans le contexte des
mobilisations autour de la COP21, la lutte contre le terrorisme est détournée : les interdictions
de manifestations, perquisitions et assignations à domicile visent jusqu’aux militants. En
mettant en place une répression aveugle et incontrôlée, ces mesures dispersent inutilement des
forces de police qui seraient bien mieux employées à la détection et la prévention des projets
criminels avérés31. »
Le dévoiement de l’état d’urgence antiterroriste était tellement flagrant que l’ONG Amnesty
International lançait, le 11 décembre 2015, sa propre alerte : « À la veille de la clôture de la
COP21, Amnesty International France s’inquiète que les mesures prises dans le cadre de l’état
d’urgence aient conduit à la restriction de libertés fondamentales à l’encontre, notamment, de
personnes engagées pour la défense de l’environnement. L’interdiction généralisée des
rassemblements en lien avec la COP21 a été accompagnée de perquisitions et assignations à
résidence de militants. Les autorités françaises ont justifié le recours à l’état d’urgence sur la
base d’une “menace terroriste durable”. Or ces perquisitions et assignations à résidence ont
été engagées à l’encontre de personnes, sans aucun lien avec la prévention d’actes de
terrorisme et sur la base de critères qui restent assez flous. […] Cibler des personnes en raison
de leur engagement en faveur de la défense de l’environnement interroge la proportionnalité
des mesures adoptées sous l’état d’urgence et la liberté d’expression critique dans notre
pays », s’inquiétait alors Geneviève Garrigos, présidente d’Amnesty International France.
À peine un mois après l’instauration de l’état d’urgence, 2 500 perquisitions administratives
avaient eu lieu au nom de la prévention du terrorisme, mais elles n’avaient entraîné
l’ouverture que de deux enquêtes préliminaires, sans garde à vue, par le pôle antiterroriste du
parquet de Paris.

Appels

Le 30 novembre, Mediapart publiait à son tour un « Appel des 58 », lancé à l’initiative de


Noël Mamère, Jean-Baptiste Eyraud et Olivier Besancenot, dans lequel des personnalités
issues de différents mouvements, artistes, intellectuels, députés et responsables politiques
exigeaient la liberté « de se réunir, de parler, de se rassembler et de manifester ses opinions »
pendant l’état d’urgence, et dénonçaient la criminalisation des mouvements sociaux. « Voilà
ce que Daesh et d’autres veulent interdire. Voilà ce que nous défendons. Nous déclarons que
nous manifesterons pendant l’état d’urgence », affirmaient « les 58 ».
Le 2 décembre 2015, c’était au tour de « 333 citoyens, responsables et militants associatifs,
syndicaux ou politiques » de « s’adresser à tous » pour demander « la levée de l’état
d’urgence »32. Ils écrivaient : « Les notions introduites dans la loi – “comportement”, “trouble
à l’ordre public”, “raison de sécurité”, “atteintes graves à l’ordre public” – permettent les
interprétations les plus extensives et présentent le risque de mettre en cause très largement

31
. Motion adoptée à l’unanimité par le 49e Congrès du Syndicat de la magistrature, Toulouse,
le 29 novembre 2015.
32
. Libération, 3 décembre 2015.
17

tout un chacun. Sous couvert de combattre ‘“le terrorisme”, l’état d’urgence fait peser un
danger sérieux sur nos libertés démocratiques, individuelles, sociales et politiques et sur la
démocratie. En conséquence, nous, signataires de cet appel, en appelons à tous nos
concitoyens pour exiger, au nom de la liberté, de la démocratie, de la République, la levée
immédiate de l’état d’urgence. »
Enfin, le jeudi 10 décembre, Naomi Klein, l’auteur des best-sellers No Logo, La Stratégie du
choc et Tout peut changer33, accusait : « Je crois que le gouvernement a profité du chagrin et
de la peur des gens » pour interdire les manifestations en faveur de la lutte contre le
changement climatique. S’exprimant devant un public d’un millier de militants écologistes
réunis à Paris, elle clamait : « Nous ne gagnerons rien si nous ne défendons pas notre droit
d’être dans la rue et notre droit d’organiser des manifestations. La liberté n’est pas qu’un mot.
C’est un devoir. Et cela ne concerne pas que les matchs de foot et les marchés de Noël. »

Les censeurs

Non, bien entendu, la liberté « ne concerne pas que les matchs de foot et les marchés de
Noël » : il se pourrait même qu’elle engage prioritairement, en régime démocratique, le droit à
l’information, et donc la liberté de la presse… Mais mi-novembre 2015, tout le monde ne
l’entendait pas ainsi.
En effet, le mercredi 18 novembre, une vingtaine de députés zélés, entraînée par Sandrine
Mazetier, vice-présidente socialiste de l’Assemblée nationale, furent « à deux doigts de
réinstaurer le contrôle de la presse34 » en proposant un amendement rétablissant ce contrôle et
même celui des pièces de théâtre, dans le cadre des débats – menés en commission des lois – à
propos de la loi sur l’état d’urgence35.
Voici le texte exact de cet amendement : « Après l’alinéa 22 (du projet de loi de « prorogation
de l’état d’urgence »), insérer l’alinéa suivant : “Le décret déclarant ou la loi prorogeant l’état
d’urgence peut, par une disposition expresse, habiliter les autorités administratives visées à
l’article 8 à prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de
toute nature ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques
et des représentations théâtrales.” » L’« exposé sommaire » de ses motifs mérite aussi d’être
connu : « Cet amendement vise à rétablir en l’état une disposition de la loi relative à l’état
d’urgence de 1955, qui ouvre la possibilité de contrôler toute publication lorsque l’état
d’urgence est déclaré. Au moment des attentats de janvier 2015, des manquements ont été
constatés dans le traitement des attentats dans différentes publications, manquements qui ont
pu mettre en danger nos concitoyens et les forces de l’ordre. Cette disposition ne donne pas
lieu à un contrôle systématique, elle ouvre une possibilité qu’il serait dommage de supprimer
alors qu’elle peut participer à la protection de nos concitoyens. »
Le journaliste politique et parlementaire de Mediapart, Mathieu Madoneix, a courageusement
témoigné de ce qui s’est passé ce jour-là : « J’étais le seul journaliste présent, et pour la
première fois dans cette enceinte, j’ai ressenti physiquement, brutalement, ce qu’est la

33
. No Logo. La tyrannie des marques, Actes Sud, 2001 ; La Stratégie du choc. Montée d’un
capitalisme du désastre, Actes Sud, 2008 ; Tout peut changer. Capitalisme et changement
climatique, Actes Sud, 2015.
34
. Mathieu Magnaudeix, « Les censeurs », blog personnel, Mediapart, 20 novembre 2015.
35
. « Amendement n° CL41 présenté par Mme Mazetier, M. Fourage, Mme Dagoma,
M. Potier, M. Premat, Mme Massat, Mme Fabre, M. Delcourt, M. Valax, M. Fournel,
Mme Le Houerou, M. Ménard, Mme Gosselin-Fleury, Mme Bruneau, M. Travert,
Mme Gueugneau, Mme Guittet, M. André, M. Denaja, M. Popelin et M. Gagnaire. »
18

violence de l’État. J’ai vu des élus, et des élus de gauche, prêts à réactiver la censure. Je les ai
vus vaciller, c’est assez terrifiant à voir de si près36. »
Lorsque l’amendement de Sandrine Mazetier et de ses collègues fut présenté en commission
des lois, le socialiste Sébastien Denaja considéra que c’était un « amendement de sagesse »,
soutenu par l’ancienne ministre de l’Écologie Delphine Batho. Le radical de gauche Roger-
Gérard Schwartzenberg rappelait, quant à lui, que le gouvernement Pflimlin, formé en mai
1958, « avait pratiqué la censure, et [que] ce fut aussi le cas sous la guerre d’Algérie », avant
d’arguer que « ce qui s’est passé peut donc se reproduire ». La secrétaire d’État Clotilde
Valter, qui représentait le ministre de l’Intérieur, se livra alors à quelques contorsions
rhétoriques : « Le gouvernement n’a jamais souhaité le contrôle de la presse. Il n’a jamais été
dans nos intentions de le faire, mais on a un trou dans la raquette, c’est un point qui n’est pas
réglé… » Mais, finalement, l’Élysée considéra que le contrôle de la presse serait insoutenable
et demanda in extremis le retrait de l’amendement liberticide.
Je me souviens, et je ne suis pas le seul, que lors de la discussion du projet de loi relatif à la
lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, à l’été 2013,
Sandrine Mazetier s’était opposée de façon virulente – en appui du gouvernement bousculé
par l’affaire Cahuzac et des barons du groupe PS à l’Assemblée nationale – à l’abrogation
(pourtant absolument nécessaire) du « verrou de Bercy »37, ce dispositif légal qui réserve à
l’administration le monopole des poursuites pénales en matière fiscale, et empêchant ainsi
toute saisine par la justice elle-même (parquet et instruction). Et ce, au nom de la défense des
droits fondamentaux des citoyens – et même de leur liberté… Elle contredisait ce faisant, et
sans état d’âme, l’avis de nombreux députés, dont celui du rapporteur du projet de loi, le
député socialiste Yann Galut, et celui de presque toutes les autorités judiciaires38.
Aujourd’hui, le « verrou de Bercy » n’a été réformé qu’à la marge, et il protège toujours les
plus grands fraudeurs fiscaux de la justice. Quand il est clair que « l’impunité fiscale »
demeure une des pires atteintes à la souveraineté de l’État39.

36
. Un effroi civique et professionnel équivalent avait saisi la communauté des journalistes
dits d’investigation « quand l’amendement sur le secret des affaires est apparu soudainement
dans la loi Macron, en février 2015 », témoigne Élise Lucet, journaliste à France 2, dans sa
préface au salutaire livre collectif, placé sous la direction de Fabrice Arfi et de Paul Moreira,
Informer n’est pas un délit. Ensemble contre les nouvelles censures, Calmann-Lévy, 2015.
Voir aussi le blog informernestpasundelit.tumblr.com.
37
. Sandrine Mazetier, « Fraude fiscale : le fétichisme du “verrou de Bercy” », Libération,
20 septembre 2013.
38
. « Fraude fiscale : faire sauter le “verrou de Bercy” », Libération, 16 juillet 2013, tribune
signée par Christophe Regnard, président de l’Union syndicale des magistrats, Charles Prats,
magistrat, membre du conseil scientifique du Conseil supérieur de la formation et de la
recherche stratégiques, Antoine Peillon, auteur de Ces 600 milliards qui manquent à la
France, Françoise Martres, présidente du Syndicat de la magistrature, Chantal Cutajar,
universitaire, directrice du groupe de recherches Actions sur la criminalité organisée, William
Bourdon, président de Sherpa, Éric Alt, magistrat, vice-président d’Anticor et coauteur de
L’Esprit de corruption, et Jean Merckaert, rédacteur en chef de Revue-Projet.com.
39
. Alexis Spire et Katia Weindenfeld, L’Impunité fiscale. Quand l’État brade sa
souveraineté, La Découverte, 2015, p. 70-82 : « La machine à trier les infractions » ; Michel
Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Tentative d’évasion (fiscale), La Découverte, 2015, p. 49-
105 ; Antoine Peillon, Corruption, Seuil, 2014, p. 83-89 ; Alexis Spire, Faibles et Puissants
face à l’impôt, Raisons d’agir, 2012.
19

Police : les pleins pouvoirs

Si la presse n’a finalement pas été mise sous « contrôle » de la censure, mais si la justice n’a
toujours pas les moyens de mener à son initiative des enquêtes sur des délits, voire des crimes
financiers structurés en évasion fiscale, les « forces de sécurité » ont été spectaculairement
consolidées en cet automne 2015.
La veille même des attentats du vendredi 13 novembre, le ministre de l’Intérieur Bernard
Cazeneuve proposait de modifier, en 2016, les conditions dans lesquelles les policiers
pourraient ouvrir le feu, au-delà des règles de la légitime défense valables jusqu’alors. « Le
contexte auquel les policiers peuvent avoir à faire face – on l’a vu lors des actes terroristes –
est celui où des forcenés tuent en série », déclarait-il le 12 novembre 2015, de façon
prémonitoire, dans un entretien accordé à Libération. À l’occasion du huitième congrès du
syndicat Alliance police nationale, au début du mois de novembre, Bernard Cazeneuve avait
déjà annoncé vouloir assouplir les possibilités d’ouvrir le feu dans des « cas très particuliers »,
répondant positivement à une revendication de ce syndicat majoritaire dans la profession et
classé politiquement à droite40.
Deux jours après les attentats du vendredi 13 novembre, le chef de l’État confirmait que la
« légitime défense » des policiers devait être effectivement modifiée. Mais le président de la
République promettait en outre la création de milliers de postes dans « les forces de sécurité »,
dont le recrutement devrait être inscrit dans la loi de finance 2016, soit 5 000 postes
supplémentaires de policiers et de gendarmes, 1 000 postes pour les douanes, de même qu’il
s’engageait à ce que l’on ne procédât plus à aucune réduction d’effectif dans l’armée avant
2019.
Mais un nouveau pas sécuritaire fut franchi le 1er décembre 2015, lorsqu’un document interne
du ministère de l’Intérieur, établi par sa Direction des libertés publiques et des affaires
juridiques (DLPAJ), recensa les mesures de police administrative que les policiers et les
gendarmes souhaitaient voir passer dans le cadre de deux projets de loi en cours d’élaboration,
notamment sur la lutte antiterroriste, projets qui devaient être présentés en janvier 201641.
Le catalogue à la Prévert des desiderata policiers, révélé par Le Monde, avait de quoi alerter
tout citoyen attaché à un minimum d’État de droit : « Prévoir la possibilité de placer en
rétention administrative de sûreté des personnes visées par une fiche « S » en période d’état
d’urgence », pouvait-on lire, notamment, dans le document interne du ministère de l’Intérieur.
Pour mémoire, les fiches « S » concernaient alors quelque 20 000 personnes, dont environ
10 500 « islamistes », et comportaient quinze niveaux de dangerosité.
D’autres documents internes issus du ministère de l’Intérieur listaient alors d’autres
« propositions » policières visant à perfectionner l’état d’urgence, « propositions » à nouveau
révélées par Le Monde : « fouilles des véhicules et des bagages sans le consentement des
personnes », « contrôles d’identité […] sans nécessité pour les forces de l’ordre de justifier de
circonstances particulières », « obligation de signaler ses déplacements », établir un « registre
informatique centralisé des hôteliers et des agences de location (logements et véhicules) »,
« interdire les connexions Wi-Fi libres et partagées » durant l’état d’urgence, supprimer les
« connexions Wi-Fi publiques, sous peine de sanctions pénales », « interdire et bloquer les
communications des réseaux (d’anonymisation sur Internet) TOR en France », « identifier les

40
. Chez les gradés et gardiens de la paix, Alliance (CFE-CGC) est devenu majoritaire, en
décembre 2014, à l’élection à la commission administrative paritaire nationale, en recueillant
41 % des voix, soit 4 points de plus qu’en 2010.
41
. Laurent Borredon, « À Beauvau, certains voudraient interner les fichés “S” », Le Monde
(lemonde.fr), 5 décembre 2015.
20

applications de VoIP (téléphonie par Internet) et obliger les éditeurs de ces applications à
communiquer aux forces de sécurité les clés de chiffrement »…
Or cette prétention des cadres sécuritaires du ministère de l’Intérieur, visant à mettre à profit
le choc des attentats du vendredi 13 novembre 2015 pour donner les pleins pouvoirs à la
police, a reçu, début décembre 2015, l’appui politique du gouvernement42. En effet, le
ministère de l’Intérieur a alors sollicité l’avis du Conseil d’État sur certaines mesures
complémentaires en matière de lutte antiterroriste, comprenant, entre autres, l’autorisation de
procéder à l’internement administratif de toute personne fichée « S ». La question était ainsi
formulée : « La loi peut-elle autoriser une privation de liberté des intéressés à titre préventif et
prévoir leur rétention dans des centres prévus à cet effet ? »
Ancien délégué interministériel à la ville, Directeur des libertés publiques au ministère de
l’Intérieur, contrôleur général des lieux de privation de liberté et enfin président de la
Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), Jean-Marie Delarue
n’avait pas attendu la révélation de ces prétentions délirantes pour juger sévèrement le
discours et les décisions sécuritaires précipitées de François Hollande et de son
gouvernement43.
« La gauche a fait sienne un discours de la droite que je n’aime pas trop et qui est : “la
sécurité est la première de nos libertés” », commentait-il, dès le 17 novembre 2015. Avant
d’enfoncer le clou : « Cette phrase a été reprise par le Premier ministre devant le Parlement.
C’est une phrase prononcée depuis longtemps par la droite, non seulement sous la présidence
précédente, mais bien avant, du temps de Charles Pasqua. Je suis absolument opposé à ce
discours. Je n’ai pas à choisir dans les libertés qui me sont offertes, entre la liberté d’aller et
de venir, la liberté de me marier ou celle de ne pas subir la torture. Notre démocratie est
précisément l’alliance de toutes les libertés de façon indistincte. Depuis longtemps, la
République est fondée sur cette alliance de libertés indistinctes. Je ne reconnais pas ma
République. »

Sous contrôle

Parmi les fantasmes de contrôle intégral qui se sont alors laissés libre court, ceux qui
concernaient Internet ont révélé le manque de maîtrise tant technique que déontologique de
certains fonctionnaires de l’Intérieur. L’interdiction des connexions Wi-Fi partagées ou
publiques, le blocage des communications des réseaux d’anonymisation du type TOR, etc.,
sont en effet tout simplement irréalisables ou tellement attentatoires aux droits fondamentaux
que même les lois antiterroristes britanniques et américaines les plus récentes ne comprennent
pas aucune de ces dispositions. L’anonymat proposé par le réseau TOR est, par exemple, l’un
des principaux outils de survie des dissidents, dans de nombreux pays totalitaires ou
autoritaires. Son utilisation est en outre recommandée par de nombreuses ONG, dont
Reporters sans frontières, pour protéger les professions nécessitant la confidentialité des
échanges.
Nadim Kobeissi, chercheur en cryptographie appliquée à l’Institut national de recherche en
informatique et automatique (INRIA), spécialisé dans les messageries sécurisées, a ainsi
témoigné sur son blog, le 23 novembre 2015, de l’état d’esprit démocratique des promoteurs
des communications numériques protégées : « Ce qui motive les créateurs de logiciels de

42
. Jean-Baptiste Jacquin et Laurent Borredon, « Le Conseil d’État sondé sur des centres de
rétention pour les personnes fichées “S” », Le Monde, 10 décembre 2015.
43
. Jean-Marie Delarue, « Attentats de Paris : “Je ne reconnais plus la gauche dans ce pays” »,
propos recueillis par Antoine Izambard, Challenges (challenges.fr), 27 novembre 2015.
21

chiffrement n’est pas tellement de donner aux gens de nouveaux droits ; c’est l’espoir de
renforcer des droits existants, avec des algorithmes garantissant quotidiennement la liberté
d’expression et, dans une certaine mesure, la vie privée44. » Il protestait aussi contre la mise à
l’index médiatique et administrative des moyens de cryptographie sans motif réel : « Les
terroristes de Paris n’ont pas utilisé de chiffrement, mais se sont coordonnés par SMS, l’un
des moyens de communication les plus faciles à espionner. Pourtant, ils n’ont pas été
appréhendés, ce qui suggère davantage un raté du renseignement humain qu’une capacité
insuffisante en matière de surveillance numérique. Mais malgré ces preuves soulignant les
erreurs humaines des services de renseignement, la cryptographie, qui est, pour le profane,
une utilisation de codes secrets et d’algorithmes compliqués, est une cible facile. »
Pourtant, la surveillance électronique et les écoutes demeurent une obsession dévorante des
services de police et de renseignement. Une obsession qui met bien plus en danger les libertés
publiques et individuelles qu’elle ne menace réellement les terroristes ou les criminels. Les
révélations d’Edward Snowden45, en 2013, sur la surveillance mondialisée menée, en toute
illégalité, par l’Agence nationale de sécurité (NSA) américaine, ont ainsi montré la
profondeur et la puissance incontrôlée de « l’Empire de la surveillance » instauré par les États
et les industries géantes du Web, véritable Big Brother technologique « qui défie les citoyens,
restreint leurs droits civiques et met en péril une certaine conception de la démocratie »46.
En France, les informations transmises par Edward Snowden au journal Le Monde ont montré
que les services de renseignements américain (NSA), français (DGSE) et britannique (GCHQ)
coopéraient et coopèrent toujours intensivement entre eux47. Le journaliste Jacques Follorou a
aussi mis au jour, en mars 2014, les relations très denses liant les services de renseignement
français, notamment la DGSE, et l’opérateur France Télécom/Orange : « L’une des forces de
la DGSE résiderait dans le fait qu’elle ne se contente pas des autorisations accordées par le
législateur pour accéder aux données des clients de France Télécom-Orange. Elle dispose
surtout, à l’insu de tout contrôle, d’un accès libre et total à ses réseaux et aux flux de données
qui y transitent. Cette collecte libre de tout contrôle, par le biais de l'opérateur français,
portant sur des données massives, concerne aussi bien des Français que des étrangers. Elle est
utilisée par la DGSE, qui la met à la disposition de l’ensemble des agences de renseignement
françaises au titre de la mutualisation du renseignement technique et de sa base de données.
Ces données sont également partagées avec des alliés étrangers48… »
En France encore, le 24 juin 2015, une large majorité de députés ont adopté une « loi
renseignement » qui offre, depuis, « aux services de renseignement français très précisément
ce que le Patriot Act américain avait offert à la National Security Agency49 ». De fait, le texte

44
. nadim.computer/2015/11/23/on-encryption-and-terrorists.html, et traduction par Le Monde
(lemonde.fr), 27 novembre 2015 : « Le terrorisme ne se nourrit pas de la technologie, mais de
la colère et de l’ignorance. »
45
. Edward Snowden est l’informaticien américain, ancien employé de la CIA et de la NSA,
qui a révélé les détails de plusieurs programmes de surveillance de masse américains et
britanniques, depuis juin 2013, par l’intermédiaire des médias, notamment The Guardian et
The Washington Post. Edward Snowden a affirmé que son seul objectif était de « dire au
public ce qui est fait en son nom et ce qui est fait contre lui ».
46
. Ignacio Ramonet, L’Empire de la surveillance, suivi de deux entretiens avec Julian
Assange et Noam Chomsky, Galilée, 2015.
47
. Jacques Follorou, Démocratie sous contrôle. La victoire posthume d’Oussama ben Laden,
CNRS Éditions, 2014.
48
. Jacques Follorou, « Espionnage : comment Orange et les services secrets coopèrent », Le
Monde, 20 mars 2014.
49
. Edwy Plenel, « Le putsch de l’État profond », Mediapart, 21 juin 2015.
22

de cette loi donne aux services de renseignement les droits et les moyens d’opérer une
surveillance de masse50. La liste des « finalités » du renseignement a été élargie, au-delà de la
lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée, à plusieurs cas mal définis. Incombe ainsi
aux services la charge d’assurer la défense « des intérêts majeurs de la politique étrangère, des
intérêts économiques, industriels et scientifiques » de la France. De même, la loi confie aux
services la prévention des « atteintes à la forme républicaine des institutions », ainsi que des
« violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique », termes qui
permettent une mise sous surveillance de n’importe quel mouvement social par le
gouvernement.
Concernant les moyens, la loi relative au renseignement permet, depuis juin 2015, donc,
l’interception de communications, la sonorisation et la captation d’images de lieux privés, la
pose de balise de géolocalisation sur les véhicules, la captation de données informatiques, la
sollicitation en temps réel des fournisseurs d’accès à Internet afin d’obtenir des données.
Quant aux IMSI-catchers, qui permettent d’intercepter toutes les communications de
téléphones mobiles proches, les services peuvent y recourir sous le régime juridique des
« interceptions administratives », c’est-à-dire sans contrôle d’un juge judiciaire.
Évaluant historiquement et politiquement cette mise sous contrôle des démocraties, Jacques
Follorou dressait, il y a peu, un bilan très sombre des politiques occidentales de « lutte contre
le terrorisme ». Un trimestre avant les attentats de janvier 2015, il affirmait : « Le 2 mai 2011,
l’opinion occidentale a pu croire que la mort du chef d’Al-Qaïda signifiait que le danger était
écarté. Pourtant, au cœur de nos cités, de nos démocraties et de nos États, un mal sans visage,
sournois et plus dévastateur poursuivait son œuvre. De son vivant, Ben Laden se félicitait des
effets de ce poison lent : ces démocraties qu’il connaissait bien allaient se renier et
compromettre leurs propres valeurs. Recours à la torture, prisons secrètes de la CIA, frappes
de drones, reniement du droit international en sont les pires exemples. »
Il précisait : « Cette obsession de la menace terroriste a constitué un formidable rideau de
fumée pour que s’édifient, à l’abri des regards, de vastes complexes sécuritaires n’ayant que
marginalement à voir avec la lutte contre les djihadistes : les États-Unis, mais aussi la Grande-
Bretagne, la France et l’Allemagne ont dépensé des sommes colossales dans la construction
de systèmes mondiaux de surveillance. La menace terroriste a été ainsi un formidable alibi
pour édifier, à l’insu de tout débat démocratique, des machines sécuritaires d’autant plus
vastes qu’elles ont épousé la révolution technologique en matière de communication et de
surveillance. La vie de tout individu est aujourd’hui numérisée donnant à ces puissances
technologiques d’État les moyens de tout savoir. Les enjeux industriels et financiers sont tels
et l’idéologie sécuritaire s’est incrustée à un tel point dans les esprits que le pouvoir politique
semble avoir renoncé à toute volonté de restaurer des espaces de liberté perdue51. »

« Violence pure de l’État »

Après les attentats perpétrés à Paris et Saint-Denis le vendredi 13 novembre 2015, le président
de la République, outre l’instauration de l’état d’urgence, a annoncé une révision de la
Constitution pour « agir contre le terrorisme de guerre ».
Le 16 novembre, le président de la République prononçait un discours devant le Parlement
réuni en Congrès, dont les accents autoritaires, l’usage illimité de la première personne du
singulier et la portée constitutionnelle faisaient comprendre, à qui a des oreilles pour entendre,

50
. Fabrice Arfi (dir.), La République sur écoute. Chroniques d’une France sous surveillance,
Mediapart et Don Quichotte, 2015.
51
. Jacques Follorou, Démocratie sous contrôle, op. cit.
23

qu’une sorte de coup d’État était en marche sous couvert de l’article 2 de la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen qui « affirme que la sûreté et la résistance à l’oppression sont
des droits fondamentaux ».
Ce jour-là, François Hollande parla comme le général de Gaulle le 1er juin 1958, alors que le
premier président de la Ve République parachevait, devant des députés « couchés »52, le coup
d’État qui lui permit de gouverner par ordonnances pendant six mois et de faire adopter la
nouvelle Constitution : « J’ai décidé que le Parlement serait saisi dès mercredi d’un projet de
loi prolongeant l’état d’urgence pour trois mois et adaptant son contenu à l’évolution des
technologies et des menaces. En effet, la loi qui régit l’état d’urgence, la loi du 3 avril 1955
comporte deux mesures exceptionnelles : l’assignation à résidence et les perquisitions
administratives. Ces deux mesures offrent des moyens utiles pour prévenir la commission de
nouveaux actes terroristes. Je veux leur donner immédiatement toute leur portée et les
consolider. […] Mais nous devons aller au-delà de l’urgence. Et j’ai beaucoup réfléchi à cette
question. J’estime en conscience que nous devons faire évoluer notre Constitution pour
permettre aux pouvoirs publics d’agir, conformément à l’État de droit, contre le terrorisme de
guerre. »
Changer la Constitution sous prétexte de lutte contre le terrorisme… Le coup politique était
inédit et n’a pas manqué d’inquiéter les constitutionnalistes du pays53. D’autant que notre
pays ne manquait pas, alors, d’un arsenal juridique et judiciaire particulièrement complet en
matière antiterroriste.
Depuis les années 1970, la France a été confrontée à des vagues successives d’actions
terroristes, qui se sont même intensifiées dans les années 1980 et 1990. En réaction, des lois
antiterroristes majeures (1986, 1996) ont été adoptées et, dans les années 2000, d’autres textes
ont été votés en réponse au 11 septembre 2001, aux attentats de Madrid (2004) et de Londres
(juillet 2005).
Depuis 1986, les affaires terroristes échappèrent aux juridictions ordinaires, les enquêtes étant
confiées à des magistrats instructeurs ou à des procureurs spécialisés. Les cours d’assises pour
les crimes terroristes sont, depuis lors, composées exclusivement de magistrats, et non de
jurés. L’« association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » est devenue un
délit passible de dix ans de prison, en 1996. En 2006 et 2008, 2011 et 2013, par ailleurs, la loi
a pris en compte le développement du cyberterrorisme.
Le projet de révision constitutionnelle du président de la République et du gouvernement
Valls a été transmis au Conseil d’État, pour avis, dès le mardi 1er décembre54. L’idée de fond
était d’inscrire le renforcement de l’état d’urgence dans la Constitution. Ainsi, l’état
d’urgence pourra être, selon la nouvelle loi suprême, prononcé pour six mois, contre trois
actuellement, et la sortie de celui-ci pourra être progressive, sous forme d’un état d’urgence
transitoire supplémentaire.
En février 2006, Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à l’université
Paris 1 Panthéon-Sorbonne et ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature de 2002
à 2006, affirmait déjà : « De quelque manière que l’on tourne les choses, l’état d’urgence,

52
. Pierre Mendès France, l’un des farouches opposants à cette investiture forcée, déclara :
« C’est parce que le Parlement s’est couché qu’il n’y a pas eu de coup d’État ! »
53
. Entre autres, Bastien François, « La réforme constitutionnelle est au mieux inutile, au pire
dangereuse », Mediapart, 19 novembre 2015, propos recueillis par Joseph Confavreux : « Si
on inscrit dans la Constitution qu’on peut déroger aux droits fondamentaux, on crée un état
d’urgence permanent. » Et Olivier Beaud, « Il ne faut pas constitutionnaliser l’état
d’urgence », Le Monde, 1er décembre 2015.
54
. Jean-Baptiste Jacquin et David Revault d’Allonnes, « État d’urgence : l’exception va
devenir la règle », Le Monde (lemonde.fr), 2 décembre 2015.
24

c’est la mise en suspension de l’État de droit : les principes constitutionnels qui le fondent et
le distinguent et les mécanismes et exigences du contrôle juridictionnel sont mis à l’écart. Si
l’État de droit est, définition minimale, un équilibre entre respect des droits fondamentaux et
sauvegarde de l’ordre public, l’état d’urgence, c’est le déséquilibre revendiqué au profit de la
sauvegarde de l’ordre public. L’état d’urgence, c’est la violence pure de l’État qui entretient
une relation ambiguë avec le droit55… »
Il précisait même, à propos de l’article 16 de la Constitution de 1958, lequel permet au
président de la République, en cas de menace grave et immédiate pour l’indépendance de la
Nation ou l’intégrité du territoire, de rassembler entre ses seules mains tous les pouvoirs,
législatif, réglementaire et judiciaire, que celui-ci « instaure donc ce qu’il est légitime
d’appeler une dictature présidentielle où les contrôles parlementaire et juridictionnel sont
réduits et dont la durée dépend de la volonté du président ». Or, le projet de révision de la
Constitution transmis, le 1er décembre 2015 au Conseil d’État, pour avis, ne faisait qu’ajouter
l’état d’urgence au régime des pleins pouvoirs présidentiels institué par l’article 16.
D’ailleurs, onze juristes universitaires de grand renom l’affirmaient alors clairement : « Le
projet d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution ne vise pas à mieux encadrer les
pouvoirs exorbitants accordés à l’exécutif – notamment en rappelant les limites résultant des
droits “indérogeables ” énumérés par la Convention européenne des droits de l’homme –, mais
à renforcer ces pouvoirs, en leur donnant une base constitutionnelle qui les mette à l’abri
d’une éventuelle censure du Conseil constitutionnel56. »
Ajoutant la xénophobie au sécuritaire, François Hollande, encouragé par Manuel Valls,
annonçait, le 23 décembre 2015, que le projet de révision de la Loi fondamentale ne visait pas
seulement à constitutionnaliser l’état d’urgence, mais qu’il prévoyait également la possibilité
de déchoir de leur nationalité française des binationaux condamnés par la justice pour des
crimes terroristes. Cette disposition qui existait déjà pour les binationaux qui ont acquis la
nationalité française devait ainsi être étendue à ceux qui sont nés en France. Pourtant, dans un
avis du 15 novembre 2015, le Conseil d’État avertissait le gouvernement : « La nationalité
française représente dès la naissance un élément constitutif de la personne », et en priver
quelqu’un « pourrait être regardé comme une atteinte excessive et disproportionnée à ses
droits ».
Il s’agissait effectivement d’une atteinte extraordinaire au principe d’égalité des citoyens,
inscrit à l’article 2 de la Constitution, la mesure instituant deux catégories de Français : ceux
qui le seraient sans partage et ceux qui ne le seraient sous condition, au motif que leurs
parents ou grands-parents ne l’étaient pas. De plus, en reprenant une revendication
traditionnelle du Front national, le chef de l’État banalisait la démagogie xénophobe de
l’extrême droite. Cette incroyable forfaiture a essuyé immédiatement la dénonciation quasi
unanime et souvent virulente des consciences républicaines et progressistes, à l’étranger
comme en France.
Ainsi, le célèbre économiste Thomas Piketty57 régissait à chaud sur son blog hébergé par Le
Monde : « À l’incompétence économique, voici que le gouvernement ajoute l’infamie. Non
content de s’être trompé sur toute la ligne sur ses choix de politique économique depuis 2012,
avec à la clé la montée du chômage et de la xénophobie, voici que le gouvernement se met à
courir derrière le Front national, en imposant une mesure de déchéance de la nationalité que la

55
. Revue Projet, 1er février 2006.
56
Véronique Champeil-Desplats, Jacques Chevallier, Mireille Delmas-Marty, Jean-Pierre
Dubois, Stéphanie Hennette-Vauchez, Geneviève Koubi, Christine Lazerges, Danièle Lochak,
Yves Mény, Serge Slama, Catherine Teitgen-Colly : « Non à l’état d’urgence permanent », Le
Monde (lemonde.fr), 20 décembre 2015.
57
. Auteur, entre autres, du bestseller Le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013.
25

gauche a toujours combattue, et en créant une inégalité insupportable et stigmatisante – en


plus d’être totalement inutile et inefficace dans la lutte contre le terrorisme – pour des millions
de Français nés en France, dont le seul tort est d’avoir acquis au cours de leur vie une seconde
nationalité pour des raisons familiales. » De même, Henri Leclerc, avocat emblématique de la
gauche française, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme, commentait : « La
déchéance de nationalité, c’est une mesure qui serait avant tout symbolique, qui n’entrerait
pas beaucoup en pratique, mais l’idée me paraît insupportable58. » À ces âpres paroles, Edwy
Plenel, fondateur de Mediapart, faisait écho le même jour : « Le chemin de perdition
emprunté avec ce projet de loi cumule l’infamie, l’imposture et l’irresponsabilité. L’infamie,
c’est de suivre l’extrême droite. L’imposture, c’est de surenchérir sur Nicolas Sarkozy.
L’irresponsabilité, c’est de nous exposer encore un peu plus, de nous fragiliser et de nous
diviser, face au terrorisme. »
En janvier 2015, soit deux semaines après l’attentat meurtrier des frères Chérif et Saïd
Kouachi contre Charlie Hebdo, le philosophe italien Giorgio Agamben59 passait les lois
antiterroristes déjà instituées et à venir au vitriol de sa libre pensée : « Peu de gens savent que
la législation en vigueur en matière de sécurité dans les démocraties occidentales – par
exemple en France et en Italie – est sensiblement plus restrictive que celle en vigueur dans
l’Italie fasciste. […] Le risque est que tout dissentiment politique radical soit classé comme
terrorisme. Une conséquence négative des lois spéciales sur le terrorisme est aussi
l’incertitude qu’elles introduisent en matière de droit. Puisque l’enquête sur les crimes
terroristes a été soustraite, en France comme aux États-Unis, à la magistrature ordinaire, il est
extrêmement difficile de pouvoir jamais parvenir à la vérité en ce domaine. Ce qui prend la
place de la certitude juridique est un amalgame haineux de notice médiatique et de
communiqués de police, qui habitue les citoyens à ne plus se soucier de la vérité60. »

58
. Michel Deléan, « Henri Leclerc : la déchéance de nationalité est une idée
“insupportable” », Mediapart, 24 décembre 2015.
59
. Giorgio Agamben est, entre autre, l’auteur d’une philosophie politique fondée sur la notion
d’« état d'exception », autrement dit sur une réflexion sur le droit et son dépassement par le
souverain, à partir de la fameuse controverse entre Carl Schmitt et Walter Benjamin à ce sujet
(Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997 ; État d’exception. Homo sacer,
II, 1, op. cit.). Dans ces ouvrages, Giorgio Agamben défend l’idée que l’état d’exception tend
à devenir indiscernable de la situation normale contemporaine, rejoignant ainsi les Thèses sur
la philosophie de l’histoire de Benjamin. Lecteur de Michel Foucault, il lui reprend le thème
de la « biopolitique », développé dans le tome I de l’Histoire de la sexualité (La Volonté de
savoir, Gallimard, 1976), soit l’idée que le pouvoir contemporain intervient jusque dans la vie
biologique des individus (zoé, ou « vie nue ») et qu’il gère les citoyens comme de simples
vivants. Il va jusqu’à établir une ligne de continuité entre la politique nazie et celle de
l’Occident contemporain, entre autres dans Moyens sans fins (Payot & Rivages, 1995), où il
présente le camp comme « l’espace biopolitique le plus absolu », où l’homme réduit l’homme
à une pure « vie nue ».
60
. « Les Français doivent se battre contre le projet d’une énième loi antiterroriste », propos
recueillis par Olivier Tesquet, Télérama, 20 janvier 2015. Giorgio Agamben avait tenu les
mêmes propos, développés de façon plus précise et documentée, dans « Comment l’obsession
sécuritaire fait muter la démocratie », Le Monde diplomatique, janvier 2014, p. 22 et 23 :
« Dans le paradigme sécuritaire, tout conflit et toute tentative plus ou moins violente de
renverser le pouvoir fournissent à l’État l’occasion d’en gouverner les effets au profit
d’intérêts qui lui sont propres. C’est ce que montre la dialectique qui associe étroitement
terrorisme et réponse de l’État dans une spirale vicieuse. »
26

Selon le penseur de l’« état d’exception », ce que visent les législateurs des lois antiterroristes
successives61 « est le passage des démocraties de masse modernes à ce que les politologues
américains appellent le Security State, c’est-à-dire à une société où la vie politique devient de
fait impossible et où il ne s’agit que de gérer l’économie de la vie reproductive ». Giorgio
Agamben s’efforce alors de nous faire prendre la mesure des conséquences politiques d’un
éventuel Patriot Act français : « Le paradoxe est ici qu’on voit un libéralisme économique
sans bornes cohabiter parfaitement avec un étatisme sécuritaire tout aussi illimité. Le moins
qu’on puisse dire, c’est que cet État, dont le nom renvoie étymologiquement à une absence de
souci, ne peut au contraire que nous rendre plus soucieux des dangers qu’il entraîne pour la
démocratie. Une vie politique y est devenue impossible, et une démocratie sans vie politique
n’a pas de sens. C’est pour cela qu’il est important que les Français se battent contre le projet
annoncé par le gouvernement d’une énième loi contre le terrorisme. »
Revenant sur l’actualité de la fin de l’année 2015, en France, le philosophe italien s’en prenait
vivement à ces « femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence
serait un bouclier pour la démocratie », car « l’état d’urgence est justement le dispositif par
lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe ». Il dévoilait aussi, sous le masque
sécuritaire de l’état d’urgence, le visage totalitaire de l’État policier : « Maintien d’un état de
peur généralisé, dépolitisation des citoyens, renoncement à toute certitude du droit : voilà trois
caractères de l’État de sécurité, qui ont de quoi troubler les esprits. Car cela signifie, d’une
part, que l’État de sécurité dans lequel nous sommes en train de glisser fait le contraire de ce
qu’il promet, puisque – si sécurité veut dire absence de souci (sine cura) – il entretient, en
revanche, la peur et la terreur. L’État de sécurité est, d’autre part, un État policier, car, par
l’éclipse du pouvoir judiciaire, il généralise la marge discrétionnaire de la police qui, dans un
état d’urgence devenu normal, agit de plus en plus en souverain62. »

Dictature et tyrannie

À l’occasion de son travail sur l’« état d’exception », mené depuis une vingtaine d’années,
Giorgio Agamben a étudié la philosophie de l’Histoire de Carl Schmitt (1888-1985), et
notamment, bien sûr, son grand œuvre sur la dictature63. Ce texte, publié pour la première fois
en 1921, me semble être d’une brûlante actualité : « À l’origine, la dictature est une institution
de la République romaine. Le dictateur reçoit la mission de rétablir l’ordre républicain dans
un temps limité à six mois. La dictature “souveraine”, spécifiquement moderne, est quant à
elle illimitée et vise à créer un nouvel ordre. Ainsi, quel qu’en soit le type, la dictature est par
essence une institution destinée à faire face à l’état d’exception. […] Une dictature qui n’est
pas placée sous la dépendance d’un résultat correspondant à une idée normative et devant être
atteint concrètement, et qui n’a donc pas pour fin de se rendre elle-même superflue, n’est
qu’une espèce de despotisme. […] La dictature devient suppression de la situation juridique
en général à partir de ce qui doit précisément la justifier, parce qu’elle a pour sens d’être la
domination d’une procédure uniquement intéressée à atteindre un résultat concret par
l’exclusion de toute prise en considération de la volonté opposée d’un sujet de droit – pourtant

61
. Quelque vingt-six nouveaux dispositifs légaux ou réglementaires, depuis septembre 1986,
en France (vie-publique.fr : « Trente ans de législation antiterroriste », 23 novembre 2015).
62
. Giorgio Agamben, « De l’État de droit à l’État de sécurité », Le Monde (lemonde.fr),
23 décembre 2015.
63
. Carl Schmitt, La Dictature, op. cit.
27

essentielle au droit –, dès lors que cette volonté fait obstacle à l’atteinte du résultat ; par
conséquent, la fin est délivrée des chaînes du droit64. »
La fin délivrée du droit, et par tous les moyens… Il se pourrait bien que nous en soyons là,
que nous vivions désormais, de façon incontestable, sous le régime d’une « dictature » (Carl
Schmitt), voire sous celui d’un « état d’exception » (Giorgio Agamben) permanent qui
fusionne les concepts de dictature et de tyrannie dans sa description (dénonciation) d’un
régime de non-droit, d’un régime politique où la loi intègre le non-droit, donc sa propre
négation, c’est-à-dire la non-loi : « L’état d’exception est un espace anomique où l’enjeu est
une force de loi sans loi (que l’on devrait par conséquent écrire force-de-loi). Une telle “force-
de-loi”, où la puissance et l’acte sont radicalement séparés, est certainement quelque chose
comme un élément mystique – ou, plutôt, une fictio par laquelle le droit cherche à s’attribuer
son anomie même65. »
Vivons-nous, désormais, en dictature-tyrannie, dans un État de non-droit ?
Revenons à Carl Schmitt. À l’origine, donc, la dictature est « une sage invention de la
République romaine, le dictateur [étant] un magistrat romain extraordinaire, désigné par le
consul, sur requête du Sénat, [pour] mettre fin à la situation périlleuse » qui justifiait sa
nomination. Ainsi, la dictature doit être distinguée de la tyrannie ou du despotisme66, parce
que son objectif est défini, que sa durée est limitée (six mois maximum) et que le « dictateur »
(étymologiquement : « celui qui parle ») agit par délégation de la République. En revanche,
selon Carl Schmitt, le tyran ou le despote est celui qui prend le pouvoir par la force.
Pour le célèbre juriste et philosophe du droit, la dictature est avant tout un moyen de
restauration de l’ordre menacé ou détruit. Elle est défense de la République face aux dangers,
l’exercice du pouvoir d’urgence ayant pour objectif le rétablissement de l’ordre, d’une
normalité menacée. La dictature rétablit, en quelque sorte, la stabilité civile nécessaire à
l’utilisation judicieuse du droit et son efficacité, notamment quand l’opposition au souverain
ne respecte plus la norme du droit. On voit ici combien une certaine conception de l’état
d’urgence, notamment dans l’application potentielle qu’en instituent les articles 16 (pleins
pouvoirs) et 36 (état de siège) de la Constitution française, possède les attributs politiques et
juridiques de la dictature tels qu’ils avaient été définis par Carl Schmitt en 1921. La dictature
n’est pas, en l’occurrence, négation de l’État de droit. Elle est justifiée par le rétablissement
de l’ordre.
Il me faut dire ici que si l’analyse de la dictature par Carl Schmitt permet certes de
comprendre la remise en œuvre de la « dictature » romaine – sous le nom d’« état
d’exception » – au cœur des régimes politiques contemporains, le travail de dissection
politique par le juriste allemand a principalement pour fonction de justifier la dictature (état
d’exception), de l’instituer comme compensation de la faiblesse des démocraties vis-à-vis de
la guerre généralisée et même de la révéler comme vérité de l’État de droit. À rebours, si elles
valident l’idée de Carl Schmitt sur la normalité de la dictature dans nos régimes politiques
contemporains, les philosophies libertaires de Walter Benjamin et de Giorgio Agamben67 se

64
. La Dictature, présentation de l’éditeur et p. 61 et 62 de l’édition en « Points Essais », 2015.
65
. Giorgio Agamben, État d’exception. Homo sacer, II, 1, op. cit., p. 66.
66
. Carl Schmitt distingue deux formes de tyrans : le Tyrannus absque titulo (qui parvient de
manière illégale au pouvoir) et le Tyrannus ab exercitio (qui parvient de manière légale au
pouvoir, mais en fait un usage injuste). Cf. Carl Schmitt (1932), Légalité, Légitimité, Librairie
générale de droit et jurisprudence, 1936.
67
. Sur le penchant libertaire de Benjamin, voir le livre majeur de Michaël Löwy, Rédemption
et Utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, PUF, 1988, p. 121 et 161, nouv. éd.,
Éditions du Sandre, 2009, p. 121-159. Sur celui d’Agamben, parmi de nombreux livres, voir
son Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Payot & Rivages, 2007.
28

proposent de démasquer l’état d’exception en tant que tyrannie, anomie, voire comme
apocalypse, dans l’importante part théologique de leurs pensées – messianisme juif chez
Benjamin, eschatologie chrétienne chez Agamben68.
Il n’est pas indifférent de se rappeler aussi que Carl Schmitt fut par la suite le partisan déclaré
et reconnu des nouveaux maîtres de l’Allemagne nazie après le vote de la loi du 24 mars 1933
qui conférait à Adolf Hitler le droit de gouverner par décret. Devenu alors professeur à
l’université de Berlin, il adhéra au parti national-socialiste le 1er mai de la même année. Il
considérait que ses théories fournissaient le meilleur fondement idéologique à la dictature. En
juillet 1934, il justifia même les assassinats politiques commis durant la Nuit des longs
couteaux en parlant de « forme suprême de justice administrative ».
Par ailleurs, il a été savamment remarqué que c’est la montée en puissance des politiques
antiterroristes dans les démocraties occidentales qui ont remis au goût du jour la théorie de la
« dictature constitutionnelle », pensée par les juristes allemands sous la République de
Weimar, Carl Schmitt au premier chef : « On a récemment assisté à la réapparition dans le
champ des études juridiques et politiques de la théorie de la dictature constitutionnelle. Selon
certains auteurs, ce paradigme est particulièrement adéquat pour l’explicitation des mesures
adoptées par les démocraties contemporaines dans le cadre de la lutte contre le terrorisme »,
écrivait Mathieu Carpentier en 201169.
Bernard Manin, l’un des meilleurs théoriciens du « paradigme de la dictature
constitutionnelle », inspiré de la lecture de la dictature romaine par Carl Schmitt, a soutenu
que celui-ci est inadapté à la réalité du terrorisme contemporain, car « une durée courte [de la
dictature] est une condition nécessaire pour que les mesures d’urgence soient cohérentes avec
les valeurs constitutionnelles70 ». Or, puis qu’il y a « de nombreuses raisons pour douter que
la menace terroriste actuelle soit temporaire, […] les démocraties constitutionnelles ne
devraient pas avoir recours aux institutions d’urgence pour faire face au terrorisme
contemporain ». Matthieu Carpentier résumait ainsi l’argumentation de Bernard Manin : « Le
terrorisme, en raison de son caractère irrégulier – au sens dégagé par Schmitt dans La Notion
de politique71 – et temporellement non délimitable, non seulement rend inefficaces les
mesures d’urgence traditionnelles, mais encore et surtout menace de les rendre
inconstitutionnelles. »

État d’exception

68
. Sur le messianisme de Benjamin : Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire. Rosenzweig,
Benjamin, Scholem, Seuil, 1992, p. 145-181, et Pierre Bouretz, Témoins du futur. Philosophie
et messianisme, Gallimard, 2003, p. 223-299. Giorgio Agamben poursuit une exégèse radicale
de Paul, en particulier, et du Nouveau Testament, en général, depuis la fin des années 1990.
Lire, entre autres, Le Temps qui reste. Un commentaire de l’« Épître aux Romains », Payot &
Rivages, 2000, et Pilate et Jésus, Payot & Rivages, 2014.
69
. Mathieu Carpentier, « État d’exception et dictature », Tracés. Revue de sciences humaines,
n° 20, premier semestre 2011. Mathieu Carpentier est maître de conférences en droit public, à
l’université Paris 2 Panthéon-Assas.
70
. Bernard Manin, « The emergency paradigm and the new terrorism », dans Sandrine Baume
et Biancamaria Fontana (éd.), Les Usages de la séparation des pouvoirs, Michel Houdiard,
2008. Extraits traduits par Mathieu Carpentier.
71
. Carl Schmitt, La Notion de politique. Théorie du partisan, Calmann-Lévy, 1972,
Flammarion, 1992, et coll. « Champs Classiques », 2009.
29

Certes, les avertissements de Bernard Manin72 résonnent avec plus sonorité aujourd’hui qu’en
2011, lorsque Mathieu Carpentier admirait sa confraternelle critique de la « dictature
constitutionnelle ». Il n’en reste pas moins, cependant, que la référence à la dictature telle que
l’avait principalement définie Carl Schmitt, pour évaluer les politiques contemporaines
d’exception ou d’état d’urgence (« constitutional emergency institutions ») justifiés par la
lutte contre le terrorisme, semble nettement insuffisante.
C’est ici que la lecture de Giorgio Agamben apporte un élargissement et un
approfondissement de l’analyse de ces politiques. Ce que le philosophe italien appelle l’« état
d’exception » déborde largement les pleins pouvoirs dictatoriaux que s’accordent les exécutifs
occidentaux dans leur prétendue lutte contre le terrorisme. Au-delà de la dictature, certes
incontestable, mais qui relève encore du droit, se met en place une tyrannie qui est « un vide
et un arrêt du droit » et même une « zone d’anomie »73.
Dans l’« état d’exception », dictature et tyrannie sont fusionnées, ce qui dépasse bien sûr la
distinction opérée par Carl Schmitt dans ses deux principaux ouvrages du début des années
192074. Le propos d’Agamben est, dans son chef-d’œuvre de 2003, en conséquence,
parfaitement limpide : « L’état d'exception, que nous avons coutume d’envisager comme une
mesure toute provisoire et extraordinaire, est en train de devenir sous nos yeux un paradigme
normal de gouvernement, qui détermine toujours davantage la politique des États modernes.
Cet essai se propose de reconstruire l’histoire du paradigme, et d’analyser le sens et les
raisons de son évolution actuelle, d’Hitler à Guantanamo. Il faut bien voir en effet que,
lorsque l’état d’exception devient la règle, les équilibres fragiles qui définissent les
Constitutions démocratiques ne peuvent plus fonctionner, la différence même entre
démocratie et absolutisme tend à s’estomper75. »
Pour le philosophe italien, le concept d’« état d’exception » ne permet donc pas seulement de
décrypter le génome des régimes autoritaires, il éclaire aussi « un principe continuellement à
l’œuvre dans l’État moderne sous la forme de la décision souveraine, un principe qui, “en tant
que structure politique fondamentale, […] tend[rait], à la fin, à devenir la règle”76 ». Selon
Agamben, l’« état d’exception » est devenu progressivement, depuis la Modernité, « le
paradigme de gouvernement des sociétés contemporaines, avec comme conséquences
l’effacement tendanciel de la distinction entre démocratie et totalitarisme, et la substitution de
“démocraties gouvernementales” aux “démocraties parlementaires”77. »
Le philosophe italien, qui est aussi un exégète remarquable de la Bible, est allé jusqu’à
stigmatiser la nature métaphysique de l’« état d’exception », qui institue « l’homme de

72
. Bernard Manin est, entre autres, directeur d’études à l’EHESS et professeur à la New York
University. Internationalement reconnu pour ses travaux sur les institutions d’exception, le
libéralisme et la démocratie représentative.
73
. Giorgio Agamben, État d’exception. Homo sacer, II, 1, op. cit. Au sujet de l’anomie
comme négation morbide de la loi et de toute règle commune, voir Antoine Peillon,
Corruption, op. cit., p. 197-202.
74
. Carl Schmitt (1921), La Dictature, op. cit. ; Carl Schmitt (1922), Théologie politique,
Gallimard, 1988.
75
. Giorgio Agamben, État d’exception. Homo sacer, II, 1, op. cit., présentation.
76
. Giorgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, op. cit., p. 27.
77
. Giorgio Agamben, État d’exception. Homo sacer, II, 1, op. cit. Voir l’article essentiel de
Samuel Hayat et Lucie Tangy, « Exception(s) », Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 20,
op. cit., p. 5-27.
30

l’anomie », c’est-à-dire l’homme de l’« absence de loi », lequel est identifié à l’Antéchrist des
Épîtres de Jean, voire au Satan du deuxième Épître de Paul aux Thessaloniciens78.
Cette analyse, certes hautement spirituelle, a été tout récemment on ne peut mieux confirmée,
et même consolidée, par un livre majeur, mais écrit par un historien cette fois-ci : La Force de
gouverner, de Nicolas Roussellier79, un pavé de 830 pages captivantes dans la mare de tous
ceux qui se bercent encore de la fable d’une République française… républicaine. Car la
démonstration détaillée et documentée est désormais faite : entre les années 1930 (encore
elles !) et aujourd’hui, en passant par le coup d’État gaullien de juin 1958, un « pouvoir
exécutif » toujours plus exclusif et un « État administratif » pléthorique, technocratique et
expert80, ont instauré une « République du président » prestigieuse, adepte des pleins pouvoirs
et du « fait militaire », inspirée par les législateurs constitutionnels monarchistes des années
1870, abaissant et soumettant le Parlement jusqu’à l’humiliation, gouvernant par décrets-lois,
puis par ordonnances, souvent avec impatience, trahissant absolument l’idéal républicain et
démocratique de la génération Gambetta : le « gouvernement du peuple par lui-même ». De
Daladier et de De Gaulle, François Mitterrand et Nicolas Sarkozy ont été sans doute les
héritiers antidémocratiques les plus fidèles. Mais nul avant François Hollande – pas même
George W. Bush aux États-Unis, après le 11 septembre 2001 – ne s’était attribué à lui-même
les pleins pouvoirs de l’état d’urgence, de l’état d’exception, au prétexte de la lutte contre le
terrorisme.
C’est ainsi qu’en procédant au dépassement de la pensée insuffisante – et ambiguë à
l’occasion – de Carl Schmitt sur la dictature, Giorgio Agamben a ressuscité celle – géniale –
de Walter Benjamin sur le « concept d’histoire »81. Les derniers textes de Benjamin,
rassemblés sous le titre de Thèses sur le concept d’histoire82, sonnent comme un
avertissement définitif face à la montée apocalyptique de l’« état d’exception », concept déjà
mobilisé par le philosophe « avertisseur d’incendie » dans sa Critique de la violence, dès

78. Giorgio Agamben, Le Temps qui reste, op. cit., p. 176-189. « Et alors paraîtra l’impie
[l’Antéchrist], que le Seigneur Jésus détruira par le souffle de sa bouche, et qu’il anéantira par
l’éclat de son avènement. L’apparition de cet impie se fera, par la puissance de Satan, avec
toutes sortes de miracles, de signes et de prodiges mensongers, et avec toutes les séductions
de l’iniquité pour ceux qui périssent parce qu’ils n’ont pas reçu l’amour de la vérité pour être
sauvés », 2 Thess 2,8-10 (trad. Louis Segond, 1910).
79
. Nicolas Rousselier, La Force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France, XIXe-XXe siècle,
Gallimard, 2015.
80
. Un autre historien a montré avec ardeur, cette année, combien l’administration française
moderne est un héritage inentamé de l’État érigé par Louis XIV, le roi de l’absolutisme par
excellence : Joël Cornette, La Mort de Louis XIV. Apogée et crépuscule de la royauté,
Gallimard, 2015. Lire aussi : Joël Cornette, « Après Louis XIV, l’État demeurera toujours »,
propos recueillis par Antoine Peillon, La Croix, 29-30 août 2015.
81
. Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, Payot & Rivages, 2013, thèse VIII. Les Thèses
sur le concept d’histoire ont été écrites en allemand, puis traduites par le philosophe lui-
même. Elles ont été rédigées au printemps 1940, ce qui en fait une sorte de testament écrit
avant le suicide de Benjamin à Portbou (Espagne), le 26 septembre 1940, alors qu’il fuyait les
nazis et le régime de Pétain.
82
. Voir Gershom Scholem, Benjamin et son ange (1983), Payot & Rivages, 1995 ; Stéphane
Mosès, L’Ange de l’Histoire, op. cit., p. 145-181 ; Enzo Traverso, « “Avertisseurs
d’incendie”. Pour une typologie des intellectuels devant Auschwitz », chap. 1 de L’Histoire
déchirée, op. cit., notamment les p. 58-69 ; Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement
d’incendie, op. cit. ; Arno Münster, Progrès et Catastrophe, Walter Benjamin et l’histoire.
Réflexions sur l’itinéraire philosophique d’un marxisme « mélancolique », Kimé, 1996.
31

1921, pour décrire la réponse répressive de l’État à la grève générale révolutionnaire : « Et, en
ce sens, selon la conception des travailleurs, qui s’oppose ici à celle de l’État, le droit de grève
est bien le droit d’employer la violence afin de parvenir à des fins déterminées. L’opposition
entre les deux perspectives se révèle en toute rigueur lors de la grève générale révolutionnaire.
Ici les travailleurs invoqueront toujours leur droit de grève, tandis que l’État qualifiera cette
invocation d’abus, car, à ses yeux, le droit de grève n’a pas été entendu “ainsi”, et il édictera
ses mesures d’exception83. » Droit des travailleurs versus mesures d’exception de l’État…
Benjamin écoutait déjà ce que son « ange de l’histoire » lui soufflait à l’esprit.
Quelques semaines avant son suicide, le fugitif juif allemand, poursuivi par l’État de haine et
de lâcheté institué par Hitler et Pétain, lançait cet éclair prophétique à travers la nuit de la
débâcle et des pleins pouvoirs constituants accordés au maréchal Pétain84 : « La tradition des
opprimés nous enseigne que l’“état d’exception” dans lequel nous vivons est la règle. Il nous
faut en venir à la conception de l’Histoire qui corresponde à cet état. Dès lors nous
constaterons que notre tâche consiste à mettre en lumière le véritable état d’exception ; et
ainsi deviendra meilleure notre position dans la lutte contre le fascisme. »

83
. Walter Benjamin, Critique de la violence (août 1921), dans Œuvres, Gallimard, coll.
« Folio Essais », 2000, t. 1, p. 217.
84
. Le 10 juillet 1940, par 569 voix pour, 80 contre et 20 abstentions. Ce vote eut lieu dans un
Parlement amputé retiré à Vichy. Sur ce moment, lire : Laurent de Boissieu et Antoine
Peillon, « Charles de Courson, politique sans peur et sans reproche », La Croix, 23-
24 novembre 2013, p. 6 et 7.
32

VII

Du mensonge à la violence

Le secret – ce qu’on appelle diplomatiquement la “discrétion”, ou


encore arcana imperii, les mystères du pouvoir –, la tromperie, la
falsification délibérée et le mensonge pur et simple employés
comme moyens légitimes de parvenir à la réalisation d’objectifs
politiques font partie de l’histoire aussi loin qu’on remonte dans le
passé. La véracité n’a jamais figuré au nombre des vertus
politiques, et le mensonge a toujours été considéré comme un
moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques.

Hannah Arendt85.

Alors que l’état d’urgence renforcé battait son plein de perquisitions, d’arrestations,
d’assignations à résidence et autres atteintes « administratives » aux droits fondamentaux de
milliers de personnes86, et principalement de militants écologistes mobilisés dans le contexte
de la COP21, la conférence internationale sur le changement climatique touchait à sa fin.
Au terme de deux semaines (30 novembre – 12 décembre 2015) de négociations tendues
impliquant quelque 195 pays, un accord qualifié – aussitôt signé – d’« historique » était
conclu in extremis : « Le premier accord universel pour le climat a été approuvé à l’unanimité
par les 196 délégations (195 États + l’Union européenne) le 12 décembre 2015. C’est un
accord attendu depuis longtemps, et la France a très largement œuvré au succès de la
Conférence de Paris. L’Accord de Paris est historique », communiquait le gouvernement87. De
son côté, le ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, président de la COP21, évoquait
plus sobrement d’un accord « ambitieux et équilibré », mais François Hollande commentait,
en toute modestie : « Il est rare d’avoir dans une vie l’occasion de changer le monde. » Le
24 septembre 2015, le président de la République avait déjà déclaré, il est vrai, dans un
entretien donné au Parisien : « C’est à Paris qu’est née la Révolution française, elle a changé
le destin du monde. Faisons en sorte que dans deux cents ans, on puisse dire “c’est à Paris
qu’il y a eu la révolution climatique”. »

L’état d’urgence, oui, mais climatique !

85
. Hannah Arendt, Du mensonge à la violence (1969 et 1972), Calmann-Lévy, 1972, Pocket,
2002, p. 8 et 9, et dans L’Humaine condition, op. cit., p. 846.
86
. Du 14 novembre au 23 novembre, durant les dix premiers jours de l’état d’urgence, la
police et la gendarmerie ont mené environ 120 perquisitions par jour. Au 10 décembre, deux
enquêtes préliminaires seulement avaient été ouvertes par la section antiterroriste du parquet
de Paris, à la suite de perquisitions administratives réalisées les 4 et 10 décembre. Du
14 novembre au 10 décembre 2015, pas moins de 2 575 perquisitions administratives ont
donné lieu à 311 interpellations et à 273 gardes à vue, dont la plupart n’avaient rien à voir
avec le risque terroriste.
87
. Voir www.gouvernement.fr/action/la-cop-21.
33

Pour autant, la lecture attentive du document final de trente et une pages accouché par la
COP21 réserve de lourdes déceptions, et notamment parce qu’il ne rentrera en vigueur que si
55 pays représentant au moins 55 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre le
ratifient, en général par le biais d’un vote de leur Parlement, entre le printemps 2016 et 2020.
D’ailleurs, « à tout moment après un délai de trois ans à partir de l’entrée en vigueur de
l’accord pour un pays », celui-ci pourra s’en retirer, sur simple notification.
D’autre part, si l’on en croit la plupart des experts, les « contributions décidées à l’échelle
nationale88 » annoncées par les États, c’est-à-dire les promesses dites « volontaires » – à ne
pas confondre avec des engagements contraignants – de réduction d’émissions de gaz à effet
de serre, ne permettront toujours pas de contenir le réchauffement à un maximum de 2°C d’ici
à 2100, et a fortiori en dessous du seuil de 1,5°C. Au lendemain de l’accord « historique » du
12 décembre 2015, 190 pays sur 195 avaient remis leurs « contributions » qui, additionnées
les unes aux autres, plaçaient en réalité le climat mondial sur une projection de réchauffement
moyen d’environ 3°C.
Voici une anecdote significative de la façon dont l’accord final a été manipulé discrètement,
sur le fond, au tout dernier moment. Le 5 décembre 2015, le New York Times relevait que le
projet d’accord sur le climat usait du mot « shall » (doivent), ce qui rendait les engagements
juridiquement contraignant. Sept jours plus tard, le texte définitif adopté par les 195 pays
représentés à la COP21, « shall » avait été remplacé, au cours de la dernière heure de réunion,
par le mot bien moins contraignant de « should » (devraient), notamment au paragraphe 4 de
l’article 4 de la version précédente, où il était écrit que « les pays développés doivent
continuer à être en première ligne pour mener à bien des plans nationaux de réduction
d’émissions de gaz à effet de serre ». Entre-temps, le secrétaire d’État américain, John Kerry,
avait menacé de ne pas signer, soutenu par les diplomates chinois. Une fois de plus, les États-
Unis obtenaient satisfaction.
A contrario de la communication triomphaliste du gouvernement français et de nombreuses
chancelleries, les ONG et les associations mobilisées depuis plus de trente ans dans la lutte
contre le changement climatique n’ont pas manqué d’exprimer leur déception. Ainsi, Attac
France : « À l’état d'urgence climatique, l’accord de Paris oppose un bricolage constitué de la
somme des égoïsmes nationaux, aussi bien en matière de financements que d’objectifs de
réduction des émissions. Il ne faut pas oublier l’essentiel : l’accord de Paris entérine un
réchauffement climatique supérieur à 3°C, sans se doter des dispositifs pour revenir sur une
trajectoire inférieure à 1,5°C ou même 2°C. Sans feuille de route clairement établie, sans
mention des points de passage en 2020 et 2050 fixés par le Groupe d’experts
intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) pour revenir sur une trajectoire de
réchauffement inférieure à 2°C, l’accord de Paris met en danger le simple droit à vivre de
nombreuses populations à travers la planète. »
Pour toutes ces organisations, le plus grave est que l’accord de Paris ne transforme par les
INDCs en engagements contraignants : « Aucun mécanisme de sanction n’est mis en œuvre
pour sanctionner les États qui ne prendraient pas des engagements suffisants, qui ne les
mèneraient pas à bien ou qui refuseraient de revoir à la hausse leur ambition », relevait encore
Maxime Combes, porte-parole d’Attac France sur les questions climatiques.
Geneviève Azam, elle aussi porte-parole d’Attac France, jugeait que « le souffle éthique et
politique qui manque [à l’accord du 12 décembre] est celui des mouvements de base, des
résistances, des alternatives, dont l’énergie et la vision relient les expériences locales à des
enjeux qui les dépassent ». Son confrère Thomas Coutrot ajoutait que « ce très pâle accord
reflète l’impuissance des gouvernements à s’attaquer aux causes réelles des dérèglements

88
. Les fameuses « Intended Nationally Determined Contributions » (INDCs).
34

climatiques ». « Rien d’étonnant, insistait-il, car l’avidité des multinationales, les énergies
fossiles et l’obsession de la croissance sont considérées comme des données intouchables. La
France se prétendait exemplaire ; elle ne remet pas en cause ses propres projets climaticides.
Ce samedi 12 décembre, au cœur de Paris, nous envoyons un message d’espoir et d’action aux
citoyens du monde entier : “ils” ont failli, décrétons ensemble l’état d’urgence climatique ! »
À la clôture de la COP21, la protestation civique prit un tour international. Nick Dearden
(Global Justice UK) ne mâchait pas ses mots : « Il est scandaleux que l’accord soit présenté
comme un succès alors qu’il sape les droits des communautés les plus vulnérables de la
planète et qu’il ne comprend à peu près rien de contraignant qui garantisse un climat sain et
vivable pour les générations futures. Il y a des années, ce sont les États-Unis qui ont fait du
Protocole de Kyoto89 un accord inefficace. L’histoire se répète à Paris, puisque les États-Unis,
avec le soutien de l’Union européenne et des autres pays riches, ont veillé à ce que les parties
les plus importantes du traité soient dépouillées et édulcorées au point de devenir absurdes. »
En réalité, cela faisait des semaines qu’il était devenu évident que la COP21 ne serait qu’un
spectacle diplomatique encore plus vain que tous ceux déjà donnés par les dirigeants du
monde depuis que la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques
(CCNUCC) a été adoptée au cours du sommet de la Terre de Rio de Janeiro, en 199290. Car, si
l’objectif annoncé de la COP21, également appelée « Paris 2015 », était d’aboutir à un nouvel
accord international sur le climat visant à maintenir le réchauffement mondial en deçà de
+2°C d’ici à la fin du siècle91, nombre de scientifiques et d’organisations issues de la société
civile soulignaient qu’une hausse moyenne de 2°C serait déjà trop élevée, avec des impacts
violents sur la vie marine, les zones côtières et les communautés les plus vulnérables. Ces
experts appelaient donc presque unanimement à limiter la hausse moyenne de la température
mondiale à 1,5°C maximum.

Cette foudre que nul n’avait anticipée

Était-ce, entre autres, la vanité spectaculaire prévisible de la COP21 qui permit à Alain
Bauer92, le vendredi 13 novembre 2015, soit quelques heures avant les attentats, de prédire un

89
. Accord international visant à la réduction des émissions de gaz à effet de serre, signé le
11 décembre 1997, lors de la 3e Conférence des parties à la convention (COP3), à Kyoto
(Japon). Entré en vigueur le 16 février 2005, ce « protocole » visait à réduire, entre 2008 et
2012, d’au moins 5 % les émissions de six gaz à effet de serre par rapport au niveau de 1990.
90
. Antoine Peillon, en introduction à la rencontre « Face à la réalité du changement
climatique, que pouvons-nous faire ? », le 8 septembre 2015, au Centres Sèvres (Paris), avec
Bruno Lamour, président du collectif Roosevelt, Clémence Hutin, membre de l’atelier climat
du collectif, Cécile Renouard, professeur de philosophie sociale et politique au Centre Sèvres
et Dominique Méda, philosophe et sociologue, titulaire, entre autres, de la chaire
Reconversion écologique (FMSH).
91
. Article 2 de la CCNUCC : « L’objectif ultime de la présente Convention et de tous
instruments juridiques connexes que la Conférence des Parties pourrait adopter est de
stabiliser […] les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère à un niveau qui
empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique. Il conviendra
d’atteindre ce niveau dans un délai suffisant pour que les écosystèmes puissent s’adapter
naturellement aux changements climatiques, que la production alimentaire ne soit pas
menacée et que le développement économique puisse se poursuivre d’une manière durable. »
92
. Professeur de criminologie appliquée au Conservatoire national des arts et métiers
(CNAM) et consultant en sécurité français, ancien grand maître du Grand-Orient de France
35

éventuel déchaînement de violence sur la capitale française ? Assemblant, dans un même


cadre sécuritaire, terroristes et « perturbateurs locaux » (qualifiés de « casseurs », ou de
« Black Blocs »93…), le célèbre criminologue mettait en garde : « Il va y avoir de très
nombreux chefs d’État, qui ne jouissent pas d’une popularité massive. Cela fait donc
beaucoup de cibles symboliques, d’autant plus que nous sommes dans un climat de tension
internationale sur des sujets qui ne sont pas liés à l’environnement, mais à ce qui se passe en
Syrie, en Irak ou ailleurs. La COP21 est une sorte de paratonnerre. Vous êtes sûr d’attirer la
foudre94. »
La foudre est effectivement tombée sur Paris, ce vendredi 13. Nul criminologue, nul service
de renseignement ou de police, nul responsable politique français, tous, de plus en plus
empêtrés dans la « diplomatie économique95 », n’auront été capables de prévenir le carnage.
En revanche, les mêmes n’auront pas manqué d’appeler et d’agir en vue de la répression des
manifestations et autres mobilisations citoyennes, écologistes, libertaires et altermondialistes
programmées de longue date afin de stimuler civilement les diplomates négociateurs de la
COP21. Les « perturbateurs locaux », pour reprendre la phraséologie d’Alain Bauer, étaient-
ils aussi menaçants que les djihadistes de l’État islamique ? Au point de justifier, comme le fit
surtout le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, la répression « préventive »à leur
endroit, en vertu des opportunités policières ouvertes par l’état d’urgence ?
Dès le 18 novembre 2015, le gouvernement décidait l’annulation de la grande manifestation
qui devait se tenir à Paris, entre les places de la République et de la Nation, le dimanche
29 novembre, veille de l’ouverture de la COP21, de même que tous les événements publics
prévus pour le dimanche 12 décembre, au lendemain de la clôture de la conférence. L’effet de
découragement, mais aussi de révolte, dans la société civile fut considérable, les associations
et collectifs fédérés pour beaucoup dans la « Coalition Climat 21 »96 ayant prévu d’organiser,
pour le week-end des 28 et 29 novembre, la mobilisation de millions de personnes. Quelque
« 2 173 événements se préparent dans plus de 150 pays, 57 marches sont prévues dans le
monde entier et plusieurs dizaines de marches dans les régions de France sont annoncées »,
rappelait tout de même la Coalition juste après les décisions gouvernementale du
18 novembre 2015.
Aussitôt, un mouvement de rébellion civile se manifesta, au sein de plusieurs organisations
comme sur les réseaux sociaux. « Le gouvernement peut bloquer ces manifestations, mais il
ne stoppera pas notre mobilisation, et il ne nous empêchera pas de renforcer le mouvement

(2000-2003), ami intime de Manuel Valls depuis 1980, conseiller du président Nicolas
Sarkozy, dès août 2007 et jusqu’en 2012, sur les questions stratégiques et de sécurité.
93
. Le terme « Black Bloc » fut inventé par la Stasi (police secrète de l’Allemagne de l’Est,
avant la réunification), qui désignait certains petits groupes d’anarchistes ou d’autonomes,
cagoulés et vêtus de noir. Les actions du Black Bloc ciblent le plus souvent des symboles de
l’État (police) et du capitalisme (agences des grandes banques).
94
. Pascal Charrier, « Terrorisme et COP21, trois questions à Alain Bauer », La Croix (la-
croix.com), 13 novembre 2015.
95
. Doctrine fétiche du ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, mais aussi de François
Hollande et de Manuel Valls, qui consiste à mettre le Quai d’Orsay au service du
développement des entreprises françaises à l’international, mais aussi à attirer des
investissements étrangers créateurs d’emplois vers la France.
96
. Voir coalitionclimat21.org : « Plus de 130 organisations de la société civile, des syndicats,
des associations de solidarité internationale, des organisations confessionnelles, des ONG de
défense des droits humains, de l’environnement ou encore des mouvements sociaux. »
36

pour le climat », estimait ainsi Nicolas Haeringer, de 350.org France97, avant d’ajouter que
« bien qu’il soit difficile de maintenir ce que nous avions initialement prévu, nous trouverons
comment faire en sorte que notre aspiration à la justice climatique soit entendue ». Le
18 novembre 2015, aussitôt après l’annonce officielle de l’interdiction des manifestations, un
« Appel pour le maintien des mobilisations citoyennes pour le climat » était signé et publié
par 120 personnalités, responsables associatifs et professionnels de l’environnement
principalement : « Les peuples de Paris et Beyrouth ont vécu des massacres ignobles. […]
Nous appelons à répondre à ces crimes par plus de justice, plus de solidarité, plus de
détermination à lutter contre tout ce qui nous empêche de faire ensemble société. Nous
soutenons les grandes mobilisations citoyennes qui se dérouleront à Paris à l’occasion de la
COP21. Elles sont un moyen essentiel pour inverser le cours des choses et vaincre le
fatalisme. Elles démontrent qu’un autre monde est en train de voir le jour. Une dynamique
dont les forces, constituées de citoyen-ne-s du monde entier, agissent pour préserver nos biens
communs, et construire un monde plus juste, durable et solidaire. »
C’est ainsi que le 29 novembre 2015, des manifestants issus du milieu associatif ont entrepris
de braver l’état d’urgence et de se rendre place de la République, à Paris, pour décréter l’état
d’urgence écologique. Ils ont été accueillis par des escadrons de policiers qui procédèrent
aussitôt à leur encerclement, puis à des arrestations massives : 341 personnes ont ainsi été
interpellées, 316 d’entre elles passèrent la nuit en garde à vue dans des commissariats de Paris
et de la petite couronne.
Intervenant en fin de journée, le 29 novembre, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve,
le Premier ministre Manuel Valls et le président François Hollande ont condamné les
« violences » du jour. Pas celles des forces de l’ordre, bien entendu. Bernard Cazeneuve
déclara ainsi, lors d’une conférence de presse, qu’« une minorité violente a cherché à
organiser un cortège interdit [et que] plusieurs dizaines d’individus cagoulés ou masqués ont
pris à partie les forces de l’ordre ». Il promit, en conséquence, d’être d’une « extrême
fermeté ». « La fermeté sera totale », ajouta-t-il. Au même moment, Manuel Valls tweetait de
son côté : « Les violences contre les forces de l’ordre place de la République sont indignes.
Respecter ce lieu, c’est respecter la mémoire des victimes [des attentats du 13 novembre]. »
Enfin, François Hollande dénonçait l’action « scandaleuse d’éléments perturbateurs ».
Au-delà des incidents violents du 29 novembre, dès le début de l’état d’urgence, vingt-quatre
militants écologistes ont été assignés à résidence, parmi lesquels Joël Domenjoud, de la legal
team (conseil juridique) de la Coalition Climat 21, afin de les empêcher de manifester dans la
capitale pendant la tenue de la COP21. En contradiction étonnante avec les faits, à moins qu’il
n’ait entrepris de jouer sur les mots, le chef de l’État crut bon d’affirmer, le samedi
29 novembre, qu’il s’engageait à ce qu’il n’y ait « plus d’assignations à résidence de militants
climat pendant la COP21 », devant quatorze représentants d’ONG qu’il recevait à l’Élysée.
Au ministère de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve déclarait le même jour « assumer totalement »
les assignations à résidence des vingt-quatre militants écologistes, considérés comme
susceptibles de manifester violemment à l’occasion de la COP21 : « J’assume totalement cette
fermeté. Ne pas assumer cela devant les Français, [ce serait] être, dans un contexte de menace
très élevée, dans une prise de risque que les Français ne toléreraient pas. » L’argument de la
menace terroriste justifiait ainsi le contrôle policier draconien des « activistes » de la
mouvance écologiste.
Le directeur général de Greenpeace France, Jean-François Julliard, dénonçait vivement ces
« mesures arbitraires » visant, en réalité, à « étouffer une critique qui monte dans les milieux

97
. 350.org (www.350.org) est un « réseau planétaire actif dans plus de 188 pays », qui fédère
différentes campagnes comme la lutte contre le charbon en Inde, l’arrêt de l’oléoduc
Keystone XL aux États-Unis, le désinvestissement du secteur des combustibles fossiles, etc.
37

militants ». Et d’affirmer, en réponse au ministre de l’Intérieur : « À notre connaissance, tous


les militants qui ont reçu ces assignations à résidence sont des militants pacifistes qui n’ont
jamais commis aucune violence. »

Pauvreté et instabilité sociale

Il existe pourtant un lien certain entre terrorisme et écologie. Mais il est d’un ordre bien
différent de celui qu’imaginent Bernard Cazeneuve, Manuel Valls et François Hollande. C’est
un lien beaucoup plus profond et dangereux, in fine, pour la sécurité du monde, que Pascal
Canfin, ancien ministre délégué au Développement auprès du ministre des Affaires étrangères
Laurent Fabius (mai 2012-mars 2014)98, a osé dévoiler, dès le 16 novembre 2015 : « Il n’y a
évidemment aucun lien mécanique entre le fait qu’une région soit frappée par les
conséquences du dérèglement climatique et le fait qu’elle devienne, soit victime du
terrorisme, soit source du terrorisme. Mais le ministère de la Défense américain a désigné
depuis quelques années le changement climatique comme un “multiplicateur de menaces”. »
Et de préciser : « Le cas de la Syrie est éloquent : 1 million de déplacés internes liés à une
sécheresse historique entre 2006 et 2010 ont contribué à la dislocation du pays. Un million de
déplacés dans un pays de 20 millions d’habitants comme la Syrie reviendrait à 3 millions de
personnes fuyant en France des régions frappées par quatre ans de sécheresse. Imagine-t-on
que cela n’aurait pas d’impact sur la stabilité politique du pays ? Le deuxième exemple qui
frappe les esprits est celui de Boko Haram. Le ministre de la Défense du Niger, Mahamadou
Karidjo, était il y a quelques semaines à Paris pour une journée de travail – enfin – organisée
par le ministère français de la Défense sur le thème “climat et sécurité”. Il rappelait que le lac
Tchad, qui faisait vivre 30 millions de personnes, a perdu 80 % de sa superficie depuis 1980
et que cela engendre pauvreté, instabilité sociale, fragilisation du pouvoir parental vis-à-vis de
jeunes qui n’ont plus aucun avenir dans cette région frontalière du Nigeria, du Niger, du
Cameroun et du Tchad. Cette même région où l’influence de Boko Haram grandit et où se
multiplient ses exactions99. »
Or pauvreté et instabilité sociale ne sont-ils pas facteurs de violence, de terrorisme et
« multiplicateurs de menaces » en Europe aussi, voire en France ?
Au lendemain des attentats de janvier 2015, à Charlie Hebdo et à l’Hypercacher de la porte de
Vincennes, Edgar Morin, éminent philosophe et sociologue, ancien résistant, répondait par
l’affirmative à cette question100 : « Tout d’abord, comprendre les conditions proprement
françaises qui ont conduit des jeunes Français au fanatisme du djihad. Il y a les conditions de
vie dans les banlieues où sont concentrées des populations d’origine arabo-musulmane. Ces
conditions sont celles d’une ghettoïsation croissante. Là, se forment des bandes d’adolescents
qui, comme tous les adolescents, aiment transgresser. Les bandes deviennent gangs quand les
familles sont brisées, que le chômage sévit. » Cependant, tous ne l’entendent pas de cette
oreille sociale.

La haine des causes

98
. Il est aujourd’hui conseiller principal pour le climat du World Resources Institute (WRI),
un think tank américain spécialisé dans les questions environnementales.
99
. Pascal Canfin, « Climat, le nerf de la paix », op. cit.
100
. Edgar Morin, « Essayons de comprendre », op. cit., p. 7-11.
38

Le jeudi 26 novembre, au Sénat, Manuel Valls affirmait qu’il fallait « mener une lutte
implacable contre la radicalisation », mais il ajoutait aussi, sur un ton véhément, et reprenant
des propos qu’il avait déjà tenus la veille à l’Assemblée nationale : « Mais moi, je vous le
dis : j’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses et des explications
culturelles ou sociologiques à ce qu’il s’est passé [le 13 novembre]. » Certains ont entendu
dans cette harangue comme un écho d’une déclaration de Nicolas Sarkozy, en 2006, après
l’incendie criminel d’un bus à Marseille, et alors qu’il était ministre de l’Intérieur : « Le
chômage, les discriminations, le racisme, l’injustice ne sauraient excuser de tels actes. »
Ces discours de stigmatisation de ce qu’il est convenu d’appeler, selon la rhétorique
réactionnaire, les « excuses sociologiques » ne parviennent pas, cependant, à empêcher
certaines sciences sociales (économie, sociologie, criminologie) de faire la démonstration que
les partants pour le djihad sont souvent mais pas toujours il est vrai) issus de groupes sociaux
qui subissent lourdement pauvreté et discriminations, des situations que Manuel Valls
dénonçait lui-même, en janvier 2015, comme relevant d’un « apartheid territorial, social,
ethnique ». Nier ces faits relève de la « haine des causes »101.
De ce qu’enseigne, par exemple, Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’EHESS,
directeur du Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS) depuis mai 2015. Dans
son exceptionnel Radicalisation102, le sociologue explique que deux facteurs se combinent
pour pousser à la radicalisation : les « conditions de vie dans le ghetto des banlieues
françaises » et un « sentiment de déshumanisation intense qui donne à la personne la
conviction désespérée que toutes les portes lui sont fermées et que son horizon est
définitivement bouché ». À l’arrière-plan de la radicalisation, en Europe et tout
particulièrement en France, il y a le « sentiment d’enfermement dans un monde clos et
déshumanisé, sans espoir de sortie », un sentiment qui se traduit soit par la délinquance, soit
par « un sombre désespoir qui s’exprime souvent par un excès d’agressivité ».
En France, trois générations après une immigration économique massive en provenance
d’Algérie, du Maroc ou de Tunisie, une partie importante des enfants et des petits-enfants des
ouvriers non spécialisés venus d’outre-Méditerranée vivent dans des conditions de grande
pauvreté, voire d’exclusion sociale. « Une partie de ces jeunes, numériquement importante,
est laissée dans une situation de précarité, mais aussi de déni de citoyenneté. » Ce phénomène
est assorti d’un certain nombre de caractéristiques comme « un taux de chômage beaucoup
plus élevé que dans la société globale et la concentration dans des quartiers ayant mauvaise
réputation, où la ségrégation sociale est importante et le niveau de vie très inférieure à la
moyenne nationale, où la délinquance est plus élevée et le niveau d’éducation plus bas. »
Farhad Khosrokhavar décrit précisément « la vie de ces jeunes qui passent le plus clair de leur
temps au pied de leur immeuble et qui trempent dans la délinquance », une vie de « galère »,
marquée par le « glissement des jeunes sans emploi dans la délinquance ». Il ajoute : « Une
partie de la jeunesse de ces quartiers vit son existence comme dépourvue d’avenir,
l’intégration économique au sein de la société globale relevant d’un leurre. L’islam devient
alors un enjeu identitaire pour une partie de cette jeunesse qui ne pratique pas la religion,
parce qu’il est une tentative de surmonter symboliquement un double déni, déni d’arabité,

101
. Joseph Confavreux, « La haine des causes », Revue du crieur, n° 2, Mediapart et
La Découverte, 22 octobre 2015.
102
. Farhad Khosrokhavar, Radicalisation, Éditions de la Maison des sciences de l’homme,
2014. Et, avec David Bénichou et Philippe Migaux, Le Jihadisme. Le comprendre pour mieux
le combattre, Plon, 2015 ; L’Islam dans les prisons, Balland, 2004 ; Les Nouveaux Martyrs
d’Allah, Flammarion, 2002.
39

déni de francité, en recourant à une nouvelle identité qui bénéficie d’une légitimité
sacrée103. »
Marie Kortam, sociologue, membre du Conseil arabe pour les sciences sociales et chercheuse
associée à l’Institut français du Proche-Orient, confirme les leçons de Farhad Khosrokhavar.
Elle explique ainsi que les recruteurs de l’État islamique comme d’Al-Qaïda approchent
surtout des jeunes (18 à 35 ans) « isolés, à problèmes, habitant des quartiers populaires et qui
ont commis de petits actes de délinquance, voire ont fait des passages en prison, des jeunes
qui ont “manqué de chance” dans la vie et sont déjà stigmatisés ». L’engrenage fatal est alors
souvent le même : « Isolés, ces jeunes aspirent à faire partie de quelque chose. C’est là
qu’interviennent les salafistes. La plupart du temps, ils repèrent leurs futures recrues sur
internet. Leur stratégie générale : l’écoute empathique, une promesse de solidarité et
d’émotions fortes, d’une femme ou d’un mari, mais aussi celle de “blesser cette société qui a
mis ces jeunes à l’écart”104. »
La jeune sociologue dénonce la responsabilité politique des gouvernements successifs en
France, surtout depuis 2007, dans cette dérive : « Avec la stratégie d’abandon et de relégation
des politiques publiques dans les banlieues, les habitants et les jeunes s’enfoncent dans un état
de léthargie intellectuelle et de désespérance. Ces jeunes des milieux défavorisés sont de plus
en plus isolés du reste de la société, ils subissent de plus en plus de discriminations de fait, en
face d’un discours égalitaire. En examinant la trajectoire de vie des jeunes, qui forment
principalement le profil de recrutement des réseaux djihadistes, on remarque que l’oisiveté est
un facteur de leur radicalisation, en l’absence des espaces pour développer leurs compétences.
La majorité d’entre eux ont commis des délits et ont fait un passage en prison. Ismaël Omar
Mostefaï, Samy Amimour, Brahim Abdeslam, Salah Abdeslam (terroristes du 13 novembre
2015) ont tous les quatre eu un passage dans la délinquance ou se sont retrouvés liés de près
ou de loin à des trafics de stupéfiants105. »
Au-delà de la sociologie, la philosophie, quand elle ausculte le monde contemporain en
mobilisant l’économie politique et la psychologie, apporte, elle aussi, une réponse sans
ambiguïté. Ainsi, lorsque Bernard Stiegler106 répond frontalement au « Nous sommes en
guerre » d’un François Hollande qui entreprend de constitutionnaliser l’état d’urgence : « Ce
n’est pas de guerre contre Daech qu’il s’agit, mais de guerre économique et mondiale, qui
nous entraînera dans la guerre civile si nous ne la combattons pas. L’emploi va s’effondrer,
notamment auprès des jeunes. Et le désespoir engendre la violence… On ne produit plus de
raisons d’espérer aujourd’hui. Les attentats du 13 novembre sont des attentats-suicides, et ce
n’est pas anodin : le suicide est en voie de développement dans le monde entier, et en
particulier auprès d’une jeunesse qui sait qu’elle sera au chômage pendant très longtemps.
[…] C’est contre cette bêtise, cette folie, que je suis en guerre107. »

Mortel chômage

103
. Farhad Khosrokhavar, Radicalisation, op. cit., p. 102-111.
104
. Propos recueillis par Alexandra Tauziac, « De la délinquance à la radicalisation, comment
Daesh recrute ses jeunes ? », Sud-Ouest, 20 novembre 2015.
105
. Marie Kortam, « Le long travail pour freiner la radicalisation des jeunes Français », Le
Huffington Post (www.huffingtonpost.fr), 23 novembre 2015.
106
. Philosophe, fondateur et président du groupe de réflexion Ars industrialis créé en 2005,
Bernard Stiegler dirige également, depuis avril 2006, l’Institut de recherche et d’innovation
(IRI) qu’il a créé au Centre Georges-Pompidou.
107
. Bernard Stiegler, « Ce n’est qu’en projetant un véritable avenir qu’on pourra combattre
Daech », Le Monde (lemonde.fr), 19 novembre 2015, propos recueillis par Margherita Nasi.
40

Comment ne pas imaginer les effets délétères produits par le chômage sur ces jeunes
marginalisés, lorsque l’on relève les statistiques toujours plus catastrophiques du non-emploi
(chômage intégral), du mal-emploi (précarités) et de la pauvreté ?
Toutes catégories confondues, avec 5,436 millions de chômeurs dans l’Hexagone
(5,740 millions si l’on tient compte des territoires d’outre-mer) en octobre 2015, le non-
emploi a atteint un niveau record, au début du deuxième semestre 2015, loin des 4,4 millions
de mai 2012, date de l’élection de François Hollande à la présidence de la République, et des
3,2 millions de mai 2007, date de celle de Nicolas Sarkozy. Au dernier trimestre 2015, le taux
de chômage, calculé au sens du Bureau international du travail (BIT)108, avait bondi de
0,2 point, pour atteindre 10,2% de la population active en France métropolitaine, selon
l’INSEE)109. Les jeunes et les seniors étaient les plus touchés par cette nouvelle dégradation
de l’emploi. « La hausse concerne l’ensemble des tranches d’âge, mais plus particulièrement
les jeunes », détaillaient les experts de l’INSEE. De fait, selon les chiffres publiés sur un an, le
taux de chômage des 15-24 ans avait augmenté de 0,8 point. Au total, en France, le nombre de
chômeurs intégraux110 a donc augmenté, durant la seule année 2015, de 3,5% – et même de
3,7 % dans l’Hexagone.
Cette augmentation du chômage est la première cause de l’accroissement de la pauvreté dans
notre pays. Le 23 décembre 2015, l’INSEE révélait que le taux de pauvreté avait légèrement
augmenté en 2014, passant de 14% en 2013 à 14,2% des ménages français, qui vivent donc
avec des ressources ne dépassant pas 1 002 euros (60% du revenu médian) par mois et par
unité de consommation111. Quelque 4 millions de ménages, familles monoparentales en tête,
soit 9 millions de personnes, vivent donc dans la pauvreté en France. Cette pauvreté avait déjà
beaucoup empiré, entre 2008 et 2011, passant de 13% à 14,4% des 28 millions de ménages,
puis légèrement reculé en 2012 (14,3%) et 2013 (14%), avant de repartir à la hausse. Elle
s’explique essentiellement par l’aggravation du chômage et par la multiplication des périodes
d’inactivité des travailleurs en contrat à durée déterminée ou en intérim (précarité)112.
Le 24 décembre 2015, nous avons assisté à un nouveau festival de mauvaise foi
gouvernementale : le nombre de demandeurs d’emploi de catégorie A, c’est-à-dire sans
aucune activité, ayant très légèrement diminué de 0,4% en novembre 2015 par rapport au
mois précédent, la ministre du Travail, Myriam El Khomri, crut bon, en effet, d’expliquer (au
même moment) que « nous sommes dans une phase de stabilisation du chômage ». Pourtant
tous les indicateurs sociaux témoignaient du contraire : le nombre de chômeurs, toutes
catégories confondues, continuait de progresser pour atteindre un record absolu en France,
soit 6 475 000 personnes (catégories A, B, C, D, E, sur l’ensemble du territoire), selon les
chiffres publiés par Pôle emploi et le ministère du Travail ; le chômage de longue durée
continuait lui aussi à s’amplifier, 2 447 300 demandeurs d’emploi étant à la recherche d’un

108
. Un chômeur, au sens du BIT, est une personne en âge de travailler (c’est-à-dire ayant
15 ans ou plus) qui n’a pas travaillé, ne serait-ce qu’une heure, au cours de la semaine
référencée, est disponible pour travailler dans les deux semaines qui suivent et a entrepris des
démarches actives de recherche d’emploi dans le mois précédent.
109
. INSEE, Informations rapides, n° 298, 3 décembre 2015 : « Chômage au sens du BIT et
indicateurs sur le marché du travail (résultats de l’enquête emploi), 3e trimestre 2015 ».
110
. Demandeurs d’emploi sans aucune activité (catégorie A de Pôle emploi).
111
. Dans un ménage, le premier adulte compte pour une unité de consommation (UC), toute
autre personne âgée de plus de 14 ans pour 0,5 UC, et tout enfant de moins de 14 ans pour
0,3. Un couple avec deux enfants, dont l’un de moins de 14 ans, représente 2,3 UC.
112
. Maëlle Fontaine et Michaël Sicsic, division Études sociales, INSEE, « Des indicateurs
précoces de pauvreté et d’inégalités », 23 décembre 2015.
41

travail depuis plus d’un an, un chiffre en hausse de 9,7% sur un an, tandis que le nombre de
demandeurs inscrits depuis plus de trois ans avait progressé de 16,5% ; la précarité ne cessait
d’augmenter, elle aussi, nombre des dernières créations d’emplois ayant été pourvues en
contrats courts, CDD ou missions d’intérim ; ainsi, en novembre 2015, le pourcentage de
demandeurs d’emploi ayant exercé une activité réduite avait encore progressé de 0,9% en
catégorie B (+6,4% sur un an) et de 1,4% pour la catégorie C (+12,8% sur un an) ; et plus
d’un chômeur inscrit à Pôle emploi sur 2 (52,1%) ne perçoit aucune indemnité, ni ARE
(allocation retour à l’emploi), ni allocation de solidarité (ASS, AER)…
Or il faut savoir que le chômage et la pauvreté tuent. Toujours très peu médiatisées, les études
épidémiologiques sur la surmortalité générée par le chômage se succèdent sans susciter la
moindre réaction adéquate du côté des dirigeants politiques du pays. Selon la toute dernière
étude sur le sujet, le taux de mortalité des chômeurs est en effet trois fois supérieur à celui des
travailleurs113. Publiée dans une grande revue internationale d’épidémiologie114, celle-ci
révèle que le chômage tue chaque année en France 14 000 personnes, soit presque deux fois
plus que les accidents de la route.
La journaliste Olivia Recasens, qui s’est distinguée par ses enquêtes sur les sujets les plus
sensibles115, résumait ainsi les conclusions des épidémiologistes : « Pendant douze ans, les
chercheurs de l’INSERM ont suivi 6 000 Français, âgés de 35 à 64 ans, dans huit régions.
Après avoir écarté tous les facteurs de risque et autres biais possibles, leurs conclusions sont
sans appel : perdre son emploi fait chuter l’espérance de vie ! La mortalité des chômeurs est
en effet trois fois supérieure à celle des travailleurs. Non seulement les scientifiques ont
découvert que les personnes sans emploi affichaient un taux de mortalité par suicide plus
élevé que les actifs, mais aussi que la perte de travail favorisait l’apparition de pathologies
cardiovasculaires. Les chômeurs ont ainsi un risque d’AVC et d’infarctus augmenté de 80%
par rapport aux actifs. Ils sont aussi plus nombreux à mourir de cancer. Le constat est
identique chez les femmes ou les hommes. […] Comme l’écrivent les épidémiologistes, en
conclusion de leur étude, “tuer des emplois signifie tuer des gens, au sens figuré comme au
sens propre”. »
Il y a une quinzaine d’années, j’enquêtais moi-même sur « les conséquences humaines » du
chômage et de la précarité sociale. De nombreuses données médicales et sociales étaient alors
déjà disponibles116. Mais elles n’étaient pas moins négligées par les pouvoirs publics

113
. Olivia Recasens, « Le chômage tue 14 000 Français par an », Le Point (lepoint.fr),
4 février 2015.
114
. Pierre Meneton, Serge Hercberg, Joël Ménard, « Unenmployment is associated with high
cardiovascular event rate and increased all-cause mortality inmiddle-aged socially privileged
individuals », International Archives of Occupational and Environmental Health, janvier
2014.
115
. Lire, notamment, l’extraordinaire L’Espion du président. Au cœur de la police politique de
Sarkozy, avec Christophe Labbé et Didier Hassoux, Robert Laffont, 2012.
116
. Voir le considérable Déchiffrer les inégalités d’Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Syros et
Alternatives économiques, 1999, notamment p. 229-253, ainsi que Les Inégalités sociales de
santé, sous la direction d’Annette Leclerc, Didier Fassin, Hélène Grandjean, Monique
Kaminski et Thierry Lang (INSERM), La Découverte, 2000. Les premiers travaux sur
l’impact considérable des inégalités sociales, de la précarité et de la pauvreté sur la santé et
l’espérance de vie datent de la fin des années 1960 (aux États-Unis : A. Antonovsky surtout)
et des années 1970 et 1980 (en France : entre autres, Catherine Sermet, Morbidité et
Conditions de vie, rapport du CREDOC, 1982 ; Andrée et Arié Mizrahi, « Mortalité,
morbidité et soins médicaux des populations pauvres », Journal d’économie médicale, 1, 3,
1983, p. 161-179 ; Jean-Daniel Rainhorn et François Grémy, La Progression de la précarité
42

qu’aujourd’hui. Pourtant, leurs conclusions étaient déjà terribles. Ainsi, selon certaines
statistiques de l’INSEE synthétisées par Georges Menahem117, travailler sous un CDD ou en
intérim entraîne l’aggravation spectaculaire du « stress ». Or, la vie dans le stress accroît de
façon spectaculaire les risques de souffrir de pathologies cardio-vasculaires118. Elle favorise
l’alcoolisme et le tabagisme119, facteur majeur de nombreuses maladies graves, au premier
rang desquelles figure le cancer. Ce qui induit des écarts importants de « mortalité
prématurée120 » (mort des moins de 65 ans, pour les démographes). Enfin, le risque suicidaire
est 12 fois plus élevé chez les chômeurs – 20 fois plus chez ceux de longue durée – que dans
le reste de la population active121…

Un mode de domination

La cause du chômage, de la précarité est évidemment politique, et elle ne pourra être réduite
que par un combat clairement politique, légitimé par la prise de conscience de la gravité du
phénomène et du mal qu’il incarne122. La lecture de Pierre Bourdieu est salutaire : « La
concurrence pour le travail se double d’une concurrence dans le travail, qui est encore une
forme de concurrence pour le travail, qu’il faut garder, parfois à n’importe quel prix, contre le
chantage au débauchage. Cette concurrence, parfois aussi sauvage que celle que se livrent les
entreprises, est au principe d’une nouvelle lutte de tous contre tous, destructrice de toutes les
valeurs de solidarité et d’humanité et, parfois, d’une violence sans phrases. Ceux qui
déplorent le cynisme qui caractérise, selon eux, les hommes et les femmes de notre temps, ne
devraient pas omettre de le rapporter aux conditions économiques et sociales qui le favorisent
ou l’exigent et qui le récompensent123. »
Au-delà du constat de « destruction de toutes les valeurs de solidarité et d’humanité », le
sociologue passe à l’explication du phénomène : « Ainsi, la précarité agit directement sur

en France et ses effets sur la santé, Haut comité de la santé publique, éditions de l’ENSP,
Rennes, 1998…).
117
Georges Menahem est directeur de recherche au CNRS. Après avoir effectué des
recherches en physique, puis en sociologie du travail, de la famille et de la santé, il poursuit
des travaux portant sur les comparaisons internationales des indicateurs économiques et de la
soutenabilité écologique des sociétés.
118
. J. V. Johnson, E. M. Hall, « Job strain, work place social support, and cardiovascular
disease », American Journal of Public Health, 78, 1988, p. 1336-1342.
119
. F. Otten, H. Bosma, H. Swinkels, « Job stress and smoking in the Dutch labour force »,
European Journal of Public Health, 9, 1, 1999, p. 58-61.
120
. E. Michel, E. Jougla, F. Hatton, « Mourir avant de vieillir », INSEE Première, n° 429,
INSEE, 1996.
121
. Communication du Dr Françoise Chastang (psychiatre) au congrès de l’Association pour
la médecine du non-travail (ASNOTRA), en janvier 2000 (Viva. Le magazine mutualiste,
n° 145, mai 2000, p. 44).
122
. Au sens donné à ce mot par Hannah Arendt, dans son Eichmann à Jérusalem. Rapport sur
la banalité du mal (1963), Gallimard, nouv. éd., 1991, réflexion qui prolonge l’idée de « mal
radical » développée par Emmanuel Kant dans La Religion dans les limites de la simple
raison (1794), Vrin, 1994, p. 65 sq. Voir également Myriam Revault d’Allonnes, Ce que
l’homme fait à l’homme. Essai sur le mal politique, Seuil, 1995 ; Jorge Semprun, Mal et
Modernité, Seuil, 1997, p. 21-43 ; Christian Delacampagne, De l’indifférence. Essai sur la
banalisation du mal, Odile Jacob, 1998.
123
. Pierre Bourdieu, « La précarité est aujourd’hui partout », Contre-feux, Liber, 1998, p. 98.
43

ceux qu’elle touche (et qu’elle met en fait hors d’état de se mobiliser) et indirectement sur
tous les autres, par la crainte qu’elle suscite et qu’exploitent méthodiquement les stratégies de
précarisation […]. On commence ainsi à soupçonner que la précarité est le produit non d’une
fatalité économique, identifiée à la fameuse “mondialisation”, mais d’une volonté politique ».
La conclusion vient logiquement : « La précarité s’inscrit dans un mode de domination d’un
type nouveau, fondé sur l’institution d’un état généralisé et permanent d’insécurité visant à
contraindre les travailleurs à la soumission, à l’acceptation de l’exploitation124. »
Pour Bourdieu, la responsabilité de chacun et de tous envers les chômeurs ou les travailleurs
précarisés invite à « développer des forces de résistance contre les forces d’oppression125 ».
Car, face au chômage et à la précarité de masse, il n’est plus de propos mesuré qui ne risque
pas d’être consensuel126. Car elle nous confronte à une domination qui rend malade et fait
mourir plus vite, à un « bio-pouvoir » d’une violence inavouée.
Peu d’autres phénomènes sociaux valident à ce point les analyses généalogiques du monde
moderne entreprises par Michel Foucault, lesquelles s’appuient sur les notions liées de « bio-
pouvoir », « bio-politique » et « bio-histoire ». Le philosophe a ainsi démontré combien le
« pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort127 » est la marque de la souveraineté
première dans la société occidentale à partir du XIXe siècle. Le « bio-pouvoir », tel que défini
par Foucault a pu parfois paraître trop abstrait, le philosophe n’ayant pas eu le temps de
poursuivre les recherches documentaires qui avaient permis de soutenir son idée. Mais tout ce
que j’ai déjà dit sur le chômage et la précarité (croissance inexorable, impacts sur la santé et
l’espérance de vie, fonction de domination, etc.) tend à valider la pertinence du concept pour
décrypter la violence sociale inouïe, telle qu’elle se déploie en ce début du XXIe siècle.
À la suite de Foucault, le concept de bio-pouvoir a été heureusement pris en charge par une
nouvelle génération de philosophes, parmi lesquels Olivier Razac, auteur d’une fulgurante
Histoire du barbelé, qui n’hésite pas à écrire : « Il se crée ainsi une échelle sociale, qui se
mesure selon la capacité d’accès aux lieux symboliquement et économiquement valorisés. Et
ceux qui ne peuvent entrer nulle part errent dans un “no man’s land social” et spatial. Il ne
leur reste que l’extérieur, le dehors, qui peut être partout, en tant qu’il représente l’angle mort
de l’inclusion démocratique libérale, le non-lieu du renversement du “faire-vivre” bio-
politique en un discret “laisser mourir” social et réel, et pourquoi pas, un jour, en un “faire
mourir” tout aussi discret128. »
De même, l’Italien Giorgio Agamben se réfère lui aussi à Michel Foucault lorsqu’il
entreprend de mener jusqu’au bout sa méditation lumineuse sur Auschwitz : « La césure
fondamentale qui partage le domaine bio-politique passe entre le peuple et la population ; elle
fait émerger au sein même du peuple une population, autrement dit, elle transforme un corps
essentiellement politique en un corps essentiellement biologique, dont il s’agit de réguler la
natalité et la mortalité, la santé et la maladie. Avec la naissance du bio-pouvoir, chaque peuple
se double d’une population, chaque peuple démocratique est en même temps

124
. Ibid., p. 98 et 99.
125
. Ibid., p. 88.
126
. Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs. De l’incitation à l’envie et à l’ennui
dans les démocraties-marchés, Exils, 1998, p. 15 : « Être passé de la chair à canon à la chair à
consensus et à la pâte à informer est certes un “progrès”. Mais ces chairs se gâtent vite : la
matière première consensuelle est essentiellement putrescible et se transforme en une
unanimité populiste des majorités silencieuses, qui n’est jamais innocente. »
127
. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. 1, La Volonté de savoir, Gallimard, 1976,
p. 181.
128
. Olivier Razac, Histoire du barbelé. La prairie, la tranchée, le camp, La Fabrique, 2000,
p. 103-104, nouv. éd., Flammarion, coll. « Champs Essais », 2009.
44

démographique129. » Il ne faut jamais oublier que le processus chosifiant s’est logé au cœur de
la civilisation occidentale moderne. Le philosophe allemand Peter Sloterdijk a ainsi poussé
jusqu’au bout la démonstration que la « bio-culture » occidentale classique (le prétendu
« humanisme », très bientôt relayé par l’« anthropotechnologie ») n’était qu’un dispositif de
« sélection », de « domestication » et d’« élevage » du « troupeau humain » au profit de
certains130.
C’est donc bien déjà du « droit à la vie » qu’il s’agit, quand il est question du chômage et de
la précarité, de la pauvreté et des inégalités sociales. En ce début de XXIe siècle, la ségrégation
et les exclusions sociales ont bien pour effet une surmortalité de masse. La conclusion brute
de l’œuvre collective entreprise par une cinquantaine de chercheurs, publiée par l’INSERM,
initialement en septembre 2000, ne dit pas autre chose : « Si les ouvriers et employés avaient
la même espérance de vie que les cadres et professions libérales, on éviterait chaque année
10 000 décès prématurés (avant 65 ans)131. » L’étude d’autres chercheurs de l’INSERM,
publiée quinze ans plus tard et citée plus haut, qui révèle que le chômage tue chaque année en
France quelque 14 000 personnes, confirme les dégâts occasionnés par la violence structurelle
du monde132.

Violences contre violence

Cette violence sociale extrême, occultée et déniée par les pouvoirs publics depuis tant
d’années, est une clé pour expliquer la radicalisation islamiste et djihadiste des jeunes issus
des ghettos urbains, mais aussi de nombreuses autres violences qui montent aujourd’hui aux
extrêmes, dans notre société, et font craindre la guerre civile, comme l’anticipe Bernard
Stiegler.
L’économiste Pierre Larrouturou, presque seul parmi les dirigeants politiques de notre pays à
alerter inlassablement sur « l’urgence sociale », a d’ailleurs porté plainte, le 29 octobre 2015,
contre Manuel Valls, Michel Sapin, Myriam El Khomri, Jean-Pierre Jouyet, Emmanuel
Macron133, pour non-assistance à personne en danger, en raison de la hausse dramatique du
taux de chômage depuis 2012, en parallèle à la sortie de son livre intitulé Non-Assistance à
peuple en danger134. Le chef de file du parti Nouvelle Donne entendait dénoncer ainsi l’inertie
du pouvoir face au chômage et à ses effets morbides, en s’appuyant, entre autres, sur l’étude
de l’INSERM citée plus haut135.

129
. Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Payot & Rivages, 1999, p. 109. Lire
également Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, op. cit.
130
. Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Mille et Une Nuits, 2000.
131
. Collectif, sous la direction d’Annette Leclerc, Didier Fassin, Hélène Grandjean, Monique
Kaminski et Thierry Lang, Les Inégalités sociales de santé, INSERM et La Découverte, 2000.
132
. Pierre Meneton, Serge Hercberg, Joël Ménard, « Unenmployment is associated with high
cardiovascular event rate… », art. cit.
133
. Respectivement Premier ministre, ministre des Finances, ministre du Travail, de l’Emploi,
de la Formation professionnelle et du Dialogue social, secrétaire général de la présidence de la
République, ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique.
134
. Pierre Larrouturou, Non-Assistance à peuple en danger. Chômage, précarité, logement…
La crise s’aggrave, ils ne font rien, Fayard, 2015.
135
. www.youscribe.com/catalogue/tous/la-plainte-de-nouvelle-donne-2668893.
45

La violence symbolique de la démarche de Pierre Larrouturou est certes inédite, mais elle se
maintient dans le registre de la civilité républicaine136. Ce qui n’est plus le cas des nombreux
Français qui s’arment à nouveau, dans une perspective de plus en plus assumée d’autodéfense.
Même s’il est très difficile d’obtenir, sur ce sujet, des informations officielles, les policiers du
renseignement intérieur ont relevé, depuis quelques années, un accroissement du nombre
d’armes à feu réellement détenues en France (environ 10 millions de fusils, carabines,
pistolets, revolvers…, dont seulement 4 millions sont déclarés), mais aussi la multiplication
des entraînements paramilitaires à armes réelles dans les milieux d’extrême droite les plus
activistes.
Selon le ministère de l’Intérieur lui-même, il existe, « en marge du marché légal », un
important trafic d’armes « en provenance des États de l’Union européenne et de pays tiers »,
alimenté à partir d’« arsenaux de guerre tombés aux mains de civils ou d’organisations
mafieuses », notamment « à la suite de l’effondrement du bloc soviétique » et des guerres
dans les Balkans. Parmi les armes de guerre circulant en France, le fusil mitrailleur
Kalachnikov est l’un des plus répandus. Une petite moitié des 175 armes de guerre saisies en
France en 2014 était de ce type. Outre le florissant marché illégal des armes, un nombre
croissant de « citoyens » passent le permis de chasser ou s’inscrive à des clubs de tir sportif
avec le seul objectif de s’acheter et de détenir chez eux, légalement, une arme à feu. Ainsi, le
nombre d’adhérents recensés par la Fédération française de tir est passé de 133 000 en 2000 à
171 000 en 2014. Et depuis 2008, quelque 120 000 nouveaux permis de chasser ont été
délivrés, alors que le nombre de chasseurs diminue inexorablement, depuis le milieu des
années 1970137…
Les attentats de janvier et novembre 2015 ont aussi réveillé les ardeurs des sociétés privées de
sécurité et de protection rapprochée, qui, soutenues par certains responsables politiques, ont
demandé à nouveau aux autorités publiques138 un élargissement de la possibilité de doter leurs
employés d’armes de poing. Pourtant, certaines de ces sociétés ont déjà employé des
personnes fichées « S » et suspectées de radicalisation islamiste.
À ces indicateurs souvent confidentiels d’une « société française en grande tension », pour
reprendre les termes du Défenseur des droits, Jacques Toubon, lorsqu’il a présenté son dernier
rapport annuel, le 27 janvier 2015, d’autres faits autorisent à considérer avec le plus grand
sérieux le risque de guerre civile dans notre pays. Car, en dépit des dénégations rituelles du
gouvernement, tous les indicateurs de la violence sont à la hausse. Le 6 novembre 2015,
l’INSEE notait une augmentation des cambriolages, des vols avec violence ou encore des
agressions, en deuxième moitié de l’année. À cette date, le Service statistique ministériel de la
sécurité intérieure (SSMSI), piloté par l’inspecteur général de l’INSEE François Clanché,
annonçait, pour le second mois consécutif, une reprise de la délinquance sur presque tous les
fronts. Entre août et octobre 2015, le nombre des cambriolages avait augmenté de 3,1% par
rapport aux trois mois précédents. Les vols de véhicules avaient redoublé (+4,6%). Les vols
commis à l’intérieur des voitures ou des camionnettes connaissaient une hausse de 6% au
troisième trimestre 2015 : « Orientés à la hausse depuis 2013, les vols dans les véhicules
constatés par les forces de sécurité atteignent leur niveau le plus haut depuis cinq ans »,
notaient l’INSEE.

136
. Voir Claude Habib et Philippe Raynaud, Malaise dans la civilité ?, Perrin, 2012, ensemble
d’études contemporaines qui font référence à l’« actualité de Norbert Elias », l’historien
génial de « la civilisation des mœurs » (1939).
137
. Les chasseurs français étaient environ 2 400 000 en 1975 ; ils étaient deux fois moins
nombreux au début des années 2010. Aujourd’hui, ils ne seraient plus que 900 000. Voir P.-H.
H.-C., « Le grand secret. Combien sommes-nous ? », Plaisirs de la chasse, n° 707, juin 2011.
138
. Notamment auprès de l’UCLAT.
46

Pis encore, les « vols violents sans arme » connaissaient une nouvelle croissance de 1,2%,
alors même que le bilan précédent enregistrait déjà une hausse de 3,9% des mêmes exactions.
Enfin, les coups et blessures volontaires sur des personnes âgées de 15 ans ou plus
progressaient de 1,4% au dernier trimestre 2015, avec un total massif de 53 814 victimes.
Observant à ce sujet une courbe en progression depuis le printemps 2015, le service statistique
du ministère de l’Intérieur précisait que « les coups et blessures volontaires enregistrés se
situent, à la fin de l’été 2015, à un niveau supérieur à celui du début de l’année et de la fin de
2014 ».
Or, il faut savoir que ces statistiques ne couvrent qu’une partie des crimes et délits : « Au
total, nous n’avons retenu que neuf domaines pertinents sur le plan scientifique, qui
représentent 85% des vols et 75% des atteintes aux personnes », expliquait, en octobre 2015,
l’inspecteur général François Clanché. Saisies de stupéfiants, actes de vandalisme, violences
intrafamiliales et même viols ne sont pas ici recensés dans la mesure où ils ne peuvent faire
l’objet de chiffrages suffisamment fiables. On sait néanmoins que les viols dénoncés aux
autorités judiciaires ont augmenté de 18% en cinq ans, tandis que les viols sur mineurs
répertoriés se sont accrus, durant la même période, de plus de 20%.
Il est encore un autre indicateur, trop peu pris en compte dans la mesure et l’analyse de
l’extension de la violence qui ronge progressivement la France depuis quelques années : les
accidents de la route. Au point que peu de journaux ont relevé l’incroyable inversion
historique, depuis 2014, de la baisse de la mortalité par accidents routiers, baisse continue,
jusqu’alors, depuis 1972139. Pourtant, selon le bilan de l’Observatoire national interministériel
de sécurité routière (ONISR), 3 384 personnes avaient perdu la vie, en 2014, sur les routes de
France métropolitaine, soit 116 de plus que l’année précédente (+3,5%). En y regardant de
plus près, les statistiques sont encore plus significatives et inquiétantes. Entre 2013 et 2014,
tous les indicateurs ont augmenté : nombre de blessés (+3,5%), de blessés hospitalisés
(+2,6%) et nombre d’accidents corporels (+2,4%). Cette dégradation a touché presque toutes
les catégories d’usagers (sauf les conducteurs poids lourds : -1,8%), puisque la mortalité était
dramatiquement en hausse chez les piétons (+7,3%), les cyclistes (+8,2%), les
cyclomotoristes (+3,8%) et les automobilistes(+3,2%).
D’un point de vue qualitatif, si j’ose dire, il faut relever que piétons et cyclistes, les usagers
les plus vulnérables, payaient un tribut particulièrement alarmant, puisqu’ils sont les seuls
usagers dont la mortalité avait augmenté entre 2013 et 2014, mais aussi depuis 2010
(respectivement +4% et +7%). En 2015, cette tendance morbide n’a cessé de se confirmer. Le
10 décembre, la Sécurité routière annonçait que le nombre de morts sur les routes françaises
avait augmenté de 3,6% en novembre, avec 290 personnes tuées, soit 10 de plus qu’au même
mois de 2014. Au total, selon les derniers chiffres dont je dispose, les onze premiers mois de
2015 auront fait 66 victimes supplémentaires par rapport à la même période de l’année
précédente, soit une hausse de 2,1% de la mortalité routière.
Les spécialistes de la sécurité routière savent que si les accidents et la gravité de leurs
conséquences s’expliquent par une combinaison de facteurs liés au conducteur, au véhicule, à
la route, aux conditions de circulation, aux secours, etc., les « facteurs humains »
interviennent dans plus de 90% des accidents corporels. Il est même bien connu que les
comportements transgressifs, délinquants ou déviants, sont le facteur le plus lourd de la
violence routière : selon l’ONISR, l’alcoolémie positive d’un des conducteurs est présente
dans les accidents causant 28% des tués sur la route, les excès de vitesse sont la cause
principale de 26% des accidents mortels, 23% des décès surviennent dans des accidents

139
. Depuis 1960, au moins 350 000 personnes sont mortes des suites d’un accident de la
route, en France : la seule année 1972 a enregistré 18 034 morts. Et depuis 1945, on compte
au moins 500 000 morts dans les mêmes circonstances.
47

impliquant un conducteur contrôlé positif aux stupéfiants, 21% des tués dans les véhicules ne
portaient pas leur ceinture, 12% des tués à cyclomoteur et 3% à moto ne portaient pas de
casque…
Face à ce massacre de masse, Chantal Perrichon, présidente de la Ligue contre la violence
routière, me confiait, en septembre 2014, déjà : « Nous n’acceptons plus le manque de
gouvernance pour cette problématique majeure de santé publique qui représente la première
cause de mortalité de notre jeunesse et la première cause de mortalité dans le monde du
travail. […] Face à la désinformation massive des lobbys, le gouvernement et les institutions
se réfugient dans le mutisme, tétanisés à l’idée de créer le moindre remous. Ce silence fait la
part belle à une politisation de ce sujet par des groupes qui s’emparent de la sécurité routière
pour générer la peur et la haine du contrôle des comportements dangereux, et pour diffuser in
fine, sous couvert de défense de la liberté, des messages pernicieux justifiant la transgression
d’automobilistes qui n’ont pour credo que le “Moi je”140. »
Analysant en sociologue cette hausse significative de la violence routière depuis 2013,
Emmanuel Pagès me précisait, au même moment : « Les prises de risques des individus
peuvent aussi être comprises au regard de notre “horizon temporel”. Ainsi une perception
incertaine de notre avenir (précarité, chômage, jeunesse) nous amènerait à moins nous
préoccuper de notre existence dans le futur et à prendre des risques. Cette analyse montre
combien la route est le reflet de la société actuelle, tant les statistiques montrent des
différences de mortalité routière entre classes sociales, comme si cette mortalité était
révélatrice des difficultés socio-économiques rencontrées141. »

Guerre civile

Mais, sur le fond, c’est le sociologue et philosophe Gérard Rabinovitch142 qui m’a le mieux
éclairé quant au fait que la violence routière doit être lue comme une « guerre de tous contre
tous ». L’auteur, entre autres livres avertisseurs d’incendie, d’un remarquable essai intitulé De
la destructivité humaine143, m’expliquait ainsi : « Il faut d’abord repérer les signes culturels
des pousses-au-crime. Les comportements “à risque” sur la route, mais aussi les offres
toujours plus agressives du marché automobile, sont des symptômes parmi d’autres
– buissonnants – de la perte du sens de la responsabilité et des règles communes dans notre
société, au même titre que l’explosion du suicide des jeunes et des sports dit “extrêmes”. Tout
ceci est, pour une grande part, entretenu par les productions publicitaires, médiatiques (séries
télévisées) et cinématographiques de masse (pensons à Taxi et à Taxi 2, par exemple) qui
incitent le public aux rodéos, carambolages et incendies de voitures, en imposant tout un
imaginaire où les gangsters sont des héros. »
Poussant la réflexion aux limites de l’anthropologie et de la psychanalyse, le disciple de Max
Weber, des chercheurs de l’École de Francfort, de Hannah Arendt, Walter Benjamin et Ernst
Bloch, méditait : « Les statistiques massives de la Sécurité routière, qui ne font pas la
distinction entre victimes et fauteurs d’accidents, tendent à effacer la signification dramatique

140
. Chantal Perrichon, « La violence routière. Contre la montée en puissance de
l’agressivité », La Croix, 19 septembre 2014.
141
. Emmanuel Pagès, « L’insécurité sur la route, miroir des situations sociales », La Croix,
19 septembre 2014.
142
. Gérard Rabinovitch est chercheur au CNRS, membre du CERSES (Centre de recherche
Sens, Éthique, Société), et chercheur associé au Centre de recherche « Psychanalyse,
médecine et société » de l’université Paris Diderot-Paris 7.
143
. Gérard Rabinovitch, De la destructivité humaine. Fragments sur le Béhémoth, PUF, 2009.
48

de chaque mort sur la route ou dans la rue. En fait, la voiture individuelle est infantilisante.
Elle est à la fois ventre maternel et armure agressive. Elle peut être un instrument de la guerre
de tous contre tous. Elle contribue à la domestication des masses par l’illusion du loisir à
laquelle elle contribue de donner une aura de liberté. D’un côté, les gens sont littéralement
entassés comme des déchets dans les transports en commun. De l’autre, on leur vend des
voitures comme instrument de compensation de leur humiliation quotidienne d’être traités
comme du bétail. Ce sont les deux pôles d’un même assujettissement144. »
« Guerre de tous contre tous »… Bellum omnium contra omnes : la référence à Hobbes n’est
pas faite, ici, à la légère145. Le thème est au fondement de la philosophie politique du grand
penseur de l’État moderne : il y revient dans toutes ses œuvres les plus importantes, au
premier rang desquelles, bien sûr, le Léviathan (1651)146. Horrifié par la Première Révolution
anglaise (1641-1649), appelée English Civil War par les historiens britanniques, le philosophe
du Béhémoth147 développait, dans la première partie du Léviathan, « De l’homme », sa
conviction que les hommes à l’« état de nature » ne cherchent qu’à survivre par tous les
moyens (théorie du conatus, reprise en 1675 par Spinoza), n’obéissant qu’à leur droit naturel.
Hobbes affirmait que dans cet état de nature, la société est toujours soumise au chaos et à la
guerre civile, selon la loi du bellum omnium contra omnes.
Mais cette guerre civile si subtilement modélisée par Hobbes au milieu du XVIIe siècle n’est-
elle vraiment qu’histoire ancienne ? La violence indissolublement politique, économique,
sociale, la violence dite « de civilisation », est-elle vraiment conjurée aujourd’hui en vertu de
la formule magique, ritournelle de l’Occident depuis 1929, du « plus jamais ça » ou du « plus
jamais la guerre » ? Ce serait mépriser les faits – documentés et référencés par l’enquête – que
de faire semblant d’y croire, et ce serait renoncer à notre devoir d’éclairer l’opinion : « Oui,
face à la violence, la philosophie, toute la philosophie, action et pensée, œuvres et relations,
histoire et actualité, sans quoi on serait démuni aujourd’hui encore, avec quoi on peut résister,
aujourd’hui encore148. »

144
. Gérard Rabinovitch, « Violence routière : “La guerre de tous contre tous…” », propos
recueillis par Antoine Peillon, 26 avril 2001. Dans le même sens, voir Jean-Jacques Delfour,
« La délinquance routière, soupape sociale », Libération, 16 juillet 2001 : « La route
fonctionne comme un espace saturé de règles, comme tout espace social. Mais, à la différence
des autres espaces, celui de la route est également saturé de règles inversées de transgression
de telle sorte qu’il forme un contre-espace où toutes les règles de sociabilité sont renversées. »
145
. Avant Locke, Hobbes s’attaqua résolument à la cause théologico-politique des conflits
religieux qui ensanglantèrent le XVIe siècle français et le XVIIe siècle britannique. Son
Léviathan (1651) préconisait que l’État n’institue la liberté religieuse que dans l’espace
privée.
146
. La « guerre de tous contre tous » est abordée par Hobbes dans la première partie,
chapitre 13, paragraphe 62 du Léviathan (1654), dans la préface (section 14) et le premier
chapitre (section 12) du De Cive (Du citoyen, 1642).
147
. Behemoth Or the Long Parliament : première édition (pirate) en 1679 ; première édition
autorisée en 1682 : « Je présente à Votre Seigneurie quatre courts dialogues concernant la
mémorable guerre civile qui eut lieu sur le territoire de Sa Majesté de 1640 à 1660. […] Il ne
peut rien y avoir de plus instructif pour la loyauté et la justice que le souvenir de cette guerre,
tant qu’il durera. » Édition française de référence : Thomas Hobbes, Œuvres, t. 9, Béhémoth
ou le Long Parlement, Vrin, 1990.
148
. Marc Crépon et Frédéric Worms, La Philosophie face à la violence, Éditions des
Équateurs, 2015, p. 11.
49

Car souvenons-nous que les « intellectuels » antifascistes des années 1930, dont nombre de
philosophes149, fournirent le principal des tout premiers mouvements de la Résistance, dès
l’été 1940. Oui, la résistance au nazisme fut d’abord intellectuelle, morale et spirituelle150.
C’est ainsi que les universitaires antifascistes ont tenu les premiers rôles dans la fondation du
mouvement Libération : Emmanuel d’Astier de La Vigerie était journaliste, Jean Cavaillès,
philosophe et mathématicien à l’université de Strasbourg. Ils étaient tout aussi nombreux,
autour de Jean Cassou et Boris Vildé, dans le réseau du Musée de l’Homme, dont le premier
bulletin titré Résistance fut diffusé en décembre 1940151. Certains francs-maçons résistants de
la première heure, comme Pierre Brossolette et François Verdier, étaient également des
intellectuels, et les membres du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes qui
résistèrent dès le début de l’Occupation l’étaient aussi. Dès 1940 encore, la communauté
protestante (dont Jean Cavaillès, Berty Albrecht et Lucie Aubrac faisaient partie) développe
une forte résistance spirituelle inspirée par celle de l’Église confessante allemande et par des
lettres du théologien Karl Barth, qui circulent sous forme dactylographiée. Le 23 juin 1940, le
pasteur André Trocmé prononce, devant ses paroissiens du Chambon-sur-Lignon, son sermon
dit des « armes de l’Esprit », qui est considéré comme le premier appel public français à la
résistance152.
En philosophe du contemporain, Giorgio Agamben153 a également pensé les dimensions
historiques et métaphysiques de la guerre civile. Dans le recueil, publié tardivement de deux
séminaires tenus à l’université de Princeton en octobre 2001, La Guerre civile154, il relevait
ainsi « qu’une théorie de la guerre civile fait aujourd’hui complètement défaut » et que,
paradoxalement, ce « manque d’attention pour la guerre civile [va] de pair avec le
développement de la guerre civile mondiale155 ». Relisant les œuvres majeures de Carl
Schmitt (Théorie du partisan) et de Hannah Arendt (De la révolution), toutes deux publiées
en 1963, mais aussi les travaux plus récents de l’anthropologie historique de la Grèce
ancienne (Jean-Pierre Vernant et Nicole Loraux), tout en déchiffrant la théologie politique de
Hobbes dans un chapitre d’une extraordinaire virtuosité herméneutique, « Léviathan et
Béhémoth », le philosophe italien affirme : « La forme qu’a prise aujourd’hui la guerre civile
dans l’histoire mondiale est le terrorisme. Si le diagnostic foucaldien de la politique moderne
comme biopolitique est correct et si l’est également la généalogie qui la ramène à un
paradigme théologico-économique, le terrorisme mondial est la forme que prend la guerre
civile quand la vie comme telle devient l’enjeu de la politique. […] Le terrorisme est la

149
. Gaston Bachelard, Jean Cavaillès, Georges Canguilhem, Albert Camus, Jean-Pierre
Vernant, Vladimir Jankélévitch, Jacques Ellul, Jean-Toussaint Desanti, Georges Politzer,
Jacques D’Hondt, Albert Lautman…
150
. Voir Antoine Peillon, Corruption, op. cit., p. 67, 68, 234-239.
151
. Julien Blanc, Au commencement de la Résistance. Du côté du Musée de l’Homme, Seuil,
coll. « Librairie du XXIe siècle », 2010. L’historien Julien Blanc est le petit-fils de Jean-Pierre
Vernant.
152
. Patrick Cabanel, Résister. Voix protestantes, Alcide, 2012, et De la paix aux résistances.
Les protestants en France 1930-1945, Fayard, 2015.
153
. « Le contemporain n’est pas seulement celui qui, en percevant l’obscurité du présent, en
cerne l’inaccessible lumière ; il est aussi celui qui […] est en mesure de le transformer et de le
mettre en relation avec d’autres temps. C’est comme si cette invisible lumière qu’est
l’obscurité du présent projetait son ombre sur le passé tandis que celui-ci, frappé par ce
faisceau d’ombre, acquérait la capacité de répondre aux ténèbres du moment. » Giorgio
Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Payot & Rivages, 2008, p. 36-37.
154
. Giorgio Agamben, La Guerre civile, op. cit.
155
. Ibid., p. 9.
50

“guerre civile mondiale” qui investit à chaque fois telle ou telle zone de l’espace
planétaire156. »
Cette pensée d’une guerre civile mondiale, dont le terrorisme est une des expressions, est en
réalité venue d’abord sous la plume Carl Schmitt, en 1943 exactement, dans un essai intitulé
« Changement de structure du droit international »157. Prenant acte de l’étau géopolitique dans
lequel l’Allemagne allait bientôt être broyée, le juriste-philosophe de Berlin prophétisait :
« Puisque le gouvernement des États-Unis a le pouvoir de discriminer les autres
gouvernements, il a bien sûr aussi le droit de dresser les peuples contre leurs propres
gouvernements et de transformer la guerre entre États en guerre civile. La guerre mondiale
discriminatoire de style américain se transforme ainsi en guerre civile mondiale de caractère
total et global. C’est la clé de cette union à première vue invraisemblable entre le capitalisme
occidental et le bolchevisme oriental. L’un comme l’autre font de la guerre un phénomène
global et total, et transforment la guerre interétatique du droit international européen en guerre
civile mondiale158. »
Revenant à nouveau, en 1963, sur ce thème qui l’obsédait, Carl Schmitt développait alors sa
célèbre Théorie du partisan, où la figure du combattant non conventionnel est déjà dotée de
tous les attributs du terroriste. Prenant acte de ce que « le développement technique et
industriel a porté les armes de l’homme à un niveau où elles sont de purs instruments
d’extermination », il entrevoyait l’avènement d’« un monde où les protagonistes se précipitent
ainsi mutuellement dans l’abîme de la dégradation totale avant de s’exterminer
physiquement »159.
Enfin, lui aussi lecteur du Léviathan et du Béhémoth de Hobbes, ainsi que des essais de Carl
Schmitt et de Franz Neumann160 sur Hobbes, l’historien et politologue Enzo Traverso a
montré comment, en Europe, entre 1914 et 1945, le renforcement des États totalitaires (figure
du Léviathan), « souvent au prix de contre-révolutions sanglantes et de l’instauration de
dictatures », s’est articulé avec « la dérive du continent vers une nouvelle guerre encore plus
dévastatrice que l’ancienne », comment, en bref, « l’Europe a pris les traits d’un gigantesque
Béhémoth », sombrant dans « une ère de chaos et de guerre civile »161.
Comme quoi, depuis la Première Guerre mondiale, dictature, guerre civile et terrorisme
(Léviathan et Béhémoth) semblent organiquement et dialectiquement nécessaires les uns aux
autres. Et, aujourd’hui, il est manifeste que « la prolifération de la violence est l’une des
caractéristiques de la globalisation162 ».

« Veilleur, que dis-tu de la nuit ? »

156
. Ibid., p. 30 et 31.
157
. Carl Schmitt, La Guerre civile mondiale, op. cit., p. 29-50.
158
. Ibid., p. 48.
159
. Carl Schmitt, Théorie du partisan, op. cit., p. 303 et 304.
160
. Carl Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes (1938), Seuil,
2002. Franz L. Neumann, Behemoth. The Structure and Practice of National Socialism, 1933-
1944, Harper, 1944 (trad. française Structure et Pratique du national-socialisme, 1933-1944,
Payot, 1979).
161
. Enzo Traverso, 1914-1945. La guerre civile européenne, op. cit., p. 245 et 246.
162
. Voir le fondamental Arjun Appadurai, Géographie de la colère. La violence à l’âge de la
globalisation, Payot & Rivages, 2007.
51

Assez de mensonges donc, fussent-ils commis par omission ! Assez de lâcheté intellectuelle,
morale et spirituelle face à l’état d’urgence mondialisé163, avatar dialectique de la guerre
civile mondiale diagnostiquée, depuis le début des années 1960, par Hannah Arendt et Carl
Schmitt164. Assez de sommeil et d’endormissement volontaire face à la violence qui monte
aux extrêmes ! Écoutons l’avertissement d’incendie de René Girard qui, en conclusion de son
testamentaire Achever Clausewitz, clamait : « Il faut donc réveiller les consciences endormies.
Vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire165. »
Nous le savons bien, il est une relation organique entre le mensonge généralisé et la montée
de la violence. Les discours lénifiants des dirigeants politiques de notre pays sur les tenants et
les aboutissants du terrorisme, sur l’appareil sécuritaire – en réalité déliquescent – de l’État,
sur la catastrophe économique et sociale qui désarticule la société, surtout dans ses marges
appauvries et ghettoïsées de plus en plus étendues, sur les corruptions et les fraudes fiscales
protégées, etc., ne font qu’alimenter toutes les violences, qu’elles se déploient à l’intérieur ou
à l’extérieure du pays. Dans ses essais réunis en 1972 sous le titre Du mensonge à la violence,
Hannah Arendt a parfaitement établi cette dialectique morbide entre le mensonge et la
violence. Prolongeant ses réflexions élaborées entre Condition de l’homme moderne (1958) et
De la révolution (1963), la philosophe démontrait que le recours des gouvernants au
mensonge affaiblit leur pouvoir, ce qui, combiné avec la crise de l’autorité, produit une
« invite manifeste à la violence, ne serait-ce que du fait que les détenteurs du pouvoir, qu’il
s’agisse des gouvernants ou des gouvernés, sentant que ce pouvoir est sur le point de leur
échapper, éprouvent toujours les plus grandes difficultés à résister à la tentation de le
remplacer par la violence166 ».
« Nos sociétés paresseuses et infantiles n’ont pas retenu la sentence attribuée à Thomas
Jefferson : “Le prix de la liberté, c’est une vigilance éternelle.” Et la France ferait bien de se
souvenir de ce qu’un de ses plus éminents esprits, Pascal, lançait en alerte du fond de ses
Pensées : “Il ne faut pas dormir” », avertissait Gérard Rabinovitch, dans l’édition française du
Jerusalem Post du 23 décembre 2013.
Il faut même veiller – sans relâche – sur la nuit ! « Veilleur, que dis-tu de la nuit ? Veilleur,
que dis-tu de la nuit ?/Et le veilleur répond : “Le matin vient, et la nuit vient aussi.” Si vous
voulez poser des questions, posez-les ! Revenez-y, oui, venez à nouveau167 ! » Car c’est bien
la vocation de la philosophie que de se confronter à l’épreuve de la politique la plus sombre,
épreuve tissée de l’expérience de la violence, une vocation qui appelle ceux qui n’ont pas
renoncé à penser à prendre leurs responsabilités, au risque de l’erreur ou même de la faute,

163
. À la veille de Noël 2015, alors que le Conseil constitutionnel français validait, le
22 décembre, l’article 6 de la loi sur l’état d’urgence qui détaillait la mesure d’assignation à
résidence, y compris quand celle-ci a été abusivement mise en œuvre à l’encontre de militants
écologistes, l’état d’urgence était proclamé au Mali, pour dix jours (21 décembre) et prolongé
de deux mois en Tunisie (23 décembre)…
164
. Carl Schmitt, La Guerre civile mondiale, op. cit. Hannah Arendt évoque elle aussi en
1963, soit en même temps que Schmitt, « une forme de guerre civile embrasant la terre
entière », dans De la révolution, op. cit., p. 21. Carl Schmitt parle pour la première fois de
« guerre civile mondiale » à l’occasion d’une conférence prononcée en juin 1943 à Madrid.
Carl Schmitt caractérise, sous cette expression, un nouvel ordre mondial en vertu duquel la
guerre de l’ère industrielle, guerre « totale » (économique, technologique et idéologique),
s’étend au-delà du champ militaire.
165. René Girard, Achever Clausewitz, 2007, op. cit., p. 364, et nouv. éd. Flammarion,
coll. « Champs Essais », 2011, p. 362.
166
. Hannah Arendt, L’Humaine condition, op. cit., p. 840, 973, 1002.
167
. Ésaïe 21,11-12, La Bible, version du Semeur, révision 2015, p. 845.
52

affirme Marc Crépon dans La Philosophie face à la violence. Dans cette perspective, il est
urgent de mener l’analyse précise de toutes les violences : violence de la guerre, violence des
régimes totalitaires, mais aussi « du capitalisme et du confort bourgeois des démocraties
occidentales168 », du régime carcéral des sociétés punitives, du racisme, de l’antisémitisme, du
mépris du droit des étrangers…
Pour les philosophes authentiques, il est devenu incontestable « que le rapport à la violence
(son acceptation ou son refus, sa critique ou sa justification) reste plus que jamais un fil
conducteur pertinent pour mesurer l’épreuve de la politique ». Et il l’est d’autant plus qu’« au-
delà de ses manifestations extrêmes – la famine, les meurtres de masse, des exécutions
arbitraires et toutes ces guerres oubliées sur tous les continents, sur lesquels l’attention ne se
concentre qu’un instant avant de passer à autre chose, sans rien dire du terrorisme dont la
menace ne cesse de se rappeler à nous –, la violence est partout », et qu’« il n’est aucun
régime politique qui puisse s’en tenir pour quitte ». Marc Crépon insiste : « Les démocraties
elle-même, dont le tabou du sang reste le plus souvent un trait distinctif majeur,
s’accommodent sans peine de multiples formes d’exclusion, sociale mais aussi raciale, sinon
de discrimination, qui logent la violence au cœur de leur goût du confort et de leur passion de
la sécurité169. »
C’est bien, une fois encore, « le courage de la vérité » qui est en jeu170. « Ce courage, en quoi
consiste-t-il aujourd’hui ? » s’interroge Marc Crépon avant de répondre : « D’abord, dans le
refus que le sens du monde soit imposé de l’extérieur par une force idéologique, religieuse ou
politique certaine de le détenir et prête à tous les moyens, y compris les plus meurtriers, pour
conserver le privilège de l’accaparer. Une telle imposition autoritaire, confiscatoire, sera
toujours le contraire de la vérité et une source de violence renouvelée, à plus forte raison
quand elle a pour elle le soutien de masses embrigadées, conquises par une compréhension
simplifiée du monde : celle par exemple qui voudrait nous faire croire à un inéluctable choc
entre les civilisations dressées par nature les unes contre les autres171. »
Le courage de la vérité n’est jamais donné. Il y a dix ans, dans une somme particulièrement
lucide sur notre monde, La Dissociété, Jacques Généreux avait pris le parti de dénoncer ce
qu’il comprenait déjà comme une guerre civile172. Dans le même sens que Giorgio Agamben,
il dénonçait la stratégie de l’État de sécurité, de cet état d’urgence qui a, en réalité, « bien du
mal à faire reculer la violence globale puisqu’elle n’en combat jamais les causes », et qu’en
conséquence « le risque est grand de devoir indéfiniment consentir de nouvelles dépenses et
renier les libertés publiques, sans effet notable sur l’insécurité réelle comme sur le sentiment
d’insécurité ».
Et c’est à partir de ce premier constat que l’avertissement de l’économiste politique prenait le
tour le plus critique : « Dans une nation qui préserve au moins l’apparence d’une démocratie,
le gouvernement engagé dans ce cercle vicieux (du sécuritaire) doit justifier l’injustifiable
devant des électeurs : un État policier qui ne fait pas vraiment la police ! La poursuite d’une
telle politique, dans un régime d’élections libres, ne peut reposer que sur le mensonge et la
stimulation d’une peur irrationnelle qui, à défaut de légitimer vraiment cette politique, peut du
moins entretenir l’illusion de sa nécessité. Paradoxalement, dans ce monde de fous, toute
nouvelle violence un peu spectaculaire est bonne à prendre puisqu’elle vient justifier une
politique dont elle révèle pourtant la vanité ! »

168
. Marc Crépon et Frédéric Worms, La Philosophie face à la violence, op. cit., p. 23.
169
. Ibid., p. 199 et 200.
170
. Antoine Peillon, Corruption, op. cit., p. 57-69.
171
. Marc Crépon et Frédéric Worms, La Philosophie face à la violence, op. cit., p. 203.
172
. Jacques Généreux, La Dissociété, Seuil, 2006, nouv. éd., revue et augmentée, coll.
« Points Essais », 2008.
53

Poussant au plus loin son raisonnement, Jacques généreux prévenait : « Et si la violence des
ennemis de l’intérieur ne suffit plus à légitimer l’État-gendarme, un État qui en a les moyens
peut toujours s’inventer des ennemis de l’extérieur, d’autant plus effrayants et faciles à haïr
qu’ils sont à la foi étrangers et imaginaires. Et c’est ainsi qu’à la fin la logique de guerre
économique et de guerre incivile peut bien se solder en guerre tout court. Quand on coupe les
vivres à ses propres citoyens au lieu de leur donner un emploi, on peut bien faire la guerre aux
pays sous-développés au lieu de les aider à se développer. Par ailleurs, l’État policier restaure
plus aisément sa légitimité par la guerre contre les étrangers que par la guerre contre les siens.
Lorsque des décennies de guerre économique font vaciller le sentiment d’être encore un
peuple ou une nation, prendre les armes contre un étranger basané, à la langue inaudible et
aux croyances bizarres, peut constituer l’ultime moyen de préserver le minimum vital de
cohésion communautaire, l’ultime dérivatif détournant les regards de l’horreur intérieure. »
Cette admonestation prophétique date de 2006.

Apocalypse

La guerre, la « vraie », nous y sommes déjà, nous y sommes de plus en plus engagés, même si
nous refusons – bien faiblement – que ce soit en notre nom.
Le général Vincent Desportes173, l’un des meilleurs connaisseurs de l’armée française,
affirmait ainsi que, dans La Dernière Bataille de France174, « jamais l’armée française n’a été
mobilisée simultanément sur autant de théâtres d’interventions ». L’expert en stratégie
militaire était parfaitement conscient que la situation était plus menaçante que jamais, qu’elle
était même susceptible de dégénérer en guerre globale. Il écrivait : « Nous constatons une
dégradation brutale, profonde et durable de la sécurité nationale et internationale. Cette
décennie est un temps de vérité. Même aux plus myopes, elle dessille les yeux : le monde
s’est enflammé autour de la péninsule Europe, et le cercle de feu se resserre. Ainsi, de
ponctuelle et lointaine, la menace est devenue stratégique et proche. »
S’autorisant un commentaire, le général Desportes ajoutait : « De vidéos barbares en
reportages saturés de violence, avec le retour des vandales égorgeurs, les Français
redécouvrent une guerre longtemps disparue de leur horizon. Les scènes de cruauté obscène
filmées en Syrie ou en Irak leur montre que, contrairement à leurs schémas de pensée judéo-
chrétienne, la communauté humaine ne progresse pas de manière linéaire du mal vers le bien.
Et que le monde “postmoderne” est bien une utopie de nantis175. »
Citant enfin le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, dans une communication datée du
9 septembre 2014, le général Desportes nous avertissait : « Le contexte international et
stratégique est d’une exceptionnelle gravité. […] Qu’on le veuille ou non, nous sommes
entrés non pas dans une guerre mondiale mais dans une guerre mondialisée, à “l’échelle du
monde”, aux acteurs multiples, aux explosions de violence apparemment faiblement corrélées
– un conflit mondial par épisodes de plus en plus rapprochés, sur des théâtres dispersés et

173
. En juillet 2010, à la suite de la publication d’un entretien publié par le quotidien Le
Monde, et portant sur la stratégie américaine en Afghanistan, le général de division Vincent
Desportes a été sanctionné par le chef d’état-major des armées, l’amiral Guillaud, sur ordre du
ministre de la Défense Hervé Morin, et il dut quitter le ministère de la Défense. Il était alors
commandant du Collège interarmées de défense. Il est aujourd’hui professeur associé à
Sciences Po et enseigne la stratégie à HEC.
174
. Général Vincent Desportes, La Dernière Bataille de France. Lettre aux Français qui
croient encore être défendus, Gallimard, 2015.
175
. Ibid., p. 14 et 15.
54

changeants. Terrorisme et djihadisme en sont les deux faces les plus visibles. La France, avec
sa géopolitique planétaire, sa géographie étendue de l’Atlantique au Pacifique, ses vastes
intérêts, sa population variée et ses territoires d’outre-mer, voit se concrétiser devant elle un
éventail de conflits auxquels elle devra prendre part, sauf à renier l’image qu’elle a d’elle-
même et renoncer de facto à la sécurité de ses citoyens176. »
Nous voici donc invités à « prendre [notre] part à la “guerre mondialisée” »… À cette étape,
comment ne pas nous souvenir de cette Europe, apparemment prospère et rationnelle, qui, en
1914, s’est laissée engloutir dans la Première Guerre mondiale à la suite d’un seul attentat
commis à sa périphérie ? Dans le chef-d’œuvre qu’il a consacré à l’été 1914, Christopher
Clark a parfaitement démonté les mécanismes par lesquels « les somnambules », c’est-à-dire à
peine quelques dizaines de gouvernants des pays européens, ont conduit les peuples à une
boucherie sans précédent dans l’Histoire. Une des thèses majeures de son livre est que « les
événements de juillet 1914 ne prennent tout leur sens qu’une fois la lumière faite sur le
parcours des différents décideurs, parcours qui influencèrent leur perception des
événements », car c’est dans leurs esprits particuliers que le sort de millions d’Européens fut
scellé – et pour le pire. Et Christopher Clark de s’interroger : « Pourquoi ces hommes, dont les
décisions entraînèrent l’Europe dans la guerre, agissaient-ils comme ils le faisaient ?
Comment voyaient-ils les choses ? Comment le sentiment de crainte et d’appréhension, que
l’on retrouve dans tant de documents, s’articule-t-il avec l’arrogance et la bravade, souvent
chez les mêmes individus177 ? » Ces questions peuvent et doivent être à nouveau posées
aujourd’hui.
De son côté, l’historien Marc Ferro analysait, dans L’Aveuglement, comment non seulement
les dirigeants politiques mais aussi les peuples ont été et sont toujours « tellement aveugles
devant la réalité ». Et Ferro de rappeler que « la durée de la Grande Guerre, la montée du
nazisme, l’extermination des Juifs, Mai 68, la chute du communisme, l’attaque du
11 septembre 2001, les crises économiques ou la montée de l’islamisme radical [furent] autant
d’épisodes de notre siècle qui ont bouleversé l’ordre du monde et qui nous ont pris au
dépourvu »178.
Aujourd’hui, pourtant, nul ne pourrait prétendre être « pris au dépourvu ». Tant de livres sont
disponibles, tant d’alertes sont lancées !
Ainsi, l’un des meilleurs spécialistes des questions géostratégiques et mondiales, Dominique
Moïsi, fondateur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), professeur invité à
Harvard puis au King’s College de Londres, a dressé, dans un très original et puissant essai La
Géopolitique de l’émotion, un scénario catastrophe, à l’horizon de 2025, intitulé « La peur
prévaut ». Présenté comme un récit de fiction réaliste, voire anticipateur, le texte de
Dominique Moïsi démêle les fils de notre actualité. Il écrit : « L’obsession de la sécurité, et le
poison qu’elle distille dans la vie quotidienne, n’est pas le seul privilège d’Israël. De fait, on
peut désormais parler d’une “Israélisation” du monde. La culture de la peur est devenue
universelle, ou peu s’en faut, surtout depuis que des réseaux terroristes ont utilisé, avec le
succès qu’on sait, des armes biologiques, dans les attentats de San Francisco, Londres, Paris,
Prague, Tokyo, Mumbai, et dans plusieurs autres villes d’Asie et d’Europe, lors de la
tristement célèbre campagne de la “Mort Blanche”, en 2019-2020. À la suite de ces attaques,
qui firent quelque 30 000 morts, la plupart des gouvernements ont pris des mesures de
sécurité drastiques. Les frontières sont fermées ; la carte nationale d’identité est pour ainsi
dire obligatoire dès qu’on envisage la moindre activité économique ; les mouvements

176
. Ibid., p. 54 et 55.
177
. Christopher Clark, Les Somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la
guerre, Flammarion, 2013, et coll. « Champs », 2015, p. 20.
178
. Marc Ferro, L’Aveuglement. Une autre histoire de notre monde, op. cit.
55

d’opposition (y compris non violente) sont interdits, et leurs dirigeants ont été arrêtés ; la vie
quotidienne passe sous les fourches caudines des points de contrôle de l’armée, des fouilles au
corps, et autres désagréments qui maintiennent des millions de gens dans un état constant de
tension, de frustration et d’anxiété179. » Bien entendu, toute ressemblance avec notre présent,
ou avec notre futur proche, tel que construit par la dialectique « terrorisme/état d’urgence
perpétuel », relève de l’imagination délirante.
Et, bien entendu, René Girard, lui aussi, fut victime de son imagination délirante lorsqu’il
entreprit d’écrire l’épilogue de son Achever Clausewitz, en 2007, auquel il donnait le beau
titre « À l’heure du péril » et que j’ai déjà cité à propos de l’actuelle logique de guerre comme
« montée aux extrêmes »180. D’autant qu’il ne s’y privait pas, aux lendemains du
11 septembre 2001, d’y révéler que le terrorisme islamiste est le miroir dans lequel l’Occident
découvre l’écho de sa propre violence : « Le terrorisme apparaît comme l’avant-garde d’une
revanche globale contre la richesse de l’Occident. […] Contrairement à beaucoup, je persiste
à penser que l’histoire a un sens, qui est précisément celui dont nous n’avons cessé de parler.
Cette montée vers l’apocalypse181 est la réalisation supérieure de l’humanité. Or plus cette fin
devient probable, et moins on en parle. J’en suis venu à un point décisif : celui d’une
profession de foi, plus que d’un traité stratégique, à moins que les deux mystérieusement
s’équivalent, dans cette guerre essentielle que la vérité livre à la violence. […] Satan est
l’autre nom de la montée aux extrêmes. »
« Apocalypse » : le mot peut sembler excessif, il est pourtant, avec « chaos », « basculement »
ou « effondrement », d’un usage désormais courant en géostratégie, en économie politique, en
droit international, en prospective environnementale et, bien sûr, en philosophie. Il suffit, pour
s’en convaincre – et sortir de l’aveuglement –, de se tourner vers tant d’excellents ouvrages,
qu’il ne m’est pas possible d’analyser plus précisément ici, mais dont il est bon de connaître
l’existence182.
Se faisant volontiers provocateur, face à l’aveuglement fauteur de violence, le sociologue
Michel Maffesoli ose parler, lui aussi, d’apocalypse. Dans un petit livre paru sous ce titre183, il

179
. Dominique Moïsi, La Géopolitique de l’émotion, Flammarion, nouv. éd. coll. « Champs »,
2015, p. 231.
180
. René Girard, Achever Clausewitz, 2007, op. cit., p. 355-364, nouv. éd. 2011, op. cit.,
p. 353-362.
181
. Du grec ἀποκάλυψις/apokálupsis qui signifie « dévoilement », « révélation », bien plus
que « catastrophe ». Le prophétisme du Jean de l’Apocalypse est parfaitement établi par le
travail exégétique monumental de Pierre Prigent : L’Apocalypse de saint Jean, Labor et Fides,
éd. revue et augmentée, 2014.
182
. Michel Beaud, Le Basculement du monde, La Découverte, 2000 ; Frédéric Encel,
Géopolitique de l’apocalypse. La démocratie à l’épreuve de l’islamisme, Flammarion, 2002 ;
Thérèse Delpech, Politique du chaos. L’autre face de la mondialisation, Seuil, 2002 ; Jared
Diamond, Effondrement, Gallimard, 2006 ; Edgar Morin, Vers l’abîme ?, L’Herne, 2007 ;
Jean-Pierre Dupuy, La Marque du sacré, Carnets Nord, 2008 ; André Lebeau, L’Enfermement
planétaire, Gallimard, 2008 ; Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Globalisation : le pire est à
venir, La Découverte, 2008 ; Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la
barbarie qui vient, La Découverte, 2009 ; Slavoj Zizek, Vivre la fin des temps. L’apocalypse à
venir, Flammarion, 2011 ; Viviane Forrester, La Promesse du pire. Résister à l’horreur
économique, Seuil, 2013 ; Erik M. Conway et Naomi Oreskes, L’Effondrement de la
civilisation occidentale, Les Liens qui libèrent, 2014 ; Michel Rocard, Suicide de l’Occident,
Suicide de l’humanité ?, Flammarion, 2015 ; Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment
tout peut s’effondrer, Seuil, 2015 ; Pierre-Noël Giraud, L’Homme inutile, Odile Jacob, 2015.
183
. Michel Maffesoli, Apocalypse, CNRS Éditions, 2009.
56

affirme ainsi que « des signes, maintenant irréfutables, sont en train d’apparaître dans le ciel
de la société. On ne peut plus les ignorer, d’autant qu’ils ont tendance à s’incarner ». Sur la
base de ses propres travaux, il établit un lien de cause à effet entre la tendance des élites et des
dirigeants de ce monde à la fiction, c’est-à-dire au mensonge, et la violence, caractéristique de
la guerre civile larvée « qui est un élément remarquable de l’époque ». En sociologue des
bandes et des marginalités, Michel Maffesoli affirme : « Quand les idées officielles ne sont
plus en accord avec l’existence, on est confronté à une fiction de la représentation. Comme ce
n’est plus le peuple qui est représenté, mais les institutions étatiques, bureaucratiques ou
autres, il n’est pas étonnant que se multiplient des actes de rébellion et de révolte. C’est en ce
sens que les élites déphasées sont les fourriers de la guerre civile larvée qui est un élément
remarquable de l’époque. »
Il se pourrait bien, en effet, que soit venu le temps de la rébellion et de la révolte ? Celles-ci
prendront-elles la forme de la guerre civile annoncée, ou plutôt celle de la Résistance espérée
par beaucoup ?
À cette question cruciale, il faut répondre par un clair appel à la Résistance. « Résistance ! »
est plus que jamais à l’ordre du jour.
57

VIII

Les désobéissants

L’assujettissement des hommes ne repose pas seulement sur la


violence qu’ils subissent mais aussi sur l’obéissance qu’ils
consentent. Si la domination physique d’un peuple est un état de
fait, sa soumission politique est un état d’esprit. La résistance
civile est précisément le moyen d’accroître le fossé entre cet état
de fait et cet état d’esprit.

Jacques Semelin184.

Face à tous les fauteurs de guerre civile, la désobéissance civile a commencé, dès le début des
années 2000, à se lever, notamment dans certains pays d’Amérique latine et d’Asie, sous les
bannières altermondialistes des « forums sociaux », des « Indignés »185 et du mouvement
« Occupy »186, tous mobilisés contre le « néolibéralisme zombie »187. En France, ce
mouvement s’est massivement exprimé aux lendemains des attentats du vendredi
13 novembre 2015 et de l’instauration de l’état d’urgence, dénonçant la
« constitutionnalisation d’une frénésie sécuritaire », pour reprendre les mots de quarante-

184
. Jacques Semelin, Face au totalitarisme, la résistance civile, André Versaille éditeur,
2011, p. 40 et 41, où le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie (rédigé en
1547, publié en 1574 sous le titre Contr’Un par les monarchomaques protestants) est
judicieusement cité.
185
. Le mouvement des « Indignés » (Indignados, en espagnol) ou Mouvement 15-M est un
mouvement non violent né sur la Puerta del Sol, en Espagne, le 15 mai 2011. Ce jour-là, des
centaines de milliers de manifestants se sont réunis dans une centaine de villes. Le
mouvement s’est prolongé, sous différents modes d’action (campements, marches), jusqu’à
aujourd’hui. Le nom « Indignés » a été inspiré par le titre du manifeste Indignez-vous ! de
Stéphane Hessel (Indigène éditions, coll. « Ceux qui marchent contre le vent », 2010). Les
manifestants espagnols se réfèrent plutôt au sigle 15M, pour 15 mai 2011, date du
commencement du mouvement.
186
. Mouvement international de protestation contre les inégalités économiques et sociales. Le
groupe activiste canadien Adbusters est à l’origine d’Occupy Wall Street (OWS). Le
mouvement débute fin 2011 à Kuala Lumpur avec Occupy Dataran, suivi de Occupy Wall
Street et Occupy San Francisco. En octobre 2011, « Occupy » est présent dans plus de
95 villes de 82 pays. Voir Judy Rebick, Le Mouvement Occupy. Nous sommes les 99 %,
Hermann, 2014.
187
. Dixit Paul Krugman, prix Nobel d’économie en 2008, dans le New York Times du 23 août
2009. Voir Colin Crouch, The Strange Non-Death of Neoliberalism, Oxford, Polity Press,
2011, et Geoffrey Pleyers, « Brève histoire du mouvement altermondialiste », La Vie des
idées, 29 mars 2013.
58

quatre juristes universitaires français, unis dans la dénonciation solennelle de la « forfaiture »


du président Hollande et du gouvernement Valls188.

Réfractaires à la guerre civile

Une des premières préoccupations exprimées par les réfractaires à l’état d’urgence fut
d’appeler les dirigeants politiques français à ne pas tomber dans le « piège » tendu par l’État
islamique à la démocratie : susciter, en réaction aux attentats terroristes, des réactions
islamophobes et xénophobes incontrôlables, elles-mêmes génératrices d’une multiplication
d’engagements djihadistes et de violences terroristes, jusqu’à entraîner la société française
dans le cercle vicieux de la guerre civile. Gilles Kepel confirma très vite l’importance de ce
risque : « Ce que souhaite l’État islamique, c’est déclencher la guerre civile. Une stratégie
mise en place, dès 2005, par Abou Moussab Al-Souri dans son fameux “Appel à la résistance
islamique mondiale” : la multiplication des attentats aveugles va susciter des lynchages de
musulmans, des attaques de mosquées, des agressions de femmes voilées et ainsi provoquer
des guerres d’enclaves qui mettront à feu et à sang l’Europe, perçu comme le ventre mou de
l’Occident189. »
Le deuxième engagement des réfractaires à la guerre civile programmée par la dialectique
morbide du « terrorisme versus état d’exception » fut, lors des élections régionales des 6 et
13 décembres 2015 en France, de ne pas laisser prise aux manipulations politiciennes du
moment. D’un côté Marine Le Pen, présidente du Front national, assénait sur France 2, au
20 heures du 17 novembre : « Nous devons retrouver des frontières nationales. Nous devons
arrêter les flux de migrants. » De l’autre, le Premier ministre Manuel Valls déclarait, le
11 décembre, soit deux jours avant le second tour, sur France Inter : « Il y a deux options pour
notre pays. Il y a une option qui est celle de l’extrême droite qui, au fond, prône la division.
Cette division peut conduire à la guerre civile, et il y a une autre vision qui est celle de la
République et des valeurs, qui est le rassemblement. » En lisant L’Homme inutile, le Premier
ministre aurait pourtant compris qu’une politique résolue de lutte contre la production
mondialisée d’« hommes inutiles », c’est-à-dire de pauvres, d’opprimés et de migrants par
centaines de millions, est la seule voie réelle de lutte contre les « partis de guerre civile », à
l’inverse des vociférations électoralistes190.
En France, l’aggravation constante de la précarité et du chômage, autrement dit la
multiplication des « hommes inutiles », dont le Premier ministre devrait s’estimer comptable,

188
. Collectif de juristes universitaires, « Contre la constitutionnalisation de la frénésie
sécuritaire », Le Monde (lemonde.fr), 21 décembre 2015 : « […] Le gouvernement par la peur
et la division montre aujourd’hui clairement ses limites. Il faut rétablir les bases d’un État de
droit digne de ce nom. Il est temps de répondre au terrorisme par la raison, la préservation des
libertés et la construction de la paix. […] »
189
. « L’État islamique cherche à déclencher une guerre civile », propos recueillis par Nicolas
Truong, Le Monde (lemonde.fr), 14 novembre 2015.
190
. Pierre-Noël Giraud, L’Homme inutile. Du bon usage de l’économie, Odile Jacob, 2015, et
« De la lutte des classes à la guerre civile », Mediapart, 20 juin 2014 : « La question
aujourd’hui en Europe, après des décennies d’errance des conflits économiques et sociaux, est
de savoir s’ils ne sont pas en train de muter et de prendre la forme d’une “guerre civile contre
l’étranger”. Si, plus généralement, la forme contemporaine de la politique dans le monde n’est
pas en voie de devenir la guerre civile, sous l’effet de la fin de la lutte des classes et des
inégalités croissantes engendrées par la globalisation. »
59

a produit le résultat électoral auquel on pouvait s’attendre191. Au premier tour de ces élections
régionales, et à dix-huit mois de la prochaine présidentielle, le Front national est arrivé en tête
dans 6 des 13 nouvelles grandes régions françaises et a dépassé les 40% des suffrages
exprimés dans deux régions : le Nord-Pas-de-Calais-Picardie où se présentait Marine Le Pen,
et la région Provence-Alpes-Côte d’Azur où se présentait Marion Maréchal Le Pen. Dans
l’ensemble du pays, le parti de Marine Le Pen a recueilli environ 28% des suffrages exprimés,
dépassant les 6 millions de voix, et a donc pu à bon droit se revendiquer comme le « premier
parti de France ». Au second tour, le Front national dépassait son record de voix antérieur et
triplait le nombre de ses conseillers régionaux, ceux-ci passant de 118 en 2010 à 358 en 2015,
le Parti socialiste n’en comptant plus dès lors que 339.
Il faut aussi noter que la fraction des électeurs qui n’ont pas souhaité prendre part à un jeu
politicien de moins en moins clair, en pratiquant l’abstention, le vote blanc ou le vote nul,
était majoritaire au premier tour (52,08% des inscrits) et encore très massive au second tour
(44,44%). S’interrogeant vivement, en 2012, sur le « cirque électoral », l’excellent philosophe
Jean Salem avait livré une analyse au scalpel des causes réelles de ce « non-vote » et de cet
« anti-vote » aujourd’hui majoritaires : « Ni les votes “utiles” ni les paniques sans grands
lendemains des petits bourgeois ne pourront faire office de rempart approprié contre ce qui
vient ! C’est en pensant à cela, surtout, c’est-à-dire au vacillement de notre civilisation, que je
souhaiterais ici parler de ce que j’appellerai volontiers l’actuel cirque électoral, de la
confiscation du pouvoir que ce cirque autorise et entretient sous nos yeux et du régime
d’élection ininterrompue dans lequel on fait vivre aujourd’hui le citoyen de démocraties
épuisées, régime qui participe d’une période de crise suraiguë du capitalisme, d’une période
d’anxiété et de troubles, d’une période qui sent l’avant-guerre192. »
À propos du même phénomène « anti-électoral », Thomas Amadieu et Nicolas Framont,
chercheurs associés au Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la
Sorbonne (GEMASS), ont donné, dans un livre clairvoyant paru en octobre 2015,
l’explication que voici : « Notre état des lieux de l’offre politique française en 2015 peut se
résumer à un constat : la majorité de la population en est absente, aussi bien dans sa
composition sociologique que dans ses ambitions programmatiques. […] Dans un pays où la
moitié la plus pauvre de la population souffre de la précarité, d’une baisse de revenus, d’un
chômage endémique, rarement les organisations politiques n’ont été aussi élitistes dans leur
recrutement et leur fonctionnement. Il est tout à fait compréhensible qu’une telle défiance
envers les partis s’exprime dans les sondages et dans les urnes. […] L’abstention devient le
seul moyen d’expression de la majorité de la population, ce qui est tout à fait paradoxal. Mais
un cercle vicieux se produit actuellement en France : les politiques dérégulationnistes-
interventionnistes qui fragilisent les classes populaires et renforcent les classes supérieures ne
font que diminuer les possibilités de participation des premières et augmenter celles des
secondes193 ! »

191
. Jean-François Léger, « Le chômage, terreau du vote Front national ? », Population &
Avenir, n° 723, mars 2015 ; « Y a-t-il une corrélation entre vote frontiste et chômage ? », Le
Parisien, 7 décembre 2015 ; Faÿçal Hafied (économiste à Sciences Po) et Philippe Englebert
(économiste et analyste financier dans une grande banque d’investissement), « La percée du
FN : “Un vote contre le chômage et non contre les étrangers” », Le Monde, 12 décembre
2015 ; Voir aussi Bernard Stiegler, Pharmacologie du Front national, Flammarion, 2013.
192
. Jean Salem, « Élections, piège à cons ». Que reste-t-il de la démocratie ?, Flammarion,
coll. « Antidote », 2012, p. 11 et 12.
193
. Thomas Amadieu, Nicolas Framont, Les citoyens ont de bonnes raisons de ne pas voter,
Le Bord de l’eau, 2015, p. 141 et 142.
60

Comme prévu, au premier tour des élections régionales de décembre 2015, les « jeunes » ont
une nouvelle fois massivement boudé les urnes, selon une étude IFOP et Fiducial pour iTélé,
Paris Match et Sud Radio : 76% d’abstention chez les 18-24 ans ; 65% d’abstention chez les
25-34 ans. Plus précisément, 25% des abstentionnistes de 18 à 24 ans ne sont pas allés voter
parce qu’ils étaient « en week-end, en congé ou en déplacement » (première cause). Et, chez
les 25-34 ans, le sentiment que « ces élections ne changeront rien à leur situation » est le
premier motif de leur abstention massive194. Par ailleurs, 61% des ouvriers et 58% des
employés n’ont pas voté le 6 décembre.
À la veille du même scrutin, les électeurs qui envisageaient de voter pour le Front national
étaient 68% à déclarer le faire pour exprimer leur opposition à François Hollande, 32%
seulement votant ainsi indépendamment d’un vote sanction. Dans un entretien qu’il m’avait
accordé en juillet 2013, Bernard Stiegler expliquait déjà : « Je dis que la seule façon de lutter
contre le FN, c’est de prendre soin de ses électeurs, non pas pour leur faire plaisir, en s’en
prenant aux immigrés par exemple, mais finalement en prenant soin de tous. Les électeurs du
FN sont ceux qui souffrent le plus de ce qui nous fait tous souffrir. Par exemple, nous sommes
tous très inquiets pour nos enfants. Tous les gens que je rencontre, me disent : “J’ai peur pour
mes enfants.” Et pas simplement à cause du chômage, pourtant sujet d’angoisse important,
mais à cause du développement d’une société devenue extrêmement toxique195. » Deux ans et
demi plus tard, le « prendre-soin » se faisait toujours attendre.
Enfin, il apparaît aujourd’hui, et de plus en plus nettement, que nombre de militants et même
d’anciens élus des partis politiques institutionnels ou dits « de gouvernement » ont également
choisi l’abstention, rejoignant pour certains les rangs croissants des associations écologistes et
des actions libertaires qui convergent sur les ZAD, ces nouveaux « squats politiques »
déterminés à s’opposer aux « grands projets d’aménagement inutiles imposés » (GPII),
organisés par des écologistes radicaux, des militants anticapitalistes, altermondialistes et
anarchistes196.
Entre autres témoignages recueillis par Le Monde, un ancien conseiller municipal socialiste
d’une ville de 10 000 habitants expliquait, fin décembre 2015, avoir quitté le PS dès 2007,
parce qu’il n’y avait pas trouvé « le soutien technique et intellectuel » qu’il attendait de lui en
tant qu’élu. Non-votant de fait, puisqu’il n’était plus inscrit sur les listes électorales, il
racontait, cependant, ne pas avoir pour autant laissé tomber la politique et militait désormais
« pour une organisation libertaire ». Il vantait ainsi « l’innovation que sont les ZAD et leur
système de démocratie directe ». Plus généralement, le quotidien du soir soulignait que « les
anciens militants nouveaux abstentionnistes restent passionnés par la chose publique et
réfléchissent à un système de meilleure prise en compte de l’avis des citoyens »197.

Zadistes

194
. Voir l’enquête significative du quotidien Le Monde, « “Voter ne sert à rien” : les
abstentionnistes expliquent leur choix », 11 décembre 2015.
195
. Bernard Stiegler, « Instaurer une nouvelle politique de l’esprit », propos recueillis par
Antoine Peillon, La Croix, 5 juillet 2013.
196
. ZAD partout. Zone à défendre à Notre-Dame-des-Landes, L’Insomniaque, 2013 ; Paul
Ariès et les Z’indignés, Anti-extractivisme et Lutte contre les grands projets inutiles, Golias,
2012 ; Grégoire Souchay et Marc Laimé, préface d’Hervé Kempf, Sivens, le barrage de trop,
Seuil et Reporterre, 2015.
197
. Enora Ollivier, « Anciens militants politiques, ils ont choisi l’abstention », Le Monde
(lemonde.fr), 20 décembre 2015.
61

Aujourd’hui, les ZAD, « écolieux », sites d’« utopie concrète » ou d’« hétérotopie », collectifs
d’« initiatives alternatives », « bases nomades », « fermes autogérées », « squats politiques »,
coopératives de permaculture et d’agriculture biologique, biodynamique, etc., se comptent par
centaines198.
« Tant qu’il y aura des bouilles » : c’est le nom d’un des principaux réseaux d’activistes et
d’occupants des ZAD françaises, ancré sur le site naturel menacé par le projet de barrage de
Sivens (Tarn)199. Les zadistes qui s’y reconnaissent ont essaimé aux alentours de Sivens, à
Toulouse (Haute-Garonne), Graulhet (Tarn), Gaillac (Tarn), Vaour (Tarn), Lisle-sur-Tarn
(Tarn), Rabastens (Tarn), et se mobilisent aussi sur les ZAD de Roybon (Isère), Agen (Lot-et-
Garonne), Romans (Drôme), Montesson (Yvelines), L’Amassada (Saint-Victor-et-Melvieu,
en Aveyron) et même Bruxelles (Belgique)… Dans un « Appel » d’octobre 2014, « les
Bouilles » déclaraient : « Nous sommes organisés hors parti et hors syndicat, venez avec vos
proches et vos camarades, et sans drapeaux ! » Ils s’adressaient aux « copains et copines de la
ville ou des champs, étudiant.es et lycéen.nes, militant.es politiques ou associatif.ves,
syndicalistes, défenseur.es des biens communs. »
À la même époque, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), un « éloge de
la ZAD », de même tonalité libertaire, était porté par des « zadophiles non fanatiques de
Nantes, de Grenoble, de Carcassonne et d’ailleurs » : « Une ZAD est un territoire où des êtres
décident de se passer des institutions pour construire leurs vies. Elle se constitue comme
“zone à défendre”, mais ses perspectives et sa raison d’être sont en réalité offensives, car elle
est aussi le lieu pour une opposition résolue au grand saccage de l’aménagement, où peuvent
s’expérimenter des relations humaines hors du cash, de la hiérarchie, de l’utilitarisme
économique (écologique), en bref de l’unique pensée des obsessionnels du développement ; le
lieu où tente de s’élaborer une utopie à portée de lutte ». Les « zadophiles non fanatiques » se
référaient aussi à un « texte circulant à Notre-Dame-des-Landes », « utopique » lui aussi, mais
où la notion de « communs » occupait une place centrale : « Pour donner corps aux
communaux, une assemblée saisonnière ne suffira donc pas, il s’agit de faire communauté. Si
nous voulons parvenir à faire coexister les différents usages du territoire, les différents
rapports au monde qui se déploient dans ce bocage, il nous faut créer des coutumes, des rites,
des solidarités et des habitudes communes. Multiplier les moments de travail en commun,
densifier les échanges et les solidarités, les dons et contre-dons qui font l’épaisseur de nos
liens. Il faut pour cela construire d’autres espaces, expérimenter d’autres outils, d’autres
pratiques, d’autres formes que les assemblées, même si ces dernières sont indispensables par
ailleurs. Il nous faut approfondir les rencontres, les passerelles entre les mondes, et les amitiés
improbables nées de cette lutte200. »

198
. Nombre de ces « alternatives » sont cartographiées sur le site internet des Utopies
concrètes : utopies-concretes.org.
199
. Blog : tantquilyauradesbouilles.wordpress.com. L’occupation de la zone d’aménagement
du projet d’aéroport du Grand Ouest à Notre-Dame-des-Landes commence en 2008. En 2009
a lieu un premier « Camp action climat » sur le site. En 2013, le collectif « Tant qu’il y aura
des Bouilles » amorce une occupation similaire dans la zone humide du Testet, où se situe le
projet de barrage de Sivens (Tarn). Lire : Ben Lefetay, Sivens : un barrage contre la
démocratie, avec une préface de José Bové, Les Petits Matins, 2015.
200
. « De la ZAD aux communaux ? Quelques pistes à explorer pour aller plus loin… »,
novembre 2014. Lire l’excellent condensé de l’idéal et des pratiques zadistes, « ZAD, espace
de création », dans Grégoire Souchay et Marc Laimé, préface d’Hervé Kempf, Sivens, le
barrage de trop, op. cit., p. 88 et 89.
62

Nicolas Truong, responsable des pages « Idées-débats » du quotidien Le Monde, auteur de


Résistances intellectuelles201, a très précisément défini les « zadistes » comme étant tout à la
fois des « communards antiproductivistes » qui « installent des communes et communautés
nomades », mais aussi des « décroissants » qui tentent de « sortir du modèle productiviste » et
d’inventer des « territoires résilients et habitables dans le monde de l’après-pétrole », et
encore des « transitionneurs » qui « multiplient et pollinisent les expériences écologiques
alternatives, de l’écovillage à la ferme pédagogique, de la monnaie locale à la permaculture ».
À tous ceux-ci, il faut enfin ajouter les « anarchistes néo-luddites », qui « s’attaquent à
l’emprise de la machine et de la technoscience » sur l’humanité, dans la tradition des luddites
du XIXe siècle, tisserands sur coton et autres tondeurs de draps qui brisaient les métiers à tisser
mécanisés202… J’ajoute que tous partagent une culture libertaire203 nourrie par la lecture
intensive de Henry David Thoreau, d’Élisée Reclus, de George Orwell, de Jacques Ellul…
Pour sa part, Nicolas Haeringer, chargé de campagne à 350.org France, entre autres
responsabilités militantes (ATTAC, revue Mouvements, etc.), écrit : « Ce ne sont pas
seulement des revendications environnementales. Les mobilisations se jouent aussi autour de
revendications liées à la démocratie. Il y a notamment un enjeu autour de l’idée d’une égalité
absolue : tout le monde, et non les seuls élus, doit pouvoir participer aux décisions et est fondé
à les remettre en cause. Dans les ZAD, on voit aussi apparaître de nouveaux acteurs et de
nouvelles revendications : comme, par exemple, les naturalistes en lutte, des personnes qui se
mobilisent pour recenser les espèces animales ou végétales menacées par ces projets. Que ce
soit de la permaculture204, de l’agro-écologie ou des formes d’habitat alternatives,
l’expérimentation occupe une place centrale dans les ZAD : il s’agit de préfigurer d’autres
modes de vie, durables, décarbonés. Les zadistes veulent préfigurer une société qui fonctionne
sur d’autres bases que la prédation des ressources naturelles205. »
A contrario, dans le registre « policier » de la sociologie, le ministre de l’Intérieur Bernard
Cazeneuve, auditionné le 3 février 2015 par des députés de la commission d’enquête sur le
maintien de l’ordre républicain, mettait l’accent sur la dangerosité des « nouvelles formes de
contestation sociale », au nombre desquelles il désignait les ZAD « disséminées sur de vastes
terrains », lieux de « présence ponctuelle de manifestants non violents », mais aussi de
« groupes très structurés » cherchant l’affrontement violent avec les forces de l’ordre. Selon le
ministre de l’Intérieur, il n’est « plus rare, dans les opérations de maintien de l’ordre, de voir
des Black Blocs206 associés dans l’action à des individus a priori moins politisés issus de la
mouvance des raveurs, à des adeptes de Flash mobs aussi bien qu’à des altermondialistes ou à
des groupes issus de mouvements anarchistes ou radicaux ». À l’occasion, ajoutait Bernard
Cazeneuve, « certaines franges de l’islamisme radical peuvent faire cause commune avec des
groupes de supporters de football liés à des mouvements identitaires ». Un cauchemar !

201
. Nicolas Truong (entretiens dirigés par), Résistances intellectuelles. Les combats de la
pensée critique, L’Aube, 2013.
202
. Nicolas Truong, « La résistance des renoncules », Le Monde, 4 novembre 2014.
203
. André Bernard et Pierre Sommermeyer, Désobéissances libertaires. Manières d’agir et
autres façons de faire, Nada, 2014. Lire aussi l’essai très personnel et profond de David
Graeber : Pour une anthropologie anarchiste, Lux, 2006, ainsi que La Démocratie aux
marges, préface d’Alain Caillé, Le Bord de l’eau, 2014.
204
. Graham Burnett, La Permaculture. Une brève introduction, Écosociété, 2013 ; Perrine et
Charles Hervé-Gruyer, Permaculture. Guérir la Terre, nourrir les hommes, Actes Sud, 2014.
205
. « Des ZAD, mais pour quoi faire ? », propos recueillis par Camille Bordenet, Le Monde
(lemonde.fr), 14 décembre 2014.
206
. Jacques Leclercq, Ultra-gauches. Autonomes, émeutiers et insurrectionnels (1968-2013),
L’Harmattan, 2013.
63

Un cauchemar policier qui se justifie, en réalité, par une vision « criminologique » de la


« contestation sociale », celle-ci étant conjointement promue, en France, depuis le début des
années 2000, par Alain Bauer et Xavier Raufer207, sous la forme d’une doctrine policière
d’origine britannique, dite de l’« intelligence-led policing » ou du « décèlement précoce »
d’un éventuel « préterrorisme ». Cette doctrine a produit, entre autres, les délires et fiasco
judiciaire des services de renseignement français et britannique dans l’affaire dite « de
Tarnac »208, ainsi que le meurtre de Rémi Fraisse par un gendarme, sur la ZAD du barrage de
Sivens209. Elle est éminemment politique, visant expressément les « euro-anarchistes »210 ou
« l’utra-gauche », les « anarchistes » et les « autonomes », pour reprendre les termes de
Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur211. Cette doctrine règne aujourd’hui sans partage au
sein du gouvernement et elle inspire les pratiques des « forces de l’ordre ». Entendu par les
députés le 22 janvier 2015, le sociologue Cédric Moreau de Bellaing, maître de conférences à
l’École normale supérieure, qui travaille depuis dix-sept ans sur la police, signalait « un
changement de doctrine » policière, jugé « inquiétant », relevant que « l’intensité de
l’engagement des forces de maintien de l’ordre serait justifiée par l’intensité de la violence
des protestataires », mais que cette escalade de la violence est « radicalement opposée aux
doctrines sous-tendant l’école française de maintien de l’ordre »212.

Braver l’état d’urgence

C’est bien au nom de cette doctrine sécuritaire que le gouvernement de Manuel Valls a tenté
d’empêcher toute manifestation alternative aux négociations officielles confinées dans une
« zone bleue », lors de la COP21, entre le 29 novembre et le 12 décembre 2015, prenant
prétexte de l’état d’urgence antiterroriste. Certains arrêtés d’assignation à résidence de
militants écologistes mentionnèrent même, alors, explicitement la tenue de la Conférence
internationale : « Au regard de la gravité de la menace terroriste, des mesures particulières
s’imposent pour assurer la sécurité de la COP21. […] La forte mobilisation des forces de

207
. Alain Bauer et Xavier Raufer, Violences et Insécurité urbaine, PUF, coll. « Que sais-
je ? », 2002. En contradiction avec les visées sécuritaires de ces deux « criminologues », voir
la mise au point du sociologue Laurent Mucchielli : Violences et Insécurité. Fantasmes et
réalités dans le débat français, La Découverte, 2002.
208
. David Dufresne, Tarnac, magasin général, Calmann-Lévy, 2012, et le blog « Tarnac, une
instruction française », qui rassemble l’énorme enquête de Laurent Borredon, journaliste au
Monde : tarnac.blog.lemonde.fr.
209
. Le 26 octobre 2014, vers 1 h 50 du matin, un tir de grenade offensive tue Rémi Fraisse, un
naturaliste (botaniste) et militant écologiste de 21 ans qui avait rejoint la grande manifestation
des 25 et 26 octobre contre le barrage de Sivens. Voir Laurent Borredon, « Mort de Rémi
Fraisse : l’enquête bâclée de la gendarmerie », Le Monde, 23 octobre 2015.
210
. Le chef du BKA allemand (renseignement intérieur) l’a lui-même affirmé, à la
commission d’enquête parlementaire sur l’affaire Kennedy, un agent de renseignement
britannique qui avait infiltré la communauté du Tarnac : « Contre les euro-anarchistes, contre
ceux qui s’organisent conspirativement et internationalement, nous devons nous organiser tout
aussi conspirativement et tout aussi internationalement. »
211
. Giorgio Agamben et Yildune Lévy, « Le secret le mieux gardé de l’affaire de Tarnac », Le
Monde, 15 novembre 2012.
212
. Commission d’enquête sur les missions et modalités du maintien de l’ordre républicain
dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, instituée à la
suite de la mort de Rémi Fraisse (60 auditions menées du 3 décembre 2015 au 21 mai 2015).
64

sécurité pour lutter contre la menace terroriste ne saurait être détournée pour répondre aux
risques d’ordre public liés à des manifestations revendicatives. » Ainsi, Joël Domenjoud,
membre de la legal team de la Coalition Climat 21 (130 associations et syndicats), a été
contraint de pointer trois fois par jour au commissariat de Malakoff (Hauts-de-Seine), à
9 heures, 13 heures et 19 h 30. Selon la Coalition et la Ligue des droits de l’homme, le
ministère de l’Intérieur reprochait à ce membre du collectif de soutien à la ZAD de Notre-
Dame-de-Landes de faire « partie de l’ultragauche parisienne qui veut remettre en cause la
tenue de la COP21 »213.
Ces précautions sécuritaires et répressions policières inédites ne sont pas parvenues à entraver
complètement l’action des militants altermondialistes, écologistes, libertaires, syndicalistes et
même politiques qui entendaient manifester pour un « état d’urgence climatique », en
scandant le slogan adopté par presque tous : « Changeons le système pas le climat ! » Le
dimanche 29 novembre 2015, place de la République, à Paris, des associations de
désobéissance civile non violentes, comme le « Parti pirate Île-de-France », les
« Décroissants », ou le collectif des « Désobéissants », ont ignoré l’interdiction de manifester.
L’association Avaaz214 a ainsi disposé plusieurs tonnes de chaussures place de la République
en déclarant : « Nos chaussures marcheront pour nous. » Les dépôts de chaussures du pape
François, de Ban Ki-moon, secrétaire général de l’ONU, et d’artistes connus ont légitimé
fortement cette mise en scène de la colère de la société civile. Des manifestants ont aussi
formé une chaîne humaine, depuis la même place, sur le boulevard Voltaire, à l’appel d’autres
organisations, parmi lesquelles Attac, Les Amis de la Terre, Alternatiba et les syndicats
Solidaires. L’ancien porte-parole du NPA, Olivier Besancenot, était également présent ; il
dénonça à cette occasion « un dimanche noir pour le droit de manifester ». L’organisation
anarchiste Alternative libertaire (AL) et Ensemble !, membre du Front de gauche, avaient
également mobilisé leurs militants.
Beaucoup d’entre eux avaient lu et diffusé un appel lancé par une trentaine de personnalité
intellectuelles et artistiques, publié par Libération le 24 novembre 2015, sous le titre de
« Bravons l’état d’urgence, retrouvons-nous le 29 novembre place de la République ». Parmi
les différents abus de l’état d’urgence dénoncés par cet appel, le blocage des zadistes de
Notre-Dame-des-Landes était souligné : « Dimanche [22 novembre], en Loire-Atlantique,
c’est une caravane de 200 vélos accompagnée de 5 tracteurs qui a été bloquée par les forces
de l’ordre : il s’agissait de dissuader les cyclistes de rejoindre Paris pour la COP21. »
Peine perdue ! Environ 200 zadistes de Notre-Dame-des-Landes sont parvenus à se regrouper,
avant la fin novembre, sur plusieurs lieux de la région parisienne. Le 1er décembre, par
exemple, ils étaient nombreux au Jardin d’Alice, un local associatif de Montreuil (Seine-
Saint-Denis). « S’il faut, comme tous l’ont répété, continuer à vivre, pour nous, continuer à
vivre, c’est continuer à manifester. COP21 maintenue, projet d’aéroport maintenu, il n’y a pas
eu d’hésitation à maintenir le convoi », témoignait une opposante au projet d’aéroport à
Notre-Dame-des Landes venue à vélo de Loire-Atlantique215. Empêchés de rejoindre le
plateau de Saclay (Essonne), où ils devaient être accueillis par un agriculteur, les zadistes ont

213
. « Moi, Joël Domenjoud, militant assigné à résidence… », propos recueillis par Alexandre
Fache, L’Humanité, 3 décembre 2015.
214
. Avaaz – qui signifie “voix” dans plusieurs langues d’Asie, du Moyen-Orient et de
l’Europe de l’Est – est un « mouvement mondial en ligne », lancé en janvier 2007, souhaitant
« fédérer les citoyen(ne)s de toutes les nations pour réduire l’écart entre le monde que nous
avons et le monde voulu par le plus grand nombre ».
215
. Marie-Adélaïde Scigacz, « Malgré l’état d’urgence, les zadistes de Notre-Dame-des-
Landes se mobilisent pour la COP21 : “On a tellement l’habitude d’être bâillonnés” »,
Francetv info, 3 décembre 2015.
65

accompli la mission qu’ils s’étaient assignée : « Porter notre message sur la route jusqu’à
Paris, car notre lutte est porteuse d’espoir pour beaucoup de gens. » Ensuite, beaucoup d’entre
eux sont restés pour participer aux mobilisations alternatives du « off » de la COP21, comme
le Tribunal international des droits de la nature, réuni les 4 et 5 décembre, à la Maison des
métallos, par Global Alliance for the Rights of Nature, End Ecocide on Earth, Nature Rights
et Attac France, ou comme le Sommet citoyen pour le climat, organisé les 5 et 6 décembre par
la Coalition Climat 21, à Montreuil, avant d’ouvrir une Zone d’action climat (ZAC), du 7 au
11 décembre, au « Centquatre », dans le XIXe arrondissement de Paris.

Faucheurs de chaises

Au cours de la même période, où état d’urgence et COP21 cohabitaient tant bien que mal,
d’autres militants alternatifs, écologistes et non-violents passèrent à l’action, par centaines,
contre l’évasion fiscale. Le 3 décembre 2015, à 10 heures du matin, les Faucheurs de chaises
se pressaient en masse au 16, boulevard des Italiens, à Paris, devant le siège prestigieux de
BNP Paribas, obligeant les agents de sécurité de la plus grande banque française à fermer ses
portes pour toute la matinée. Au même moment, six agences de la même banque étaient
également fermées aux alentours. Boulevard des Italiens, des centaines de militants
écologistes formaient une chaîne humaine pour barrer l’accès au siège haussmannien de BNP
Paribas. Membres d’Action non violente-COP21, vêtus de gilets jaune fluo, altermondialistes
d’Attac en T-shirts blancs, clowns activistes bariolés, écologistes aux couleurs vertes de Bizi !
(« Vivre ! », en basque), d’Alternatiba ou des Amis de la Terre, tous se sont alignés derrière
un filin en plastique rouge et blanc indiquant « Zone d’évasion fiscale », brandissant des
crocodiles gonflables pour évoquer les îles Caïmans où BNP Paribas maintient plusieurs
filiales.
« Il s’agit d’une action de réquisition citoyenne », précisait l’économiste Thomas Coutrot,
porte-parole du collectif les Faucheurs de chaises. « Nous sommes ici pour fermer
symboliquement la banque, qui est une zone d’évasion fiscale », expliquait l’économiste
Maxime Combes, membre d’Attac. Plusieurs personnalités intellectuelles, morales, politiques
et des mouvements sociaux étaient venues soutenir l’action de désobéissance civile : Patrick
Viveret, philosophe, ancien conseiller référendaire à la Cour des comptes et ancien conseiller
de Michel Rocard, Claude Alphandéry, ancien résistant et financier de haut niveau, Pierre
Larrouturou, président de Nouvelle Donne, Éric Coquerel, coordinateur national du Parti de
gauche, Jean-Baptiste Eyraud, fondateur de Droit au logement (DAL), José Bové, député
européen écologiste, lequel expliquait : « On a essayé d’obliger à la transparence sur la
circulation fiscale, mais il y a un blocage institutionnel. Quand tous les canaux de la
démocratie sont bouchés, il ne reste aux citoyens que la désobéissance. »
En quelques mois d’actions pacifiques, depuis février 2015, 235 chaises ont été
« réquisitionnées » dans différentes banques, en France, et 196 d’entre elles se sont retrouvées
exposées place Jean-Jaurès, à Montreuil, le dimanche 6 décembre 2015, lors d’un Forum
citoyen mondial des alternatives, où les cinq continents étaient représentés et où se sont
pressés plus de 30 000 personnes. Ces 196 chaises correspondaient au nombre exact de pays
présents au sommet officiel de la COP21, façon symbolique, pour le Mouvement pour la
justice climatique, de faire entendre sa voix, en dépit de l’état d’urgence.
L’initiative des actions des Faucheurs de chaises revient aux militants écologistes et
altermondialistes de l’association basque Bizi !, lesquels avaient « saisi » huit chaises de
l’agence HSBC de Bayonne, promettant de les restituer lorsque la banque se serait acquittée
des sommes qu’elle aurait dû payer au fisc français. Le succès médiatique de ce premier
66

« fauchage de chaises » avait alors incité l’association à multiplier ce type d’opérations pour
dénoncer les paradis fiscaux en général.
Les fauchages de chaises bancaires se sont donc multipliés, avec le soutien d’Attac, des Amis
de la Terre et de personnalités a priori intouchables. Edgar Morin, Patrick Viveret, l’essayiste
franco-américaine Susan George, le sociologue Alain Caillé, à l’origine du Manifeste
convivialiste, et Claude Alphandéry ont accepté, les premiers, de recéler des chaises
confisquées par Bizi !, en « complice solidarité ».
Le dimanche 6 décembre 2015, les explications des Faucheurs de chaises ont facilement
convaincu les milliers de visiteurs du Forum citoyen de Montreuil. « Alors que les décideurs
laissent entendre qu’il manque quelques dizaines de milliards d’euros pour financer la lutte
contre le dérèglement climatique et permettre l’adaptation des pays les plus vulnérables, il y a
aujourd’hui pas moins de 20 000 milliards de dollars perdus dans les paradis fiscaux, avec la
complicité de banques françaises ! Depuis plusieurs mois, un mouvement populaire non
violent de réquisition de chaises prouve la détermination des citoyens à rétablir la justice
climatique », plaida Txetx Etcheverry, porte-parole de Bizi ! « Il est scandaleux que l’un des
sponsors de la COP21, la BNP Paribas, maintienne ses filiales dans les paradis fiscaux et
poursuive son soutien à des activités climaticides, comme les énergies fossiles. En plaçant la
Conférence climat sous un tel patronage, le gouvernement français prouve que la porte est
toujours grande ouverte aux lobbies des grands pollueurs, contre les intérêts des peuples »,
dénonça de son côté Florent Compain, des Amis de la Terre.
Devant 196 délégués de la société civile venus du monde entier et qui s’étaient donné rendez-
vous pour siéger au Sommet des 196 Chaises, les animateurs des Faucheurs de chaises,
mouvement de « désobéissance civique non violente », annoncèrent que le fauchage de
chaises bancaires allait se poursuivre et s’étendre au plan international. Des personnalités
comme Marcos Arruda, économiste brésilien, Hindou Oumarou Ibrahim, coordinatrice de
l’Association des femmes peules autochtones du Tchad, Anabella Rosenberg, responsables
des questions environnementales à la Confédération internationale des syndicats, Yeb Saño,
négociateur philippin à la COP21, Txetx Etcheverry, de Bixi ! et d’Alternatiba, Susan George
et d’autres porte-parole venus des cinq continents firent connaître les « solutions des peuples
pour financer la transition »216 : taxe sur les transactions financières, taxe carbone,
restructuration des dettes publiques, création monétaire pour le climat et l’emploi,
désinvestissement des combustibles fossiles, etc. Tous lancèrent également cet appel en
faveur du fauchage de chaises bancaires : « Nous appelons l’ensemble des mouvements
citoyens du monde entier à utiliser cette méthode simple, non violente et créative, pour placer
au cœur du débat public mondial cette question de l’évasion fiscale et des paradis fiscaux et
obtenir enfin la mise en œuvre effective de décisions plusieurs fois annoncées mais
régulièrement étouffées sous la pression des lobbies financiers. »
Huit mois plus tôt, à Paris, j’avais rejoint Edgar Morin, Patrick Viveret, Susan George, Alain
Caillé, Claude Alphandéry et Txetx Etcheverry, afin d’assister à leur action commune de
« receleurs solidaires » de chaises « saisies » à la banque HSBC, début février217. Depuis le
12 février, une enquête préliminaire sur le « vol en réunion » de huit chaises à l’agence HSBC
de Bayonne (Pyrénées-Atlantiques) rencontrait des difficultés, semblait-il, insurmontables. Le
18 février, trois de ces sièges seulement avaient été repris, à l’occasion d’une perquisition au
siège de l’association écologiste non violente Bizi !, mais cinq chaises d’HSBC demeuraient

216
. Voir Thomas Coutrot, David Flacher et Dominique Méda (dir.), Pour en finir avec ce
vieux monde. Les chemins de la transition, Utopia, 2011, et Pascal Chabot, L’Âge des
transitions, PUF, 2015.
217
. Antoine Peillon, « Edgar Morin prend la tête d’un collectif d’intellectuels contre l’évasion
fiscale », art. cit.
67

introuvables, en dépit des efforts de la police : auditions de militants de Bizi !, demandes de


prises d’empreintes génétiques sur les mêmes militants, interrogatoires pressants, etc.
Le 31 mars 2015, Txetx Etcheverry était auditionné pour la troisième fois, notamment sur
l’implication éventuelle dans le recel des cinq sièges manquants de Thomas Coutrot,
coprésident d’Attac, de Florent Compain, président des Amis de la Terre, de Vincent Drezet,
secrétaire général du syndicat Solidaires Finances publiques (premier syndicat de la Direction
générale des finances publiques) et de Patrick Viveret, président du mouvement SOL (« pour
une appropriation citoyenne de la monnaie »). Le militant basque non violent déclara alors :
« Les moyens incroyables mis dans la recherche de ces cinq chaises soulignent d’autant plus
cyniquement l’absence scandaleuse de mesures prises pour retrouver les mille milliards
d’euros que coûte chaque année l’évasion fiscale aux recettes publiques européennes, selon
l’ancien commissaire Michel Barnier. »
Dès lors, la cause de l’association Bizi ! a été partagée par un nombre croissant d’associations,
dont le CCFD-Terre solidaire, Attac, les Amis de la Terre, etc. Le 8 avril 2015, Patrick
Viveret organisait une réunion à Paris, au domicile d’Alain Caillé. Avaient une nouvelle fois
répondu à l’appel Claude Alphandéry, Susan George et Edgar Morin. Tous se sont alors assis
sur la chaise HSBC apportée par Patrick Viveret et se la sont échangée, sur le trottoir d’une
avenue du XIVe arrondissement, devant une agence de BNP Paribas, tandis que je les
interviewais et les photographiais…
Répondant à mes questions, Edgar Morin, au meilleur de sa forme, inscrivait sa présence et
celle de son ami Claude Alphandéry « dans une lignée de ce que fut la Résistance, mais aussi
d’autres résistances beaucoup moins dangereuses, mais qui nous impliquaient quand même ».
Il me déclara, avec vivacité : « Aujourd’hui, contre quoi faut-il résister ? Il faut résister contre
deux barbaries. Une barbarie que nous connaissons tous, qui se manifeste par le Daech, par
les attentats, par les fanatismes les plus divers. Et l’autre barbarie, qui est froide, glacée, qui
est la barbarie du calcul, du fric et de l’intérêt. Dans le fond, face à ces deux barbaries, tout le
monde devrait, aujourd’hui, résister. »
Qualifiant sa solidarité symbolique avec l’association Bizi ! de « geste de résistance », Edgar
Morin précisa : « Vous savez, quand on était contre l’occupant nazi, on était pour la liberté.
Aujourd’hui, je suis contre l’évasion fiscale et les procédés de ces banques comme HSBC,
mais je suis aussi pour le bien de la France et le bien-être des Français. »

Les Désobéissants

Une filiation est ainsi tracée entre les résistants à l’occupation nazie et les militants
écologistes, altermondialistes et non violents d’aujourd’hui, lesquels se reconnaissent
volontiers dans l’esprit et les méthodes du collectif des Désobéissants, qui entend
« promouvoir et former à l’action directe non violente et la désobéissance civile218 ». Le
premier stage de formation à l’activisme non violent a été organisé dans le Vercors, en
décembre 2006, lieu évidemment symbolique. Depuis, des dizaines de stages se sont déroulés
dans toute la France et à l’étranger. Des stages spéciaux ont également été organisés pour
former les militants aux techniques particulières du clown-activisme, de la grimpe militante,
du vidéo-activisme, de la relation aux médias…
Le manifeste du collectif des Désobéissants rappelle les motivations et expose les choix
tactiques de leurs partisans : « Nous sommes un certain nombre à penser que la situation
inquiétante de notre planète nous impose de retrouver le chemin de formes d’action et de lutte
plus efficaces et plus radicales. Nous croyons que la réalité des rapports de force que nous

218
. Voir www.desobeir.net.
68

subissons en matière de nucléaire civil et militaire, de protection de l’environnement contre


les pratiques de certaines multinationales, de mondialisation de l’injustice sociale… exigent
de renouer avec une culture de la désobéissance civile/civique, de l’action directe non
violente, du refus radical et ludique. […] Parce que nous voulons nous battre pour la défense
de la vie et de la justice sociale, nous avons décidé de nous organiser en un groupe de
volontaires et d’activistes prêts à agir de manière directe et non violente aussi souvent que
nécessaire et possible. »
Les Désobéissants se décrivent eux-mêmes en ces termes : « Nous sommes des faucheurs
d’OGM, des démonteurs de panneaux publicitaires, des clowns-activistes, des dé-gonfleurs de
4×4 de ville, des inspecteurs citoyens de sites nucléaires, des intermittents du spectacle, des
activistes écologistes, des hébergeurs de sans-papiers, etc. Nous pensons que nos luttes et nos
méthodes relèvent d’une dynamique altermondialiste plus indispensable que jamais, et que
c’est ensemble, et dans l’action directe non violente, que nous rendrons possible la
transformation radicale de notre société, et de ce fait notre survie à tous dans un monde
redevenu vivable. »
Le succès de cette initiative est indiscutable : « Depuis septembre 2015, il y a bien un millier
de personnes à travers la France qui ont été formées à la désobéissance civile, trois cents
durant ces derniers jours », affirmait, le 10 décembre, Isabelle Frémeaux, membre du
laboratoire d’imagination insurrectionnelle, elle-même formatrice. « Nous sommes face à un
gouvernement qui utilise un événement tragique pour faire taire la critique sur la question
climatique », protestait-elle, à propos de l’interdiction des grandes marches pour cause d’état
d’urgence. « Et comme les gens – et pas forcément les plus militants – restent déterminés à
agir, ils se tournent vers les actions de désobéissance », assurait-elle219. Sylvine Bouffaron,
qui participait alors aux mobilisations d’action non violente (ANV COP21), partageait son
espoir : « On rêve, pour le combat climatique, de faire émerger un mouvement à la Martin
Luther King ! »
De fait, le mouvement de désobéissance civile pour la justice climatique vise à mondialiser sa
cause et ses actions, à l’occasion d’un prochain « printemps du climat ». « Du 7 au 15 mai
prochains [2016], au Brésil, au Canada, aux États-Unis, en Indonésie et ailleurs, nous allons
organiser d’importants mouvements de désobéissance civile et des actions non violentes pour
combattre directement les projets d’exploitation des énergies fossiles », a ainsi annoncé Payal
Parekh, directrice générale de l’ONG 350.org lors d’une conférence de presse, le jeudi
10 décembre, en marge de la COP21. « Des gens se disent : “Trop, c’est trop” et sont prêts à
aller en prison », ajoutait Kumi Naidoo, directeur exécutif international de Greenpeace.
La sociologue Sylvie Ollitrault a bien vu que la nouvelle génération d’écologistes français,
celle qui commença à se faire entendre dans les années 2010, recourt plus volontiers que celle
issue des années 2000 à « un mode d’action direct qui emprunte aux formes d’illégalisme de
l’occupation comme les ZAD220 ». Elle a aussi noté que, « dans ce contexte, une forte
circulation entre le monde des associations organisées et celui des réseaux militants qui
veulent expérimenter de nouveaux modes de consommation, de production tout en luttant
contre des projets d’aménagement, marque la période », mais aussi qu’« une forme de

219
. Terra Eco, 10 décembre 2015.
220
. La Vie des idées (laviedesidees.fr), 8 décembre 2015. Sylvie Ollitrault, Militer pour la
planète. Sociologie des écologistes, PUR, 2008 ; Graeme Hayes et Sylvie Ollitrault, La
Désobéissance civile, Les Presses de Sciences Po, coll. « Contester », 2013. Lire aussi, de
Sandra Laugier et Albert Ogien : Pourquoi désobéir en démocratie ?, La Découverte, 2010,
nouv. éd., 2011. La philosophe Sandra Laugier est particulièrement inspirée par Ralph Waldo
Emerson dont l’idéal est la « démocratie radicale » : Une autre pensée politique américaine.
La démocratie radicale, d’Emerson à Stanley Cavell, Michel Houdiard, 2004.
69

radicalisation, y compris non violente et ludique, traverse ces mouvements portés par les
ONG ».
Ainsi, désormais, parmi les ONG écologistes, « une aile modérée côtoie une tendance qui tend
à se radicaliser, portée par une nouvelle génération “mouvementiste” qui pense que les
négociations ne suffisent plus et qu’il est temps de passer à l’action directe, aux projets
alternatifs ». Au nom du climat, une nouvelle radicalité se fait ainsi jour qui interpelle les
analystes en place, « comme si les citoyens non entendus essayaient de se réapproprier un
espace de protestation citoyenne ». « Quand on parle de “radicalisation”, précise-t-elle, il faut
penser aux actions dites violentes méprisant la vie humaine et à celles qui, peu à peu, se
multiplient et sont nourries par une exaspération citoyenne face à une classe politique qui perd
en légitimité à force de renoncements nationaux ou internationaux221. »

Le temps de la résistance civile

Dans ce contexte de terrorisme, d’état d’urgence policier, de montée des violences, de déni
démocratique et, en réaction, de radicalisation des luttes écologistes, sociales et
altermondialistes, l’historien Jacques Semelin me confia, aux fins de publication, un texte
précis et méditatif sur notre temps et la nécessité d’organiser la résistance civile222.
« On ne peut plus échapper à ce terrible constat : le retour de la Peste en Europe,
singulièrement en France », constate-t-il d’emblée. Avant de poursuivre : « La Cité est
aujourd’hui gagnée par la peur, ou plutôt par une angoisse diffuse qui risque de dresser les
individus les uns contre les autres. La Peste ronge les esprits jusqu’aux plus intelligents. Ce
mouvement ne date pas d’aujourd’hui, prenant racine dans le chômage de masse et le
ressentiment de tous ceux qui se sentent méprisés et rejetés. Dans ce pays, ça sent la guerre. »
Rejetant « la clôture identitaire, d’un “Nous” triomphant – décomplexé – qui s’affirme contre
un “Eux” à vilipender et exclure », et dénonçant les « discours xénophobes qui appellent au
rejet de cet Autre en trop, vu comme une cinquième colonne », l’historien223 disqualifie aussi
« la surenchère sécuritaire » et démagogique entre les élites politiques qui risque de porter
l’État « jusqu’à créer des camps d’internement pour étrangers, comme l’a fait le
gouvernement Daladier en 1938, puis le régime de Vichy pour les Juifs ». De ce point de vue,
la promulgation de l’état d’urgence et les interdictions qui ont pesé sur les manifestations,
dans le contexte de la COP21, « aux fins de prévenir une action terroriste », ont eu comme
conséquence que « les forces de l’ordre ont réprimé des manifestants non violents qui se
battent pour la vie ».
Pour Jacques Semelin, il n’existe qu’un seul remède véritable « à la Peste », une solution
« qui tient aux ressources propres de la société civile ». Tirant la pleine leçon de ses travaux
scientifiques, l’historien affirme : « Mes quelque trente années de recherches sur les

221
. Lire aussi Albert Ogien et Sandra Laugier, Le Principe démocratie. Enquête sur les
nouvelles formes du politique, La Découverte, 2014.
222
. Jacques Semelin, « Le temps de la résistance civile », recueilli par Antoine Peillon, La
Croix, 18 décembre 2015.
223
. Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris (IEP Sciences Po) et directeur de
recherche au CNRS, Jacques Semelin a créé un cours sur les génocides et violences de masse
à l’IEP. Il a publié, entre autres livres majeurs : Sans armes face à Hitler. La Résistance civile
en Europe (1939-1943), Payot, 1989 ; Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et
génocides, Seuil, 2005 ; Résistance civile et Totalitarisme, André Versaille, 2011 ;
Persécutions et Entraides dans la France occupée. Comment 75 % des Juifs de France ont
échappé à la mort, Seuil, 2013.
70

résistances non armées tendent à le montrer, y compris dans des situations d’extrême
violence : l’antidote à la Peste, c’est déjà l’entraide spontanée entre les individus, telle qu’elle
s’est aussitôt exprimée avec les victimes des attentats ; des jeunes ont su tout de suite utiliser
les réseaux sociaux en ce sens. Dans le quotidien, elle se traduit par un geste d’amitié et de
convivialité avec celui ou celle qui est stigmatisé. Plus encore, c’est une solidarité agissante et
organisée envers cet “Autre en trop”. […] C’est une résistance du quotidien contre la peur, qui
passe par la parole et la sociabilité. »
Sur la base de cette expérience nourrie par près d’un siècle d’Histoire européenne, Jacques
Semelin conclut : « Bref, le temps est au développement d’une résistance civile, de l’intime et
du partage. Qui sait si elle se transformera un jour en une force du nombre dans l’espace
public ? C’est une résistance de vie, qui nous fait redécouvrir les valeurs de liberté, d’égalité
et de fraternité, et qui donne sens à nos fragiles existences. »
71

IX

L’esprit de Résistance

La Résistance fait obstacle à la libido dominandi (saint Augustin).


La terreur appartient pleinement à l’ordre de la domination et de la
cruauté et contredit de facto les horizons émancipateurs de tout
projet « libérateur ». […] Là où la Résistance dessine une « société
éthique » transversale, fût-elle exceptionnelle, contingente,
transitoire, le « terrorisme », lui, porte la mort pour la mort, dans
une tension de destruction, de haine, de toute-puissance et de
raison instrumentale. […] La confusion entre « Résistance » et
« terrorisme » n’a pas donc pour conséquence un défaut cognitif,
elle participe d’une « carence éthique » – comme on dit « carence
affective » ou « carence alimentaire » – qui entame l’humain dans
l’Homme.

Gérard Rabinovitch224.

Il est donc revenu le temps de la Résistance. Et ce sont les derniers grands résistants à
l’occupation nazie qui nous le disent. J’ai déjà évoqué ce que me confia Edgar Morin, en avril
2015, alors qu’il se constituait receleur de chaises confisquées dans une agence bancaire de
HSBC.
Le 16 juin 2015, Egard Morin me raconta ce qu’avait été pour lui le sens de sa Résistance, à
l’époque de l’Occupation : « Évidemment, c’était bien entendu l’horreur du nazisme, c’était
bien entendu un sentiment patriotique, mais j’avais aussi l’impression que je luttais pour le
sort de toute l’humanité, que j’étais un tout petit atome dans une bulle gigantesque qui luttait
pour l’émancipation de toute l’humanité. Et, aujourd’hui, cette idée de l’humanité, je l’ai
gardée, je l’ai toujours gardée dans ma perspective et dans mes engagements successifs225. »

Plus de justice, plus de liberté

À l’occasion de l’entrée au Panthéon de Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle-Anthonioz,


Pierre Brossolette et Jean Zay, le 27 mai 2015, Edgar Nahoum, qui entra en Résistance en
1942, à l’âge de 21 ans, sous le pseudonyme de Morin, se souvenait des tout premiers jeunes
gens à avoir dit non, tel Pierre Hervé, l’un des chefs du mouvement Libération-Sud avec Jean-
Pierre Vernant, et témoignait de son état d’esprit à l’époque : « Nous étions jeunes, nous

224
. Gérard Rabinovitch, Terrorisme/Résistance. D’une confusion lexicale à l’époque des
sociétés de masse, Le Bord de l’eau, 2014. Né en 1948 à Paris, Gérard Rabinovitch est le fils
du résistant Léopold Rabinovitch – membre du réseau Carmagnole-Liberté des FTP-MOI
(Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée) de Lyon, déporté comme résistant à
Dachau en 1944 – et de Anna née Portnoï, « enfant cachée » pendant la guerre. Il est le neveu
du résistant Léon Rabinovitch, également membre du réseau Carmagnole-Liberté des FTP-
MOI de Lyon, déporté avec son frère Léopold à Dachau.
225
. Entretien vidéo pour cogito.tv.
72

avions l’élan et la ferveur de la jeunesse, nous pensions que vivre, c’était risquer notre vie
plutôt que de nous planquer. »
Il racontait aussi quels étaient les espoirs et l’idéal de tous ces jeunes gens qui s’engagèrent
dans le combat, armés ou non, contre l’ordre pétainiste de collaboration avec les nazis : « Il
régnait un certain messianisme. Nous avions la conviction qu’après la guerre, on allait créer
une société nouvelle, un monde nouveau. Résister, c’était bien sûr risquer sa vie, mais aussi
vivre dans l’exaltation pour la patrie et pour l’humanité. Malgré les malheurs, malgré les amis
arrêtés, tués, j’étais plein de vie. Au point que, après la Libération, j’ai eu une mauvaise
période, une sorte de dépression. » À propos du programme du Conseil national de la
Résistance (CNR), publié en mars 1944 sous le titre Les Jours heureux, Edgar Morin
soutenait que « le programme du CNR était une façon à la fois juste et naïve d’annoncer cette
démocratie sociale » qu’il espérait avec la plupart de ses camarades. Il analysait : « Il
s’agissait de marquer une rupture avec la IIIe République, qui était frappée d’un profond
discrédit, avec ses scandales à répétition, son incapacité à surmonter la crise, les événements
du 6 février 1934 ou encore les échecs du Front populaire. » Et concernant notre époque,
d’affirmer : « Je crois que, dans nos temps actuels, il faut résister contre les deux grandes
menaces que sont le retour des fanatismes religieux, ethniques et nationalistes, d’un côté, et le
pouvoir hégémonique de la spéculation financière, de l’autre. Derrière le règne du fric, c’est le
règne du calcul qui est en train de s’imposer. On croit que l’on peut connaître le monde
seulement par le calcul : le PIB, le taux de croissance, les sondages d’opinion… Il n’y a
aucune mesure du danger, aucune pensée politique. L’état du monde se dégrade, mais les
optimistes se félicitent qu’il y ait de plus en plus de voitures en Chine ou au Brésil ! La
mondialisation a créé des richesses, oui, c’est incontestable, mais elle crée encore plus de
misère. Sans oublier les périls planétaires liés à l’environnement. »
Faisant, comme d’autres, la comparaison entre les années 1930 et la période actuelle, Edgar
Morin confiait : « Tout au long de ces années 1930, l’Occident a été dans un état
d’aveuglement permanent, accumulant erreurs et illusions. […] Sommes-nous dans une
situation comparable ? Nous avons la chance de ne pas avoir un voisin hégémonique
susceptible de déclencher la guerre. Mais nous sommes dans un même somnambulisme, par
exemple dans notre politique au Moyen-Orient. On intervient par des frappes aériennes qui
font de plus en plus de morts civils, créant l’impression que l’Occident repart en croisade
contre les Arabes. Et nos alliés, ce sont l’Arabie saoudite et le Qatar… Quelle incohérence
quand on prétend défendre les droits de l’homme ! C’est ça, le somnambulisme226. »
En avril 2015, lors du recel symbolique des chaises de la banque HSBC organisé par Alain
Caillé, un camarade de Résistance d’Edgar Morin était également présent : Claude
Alphandéry, ancien lieutenant-colonel des Forces françaises de l’intérieur, qui fut énarque,
diplomate, expert économique auprès de l’ONU à New York, président de la Banque de
construction et des travaux publics. Un temps conseiller de Michel Rocard et de François
Mitterrand, l’ancien banquier a témoigné de la continuité de l’esprit de Résistance dans toutes
ses activités militantes, jusqu’à aujourd’hui. Dans un petit livre très personnel227, Claude
Alphandéry rappelait : « En m’attachant depuis trente ans à l’économie sociale et solidaire, je
pense avoir retrouvé les valeurs de résistance qui ont traversé les générations de mes aïeux. Je
vis moi-même mes derniers combats entre inquiétude et espérance : les capteurs de pouvoir et
d’argent sécrètent des illusions, des fantasmes, des frustrations, des détresses, des angoisses et
des boucs émissaires. Mais beaucoup d’autres, avec qui je vis de grands moments
d’espérance, ont appris à mieux utiliser leurs connaissances pour défendre nos chances de

226
. Edgar Morin, « Nous sommes condamnés à résister », propos recueillis par Éric
Aeschimann et François Armanet, L’Obs, 21-27 mai 2015, p. 80 et 81.
227
. Claude Alphandéry, Une famille engagée, Odile Jacob, 2015.
73

bâtir un nouveau monde. Comment ne pas voir l’urgence d’organiser, avec eux, cette
Résistance, d’affermir cette occasion de renouveau ? »
Par ailleurs, depuis quelques années, un autre compagnon d’Edgar Morin et de Claude
Alphandéry, Stéphane Hessel, n’a cessé d’exprimer sa conviction que le temps de la
Résistance était bien à nouveau d’actualité. Né à Berlin en 1917, naturalisé français en 1937,
élève à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1939, il rejoint dès mai 1941 la France
libre du général de Gaulle, à Londres. Travaillant alors au Bureau de contre-espionnage, de
renseignement et d’action (le BCRA), il mène des missions clandestines en France, en 1944,
avant d’être arrêté, torturé, déporté et de réussir finalement à s’évader… En 2010, il publiait
Indignez-vous !, un livret dont la diffusion se compta rapidement en centaines de milliers
d’exemplaires228. À l’âge de 93 ans, il s’exclamait : « Quelle chance de pouvoir en profiter
pour rappeler ce qui a servi de socle à mon engagement politique : les années de Résistance et
le programme élaboré il y a soixante-six ans par le Conseil national de la Résistance ! […] De
ces principes et de ces valeurs, nous avons aujourd’hui plus que jamais besoin. Il nous
appartient de veiller tous ensemble à ce que notre société reste une société dont nous soyons
fiers : pas cette société des sans-papiers, des expulsions, des soupçons à l’égard des immigrés,
pas cette société où l’on remet en cause les retraites, les acquis de la Sécurité sociale, pas cette
société où les médias sont entre les mains des nantis, toutes choses que nous aurions refusé de
cautionner si nous avions été les véritables héritiers du Conseil national de la Résistance. »
Souhaitant insuffler l’énergie morale de la révolte dans les générations actuelles, Stéphane
Hessel écrivait encore : « Le motif de base de la Résistance était l’indignation. Nous, vétérans
des mouvements de Résistance et des forces combattantes de la France Libre, nous appelons
les jeunes générations à faire vivre, transmettre, l’héritage de la Résistance et ses idéaux.
Nous leur disons : prenez le relais, indignez-vous ! Les responsables politiques, économiques,
intellectuels et l’ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser
impressionner par l’actuelle dictature internationale des marchés financiers qui menacent la
paix et la démocratie. Je vous souhaite à tous, à chacun d’entre vous, d’avoir votre motif
d’indignation. C’est précieux. Quand quelque chose vous indigne comme j’ai été indigné par
le nazisme, alors on devient militant, fort et engagé. On rejoint ce courant de l’histoire et le
grand courant de l’histoire doit se poursuivre grâce à chacun. Et ce courant va vers plus de
justice, plus de liberté, mais pas cette liberté incontrôlée du renard dans le poulailler229. »
Regardant le présent avec un optimisme volontaire, Stéphane Hessel constatait « avec plaisir
qu’au cours des dernières décennies se sont multipliées les organisations non
gouvernementales, les mouvements sociaux comme Attac, la Fédération internationale des
droits de l’homme, Amnesty international… qui sont agissants et performants. Il est évident
que pour être efficace aujourd’hui, il faut agir en réseau, profiter de tous les moyens modernes
de communication. Aux jeunes, je dis : regardez autour de vous, vous y trouverez les thèmes
qui justifient votre indignation […]. Vous trouverez des situations concrètes qui vous amènent
à donner cours à une action citoyenne forte. Cherchez et vous trouverez ! »230.
En mars 2012, à peine un an avant sa mort survenue le 27 février 2013, Stéphane Hessel
écrivait la présentation d’une nouvelle édition du programme du Conseil national de la
Résistance, sous le titre Vérités d’hier, Résistances d’aujourd’hui231. Il nous laissait ainsi un
testament politique dans lequel il réaffirmait : « Le Programme insiste sur l’instauration d’une

228
. Stéphane Hessel, Indignez-vous!, Indigène éditions, 2010, éd. revue et augmentée,
décembre 2011.
229
. Ibid., p. 11 et 12.
230
. Ibid., p. 16.
231
. Stéphane Hessel, Vérités d’hier, Résistances d’aujourd’hui. Suivi du programme du
Conseil national de la Résistance, L’Esprit du temps, 2012.
74

véritable démocratie économique et sociale, le droit au travail et le droit au repos, la sécurité


sociale et de l’emploi, l’éviction des féodalités économiques et financières de la direction de
l’économie, la nationalisation des grands moyens de production, des sources d’énergie, des
richesses du sous-sol, des assurances et des grandes banques, la possibilité effective pour tous
les enfants, quel que soit leur origine, de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture,
pour réellement fonder une république nouvelle. Tout le sens de mon petit livre Indignez-
vous !, c’est de rappeler que ces valeurs, qui devrait nous être chères aujourd’hui encore, ne
sont plus respectées232. »
Au-delà du rappel des objectifs du programme du Conseil national de la Résistance, l’ancien
diplomate, qui fut secrétaire de la commission ayant élaboré, à l’ONU, la Déclaration
universelle des droits de l’homme, en 1948, appelait une dernière fois ses concitoyens à
« réinventer la démocratie ». Il affirmait, non sans une profonde inquiétude : « La démocratie
est un objectif difficile à atteindre, mais il mérite que l’on s’y consacre. Certaines mesures du
programme du CNR, destinées à être appliquées dès la Libération, l’ont été, mais bien sûr pas
toutes. Et combien subsistent vraiment aujourd’hui ? Par exemple, celles concernant
l’établissement d’une démocratie qui se veuille la plus large possible et rende la parole au
peuple français. Sur ce point, on peut se demander si la France d’aujourd’hui est encore
démocratique. Je ne le pense pas, ne serait-ce que parce que nous avons un président élu au
suffrage universel, ce qui pour moi est contraire à la vraie démocratie. C’est antidémocratique
au sens britannique du terme. Et au sens du Conseil national de la Résistance, qui ne
souhaitait pas ce mode d’élection. Nous sommes incontestablement dans un processus de
“dessèchement” de la démocratie. […] En France, nous observons depuis plusieurs décennies
une dérive de l’appareil d’État vers une forme d’autocratie. […] Sur le seul plan des
institutions, notre Constitution de la Ve République, transformée en 1961 par l’élection du
président au suffrage universel, n’est pas démocratique233. »
Revenant sur son petit livre Indignez-vous ! et sur le succès international extraordinaire de
celui-ci, Stéphane Hessel rappelait : « S’il suffisait de s’indigner pour que les choses
changent, on se tromperait tout à fait objectif. Le second petit livre que j’ai publié, Engagez-
vous !234, indique bien qu’il ne faut pas s’en tenir à l’indignation, mais aller vers un objectif
politique clair. De plus, si l’indignation doit vous amener à pratiquer une violence agressive,
on manque également le but. Mon petit livre Indignez-vous ! insiste sur la non-violence
comme moyen de faire progresser les choses235. »
Enfin, en conclusion de son dernier texte, Vérités d’hier, Résistances d’aujourd’hui, Stéphane
Hessel indiquait que l’écologie était devenue le « nouveau combat », nous invitant tous à nous
attaquer « aux problèmes fondamentaux de la Terre et de la dégradation de notre
biosphère236 ».
Accueil des étrangers, progrès social, solidarité économique, démocratie, non-violence,
écologie… Les lignes de fond de l’idéal et de l’action du résistant perpétuel étaient ainsi
clairement tracées afin d’orienter les citoyens d’aujourd’hui. Des lignes de fond éthiques et
politiques partagées par tous ses anciens camarades, vétérans les plus célèbres de la
Résistance contre la Collaboration et les nazis.

232
. Ibid., p. 19 et 20.
233
. Ibid., p. 23-26.
234
. Stéphane Hesssel, entretiens avec Gilles Vanderpooten, Engagez-vous !, Éditions de
l’Aube, 2011, nouv. éd. 2013.
235
. Stéphane Hessel, Indignez-vous!, op. cit., p. 31 et 32.
236
. Stéphane Hessel, Vérités d’hier, Résistances d’aujourd’hui, op. cit., p. 39-41.
75

Les jours heureux

En témoigne l’Appel à la commémoration du soixantième anniversaire du programme du


CNR, proclamé à la Maison de l’Amérique latine, à Paris, le 8 mars 2004, à l’initiative des
associations Attac et Nantes est une fête. Sa première publication fut suivie la semaine
suivante d’un colloque, à Nanterre (Hauts-de-Seine), en présence des derniers résistants les
plus importants, d’historiens et de responsables associatifs ou syndicaux. À l’occasion, le
texte fut renommé « Appel des résistants aux jeunes générations ». Voici les passages les plus
significatifs du message que ces personnalités souhaitaient transmettre aux générations
actuelles : « Au moment où nous voyons remis en cause le socle des conquêtes sociales de la
Libération, nous, vétérans des mouvements de Résistance et des forces combattantes de la
France Libre, appelons les jeunes générations à faire vivre et retransmettre l’héritage de la
Résistance et ses idéaux toujours actuels de démocratie économique, sociale et culturelle. […]
Nous appelons, en conscience, à célébrer l’actualité de la Résistance, non pas au profit de
causes partisanes ou instrumentalisées par un quelconque enjeu de pouvoir, mais pour
proposer aux générations qui nous succéderont d’accomplir trois gestes humanistes et
profondément politiques au sens vrai du terme, pour que la flamme de la Résistance ne
s’éteigne jamais ». L’essentiel de ces trois gestes tient en quelques lignes :
« Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l’ensemble de la société ne
doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par l’actuelle dictature internationale
des marchés financiers qui menace la paix et la démocratie. »
« Nous appelons ensuite les mouvements, partis, associations, institutions et syndicats
héritiers de la Résistance à dépasser les enjeux sectoriels, et à se consacrer en priorité aux
causes politiques des injustices et des conflits sociaux, et non plus seulement à leurs
conséquences, […] sachant que le fascisme se nourrit toujours du racisme, de l’intolérance et
de la guerre, qui eux-mêmes se nourrissent des injustices sociales. »
« Nous appelons enfin les enfants, les jeunes, les parents, les anciens et les grands-parents, les
éducateurs, les autorités publiques, à une véritable insurrection pacifique contre les moyens de
communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la
consommation marchande, le mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et
la compétition à outrance de tous contre tous. »
L’Appel se concluait ainsi : « Plus que jamais, à ceux et celles qui feront le siècle qui
commence, nous voulons dire avec notre affection : “Créer, c’est résister. Résister, c’est
créer.” » Il était signé par Lucie Aubrac, Raymond Aubrac, Henri Bartoli, Daniel Cordier,
Philippe Dechartre, Georges Guingouin, Stéphane Hessel, Maurice Kriegel-Valrimont, Lise
London, Georges Séguy, Germaine Tillion, Jean-Pierre Vernant et Maurice Voutey.
En 2007, 2008 et 2009, l’esprit de Résistance, pour reprendre le titre d’un livre de Serge
Ravanel237, a soufflé fort lors des rassemblements citoyens qui prirent place sur le plateau des
Glières (Haute-Savoie), haut lieu de la Résistance où un Maquis fut décimé en mars 1944 par
les nazis et la milice française. À l’appel de Stéphane Hessel et de Raymond Aubrac,
l’association Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui entendait dénoncer « l’imposture » de
Nicolas Sarkozy, lequel était venu aux Glières, à trois reprises, afin d’y affirmer que son
action politique était la continuation du programme du Conseil national de la Résistance… En
2010, les Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui republiaient le programme du CNR sous
son très beau titre d’origine : Les Jours heureux238.
Le 17 mai 2009, les Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui organisèrent, sur le plateau des
Glières, un rassemblement de près de 4 000 personnes, venues sans banderoles, ni tracts, ni

237
. Serge Ravanel, L’Esprit de résistance, Seuil, coll. « L’histoire immédiate », 1995.
238
. Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui, Les Jours heureux, La Découverte, 2010.
76

insignes politiques. Après Raymond Aubrac et d’autres orateurs, Stéphane Hessel concluait
cette réunion par un dernier discours : « Sachez que la désobéissance, la préférence donnée
aux valeurs par rapport à la loi, c’est une partie de notre citoyenneté, de notre citoyenneté
résistante. Résister, c’est refuser d’accepter le déshonneur, c’est continuer à s’indigner lorsque
quelque chose est proposé qui n’est pas conforme à ses valeurs, qui n’est pas acceptable, qui
est scandaleux. » Se tournant vers les plus jeunes, venus nombreux, il les avertissait qu’ils
allaient « avoir en face d’eux un monde avec des défis qui ne peuvent être abordés utilement
qu’en restant fermement attachés aux valeurs fondamentales sans lesquels notre humanité
risque de péricliter »239.
En annexe des Jours heureux, on trouve une sorte de Bottin des collectifs et des associations
civiques qui recense ceux qui « s’associent, s’activent, résistent ensemble et, […] obtiennent
des résultats ». De nombreux domaines d’action sont ainsi arpentés : lutte contre le chômage,
défense des droits de l’homme, désobéissance pédagogique à l’Éducation nationale,
dénonciation du « flicage », de la vidéosurveillance et même des nanotechnologies, défense
de l’information et observation des médias, action contre la publicité ravageuse dans le
paysage, logement, nucléaires, OGM, sans-papiers, santé publique, semences paysannes,
services publics, solidarités internationales, vélo et transports collectifs, et même humour240…
Comment refuser ou seulement ignorer encore que les leçons des résistants à l’occupation
nazie, tissées d’idéaux humanistes et sociaux, forgées dans l’épreuve de la haine et de la
violence, puissent inspirer et même guider la citoyenneté actuelle ? Comment ne pas
comprendre, en les écoutant ou en les lisant, qu’il ne peut y avoir de saine et bonne politique
que fondée sur la « vertu morale » ? C’est ce que Tzvetan Todorov a souhaité démontrer à
partir des destins d’une pléiade d’« insoumis »241. Ressuscitant les pensées et les actes les plus
significatifs d’Etty Hillesum, de Germaine Tillion, de Boris Pasternak, d’Alexandre
Soljenitsyne, de Nelson Mandela, de David Shulman et d’Edward Snowden, l’historien et
philosophe relève que « le trait commun de tous les personnages dont je relate le destin est le
refus de se soumettre docilement à la contrainte ». Il ajoute que « l’insoumission est en même
temps une résistance, une affirmation ». Développant cette idée dialectique de l’insoumission,
Todorov explique : « C’est un double mouvement permanent, où l’amour de la vie se mêle
inextricablement avec la détestation de ce qui l’infecte. Résister signifie, d’abord, une forme
de combat qu’un ou plusieurs êtres humains livrent contre une autre action, physique et
publique, menées par d’autres humains. » Mais, au-delà de l’opposition plus ou moins
violente à d’autres hommes, l’insoumission « s’entend aussi dans un autre sens, non plus par
opposition à un adversaire plus puissant, mais par rapport à des forces impersonnelles qui
agissent à l’intérieur de nous », et l’essayiste de conclure : « ces divers personnages ont
quelques autres traits communs, en particulier chacun est engagé simultanément dans l’action
et dans la réflexion, la pratique et la théorie : ils sont acteurs de la vie publique et, en même
temps, écrivent des textes ou prononcent des discours publics »242.
À nouveau, on le voit, la Résistance fondée sur l’indignation et l’insoumission est autant
morale et spirituelle que pratique et physique. Par ailleurs, il faut relever avec force que,
même chez ceux dont l’engagement n’a pas échappé à l’usage des armes, l’éthique de la non-
violence est un thème constant. Pour résumer, il n’y a pas de Résistance qui vaille sans
philosophie de la Résistance.

239
. Ibid., p. 163-165.
240
. Ibid., p. 177-195.
241
. Tzvetan Todorov, Insoumis, Robert Laffont/Versilio, 2015.
242
. Ibid., p. 33, 34 et 37.
77

Humanisme

Edgar Morin a compris, dès 1942, et clairement dit, en 2015, qu’« il régnait un certain
messianisme » dans la Résistance. L’historienne Alya Aglan dans son ouvrage Le Temps de la
résistance243 cite Bernanos (« L’espérance est un risque à courir. C’est même le risque des
risques ») et le commente : « Ce risque assumé par des individus est le signe authentique de
leur liberté, qui se fonde elle-même sur le risque irréductiblement singulier de la mort. » Et en
même temps, la Résistance est un continuum de gestes modestes et d’actes qualifiés a
posteriori d’héroïques, aussi courageux les uns que les autres, tous inspirés par une finalité
qui nécessite de la patience et le sens des opportunités immédiates. Ainsi, en Résistance,
l’attente n’est pas passive, elle est prudente préparation. Et Alya Aglan cite René Cerf-
Ferrière : « Rien n’est inutile dans la Résistance : le tract, le journal, la radio, le murmure, le
sabotage, l’action directe. Tout est lié et ne fait qu’un. » Et tout est justifié par une espérance
révolutionnaire qu’Edgar Morin qualifie de « messianique ».
Le temps de la Résistance est tendu vers l’avenir par l’espérance. Alya Aglan évoque le
« temps des planificateurs », qui commence dès 1940 lorsque le général de Gaulle et les
premiers résistants « intérieurs » rédigent les « plans » d’un monde nouveau, démocratique,
social, pacifique, dont l’utopie fraternelle s’inscrit dans la tradition humaniste de la
Renaissance et des Lumières européennes. C’est dire que l’espérance était dans la Résistance
– comme ensuite dans les années de la guerre froide – un principe révolutionnaire244, y
compris chez les royalistes, nombreux dans les maquis, car lecteurs enthousiastes de
Bernanos. Femmes et hommes, de droite et de gauche, communistes et chrétiens, aristocrates,
bourgeois, ouvriers : la Résistance se référait presque toujours à la Révolution de 1789, règne
de l’esprit humaniste qui se formalisa dans le programme du CNR comme dans le magnifique
préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 qui institua la IVe République245. Et Alya
Aglan de résumer : « La Résistance est un humanisme. »246
Il y a donc, sous le terme « humanisme », l’incontestable esprit de Résistance que
philosophes, historiens, ethnologues, écrivains, poètes, journalistes – nombreux parmi les tout
premiers à refuser de se soumettre à l’occupant, comme déjà évoqué – ont irrigué de leurs
lectures et de leurs recherches. Quant aux ouvriers, employés et paysans engagés dans la
même première Résistance, les témoignages recueillis par les historiens montrent à quel point
leur combat était mené au nom d’une philosophie souvent aussi explicite qu’implicite, d’une
éthique revendiquant radicalement dignité, liberté et justice.

243
. Alya Aglan, Le Temps de la Résistance, Actes Sud, 2008. Alya Aglan est historienne,
professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, auteur d’une thèse sur le mouvement
Libération-Nord (La Résistance sacrifiée. Le mouvement Libération-Nord, 1940-1947,
Flammarion, 1999, coll. « Champs », 2006), co-directrice, avec Jean-Pierre Azéma, de Jean
Cavaillès résistant. Ou La pensée en actes (Flammarion, 2002), co-directrice, avec Robert
Frank, de 1937-1947. La guerre-monde I, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2 vol., 2015.
244
. Voir l’œuvre philosophique majeure d’Ernst Bloch, Le Principe Espérance (1954-1959),
Gallimard, 3 vol., 1976, 1982 et 1991. Sur le crucial enjeu métaphysique du « principe
Espérance », mais également du « principe Responsabilité », voir Avishag Zafrani, Le Défi du
nihilisme. Ernst Bloch et Hans Jonas, Hermann, 2014.
245
. Lire la belle méditation de Tzvetan Todorov sur la valeur contemporaine de la tradition
humaniste dans Le Jardin imparfait. La pensée humaniste en France, Grasset, 1998, Livre de
poche, coll. « Biblio Essais », 1999.
246
. Voir le magnifique chapitre de son Temps de la Résistance, op. cit., p. 223-253, consacré
au « temps de l’humanité ».
78

Alya Aglan a définitivement montré que l’engagement de tous était fondé sur « la conscience
d’un passé partagé », notamment la Révolution française, mais également sur des valeurs
universelles, parmi lesquelles le respect de la personne humaine, inscrites dans la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen de 1789247, mais également sur les Tables de la loi de
Moïse et dans le Testament chrétien. Ainsi, la Résistance fut aussi « une confrontation entre
vérité et réalité », une disqualification presque métaphysique des « réalistes » de Vichy. « Le
choix d’un absolu de vérité constitue l’horizon commun de tout engagement résistant »,
affirme l’historienne. L’histoire de la Résistance est conçue ici comme la révélation de « la
volonté d’hommes et de femmes engagées dans des combats qui dépassent les horizons
purement militaires, afin d’assurer l’avènement d’une humanité mieux armée moralement,
capable de répondre au souci premier du bonheur humain ».
Tous les grands mouvements de Résistance, Libération-Nord, Libération-Sud, Combat, etc.,
se préoccupaient tout à la fois du « court terme de la Libération » et de la « République à
refonder », du « moyen terme de l’Europe à construire » et du « long terme de l’humanité
désaliénée, libérée ». Dès juillet 1942, de vifs débats ont lieu, à Lyon, au sein du Comité
général d’études créé à l’initiative de Jean Moulin, qui portent sur la reconstruction à venir de
la France, de ses institutions, solidarités sociales et économiques, mais également sur l’Europe
à créer, et même sur l’humanité qu’il faudra préserver pour toujours du totalitarisme. Presque
tous les grands mouvements de Résistance ont rédigé et diffusé, dans la clandestinité, des
programmes de réconciliation entre les peuples et de création d’une Europe fédérale, conçue
comme étant une première étape d’une fédération mondiale des peuples. Un chapitre du livre
d’Alya Aglan est consacré à ces projets universalistes et à la coordination, encore trop
ignorée, des Résistances française, danoise, norvégienne, néerlandaise, polonaise,
tchécoslovaque, yougoslave, italienne et allemande248.
Il apparaît alors clairement, en lisant cette analyse des motifs politiques et spirituels de la
Résistance, que celle-ci était plus un soulèvement, voire une révolution, pour l’avènement
d’un nouveau monde qu’une insurrection contre la barbarie de l’occupant nazi et de ses
serviteurs pétainistes. Gérard Rabinovitch, confirme pleinement ce point de vue, dans son très
dense ouvrage Terrorisme/Résistance : « Pour la notion de résistance, tout est simple. Elle
prend consistance dans le soubassement éthico-politique de la Révolution. Elle appartient à sa
logique interne émancipatrice et anti-tyrannique. Elle est congruente à l’universalisme et
alumine l’humanisme (l’amour du genre humain) de l’élan révolutionnaire de la première
période. Sa scène originelle consonne avec celle des Founding Fathers de 1776, des Pères
fondateurs des États-Unis, chers à Hannah Arendt. La même qui avait servi de socle aux
puritains anglais du XVIIe siècle249. »
Suivant, comme Alya Aglan et Tzvetan Todorov, la ligne de décryptage philosophique de la
Résistance, Gérard Rabinovitch souligne à quel point, dans les actions de sabotage ou les
coups de main armés, celles et ceux qui luttaient – parfois à mort – contre l’occupant faisaient

247
. À propos de la Révolution française comme source d’inspiration politique : Hannah
Arendt, De la révolution, op. cit., p. 329-430 ; Claude Lefort, Essais sur le politique XIXe-
XXe siècle, Seuil, 1986, coll. « Points Essais », 2001, p. 81-212 (« Sur la Révolution ») ;
Olivier Bétourné et Aglaia I. Hartig, Penser la Révolution. Deux siècles de passion française,
La Découverte, 1989, p. 202-216 (« Edgar Quinet et Hannah Arendt : retour au politique ») ;
Marcel Gauchet, La Révolution des droits de l’homme, Gallimard, 1989.
248
. Quatre rencontres eurent lieu, entre mars et juillet 1944, au cours desquelles des
représentants des mouvements de Résistance de ces neuf pays se mirent d’accord sur le
programme commun d’une Europe fédérale incarnant les valeurs de la Résistance et
réintégrant l’Allemagne dénazifiée dans la communauté européenne.
249
. Gérard Rabinovitch, Terrorisme/Résistance, op. cit., p. 15 et 16.
79

tout pour éviter d’atteindre les populations civiles, au prix parfois « d’attaques avortées en
raison des risques possibles » pour celles-ci. Il écrit : « Les actions des résistants comportaient
une dimension supplémentaire. Elles contenaient, en elles-mêmes, l’empreinte du motif de
leur combat. Posant des limites à leurs actions, les résistants faisaient une distinction, qui avait
une signification éthique, entre ceux qui pouvaient être tués et ceux que l’on ne devait pas
tuer, même par accident. […] Les fins de la Résistance : abattre la tyrannie, sous forme
d’oppression ou d’occupation, sauvegarder quelque chose de la Menschlichkeit, du “sentiment
d’humanité”, éléments constitutifs d’une civilisation de vie, bornaient les moyens en retenue.
La légitimité des moyens y était corrélée à l’équité des fins250. »
Enfin, le philosophe et sociologue tient à relever la dimension principalement éthique de la
Résistance, en redonnant à celle-ci toute son étendue opérationnelle, sociale et morale : « Il
convient d’ajouter qu’étaient inclus dans le maillage des actes de Résistance tous les actes de
Résistance civile non armée, pas moins héroïques que ceux des groupes de partisans armés :
ainsi du sauvetage des enfants juifs et, dans la mesure du possible de leurs familles, le
sauvetage des livres interdits et de bibliothèques entières vouées aux bûchers, ou celui
d’objets de culte. Là encore, une œuvre pratique de civilisation. La Résistance armée et la
Résistance de sauvetage ont été travail de culture, non de “faibles”, mais de “petits”. […]
Transcendant les différences d’origine sociale, les clivages politiques, les asymétries de
responsabilités politiques, les diversités professionnelles ; mobilisant des hommes et des
femmes de toutes conditions, des enseignants laïcs et des hommes de foi, des ouvriers et des
paysans, des diplomates et des fonctionnaires, la Résistance solidarisa des individualités dans
un lien social momentané, invisible, inexploré de l’ordinaire sociologique : la société
éthique251. »

Combat pour la Vie

Cette société éthique fut profondément une communauté fraternelle où s’expérimenta, comme
jamais, la vertu politique de l’amitié252. Ainsi en témoigna Jean-Pierre Vernant, dans son très
beau livre Entre mythe et politique, et comme je l’ai entendu nous le dire souvent, lorsque
j’étais enfant : « Pendant la guerre, je me suis trouvé proche de gens qui étaient des militants
catholiques, ou même qui avaient été membres de l’Action française. Le fait d’avoir pris
ensemble, avec passion, des risques très grands m’a conduit à ne plus les voir de la même
façon, et moi, je ne suis plus exactement le même depuis. Je n’ai plus porté le même regard
sur les chrétiens, ni même sur les nationalistes, à certains égards, dès lors qu’ils sont devenus
presque automatiquement mes amis, c’est-à-dire mes proches, de par notre engagement
commun dans des choses d’une importance affective considérable. De même, ceux qui étaient
communistes et qui ont participé activement à la Résistance à côté de non-communistes ont
été profondément modifiés dans leur façon d’être communistes ; ils ont, à mes yeux, cessé de
croire qu’il s’agissait soit de conquérir les autres, soit de les éliminer. Ils ont été amenés à
penser qu’il devait exister un moyen de s’entendre avec les autres pour créer quelque chose

250
. Ibid., p. 59 et 60.
251
. Ibid., p. 60 et 61.
252
. Voir Giorgio Agamben, L’Amitié, Payot & Rivages, 2007, où la relecture d’Aristote
permet d’affirmer que « l’amitié est si étroitement liée à la définition de la philosophie que
l’on peut dire que sans elle la philosophie ne serait pas possible » (p. 7). Lire également les
profondes réflexions personnelles de Jean-Pierre Vernant, sous le titre « Tisser l’amitié »,
dans Entre mythe et politique, Seuil, 1996, p. 17-31.
80

ensemble. Et l’amitié, c’est aussi cela : s’accorder avec quelqu’un qui est différent de soi pour
construire quelque chose de commun253. »
D’autres paroles de Jean-Pierre Vernant, citées dans un phénoménal recueil de soixante
témoignages, La France résistante d’Alain Vincenot, permettent de saisir à quel point
l’éthique de la Résistance, cette amitié citoyenne, était un combat pour la vie : « Pétain ne
suscitait pas seulement en moi une réaction à ce qu’il y a de plus noir et de plus haïssable,
mais symbolisait le crétinisme, la bêtise grotesque. J’étais là et il y avait contre lui toute ma
jeunesse, mes copains, les filles que j’ai connues, les chansons, le Front populaire, les
vacances, les auberges de jeunesse, toute cette joie de vivre dans l’amitié, dans un monde de
liberté, d’espoir254. » Cet hymne à la vie trouve un écho dans le prologue du puissant
témoignage de Marie-José Chombart de Lauwe, Résister toujours, où l’enseignement
inlassable de l’Histoire se nourrit du même mouvement, à la fois instinctif et raisonné, que le
premier engagement dans la Résistance : « Je voudrais vous raconter l’histoire d’une jeune
femme de 92 ans. Bien sûr, entre la gamine qui est entrée dans la Résistance à 17 ans et la
personne qui écrit ces lignes, il s’est écoulé une longue vie. Physiquement, je suis une
personne différente, presque étrangère au feu follet qui pédalait sur les routes de Bretagne
avec des messages planqués dans sa ceinture ou dans ses cours. Mais je ne peux m’empêcher
de penser qu’en mon for intérieur je suis restée la même, intact. Mes choix, mes engagements,
mes révoltes sont identiques. […] Alors, encore et encore, jusqu’à mon dernier souffle, je dois
raconter, comme une dernière manière de résister. Et aux jeunes gens à qui je m’adresse, j’ai
toujours la même conclusion : la vie est belle255. » Pierre Brossolette lui-même ne déclara-t-il
pas, le 18 juin 1943 : « Colonels de 30 ans, capitaines de 20 ans, héros de 18 ans, la France
combattante n’a été qu’un long dialogue de la jeunesse et de la vie256. »
Il faut pourtant se garder de confondre ce goût pour la vie, ces réflexes éthiques, avec un
quelconque penchant naturel de certains individus. Le travail original de Fabienne Federini,
sociologue, sur l’engagement des intellectuels dans la première Résistance, et notamment sur
l’engagement dans la lutte armée des philosophes Jean Cavaillès et Jean Gosset, dès 1940, a
montré que leurs choix individuels, comme ceux des frères Jacques et Jean-Pierre Vernant,
tout jeunes agrégés de philosophie, se sont inscrits dans la continuité d’engagements
politiques au cours des années 1930, ont exprimé des cultures familiales et parfois religieuses
(le protestantisme chez les Cavaillès) et ont profité de réseaux relationnels tissés bien avant la
guerre. La détermination sociale et culturelle de l’entrée en Résistance ne peut être niée, d’où
l’importance donnée à l’éducation civique des enfants et des adolescents. En conclusion de

253
. Jean-Pierre Vernant, ibid., p. 26 et 27, cité dans l’indispensable album et recueil de
documents de Guillaume Piketty, Résister. Les archives intimes des combattants de l’ombre,
préface de Raymond Aubrac, Textuel, 2011, p. 72, et dans Julien Blanc, Au commencement de
la Résistance, op. cit., p. 374.
254
. Alain Vincenot, La France résistante. Histoires de héros ordinaires, Éditions des Syrtes,
2004, p. 18. Lire aussi Georges Charpak, avec Dominique Saudinos, La Vie à fil tendu, Odile
Jacob, 1993 ; Serge Ravanel, L’Esprit de résistance, op. cit. ; Georges-Marc Benamou,
C’était un temps déraisonnable. Les premiers résistants racontent, Robert Laffont, 1999 ;
Robert Belot, Paroles de résistants, Berg International, 2001 ; Jeanne-Marie Martin, Portraits
de résistants. 10 vies de courage, Librio, 2015 ; Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle
Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay au Panthéon, introduction de Mona Ozouf, Textuel,
2015.
255
. Marie-José Chombart de Lauwe, Résister toujours. Mémoires, Flammarion, 2015, p. 13 et
16.
256
. Pierre Brossolette, Résistance (1927-1943), textes rassemblés et présentés par Guillaume
Piketty, Odile Jacob, 1998, nouv. éd., 2015, p. 202.
81

son livre, Fabienne Federini affirme : « Cette recherche établie en effet clairement que c’est
grâce à l’existence de relations sociales, nouées préalablement à juin 1940, et surtout grâce à
leur persistance, qu’ont pu se constituer les premiers “noyaux” de Résistance257. »
Et que c’est bien dans des engagements politiques précédents qu’ont germés souvent des
réflexes de Résistance immédiate. Ainsi, le 17 juin 1940, lorsque Jean-Pierre Vernant (1914-
2007) écoute le discours radiodiffusé du maréchal Pétain dans lequel celui-ci annonce la
capitulation de la France, le tout jeune agrégé de philosophie258, officier en déroute,
démobilisé par surprise, mais déjà militant antifasciste chevronné, décide aussitôt qu’il faut
continuer le combat : « On ne peut tout accepter. J’ai tout de suite remis à sa place ce vieux
maréchal de France, avec son képi et ses yeux bleus, comme représentant de tout ce que je
détestais : la xénophobie, l’antisémitisme, la réaction. C’est mon pays, “ma” France, qui
dégringole et vole en éclats avec ce type, qui se met au service de l’Allemagne nazie en jouant
les patriotes, qui fait sonner des musiques militaires, va chercher la bénédiction de l’Église
catholique pour prendre des lois antisémites et supprime toute forme de vie démocratique259. »
En février 1942, Vernant a rejoint le réseau Libération-Sud, fondé par Emmanuel d’Astier de
La Vigerie. Il est nommé responsable départemental de l’Armée secrète dès novembre 1942.
En 1944, il est le « colonel Berthier », commandant des Forces françaises de l’intérieur de
Haute-Garonne, qui organise la libération de Toulouse (19 août), avec Serge Ravanel260, chef
régional des FFI.
Plus largement encore, il est important de reconnaître la force de l’éducation, de la culture,
des convictions et des idées dans la décision ou la résolution de résister. Michel Terestchenko
a très certainement élucidé, une bonne fois pour toutes, le prétendu mystère de ce type
d’action altruiste, en analysant, d’une part, des expériences de soumission à l’autorité, de
conformisme de groupe ou de passivité face à des situations de détresse, mais aussi, à
l’inverse, en relisant dans le détail les actions considérées comme héroïques de grands
« altruistes » pendant l’Occupation, notamment celles du pasteur André Trocmé et de son
épouse Magda, dans la cité-refuge du Chambon-sur-Lignon261. Le philosophe a ainsi
démontré de façon particulièrement rigoureuse que le courage d’agir pour le bien est motivé
par le désir de se réaliser par la mise en œuvre de principes acquis : « Ce qui ressort
d’enquêtes menées auprès de gens qui ont sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre
mondiale, et notamment des travaux de Samuel et Pearl Oliner262, c’est l’importance cruciale

257
. Fabienne Federini, Écrire ou Combattre. Des intellectuels prennent les armes, La
Découverte, 2006, p. 269. À propos des intellectuels résistants, lire Georges Canguilhem, Vie
et Mort de Jean Cavaillès, Éditions Allia, 1996 ; Alya Aglan et Jean-Pierre Azéma (dir.), Jean
Cavaillès résistant, op. cit. ; Gabrielle Ferrières, Jean Cavaillès. Un philosophe dans la
guerre, 1903-1944, Éditions du Félin, nouv. éd., 2003 ; Julien Blanc, Au commencement de la
Résistance, op. cit. ; Jorge Semprún, Le Métier d’homme. Husserl, Bloch, Orwell. Morales de
résistance, Flammarion, Climats, 2013.
258
. Il entre au CNRS en 1948 et devient l’un des meilleurs spécialistes de la Grèce antique, de
sa religion et de ses mythes. De 1975 à 1984, il est professeur au Collège de France.
Compagnon de la Libération, grand officier la Légion d’honneur, Grand Croix de l’Ordre
national du Mérite et titulaire de nombreuses autres distinctions, il est l’auteur de nombreux
livres rassemblés en deux volumes : Œuvres, Religions, Rationalités, Politique, Seuil, 2007.
259
. Musée de la Résistance 1940-1945 en ligne (Fondation de la Résistance).
260
. Serge Ravanel, L’Esprit de Résistance, op. cit.
261
. Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité. Banalité du mal, banalité du bien,
La Découverte, 2005, nouv. éd., 2007.
262
. Samuel P. Oliner, Pearl M. Oliner, The Altruistic Personality. Rescuers of Jews in Nazi
Europe, Macmillan, 1988.
82

de l’éducation et des convictions éthiques, religieuses ou philosophiques dans la constitution


de ce qu’ils ont appelé la “personnalité altruiste”, dont un trait remarquable est qu’elle se
distingue par une puissante autonomie personnelle, la capacité à agir en accord avec ses
propres principes, indépendamment des valeurs sociales en vigueur et de tout désir de
reconnaissance. »
Et Michel Terestchenko d’insister : « À la définition de l’altruisme comme désintéressement
sacrificiel qui exige l’oubli, l’abnégation de soi en faveur d’autrui – définition que la tradition
morale et religieuse a presque unanimement consacrée –, les résultats des recherches
entreprises sur ce sujet nous invitent à substituer celle-ci : l’altruisme comme relation
bienveillante envers autrui qui résulte de la présence à soi, de la fidélité à soi, de l’obligation,
éprouvée au plus intime de soi, d’accorder ses actes avec ses convictions (philosophiques,
éthiques ou religieuses) en même temps qu’avec ses sentiments (d’empathie ou de
compassion), parfois même, plus simplement encore, d’agir en accord avec l’image de soi
indépendamment de tout regard ou jugement d’autrui, de tout désir social de
reconnaissance263. »
Résister n’est pas affaire d’héroïsme, mais bien plus de fidélité à soi-même, de « présence à
soi », d’obligation vis-à-vis d’un idéal et d’une éthique, souvent reçus en héritage264. La
Résistance est tradition. Une tradition qui vit dans toutes les dissidences, objections de
conscience et désobéissances civiles plus ou moins organisées qui ressurgissent dans
l’Histoire chaque fois que la liberté et la dignité sont trop menacées pour que la vie demeure
encore vie humaine. Que ce soit « face à l’extrême », sous les régimes nazi et stalinien par
exemple, ou en période de montée aux extrêmes comme aujourd’hui, nul ne peut se dérober à
la nécessité de « l’action morale » par laquelle « on se conforme à l’idée même d’humanité »,
et par laquelle on participe même à « son accomplissement ». Ce qui d’ailleurs nous fait
« éprouver une joie profonde »265…
La même anthropologie de l’action morale, expression de l’altruisme, est développée par
Michel Terestchenko dans Un si fragile vernis d’humanité : « Aussi comprend-on mieux les
trois aspects clés de l’action altruiste : il est nécessaire que le sujet se soustraie à la léthargie
du témoin par le sentiment d’une obligation impérieuse qu’il éprouve comme allant de soi,
comme étant “naturelle”, qu’il n’y réponde pas par respect de principes éthiques purement
formels et abstraits, et qu’il trouve dans son engagement, aussi périlleux puisse-t-il être, une
réelle joie, une plénitude de l’accomplissement de soi dans la mise en œuvre de toutes ses
facultés, en sorte que cet engagement n’a rien, strictement rien, de sacrificiel266. »

Calvin & Cie

Se dérober plus longtemps, par aveuglement, lâcheté ou servitude volontaire, à l’Appel lancé
en 2004 par les vétérans de la Résistance et de la France Libre, aux injonctions fraternelles de
Stéphane Hessel, à la leçon d’accomplissement de soi dans l’action morale et altruiste, telle
que vérifiée par Tzvetan Todorov et Michel Terestchenko chez les « sauveurs » du Chambon-
sur-Lignon, seraient faillir une nouvelle fois à ce « métier d’homme » auquel Jorge Semprún a
rendu hommage dans son essai sur Husserl, Orwell et Marc Bloch, auquel il a rendu le plus

263
. Ibid., p. 16 et 17.
264
. En témoigne, de façon exemplaire, Charles d’Aragon, La Résistance sans héroïsme, texte
présenté par Guillaume Piketty, Éditions du Tricorne, 2001.
265
. Tzvetan Todorov, Face à l’extrême, Seuil, 1991, nouv. éd., coll. « Points Essais », 1994,
p. 317.
266
. Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité, op. cit., p. 264.
83

vif hommage. À cette fin, il est indispensable de faire mémoire, c’est-à-dire de connaître
l’histoire de la Résistance plutôt que de la commémorer machinalement, et donc de se libérer
de la mythologie belliciste du « héros », laquelle est toujours prétexte à rester tétanisé devant
les ennemis de l’humanité, à se réfugier dans l’indifférence et l’impuissance.
Faire mémoire, c’est faire vivre en soi les valeurs et les exemples de celles et ceux qui, pour le
plus grand nombre, se considéraient comme des « petits » ou des « amateurs inspirés »267,
mais non pas comme des « faibles »268, ni comme des « héros »269. C’est comprendre que
l’esprit de Résistance nécessite sa transmission rigoureuse et vigoureuse, qu’il doit être le
sujet d’une vivante tradition.
Les historiens Arlette Farge et Michel Chaumont ont insisté sur cette puissance morale et
spirituelle des « mots » des résistants, à condition de les lire et de les étudier toujours. Que ce
soit dans les manifestes politiques ou les poèmes de cette époque, tous deux ont vu « vivre un
langage d’espoir et de révolte, qui pousse à agir ». Ils ont aussi relevé que les anciens
résistants qu’ils ont interviewés « tentent d’appeler les jeunes à la vigilance » et ont cité à ce
propos Claire Chevrillon, auteur de Une résistance ordinaire270, qui comme beaucoup de ses
anciens compagnons s’adressaient prioritairement à la jeunesse : « Pour vous qui êtes jeunes,
il me semble intéressant d’avoir une vision de cette époque plus personnelle que celle qu’en
donnent les livres d’histoire. Les grands mots comme “valeurs spirituelles”, “civilisation
contre barbarie” n’ont plus cours aujourd’hui. Mais imaginez un instant ce qu’aurait été votre
vie si Hitler avait gagné la guerre271. »
Parlant de la force initiatique du sentiment d’admiration, cette « vertu » magnifiée par
Descartes, Mona Ozouf insistait, de même que Claire Chevrillon et Marie-José Chombart de
Lauwe, sur « la valeur de l’exemple », à l’occasion de l’entrée au Panthéon de Pierre
Brossolette, Geneviève de Gaulle Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay : « Il [l’exemple
des résistants] ne nous dit pas ce que nous pourrions faire, mais ce que nous devrions faire. Il
ne nous garantit nullement la réussite. Mais même quand il nous paraît hors de portée,
impossible à égaler, reste qu’il nous tire vers le haut, qu’il nous élève, et convient donc à ceux
qu’il s’agit, justement, d’élever. À ces élèves, donnons à lire les quatre histoires que réunit ce
petit livre : celles d’hommes et de femmes très différents les uns des autres, venus d’horizons
politiques et familiaux souvent très éloignés ; si fraternels pourtant, et si semblables dans leurs
choix profonds : le mépris des passions partisanes, l’exercice éclairé de la raison, la foi mise

267
. Philip P. Hallie, Lest Innocent Blood be Shed. The Story of the Village of Le Chambon and
How Goodness Happened There, New York, Harper & Row, 1979 (trad. française Le Sang
des innocents, Stock, 1980), abondamment cité par Tzvetan Todorov et Michel Terestchenko.
Pour une histoire particulièrement complète de la Résistance au Chambon-sur-Lignon, voir
Patrick Cabanel, Philippe Joutard, Jacques Semelin et Annette Wieviorka, La Montagne
refuge. Accueil et sauvetage des juifs autour du Chambon-sur-Lignon, Albin Michel, 2013.
268
. Pour « petits » versus « faibles », voir Gérard Rabinovitch, Terrorisme/Résistance, op.
cit., p. 60.
269
. Tzvetan Todorov, Face à l’extrême, op. cit., p. 257, et Michel Terestchenko, Un si fragile
versnis d’humanité, op. cit., p. 217-222.
270
. Claire Chevrillon, Une résistance ordinaire. Septembre 1939-août 1944, Éditions du
Félin, coll. « Résistance », 1999.
271
. Arlette Farge et Michel Chaumont, Les Mots pour résister. Voyage de notre vocabulaire
politique de la Résistance à aujourd’hui, Bayard, 2005, p. 204.
84

dans l’éducation ; tout cela soutenu par le courage, valeur cardinale sans laquelle les autres
valeurs, fussent-elles républicaines, s’effondreraient272. »
Oui, l’esprit de Résistance est une tradition vivante, à condition d’en faire mémoire
précisément. Aussi, il me semble indispensable de tracer ici, à grands traits, une généalogie
des notions et des pratiques de désobéissance et de Résistance, telles qu’elles sont nées lors de
la Réforme au XVIe siècle et telles qu’elles se sont développées, par la suite, dans des allers et
retours entre les deux rives de l’Atlantique.
Il revient certainement à Jean Calvin d’avoir, dès la première publication de son Institution de
la religion chrétienne, en 1536, introduit « la possibilité pour l’homme d’user de sa raison
pour examiner le contenu et la nature de la loi positive »273, c’est-à-dire des autorités
humaines. L’historienne Isabelle Bouvignies y voit l’acte de naissance des droits de
désobéissance et de résister, lesquels sont au fondement de la philosophie politique
moderne274. Dans le dernier quart du XVIe siècle, plusieurs essais « monarchomaques »
– écrits par des juristes, théologiens et aristocrates protestants qui combattent le monarque,
surtout après les massacres dits de la Saint-Barthélemy (août à octobre 1572) – s’en prennent
à Machiavel, présenté comme le défenseur des tyrans, mais défendent surtout l’idée que les
rois ne sont rois que par investiture populaire et ensuite par contrat. Que l’on ne s’y trompe
pas, les thèses des monarchomaques huguenots ne justifiaient en rien le tyrannicide, mais elles
furent, cependant, « le lieu de gestation d’un droit de résistance au pouvoir »275. Et l’on sait
comment la première publication complète, en 1576, du Discours de la servitude volontaire
(écrit en 1549) d’Étienne de La Boétie, sous le titre Contr’Un, fut le fait « des partisans
calvinistes » qui prirent le prudent Montaigne de court276.
« Bien plus fortement que Calvin, les monarchomaques ont permis de légitimer un droit de
résistance à la tyrannie, sur base théologique évidente et convaincante », synthétise ainsi
Denis Müller, remarquable professeur honoraire d’éthique à la Faculté de théologie et de
sciences des religions de Lausanne (Suisse). Avant d’en tirer de fortes et lucides conclusions
pour aujourd’hui : « Le droit de résistance constitue en quelque sorte la face critique
indispensable de toute éthique théologique du politique […]. On ne dira jamais assez
l’importance cruciale d’un tel droit de résistance. La puissance de la tyrannie menace toujours
aux portes des démocraties apparemment les plus avancées et les plus établies. Elle n’est pas
seulement la tentation des nations en développement, elle opère aussi, de manière sourde et

272
. Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay au
Panthéon, op. cit., p. 12 et 13. Sur la vertu cardinale du courage, lire Cynthia Fleury, La Fin
du courage, Fayard, 2010, Le Livre de Poche 2011.
273
. Hourya Bentouhami-Molino, Le Dépôt des armes. Non-violence et désobéissance civile,
PUF, 2015, p. 83 sq. Les premiers fondements théologiques du « droit de résistance » sont
surtout développés dans l’Institution de la religion chrétienne, Livre IV, chap. XX, section 31
de l’édition de 1560, la dernière du vivant de Calvin (Kerygma-Excelsis, 2009, p. 1429-1431),
mais déjà dans la première édition française de 1541 (traduction de Calvin lui-même), édition
critique par Olivier Millet, Droz, 2008, t. II, chap. XVI, « Du gouvernement civil », p. 1631-
1633 (ou édition par Jacques Pannier, Les Belles Lettres, 1961, t. IV, p. 238-240).
274
. Isabelle Bouvignies, « Monarchomachie : tyrannicide ou droit de résistance ? », dans
Tolérance et réforme. Éléments pour une généalogie du concept de tolérance, textes réunis
par Nicolas Piqué et Ghislain Waterlot, L’Harmattan, 1999, p. 71-98.
275
. Ibid., p. 72 et 73. Voir l’article très dense d’Éric Fuchs, « Résistance », dans Encyclopédie
du protestantisme, sous la dir. de Pierre Gisel, Labor et Fides, PUF, coll. « Quadrige », 2006,
p. 1217.
276
. Étienne de La Boétie, Le Discours de la servitude volontaire, Payot, 1976, nouv. éd.,
Payot & Rivages, 2002, p. 12.
85

sournoise, au cœur des sociétés modernes les plus sophistiquées. La résistance, exemplifiée
par de hautes figures historiques (Bonhoeffer, Gandhi, Martin Luther King, Mandela,
Sakharov, Havel, etc.), ne représente pas uniquement une attitude politique liée à une stratégie
conjoncturelle. Elle plonge ses racines dans un état d’esprit fondamental, dans un sol spirituel
inépuisable, ressource de la liberté intérieure et du refus de la soumission. Une éthique
politique authentique repose sur ce socle inamovible de résistance et d’insoumission, qui ne
peut jamais être mis à l’écart ou entre parenthèses. »277
En 1561, John Knox, disciple écossais de Calvin, s’entretenait ainsi avec la reine Marie
Stuart : « Croyez-vous, lui demandait celle-ci, que, s’ils en ont le pouvoir, les sujets puissent
résister à leurs princes ? » Knox lui répondit : « Si leurs princes excèdent leur mandat,
Madame, et contreviennent aux principes en vertu desquels on leur doit obéissance, cela ne
fait aucun doute : on peut leur résister, même par la force278. » Moins d’un siècle plus tard,
entre 1641 et 1648, les puritains indépendants, dont Cromwell, furent pour une grande part à
l’origine de la Première Révolution anglaise (English Civil War), pendant laquelle le roi
Charles Ier fut destitué, condamné pour haute trahison et décapité le 30 janvier 1649279. Ce fut,
dans toute l’Europe, un « coup de semonce adressé à l’absolutisme », qui « représentait une
mise en pratique du droit de Résistance et marquait la désacralisation de l’autorité royale ».
Publié en février 1649, l’essai de John Milton, De la légitimité des rois et du gouvernement
civil, s’efforçait de légitimer le soulèvement populaire qui fut à l’origine de la Première
Révolution anglaise et proposait une théorie du contrat dans laquelle s’exprimait la profonde
méfiance des puritains indépendants vis-à-vis du pouvoir politique : « Ceux qui désormais par
expérience avaient découvert le danger et les inconvénients d’un pouvoir arbitraire, confié à
n’importe qui, inventèrent des lois, élaborées ou consenties par tous, lois qui cantonneraient et
limiteraient l’autorité de ceux qu’ils choisissaient pour les gouverner280. »
Au milieu du XVIIe siècle, de nombreux membres de la Société religieuse des Amis, plus
connus sous le nom de Quakers, fuyèrent les persécutions de l’Église anglicane et partirent
s’établir aux États-Unis281. Ils fondèrent la ville de Philadelphie et l’État de Pennsylvanie,
créant une république fondée sur une interprétation de la Bible qui impliquait, entre autres, de
considérer les Indiens comme leurs semblables et de refuser l’esclavage. En 1688, une colonie
quaker germanophone de Pennsylvanie fut à l’origine de la première pétition américaine
contre l’esclavage. En 1775, la Pennsylvania Abolition Society se constitua, puis une autre,
équivalente, vit rapidement le jour à New York, dont la moitié des membres étaient des
Quakers. Ceux-ci menèrent des actions contre l’esclavage en créant les premiers réseaux
d’évasion vers le Canada, en établissant des écoles pour les Noirs, alors qu’une loi punissait
toute personne qui apprenait à lire aux esclaves, en exprimant leur opposition par des pétitions
et en menant des campagnes de pression sur les parlementaires. Si leur engagement fut
strictement non violent, les Quakers connurent cependant l’emprisonnement pour non-respect
de la législation esclavagiste. Ils furent même parfois persécutés, lynchés et exécutés282.

277
. Denis Müller, Jean Calvin. Puissance de la Loi et limite du Pouvoir, Michalon, coll. « Le
Bien commun », 2001, p. 75 et 76.
278
. Éric Fuchs et Christian Grappe, Le Droit de résister. Le protestantisme face au pouvoir,
Labor et Fides, 1990, p. 48.
279
. Bernard Cottret, La Révolution anglaise. Une rébellion britannique, 1603-1660, Perrin,
2015.
280
. Ibid., p. 66 et 67. Lire aussi le chef-d’œuvre de Michael Walzer, La Révolution des saints.
Éthique protestante et radicalisme politique, Belin, 1987.
281
. Jeanne Henriette Louis et Jean-Olivier Héron, William Penn et les Quakers : ils
inventèrent le Nouveau Monde, Gallimard, coll. « Découvertes », 1990.
282
. Graeme Hayes et Sylvie Ollitrault, La Désobéissance civile, op. cit., p. 19-21.
86

Dans cette généalogie calviniste de résistance, il est revenu à Henry David Thoreau (1817-
1862) d’être le premier promoteur du concept de « désobéissance civile ». L’auteur de Walden
ou la Vie dans les bois (1854) s’était en quelque sorte exilé à l’intérieur même de son État afin
de ne plus soutenir la guerre et de « ne plus avoir à cautionner l’esclavage par son
consentement tacite ». En 1849, Thoreau avait déjà publié Résistance au gouvernement civil,
une conférence prononcée en 1848, où s’exprimait son « engagement brûlant contre la
barbarie de l’esclavage, qui le conduisit à remettre en cause le texte même de la Constitution
américaine de 1787283 ». Selon Hourya Bentouhami-Molino, les prises de position publiques
contre l’esclavage de l’objecteur de conscience des forêts du Maine donnèrent « un tour plus
politique à la notion de Résistance civile qu’il avait contribué à édifier par sa conférence de
1848 et dont la traduction en termes de “désobéissance civile” allait connaître une
impressionnante fortune ». En fait, cette expression, inventée par l’éditeur de Thoreau, quatre
ans après la mort de celui-ci, « inaugurait une radicale nouveauté dans l’approche du
politique, en rupture avec les théories traditionnelles de la Résistance civile au
gouvernement »284. Ami et maître en transcendantalisme285 de Thoreau, Ralph Waldo
Emerson (1803-1882), l’un des plus grands penseurs américains, également issu de l’Église
protestante unitarienne, fut un éminent désobéissant et résistant civil face à l’esclavagisme286.
Deux grands penseurs contemporains comme Hannah Arendt287 et John Rawls s’inscrivent
nettement, entre autres, dans cette tradition hyper-démocratique américaine de la
désobéissance civile.

Les armes de l’esprit

Par la suite, c’est dans la lecture de Thoreau que Tolstoï, Gandhi et Martin Luther King
puisèrent la philosophie de leurs stratégies de désobéissance non violente. Et, au-delà de ces
figures tutélaires de la Résistance civile, les œuvres de l’ermite de Walden inspirent encore
aujourd’hui nombre de désobéissants. En 1940, c’est au contact des Quakers agissant déjà
dans le Sud de la France pour sauver des Juifs qu’André Trocmé engagea tout le plateau du
Chambon-sur-Lignon, où il était pasteur depuis 1934, dans l’extraordinaire et aujourd’hui
célèbre sauvetage de milliers de réfugiés et d’enfants cachés288.

283
. Henry David Thoreau, Désobéissance civile, Climats, 1992 ; Résistance au gouvernement
civil et autres textes, Le Mot et le Reste, 2011.
284
. Hourya Bentouhami-Molino, Le Dépôt des armes, op. cit., p. 8 sq.
285
. Mouvement d’éducation culturelle et spirituelle issu tout à la fois de l’anti-esclavagisme,
du calvinisme américain, du protestantisme évangélique et unitarien, des théories libertaires
de Charles Fourrier… Voir Raphaël Picon, Emerson. Le sublime ordinaire, CNRS Éditions,
2015, chap. V, « Le transcendantalisme ou le soi sans entrave ».
286
. Sandra Laugier, Une autre pensée politique américaine. La démocratie radicale
d’Emerson à Stanley Cavell, Michel Houdiard, 2004, p. 99-124, et Raphaël Picon, Emerson,
op. cit., chap. X, « L’Anti-Amérique ». Lire aussi Stephen Kalberg, L’Éthique protestante et
l’Esprit de la démocratie. Max Weber et la culture politique américaine, préface d’Alain
Caillé et Philippe Chanial, Le Bord de l’eau, coll. « La Bibliothèque du Mauss », 2014.
287
. Hannah Arendt, « La désobéissance civile », dans Du mensonge à la violence (éd.
américaines : 1969-1972), Calmann-Lévy, 1972, coll. « Pocket », 2002, et dans L’Humaine
condition, Gallimard, coll. « Quarto », 2012, p. 877-913 ; John Rawls, Le Droit des gens,
Esprit, 1996, p. 79-83
288
. Magda et André Trocmé. Figures de résistances, textes choisis et présentés par Pierre
Boismorand, préface de Lucien Lazare, Cerf, 2008 ; Patrick Cabanel, Philippe Joutard,
87

Très tôt le pasteur rencontra, à Marseille, Burns Chalmers, un quaker américain engagé, dès
l’été 1940, dans l’aide humanitaire aux Juifs détenus à Gurs, l’un des premiers et plus
importants centres d’internement. Il faut créé près d’Oloron-Sainte-Marie (Pyrénées-
Atlantiques) aux fins d’y retenir les républicains espagnols fuyant l’Espagne après la victoire
de Franco. Et cette rencontre fut décisive. Lorsque les Juifs étrangers pris dans des rafles
arrivaient à Gurs, les Quakers leur apportaient de la nourriture, tandis que le Comité inter-
mouvements auprès des évacués (devenu « la Cimade ») y créait une bibliothèque de
5 000 livres et distribuait des instruments de musique, ce qui n’améliorait que de façon très
relative les conditions inhumaines d’internement289.
Lors d’un autre de leurs rendez-vous, Burns Chalmers demanda son aide à André Trocmé en
ces termes : « Nous pouvons faire héberger les internés hors des camps, mais personne n’en
veut. Il est très difficile de trouver une commune française qui accepte de courir le risque de
recevoir des hôtes adultes, adolescents ou enfants aussi compromettants. Voulez-vous être
cette commune ? » Le pasteur l’assura aussitôt que Le Chambon-sur-Lignon accepterait
certainement de répondre positivement à son appel. Chalmers lui promit alors que les Quakers
et la Fellowship of Reconciliation290 soutiendraient financièrement l’accueil de leurs protégés.
Lorsqu’André Trocmé rentra au Chambon, le conseil presbytéral de sa paroisse vota
immédiatement son engagement dans cette action. Tout au long de l’Occupation, des fonds
parvinrent en Haute-Loire, depuis Genève, envoyés par les Quakers, la Fellowship of
Reconciliation et les Congrégationalistes (Églises protestantes américaines). Le mémorialiste
du Chambon-sur-Lignon, Gérard Bollon, affirme que le message de Trocmé à ses paroissiens
fut : « Il faut accueillir, il faut protéger, il faut sauver ces réfugiés. »
Arrêté le 13 février 1943 par les Allemands, interné au camp de Saint-Paul-d’Eyjeaux (Haute-
Vienne) pendant près d’un mois, André Trocmé pris finalement le maquis en août 1943, afin
d’échapper à une nouvelle arrestation qui s’annonçait fatale. Maquis à partir duquel il
continua, jusqu’à la Libération, son œuvre de sauvetage. Le pasteur André Trocmé et son
épouse Magda, comme tous leurs compagnons, furent nommés Justes parmi les Nations en
1971. En 1990, le gouvernement israélien reconnut également toute la région du Chambon-
sur-Lignon et ses habitants comme Justes parmi les nations. Au-delà de l’accueil, les habitants

Jacques Semelin, Annette Wieviorka (dir.), La Montagne refuge. Accueil et sauvetage des
juifs autour du Chambon-sur Lignon, Albin Michel, 2013. D’André Trocmé, lire Jésus-Christ
et la Révolution non violente, Labor et Fides, 1961 : « Jésus inaugure le Royaume de Dieu sur
la base des principes du Jubilé de l’Ancien Testament. Ces principes font appel à une
révolution politique, économique et spirituelle, en réponse aux besoins humains. Jésus ne
voulait rien de moins qu’une véritable révolution, avec les dettes pardonnées, les esclaves
libérés, et la terre revenant aux pauvres. »
289
. Dès fin septembre ou début octobre 1939, des mouvements de jeunesse protestants se
regroupent dans le Comité inter-mouvements (CIM), qui devient Cimade dès mars 1940, et
envoient des équipes humanitaires dans le Sud-Ouest. À partir d’août 1940, la Cimade
intervient dans le camp d’internement de Gurs, où sont retenus Tziganes, réfugiés politiques,
intellectuels allemands ayant fui le nazisme... La Cimade assiste également les Juifs fuyant les
persécutions, en organisant notamment leur accueil au Chambon-sur-Lignon, dès 1940, en
coordination avec le « Comité de Nîmes ». À partir de 1943, la Cimade fournit des faux
papiers et achemine en Suisse les Juifs menacés de déportation.
290
. L’International Fellowship of Reconciliation, ou Mouvement international de la
réconciliation (MIR) est une organisation non violente née de la promesse faite, en août 1914,
sur le quai de la gare de Cologne, par deux chrétiens pacifistes, le quaker anglais Henry
Hodgkin (1877-1933) et le luthérien allemand Friedrich Siegmund-Schultze (1885-1969), de
ne pas participer à la Première Guerre mondiale qui venait d’éclater.
88

du plateau Vivarais-Lignon avaient fourni de faux papiers d’identité, des cartes de


rationnement et avaient aidé des dizaines de Juifs à passer la frontière vers la Suisse.
Cette Résistance exemplaire avait commencé par un sermon prononcé par les deux pasteurs
du Chambon-sur-Lignon, André Trocmé et Édouard Theis, le dimanche 23 juin 1940, alors
que l’armistice avec l’Allemagne nazie avait été signé la veille. Le texte de cette prédication
historique fut d’emblée sans ambiguïté : « Frères et sœurs, […] parce que nous n’avons pas
bien usé de la liberté qui nous était donnée, ne renonçons pas à la liberté, sous prétexte
d’humilité, pour devenir des esclaves, et plier lâchement devant les idéologies nouvelles. Ne
nous faisons pas d’illusions : la doctrine totalitaire de la violence a acquis ces derniers jours
un formidable prestige aux yeux du monde, parce qu’elle a, du point de vue humain,
merveilleusement réussi. […] Des pressions païennes formidables vont s’exercer, disions-
nous, sur nous-mêmes et sur nos familles, pour tenter de nous entraîner à une soumission
passive à l’idéologie totalitaire. Si l’on ne parvient pas tout de suite à soumettre nos âmes, on
voudra soumettre tout au moins nos corps. Le devoir des chrétiens est d’opposer à la violence
exercée sur leur conscience les armes de l’Esprit. […] Nous résisterons, lorsque nos
adversaires voudront exiger de nous des soumissions contraires aux ordres de l’Évangile.
Nous le ferons sans crainte, comme aussi sans orgueil et sans haine291. »

Maquisards-camisards

Il y eut, après-guerre, une vaine polémique sur la distinction à faire entre « Résistance
passive », c’est-à-dire spirituelle et civile, et « Résistance active »292. Dans un livre
considérable, Patrick Cabanel a récemment qualifié de « mythes historiographiques » les
récits et commentaires selon lesquels les Résistances spirituelle et civile étaient radicalement
différentes de la Résistance armée, au point que les unes n’avaient jamais rejoint l’autre293.
Malheureusement, l’équipée non violente d’André Trocmé a souvent servi à alimenter cette
dichotomie légendaire. Mais en réalité, à partir de l’année 1942, nombre de résistants civils,
notamment dans les régions refuges comme la Drôme, le plateau Vivarais-Lignon, ou les
Cévennes, furent également les lieux où s’installèrent de très grands maquis de Résistance
armée.
Il est intéressant de relever que la Résistance protestante armée du Sud de la France s’est
rapidement référée à l’épopée des Camisards294, mais aussi à la force de conviction des
prisonnières de la tour de Constance295, sous Louis XV, et aux guerres des anciens huguenots

291
. Patrick Cabanel, Résister, op. cit., p. 45-54.
292
. Voir Sabine Zeitoun, « Résistance active, résistance passive, un faux débat », dans Les
Juifs dans la Résistance et la Libération. Histoire, témoignages, débats, textes réunis et
présentés par RHICOJ (Association pour la recherche et l’histoire contemporaine des juifs),
Éditions du Scribe, 1985.
293
. Patrick Cabanel, De la paix aux résistances, op. cit., p. 317.
294
. Les Camisards, huguenots des Cévennes, menèrent une insurrection contre les
persécutions qui suivirent la révocation de l’édit de Nantes, en 1685. La Guerre des Cévennes
éclata en 1702, à Pont-de-Monvert (Lozère) et dura jusqu’en 1710 environ. Lire Philippe
Joutard, Les Camisards, Gallimard, 1976, coll. « Folio Histoire », 1994, et Marianne
Carbonnier-Burkard, Comprendre la révolte des Camisards, Éditions Ouest-France, 2008.
295
. Lire Ysabelle Lacamp, Marie Durand : « Non à l’intolérance religieuse », Actes Sud,
2012. Arrêtée en 1730, à l’âge de 15 ans, Marie Durand passa trente-huit années emprisonnée
dans la tour de Constance, à Aigues-Mortes (Gard), parce que son frère était un pasteur
clandestin. Au début du XXe siècle, elle personnifie la résistance pacifique au nom de la liberté
89

du Midi : autant d’éléments de mémoire qui légitimaient la violence à l’encontre des


« collabos » et des nazis. Le « résister ! », gravé dans la pierre par Marie Durand, ou l’une de
ses compagnes, devint un mot d’ordre et fut relevé sur de nombreux documents, dont le
blason des protestants gaullistes de Londres, dessiné par le pasteur Franck Christol, aumônier
des Forces françaises libres. Le blason additionne la tour de Constance, la croix huguenote et
la croix de Lorraine, sous le mot « RESISTEZ ». Jacques Poujol est l’auteur de l’hymne d’un
maquis cévenol, dans lequel il cite ce « Résistez » et fait rimer « camisards » avec
« maquisards »296.
Dès l’été 1943, chaque grande vallée cévenole eut son maquis, rattaché à l’Organisation de
Résistance de l’armée (ORA), à l’Armée secrète, aux FTP, ou indépendants297. Pierre Poujol
(1889-1969), le père des frères résistants Jacques Poujol (1922-2012) et Robert Poujol (1923-
2003)298, écrivait en 1944 : « La période du maquis est précédée presque partout par la
période des réfugiés (politiques ou raciaux) augmentés – à partir de février 1943 – par les
réfractaires au service du travail [obligatoire]299. » C’est ainsi que les terres de refuge pour les
Juifs sont devenues terres de maquis. Y compris le plateau du Chambon-sur-Lignon, où
certains leaders protestants, juifs et étudiants en théologie de l’École nouvelle cévenole sont
passés très massivement au maquis.
« En fait, il y a moins opposition que complémentarité entre les modes armé et spirituel de
résistance », peut affirmer l’historien Patrick Cabanel300. Le dimanche 14 juillet 1940, le
pasteur Roland de Pury (1907-1978) a lu, dans son temple lyonnais de la rue Lanterne, une
prédication qui fut un appel explicite à résister au nazisme et à la Collaboration301. Ce

de conscience et de la tolérance. La référence à Marie Durand s’accentue pendant


l’Occupation. L’inscription “résister !” (“REGISTER”) gravée sur la margelle du puits de la
prison est attribuée à Marie Durand qui refusa toujours d’abjurer sa foi.
296
. Sur les nombreuses références des résistants et maquisards protestants aux « huguenots »
et surtout aux « camisards » : Philippe Joutard, La Légende des Camisards. Une sensibilité au
passé, Gallimard, 1977, p. 268-270 , et Patrick Cabanel, Résister, op. cit., p. 37-40.
297
. Patrick Cabanel, De la paix aux résistances, op. cit., p. 330-334.
298
. Maquis de la Soureilhade ou d’Ardaillès (Cévennes), fondé et dirigé par le pasteur
Laurent Olivès, puis maquis Aigoual-Cévennes, à partir de juin 1944.
299
. Pierre Poujol, « Le Maquis au pays des Camisards », Bulletin de la Société de l’histoire du
protestantisme, 1944 (imprimé début 1945), cité par Jacques Poujol, « Refuge et maquis »,
dans Philippe Joutard, Jacques Poujol et Patrick Cabanel (dir.), Cévennes. Terre de refuge
1940-1944, Club Cévenol et Nouvelles Presses du Languedoc, p. 347.
300
. François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, Robert Laffont, coll.
« Bouquins », 2006, p. 907.
301
. Patrick Cabanel, Résister, op. cit., p. 56-66. Voir également la somme du même historien,
Histoire des Justes en France, Armand Colin, 2012, ainsi que le classique Lucien Lazare, Le
Livre des Justes, Jean-Claude Lattès, 1993, coll. « Pluriel », 1996, p. 156-163, où il est
question de Roland et Jacqueline de Pury (Lyon), ainsi que de Magda et André Trocmé (Le
Chambon-sur-Lignon). Plus largement, le chef-d’œuvre de Jacques Semelin, Persécutions et
Entraides dans la France occupée, op. cit., a modifié en profondeur l’historiographie de la
Résistance civile : « Face à la persécution antisémite, nous soutenons donc que la France a
connu entre 1942 et 1944 un important mouvement de réactivité sociale, au sens où nombre
d’individus, sans nécessairement se connaître entre eux, ont porté assistance à d’autres que, le
plus souvent, ils ne connaissaient pas davantage, mais dont ils percevaient la situation de
détresse – du moins de grande vulnérabilité. C’est ce phénomène qui est en soi remarquable et
constitue la marque de cette période historique » (« La solidarité des petits gestes », p. 451-
604).
90

commentaire du huitième commandement des Tables de la Loi est considéré comme étant une
des toutes premières actions de Résistance spirituelle en France302 : « Je sais bien qu’après un
tel carnage, la France peut bien se reposer et dire : j’ai fait ce que je pouvais. Oui, elle avait le
droit de déposer les armes. Mais non pas, non jamais de consentir intérieurement à l’injustice.
[…] La France morte, on pourrait pleurer sur elle, mais la France qui trahirait l’espoir que les
opprimés mettent en elle, mais la France qui aurait vendu son âme et renoncé à sa mission,
nous aurait dérobé jusqu’à nos larmes. Elle ne serait plus la France. […] Si la France, parce
qu’elle est défaite, se met à douter de la justice de cette lutte qu’elle a menée, et si par
conséquent elle étouffe sa mission de justice, alors elle est pis que morte, elle est décomposée,
elle est prête pour toutes les infamies. »
Jusqu’au dimanche 30 mai 1943, jour de son arrestation par la Gestapo, Roland de Pury
continua à faire des prédications de Résistance. En octobre 1940, il entra également dans
l’action, organisant le passage en Suisse de dizaines de Juifs, dont beaucoup d’enfants. Lui et
son épouse Jacqueline offrirent leur maison et le presbytère du temple pour héberger des
membres de la Résistance, des Juifs ou des passeurs qui convoyaient des enfants du
Chambon-sur-Lignon vers la Suisse.
En mai 1943, arrêté par la Gestapo, il est enfermé au fort de Montluc (Lyon), à cause de l’aide
qu’il apportait au mouvement Combat. Avec des bouts de crayons et des morceaux de papier
conservés au risque de se faire fusiller, Roland de Pury écrivit un Journal de cellule, dont une
première édition parut en Suisse avant même la Libération. Vers le 20 juin 1943, il y écrivait,
s’adressant au « Rédempteur » : « Ah ! Tu me fais durement saisir que c’est là justement tout
le problème, l’unique problème de notre destinée : esclavage ou liberté303. »
« Vivre libre ou mourir ! », telle était la devise du maquis des Glières, mais celle également
de la première République, en 1792.

302
. Les thèses de Pomeyrol furent rédigées les 16 et 17 septembre 1941 par douze membres
de l’Église réformée de France (ERF), afin de fournir un appui théologique à la résistance au
nazisme, à la collaboration et au défaitisme. Les signataires souhaitaient que l’ERF prenne
ouvertement position sur l’occupation et ses conséquences, notamment pour les juifs
persécutés. Ces thèses ont été adoptées par le synode régional d’Annecy, en octobre 1941, et
le Conseil national de l’ERF décida, début 1942, de les diffuser à tous les présidents de ses
conseils régionaux. Les thèses de Pomeyrol sont à l’origine de la résistance spirituelle d’un
grand nombre de chrétiens. Voir Henry Mottu, avec Jérôme Cottin, Félix Moser, Didier
Halter, Confessions de foi réformées contemporaines, Labor et Fides, 2000, et La Résistance
spirituelle 1941-1944. Les Cahiers clandestins du Témoignage chrétien, textes présentés par
Renée et François Bédarida, Albin Michel, 2001.
303
. Roland de Pury, Journal de cellule, La Guilde du Livre (Lausanne), 1944, p. 90. Roland
de Pury (1907-1979) est Juste parmi les nations. Voir Daniel Galland, Roland de Pury. Le
souffle de la liberté, Les Bergers et les Mages, 1994.
91

Résister, c’est créer

Tout acte de résistance n’est pas une œuvre d’art bien que, d’une
certaine manière, elle en soit une. Toute œuvre d’art n’est pas un
acte de résistance et pourtant, d’une certaine manière, elle l’est.

Gilles Deleuze304.

Oh ! Rencontrée, nos ailes vont côte à côte


Et l’azur leur est fidèle.
Mais qu’est-ce qui brille encore au-dessus de nous ?

Le reflet mourant de notre audace.


Lorsque nous l’aurons parcouru,
Nous n’affligerons plus la terre :
Nous nous regarderons.

René Char305.

Certes différente de la Résistance armée, la désobéissance civile s’inscrit dans la vie normale,
voire ordinaire des individus qui l’utilisent pour marquer leur opposition à la force de la loi,
notamment quand celle-ci est sur une tendance totalitaire ou contraire à l’humanisme. Au
cœur du XXe siècle, Gandhi comme Martin Luther King en ont fait leur mode d’action
privilégié pour protester, si possible de façon non violente, et renverser des régimes injustes.
Aujourd’hui, alors que la désobéissance et la résistance civiles furent initialement inspirées
par des convictions religieuses ou philosophiques, les comportements et actions de
désobéissance civile prennent un tour presque exclusivement politique. On peut estimer que,
après avoir été le registre protestataire de minorités, les actes de désobéissance civile non
violente deviennent une nouvelle forme d’expression citoyenne. Il suffit de penser aux actions
menées par les Indignés, les écologistes et les altermondialistes, notamment dans le contexte
de l’état d’urgence instauré en France après les attentats du 13 novembre 2015.

L’Internationale civile

On peut dater de 1997, et de l’Appel des cinéastes à s’opposer au projet de loi du ministre de
l’Intérieur de l’époque, Jean-Louis Debré, sur la déclaration du séjour des étrangers, la
réactivation de la désobéissance civile dans notre pays. Dans cet « Appel à la désobéissance
civique », daté du 11 février 1997, on pouvait lire : « Nous, réalisateurs français, déclarons :
nous sommes coupables, chacun d’entre nous, d’avoir hébergé récemment des étrangers en

304
. Conférence de 1987, intitulée « Qu’est-ce que l’acte de création ? » et donnée dans le
cadre des mardis de la fondation Fémis.
305
. « Pourquoi se rendre ? », Les Matinaux, Gallimard, 1950, et Œuvres complètes,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 335.
92

situation irrégulière. Nous n’avons pas dénoncé nos amis étrangers. Et nous continuerons à
héberger, à ne pas dénoncer, à sympathiser et à travailler sans vérifier les papiers de nos
collègues et amis. […] Nous refusons que nos libertés se voient ainsi restreintes306. »
Depuis cet appel, une série de mouvements désobéissants ont émergé en France : les Robins
des bois de l’énergie, qui rétablissent le courant électrique coupé pour non-paiement de
factures ; les enseignants du primaire qui refusent d’appliquer les réformes Darcos parce
qu’elles mettent en péril l’école républicaine ; les forestiers de l’Office national des forêts
(ONF) qui refusent d’abattre des arbres pour gonfler le budget de l’État ; les faucheurs
volontaires qui détruisent des champs de plantes transgéniques ; les Déboulonneurs qui
barbouillent des panneaux publicitaires surdimensionnés307…
Jusqu’à récemment, le mouvement désobéissant le plus connu en France était probablement
celui des faucheurs volontaires, lancé lors de la mobilisation altermondialiste de 2003 sur le
plateau du Larzac, dont José Bové est la figure politique emblématique. Ayant mobilisé
jusqu’à plus de 7 000 militants signataires de la « Charte des faucheurs », ce mouvement a
mené une campagne nationale de « désobéissance civique », détruisant nombre de cultures
transgéniques en plein champ, lesquelles « permettent la contamination irréversible des autres
espèces végétales et portent atteinte au patrimoine de l’humanité »308. Ce mouvement des
Faucheurs fait explicitement référence à la conception non violente de résistance civile
formalisée par Gandhi et par le Manifeste pour une alternative non violente (MAN), mais
également à la Communauté de l’Arche de Lanza del Vasto309 et à l’occupation du Larzac310.
Dans les années 1990, en l’espace d’une décennie, les minorités actives se sont remises en
mouvement. Contestant l’annonce néolibérale de la fin du conflit social, les « nouveaux
mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation » ont eu pour premier mérite de
donner « voix et visages aux fantômes sociaux qu’étaient les “sans” »311. À la fin des années
1990, une « montée en généralité » des revendications et des mobilisations a connu un
important coup d’accélérateur avec l’émergence et le succès grandissant des protestations
antimondialistes ou altermondialistes. La politologue Isabelle Sommier estimait ainsi :
« Celles-ci [les mobilisations altermondialistes] montraient non seulement que le doute quant
aux vertus supposées de l’ordre économique mondial s’amplifiait, mais aussi que des
préoccupations semblables, bien qu’éparses, parvenaient à s’exprimer par-delà les différences
nationales sous un dénominateur commun : la lutte contre un néolibéralisme sans loi ni
entrave. »

306
. « Cinquante-neuf réalisateurs appellent à désobéir », Le Monde, 12 février, 1997.
307
. Livre de référence sur l’ensemble de ces mouvements et de leur histoire : Graeme Hayes
et Sylvie Ollitrault, La Désobéissance civile, op. cit., p. 50-54.
308
. Charte des Faucheurs volontaires. La désobéissance civique face aux OGM, 2004.
309
. Philosophe italien, né en 1901 dans les Pouilles et mort le 5 janvier 1981 en Espagne,
militant chrétien de la paix, précurseur des mouvements de retour à la nature, mais aussi
poète, sculpteur et dessinateur… Il est le fondateur des Communautés de l’Arche, équivalents
des ashrams de Gandhi.
310
. La lutte dite « du Larzac » fut un mouvement de désobéissance civile non violente contre
l’extension d’un camp militaire sur le causse du Larzac (de 3 000 à 17 000 hectares), qui dura
une décennie, de 1971 à 1981, et qui se termina par la victoire des paysans et des écologistes
mobilisés, lorsque François Mitterrand, nouvellement élu président de la République, décida
d’arrêter le projet. En 1973, entre 60 000 et 100 000 personnes vinrent sur le Larzac pour
livrer une véritable « guerre d’usure » contre les pouvoirs publics. Ce mouvement de
désobéissance civile, sans précédent en France, a fait connaître Lanza del Vasto et José Bové.
311
. Isabelle Sommier, Les Nouveaux Mouvements contestataires à l’heure de la
mondialisation, Flammarion, 2001, p. 111-113.
93

Les contestataires altermondialistes offraient même « une nouvelle chance à la démocratie »


par la solidarité qu’ils revendiquaient avec les plus faibles, par l’engagement politique qu’ils
manifestaient, et par l’exigence du débat sur les choix collectifs. Une sorte d’Internationale
civile pouvait alors être comprise comme « l’expression d’une volonté de citoyenneté et de
responsabilité transcendant les clivages ethniques, sexuels et professionnels ». Isabelle
Sommier considérait même que cette Internationale civile « représent[ait] la face souriante et
encourageante de la mondialisation ».
En 2002, Florence Aubenas et Miguel Benasayag, l’une grand reporter au quotidien
Libération, l’autre ancien guérillero guévariste, philosophe et psychanalyste, annonçaient que,
depuis les mêmes années 1990, dans les sociétés du Nord comme dans celle du Sud, « une
contre-offensive souterraine était en marche », contre-offensive qui engageait bien au-delà des
seuls mouvements antimondialisation. Faisant le recensement de cette « nouvelle radicalité »,
ils en montraient les formes multiples et très diverses, qui s’inscrivaient toutes « en rupture
par rapport à l’individualisme triomphant des dernières décennies et au néolibéralisme »,
lequel n’était plus, dès lors, « un horizon indépassable ». Florence Aubenas et Miguel
Benasayag affirmaient : « C’est un nouveau désir de lien que recherchent aujourd’hui des
millions de personnes à travers le monde. Des universités populaires en France et en
Argentine jusqu’aux expériences de psychiatrie alternative, des mouvements de paysans sans-
terre latino-américains aux mobilisations européennes pour les sans-papiers, ce désir de lien a
commencé à saper le projet majeur du capitalisme, celui d’un monde unique et centralisé. »
Les deux auteurs relevaient aussi : « Le mot est tentant. Résistance. Depuis le début de cette
contre-offensive, il n’est pas de lieu où il ne fût pas spontanément chanté, scandé, peint sur les
murs ou les banderoles, tant le terme sonne clair, évoque à la fois la lutte contre le pire tout en
portant en lui une exigence de liberté312. »
Au tournant des années 1990 et 2000, le philosophe Daniel Bensaïd pouvait lui aussi, dans un
bel Éloge de la résistance à l’air du temps, espérer que de nouvelles ambitions politiques
populaires permettraient d’infléchir la pente des inégalités sociales, voire de changer le
monde. Il considérait que les mouvements sociaux étaient autant de « lieux d’invention de la
politique ». Il faisait également le pari de nouvelles formes de « démocraties alternatives où
s’enchevêtre[raient] des espaces politiques mondiaux, européens, nationaux et locaux313 ».
Brillant historien médiéviste, Jérôme Baschet a partagé, dans les années 2000, son
enseignement entre l’École des hautes études en sciences sociales, à Paris, et l’université
autonome de l’État du Chiapas, à San Cristóbal de Las Casas au Mexique. Tirant les leçons de
son expérience intellectuelle et sociale sur le continent latino-américain, il avait décidé
d’engager résolument sa réflexion « sur ce que peut être un monde libéré de la tyrannie
capitaliste ». Prenant appui sur les innovations sociales et politiques de l’insurrection et des
communautés zapatistes, il dessinait, en 2014, une « utopie réelle » de grande envergure. Il
s’agissait, selon lui, tout à la fois de pratiquer une démocratie radicale d’autogouvernement et
de concevoir un mode de construction du commun libéré de la forme étatique, de démanteler
la logique destructrice de l’« expansion de la valeur » (croissance) et de soumettre les activités
productives à des choix de vie qualitatifs et collectivement assumés, de laisser libre cours au
temps disponible, à la déspécialisation des activités et au foisonnement créatif des
subjectivités, d’admettre une véritable pluralité des chemins de l’émancipation et de créer les
conditions d’un échange interculturel. Dans un livre très encourageant, Adieux au capitalisme,
Jérôme Baschet nous appelle à « résister et construire, tout ensemble, en évitant le piège
consistant à s’enfermer dans la mise en place, à l’abri des horreurs du monde environnant,

. Florence Aubenas et Miguel Benasayag, Résister, c’est créer, La Découverte, 2002, p. 51.
312

. Daniel Bensaïd, Éloge de la résistance à l’air du temps, entretien avec Philippe Petit,
313

Textuel, 1999.
94

d’îlots de vie commode ou de niches de survie ». Faisant preuve d’un optimisme volontaire,
l’historien affirme : « Nous commençons à construire une autre réalité, sans perdre de vue la
lutte contre les avancées de la marchandisation et sans oublier que tout nouveau territoire
libéré se gagne et s’étend par une résistance constante à la pression environnante. »
témoignant aussi d’une vive sensibilité écologique, l’historien conclut : « Peut-être est-ce
seulement avec l’aide de la Terre Mère que nous pouvons parvenir à donner une force
suffisante à nos efforts pour construire un monde nouveau. La lutte contre le capitalisme est la
lutte de tous les dépossédés, pour l’humanité tout entière. Elle ne peut être menée au nom
d’une classe seule, ni même de la non-classe des exclus, mais seulement au nom de
l’humanité et de sa réalisation effective, dans sa diversité constitutive. C’est la lutte de la
biocommunauté humaine et non humaine pour sa survie, pour la préservation de ses
conditions de vie et pour l’allègre réalisation du bien vivre pour toute et pour tous314. »

La démocratie « insurgeante »

Voici donc que sont tracées, à l’orée du XXIe siècle, les pistes suivies par les mouvements de
désobéissance civique et de résistance civile, dits « altermondialistes », les lignes qui
désignent un cap à la Résistance actuelle à la mondialisation de la guerre civile, au
totalitarisme financier et néolibéral, à la destruction de la nature et à la domination impériale
et inhumaine des peuples315. Liberté personnelle, refondée par l’individuation ou la
subjectivation, responsabilité fraternelle vis-à-vis de tous les êtres humains, sans
discrimination d’origine, sauvegarde de la planète entrée dans l’âge de l’anthropocène316.
La Résistance n’est pas – elle n’a jamais été – principalement contre. La Résistance est
aujourd’hui, comme elle l’était dans les années les plus sombres de l’Occupation,
unanimement pour la révolution, la liberté, l’égalité, la fraternité, le bien-vivre (Buen Vivir),
la dignité humaine et la durabilité du monde, la république, le bien commun et la démocratie,
en bref, pour « les jours heureux ». Souvenons-nous de l’Appel des résistants, lancé en 2004
« aux jeunes générations » : « Au moment où nous voyons remis en cause le socle des
conquêtes sociales de la Libération, nous, vétérans des mouvements de Résistance et des
forces combattantes de la France Libre, appelons les jeunes générations à faire vivre et
retransmettre l’héritage de la Résistance et ses idéaux toujours actuels de démocratie
économique, sociale et culturelle. […] Plus que jamais, à ceux et celles qui feront le siècle qui
commence, nous voulons dire avec notre affection : “Créer, c’est résister. Résister, c’est
créer317.” »
Mais qu’en est-il, aujourd’hui, de la « démocratie économique, sociale et culturelle » ? La
tâche, on le comprend, est éminemment politique.

314
. Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité
des mondes, La Découverte, 2014, p. 179-182.
315
. Voir, entre autres, Antonio Negri et Michael Hardt, Empire, Exils, 2000, coll. « 10/18 »,
2004 ; Noam Chomsky, Dominer le monde ou sauver la planète ? L’Amérique en quête
d’hégémonie mondiale, Fayard, 2004 ; Jean Ziegler, Destruction massive, Seuil, 2011 ; Susan
George, Les Usurpateurs. Comment les entreprises transnationales prennent le pouvoir,
Seuil, 2014.
316
. Dernière ère de la chronologie géologique, qui a débuté lorsque les activités humaines ont
eu un impact global significatif sur l’écosystème terrestre. Voir Christophe Bonneuil et Jean-
Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène. La Terre, l’Histoire et nous, Seuil, 2013.
317
. Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui, Les Jours heureux, op. cit.
95

En cette époque d’effondrement démocratique et républicain, de « politique au


crépuscule318 », un premier chantier s’impose à nous : « Réinventer la république ».
L’historien Vincent Duclert, membre du Centre d’études sociologiques et politiques
Raymond-Aron, constate ainsi que la république s’est inexorablement éloignée de la société,
et que l’espoir que Jaurès fondait dans ce « grand acte de confiance et d’audace » s’est
dissipé319. Pour autant, se mobilisant contre ce désenchantement de la démocratie et de la
république, l’enseignant à l’EHESS entend repenser la république à l’aune de la démocratie,
en y ressuscitant une authentique « constitution morale ». Il témoigne ainsi d’une grande
confiance dans « la politique émanant d’engagements civiques, individuels ou collectifs, qui
expriment ou défendent les valeurs fondamentales de la démocratie ». Ce qu’il appelle « une
politique civique » se présente comme un contre-pouvoir à la politique institutionnelle ou
professionnelle.
De même, en soumettant magistralement la théorie politique contemporaine à un examen de
fond, le sociologue Philippe Chanial a montré que la solution à la ruine démocratique de nos
régimes actuels se trouve sans doute dans la « tradition de l’associationnisme civique »,
tradition oubliée, mais qui a constitué « l’une des matrices principales de la pensée politique
et des sciences sociales du XIXe siècle et du premier tiers du XXe siècle », en France et aux
États-Unis. Sous cet éclairage inédit, Tocqueville, Saint-Simon et Pierre Leroux, Jaurès,
Durkheim ou John Dewey sont réunis par une « commune intelligence de ce que Marcel
Mauss appelait la délicate essence de la cité ». L’associationnisme civique ressuscité par
Philippe Chanial nous rappelle qu’il existe « une forme de bonheur dont la raison libérale et
utilitaire est incapable de rendre compte, ce bonheur public que nous éprouvons dans
l’engagement civique et associatif ». Les expériences actuelles les plus prometteuses de
l’économie solidaire et de la démocratie participative « sont à l’évidence les héritières de ce
socialisme de l’association, résolument pluraliste et expérimental », pour qui la République
s’identifiait ultimement à l’« autogouvernement des citoyens associés320».
Cette dimension démocratique et républicaine des initiatives de la société civile relève de ce
que le philosophe Guillaume Leblanc appelle « l’hypothèse démocratique ». Il nomme ainsi
« l’idée que la contestation des normes du commun est justement ce qui rend le monde encore
plus commun ». Par-là, il est établi aujourd’hui que l’on ne peut réinventer la république sans
soutenir « l’insurrection des vies minuscules », c’est-à-dire la révolte contre « la dictature des
marchés, les politiques d’austérité, les inégalités sociales, les catastrophes environnementales,
les crises démocratiques… »321. Cette haute conception de la dissidence, comme défense
radicale, parfois désespérée, de la démocratie, fait sciemment écho aux pensées et aux actes

318
. Mario Tronti, La Politique au crépuscule, Éditions de l’Éclat, 2000 : « La pensée vit un
particulier état d’exception. Il s’agit maintenant de penser non pas la politique, mais la crise
de la politique. [Une nouvelle pensée] rendue nécessaire par l’opacité avec laquelle s’exprime
aujourd’hui l’effondrement de l’action politique. »
319
. Vincent Duclert, Réinventer la république. Une constitution morale, Armand Colin, 2013.
320
. Philippe Chanial, Justice, Don et Association. La délicate essence de la démocratie, La
Découverte, coll. « La bibliothèque du Mauss », 2001.
321
. Guillaume Leblanc, L’Insurrection des vies minuscules, Bayard, 2014. Dans le même
esprit : Albert Ogien et Sandra Laugier, Le Principe démocratie, op. cit., et Pascal Chabot,
L’Âge des transitions, op. cit. Exemplaire, de ce point de vue : Roland Gori, Barbara Cassin et
Christian Laval (dir.), L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, Mille et
Une Nuits, 2009.
96

d’un Václav Havel ou d’un Jan Patočka, dans le contexte du totalitarisme stalinien martyrisant
les sublimes libertés tchèques322.
C’est tout le propos du professeur de littérature Yves Citton, spécialiste du XVIIIe siècle,
enseignant à l’université Grenoble 3, qui nous propose de « renverser l’insoutenable ». Pour
ce faire, il esquisse une « politique des gestes », véritable stratégie des « renversements », qui
consiste, par exemple, à prendre « la double mesure de notre vulnérabilité et de notre
puissance »323.
Toutes ces propositions contemporaines se réinscrivent heureusement dans le républicanisme
démocratique classique des Rousseau (1712-1778), Condorcet (1743-194), Pierre Leroux
(1797-1871), Léon bourgeois (1851-1925), Jean Jaurès (1859-1914), mais également, à
l’époque contemporaine, dans le républicanisme libertaire d’Hannah Arendt, d’Albert Camus,
de George Orwell, de Jacques Ellul, ou encore dans l’éthique de la discussion et de la
démocratie délibérative de Jürgen Habermas, toutes philosophies politiques qui rejettent
obstinément l’idéologie libérale qui veut que l’être humain ne se résume qu’à un homo
œconomicus324.
Cependant, la Résistance actuelle pour soutenir le projet d’une société véritablement
démocratique, telle que portée magistralement par Cornelius Castoriadis (1922-1997), doit
intégrer l’écologie325 et le solidarisme des purs républicains de la IIIe République naissante326,
car « l’idée républicaine, pour ne pas se dégrader en idéologie nostalgique, devra connaître de
nouvelles transformations327 ».
En cette aube du troisième millénaire, aube angoissée par un catastrophisme très peu
éclairé328, nous voyons heureusement poindre un regain démocratique, le rejet de la servitude
volontaire329 et un ré-enchantement de la République inlassablement défendu par John Dewey
(1859-1952). Car le philosophe américain avait très tôt compris et dénoncé l’impasse du
libéralisme utilitariste et matérialiste, et lui opposait, dès 1934, « une foi commune330 »,
véritable « religion civile » qui faisait écho à la « religion de la République », à la
« Révolution religieuse » ou à la « foi laïque » prônées par les Quarante-huitards (Pierre

322
. Václav Havel, Essais politiques, Calmann-Lévy, 1989, où se trouve un des plus grands
textes sur la dissidence (« Le pouvoir des sans-pouvoir », octobre 1978). Lire aussi Alexandra
Laignel-Lavastine, Jan Patočka. L’Esprit de dissidence, Michalon, coll. « Le Bien commun »,
1998.
323
. Yves Citton, Renverser l’insoutenable, Seuil, 2012.
324
. Serge Audier, Les Théories de la république, La Découverte, coll. « Repères », 2004, et
Juliette Grange, L’Idée de République, Pocket, 2008, p. 165-183.
325
. Comment ne pas penser aux transcendentalistes américains, Ralph W. Emerson et
David H. Thoreau ?
326
. Le solidarisme est la philosophie politique de la République sociale et laïque due au
radical Léon Bourgeois, idéal développé dans son livre Solidarité (1896). Le solidarisme se
définit comme « responsabilité mutuelle » et « lien fraternel qui oblige tous les êtres humains
les uns envers les autres, nous faisant un devoir d’assister ceux de nos semblables qui sont
dans l’infortune ».
327
. Serge Audier, Les Théories de la république, op. cit., p. 108.
328
. Voir Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain,
Seuil, 2002, nouv. éd. coll. « Points », 2004.
329
. Voir Georges Zimra, Résister à la servitude, Berg International, 2009, et Nicolas
Chaignot, La Servitude volontaire aujourd’hui. Esclavages et modernité, PUF et Le Monde,
2012.
330
. John Dewey, Une foi commune, La Découverte, Les Empêcheurs de penser en rond,
2011 ; et Après le libéralisme. Ses impasses, son avenir, Climats, 2014.
97

Leroux par excellence331), puis par Edgar Quinet (1803-1875)332, Ferdinand Buisson333, Jean
Jaurès (1859-1914)334 et Vaclav Havel (1936-2011)335.
Sans doute, le XXe siècle, avec ses totalitarismes et ses génocides, aurait-il dû nous affranchir
du désir de servir le Prince, nous faire entrer en Résistance perpétuelle et nous encourager à
« faire l’Histoire », pour reprendre la formule de Christophe Bouton336, lequel dessine les
contours civiques d’une démocratie régénérée : « Au lieu de s’accrocher au vieux modèle du
“leadership vertical” (avec son grand homme toujours un peu providentiel et finalement
toujours décevant), on devrait prendre en compte la montée en puissance, depuis environ deux
décennies, d’un autre paradigme, un “leadership horizontal” où ce sont les individus qui
prennent et exercent collectivement le pouvoir, sans attendre d’en haut, par le miracle d’un
seul individu, les solutions à tous les problèmes. […] Dans les démocraties occidentales, on
retrouve l’esprit de cette démocratisation de l’histoire, par exemple dans les mouvements des
“Indignés” ou, outre-Atlantique, de “Occupy Wall Street”. Par-delà le désaveu de la classe
politique, ces modes d’action manifestent la soif d’une démocratie plus radicale, moins
hiérarchique, d’une démocratie qui part d’en bas, où les citoyens ordinaires ont leur mot à dire
sur les décisions des gouvernants, et ce pas seulement au moment des élections. […] Ce type
de démocratie reste encore largement à inventer, mais parions que c’est dans cette voie qu’il
faut désormais s’engager337. »
La Résistance civique s’étend aujourd’hui, sous différentes formes, partout dans le monde. Le
vacarme des propagandes totalitaires et néolibérales ne couvre plus l’appel démocratique338,
son exigence de « démocratie forte339 », son refus humaniste de la croissance des inégalités.
En témoigne, dans les pays les plus développés, l’épopée courageuse des « lanceurs d’alerte »

331
. Vincent Peillon, Pierre Leroux et le Socialisme républicain. Une tradition philosophique,
Le Bord de l’eau, 2003.
332
. Edgar Quinet, L’Enseignement du peuple, suivi de La Révolution religieuse au XIXe siècle,
Hachette, Pluriel, 2001 ; François Furet, La Gauche et la Révolution au XIXe siècle, Hachette,
Pluriel, 2001.
333
. Vincent Peillon, Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand Buisson,
Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2010.
334
. Henri Guillemin, L’Arrière-pensée de Jaurès, Gallimard, 1966 ; Vincent Peillon, Jean
Jaurès et la Religion du socialisme, Grasset, 2000 ; Éric Vinson et Sophie Viguier-Vinson,
Jaurès le prophète, Albin Michel, 2014 ; Jean Jaurès, Œuvres philosophiques, III, Écrits et
Discours théologico-politiques, Vent Terral, 2014.
335
. Vaclav Havel, Essais politiques, Calmann-Lévy, 1989, où se trouve un des plus grands
textes sur la dissidence (« Le pouvoir des sans-pouvoir », octobre 1978), et Il est permis
d’espérer, Calmann-Lévy, 1997.
336
. Christophe Bouton, professeur à l’université Bordeaux 3, auteur de Faire l’Histoire. De la
Révolution française au Printemps arabe, Éditions du Cerf, 2013.
337
. La Croix, 23 janvier 2014.
338
. Jean Ziegler, Les Nouveaux Maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Fayard, 2002 ;
Michael Hardt et Antonio Negri, Commonwealth, Stock, 2012 ; Laurent Muratet et Étienne
Godinot (collectif), Un nouveau monde en marche. Vers une société non violente, écologique
et solidaire, préface de Stéphane Hessel, Éditions Yves Michel, 2012 ; Jérôme Baschet,
Adieux au capitalisme, op. cit.
339
. Benjamin R. Barber, Démocratie forte (1984), Desclée de Brouwer, 1997.
98

dont le nombre croît chaque jour340. Car, contredisant frontalement la thèse rebattue de la « fin
de l’histoire », chacun ressent aujourd’hui qu’il lui revient à nouveau de « faire l’histoire ».
Le philosophe Christophe Bouton nous propose d’en finir une bonne fois avec « les grands
hommes, l’avant-garde, le peuple, les masses ». Étudiant différents mouvements historiques,
de la Révolution française au Printemps arabe, il relève que l’histoire est bien notre affaire, à
tous et à chacun, quel que soit notre rang dans la société, qu’il s’agit là d’une responsabilité
démocratique vitale. Faisant preuve d’un certain optimisme volontaire, Christophe Bouton fait
l’hypothèse de la « démocratisation de l’histoire comme caractéristique de l’esprit de notre
temps ». « La démocratie moderne signifie la participation et la responsabilité de tous »,
conclut-il en citant la belle formule de Vaclav Havel. N’ignorant pas non plus la question
écologique, le philosophe précise que « faire l’Histoire, c’est aussi tenter de préserver la base
naturelle de toute Histoire, c’est-à-dire la planète sur laquelle nous vivons ».
Souhaitant donner quelques indications précises sur cette façon de faire l’Histoire et cette
démocratisation de la République, Christophe Bouton précise : « La responsabilité historique
se décline de multiples façons : dans un régime démocratique, elle consiste à occuper une
fonction politique, voter, prendre part au débat public, s’informer, protester, s’opposer par la
parole ou la plume, ou encore manifester contre une mesure que l’on considère illégitime,
s’engager dans des luttes sociales, etc. – autant de manières concrètes de participer à
l’Histoire plutôt que d’y assister en spectateur. » Cette conception nouvelle de la politique est
évidemment profondément imprégnée d’exigences éthiques. Éthique de la mémoire, par la
lutte contre l’oubli des crimes, éthique de la démocratie, éthique de la nature, aux fins de
préserver la nature et l’environnement341.
Dans les façons de faire l’Histoire, il peut arriver que la révolte, voire la violence, devienne
une nécessité342. C’est bien dans certaines insurrections que Fabienne Brugère, professeur de
philosophie à l’université de Bordeaux, voit le signe d’un « désir d’une autre politique ».
Puisque nous sommes les contemporains des émeutes grecques, du Printemps arabe et de
l’occupation de Wall Street, nous pouvons comprendre que ces révoltes « pourraient bien être
le signe de l’envie des peuples de renouer avec la puissance d’agir collectivement, avec la
volonté de re-fabriquer du lien démocratique, alors même que les gouvernants sont tétanisés
par des agences de notation qui accréditent de manière unilatérale des logiques de
désendettement au détriment des niveaux de vie des peuples343 ».
Il n’est peut-être pas d’expression plus forte de ce regain politique que le concept de
« démocratie forte » développé par Benjamin Barber, le visionnaire du « Djihad versus
McWorld » (1995). Le professeur américain en sciences politiques estimait, dès 1984, que le
libéralisme n’est qu’une « théorie faible de la démocratie », basée sur la défiance vis-à-vis de
tout ce qui est au-delà des intérêts privés et mobilisée au service exclusif de quelques
individus. À la recherche d’une théorie durable alliant citoyenneté, participation, intérêts
publics et vertus civiques, Benjamin Barber a établi les fondements théoriques et les

340
. Florence Hartmann, Lanceurs d’alerte. Les mauvaises consciences de nos démocraties,
Don Quichotte, 2014, et William Bourdon, Petit Manuel de désobéissance citoyenne, Jean-
Claude Lattès, 2014.
341
. Christophe Bouton, Faire l’Histoire, op. cit., p. 247-250.
342
. Entre autres, Tzvetan Todorov, Face à l’extrême, op. cit., p. 248-251 ; Günter Anders, La
Violence. oui ou non. Une discussion nécessaire, Fario, 2014 ; Howard Zinn, Se révolter si
nécessaire, Agone, 2014 ; Jean Ziegler, Retournez les fusils ! Choisir son camp, Seuil, 2014 ;
Comité invisible, L’Insurrection qui vient, La Fabrique, 2007 ; Comité invisible, À nos amis,
La Fabrique, 2014 ; Éric Hazan, La Dynamique de la révolte. Sur des insurrections passées et
d’autres à venir, La Fabrique, 2015.
343
. Fabienne Brugère, Faut-il se révolter ?, Bayard, 2012.
99

modalités pratiques, voire institutionnelles, qui pourraient favoriser le développement d’une


« démocratie forte », capable de s’opposer à l’expansion du McWorld, à une mondialisation
des marchés qui détruit toute vitalité démocratique344.
Il y a donc aujourd’hui presque unanimité à considérer qu’il ne peut y avoir de refondation de
la République qui ne passe premièrement par le renforcement sans limite de la démocratie.
Sous le nom de « démocratie participative345 » ou de « démocratie radicale »346, ou encore de
« démocratie continue », une pratique locale et quotidienne de la citoyenneté, qui « vit dans
les quartiers, les villes, les écoles, les entreprises », démontre qu’une nouvelle forme de
démocratie est bien en train de se mettre en œuvre, au-delà de la démocratie représentative et
exclusivement électorale347.
Il y a, dans cette revendication de plus en plus vive d’une démocratie intégrale, une
dynamique révolutionnaire. Il est significatif, de ce point de vue, que le Discours de la
servitude volontaire d’Étienne de La Boétie soit si souvent, et par des auteurs, qui interrogent
et critiquent le système capitaliste et le néolibéralisme mondialisé. Ainsi Miguel Abensour,
professeur émérite de philosophie politique à Paris VII, oppose la « démocratie insurgeante »
à l’État, en lisant la proposition du Contr’Un de La Boétie comme idéal d’une communauté
politique des « tous uns ». Dans un long entretien avec Michel Enaudeau, il s’explique sur
cette opposition : « C’est dans le sillage d’une réflexion sur la vraie démocratie au sens de
Marx et de son opposition à la forme État que j’ai tenté de définir ce que j’appelle la
“démocratie insurgeante”, tentative proche d’autres essais de dépénaliser la démocratie et
d’en découvrir le caractère d’exception. Je pense à Claude Lefort et à la “démocratie
sauvage”. […] L’intérêt de cette qualification, “démocratie insurgeante”, est que de par sa
référence à l’insurrection elle met directement le cap sur la dimension politique dirigée contre
l’État348. »

La République des « communs »

Dans cette notion du « tous uns », court l’idée de ce que l’on appelle aujourd’hui couramment
« le commun » ou « les communs », en référence aux Commons anglais (que l’on peut
traduire approximativement par « communaux »). Ce rapport entre la République, au sens de
res publica, la démocratie, quand elle est forte, et le « bien commun » a été développé par le
philosophe italien Antonio Negri, figure des mouvements d’extrême gauche dans les années
1970, en Italie, longtemps exilé en France où il a enseigné à l’université Paris VIII, à l’École
normale supérieure de la rue d’Ulm et au Collège international de philosophie. Dans un texte
de 2008, il proposait de « reprendre le commun, reconquérir non pas une chose mais un

344
. Benjamin R. Barber, Démocratie forte, op. cit.
345
. Marc Crépon et Bernard Stiegler, De la démocratie participative. Fondements et limites,
Mille et Une Nuits, 2007.
346
. Sur la « confiance en soi » et l’« autonomie du sujet » comme principes de la
« désobéissance civile » et de la « démocratie radicale », lire l’essentiel essai de Sandra
Laugier, Une autre pensée politique américaine. La démocratie radicale d’Emerson à Stanley
Cavell, Michel Houdiard, 2004. Lire aussi le stimulant chapitre « La démocratie radicale et
l’individu », dans Sandra Laugier et Albert Ogien, Pourquoi désobéir en démocratie ?, op. cit.
347
. Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie. Propositions pour une Refondation,
Seuil, 2015. Dominique Rousseau est professeur de droit constitutionnel à l’université Paris 1
Panthéon-Sorbonne, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature de 2002 à 2006.
348
. Miguel Abensour, La Communauté politique des « tous uns ». Entretien avec Michel
Enaudeau, Les Belles Lettres, 2014, p. 132 et 133.
100

principe constituant, c’est-à-dire aussi l’espace dans lequel il se donne – celui de la


métropole ». Il concluait : « Si la démocratie moderne a été l’invention de la liberté, la
démocratie radicale, aujourd’hui, veut être l’invention du commun349. »
En 2014, le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval publièrent une somme
sur les luttes civiles qui se lèvent dans le monde entier. Ils y constataient que « partout dans le
monde, des mouvements contestent l’appropriation par une petite oligarchie des ressources
naturelles, des espaces et des services publics, des connaissances et des réseaux de
communication ». Ils relevaient que « ces luttes élèvent toutes une même exigence, reposent
toutes sur un même principe : le commun ». Considérant qu’ils avaient trouvé là « le terme
central de l’alternative politique pour le XXIe siècle », Pierre Dardot et Christian Laval
affirmaient que le commun « désigne des formes démocratiques nouvelles qui ambitionnent
de prendre la relève de la représentation politique et du monopole des partis »350.
Se montrant particulièrement critiques vis-à-vis des illusions réformistes de certains, les deux
auteurs mettaient en garde « ceux qui rêvent de douce transition vers un monde plus
écologique et plus généreux, ceux qui pensent pouvoir faire revenir en douceur le capitalisme
dans son lit par quelques mesures fiscales, monétaires et douanières, ceux qui attendent un
nouveau Keynes et un nouveau Roosevelt », en leur disant clairement qu’ils « pêchent
gravement par irréalisme et par ignorance ». Et s’en prenant aux mêmes : « Ils ne veulent
toujours pas comprendre l’impitoyable dynamique par laquelle le néolibéralisme fait de la
concurrence la loi de notre monde, ils ne veulent pas comprendre, surtout, le caractère
systématique du pouvoir oligarchique mondial, fait de gouvernance financière et de
surveillance policière… » Préconisant donc une « révolution », Pierre Dardot et Christian
Laval concluaient : « Rompre avec le néolibéralisme exige par conséquent de déconstruire le
cadre institutionnel existant pour lui en substituer un autre. Comme aimait à dire Auguste
Comte à la suite de Danton, on ne détruit bien que ce qu’on remplace. Il faudra donc qu’une
gauche se réinvente en assumant à son tour d’être pleinement révolutionnaire, comme les
néolibéraux ont su l’être à leur façon. Et la bonne nouvelle est précisément qu’en faisant
émerger l’exigence du commun, les mouvements de résistance et les insurrections
démocratiques ont depuis plus de dix ans accomplit un premier pas important dans la
formation d’une rationalité alternative : le commun constitue la nouvelle raison politique qu’il
faut substituer à la raison néolibérale351. »
Comment, en lisant ces propos les plus contemporains, ne pas se souvenir des prises de
position libertaires, souvent mal comprises, d’un Albert Camus, lorsque dans L’Homme
révolté, en 1951, il appelait de ses vœux une révolution animée par la révolte et non pas par la
lutte pour le pouvoir, par la conquête de l’État ; comment ne pas se souvenir aussi de l’éloge
historique, prononcé par Hannah Arendt, de la tradition révolutionnaire libertaire, celle qui fut
occultée par la mythologie de la Révolution de 1789 et surtout par la Terreur de 1793, éloge
de la Commune de Paris et des conseils ouvriers de la révolution hongroise de 1956, éloge de
toutes les insurrections qui furent la conquête d’une « auto-organisation » par le commun des
mortels qui s’emparait de l’action politique, refusait de déléguer le moindre pouvoir à
l’oligarchie des partis, décidait de faire enfin lui-même l’Histoire352 ?

349
. Antonio Negri, Inventer le commun des hommes, Bayard, 2010, p. 294 et 295.
350
. Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la Révolution au XXIe siècle,
La Découverte, 2014.
351
. Ibid., p. 570-572. Voir aussi Benjamin Coriat (dir.), Le Retour des communs. La crise de
l’idéologie propriétaire, Les Liens qui libèrent, 2015.
352
. Sur cette tradition libertaire et communarde de la Révolution : Hannah Arendt, De la
révolution, op. cit. ; Albert Camus, L’Homme révolté, Gallimard, 1951 ; Kristin Ross,
L’Imaginaire de la commune, La Fabrique, 2015 ; Gerrard Winstanley, L’Étendard déployé
101

Dès août 1837, Henry David Thoreau rédigeait un texte sur « l’esprit commercial des temps
modernes et son influence sur le caractère politique, moral et littéraire d’une nation », dans
laquelle il appelait expressément à la résistance contre l’affairisme ambiant qui commençait
déjà de détruire l’humanité des Américains. Dans ces quelques pages ironiques, l’exilé de
Walden stigmatisait l’esprit commercial comme n’étant qu’« instincts ancestraux qui
assimilent l’homme à une brute ».
Dans l’héritage de cette tradition démocratique et républicaine américaine, dont Thoreau et
Emerson furent, au XIXe siècle, les figures tutélaires, l’historien Tony Judt (1948-2010)
dressait, juste avant de mourir prématurément, un portrait spirituel très inquiet de la société
dans laquelle il finissait de vivre. Aux premières pages de son Contre le vide moral, il
dénonçait l’esprit commercial de son propre temps, un matérialisme effréné qui avait
quasiment décérébré ses contemporains. Il écrivait en introduction de son livre testament,
sous le titre significatif « Un guide des égarés » : « Quelque chose laisse profondément à
désirer dans la vie que nous menons aujourd’hui. Voici trente ans que nous avons fait de la
poursuite de l’intérêt matériel personnel une vertu ; à vrai dire, cette quête est la seule chose
qui nous reste désormais de notre sentiment d’un dessin collectif. Si nous savons ce que
coûtent les choses, nous n’avons aucune idée de ce qu’elles valent. […] Le tour matérialiste et
égoïste de la vie contemporaine n’est pas le propre de la condition humaine. Ce qui nous
paraît “naturel” aujourd’hui remonte pour une large part aux années 1980 : l’obsession de la
création de richesses, le culte de la privatisation et du secteur privé, les disparités croissantes
entre riches et pauvres. Et, par-dessus tout, la rhétorique qui les accompagne : l’admiration
aveugle des marchés sans entraves, le dédain à l’égard du secteur public, l’illusion d’une
croissance sans fin. Nous ne saurions continuer à vivre ainsi353. »

Que faire ?

Mais alors « que faire ? », s’interrogeait Tony Judt. Car, « il nous faut regarder devant »,
convenait-il, avant de préciser : « Que voulons-nous et pourquoi le voulons-nous ? […] Nous
ne pouvons guère laisser le passé derrière nous et garder simplement les doigts croisés : nous
savons d’expérience que la politique, comme la nature, a horreur du vide. Après vingt années
perdues, il est temps de s’y mettre. Que faire354 ? »
Oui, que faire ? Telle est la question. La même question obsédante fait le titre d’un dialogue
tendu entre Alain Badiou et Marcel Gauchet sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de
la démocratie, publié par Philo édition, en 2014. Tandis que Marcel Gauchet campe sur une
critique acerbe, mais un peu fataliste, du capitalisme néolibéral, Alain Badiou se fait l’avocat
d’un renouvellement de « l’hypothèse communiste ». Réformisme d’un côté contre révolution
de l’autre, les deux penseurs conviennent que les deux options peuvent passer « un pacte »
contre la vague néolibérale. En revanche, les deux interlocuteurs ont la plus grande difficulté
à proposer quelque solution concrète quant à leur combat commun contre le capitalisme et le
défi de la mondialisation.

des vrais niveleurs, Allia, 2007 ; Edward Thompson, Les Usages de la coutume. Traditions et
résistances populaires en Angleterre, XVIIe-XIXe siècles, Gallimard, Seuil et HESS, 2015 ;
Noam Chomsky, Le Bien commun, Éditions Écosociété, 2013 ; Michael Hardt et Antonio
Negri, Commonwealth, Stock, 2012, coll. « Folio Essais », 2013 ; Alain Badiou, Quel
communisme ?, Bayard, 2015.
353
. Tony Judt, Contre le vide moral, Flammarion, 2015, coll. « Champs », p. 11 et 12.
354
. Ibid., p. 140.
102

Puisqu’il est question de résistance pour, plutôt que de résistance contre, j’indiquerai
rapidement, dans les pages qui suivent, les principaux axes d’engagements possibles, tels que
notre présent les expérimente et les valide déjà.
Toutes les résistances décrites plus bas ont pris acte, sauf exception, de la vanité définitive des
luttes armées ou des révolutions de conquête du pouvoir. Ainsi, l’ancien guérillero guévariste
Miguel Benasayag convenait lui-même que « le rôle de la force et la place des armes semblent
s’être décentrés ». Il affirmait de la même façon que « la prise de pouvoir ne se pose plus,
pour la majorité des contestataires, comme l’objectif principal »355.
Quelles sont les grandes lignes sans lesquelles une Résistance deviendra possible
aujourd’hui ? Premièrement, la remontée des nationalismes, les fermetures de frontières, les
exaspérations xénophobes, communautaires et fondamentalistes nous obligent à affirmer la
nécessité première d’un cosmopolitisme renouvelé, fondé sur une idée universaliste de
l’homme, et sur le constat lucide qu’un Nouveau Monde est né, un « village » planétaire où
l’humanité se vit et se comprend désormais comme une et indivisible, chacun devant
bénéficier des mêmes droits et aspirant, quelles que soient les cultures particulières, à la
dignité. Deuxièmement, en ces décennies où le réchauffement du climat et la multiplication
des catastrophes naturelles sont patents, nous devons mettre l’écologie au cœur de l’action
publique internationale. Troisièmement, ces deux premières révolutions ne pourront être
réalisées qu’à la condition qu’une transition culturelle radicale disqualifie tout à la fois
l’idolâtrie de l’argent, le culte de la concurrence et de la croissance, la démoralisation sur fond
de nihilisme. En ce sens, la notion, partagée dans de nombreux pays, et notamment en France,
du « convivialisme » me paraît offrir une solution à la fois politique, philosophique et même
spirituelle, en vue du rétablissement de la vie humaine sur le chemin du bien-vivre (Buen
Vivir) et de la civilisation pacifique. Enfin, il importe, en conséquence, de promouvoir une
conversion intellectuelle, morale et spirituelle qui replace l’individu, ou le sujet, comme
acteur de sa propre vie, mais aussi comme gardien et inventeur d’une démocratie et d’un état
de droit perpétuellement continué, voire recréé.

Cosmopolitisme

Qui se souvient qu’en 1964 l’historien britannique Arnold Toynbee avait publié un livre
prophétique intitulé Le Monde et l’Occident ? Justifiant un titre qui, pour l’époque, pouvait
paraître étonnant, il expliquait que ce texte, transmis sous forme de conférences données à la
BBC en 1952, entendait bien présenter le point de vue du monde sur l’Occident et non pas
l’inverse. À rebours des clichés colonialistes – et donc historiographiques – de son époque,
l’historien déclarait : « depuis quatre cents ou cinq cents ans, le monde et l’Occident
s’affrontent ». Et pour qu’il n’y ait aucun malentendu, il précisait : « Ce n’est pas l’Occident
qui a eu à subir les assauts du monde, mais c’est le monde qui a subi les assauts de l’Occident,
et des assauts terribles356. »
Et près d’un demi-siècle plus tard, en 2013, le journaliste Hervé Kempf titrait l’un de ses
livres : Fin de l’Occident, naissance du monde. Analysant les fractures et les conflits générés
par la course mondiale aux niveaux de vie occidentaux, le spécialiste des questions
écologiques affirmait qu’il n’y a pas d’autre solution que la réduction de la consommation
matérielle dans les pays riches. Prenant acte que « nous sommes désormais entrés dans une
nouvelle période, appelée Anthropocène », il s’interrogeait : « La vivrons-nous avec la
mentalité du néolithique, conquérante et brutale, efficaces et destructrice ? Ou bien

355
. Florence Aubenas et Miguel Benasayag, Résister, c’est créer, op. cit., p. 58 et 59.
356
. Arnold Toynbee, Le Monde et l’Occident, Gonthier, 1964, p. 7 et 8.
103

inventerons-nous le biopolitique, en accord avec les rythmes du vivant et les ressources de la


Terre ? » Parfaitement lucide sur l’étroitesse du chemin à emprunter par la totalité de
l’humanité, Hervé Kempf concluait : « Nous en savons assez sur l’avenir pour savoir quoi
faire au présent. » À condition, bien sûr, de n’être pas fous357.
Jean-Claude Guillebaud, journaliste de belle envergure, ne cesse depuis plusieurs années de
nous avertir, sans catastrophisme, voire avec une sage espérance, que nous sommes au
« commencement d’un monde », à l’émergence d’une modernité radicalement autre qui ne se
confond plus avec l’Occident, une modernité et un monde qu’il qualifie de « métis ». Dans
des pages visionnaires, il décrit ce qui est déjà vécu aujourd’hui, malgré tant de crispations et
de violences, comme le seul avenir possible d’une humanité engagée sans doute dans sa plus
grande mutation. « À quoi bon pleurer ? » nous interpelle-t-il. « Le multiculturalisme,
l’immigration, les brassages et métissages des cultures nous posent évidemment des
problèmes nouveaux. Ils sont la transformation en problèmes domestiques du vieux face-à-
face colonial de naguère. Le dehors est arrivé chez nous. Il frappe à nos frontières et,
inexorablement, les franchit. Nulle barricade, nulle douane, nulle gendarmerie ne nous
protégera bien longtemps de ce rendez-vous. Que nous le voulions ou non, nous serons
pluriels et métis. Il nous reste à en tirer parti, sans démagogie et sans xénophobie358. »
Bien entendu, cette unification de l’humanité oblige certainement à concevoir, promouvoir et
finalement instituer « un droit commun de l’humanité », comme le défend Mireille Delmas-
Marty359. Cette dernière, titulaire de la chaire Études juridiques comparatives et
internationalisation du droit au Collège de France, membre de l’Académie des sciences
morales et politiques, n’a cessé de s’interroger sur le rôle du droit face aux effets de la
mondialisation. Dans un livre de « combat », la juriste a constaté que, « d’un côté, la
mondialisation renforce l’humanisme juridique par le développement international des droits
de l’homme et la création d’une justice pénale internationale », mais que de l’autre, « elle
menace cet humanisme juridique par le durcissement du contrôle des migrations,
l’aggravation des exclusions sociales, la multiplication des atteintes à l’environnement, la
persistance des crimes internationaux les plus graves ou les risques d’asservissement
engendrés par les nouvelles technologies ». Afin de résoudre ce paradoxe, cette grande
spécialiste du droit international propose d’inventer « un nouvel humanisme », de faire le pari
qu’il est possible « d’humaniser la mondialisation autour de trois objectifs : résister à la
déshumanisation, responsabiliser ses acteurs, anticiper sur les risques à venir »360.
Dans un registre beaucoup plus incisif, Marie Duru-Bellat, professeur de sociologie à
Sciences Po Paris et chercheur à l’Observatoire sociologique du changement, dénonce les
injustices et les différences spectaculaires de droit à la vie entre les êtres humains selon leurs
situations géographiques et politiques. « Alors que les frontières nationales s’effacent, il
devient de plus en plus incongru de les considérer comme des lignes de partage sur un plan
éthique », pose-t-elle par principe. Connaissant parfaitement les déséquilibres
environnementaux qui pèsent sur notre planète, la sociologue rappelle qu’« à l’heure de la
globalisation et du changement climatique, la consommation des riches a un impact direct sur
les conditions de vie des plus pauvres », ce qui induit que « la lutte contre les inégalités au
niveau mondial est donc inséparable de la justice environnementale ». Dans une limpide
conclusion titrée « Partager la planète », Marie Duru-Bellat nous rappelle quelques

357
. Hervé Kempf, Fin de l’Occident, naissance du monde, Seuil, 2013, coll. « Points Essais »,
2014.
358
. Jean-Claude Guillebaud, Le Commencement d’un monde, op. cit.
359
. Mireille Delmas-Marty, Vers un droit commun de l’humanité, Textuel,
coll. « Conversations pour demain », 1996.
360
. Mireille Delmas-Marty, Résister, Responsabiliser, Anticiper, Seuil, 2013.
104

évidences : « Les limites de la planète, mais aussi nos intérêts bien compris, sans compter des
considérations éthiques élémentaires, font que nous pouvons admettre qu’il est grand temps
de rejeter un monde où règne une relative prospérité pour certains, mais au prix de dégâts
écologiques indéniables et d’une injustice sociale persistante pour tous les autres. Il est urgent
et possible de tendre vers un monde moins inégalitaire. Il faut proposer un autre modèle de
vivre ensemble, un monde où il y aurait moins de croissance et moins de biens matériels pour
les plus riches, mais aussi moins de tension, de crispation sur les frontières, de cupidité et de
concurrence délétère. En bref, un monde pacifié, moins miné par les inégalités, un monde
qu’on oserait regarder en face et qui nous ferait peut-être de nouveau rêver. […] Vivre dans
une société cosmopolite est à la foi inévitable et bien plus heureux, si nous savons l’organiser
selon les principes de justice globale361. »
Depuis quelques années, le philosophe Yves-Charles Zarka, l’un des principaux champions du
nouveau cosmopolitisme et de la gestion la plus respectueuse de la Terre, défend l’idée d’une
« inappropriabilité de la Terre », qui fasse pièce à la surexploitation, la spoliation et
l’appropriation productiviste des ressources naturelles : « La terre n’est pas simplement le
globe terrestre, elle est aussi et fondamentalement le monde habitable. En la détruisant
continuellement, l’homme s’autodétruit. » Selon lui, l’inappropriabilité de la Terre, considéré
comme un principe du cosmopolitisme, permet de définir des « normes rationnelles et
universelles susceptibles de fonder les résistances individuelles ou collectives aux différents
processus qui entrent en jeu dans le cycle de l’appropriation illimitée et sans frontières, lequel
compromet l’avenir de l’humanité et celui corrélatif de la Terre-sol »362.
L’année suivante, en 2014, Yves-Charles Zarka est revenu à la charge avec un projet intitulé
« refonder le cosmopolitisme ». Il y affirme que « le cosmopolitisme, dans son sens originel et
positif, pourrait bien être à l’opposé radical de la mondialisation économique, financière ou
même culturelle ». Remettant donc les choses dans le bon sens, le philosophe repense le
cosmopolitisme en fonction des enjeux de notre temps, en ressuscitant en particulier le
concept de « citoyen du monde ». Construisant l’impératif d’une « responsabilité pour
l’humanité et l’ensemble du monde vivant », d’un point de vue moral et juridique, il
reconsidère la question du « droit de résistance », non seulement à l’oppression, mais
également à la surexploitation de la Terre363.

Buen Vivir

Depuis 1962, et la sortie d’un livre de la biologiste Rachel Carson, Le Printemps silencieux, la
crise écologique est indéniable : saccage de la nature, effondrement de la biodiversité,
explosion des pollutions chimiques et radioactives, réchauffement climatique… Au point
qu’aujourd’hui la plupart des experts en ressources naturelles et en environnement estiment
quasi-inéluctable l’effondrement écologique de notre monde364. Face à ce constat, que certains

361
. Marie Duru-Bellat, Pour une planète équitable. L’urgence d’une justice globale, Seuil,
2014, p. 99-101.
362
. Yves-Charles Zarka, L’Inappropriabilité de la Terre. Principe d’une refondation
philosophique, Armand Colin, 2013, p. 89 et 90.
363
. Yves-Charles Zarka, Refonder le cosmopolitisme, PUF, 2014. Lire aussi, dans des
perspectives différentes, Michaël Foessel, Après la fin du monde. Critique de la raison
apocalyptique, Seuil, 2012, p. 243 sq. ; Louis Lourme, Le Nouvel Âge de la citoyenneté
mondiale, PUF, 2014 ; Olivier Remaud, Un monde étrange. Pour une autre approche du
cosmopolitisme, PUF, 2015.
364
. Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Seuil, 2015.
105

qualifient d’apocalyptique, Serge Latouche, professeur émérite d’économie à l’université


d’Orsay, qui se définit lui-même comme « objecteur de croissance », a décidé de faire le
choix de l’écosocialisme qu’il oppose à la « barbarie ». Dans un entretien mené par Thierry
Pacot, diffusé par France Culture en avril et en mai 2013, Latouche nous convie à « renverser
nos manières de penser ». Fort d’une expérience de vingt-cinq ans, Serge Latouche fait le
point : « Aujourd’hui nous sommes arrivés à l’heure de vérité. Dans plusieurs zones de la
planète, la tendance semble plutôt favorable à l’écosocialisme (je pense, par exemple, à
l’Équateur et à la Bolivie), tandis que d’autres pays, comme les États-Unis, semblent plutôt
s’orienter vers des formes d’écofascisme, vers un système de barbarie. Je ne peux pas dire ce
qui sortira de cette lutte titanesque entre les forces du bien et celles du mal. Il est difficile à
prévoir. Nous nous orientons très probablement vers un chaos incroyable365. »
En 2002, Serge Latouche avait écrit un article fondateur sur l’idée de décroissance : « À bas le
développement durable, vive la décroissance conviviale », publié dans Silence. L’économiste
se souvient : « Rien d’innocent dans ce titre. Nous nous battions déjà depuis longtemps, nous,
la petite Internationale des disciples d’Ivan Ilitch, contre le développement et contre ce qui est
peut-être la forme la plus perverse de son idéologie, en tout cas celle qui a eu le plus de
succès, à savoir le “développement durable”. Nous étions convaincus depuis des années que le
développement n’est précisément pas durable. […] Pour mettre à mal cette idée fausse, à
succès, nous avions besoin d’un mot fort. “Décroissance” ! Il heurte, il semble blasphématoire
à nous tous, puisque nous vivons dans la religion de la croissance. Ce mot a été et reste une
provocation qui a somme toute plutôt bien réussie. »
Mis à part ses remarquables travaux sur Walter Benjamin, « l’avertisseur d’incendie »,
Michael Löwy, né au Brésil en 1938, directeur de recherche émérite au CNRS, est, comme
Serge Latouche, un fervent militant de l’écosocialisme, qu’il présente comme « l’alternative
radicale à la catastrophe écologique capitaliste ». Articulant la problématique écologique et le
constat de la nocivité du système capitaliste mondialisé, l’écosocialisme, défendu par de
nombreux altermondialistes sud-américains, est un courant politique fondé dans les années
1970, par les écrits de plusieurs penseurs, dont André Gorz, en France366. Le terme
« écosocialisme » n’a été utilisé qu’à partir des années 1980, quand le parti des Verts
allemands s’est qualifié luimême d’« écosocialiste ».
Michael Löwy a écrit avec Joel Kovel le premier « Manifeste écosocialiste international »,
publié en 2001. Ce texte deviendra une référence pour le Réseau écosocialiste international,
fondé à Paris en octobre 2007. Le terme « écosocialisme » est aujourd’hui utilisé par plusieurs
organisations européennes : Mouvement des objecteurs de croissance, Parti de gauche et
Mouvement des Alternatifs (France), Die Linke (Allemagne), Mouvement de gauche
(Belgique), Izquierda unida (Espagne), Syriza (Grèce), Sinistra, ecologia e libertà (Italie), Os
Verdes et Bloco de Esquerda (Portugal)… Il est également en usage du côté des organisations
politiques scandinaves, notamment l’Alliance de la gauche verte nordique, qui fédère
l’Alliance de gauche finlandaise, le Parti de gauche suédois, le Mouvement des verts et de

365
. Serge Latouche, Renverser nos manières de penser, Mille et Une Nuits, 2014, p. 42 et 43.
366
. André Gorz, de son vrai nom Gerhart Hirsch, est né en février 1923 à Vienne en Autriche.
Il est décédé en septembre 2007 à Vosnon (Aube). Il est un des pionniers de l’écologie
politique philosophique. Lire, principalement : Écologie et Politique, Galilée, 1975, nouv. éd.
augmentée, Seuil, coll. « Points », 1978. Cette édition comprend le texte Écologie et Liberté ;
Capitalisme, socialisme, écologie, Galilée, 1991 ; Ecologica, Galilée, 2008 ; Le Fil rouge de
l’écologie. Entretiens inédits en français, Éditions de l’EHESS, 2015. Hommage collectif :
Alain Caillé et Christophe Fourel (dir.), Sortir du capitalisme. Le scénario Gorz, Le Bord de
l’eau, coll. « La Bibliothèque du Mauss », 2013.
106

gauche islandais, le Parti socialiste populaire danois, le Parti socialiste de gauche norvégien et
la Liste de l’unité danoise.
En Amérique latine, l’écosocialisme est lié à l’idéal du Buen Vivir, auquel adhère
explicitement Edgar Morin. Comme l’explique l’un de ses meilleurs vulgarisateurs,
l’économiste équatorien Alberto Acosta, le Buen Vivir, principe central des peuples indigènes
de la région andine, promeut un « vivre ensemble dans la diversité et l’harmonie avec la
nature », pour reprendre les termes du préambule de la Constitution équatorienne. Ayant une
vocation universaliste, cet idéal vise à instaurer une « relation harmonieuse entre l’homme et
la nature, en rupture avec la dégradation engendrée par le modèle économique fondé sur la
consommation et la croissance ». Il s’agit aussi de développer « une démocratie d’un type
nouveau qui, en plus de prendre en compte les générations futures, intègre des segments
historiquement exclus de la population : les femmes, les immigrés, les habitants des quartiers
populaires367 ». Selon Jean Ortiz368, « le Buen Vivir ne peut être traduit en français par “bien
être”, “vivre bien”, “vivre mieux” », mais doit l’être « plutôt par “la vie belle”, “la vie bonne”,
“les jours heureux” », faisant ici allusion au Programme du Conseil national de la Résistance.
En 2010, le pasteur Stéphane Lavignotte a tenté de réduire les divergences entre les
« objecteurs de croissance » et les écosocialistes dans un livre intitulé La Décroissance est-
elle souhaitable ?369. Refusant de choisir entre les deux positions, l’ancien journaliste
proposait plutôt d’associer dans un même projet la protection de la nature et de
l’environnement et la justice sociale.
De son côté, Michael Löwy, joignant ses deux passions, l’une pour Walter Benjamin, l’autre
pour l’écosocialisme, rappelait que le philosophe allemand, dès 1928, dans Sens unique,
dénonçait l’idée de domination de la nature comme discours impérialiste. Michael Löwy
rappelle que, dans les années 1930, Walter Benjamin s’en prenait volontiers à la cupidité
destructrice de la société bourgeoise, caractéristique de son rapport à la nature. Il le cite :
« Les plus vieux usages des peuples semblent nous adresser comme un avertissement : nous
garder du geste de cupidité quand il s’agit d’accepter ce que nous reçûmes si abondamment de
la nature. » Benjamin appelait déjà à « montrer un profond respect » pour la « terre
nourricière ».
De façon plus pragmatique, l’écrivain Cyril Dion est parti, en 2012, en compagnie de l’actrice
réalisatrice Mélanie Laurent et d’une petite équipe à la découverte d’un monde nouveau : à
quoi ressemblerait notre planète si les meilleures solutions écologiques et équitables dans
l’agriculture, l’énergie, l’économie, l’éducation et la démocratie entraient en synergie ? Villes
produisant l’essentiel de leur nourriture et de leur énergie, entreprises et municipalités créant
leur propre monnaie pour empêcher la spéculation et l’accaparement des richesses, peuples
réécrivant leurs Constitutions, systèmes éducatifs alternatifs… Plus fondamentalement, Cyril
Dion et Mélanie Laurent ont mis au jour une véritable communauté de pensée entre tous les
acteurs écologiques rencontrés370.
Ces expériences d’alternative écologique menées localement pour l’harmonie du monde et des
peuples doivent beaucoup aux enseignements de Pierre Rabhi, agriculteur, écrivain, penseur
d’origine algérienne, fondateur du mouvement des Colibris, et qui, à l’âge de 20 ans, à la fin
des années 1950, décida de se soustraire, par un retour à la terre, à la civilisation hors-sol qui

367
. Alberto Acosta, Le Buen Vivir. Pour imaginer d’autres mondes, Éditions Utopia, 2014.
368
Enseignant à l’université de Pau (Pyrénées-Atlantiques), historien de la République
espagnole, de l’anti-franquisme, des maquis et du vingtième siècle latino-américain, en des
révolutions cubaine, vénézuélienne et bolivienne.
369
. Stéphane Lavignotte, La Décroissance est-elle souhaitable ?, Textuel, 2010.
370
. Cyrille Dillon, Demain. Un nouveau monde en marche, Actes Sud, 2015. Lire également
Naomi Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, Actes Sud, 2015.
107

commençait à émerger des Trente Glorieuses. Sensible à la dégradation des conditions de vie
morale et spirituelle de ses contemporains, alors que la consommation et la production
connaissaient une croissance qui semblait sans limite, le sage de l’Ardèche fit le choix de
modérer ses besoins, une sobriété libératrice et volontaire qui lui permit de rompre avec
« l’ordre anthropophage », appelé communément « mondialisation ».
Partisan d’une « indignation constructive » autant que de l’« insurrection des consciences »371,
Pierre Rabhi préconise une « sobriété heureuse ». Le bonheur ainsi conquis ne l’empêche pas
de voir l’état inquiétant de la situation mondiale : « Il est difficile de ne pas être indigné par la
marche et l’état du monde. On a le sentiment d’un immense gâchis qui aurait pu être évité si
l’on avait adopté un modèle de société alliant intelligence et générosité. Or, l’indignation a
toujours été suivie par la révolte372. » En prologue à son livre manifeste, le fondateur du
mouvement des Colibris écrit : « Désormais, la plus haute, la plus belle performance que
devra réaliser l’humanité sera de répondre à ses besoins vitaux avec les moyens les plus
simples. Cultiver son jardin ou s’adonner à n’importe quelle activité créatrice d’autonomie
sera considéré comme un acte politique, un acte de légitime résistance à la dépendance et à
l’asservissement de la personne humaine. »

Convivialisme

Parmi les maîtres penseurs des écologistes et des alternatifs altermondialistes d’aujourd’hui,
nous avons vu que nombre d’entre eux (Thoreau, Elisée Reclus, André Gorz, Ivan Ilitch,
Walter Benjamin, Giorgio Agamben, Edgar Morin, etc.) s’inscrivent dans la tradition
libertaire. Il convient d’ajouter à la liste le nom de Raoul Vaneigem, un célèbre auteur du
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations373. En 2002, ce libre penseur publiait
un manifeste « pour l’abolition de la société marchande, pour une société vivante374 ».
Condamnant notre société « saisie par la folie de l’argent fou », imprégnée du « nihilisme qui
est devenu la philosophie des affaires », s’insurgeant contre « le règne planétaire des mafias
locales et internationales » et « l’implosion du totalitarisme marchant », dénonçant le fait que
« le marché de la sécurité tire son profit de la peur », Raoul Vaneigem proposait de « jeter les
bases d’une société humaine ». N’hésitant pas à entrer dans le détail des dispositifs
nécessaires pour « en finir avec le triomphalisme du désespoir », il préconisait le retour à la
valeur d’usage de la marchandise, l’exercice d’une démocratie directe dans le cadre de
collectivités locales, une gestion humaine du bien public, l’utilisation des énergies
renouvelables pour répondre aux besoins en chauffage et en électricité des populations
urbaines et rurales, le développement d’une agriculture naturelle et d’un marché de qualité qui
contribue à restaurer le bon goût et la santé, la reconstruction de l’enseignement, la rénovation
de la justice, la gratuité des services publics et surtout la substitution de la création au travail.
De même, rassemblant en une seule gerbe différentes traditions de philosophie politique, les
deux anciens résistants et amis Stéphane Hessel et Edgar Morin nous entraînaient ensemble,
en 2011, sur le « chemin de l’espérance », en nous promettant « la régénération » de la

371
. Pierre Rabhi, Manifeste pour la Terre et l’humanisme. Pour une insurrection des
consciences, Actes Sud, 2008.
372
. Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Actes Sud, 2013, p. 129. Lire aussi Anne Chaté,
Bonheur tranquille. Vivre avec l’esprit de modération, Payot & Rivages, 2009, et Paul Ariès,
La Simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, La Découverte, nouv. éd., 2011.
373
. Gallimard, 1967, coll. « Folio », 1992, 1996.
374
. Raoul Vaneigem, Pour l’abolition de la société marchande, pour une société vivante,
Payot & Rivages, 2002.
108

société375. Rassurant leurs lecteurs sur le fait qu’ils n’ambitionnaient pas de fonder un
nouveau parti, ils proposaient de nourrir une régénérescence de la politique à partir des
sources de la tradition progressiste dite « de gauche » : « La source libertaire, qui se concentre
sur la liberté des individus ; la source socialiste, qui se concentre sur l’amélioration de la
société ; la source communiste, qui se concentre sur la fraternité communautaire. » Ils y
ajoutaient « la source écologique, qui nous restitue notre lien et notre interdépendance avec la
nature et plus profondément notre Terre mère ». Dans le même style prophétique, en 2002,
Edgar Morin plaidait déjà « pour une politique de civilisation », en « refusant la régression, en
résistant à la mort, en œuvrant pour la métamorphose376 ».
Cette proposition d’une « politique de civilisation » a rencontré l’aspiration de nombreux
universitaires, philosophes, sociologues, anthropologues, économistes, qui se sont fédérés ces
dernières années sous la bannière du « convivialisme ». Ainsi, le professeur d’économie
politique Marc Humbert déclarait, en 2013, son intention de se diriger « vers une civilisation
de convivialité », qui nous permettrait de « travailler ensemble pour la vie, en prenant soin
l’un de l’autre et de la nature377 ». Dans ce texte très encourageant, l’économiste s’en prenait à
« la désastreuse méga-machine de l’efficacité technique et économique » qui « laisse de côté
des milliards d’affamés, de rejetés ou de précaires ». Il nourrissait son courage et son
espérance par le constat que « partout des groupes et des individus résistent à la méga-
machine », animant des « oasis du bien-vivre », pour que l’avenir de l’humanité « bascule
vers une civilisation de la convivialité ». En cela, le texte de Marc Humbert, comme les
manifestes convivialistes rédigés par le sociologue Alain Caillé et ses nombreux amis378,
faisait écho au livre phare d’Ivan Ilitch, La Convivialité, publié en 1973379. Critiquant
radicalement la société industrielle, dénonçant la servitude née du productivisme, la dictature
des outils, le culte de la croissance et de la réussite matérielle, Ivan Ilitch opposait à la
« menace d’une apocalypse technocratique » la vision d’une « société conviviale ». Il
affirmait que c’est par la redécouverte du « bien-vivre », autre nom de la convivialité, que les
sociétés s’humanisent. En 2013, le Manifeste convivialiste énonçait, parmi ses
« Considérations générales » : « Le seul ordre social légitime universalisable est celui qui
s’inspire d’un principe de commune humanité, de commune socialité, d’individuation, et
d’opposition maîtrisée et créatrice. »

Une religion de l’Humanité

Comment définir une Résistance positive aujourd’hui ? Résister pour l’universalité d’une
humanité une et indivisible, c’est-à-dire pour un nouveau cosmopolitisme, résister pour sauver

375
. Stéphane Hessel et Edgar Morin, Le Chemin de l’espérance, Fayard, 2011.
376
. Edgar Morin, Pour une politique de civilisation, Arléa, 2002.
377
. Marc Humbert, Vers une civilisation de convivialité, Goater, 2013. Lire également Alain
Caillé, Marc Humbert, Serge Latouche, Patrick Viveret, De la convivialité. Dialogues sur la
société conviviale à venir, La Découverte, 2011.
378
. Alain Caillé, Pour un manifeste du convivialisme, Le Bord de l’eau, 2011 ; Collectif,
Manifeste convivialiste, Le Bord de l’eau, 2013 ; Alain Caillé, Le Convivialisme en dix
questions, Le Bord de l’eau, coll. « La Bibliothèque du Mauss », 2015. Site Internet :
www.lesconvivialistes.org, hébergeant, entre autres, un « abrégé » du Manifeste convivialiste.
379
. Ivan Ilitch, La Convivialité, Seuil, 1973, coll. « Points », 2014.
109

la Terre nourricière, que certains nomment Gaïa380, pour sauvegarder la nature et le


patrimoine de l’humanité, résister pour étendre, peu à peu, des sociétés aux peuples, la vie
selon les principes du convivialisme… Ces résistances ne peuvent former un projet intégral
que si elles s’appuient sur la résistance de chaque individu, sur l’émancipation de chacun,
voire sur sa conversion à une autre vie.
« Tu dois changer ta vie ! » C’est l’impératif que le philosophe allemand Peter Sloterdijk nous
lance, lorsqu’il nous décrit pour nous ce que pourrait être une résistance totale à la crise d’un
monde qui annonce une « catastrophe globale »381. L’auteur de Jours de colère382 ne fait que
rappeler la nécessité d’articuler individu et société, en promouvant exercices spirituels,
ascétisme et « aspiration vers le haut », qui forgent l’éthique nouvelle.
Longtemps occultée par les philosophies dites de l’Histoire – le matérialisme historique
d’inspiration marxiste et le structuralisme d’origine anthropologique –, la question de
l’individu est à nouveau au cœur de la pensée philosophique, laquelle est aujourd’hui souvent
à la fois existentielle, éthique et politique383.
Déjà, entre 1898 et 1904, Émile Durkheim, fondateur de la sociologie moderne, dreyfusards
de la première heure, avait publié une série d’articles dans lesquels il soutenait qu’il ne peut y
avoir de solidarité sociale qui ne se fonde dans une véritable religion de l’Humanité, plus
précisément dans un culte voué à la dignité de l’individu, expression d’une foi en l’homme à
laquelle il donnait le nom – mal compris aujourd’hui – d’« individualisme »384. Il va de soi
que, sous sa plume, ce terme n’avait rien à voir avec le sens qu’il a pris aujourd’hui : une
conduite égoïste de sa propre vie. Au cœur d’un de ses articles les plus importants, parmi ceux
que lui avaient inspiré son combat dreyfusard, Émile Durkheim nous laisse des lignes
inoxydables à l’usage d’une éthique humaniste fondé sur l’esprit de résistance : « Sans doute,
si la dignité de l’individu lui venait de ses caractères individuels, des particularités qui le
distinguent d’autrui, on pourrait craindre qu’elle ne l’enfermât dans une sorte d’égoïsme
moral qui rendrait impossible toute solidarité. Mais, en réalité, il la reçoit d’une source plus
haute et qui lui est commune avec tous les hommes. S’il a droit à ce respect religieux, c’est
qu’il a en lui quelque chose de l’humanité. C’est l’Humanité qui est respectable et sacrée ; or
elle n’est pas toute en lui. Elle est répandue chez tous ses semblables ; par suite, il ne peut la
prendre pour fin de sa conduite sans être obligé de sortir de soi-même et de se répandre au-

380
. Du grec « Terre ». Déesse primordiale ou « déesse mère ». Pour illustrer sa théorie d’une
Terre être vivant, l’écologiste anglais James Lovelock a utilisé, dès 1970, le nom et l’image
de Gaïa.
381
. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, Libella-Maren Sell, 2011, Pluriel 2015.
382
. Peter Sloterdijk, Jours de colère. L’esprit du capitalisme, Descartes et Cie, 2009 : « Si
l’ordre économique avait, à son origine, partie liée avec la spiritualité, il est devenu un culte
voué à la cupidité. Et la colère, sourde ou vive, les angoisses, les frustrations s’accumulent.
Pour éviter leur explosion, il faut cesser de placer l’argent, le profit et la croissance matérielle
au centre de la mondialisation. »
383
. En témoignent également, entre autres, Norbert Elias, La Société des individus, textes
écrits entre 1939 et 1987, Fayard, 1991 ; Louis Dumont, Essais sur l’individualisme. Une
perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Seuil, 1983 ; Giorgio Agamben, La
Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Seuil, 1990 ; Alain Renaut,
L’Individu. Réflexions sur la philosophie du sujet, Hatier, 1995 ; Sylvie Mesure et Alain
Renaut, Alter Ego. Les paradoxes de l’identité démocratique, Aubier, 1999 ; François
de Singly, L’individualisme est un humanisme, L’Aube, 2005 ; Dany-Robert Dufour,
L’individu qui vient… après le libéralisme, Denoël, 2011 ; Fabienne Brugère, La Politique de
l’individu, Seuil, 2013.
384
. Émile Durkheim, Les Intellectuels et l’Individualisme, Mille et Une Nuits, 2002.
110

dehors. Le culte dont il est, à la fois, et l’objet et l’agent, ne s’adresse pas à l’être particulier
qu’il est et qui porte son nom, mais à la personne humaine, où qu’elle se rencontre, sous
quelque forme qu’elle s’incarne385. »
Dans le même sens, en conclusion de sa recherche des fondements anthropologiques,
sociologiques et psychologiques d’une « autre société », dans sa recherche inébranlable du
« progrès humain », l’économiste politique Jacques Généreux a établi que « la visée d’une
société néomoderne, désormais informée sur la nature humaine, semble ici s’imposer : assurer
à chacun la possibilité de concilier ces deux aspirations (être soit, être avec), assurer un
développement de la société qui offre à chacun une égale capacité à déployer une liberté
vraiment humaine, c’est-à-dire une liberté qui ne mutilerait pas l’être en le dissociant d’autrui,
une liberté qui serait construite par la multiplication et la diversification des liens sociaux386 ».
Répondant au journaliste Laurent Etre, à l’occasion de la parution de son décisif L’Individu
qui vient… après le libéralisme, le philosophe Dany-Robert Dufour affirmait de son côté :
« L’intitulé même du programme du CNR, “les Jours heureux”, est une référence à peu près
directe à la pensée grecque. C’est la “vie bonne dans la Cité” que visait déjà Aristote dans son
Éthique à Nicomaque. Un helléniste comme Jean-Pierre Vernant, qui occupait une position
éminente dans la Résistance, avait certainement en tête cette idée selon laquelle le bonheur de
l’individu ne va pas sans la justice dans la Cité, c’est-à-dire sans institutions du politique
(école, justice, culture…) capables de soutenir les individus dans leur libre développement.
De ce point de vue, le CNR reste une source d’inspiration majeure387. » La référence à Jean-
Pierre Vernant, à la Résistance et aux Jours heureux n’est évidemment pas fortuite sous la
plume d’un auteur qui développe, par ailleurs, que « la civilisation occidentale, après avoir
surmonté en un siècle différents séismes dévastateurs, le nazisme et le stalinisme au premier
rang, est aujourd’hui emportée par le néolibéralisme », mais aussi que la sortie humaniste de
ce nouveau « totalitarisme » est concevable. À condition, cependant, de réactualiser, comme à
la Renaissance, les grands récits du monothéisme venu de Jérusalem et de la raison
philosophique venu d’Athènes. Alors adviendra, si l’on en croit Dany-Robert Dufour, « un
individu qui, rejetant les comportements grégaires sans pour autant adopter une attitude
égoïste, deviendra enfin “sympathique”, c’est-à-dire libre et ouvert à l’autre »388.
Bien qu’il s’en défende, l’éminent sociologue Alain Touraine brosse, quant à lui, un paysage
désolé du « monde actuel », dans Nous, sujets humains389. Selon lui, en effet, « en ce début du
XXIe siècle, tout semble perdu », car « les régimes autoritaires et le capitalisme financier
semblent avoir triomphé et les acteurs engagés dans la pensée et l’action politiques semblent
avoir disparu : assassinés, emprisonnés, exilés, découragés, manipulés. » Et il y insiste : la
« globalisation » a entraîné « la fin des sociétés ». Au XXe siècle, « l’argent et la guerre ont
tout dominé », l’individualisme a triomphé de la citoyenneté et de la république. Les pouvoirs
sont désormais « totaux », exerçant « une domination de tous les aspects de la vie individuelle
et collective »… Pour autant, Alain Touraine ne désespère pas des « sujets humains ». Au
contraire, il voit bien des raisons de se féliciter de la réorientation des anciens combats
sociaux et politiques vers « la lutte » éthique, « au nom de l’être humain individuel tout
entier ». Dès lors, affirme-t-il, le « sujet » est le nouvel acteur des droits fondamentaux

385
. Émile Durkheim, « L’individualisme et les intellectuels », Revue bleue, 4e série, t. X,
1898, p. 7-13.
386
. Jacques Généreux, L’Autre Société. À la recherche du progrès humain, 2, Seuil, 2009,
coll. « Points Essais », 2011, p. 169.
387
. L’Humanité, 18 juillet 2013.
388
. Dany-Robert Dufour, L’Individu qui vient… après le libéralisme, Denoël, 2011, coll.
« Folio Essais », 2015.
389
. Alain Touraine, Nous, sujets humains, Seuil, 2015.
111

universels – la liberté, l’égalité et la dignité –, c’est-à-dire d’une « lutte mondiale pour la


démocratie ».
Pour Cynthia Fleury, il est crucial de réinvestir la construction de l’individu,
l’« individuation », sujet au cœur de ses Irremplaçables390. Par le « connais-toi toi-même », le
« sens de la mesure », la défense de l’humour et la valorisation de l’« imagination vraie » ou
de la « vie créatrice », la philosophe entend ressusciter « l’engagement, cet agir de
l’implication personnelle ». Car, elle aussi s’inquiète de « l’absence de pensée »
contemporaine qui relève d’abord de la « raison instrumentale », laquelle résout la vie au seul
calcul. Face aux risques de laisser le pouvoir politique nous maintenir en « minorité » et de
nous complaire dans « la servitude volontaire » ou dans « l’oubli de soi », Cynthia Fleury
appelle à la résistance. Résistance à la domination, à la psychose, voire au « lien d’acier de la
terreur » qui nous rendent « remplaçables ». La philosophe nous propose donc de nous
« éduquer à l’irremplaçabilité ». C’est à cette condition, qu’un « nouvel âge de
l’individuation », où l’individualisme égoïste est démasqué, refondera authentiquement une
« société démocratique » sous régime de l’« état de droit ».391
En conclusion de son essai, Cynthia Fleury appelle à une remobilisation en faveur des
« commons » (communs), car eux seuls permettent, explique-t-elle, la déconstruction des abus
de pouvoir ou de propriété, opération nécessaire à qui vent échapper à la mise sous tutelle par
la dette. À l’automne 2015, Cynthia Fleury me disait : « Le courage, auquel j’ai consacré un
livre392, me paraît être le premier outil de protection du sujet et celui, essentiel, de la
régulation démocratique collective. Il est premièrement le rejet de la violence et défend la
non-violence comme action. Je pense par exemple à Germaine Tillion, entrée au Panthéon en
mai dernier, en compagnie de Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Jean Zay et Pierre Brossolette,
pour laquelle le vrai combat de la Résistance était de s’engager contre la haine. L’aventure de
l’irremplaçabilité se situe là : dans cette lutte contre la production et reproduction des haines
des autres et de soi-même. »

Le règne, la puissance et la gloire

L’impératif « tu dois changer ta vie ! », sous-entendu « tu dois la changer afin de donner un


sens et une force à l’action citoyenne », a pris, ces dernières années, des formes méditatives et
spirituelles dans lesquelles se sont engagés un nombre croissant de gens, dont Edgar Morin,
par exemple, qui participa, le 1er décembre 2015, aux « 24 heures de méditation planétaire
pour la Terre », à l’occasion de la COP21. Ce jour-là, des millions de personnes de différentes
nationalités et confessions – 2 260 communautés religieuses, spirituelles ou laïques – se sont
rassemblées en sit-in et en vue de séances de méditations, un peu partout dans le monde. À
Paris, les « 24 heures de méditation pour la Terre » ont eu lieu au Grand Rex, où
2 000 personnes ont été accueillies. Des témoignages ont été partagés et les « méditations »
ont été guidées par des personnalités de renom : Edgar Morin, le cheikh Khaled Bentounes, le
défenseur des océans Paul Watson, la chamane russe Véra Sazhina, le spationaute Jean-
François Clervoy, Phakyab Rinpoché, moine au monastère bouddhiste d’Ashi et disciple du
Dalaï-lama… Cette mobilisation spirituelle s’inscrivait dans la continuité du Sommet des

390
. Cynthia Fleury, Les Irremplaçables, Gallimard, 2015.
391
. Lire aussi le chapitre « La démocratie radicale et l’individu », dans Sandra Laugier et
Albert Ogien : Pourquoi désobéir en démocratie ?, op. cit.
392
. Cynthia Fleury, La Fin du courage. La reconquête d’une vertu démocratique, Fayard,
2010, et Livre de Poche, coll. « Biblio Essais », 2011.
112

consciences393, du Débat citoyen planétaire sur le climat et l’énergie et d’Alternatiba, le


Village mondial des alternatives.
Dans un ouvrage collectif, Se changer, changer le monde, de nombreux auteurs, dont le
psychiatre Christophe André, Pierre Rabhi et le moine bouddhiste Matthieu Ricard, déclarent
ensemble : « Aujourd’hui, nous avons tous pris conscience qu’il faut changer nos habitudes
pour avoir un monde meilleur. Mais comment obtenir un tel résultat, si nous ne sommes pas
en paix avec nous-mêmes ? Nous sommes responsables du monde et des valeurs que nous
léguons aux générations futures. Chacun de nous peut faire sa “part du colibri” pour un
changement plus global dans le monde394. »
Cela suppose de comprendre que l’espérance, à la différence de l’espoir, est volonté, un état
d’esprit tendu vers l’action, selon saint Augustin, que Jean-Claude Guillebaud aime à citer :
« L’espérance a fabriqué deux beaux enfants : la colère devant les injustices du monde et le
courage de s’y attaquer395. »
Car, d’un point de vue métaphysique, il s’agit d’en finir avec le découragement,
l’indifférence, « l’empire du nihilisme ». Tel est l’enjeu crucial du monde postmoderne, que
Philippe Nassif, jeune philosophe, a parfaitement identifié, en menant reportages et enquêtes
dans le « monde inutile » des événements culturels parisiens. En 2011, il constatait ainsi « un
formidable hiatus entre l’abondance des ressources matérielles et culturelles et l’humeur noire
qui anime les sociétés contemporaines ». Lui aussi s’est alors posé la question. « Que faire ? »
Sa réponse, mobilisant une foule impressionnante de penseurs occidentaux et orientaux, a été
de nous inviter à une « lutte initiale » contre le nihilisme, c’est-à-dire à « une réforme de soi
comme préalable à toute utopie politique396 ».
Le philosophe Jean Vioulac397 confirme, quant à lui, que le nihilisme, défini par Nietzsche,
dans les années 1880, comme « dévalorisation de toutes les valeurs », est le « chiffre » de
notre époque qui a subi, pendant le XXe siècle, « l’extension de la logique marchande [qui]
imposait la destruction méthodique et systématique de toute morale susceptible de condamner
l’égoïsme et la cupidité, et impliquait par exemple une inversion de la valeur des adjectifs
“intéressé” ou “calculateur” »398. Dans son article, Jean Vioulac poursuivait ainsi la critique
de « l’avènement du marché mondial » : « Le libéralisme, en tant qu’il se définit par
l’exigence de la dérégulation et de la désinstitutionalisation de toutes les activités humaines,
est le projet politique de démantèlement complet de l’ordre de la loi, et en cela un des plus
puissants moteurs du nihilisme. Mais si le capitalisme condamne l’humanité à sombrer dans
les “eaux glacées du calcul égoïste” par l’abolition progressive de toute morale, il est surtout
un dispositif de production qui consomme – et donc détruit – réellement la nature et ses
ressources en même temps que les peuples du monde. »
Au terme de l’écriture de son œuvre majeur, Homo sacer, Giorgio Agamben en vient à
promouvoir et espérer une Résistance au nihilisme anomique – métaphysique de l’État
d’exception – qu’il nomme « puissance destituante ». Cette procédure libertaire, proche de sa
notion de « désœuvrement », est définie comme étant « la capacité de désactiver et de rendre

393
. Le Sommet des consciences a réuni, le 21 juillet 2015, à Paris, plus d’une quarantaine de
personnalités morales et religieuses du monde entier pour répondre à la question « The
climate, why do I care ? » et lancer ensemble un « Appel des consciences pour le climat ».
394
. Ilios Kotsou et Caroline Lesire, Se changer, changer le monde, L’Iconoclaste, 2013.
395
. Jean-Claude Guillebaud, Une autre vie est possible. Comment retrouver l’espérance,
L’Iconoclaste, 2012.
396
. Philippe Nassif, La Lutte initiale. Quitter l’empire du nihilisme, Denoël, 2011.
397
Jean Vouliac, La Logique totalitaire, PUF, coll. « Épiméthée », 2013.
398
. Jean Vioulac, « Les eaux glacées du calcul égoïste », Esprit, n° 403, mars-avril 2014,
p. 132-136.
113

inopérant quelque chose – un pouvoir, une fonction, une opération humaine – sans
simplement la détruire ». Le philosophe italien, pour se faire bien comprendre, donne un
« exemple de stratégie destituante » en évoquant l’attitude de Paul face à la Loi. Agamben
soutient ainsi que « Paul exprime le rapport entre le messie et la loi par le verbe katargein, qui
signifie “rendre inopérant” (argos), “désactiver” ». Ainsi Paul peut écrire que le Messie
« rendra inopérant tout pouvoir, toute autorité et toute puissance » (1 Cor 15,24), et, aussi
bien, que « le messie est le telos (c’est-à-dire la fin et l’accomplissement) de la loi »399.
Il y a, dans ce texte fulgurant d’Agamben, l’indication politique ultime que la Résistance,
aujourd’hui, renonçant pour l’instant à la violence, se doit d’être « puissance destituante »,
disqualification de la loi lorsqu’elle ne fait plus que rabâcher un pouvoir de plus en plus
totalitaire, un « état d’exception » légal qui n’est plus, en vérité, qu’anomie et nihilisme.
Nihilisme il y a, certes, lorsque des hommes se donnent tous pouvoirs afin de régner sans
partage, de jouir pathologiquement de leur toute-puissance et d’en attendre une glorification
ostentatoire, royale, impériale.
Résistance il y a, sûrement, lorsque le converti à la foi destituante de tout pouvoir juge la lutte
pour le règne, la puissance et la gloire comme l’œuvre de l’Antichrist400. « Qu’est-ce qui est
bon ? » questionne Nietzsche, en 1888, quelques mois avant de devenir fou. « Tout ce qui
exalte en l’homme le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance même »,
lui répond son Antichrist401. Giorgio Agamben de confirmer, comme en écho : « L’unique
forme du mal qui soit réside dans le fait de rester en dette vis-à-vis de l’existence, de
s’approprier la puissance de ne pas être comme une substance ou un fondement extérieur à
l’existence402. » Et l’helléniste Jacques Cazeaux ajoute, en exégète incomparable, que « la
volonté de puissance » est le « crime originel de tous »403.
Au cours de l’automne 1942, à Lyon, dans son temple de la rue Lanterne, le pasteur et
résistant Roland de Pury, déjà sous surveillance de la Gestapo, continua de prêcher. Il s’est
souvenu, à la Libération, qu’il prononçait ses prédications « en pleine bagarre ». « C’était la
chasse aux Juifs, la honte des premières déportations et le commencement de la terreur
policière », témoigna-t-il alors.

399
Giorgio Agamben, L’Usage des corps. Homo sacer, IV, 2, Seuil, 2015, p. 371 et 372.
400
. L’Antichrist, empereur « adoré » par toute la terre, s’oppose eschatologiquement au
Christ. Il doit paraître (1 Jn 2,18) pour mener l’assaut final de Satan contre le Christ et ses
disciples, avant le retour de Jésus-Christ sur terre pour y établir son Royaume. Paul appelle
l’Antichrist « homme du péché » et « le fils de la perdition » (2 Th 2,3).
401
. Nietzsche, L’Antéchrist (1988), Gallimard, 1974, coll. « Idées », 1978, p. 12. À propos du
Christ, et du christianisme comme « révolution » contre le règne, la puissance et la gloire de
certains hommes (Temple, royauté hasmonéenne et tutelle romaine en synergie totalitaire), on
lira quelques chefs-d’œuvre exégétiques : Giorgio Agamben, Le Temps qui reste, op. cit. ;
Bernard Sichère, L’Histoire et la Gloire. Tenir tête au nihilisme, Hermann, 2012, p. 141 sq. ;
Jacques Cazeaux, Les Silences de l’Apocalypse. Une église appelée Babel, Cerf, 2014, p. 23-
36.
402
. Giorgio Agamben, La Communauté qui vient, op. cit., p. 49. Par cette pensée, le
philosophe italien fait sienne la métaphysique et l’éthique existentialistes qui, dans leur ultime
expression (Levinas), opposent l’Être, comme maléfice, à l’ex-istence, comme sortie de la
Totalité. Il s’agit d’une destitution de l’ontologie qui renvoie le « Dasein » essentialiste
d’Heidegger au nazisme de ce philosophe allemand.
403
. Jacques Cazeaux, Le Roi, l’âne et l’arpenteur. Politique et religion dans la Bible, Cerf,
2015, p. 34. Lire aussi, dans le même sens : Armand Laferrère, La Liberté des hommes.
Lecture politique de la Bible, Odile Jacob, 2013, et Didier Luciani, André Wénin (dir.), Le
pouvoir. Enquêtes dans l’un et l’autre Testament, Cerf, coll. « Lectio Divina », 2012.
114

À l’occasion de l’un de ses « dimanches de Résistance spirituelle », Roland de Pury prêcha


sur la doxologie404 qui termine le Notre Père : « Car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la
puissance et la gloire, aux siècles des siècles. Amen ! » Il s’en prit alors très clairement à la
cause fondamentale, au motif métaphysique du nazisme et de la Collaboration : « Il faut que
notre prière commence, finisse et se déroule dans cette certitude prodigieuse, scandaleuse,
dangereuse même, si l’on y réfléchit, puisque nous décernons à Dieu des attributs auxquels
prétendent désespérément les puissances de ce monde et vers lesquels chacun de nous tend
par toutes les fibres de sa nature. C’est parce que nous ne pouvons nous empêcher de
convoiter cette force et cette gloire, c’est parce que toute notre vie est dominée par cette
convoitise que nous sommes impuissants à résister aux tyrans et aux usurpateurs. C’est parce
que nous sommes tous de petits tyrans et de petits potentats que les grandes tyrannies et les
grandes puissances découvrent une complicité universelle et se déchaînent dans le monde.
C’est parce que la soif du pouvoir nous dévore secrètement que nous sommes sans force
devant la brutalité et le cynisme d’un bon nombre d’hommes qui paraissent tenir les rênes de
l’histoire.
L’anarchie foncière de notre époque, c’est-à-dire le fait que des hommes, par millions, sont
prêts à suivre n’importe qui, pour faire n’importe quoi, qu’ils poussent même l’audace jusqu’à
baptiser discipline, ordre et obéissance cette abdication démoniaque de leur vocation
d’hommes et de leur responsabilité, et trouvent moyen d’ériger en vertu cet aveuglement
volontaire, oui, cet état d’anarchie et de décomposition politique, sociale et morale dans
lequel nous vivons, tout cela n’est rien d’autre que le fruit direct et fatal de notre usurpation
secrète de la puissance et de la gloire de Dieu. Il est impossible qu’un monde d’usurpateurs,
un monde composé d’hommes qui s’attribuent le règne et la place du Créateur, qui convoitent
Sa puissance, puisse finir autrement que dans cette anarchie, dans cet aveuglement et dans
cette turpitude405. »
Alors, oui, résistons à l’usurpation du règne, de la puissance et de la gloire qui ne peuvent
appartenir qu’à Dieu, usurpation qui est toujours la source de toutes les tyrannies. « Car la
nouveauté de la politique qui vient, c’est qu’elle ne sera plus une lutte pour la conquête ou le
contrôle de l’État, mais une lutte entre l’État et le non-État (l’humanité) », prophétisait
Giorgio Agamben, dès 1990406. Car la sagesse est, également, d’en finir une bonne fois avec
le « déséquilibre » morbide entre la puissance de l’homme et ses forces morales407.
Usons de nos forces destituantes contre l’État policier, la montée aux extrêmes de la violence
et de la destruction de la Terre ; mais faisons vivre aussi nos énergies constituantes pour la
démocratie forte, la civilisation conviviale et le jardinage harmonieux des ressources
naturelles.
Destituons les rois de la globalisation néolibérale, les puissants de la guerre civile mondialisée
et les glorieux nihilistes du Veau d’or.
Résistons !

404
. « Doxologie », de doxa, la « gloire » en grec, puisqu’elle rend gloire à Dieu.
405
. Roland de Pury, Notre Père, Delachaux & Niestlé, 1945, p. 119-128, nouv. éd., avec une
préface de Paul Viallaneix, Les Bergers et les Mages, 2000, p. 83-89.
406
. Giorgio Agamben, La Communauté qui vient, op. cit., p. 88.
407
. Georges Friedmann, La Puissance et la Sagesse, Gallimard, 1970.
115

Liste de sigles

Aqpa Al-Qaïda pour la péninsule Arabique


ACPR Autorité de contrôle prudentiel et de résolution
BIT Bureau international du travail
CNR Conseil national de la Résistance
CRCM Conseil régional du culte musulman
CREDOC Centre de recherche pour l’étude et les conditions de vie
DCRI Direction centrale du renseignement intérieur
DGSE Direction générale de la sécurité extérieure
DGSI Direction générale de la sécurité intérieure
DIIE Délégué interministériel à l’intelligence économique
DNRED Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières
DRPP Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris
DRS Département du renseignement et de la sécurité
DST Direction de la surveillance du territoire
EHESS École des hautes études en sciences sociales
FIS Front islamique du salut
FTP Francs-tireurs et partisans
FTP-MOI Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée
GCHQ Government Communications Headquarters :
Quartier général des communications du gouvernement
GIA Groupe islamique armé
IESH Institut européen de sciences humaines
INDCs Intended Nationally Determined Contributions :
Contributions décidées à l’échelle nationale
INSEE Institut national de la statistique et des études économiques
INSERM Institut national de la santé et de la recherche médicale
IRSEM Institut de recherche stratégique de l’école militaire
NPA Nouveau Parti anticapitaliste
NSA National Security Agency, Agence nationale de sécurité
ONISR Observatoire national interministériel de sécurité routière
PAF Police de l’air et des frontières
RAID Recherche, assistance, intervention, dissuasion
RG Renseignements généraux
Tracfin Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins
UCLAT Unité de coordination de la lutte antiterroriste
UISM Union internationale des savants musulmans
UOIE Union des organisations islamiques en Europe
UOIF Union des organisations islamiques de France
ZAD Zones à défendre
116

Table

Introduction

I. Vendredi 13

La voix d’Omar
La Banque de France, comme les carabiniers…
Chaos administratif
Français, délinquants et djihadistes
Abaaoud, incognito en France
« Détruire » les terroristes !
Continuité du terrorisme islamique
Une généalogie djihadiste

II. La destruction du renseignement

« Failles »
Rétention d’informations
Et pourtant…
« Sponsors » de l’État islamique
Destruction du renseignement financier
Les hommes du président
Karachi, l’inavouable secret
Big business sécuritaire
Barbouzeries actuelles

III. L’hydre des Frères musulmans

« Fruit d’une collecte dans un pays du Golfe »


« Porteur d’une somme de 500 000 euros »
Qatar Charity & Co
Une « pluie » de pétrodollars
« Compte tenu du statut diplomatique de la personnalité »
Stakhanovisme islamique
L’idole des Frères musulmans
Taqiya
« Consacrer le pouvoir de Dieu sur terre »
Tamkin
Djihad
Fatwa contre la France
La formation saoudienne des « soldats de Dieu »
Le boom salafiste

IV. Le piège salafiste


117

« Au cœur du système »
Blanchiments et noircissements princiers
Un Golfe pas très clair
L’or noir du terrorisme
Les enfants djihadistes des émirs
Le piège

V. La guerre

Phraséologie américaine
Les hommes du président (bis)
Parachutiste
Tueurs de la République
Vendetta mondialisée
Marchands de canons
« Pas en notre nom »
Montée aux extrêmes

VI. La dictature

État d’urgence, « de jour et de nuit »


Une police hors contrôle
Un Parlement godillot
« Une répression aveugle et incontrôlée »
Appels
Les censeurs
Police : les pleins pouvoirs
Sous contrôle
« Violence pure de l’État »
Dictature et tyrannie
État d’exception

VII. Du mensonge à la violence

L’état d’urgence, oui, mais climatique !


Cette foudre que nul n’avait anticipée
Pauvreté et instabilité sociale
La haine des causes
Mortel chômage
Un mode de domination
Violences contre violence
Guerre civile
« Veilleur, que dis-tu de la nuit ? »
Apocalypse

VIII. Les désobéissants

Réfractaires à la guerre civile


Zadistes
Braver l’état d’urgence
Faucheurs de chaises
Les Désobéissants
Le temps de la résistance civile
118

IX. L’esprit de Résistance

Plus de justice, plus de liberté


Les jours heureux
Humanisme
Combat pour la Vie
Calvin & Cie
Les armes de l’esprit
Maquisards-camisards

X. Résister, c’est créer

L’Internationale civile
La démocratie « insurgeante »
La République des « communs »
Que faire ?
Cosmopolitisme
Buen Vivir
Convivialisme
Une religion de l’Humanité
Le règne, la puissance et la gloire.

Liste de sigles
119

REALISATION : NORD COMPO A VILLENEUVE D’ASCQ


IMPRESSION : CPI FIRMIN-DIDOT AU MESNIL-SUR-L’ESTREE
DEPOT LEGAL : MARS 2016. N° 128864 (XXXXX)
IMPRIME EN FRANCE

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