Vous êtes sur la page 1sur 224

FRANÇOIS JOST

MÉDIAS :
SORTIR DE
LA HAINE ?

CNRS EDITIONS
Présentation de l’éditeur

Les Français comme les Européens


FRANÇOIS JOST
ont de moins en moins confiance dans
MÉDIAS: leurs médias, suspectés d’être liés au
SORTIR DE pouvoir politique ou aux puissances
LA HAINE?
de l’argent. Dans les manifestations,
les journalistes passent pour les « nou-
veaux ennemis du peuple », tandis que,
chez eux, de plus en plus de citoyens
éteignent le poste pour éviter ces trop
pesantes informations. La rupture semble
CNRS EDITIONS
consommée.
Contre-pouvoirs indispensables de


nos sociétés démocratiques, les médias sont pourtant l’affaire de


tous et il est urgent de réapprendre à naviguer à travers ces eaux
méconnues. Et dans cette traversée, il n’est sans doute pas meil-
leur guide que François Jost.
Passant en revue les causes historiques, philosophiques et
sociologiques de cette défiance, il met au jour les racines de la
haine et se demande finalement s’il est possible d’en sortir.
Et comment.
Après la Méchanceté en actes à l’ère numérique (2018), ce
nouveau livre, accessible au plus grand nombre, fournit les
outils pour une critique enfin utile des médias.
Une œuvre salutaire pour se départir de la paranoïa
ambiante.

Professeur émérite à la Sorbonne nouvelle-Paris III, sémiologue,


François Jost est l’auteur de nombreux livres sur l’image et les
médias dont Les Nouveaux Méchants. Quand les séries améri-
caines font bouger les lignes du Bien et du Mal (2015) et direc-
teur de la revue Télévision (CNRS Éditions).
Du même auteur
Nouveau cinéma, nouvelle sémiologie (avec D. Chateau), UGE, 10/18,
1979, repris par les éditions de Minuit, 1983.
L’Œil-caméra. Entre film et roman, Presses universitaires de Lyon, 1987.
Le récit cinématographique (avec A. Gaudreault), Nathan, 1990 ; 3e édition
actualisée et augmentée, Armand Colin, 2017.
Un monde à notre image, Énonciation, Cinéma, Télévision, Méridiens-
Klincksieck, 1992.
La télévision française au jour le jour (en collaboration), INA-Anthropos, 1994.
Le temps d’un regard. Du spectateur aux images, Montréal-Paris, Nuit
blanche-Méridiens Klincksieck, 1998.
Penser la télévision (dir.), Nathan, coll. Médias-recherche, 1998.
Introduction à l’analyse de la télévision, Ellipses, 1999 ; 3e éd. 2007.
La télévision du quotidien. Entre réalité et fiction, de Boeck Université/
INA, coll. Médias Recherche Méthodes, 2001.
L’Empire du loft, La Dispute éditeurs, 2002.
Realtà/finzione. L’Impero del falso, Milan, Castoro editrice (inédit en
France), 2003.
Seis lições sobre televisão, Porto Alegre, Editora Sulina (inédit en France),
2004.
Années 70 : la télévision en jeu, F. Jost éd., CNRS Éditions, 2005.
Comprendre la télévision, Armand Colin, coll. 128, 2005 ; 3e éd. actualisée
et augmentée 2017.
Le Culte du banal, CNRS Éditions, 2e ed. 2007. Repris dans la collection
de poche Biblis.
Le Téléprésident. Essai sur un pouvoir médiatique (avec Denis Muzet),
Éditions de l’Aube, 2008 ; repris dans L’Aube Poche, 2011.
Télé-réalité. Grandeur et misères de la téléréalité, Cavalier Bleu éditions, 2009.
50 Fiches pour comprendre les médias, Bréal, 2009 ; 2e éd. 2012.
Les Médias et nous, Bréal, 2010.
De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ? CNRS Éditions, coll.
Débats, 2011, 2e éd. 2017.
Sous le cinéma, la communication, Vrin, 2014.
Pour une télévision de qualité (dir.), INA éditions, 2014.
Les Nouveaux méchants. Quand les séries américaines font bouger les lignes
du Bien et du mal, Bayard, 2015.
Breaking Bad. Le Diable est dans les détails, Atlande, coll. À suivre, 2015.
Pour une éthique des médias. Les images sont aussi des actes, éd. de l’Aube, 2016.
La Méchanceté en actes à l’ère numérique, CNRS Éditions, 2018.
François Jost

Médias :
Sortir de la haine ?

CNRS ÉDITIONS
15, rue Malebranche – 75005 Paris
© Lucas Barioulet / AFP.
Maquette : © SYLVAIN COLLET

©  CNRS Éditions, Paris, 2020


ISBN : 978-2-271-13301-4
À Christine, encore et encore
Pendant des années, pour ne pas dire des décennies,
j’ai analysé les discours des médias, et j’ai enseigné à des
générations d’étudiants comment les mettre à distance et
les déconstruire. Pendant des années, j’ai analysé des jour-
naux télévisés, des magazines de reportage, des couvertures
et des articles de journaux. J’y ai consacré des ouvrages,
un blog, une tribune hebdomadaire sur un site d’infor-
mation. Chaque page que j’écrivais discutait la façon de
montrer un événement, d’interroger les témoins, de tendre
son micro aux passants, de hiérarchiser l’information, etc.
Tout cela pouvait et, sans doute, devait, être pris comme
une critique des médias. Mais jamais le sentiment de les
détester ne m’a effleuré car, plutôt que de condamner, je
me suis toujours interrogé sur la meilleure façon de faire
avec l’espoir que mes remarques ou mes analyses pou-
vaient contribuer à un débat.
L’heure n’est plus à la discussion, mais à la haine.
Durant les manifestations des Gilets jaunes, des slogans
contre les médias sont scandés devant l’AFP, une sta-
tion de radio, France Bleu Isère, est incendiée, de même

9
Médias : Sortir de la haine ?

que des kiosques à journaux, des journalistes sont atta-


qués physiquement, certains doivent être escortés par des
agents de sécurité pour faire leur travail, d’autres, parfois
les mêmes, cachent leur appartenance à une rédaction de
peur d’être agressés. Un journaliste pris pour cible, fin
novembre 2018, déclare : « Je suis identifié ici, quelle que
soit la couleur de mon micro. J’ai couvert des guerres, des
conflits, mais jamais depuis une semaine je n’avais ressenti
autant de haine envers les journalistes 1. » Cette détestation
ne vient pas seulement de la rue. Jadis, seul Jean-Marie
Le Pen osait s’en prendre aux médias, auxquels il repro-
chait de ne pas l’inviter, aujourd’hui, nombreux sont
les politiques qui les attaquent, accusés de corrompre la
démocratie ou d’être les « ennemis du peuple ». À force,
ne risque-t‑on pas de remettre en cause la sacro-sainte
liberté de la presse qui est une loi incontournable de
liberté tout court ?
Entre la critique et la haine, il est encore une troisième
voie qu’il m’arrive d’emprunter : éviter d’allumer la radio
ou d’aller sur un site d’information pour ne pas plomber
ma journée. Et apparemment je ne suis pas le seul. Une
étude menée par l’agence Reuters sur trente-huit pays
d’Europe, d’Amérique, d’Asie et d’Afrique montre que
32 % des personnes interrogées évitent « activement »
les informations, souvent ou quelquefois 2. Le score de la
France est un tout petit peu supérieur (33 %). Ne nous
plaignons pas, il y a pire : en Croatie, en Turquie et en
Grèce, c’est plus de 50 %. Près d’un tiers des Britanniques
ne voulant plus entendre parler du Brexit ont quitté aux
1.  AFP, 25 novembre 2018.
2.  Reuters Institute Digital News Report 2019.

10
Introduction

aussi les médias. Pour les toucher, Sky News a garanti une
chaîne 100 % Brexit-Free ! La raison principale donnée
par les personnes interrogées était que ces nouvelles
avaient « un impact négatif sur leur humeur » (58 %) ou
qu’ils étaient d’accord avec ces phrases : « Je n’ai pas le
sentiment que je puisse faire quoi que ce soit » (40 %),
« Je ne peux pas être sûr que ce soit vrai » (34 %).
La négativité est un autre reproche souvent adressé
aux médias. Est-ce le monde qui est déprimant, comme
le laissent entendre parfois les présentateurs de journaux
télévisés (JT) quand, pour lancer un reportage souriant,
ils le valorisent en l’opposant à l’actualité qui est sombre ?
Où est-ce la façon d’en parler ? La même enquête tranche
en faveur de la seconde hypothèse. Seul un quart des per-
sonnes interrogées remet en cause le rôle d’agenda des
médias, les autres considérant que les thèmes choisis sont
pertinents. 39 % des personnes interrogées – 42% en
France –, pointent un problème de ton : les médias ont
souvent une vision trop négative des événements. « L’idée
de négativité, précise le rapport, a souvent été associée à la
perception qu’un agenda négatif ou injuste était poursuivi
par une publication (contre Donald Trump ou Serena
Williams, par exemple). Au Royaume-Uni, beaucoup
de personnes interrogées ont estimé que certains médias
(populaires) avaient simplement un état d’esprit peu
constructif 3. » Si les mêmes causes produisent les mêmes
effets, on peut imaginer que la situation en France n’est
pas très différente.
Comment est-on passé de la critique à la haine ? Com-
ment remédier à cette négativité ?
3.  Ibid., p. 28.

11
Médias : Sortir de la haine ?

Il serait illusoire de croire qu’il n’y a qu’une seule


réponse à la première question. La généalogie de la haine
des médias n’a pas l’allure tranquille d’un arbre avec ses
arborescences, elle ressemble plus à ces rhizomes décrits
par Deleuze dans lesquels « n’importe quel point d’un rhi-
zome peut être connecté à un autre, et doit l’être 4 ».
Je propose de partir de l’une des critiques récurrentes
faites aux médias, de leur dépendance aux pouvoirs, poli-
tiques ou financiers. Par médias, j’entends ici ceux qui
font l’objet de toutes les attaques, ceux qui constituent
« le cœur des médias », composé des principaux quoti-
diens, sites Internet, chaînes de radio et télévisions 5. Un
peu d’histoire ne fait pas de mal. À force de répéter que
« c’était mieux avant », on en finit par oublier d’où nous
venons. Comprendre comment les médias actuels ont
émergé d’une longue période de monopole et d’une main-
mise des puissances de l’argent aide à jauger ce que signifie
aujourd’hui « dépendance ».
Ce serait trop facile de considérer que, dans cette his-
toire de haine, tout est la faute des médias. Pour haïr, il
faut au moins être deux et le haineux ne doit pas s’exonérer
de son rôle en imputant toute la cause de son sentiment
au comportement de l’autre. Les débats sur l’objectivité de
l’image tiennent généralement pour évident que celle-ci
dépend de l’image elle-même et de l’usage qu’en font les
journalistes. Comme si le récepteur était de son côté un
être dénué de passion en quête d’impartialité. Comme si
l’information ne sollicitait que notre envie de savoir ou
4.  G. Deleuze, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 13.
5. J’adopte ici la définition du rapport de l’Institut Montaigne Media
Polarization à la française, mai 2019.

12
Introduction

de voir le monde. La hargne des Gilets jaunes contre ce


que j’appellerai dans la suite de ce livre les médias mains-
tream montre à l’évidence qu’il n’en est rien. Ce mou-
vement de protestation qui a privilégié l’image au texte,
selon une étude des « décodeurs » du Monde, jugeait et
condamnait ces médias en fonction d’une certaine idée de
la vérité de l’image, fondée sur la valorisation du direct et
du plan-­séquence, en partie illusoire, mais qui aboutissait
à une comparaison entre ce modèle idéal et la réalité des
reportages au détriment de ces derniers. C’est pourquoi
cette étude des croyances liées à une sorte de sémiologie
spontanée des protestataires participe aussi de cet avène-
ment de la haine. Celle-ci n’est pas née d’un coup. Depuis
une trentaine d’années, une période dont l’origine se situe
dans la retransmission télévisuelle de la « révolution »
roumaine, la méfiance envers les médias s’est accompa-
gnée d’une perte progressive de confiance dans les usages
médiatiques de l’image, accusée tantôt d’être mensongère,
tantôt d’être manipulée, tantôt d’avoir un effet néfaste
sur la réalité elle-même. Dans ce contexte, toute erreur
journalistique, toute fake news a pour conséquence délé-
tère de prolonger cette ère du soupçon. D’autant plus que
les réseaux sociaux amplifient en un éclair les théories du
complot qui en résultent. Ainsi, le champ de la croyance
ne cesse de s’étendre au préjudice de l’analyse et de la dis-
tance critique.
Face à cette situation, que faire ? La solution n’est sûre-
ment pas de mettre de l’huile sur le feu en insultant les
médias, en désignant des coupables, comme le font cer-
tains politiques. Des insultes aux actes violents, il n’y a
qu’un pas. Aux États-Unis, Ana Navarro, consultante
républicaine modérée et critique du président Trump,

13
Médias : Sortir de la haine ?

s’est élevée contre ses insultes continuelles envers les


médias : « Il va bien trop loin, c’est une incitation à la
violence », ajoutant : « Il va finir par faire tuer quelqu’un
dans les médias ». Si j’ai écrit ce livre, c’est précisément
parce que je suis persuadé que ce risque existe. Comment
le combattre si ce n’est en substituant aux slogans et aux
mots d’ordre agressifs des analyses précises dans le but
d’améliorer les choses ? C’est en tout cas mon pari.
L’indépendance financière, le journalisme d’investiga-
tion, le fait d’être soi-même journaliste sont-ils des solu-
tions ? J’envisage toutes ces voies, comme un promeneur
cherchant le meilleur chemin pour sortir d’une forêt : à
chacun de choisir celui qu’il préfère. Quant à moi, je sou-
haite seulement, comme un tiers de mes concitoyens qui
se ferment yeux et oreilles, retrouver le plaisir de l’infor-
mation.
1

Ce n’était pas mieux avant

Cela fait longtemps qu’on n’entend plus dans les


conversations, comme preuve irréfutable et défini-
tive d’une affirmation, cette ritournelle qui a bercé
mon enfance « je l’ai lu dans le journal » ou « je l’ai vu
à la télé ». Depuis quelque temps, tout ce qui vient des
médias est au contraire suspect. À la naïveté d’hier a suc-
cédé une méfiance systématique. Vérité ou mensonge ?
Ce serait un bon sujet de débat si l’opposition de ces
deux thèses s’incarnait encore dans des mots. Malheu-
reusement, fin 2018, le pouvoir n’est plus aux mots mais
aux actes violents. Ceux qui vont se réunir pendant des
semaines sur les Champs-Élysées, les Gilets jaunes, signi-
fient par des pancartes les raisons de ces violences : les
médias assureraient la propagande de l’État, complices
de La ­République en Marche, traitée de « pédo-satanistes
criminels Assassins », et la chaîne en continu BFM TV ne
serait rien d’autre que « Fake 24/7 ». Rien ne prouve que
ces slogans saisis au hasard des manifestations – dans les-
quels onreconnaît de vieux thèmes des critiques envers les
médias (propagande, complicité du pouvoir, mensonge) –

15
© Ludovic Marin AFP.

Manifestations anti-médias
durant les premiers « actes » des Gilets jaunes, nov.-déc. 2018.
Ce n’était pas mieux avant

fussent dans la tête de tous ceux qui battirent le pavé


pour leur pouvoir d’achat. Comment savoir ce qui est
représentatif d’un groupe refusant d’être représenté par
des porte-parole ? Pour débuter mon enquête, je décidai
donc d’aller voir ce qui se disait sur les pages Facebook
des Gilets jaunes. Dans cette quête du site qui m’aide-
rait à comprendre quelle est leur doctrine en la matière,
au-delà ou dans la prolongation des slogans, une pre-
mière étape s’imposa très vite : « Vécu, le média des
Gilets jaunes ».
Un graphique emprunté au Monde diplomatique
accueille l’internaute par cette question « Qui possède
quoi ? ». De trente-quatre noms de personnes ou de
familles disposés en cercle s’échappent des ramifications
complexes, centrifuges, qui retracent les liens capitalis-
tiques des « médias d’information qui “font l’opinion” et
qui dépendent d’intérêts industriels ou financiers ». À ces
propriétaires d’entreprises privées s’ajoutent deux répu-
bliques, la France et l’Allemagne. On pourrait presque
se passer de lire les quelques lignes précisant « À propos »
de quoi est cette page, tant la mise en cause de la presse
est affichée clairement. Mieux vaut vérifier quand même.
Je lis : « Gilets jaunes, bonjour à toutes et tous ! Nous
sommes confrontés à une nette désinformation de la
part de nombreux médias, liée à leurs fonctionnements
intrinsèques et qui appartiennent pour la plupart aux plus
grands chefs d’entreprise à qui l’État, lui-même appar-
tient. L’idée de cette page est d’offrir aux Gilets jaunes
un outil supplémentaire pour les favoriser à reprendre la
main sur leur actualité. » Le texte confirme ce que l’image
suggère : les propriétaires des médias rendent suspectes
a priori les informations qu’ils diffusent.

17
Médias : Sortir de la haine ?

Cette méfiance envers les puissances de l’argent n’est


pas nouvelle, pas plus que les reproches d’inféodation de
la presse au pouvoir.
Selon l’historien des médias Patrick Éveno 1, « ­l’alliance
du soupçon de soumission des journalistes vis-à-vis du
pouvoir politique et du soupçon de corruption de ces
mêmes journalistes par les pouvoirs de l’argent est une
originalité française de la critique des médias », due à
l’illibéralisme hérité des extrêmes, c’est-à-dire d’« une
culture politique qui disqualifie en son principe la vision
libérale 2 ». À l’extrême gauche, cette accusation remonte-
rait à la Terreur et à la Commune de Paris ; à l’extrême
droite, elle s’enracinerait dans les mouvements contre-
révolutionnaires incarnés par des figures comme Joseph
de Maistre. En somme, elle aurait deux siècles. Cepen-
dant, pour Éveno, elle ne correspondrait à aucune réa-
lité, les affaires de corruption étant extrêmement rares
dans la presse. Sans doute a-t‑il raison. Mais ce n’est pas
ce que craignent les contempteurs des médias. Ce qu’ils
redoutent, c’est bien plutôt que les journalistes soient
obligés de partager la vision du monde et les opinions de
leur patron. Crainte justifiée ou non ?

1. « La défiance envers les médias existe depuis plus de deux siècles »,
interview de Parick Eveno par Xavier Colas, Revue des deux mondes, https://
www.revuedesdeuxmondes.fr/la-defiance-envers-les-medias-existe-depuis-
plus-de-deux-siecles/?fbclid=IwAR2Kd8DZlLxYtCBQC8rt42VPRWof-
c-qi5v-GjvhhaCuuuOH45_0RS-vPiE.
2. Pierre Rosanvallon, « Fondements et problèmes de l’“illibéralisme”
français », Académie des sciences morales et politiques, 2001.

18
Ce n’était pas mieux avant

Méfiance ou défiance ?
Si la haine est bien autre chose qu’un manque de
confiance, avant de voir comment celui-ci a pu glisser
vers la haine, on peut se demander ce qu’est le contraire
de la confiance : la méfiance ou la défiance ? Littré note
que « la nuance qui les sépare est très mince ; et dans le
fait l’usage les emploie l’un pour l’autre. » Pourtant, à
creuser un peu plus, ces deux mots révèlent des diffé-
rences sémantiques qui engagent deux attitudes diffé-
rentes par rapport aux médias. Littré rajoute en effet :
« La méfiance fait qu’on ne se fie pas du tout ; la défiance
fait qu’on ne se fie qu’avec précaution. Le défiant craint
d’être trompé ; le méfiant croit qu’il sera trompé. La
méfiance ne permettrait pas à un homme de confier ses
affaires à qui que ce soit ; la défiance peut lui faire faire
un bon choix. » En d’autres termes, la méfiance dit « les
médias nous mentent », « Médias = Propagande d’état »,
« BFM TV = Fake 24/7 » ; la défiance met en doute ce
qui vient des médias pour éventuellement l’accepter après
examen. D’un côté, une attitude négative ; de l’autre, une
attitude positive. Un doute général contre ce que Des-
cartes appelait un « doute hyperbolique » qui n’accepte-
rait une information qu’après avoir examiné que toutes
les conditions pour la valider sont réunies. Dans cet
ouvrage, nous sommes plutôt confrontés à une méfiance
généralisée, à laquelle j’essaierai de substituer finalement
une défiance constructive.

19
Médias : Sortir de la haine ?

C’était comment avant ?

Pour en juger, rien de tel qu’un petit retour en arrière.


Et il est inutile de remonter très loin. Un passé assez proche,
bien documenté par les historiens, nous donne une bonne
idée de ce qu’est un média assujetti à l’exécutif. Durant toute
l’époque où la télévision et la radio en France ont été mono-
pole d’État, c’est-à-dire jusqu’en 1982, nombreux sont ceux
qui ont dénoncé leur assujettissement aux ordres des gou-
vernements. Et avec le recul qui est le nôtre, on ne peut pas
leur donner tort. Rappelons-nous. Sous De Gaulle, l’ORTF
est sous « tutelle » du ministère de l’Information, les conduc-
teurs des journaux télévisés 3 y sont vérifiés avant diffusion
et, en 1963, c’est le ministre lui-même, Alain Peyrefitte, qui
vient présenter la nouvelle formule du journal télévisé face
au présentateur, Léon Zitrone, qui est tout ouïe, formule qui
bannit les commentaires, suspectés par le pouvoir d’être ten-
dancieux, au bénéfice d’une prétendue objectivité.
La même année est créé le Service de liaison interministériel
pour l’information (SLII), qui, parmi ses multiples attributions,
a celle d’organiser le passage des ministres à la télévision et de
décider où, quand et comment présenter les décisions gouver-
nementales dans les différents médias. Cette création entraîne
une vive réaction de l’opposition, notamment par la bouche de
celui qui deviendra le ministre de la Communication de Mit-
terrand, Georges Fillioud, qui déclare en novembre 1967 à
l’Assemblée nationale que ce service est la « véritable direction
des informations parlées et filmées nationales », utilisé comme
un « moyen de pression mis à la disposition de chacun de vos
collègues du gouvernement pour influencer, pour orienter
3.  Le conducteur d’un journal télévisé est le document qui décrit la suite
des sujets et les alternances plateau-reportages.

20
Ce n’était pas mieux avant

l’actualité télévisée et radiodiffusée du jour  4 ». À cette pres-


sion directe du gouvernement, dont les spectateurs peuvent se
rendre compte – et qui est brocardée par Le Canard enchaîné –,
s’ajoutent des actions indirectes et invisibles, qui touchent
non seulement l’information, mais aussi la fiction. Ainsi, une
lettre du ministre de l’Information à son collègue des Affaires
étrangères nous décrit le projet d’une série, Le Couple, qui « va
exposer un commentaire soutenu, par des dialogues en situa-
tion, les thèmes économiques et sociaux dont le grand public
doit prendre conscience. Cette série va reposer sur une struc-
ture dramatique du feuilleton qui racontera les aventures de
“Marc et Sylvie”, leurs parents et amis 5 ». Sur le mode de ce
qu’on n’appelle pas encore « docu-fiction », ce feuilleton de six
épisodes, finalement intitulé Marc et Sylvie, sera diffusé dans
l’année, fin septembre-début octobre 1965, et donnera indi-
rectement, par le biais du récit, des leçons aux jeunes couples,
comme, par exemple, qu’il vaut mieux épargner que gaspiller.
Si le grand public ignore à l’époque que la mainmise du
pouvoir sur les médias audiovisuels va jusque-là, il ne lui est
pas difficile de constater, en revanche, que l’information est
fortement contrôlée par le régime gaulliste. Les événements
de 1968 vont en apporter une preuve tangible. Les premières
images sont diffusées le 14 mai, dans le magazine mensuel
Zoom, plus de dix jours après le début des manifestations.
Après sa diffusion, André Harris et Alain de Sédouy, pro-
ducteurs de l’émission, sont renvoyés et l’émission stoppée.

4.  Assemblée nationale – J.O. – séance du 10 novembre 1967 – Inter-


vention de Georges Fillioud. Source : Aude Vassalo, https://audevassallo.
wordpress.com/2011/02/20/le-slii-service-de-liaison-interministeriel-pour-
linformation-1963‑1969/#_edn9.
5. Note d’Alain Peyrefitte à Jean de Broglie – 28 janvier 1965. Cet
exemple est analysé en détail par Aude Vassalo, même adresse, même site.

21
Médias : Sortir de la haine ?

Le même jour, le Premier ministre, Georges Pompidou s’en


prend aux radios : « Je ne peux pas ne pas souligner le rôle,
en pareil cas difficilement évitable, mais néfaste, de radios
qui, sous prétexte d’information, enflammaient quand elles
ne provoquaient pas ! Entre la diffusion du renseignement et
la complicité. Entre le souci de recueillir les explications des
manifestants et l’appel à la manifestation, il n’y a qu’un pas et
qui fut franchi parfois allègrement 6. » « Complices » : à 50 ans
de distance, le même mot accuse les médias, mais pour des rai-
sons totalement opposées : Pompidou les considère comme
au service des jeunes dans la rue, du seul fait qu’ils informent
sur ce qui s’y passe. Le site Vécu, le média des Gilets jaunes,
les juge coupables de désinformation. Si le Premier ministre
de De Gaule et les Gilets jaunes leur font le même reproche,
les conséquences ne sont pas les mêmes : en 2019, les attaques
contre les médias sont montrées par quatre chaînes en continu
retransmettant les manifestations en direct et, pourrait-on
dire, « en intégral », alors que, dès le 23 mai 1968, le gouver-
nement supprime les moyens techniques extérieurs des radio-
télévisions publiques pour rendre impossible la couverture des
manifestations de rues. Les reporters font appel aux téléphones
privés pour continuer à informer. Le poids de l’exécutif sur la
liberté d’informer n’est manifestement pas le même.
Dans le contexte que je viens de rappeler, la méfiance
envers les médias est l’un des thèmes de la contestation
étudiante. Presse. Ne pas avaler, Attention la radio ment, La
presse ment, Les deux atouts du Général : son prestige et sa
télé, les slogans s’affichent accompagnés de dessins inven-
tifs : le général tenant un poste de télévision dans ses mains
6. https://www.ina.fr/contenus-editoriaux/articles-editoriaux/la-cen-
sure-a-l-ortf-en-mai-68.

22
Ce n’était pas mieux avant

sur lequel est inscrit « La voix de son maître » (en réfé-
rence à une grande marque de téléviseurs et de disques) ;
un homme à quatre pattes constitué de morceaux séparés
par des pointillés sur lesquels sont inscrits radio, télévision
et mouton. Ce dernier terme en dit assez long sur la façon
dont on considère le récepteur : la « plèbe », comme le dit
Guy Debord, est vue comme une masse endormie par le
pouvoir gaulliste et la presse comme un poison dont il faut
se méfier. La rue est là pour inciter les moutons à ne pas
suivre aveuglément la propagande gouvernementale. Mais
le pouvoir réprime sévèrement ceux qui ont voulu informer
librement : 38 journalistes sont licenciés de la télévision,
22 de la radio, et 50 sont mutés d’office en province. Il
faudra attendre 1969 pour que la télévision fasse une place
à l’opposition en dehors des périodes électorales. Néan-
moins cela ne suffira pas pour couper le fameux « cordon
ombilical » qui relie l’audiovisuel au pouvoir, comme en
témoigne cette phrase du président Pompidou restée dans
toutes les mémoires : « L’ORTF, qu’on le veuille ou non,
c’est la voix de la France », jugement qui motivait qu’on ne
fasse appel à aucun journaliste issu de la gauche.

23
Médias : Sortir de la haine ?

Au point où j’en suis de mon anamnèse, deux choses


m’apparaissent clairement. La première, c’est qu’en cin-
quante ans, si la méfiance envers les médias persiste, les
conditions objectives qui en sont la cause ont fondamenta-
lement changé. On est passé d’un service public de l’audio-
visuel où, de fait, une seule voix s’exprimait, où la parole
n’était pas donnée à l’opposition, où le gouvernement
pouvait empêcher d’informer en direct, à une pluralité de
chaînes qui donnent la parole, mais aussi l’image, à ceux
qui les contestent. La seconde chose qui me frappe, c’est
combien, en matière d’objectivité, chacun voit midi à sa
porte : le seul fait de montrer une manifestation qui agite
tout Paris est considéré comme une « complicité » avec les
manifestants par un Premier ministre. Retransmettre en
continu les rassemblements des Gilets jaunes, leur apparaît
comme une désinformation et une preuve de la complicité
des médias avec le pouvoir. Mais entretemps la méfiance
envers les médias a changé de nature : ce n’est plus le lien,
bien réel, avec le pouvoir qui est mis en cause, mais l’angle
de l’information, auquel les Gilets jaunes reprochent d’être
insuffisamment du côté des manifestants.
Comment agir contre une information confisquée ou
que l’on estime telle ? Face à cette méfiance des médias se
pose inévitablement la question du passage à l’acte. La solu-
tion des années 1970 fut de lutter pour la diversité. À une
époque où n’ont le droit d’émettre que les radios du service
public et les « périphériques » implantées hors de France
(Europe n° 1, Radio Luxembourg), l’ennemi à abattre est
le monopole. Une station de radio « pirate », comme on dit
à l’époque, est créée à Paris par le socialiste Maurice Séveno.
D’autres vont suivre : Radio verte, Radio ivre, Radio Ici et
Maintenant… Le 29 juin 1979, la police pénètre dans les

24
Ce n’était pas mieux avant

locaux du Parti socialiste, d’où émet Radio Riposte, pour


interrompre une intervention de François Mitterrand sur les
ondes. Le procureur de la République déclare que c’est « une
atteinte au monopole d’État ». Le secrétaire du Parti socia-
liste, François Mitterrand, rétorque : « Nous voulons abso-
lument attirer l’attention des Français sur les manquements,
sur les atteintes à un droit fondamental qui est celui de l’in-
formation. Nous pensons que la plus grande partie, sinon
la totalité, la majorité des moyens d’information, et les plus
puissants sont totalement dans les mains du pouvoir exécutif
et particulièrement du président de la République française.
Alors, nous y parviendrons. Nous voulons attirer l’attention
des Français pour qu’ils en prennent bien conscience 7. »
« L’atteinte au monopole de l’État », que pût représenter la
création de « radios libres » pour le procureur de la Répu-
blique, ne remettait pas en cause le média radio en tant que
tel. En 1982, en cohérence avec les propos de Mitterrand,
la loi sur la communication audiovisuelle mettra d’ailleurs
fin au monopole et créera la Haute Autorité de la commu-
nication audiovisuelle, chargée de veiller à l’indépendance
du service public. Un millier de radios libres verra le jour,
puis, quelques années plus tard, seront lancées trois chaînes
privées (Canal+, TV6 et La Cinq).
Les attaques des Gilets jaunes contre la chaîne de fabri-
cation (l’immeuble de l’AFP), de publicisation (les repor-
ters) et de diffusion (les kiosques) sont d’un autre ordre.
Outre qu’elles relèvent du délit – et non de l’infraction –
quand elles détruisent des points de vente, elles nient le
7. Interruption d’une émission de Radio Riposte, radio libre du PS,
https://fresques.ina.fr/mitterrand/liste/recherche/Theme.id/13/df/#sort/
DateAffichage/direction/DESC/page/1/size/10.

25
Médias : Sortir de la haine ?

terrain des médias « anciens », tout en construisant très


largement la notoriété du mouvement sur d’incessants pas-
sages par les plateaux télévisés. À l’heure actuelle, la liberté
ne serait plus à chercher dans des contre-modèles, comme
a essayé de le faire Le Média, en diffusant à 20 heures un
journal télévisé alternatif aux grandes chaînes – sur lequel je
reviendrai – mais dans un « nouveau » média, où l’on peut
s’exprimer sans passer par un « gate keeper ».
Aussi naïf que cela puisse paraître, face au monopole,
la privatisation des chaînes semble la panacée. Le PDG
d’Antenne 2 (l’actuelle France 2), Pierre Desgraupes, ima-
gine qu’elle libérera les programmes : « Si Antenne 2 était
privatisée, elle serait enfin libre de gérer ses programmes
comme bon lui semble. De quelle latitude disposons-nous
aujourd’hui contraints de jongler entre les obligations
incroyables d’un cahier des charges conçu sous le poids
des lobbies multiples. Tout cela est devenu insuppor-
table 8. » C’est surtout du côté de l’information que les
partisans de la vente d’une chaîne publique vont chercher
leur argument massue, celui de la diversité. À les en croire,
elle offrira aux citoyens un pluralisme de l’information. Le
ministre de la Communication, François Léotard, y voit
une solution « pour éloigner l’État de l’information » et
pour « favoriser un secteur privé de qualité, c’est-à-dire
de création », comme il le déclare devant la représenta-
tion nationale. L’heure est au « mieux disant culturel ».
Selon lui, TF1 sera vendue à ceux qui auront le plus
d’exigence en matière de culture et de création. Malgré
200 000 lettres contre cette opération, une manifestation,
8.  Le Monde, 20 février 1984, in Jean Cluzel, Mots pour maux, LGDJ,
1993, p. 20.

26
Ce n’était pas mieux avant

la mise en garde des artistes, TF1 est privatisée. Incapacité


à anticiper les conséquences de la logique entrepreneuriale
sur les contenus, rôle accru de l’audience ou cynisme pur
et simple ? Le producteur Antoine de Clermont-Tonnerre,
un des anciens actionnaires auprès du groupe Bouygues,
penche pour la seconde explication : « Dans les critères
d’attribution, il fallait faire assaut de culture. Mais tout le
monde savait que la logique d’une télé privée ne pousse
pas à donner à la culture une place prioritaire. Personne
n’était dupe, mais c’était un moyen de faire passer la pri-
vatisation 9. »
Très vite, il devient clair que la privatisation n’est une
garantie ni d’indépendance ni de liberté. Michel Polac
l’apprend à ses dépens : son émission, Droit de réponse,
est suspendue en raison d’un dessin se moquant de
­Bouygues, le propriétaire de la chaîne, et il est mis à la
porte. Malgré la promesse de « réserver des plages horaires
pour la diffusion de programmes culturels de haut
niveau », la chaîne diffuse des divertissements qui visent
à faire la plus grosse audience (celle-ci tourne autour des
40 % de part d’audience dans les années 1990). Aban-
donnant explicitement toute velléité culturelle, le PDG
du groupe TF1, Patrick Le Lay, résumera en 2004 dans
une formule désormais célèbre le but de toute télévision
commerciale : vendre aux annonceurs « du temps de cer-
veau humain disponible ».
De deux maux il faut choisir le moindre, dit-on, mais
quel est le moindre : le public ou le privé ? Comme on le
voit, ce n’est pas évident. Est-ce que se libérer de l’emprise
9. https://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2007/05/19/la-grande-
et-la-petite-histoire-de-tf1-revisitees-avec-serieux-et-ironie_912327_3236.html.

27
Médias : Sortir de la haine ?

de l’État pour obéir à celle du marché n’est pas tomber de


Charybde en Scylla ?
Avec le recul, il est patent que les « contraintes » du
commerce ont pesé au moins autant sinon plus sur les
contenus que le monopole. La télévision publique s’adres-
sait à une figure idéale de l’être humain, qu’on aurait
appelée au xviie siècle « l’honnête homme » – avec son
besoin d’être informé, son envie de se cultiver mais aussi
de se distraire –, la télévision privée cible à toute heure
de la journée des consommateurs, construisant sa grille
de programmes en fonction du public disponible. Mais,
surtout, en faisant des chaînes des entreprises comme les
autres, on a ouvert la voie à la constitution de groupes
voraces, avides d’étendre leur pouvoir par le rachat de
plus petits. Lors du lancement de la TNT, en 2005,
­l’argument de la pluralité a été à nouveau mis en avant :
la multi­plication des chaînes permise par le numérique
allait augmenter nos choix ; quinze ans plus tard, vingt
chaînes sur vingt-sept gratuites sont tenues par de grands
groupes industriels : Bouygues (TF1, TMC, TFX, TF1
Séries, LCI), Vivendi, dont Bolloré détient un quart du
capital (Canal+, C8, C News, C Star), M6, détenue à
48,26 % par RTL (M6, W9, 6ter), NRJ (NRJ 12, Chérie
25), Next Radio, tenue par Altice (BFM TV, RMC Story,
RMC Découverte), le groupe Amaury (L’Équipe). France
Télévisions possède six chaînes. Dans ce contexte, seules
Arte et La Chaîne parlementaire (LCP) échappent à de
telles emprises.
Au fil des ans, la logique de groupe l’a emporté sur la
logique de chaînes : les grilles se complètent de façon à
toucher des publics variés, les programmes sont recyclés
et passent de la chaîne premium aux chaînes secondaires,

28
Ce n’était pas mieux avant

amortis par des rediffusions. Il suffisait d’observer


­l’histoire des radios privées pour le prévoir. Conquises
de haute lutte, elles avaient suscité beaucoup d’espérance
démocratique. Des centaines de canaux avaient libéré la
parole, ouvrant leur antenne à des populations qui ne
pouvaient s’exprimer publiquement auparavant. Et, en
quelques années, de grands groupes, par des rachats suc-
cessifs, avaient tué cette diversité.
En fait, c’est toujours la même histoire. Si l’on a raison
de la critiquer, faut-il s’en étonner ? C’est tout simplement
l’histoire du capitalisme. Elle s’est jouée pour la radio,
pour la télévision et, avant ces deux médias, pour la presse
écrite. Ces dernières années, nous avons vu Robert Drahi
acheter SFR puis NextRadioTV pour construire un empire
nommé Altice. Nous avons suivi la progression de Vincent
Bolloré qui prend le contrôle de médias, comme Francis
Bouygues trente ans plus tôt. Cette prise en main de l’au-
diovisuel et de l’information par des capitaines d’indus-
trie que rien ne prédestinait à naviguer dans les médias a
choqué de nombreux observateurs, alors même que nous
l’avons déjà vécue au moment où la création de chaînes
privées a battu en brèche le monopole. Encore un petit
effort de mémoire…
En 1987, Robert Hersant devient l’opérateur de la
chaîne française de télévision « La Cinq » en s’associant
à Silvio Berlusconi. Cette acquisition vient compléter
le tableau de chasse de celui qu’on appelle le « papi-
vore ». En effet, depuis 1975, il a pris successivement le
contrôle des journaux nationaux Le Figaro, France-Soir,
L’Aurore et de plusieurs titres régionaux, Nord Matin,
Nord Éclair, Paris-Normandie. Dans les années 1980, son
groupe grandit encore. Il possède alors près de 40 % de

29
Médias : Sortir de la haine ?

la diffusion totale des quotidiens français. Conséquence


logique, il est la cible de ceux qui s’inquiètent pour la
liberté de la presse, d’autant que le magnat a été jusqu’en
1978 un député de la majorité présidentielle. Ses jour-
naux sont fréquemment accusés de servir les intérêts des
gouvernants. À raison, comme le prouve cette anecdote :
peu avant les élections législatives de 1978, Hersant
convoque les journalistes politiques du Figaro afin de leur
faire rencontrer les candidats de l’UDF et du RPR aux-
quels il tient ce discours : « Mes amis, je vous ai réunis ce
soir pour vous dire qu’on va vous aider. Pendant la cam-
pagne, demandez-leur ce que vous voulez, ils le feront.
Vous pouvez les appeler à n’importe quelle heure du
jour ou de la nuit 10. » Même si en arrivant au pouvoir,
les socialistes tentent de légiférer contre cette « concentra-
tion » de la presse, rien ne l’arrête. Sans effet rétroactif,
la loi ne peut empêcher les grands groupes, comme celui
d’Hersant, de conserver leurs acquis. Huit ans après la
mort du magnat (1996), une partie de l’empire, Soc-
presse, est vendue à Serge Dassault, qui est taillé sur le
même modèle que son prédécesseur. De droite lui aussi,
sénateur plutôt que député, il n’hésite pas à mélanger les
genres et à peser politiquement sur sa rédaction, consi-
dérant qu’il y a des « informations qui font plus de mal
que de bien. Le risque étant de mettre en péril des intérêts
commerciaux ou industriels de notre pays 11 ».

10. Élizabeth Coquart et Philippe Huet, Le Monde selon Hersant,


Ramsay, mars 1997.
11.  Cité par Catherine Malaval, « Le Figaro cherche une parade à Das-
sault », Libération, 10 septembre 2004.

30
Ce n’était pas mieux avant

Argent et pouvoir : où en est-on ?

Vivons-nous sous la présidence de Macron la même


soumission des médias de service public aux volontés du
gouvernement que sous De Gaulle ? La même dépendance
au monde du CAC 40 ? C’est ce qu’affirme Clémentine
Autain dans un article écrit à l’occasion de la nomina-
tion par l’Assemblée nationale du journaliste et réalisateur
pro-macroniste Bertrand Delais à la tête de LCP, chaîne
financée par l’Assemblée nationale et au conseil d’admi-
nistration et d’orientation de laquelle figure un représen-
tant de chaque groupe parlementaire. Pour la députée de
la France insoumise, c’est un coup porté, une nouvelle fois,
au pluralisme :

« Aujourd’hui, c’est bien l’ère Macron qui porte des


coups saignants contre le pluralisme des médias et la
démocratie. La promenade élyséenne du président sur
France 2, avec les questions les plus courtisanes de
l’histoire du journalisme français posées par Laurent
Delahousse, a imprimé sa marque. Macron réinvente
le ministère de l’Information et pourquoi pas celui
des Bonnes Nouvelles. Il souhaite au fond que l’État
décide de ce qui est ou non une vérité. Avec son
combat contre les “fausses nouvelles”, Macron vise les
contre-pouvoirs et l’horizontalité des réseaux sociaux 12. »

Une évocation un peu plus détaillée de l’ORTF m’au-


rait amené à parler de Michel Droit, qui fut le seul jour-
naliste autorisé à s’entretenir seul à seul avec De Gaulle,

12.  Libération, « Les médias et Macron : retour au temps de l’ORTF »,


16 mars 2018.

31
Médias : Sortir de la haine ?

avec une déférence telle que Le Canard enchaîné l’avait


surnommé Michel Courbe. Vissé à son fauteuil, face
au général, ne lui posant aucune question qui pourrait
le déranger, il n’a certes pas la décontraction du pré-
sentateur du 20 heures qui déambule dans les bureaux
de l’Élysée avec un président de 40 ans, mais, en ce qui
concerne les questions courtisanes, il gagne haut la main.
En voici trois échantillons tirés d’une interview de 1965
de De Gaulle :

« Et je me permets de vous le dire très respectueu-


sement mais très franchement, les Français ont souvent
l’impression que vous êtes un peu au-dessus de ces
contingences [ce qu’il y a dans “le porte-monnaie”]. »
« Il y a incontestablement un malaise paysan. Il
y a plus, il y a un drame paysan. Vous le savez ça,
mon général ! »
« Je crois qu’il y a un dernier, un dernier problème
également qu’il faudrait aborder si vous le voulez
bien, parce que ça, c’est aussi un problème d’intérêt
immédiat pour les Français. C’est celui du logement.
Les Français, incontestablement, s’estiment mal logés
et estiment avoir des difficultés, et à juste titre bien
souvent 13. »

Je comprends bien qu’une députée de l’opposition pré-


fère l’emphase à la vérité historique. Néanmoins, s’agissant
d’évaluer les relations actuelles du pouvoir avec les médias,
c’est insuffisant. Comme nous l’avons vu, il n’y a aucune

13. Entretien du 13 décembre 1965, https://fresques.ina.fr/de-gaulle/


fiche-media/Gaulle00110/entretien-avec-michel-droit-premiere-partie.html.

32
Ce n’était pas mieux avant

commune mesure entre l’appui éventuel d’un candidat à la


direction d’une chaîne, que rien ne prouve puisque le can-
didat a été choisi par l’Assemblée nationale, et un dispo-
sitif d’encadrement de l’information comme celui que j’ai
décrit. Pas de commune mesure non plus entre le soupçon
d’inventer de « bonnes nouvelles » et le rejet par Dassault
des informations « qui font plus de mal que de bien ».
Quant à la volonté de combattre les fausses nouvelles, elle
ne peut s’identifier à cette affirmation caricaturale que
« l’État décide de ce qui est ou non une vérité ». Il n’en reste
pas moins que des journalistes ont subi une intimidation.
J’y reviendrai.

Et aujourd’hui ?

Ne me faites pas dire que tout est bien à présent et


que les médias ne subissent plus de pression ni du gou-
vernement ni des puissances d’argent. En prenant comme
étalon ce que veut vraiment dire soumission des médias
au pouvoir à l’époque de l’ORTF et au capital dans
les années 1970‑1980, essayons d’évaluer la situation
actuelle.
Notre télévision publique n’a plus rien à voir avec ce
qu’elle fut sous De Gaulle. Le ministère de l’Informa-
tion n’existe plus, le conducteur des journaux télévisés
n’est plus l’objet d’un contrôle préalable et l’opposition
s’y exprime régulièrement. Est-elle pour autant com-
plètement indépendante du pouvoir ? Sans doute pas.
Encore faut-il distinguer différentes façons de peser sur
les chaînes. Il y eut d’abord la manière Sarkozy. On ne
dispose pas encore des mêmes matériaux que pour l’étude

33
Médias : Sortir de la haine ?

de l’ORTF, mais, à en croire l’ex-patron de France Télé-


visions, Patrick de Carolis, le président « téléphonait deux
fois par semaine. Il voulait avoir les audiences et surtout
nous dire : “Il faut que tu voies Truc, ou Machin 14”. »
Ce que confirme Patrice Duhamel, directeur à la même
époque de France 2, qui se souvient lui aussi de la pres-
sion téléphonique continuelle pour obtenir une émission
pour David Hallyday. S’il ne réussit pas en l’occurrence
à parvenir à ses fins, il fit revenir quelque temps Patrick
Sabatier à l’antenne en remplacement de Nagui. Lutteur
acharné pour l’embauche de ses amis, il avait aussi sa liste
noire qui, à l’occasion, pouvait se transformer en objet de
chantage, comme le raconte encore Patrick de Carolis. Le
président lui aurait promis de le reconduire à son poste
en échange de l’éviction de plusieurs personnalités, parmi
lesquelles Patrice Duhamel, Arlette Chabot, Franz-Olivier
Giesbert, Laurent Ruquier ou encore Patrick Sébastien 15.
Si le marché n’a pas été conclu et si les animateurs et jour-
nalistes sont restés en place, ce ne fut pas le cas de Patrick
Poivre d’Arvor, qui attribue son éviction du 20 heures à
une phrase que Sarkozy considéra comme un manque de
respect à son endroit. Quelques semaines après son élec-
tion, lors de l’entretien qui a succédé à la garden-party du
14 juillet 2007, le journaliste vedette avait commencé son
entretien par cette phrase : « Parlons du G8. On vous a
vu très à votre aise avec les différents chefs d’État et de
gouvernement, presque même excité comme un petit
garçon qui rentrait dans la cour des grands… ». Selon le
14.  Propos rapportés par la journaliste Béatrice Houchard dans son livre
Le Fait du prince, Calmann-Lévy, 2017.
15.  Patrick de Carolis, Les Ailes antérieures, Plon, 2016.

34
Ce n’était pas mieux avant

Temps de l’écriture, temps de la lecture


J’ai toujours été frappé par le fossé qui sépare les cir-
constances de l’écriture de celles de la lecture. Je ne sais
pas dans quelles circonstances vous lisez mon livre. Bien
calé dans un canapé ? Dans le train ? Le métro ? Quelques
pages à la fois ou sans arrêt ? Et vous, vous ne savez pas
comment je l’ai écrit. Le livre est une sorte d’objet intem-
porel. Comme s’il avait été rédigé lui aussi d’un trait
par un être désincarné, loin des contingences de la vie
quotidienne. Parfois, cet écart est considérable : si l’on a
du temps à consacrer à un livre, c’est forcément que l’on
est dans un moment calme, qu’on a, peu ou prou, du
loisir. L’auteur des lignes que l’on découvre partageait-il
cet otium, cette tranquillité, ce repos consacré à la médi-
tation ? Dans quelle disposition d’esprit était-il devant
son écran ? A-t‑il écrit vite ou a-t‑il souffert pour trouver
les mots ? Ce n’est pas le problème du lecteur.
Arrivé à plus de la moitié de ce premier chapitre,
j’éprouve le besoin de vous parler. Hier, Notre-Dame a
été ravagée par les flammes. Ce matin, je flotte entre la
réalité et l’état onirique du cauchemar. Très difficile de
reprendre le cours de cette pensée que je tente de déve-
lopper. Est-ce que ce que je vise au travers de ce livre sera
aussi net qu’avant ? Je n’en sais rien. À vous de le dire.

35
Médias : Sortir de la haine ?

présentateur, le chef de l’État s’en serait plaint au pré-


sident de TF1, Nonce Paolini, ce qui aurait entraîné la
décision que l’on sait.
D’autres témoignages de journalistes font état des rela-
tions très proches que Sarkozy entretenait avec Martin
Bouygues. Thomas Hugues, alors présentateur du maga-
zine Sept à Huit sur TF1, raconte qu’un sujet tourné
en caméra cachée, qui montrait des policiers menaçant
des jeunes de banlieue de les voir finir « grillés dans le
transfo », bien qu’il fût approuvé par sa hiérarchie, pro-
voqua la colère du président dont il fit part à son ami,
administrateur de la chaîne 16. Si tous ces actes sont dans
la lignée de ceux de ses prédécesseurs, il en est un qui me
paraît plus révélateur de la façon dont Sarkozy considé-
rait les médias : celui de la séquence fuitée de France 3.
En 2008, circule sur le web une séquence non diffusée du
journal télévisé, enregistrée avant le direct, dans laquelle
on voit un technicien qui s’approche de Sarkozy sans lui
dire bonjour, ce qui occasionne cette réflexion de sa part :
« Quand on est invité, on a le droit que les gens vous
disent bonjour quand même. Ou alors on n’est pas sur
le service public. On est chez les manifestants, c’est autre
chose. C’est incroyable et grave… Ça va changer là, ça
va changer… ». Cette vidéo est vue 5 000 000 de fois sur
Dailymotion. En quelques mots, tout est dit de la façon
dont le président voit la télévision : une entreprise où tous
les employés sont contre lui, un repère de gauche n’abri-
tant virtuellement que des manifestants. Sarkozy renoue
ici avec cette idée exprimée par Pompidou que les médias
16.  Thomas Hugues, TF1 : coulisses, secrets, guerres internes, Flammarion,
2016.

36
Ce n’était pas mieux avant

sont complices des manifestants… même si, en l’occur-


rence, ils ne sont que des manifestants virtuels.
Sarkozy se voit en DRH décidant de l’embauche
ou du licenciement des vedettes de la télévision. Si sous
De Gaulle et Pompidou l’information était sous sur­
veillance, lui rêve d’agir aussi sur les programmes. Néan-
moins, la réalité ne s’y plie pas si facilement. Force est de
constater qu’il est plus facilement parvenu à ses fins avec
la chaîne privée qu’avec le service public, ce qui prouve
que son pouvoir sur celui-ci connaissait des limites. Vécu,
le média des Gilets jaunes n’a pas tort quand il pointe la
relation entre les grands chefs d’entreprise et l’État. Dans
le cas de Sarkozy, on a bien vu que les pressions directes
du pouvoir étaient sans doute moins efficaces que ses ami-
tiés dans la haute finance. À preuve sa réaction joyeuse
quand Vincent B ­ olloré s’est emparé du groupe Canal+ :
« Ça y est, on a pris le contrôle de la chaîne 17 ! ». Inu-
tile d’exercer des pressions soi-même quand on a de
bons amis : à Bolloré s’ajoutent Martin ­Bouygues (TF1),
Arnaud Lagardère (Europe 1, Paris Match, Le JDD), Serge
Dassault (Le Figaro), Bernard Arnault (La Tribune) et
François Pinault (Le Point).
Si Vécu tire comme conséquence de cette connivence
la désinformation, il est cocasse de constater que les poli-
tiques se plaignent eux aussi du manque d’objectivité des
médias, quand ils rendent compte de leurs décisions ou
de leurs actions. François Hollande ne s’est pas plaint des
« manifestants » du service public, il aime les médias et
les journalistes. Pendant son quinquennat, il accorde des
17. https://www.marianne.net/politique/hollande-sarkozy-valls-
comment-ils-cherchent-controler-les-medias.

37
Médias : Sortir de la haine ?

centaines d’heures d’entretien (soixante entretiens avec


les seuls Gérard Davet et Fabrice Lhomme pour Un pré-
sident ne devrait pas dire ça). Aussi se montre-t‑il souvent
déçu par les critiques dont il fait l’objet dans Le Monde,
Libération ou L’Obs : « Qu’est-ce qu’ils me veulent ? C’est
incroyable, les journaux de gauche attaquent la droite,
mais ne soutiennent pas la gauche 18. » Avec Hollande les
liens du pouvoir avec les médias deviennent très différents
en raison de la révolution numérique qui est en train de
s’accomplir. À quoi bon passer par un coup de téléphone
au patron d’une chaîne ou d’un journal, quand il suffit
d’envoyer un SMS à la personne concernée ? Le président
socialiste communique avec des dizaines de journalistes,
grands et petits. Les coups de téléphone aux patrons de
chaînes ou de presse peuvent toujours exister (je ne sais
pas s’il en était coutumier), mais au-delà de la répri-
mande brutale, le texto atteint directement la personne
concernée, ce qui crée un lien de dépendance beaucoup
plus subtil avec le pouvoir. Fier de sa source, le journaliste
peut faire circuler en douceur une information qu’on sou-
haite communiquer au public.
La manière Macron est différente. Bien qu’il ait annoncé
au début du quinquennat que sa parole serait rare, qu’il ne
commenterait pas les petits événements quotidiens, il a vite
compris qu’il était dangereux pour un président de se tenir
trop loin de la télévision. Mais, contrairement à Hollande,
il affiche à de nombreuses reprises son mépris des médias,
n’hésitant pas, en novembre 2017, à parler de la « honte »
que lui inspire le service public devant les députés de la
commission des affaires culturelles de ­l’Assemblée.
18.  Ibid.

38
Ce n’était pas mieux avant

En mai 2019, huit journalistes sont convoqués par la


Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) pour
des soupçons d’atteinte au secret de la défense nationale
dans deux enquêtes, l’une portant sur les armes utilisées
au Yémen, l’autre sur les suites de l’affaire Benalla. Bien
que ces auditions soient motivées pour le gouvernement
par « des secrets qu’on doit protéger », une quarantaine de
rédactions y voient « de nouvelles tentatives d’intimida-
tion de journalistes qui n’ont fait que leur travail : porter
à la connaissance des citoyens des informations d’intérêt
public ». Le secret des sources s’arrête-t‑il là où commence
le secret-défense ? La question ne me semble pas si facile à
trancher. Quelle que soit la réponse, force est de constater
que l’intimidation est un acte indirect dont la pression
est moindre que l’obligation de se conformer à la parole
d’un gouvernement à l’insu du public. Preuve en est que
les journalistes auditionnés ont pu sans difficulté faire état
publiquement de leur convocation et défendre leur idée
de l’investigation. Finalement, ces interventions suppo-
sées de l’exécutif se sont retournées contre lui, jetant un
doute sur la liberté journalistique. À cela il faut ajouter
que, depuis le quinquennat de Sarkozy, les chefs d’État
font l’objet d’un bashing continuel, sans aucune sanction.
Si Georges Pompidou a pu intenter un procès au nom du
délit d’offense au chef de l’État, plus aucun président n’y
a eu recours ensuite et il a été supprimé en 2013, ce qui
est aussi symptomatique d’un relâchement de l’étau éta-
tique sur la communication.
Bien qu’aucune information ne permette de dire que le
service public a été aux ordres du gouvernement ces der-
nières années, de nombreuses affaires ont en revanche mis
le projecteur sur la façon dont une chaîne privée a subi des

39
Médias : Sortir de la haine ?

pressions de la part de son patron, tout comme ce fut le


cas sous le règne d’Hersant ou de Dassault. Devenu pro-
priétaire de Canal+, Vincent Bolloré ne tarde pas à inter-
dire la diffusion sur la chaîne d’un documentaire consacré
au Crédit Mutuel et à la fraude fiscale pour ne pas déplaire
au patron de la banque avec qui il entretient des liens
d’amitié et surtout des partenariats financiers 19. En 2016,
il recrute Jean-Marc Morandini sur i-télé. L’animateur
ayant été mis en cause dans deux affaires de mœurs et
mis en examen, la rédaction vote une motion de défiance
et déclenche la grève la plus longue dans l’audiovisuel
depuis mai 1968. Mais B ­ olloré ne cède pas. Près d’un
tiers des journalistes quitte la chaîne, mais pas l’anima-
teur. En 2018, une autre affaire rappelle l’écriture dissi-
mulée de fictions par les ministres de De Gaulle, dont
j’ai parlé plus haut. Le 22 décembre 2017, Canal+ dif-
fuse à 7 heures du matin un film de 6 minutes 30 sur le
Togo nullement signalé dans la grille des programmes.
Ce n’est rien d’autre qu’un clip d’autopromotion pour
les activités de Bolloré dans ce pays où il a réalisé un
chiffre d’affaires de 5 milliards d’euros. Le rédacteur
en chef de la chaîne dénonce « une violation de la ligne
éditoriale de Canal+ » et déplore qu’elle devienne une
« république bananière ». Finalement, le CSA, qui a
noté que plusieurs images du clip « proviennent de films
institutionnels de cet État », rappelle à la chaîne « l’exi-
gence d’honnêteté qui s’applique à l’ensemble des pro-
grammes » et qui passe par l’explicitation de la nature
de l’objet diffusé. Quelques mois plus tard, trente jour-
nalistes et quarante-sept médias ou organisations font
19.  Article de Arrêt sur image, 29 juillet 2015.

40
Ce n’était pas mieux avant

paraître une tribune dans laquelle ils s’insurgent contre


les entraves de Vincent Bolloré à la liberté de la presse.
Comparées aux interventions des politiques sur les
médias, ces pressions exercées par un patron d’entreprise
semblent beaucoup plus fortes. Elles ne sont plus for-
cément liées à la volonté de servir le pouvoir en place,
comme on a pu l’observer dans la presse d’Hersant ou
de Dassault, elles sont seulement, si l’on peut dire, la
partie visible d’un exercice autoritaire du pouvoir qui
soumet une chaîne au bon vouloir de son dirigeant.
Jusqu’à la privatisation de TF1, les chaînes ont été
considérées comme des entreprises à part, réunissant en
leur sein des saltimbanques et des géomètres. Avec l’avè-
nement d’un patron venu du bâtiment public acqué-
rant une chaîne de télévision pour faire de l’argent,
elles sont devenues des entreprises comme les autres,
ne bénéficiant plus de leur statut d’exception culturelle.
Ce processus s’est accentué avec le rachat de Canal+ par
Bolloré ou avec l’extension du groupe Altice par Drahi
et, par ses méthodes, il évoque les heures sombres du
service public.
Cela me fait toujours sourire d’entendre un Premier
ministre au Journal de 20 heures commencer son inter-
vention par « merci pour votre invitation ». Qui peut
imaginer qu’un rédacteur en chef refuse la demande du
chef de gouvernement de s’expliquer à son antenne ?
Ce serait d’autant plus maladroit qu’une telle séquence
est généralement rentable en termes d’audience. Faut-il
pour autant en conclure que l’information est soumise
aux injonctions du pouvoir ? Je ne le pense pas. La nature
des questions posées, le manque de complaisance de
l’interviewer sont plus déterminants pour en juger et si

41
Médias : Sortir de la haine ?

certains sont complaisants, d’autres ­n’hésitent pas à être


incisifs. C’est affaire de personnalité. En revanche, que
toute une émission se construise à la demande d’une
ministre est plus choquant. C’est ce à quoi nous avons
assisté pendant la crise des Gilets jaunes avec Balance ton
post ! Marlène Schiappa a co-animé avec Cyril Hanouna
un programme destiné à prolonger le Grand Débat
décidé par Emmanuel Macron. On s’est beaucoup inter-
rogé à l’époque sur les limites de l’entertainment et sur
la présence d’une ministre au côté d’un animateur pro-
vocateur plusieurs fois rappelé à l’ordre par le CSA pour
ses « dérapages » homophobes. À juste raison. Pourtant,
à mon avis, le scandale est ailleurs : dans le fait qu’un
membre du gouvernement puisse en quelque sorte réqui-
sitionner une émission pour faire sa communication. En
d’autres décennies, le service public n’aurait pu se sous-
traire à une telle requête ; mais on imagine aisément le
tollé que cela aurait soulevé si cela avait été le cas. Le
privé a donc pris le relais, ravi de ce don-contre-don :
je te donne mon antenne, tu m’apportes de l’audience.
Cet événement médiatique comme les précédents prouve
que le politique pèse moins que l’argent sur le contenu
des programmes, observation qui rejoint ce jugement
de François Mitterrand selon lequel « il avait gagné un
gouvernement mais non pas le pouvoir », celui-ci appar-
tenant à la Banque mondiale, au capitalisme et au néoli-
béralisme 20.
L’appartenance de BFM TV, CNews ou LCI à des
magnats de la presse a-t‑elle eu des effets négatifs pour les
20.  Paris-Match n° 2441 « François et moi. 50 ans de passion », Danielle
Mitterrand, 7 mars 1996.

42
Ce n’était pas mieux avant

Gilets jaunes ? Une étude quantitative de l’INA intitulée


« Une médiatisation d’une ampleur inédite » permet d’en
douter 21. L’étude des cinq premiers mois du mouvement
(de novembre 2018 à mars 2019) montre que les journaux
télévisés de début de soirée des cinq chaînes « historiques »
(TF1, France 2, France 3, Arte et M6) y ont consacré
un sujet sur cinq (2 078 sujets soit 20,7 % de l’offre d’in-
formation sur la période). TF1, chaîne privée (24,7 % du
JT), et France 3, chaîne publique (25,8 %), sont celles qui
en ont le plus parlé. La polémique sur l’usage des armes uti-
lisées par les forces de l’ordre fait l’objet de vingt-huit sujets
en janvier, tandis que l’affaire de l’ancien boxeur Chris-
tophe Dettinger frappant des gendarmes mobiles est traitée
dans quatorze sujets. En mars, douze sujets se rapportent à
la blessure d’une ­manifestante à Nice.
La médiatisation du mouvement sur deux chaînes
d’information en continu privée, LCI et BFM TV, a été
analysée sur la période du 17 novembre 2018 au 4 jan-
vier 2019. Le temps d’antenne qui lui est consacré est
« considérable » : un peu plus de 176 heures sur LCI
et 184 heures sur BFM TV. Il apparaît que « les édito-
rialistes, “experts” et représentants des “gilets jaunes” »,
assurent proportionnellement, plus de commentaires que
les représentants du gouvernement, davantage présents sur
les « grandes chaînes ». Reste que les chiffres, qui prouvent
que les chaînes d’information n’ont en tout cas pas été
empêchées de rendre compte des événements, ont souvent
été en contradiction avec le « ressenti » des acteurs de la
rue. Pourquoi ? C’est ce que nous allons voir.
21.  Étude de Géraldine Poels et Véronique Lefort, https://larevuedesme-
dias.ina.fr/gilets-jaunes-mediatisation-chaines-info-twitter.

43
Médias : Sortir de la haine ?

Qui passe à la télévision ?


« Les journalistes ont une espèce de fausseté dans
leur façon de parler que les gens ne veulent plus voir. Ils
veulent des vrais gens », confiait le 18 décembre 2018 à
Franceinfo Gabin Formont, créateur de la page Facebook
« Vécu, le média du Gilet jaune ». Curieusement, cette
expression « vrais gens » est celle qu’employaient en leur
temps les producteurs et les promoteurs de la télé-réalité.
Selon eux, ces programmes apparus en 2001 dans l’uni-
vers télévisuel français coupaient définitivement le cordon
ombilical liant l’audiovisuel au pouvoir. Jusqu’alors, la
relation au téléspectateur aurait été tellement verticale
qu’elle aurait négligé de donner la parole aux Français.
En fait, une plongée dans l’histoire de la télévision
oblige à un peu plus de nuances. Dans les années 1950,
de nombreux documentaires enquêtèrent sur la vie
de Français ordinaires. Une série comme À la décou-
verte des Français (Jacques Krier, Jean-Claude Bergeret,
1957‑1960) faisait pénétrer le spectateur dans la quoti-
dienneté d’un mineur, d’un instituteur, dans l’ambiance
d’un petit café ou d’une courette parisienne. Animée par
des réalisateurs souvent communistes, issus de la Résis-
tance, la télévision se donnait pour tâche de réconcilier
les Français et de resserrer le lien social. L’image d’un
média autoritaire, uniquement préoccupé de faire la
leçon aux téléspectateurs, est née avec l’ère gaullienne.
La fin du monopole a été une ouverture réelle et de
nombreuses émissions ont commencé à explorer de façon
originale la vie des gens (par exemple, Moi, je ou Psy
Show, de Pascal Breugnot). La privatisation a marqué un
tournant en considérant les téléspectateurs comme des
cibles qu’il fallait atteindre. Dans ce contexte, l’argument

44
Ce n’était pas mieux avant

consistant à prétendre qu’enfin la télévision donnait la


parole aux anonymes doit être pris pour ce qu’il était : une
simple promesse publicitaire pour convaincre les téléspec-
tateurs du rôle de la télévision dans la vie de la cité. Ce dis-
cours permettait de lancer les reality shows des années 1990
(L’Amour en danger, Perdu de vue, Témoins n° 1). Loft Story,
au début de ce siècle, ne fut donc que la continuité du mou-
vement qui avait été amorcé dans la décennie précédente.
À nouveau les producteurs mirent en avant la démo-
cratisation de l’accès à la télévision. Pour recruter les
candidats, assuraient-ils, ils avaient fait des castings
monstres, recevant des milliers de personnes, en sorte
qu’ils avaient finalement retenu des jeunes représentatifs
de leur génération. Et l’on vit des garçons au corps body-
buildé et des femmes à la poitrine généreuse se maquiller,
prendre soin de leur apparence, parler de tout et de
rien – surtout de rien –, se disputer ou au contraire se
draguer. Plus le temps a passé, plus le public a compris
que les jeunes Français n’avaient pas grand-chose à voir
avec ces pseudos-acteurs qui se prélassaient au bord de
la ­piscine.
Cette prétendue représentativité explique la formidable
méprise, pour ne pas dire le mépris, quant à la représen-
tation des Français par les chaînes de télévision. Ceux que
nous montraient Loft Story et ses innombrables variantes
étaient peut-être issus de catégories populaires, mais leur
souci quotidien n’était ni de travailler pour vivre ou sur-
vivre, mais seulement de s’occuper de leur corps, de
séduire et de s’agresser verbalement. Dans les débats de
société censés donner la parole aux Français, il en allait
tout autrement. Si, selon les producteurs, ceux qui vivent
dans les émissions de télé-réalité sont de vraies gens (c’est
plutôt l’orthographe avec un e qu’ils retiennent), force est

45
Médias : Sortir de la haine ?

de constater que certaines catégories sociales recensées par


l’INSEE sont sous-représentées. C’est ce que montre l’ana-
lyse de près de 400 collections de débats de société diffusés
entre 1958 et 200022. En comparant les professions des
participants au pourcentage de la population qu’ils repré-
sentent, il apparaît que les employés sont deux à trois fois
moins nombreux dans ces débats que dans la population
française et les ouvriers six fois moins. Et cela quelle que soit
la période. « La retranscription télévisuelle de la France qui
compte sur les sujets sociaux ne bouge presque pas23. » En
outre, ces proportions sont à peu près constantes quand les
émissions relèvent de sujets importants et d’une discussion
sérieuse sur des sujets sérieux. Quand un ouvrier ou un agri-
culteur intervient, c’est pour parler de sa profession (déclin
des ouvriers, mutations de l’agriculture et diminution des
agriculteurs). On les sollicite moins, en revanche, pour
connaître leur conception de l’éducation des enfants ou de
la vie amoureuse24. Ce qui amène Rouquette à conclure
que « les modes de vie, les préoccupations, les sentiments,
l’échelle de valeurs des milieux populaires semblent large-
ment étrangers aux journalistes en général et aux journa-
listes et animateurs des débats télévisés en particulier25 ».
Cette pierre dans le jardin de ceux qui conçoivent et ani-
ment l’émission fait écho à cette « fausseté » pointée par
l’animateur du « contre-média » Vécu. Les journalistes,
prisonniers de leur microcosme, verraient le monde ou,
plutôt, les Français à leur image. En cela, ils ne seraient
pas différents de tous les acteurs sociaux, qui ont « plus
ou moins la tentation collective de se prendre comme

22.  Sébastien Rouquette, L’Impopulaire Télévision populaire, L’Harmattan,


2001.
23.  Op. cit., p. 125.
24.  Ibid., p. 126
25.  Ibid., p. 127.

46
Ce n’était pas mieux avant

modèles et de préférer ceux qui leur ressemblent26 ». Dans


les premières semaines du mouvement des Gilets jaunes,
quand les journalistes ont commencé à être pris à partie,
un journaliste qui me téléphonait pour m’interviewer s’est
très vite confié à moi, retournant l’exercice des questions-
réponses. « Est-ce que vous pensez qu’on a suffisamment
parlé des catégories défavorisées », me demanda-t‑il ?
Au-delà de l’impression que chacun peut avoir, les chiffres
incitent à répondre par la négative. On vient de voir ce
qu’il en était jusqu’à 2000. Des données plus récentes sug-
gèrent que rien n’a vraiment changé.
Les enquêtes sur la population des Gilets jaunes nous
apprennent que ce sont les classes populaires, employés et
ouvriers, qui sont présentes sur les ronds-points et les bar-
rages27. Les artisans et commerçants sont surreprésentés
(deux fois plus nombreux, avec 14 %), tandis que les cadres
sont nettement sous-représentés (10 % de l’échantillon, soit
8 points de moins que dans la population active en emploi).
Or, dans la représentation médiatique, c’est exacte-
ment le contraire. Le baromètre de la diversité, publié par
le CSA, constate sur l’ensemble des programmes diffusés
par dix-huit chaînes gratuites de la TNT une surrepré-
sentation des catégories socioprofessionnelles supérieures
(CSP+), soit 74 % à l’écran (88 % dans le seul journal
télévisé), alors qu’elles ne représentent que 27 % de la
population française. Plus grave encore, seul 0,7 % des
personnes à l’écran sont en situation de précarité. L’ana-
lyse conforte le sentiment de ceux qui se pensent aban-
donnés, que d’aucuns ont nommé « invisibles ».

26.  Ibid., p. 128.


27.  « Le mouvement des “Gilets jaunes” est avant tout une demande de
revalorisation du travail », Yann Le Laan, propos recueilli par Sylvia Zappi,
24 décembre 2018.
2

Tous menteurs !

En quoi ces liens des médias avec le pouvoir et l’argent


ont-ils une incidence sur les informations qu’ils donnent ?
La réponse des Gilets jaunes à cette question est globale
et, pour ainsi dire, morale : toute information est sus-
pectée a priori d’être le fruit d’une propagande. Cette pré-
somption de manipulation se fonde sur une confusion
entre erreur et mensonge. Exemple typique : des images
filmées à Bordeaux lors de la quatrième journée de mobi-
lisation (8 décembre 2018) sont présentées par BFM TV
pendant quelques dizaines de secondes comme des images
parisiennes ; aussitôt des internautes accusent la chaîne de
mentir. « Les médias ne montrent pas la vérité », écrit l’un
d’eux. Cette réaction en dit long sur la conception sémiolo-
gique implicite du lien qui unit l’image à la réalité. L’image
est pensée en termes de vérité et de fausseté, alors que, en
l’occurrence, la fausseté vient non pas de l’acte de montrer
mais de celui de nommer. En termes plus théoriques, on
dirait que l’opération de renvoi à la réalité est sans ambiguïté
– il s’agit bien d’une scène de « tensions », comme le décrit
le bandeau sous l’image –, mais l’identification référentielle

49
Médias : Sortir de la haine ?

est erronée (Bordeaux au lieu de Paris). En outre, l’acte de


montrer imputé par les Gilets jaunes au média relève d’une
volonté de tromper alors que c’est une faute du journaliste
débutant assigné à la tâche de con­textualiser les images.

Une présomption de manipulation

Toute contradiction dans l’information est immé-


diatement vue par les manifestants qui s’expriment dans
les médias comme un symptôme de la manipulation.
Lors de l’attentat de Strasbourg, le maire annonce le jour
même qu’il a fait quatre morts, le lendemain les journa-
listes parlent de deux morts. Il n’en faut pas plus pour
jeter la suspicion sur l’honnêteté des médias :
« Attentat : on passe de quatre à deux morts ! Les
médias, vous nous prenez pour des cons ! #com-
plots » ; « Il y a quelque chose qui m’échappe, le maire
de Strasbourg annonce 4 décès hier, les journalistes en
annoncent deux. Ce matin ils en annoncent trois. Ils
viennent de dire à l’instant que le bilan est à la baisse,
qu’il y a deux décès. Peut-être que tout à l’heure on
va nous dire que c’était le tournage d’un film… il y a
quelque chose que je ne comprends pas ­  ».

L’idée que la rectification puisse venir d’une vérification


n’est pas envisagée un instant par ces « twittos ». Encore
une fois, l’énonciateur journaliste est soupçonné, en raison
même de son statut, de chercher à tromper les citoyens.
Cela explique qu’on ne rencontre sur les pages Facebook
de la « jaunisphère » pratiquement aucun lien renvoyant
délibérément à la presse. Il arrive néanmoins que ces pages
reprennent à leur insu des images provenant de journalistes.

50
Médias : Sortir de la haine ?

Parfois, elles sont même accompagnées de commentaires


signalant qu’elles ont été cachées par les médias. Les
­Décodeurs du Monde en donnent de nombreux exemples :
la publi­cation dans le groupe « La France en colère » d’une
photo de contrôle d’identité de « Gilets jaunes » par des
policiers, que l’internaute a annoncé comme son œuvre
alors qu’elle a été partagée sur twitter, quelques heures
plus tôt, par une jour­naliste du Monde. Ou encore l’image
abondamment relayée d’une ­ manifestation de Gilets
jaunes près de l’Arc de Triomphe présentée comme vic-
time de censure, alors qu’elle a été prise par un photo­
reporter (Olivier Coret).
Comme les journalistes, les Gilets jaunes valorisent le
terrain, mais, on va le voir, d’une façon fort différente.
Refusant de partir de la presse, ils prennent leurs infor-
mations dans la rue et « les sympathisants comptent sur le
bouche-à-oreille pour les diffuser au plus grand nombre,
en reprenant l’une de leurs expressions fétiches, ode à
l’information horizontale : “Faites tourner 1 !” » Ce pri-
vilège accordé aux informations venant des manifestants
explique que le premier casus belli avec les médias porte
sur l’évaluation de leur nombre à chaque « acte ». Le refus
du comptage officiel n’est pas sans rappeler ce que Michel
de Certeau appelait, dans L’Invention du quotidien, ces
« fleuves chiffrés de la rue » que sont les statistiques qui
« se contentent de classer, calculer, mettre en tableaux,
mais […] ne connaissent presque rien 2 ». Le « vrai »

1.  Cette citation et d’autres informations utilisées ici proviennent d’une


analyse de deux cents publications les plus partagées dans les groupes Face-
book des Gilets jaunes à partir de soixante quatorze publications populaires
des Gilets jaunes, publiée sur lemonde.fr du 30 janvier au 1er février 2019.
2.  L’Invention du quotidien, Folio, Essais, 1990.

52
Tous menteurs !

chiffrage vient du « terrain », il est une somme réalisée


par une remontée effectuée par des personnes participant
aux manifestations et il aboutit à une précision ridicule
de 19 654 manifestants 3. D’où cette primauté accordée
au vécu (contre le regard froid et distant du ministre de
l’Intérieur) et au vu.
Si ce bouche-à-oreille fonctionne comme l’attestation
d’un fait qui ne doit pas être remis en cause, il en va tout
autrement quand la source est médiatique. Interrogé sur
la qualification d’« attentat » de la fusillade de Strasbourg,
Maxime Nicolle, l’un des leaders de ce mouvement qui
revendique de ne pas en avoir, tient le raisonnement sui-
vant : « Vous me dites que les faits ont été revendiqués
dans une vidéo par leur auteur, mais je ne l’ai pas vu et
je n’ai aucune confiance en ce que je ne vois pas. Dans ce
dossier vous me dites il y a une vidéo. Bah, moi je vous dis
elle est où cette vidéo ? Vous me dites, vous ne pouvez pas
la voir. Je vous crois pas 4. » Cet argument digne de saint
Thomas (« je ne crois que ce que je vois ») nous instruit
sur ce qu’est l’information pour le porte-parole de facto
des Gilets jaunes : une donnée sensible qui passe par les
sens, un constat empirique ne relevant pas d’une construc-
tion, un constat individuel centré sur la personne. Cette
attitude s’oppose à la croyance à la vérité de l’informa-
tion qui suppose, bien évidemment, une confiance dans
les différents intermédiaires qui séparent le fait de sa mise
en forme : les témoins rencontrés, interrogés, les agences

3. Bachelard souligne que «  mesurer exactement un objet fuyant


ou indéterminé » est une erreur épistémologique, dont est victime, par
exemple, Buffon quand il affirmait que la terre s’était détachée du soleil il y a
74 832  années, La Formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1967, p. 213 s.
4.  Interview par Hugo Clément pour le site Konbini, le 9 janvier 2019.

53
Médias : Sortir de la haine ?

qui diffusent la nouvelle, l’utilisation de la dépêche par


le journaliste, etc., toute cette chaîne humaine qui ne
peut fonctionner qu’en raison de la confiance qu’on lui
accorde.
Fort logiquement, la crédibilité accordée au témoi-
gnage visuel implique une primauté de l’image dans la
construction du sens, comme le prouve cet histogramme :

Grâce au smartphone, chacun peut être le centre


du monde. Et les Gilets jaunes ne s’en privent pas. La
construction de l’information est filtrée par le regard de
chacun sur la réalité, ce qui explique, en passant, la dif-
ficulté de trouver l’image qui représentera la diversité des
manifestants. L’appareil de prise de vue rend sensible la
présence du corps, l’avancée dans le décor. Ce point de

54
Tous menteurs !

vue forcément subjectif, car, ici, on ne cherche nullement


à effacer les traces de l’énonciation, donne à la fois un
sentiment de continuité et d’intégrité, qui est l’inverse de
la retransmission télévisuelle. En effet, pour les chaînes
d’information, la fragmentation est presque nécessaire :
faire alterner les directs du terrain et les séquences de
plateau renforce, si ce n’est le suspense, tout au moins
l’impression que se déroule quelque chose de haletant.
À l’instar des reporters dans la rue, qui halètent pour
rendre leur récit… haletant, le montage, par ses coupes
incessantes et le passage d’un lieu à un autre, fabrique
une succession d’instants là où la continuité susciterait
une durée monotone et ennuyeuse. Cette fragmentation,
conçue à la seule fin de retenir le téléspectateur devant
son écran, a souvent été critiquée par les Gilets jaunes qui
y voient, à juste titre, une manipulation des événements
et, donc, selon le même glissement que précédemment,
un ­mensonge.

Réalités restreintes

À ce découpage continuel du direct télévisuel, qui


augmente la tension narrative et le suspense pour le télés-
pectateur, les pages des Gilets jaunes opposent de longs
plans-séquences en direct, sans interruption, censés être
plus authentiques, moins susceptibles de manipulation.
C’est évidemment une illusion dans la mesure où cadrer,
c’est toujours éliminer de son champ toute une partie du
monde. Mais on retrouve là l’interdiction du montage
que prônait jadis le critique de cinéma André Bazin dans
tous les cas où « l’événement est dépendant d’une présence

55
Médias : Sortir de la haine ?

simultanée de deux ou plusieurs facteurs de l’action 5 ».


S’appuyant sur l’analyse d’un film qu’on considère sou-
vent comme le premier documentaire de l’histoire du
cinéma, Nanook of the North (Flaherty, 1922), il explique
que, dans la séquence de la fameuse chasse au phoque, il
est inconcevable que le chasseur, le trou et le phoque ne
soient pas filmés dans le même plan. Découpée en plu-
sieurs plans, la scène perdrait sa crédibilité. Cette « loi
esthétique », ajoute-t‑il, s’applique à « tous les films
documentaires dont l’objet est de rapporter des faits qui
perdent tout intérêt si l’événement n’a pas eu lieu réelle-
ment devant la caméra, c’est-à-dire le documentaire appa-
renté au reportage ». Sans ce respect de l’unité spatiale,
l’adhésion du spectateur est forcément moindre, puisqu’il
peut soupçonner le montage de fabriquer un événement
qui n’a pas eu lieu dans la réalité. C’est donc « une condi-
tion de la croyance ». Bazin parle du reportage et pas du
direct, qui nécessite à l’époque où il écrit des caméras
très lourdes et peu mobiles. Les mutations numériques
des techniques de retransmission de l’image et du son
ont transformé la capture de la réalité à tel point que les
remarques de Bazin sont encore plus vraies de nos jours :
les caméras professionnelles comme les smartphones se
prêtent au plan-séquence et à une vision du monde qui
part de l’individu. En outre, le direct comme mode d’in-
formation est survalorisé, comme il le fut et l’est encore
par des journalistes. « C’est de l’info fraîche. Il n’y a pas
de trucage, pas de montage. On ne peut pas nous dire
que l’on a triché », déclare à Franceinfo Steven Normand,
5.  André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Éditions du Cerf, 2007,
p. 59‑61.

56
Tous menteurs !

18 ans, apprenti dans la carrosserie, qui codirige la page


Facebook France actus, lancée le 8 décembre 2018 et
suivie par environ 14 000 personnes, au 18 janvier 2019.
Et il ajoute : « Il faut proposer de l’information en direct
parce que voir ce qu’il se passe réellement sur le terrain, c’est
ce qui intéresse vraiment les gens 6 ». On comprend que,
dans cette perspective, les directs de RT France, la chaîne
financée par la Russie, ne suscitent pas la défiance des
chaînes françaises : elle diffuse en continu de longs plans-
séquences des événements.
Ces images sont-elles plus authentiques, moins sus-
ceptibles de manipulation que celles de ces médias ? Bien
sûr que non. D’une part, le direct peut bien sûr com-
porter du montage (sinon, comment retransmettrait-on
les matches de football !), d’autre part, le cadrage élimine
toujours de son champ toute une partie du monde. On
retrouve là, malheureusement, toutes les idées reçues sur
le direct comme authentique, brut, non manipulé. Pour
la sémiologie des Gilets jaunes, l’image est transparente,
comme pour Bazin. C’est selon ce principe que certains
d’entre eux, invités à Matignon au tout début du mou-
vement, ont voulu filmer la négociation avec le ­Premier
ministre, comme si l’instrument de prise de vue ne
modifiait pas le contenu des conversations et à la nature
des échanges, comme si être filmé et livré aux regards
de spectateurs virtuellement présents par le biais de la
caméra ne changeait rien au contenu d’une négociation !

6. « Vécu, France actus, Born to be jaune. Ces médias amateurs dédiés


aux “Gilets jaunes” qui veulent faire de l’info autrement », https://www.
francetélévisioninfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/vecu-france-actus-
born-to-be-jaune-ces-medias-amateurs-dedies-aux-gilets-jaunes-qui-veulent-faire-
de-l-info-autrement_3147407.html.

57
Médias : Sortir de la haine ?

Cette idée que la caméra n’agit pas sur la réalité s’accorde


parfaitement avec le refus de toute médiation par ceux
qui réclament à cor et à cri le référendum d’initiative
citoyenne.
Que l’image ait sa source dans n’importe quel individu
muni d’un smartphone a comme conséquence directe que
le point de vue visuel se transforme en point de vue idéo-
logique. Émanant des manifestants, les images n’adoptent
qu’un seul point de vue, celui des acteurs de la réalité,
les Gilets jaunes, et pas celui des médiateurs, celui des
journalistes. Du même coup, ce sont essentiellement des
images de violences policières qui sont échangées. Une
vidéo d’un Gilet jaune maîtrisé par quatre CRS et rece-
vant un coup de pied de l’un d’entre eux est affichée dès
le 17 novembre sur la page Facebook « Non à l’augmen-
tation des carburants » et relayée plus de 110 000 fois.
Selon l’enquête des Décodeurs 7 citée plus haut, « les cas-
seurs et les violences contre les CRS ne sont en revanche
jamais évoqués, ou alors discrédités par diverses théories
à l’accent conspirationniste, accusant l’État de mise en
scène ». La chaîne RT France donne la parole à un Gilet
jaune qui explique qu’il a vu une bande de casseurs brûler
une voiture puis passer derrière un barrage de policiers et
mettre leur brassard police (1er décembre 2018)….
À l’inverse, BFM TV, dès le début du mouvement,
met l’accent sur les images de « guérilla urbaine », les
pavés qu’on arrache, les barricades, les mobiliers urbains
jetés au feu, etc., images qui vont alimenter la haine des
7.  Comment les violences policières sont devenues le principal ciment
des « Gilets jaunes », Par William Audureau et Adrien Sénécat. Publié le
30 janvier 2019.

58
Tous menteurs !

manifestants contre les médias. Obligés de cacher par un


bandeau le nom de leur chaîne sur le micro, contraints de
se faire accompagner par des gardes du corps, les journa-
listes évitent d’aller à la rencontre des Gilets jaunes et de
se trouver parmi eux, ce qui accentue l’effet de camp. Ils
donnent l’impression d’être du côté des forces de l’ordre
et contre les exactions des Gilets jaunes parce que c’est de
ce côté qu’ils regardent la réalité. D’autant plus que, par
un réflexe confraternel, ils s’intéressent plus au sort des
journalistes agressés qu’aux violences policières commises
à l’encontre des manifestants.
Pour lutter contre celles-ci, un troisième point de vue
va être proposé, une troisième restriction de la réalité :
les images prises par les « caméras piétons » portées par
les policiers utilisateurs de lanceurs de balles de défense
(LBD), parfaitement symétriques par leur ancrage dans
le corps des images de l’acteur, de celles des Gilets jaunes.
Réalité restreinte contre réalité restreinte… Ainsi vont la
guerre des images et la lutte des médias alternatifs contre
les chaînes de télévision. L’idéologie de la transparence
s’accompagne de cette vulgate des discours sur l’image,
à savoir qu’elle se passe de commentaires, qu’elle parle
toute seule, etc. Pourtant, dans cet immense laboratoire
qu’ont constitué les retransmissions des manifestations des
Gilets jaunes, on trouve sans difficulté des exemples qui
montrent les limites de cette conception. En janvier 2019,
un des leaders du mouvement, Jérôme Rodrigues, en train
de filmer, lâche son smartphone sous la violence du choc
provoqué par un projectile. Que s’est-il passé ? Les images
enregistrées ne permettent pas de donner une réponse
indubitable. La vidéo nous fait certes sentir la brutalité
vécue mais ne nous explique pas grand-chose. C’est par

59
Médias : Sortir de la haine ?

recoupement et confrontation des différents documents


filmés de l’extérieur que s’est construite, patiemment, une
intelligibilité de l’événement. Même chose pour les évé-
nements qui se sont produits à la Salpêtrière. Le 1er  mai
2019, des manifestants pénètrent dans l’hôpital jusqu’à
un service de réanimation. Quelques heures plus tard, le
ministre de l’Intérieur twitte son indignation devant cette
« attaque ». Des voix discordantes s’élèvent pour donner
une autre interprétation : les manifestants seraient entrés
pour se protéger des policiers qui les poursuivaient. Des
vidéos sont publiées finalement, éclairant les faits sous dif-
férents angles. Manifestement, la seconde hypothèse est
juste. Le ministre doit faire son mea culpa et rectifier son
vocabulaire : « l’intrusion » remplace « l’attaque ». En l’oc-
currence, ce morcellement des points de vue et leur com-
plémentarité sont plus probants que la vision engagée et
autocentrée des acteurs.
Il faut s’y résigner, l’individuation des regards opère
une métamorphose du vu en vécu, mais elle n’est pas la
façon la plus limpide pour comprendre la réalité. Les sou-
bassements esthétiques et idéologiques de la théorie endo-
gène de l’image sont fondés sur des illusions. Respectés
par un contre-média, ils ne peuvent déboucher que sur
une vision partielle et partiale de la réalité. Ce n’est pas
tel ou tel média qui est remis en cause, mais le principe
même du journalisme qui est de fabriquer de l’intelligibi-
lité en confrontant des images, des témoins et des points
de vue.
3

Méfiances de l’image

Le privilège accordé au plan-séquence et au direct en


continu trouve son origine dans une certaine idée de la
relation de la photographie au monde, exprimée, comme
on l’a vu, par Bazin. Cette rencontre inopinée de la
théorie et d’une conception issue du terrain mérite qu’on
s’y arrête un peu. Pour le critique, en effet, la photo
constitue une rupture dans l’histoire des images, dans
la mesure où, « pour la première fois, entre l’objet ini-
tial et sa représentation, rien ne s’interpose qu’un autre
objet. Pour la première fois, une image du monde exté-
rieur se forme automatiquement sans intervention créa-
trice de l’homme, selon un déterminisme rigoureux 1 ».
La photo est une empreinte de la réalité, à la manière du
voile de Véronique. À l’inverse, le montage est forcément
une intervention humaine, une opération de la main et,
donc, par essence, une manipulation. Cette position a
fait couler beaucoup d’encre et mon but n’est pas ici d’en
rajouter. Si elle me revient en tête après avoir évoqué le

1.  Qu’est-ce que le cinéma ?, op. cit.

61
Médias : Sortir de la haine ?

privilège du direct continu chez les Gilets jaunes, c’est


pour deux raisons. D’une part, parce qu’elle recoupe de
façon troublante cette valorisation ; d’autre part, parce
qu’elle pourrait bien nous mettre sur la piste de la cause
première de la méfiance envers les médias.
Le voile de Véronique n’est pas qu’une métaphore,
c’est d’abord la source d’une doctrine philosophique
de l’image qui trouve certes son origine dans la crise de
l’iconoclasme byzantin, aux viiie et ixe siècle, mais qui
fait encore partie de l’imaginaire contemporain sur la
photographie. Bien qu’elle ne fasse nullement référence à
Bazin, Marie-José Mondzain lui donne en quelque sorte
un fondement. Ce qui fait de l’image de la Sainte Face
une image à part, nous rappelle-t‑elle, c’est qu’elle est
miraculeuse. Empreinte divine, elle est achiropoïète, c’est-
à-dire non faite de la main de l’homme. « Dieu s’est fait
peintre 2. » En cela, elle s’oppose aux très nombreuses
copies qui vont ensuite être faites du voile, les icônes,
qui sont, elles, des images faites de la main de l’homme.
Si nous sommes bien loin de ces querelles byzantines, il
n’en reste pas moins que la photographie a pris la place
de la « sainte Véronique », et qu’elle fait encore partie de
son imaginaire, inévitablement liée « à une histoire de
la crédulité et de l’adhésion massive en la présence ou
l’existence réelle de ce qu’elle montre 3 ». D’un côté, il y
a la peinture avec ses touches et les traces de la main de
l’être humain, de l’autre la photo, conçue « comme l’ins-
trument de l’objectivation d’un monde vu par un corps
2.  Images, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contempo-
rain, Seuil, coll. L’ordre philosophique, p. 238.
3.  Ibid., p. 244.

62
Méfiances de l’image

sans main, sans touche, sans signature 4 ». Une telle


conception est évidemment discutable. Si l’on voit bien
à quel type d’image elle renvoie – des photos prises par
un appareil immobile qui mettent l’accent sur le motif
(paysage ou portrait) –, depuis la possibilité de faire des
instantanés (à la fin du xixe siècle), le flou, le bougé sont
des indices souvent indubitables d’un corps. Que dire du
selfie qui construit en creux la main du photographe au
bout d’un bras démesuré ! Quant à l’absence de signa-
ture, on peut lui opposer de nombreux contre-exemples.
L’histoire de la photo regorge de noms célèbres, auxquels
on reconnaît souvent une touche particulière et la mode
des autoportraits que je viens d’évoquer n’a de sens que
dans le renvoi à son auteur. Malgré leur justesse, ces
arguments n’effacent pas cette croyance que la photo
est une empreinte du monde, un signe indiciel. Même
un sémiologue comme Barthes ne s’intéresse qu’à ce
que représente l’image, laissant de côté tout ce qui ren-
voie à l’opérateur. Jean-Marie Schaeffer, auteur d’une
théorie de la photo, met d’abord l’accent sur le fait que la
croyance au monde représenté tient au fait qu’il sait que
la photo est produite par impression de lumière, ce qu’il
appelle le savoir de l’arché, le savoir du principe 5.
Durant toute l’ère de la photographie argentique (et
du film, par voie de conséquence), cette croyance dans le
fait qu’elle est « l’objectivation du monde » prévaut. Pour
expliquer cette persistance, il ne suffit pas d’évoquer un
manque de connaissance ou de réflexion sur l’image, il
faut aussi comprendre pourquoi et comment elle est un
4.  Ibid., p. 251.
5.  L’Image précaire, Seuil, coll. Poétique, 1987.

63
Médias : Sortir de la haine ?

mythe utile aux médias. Après le voile de Véronique,


une autre image achiropoïète a joué un rôle majeur, le
Saint Suaire de Turin, qui aurait gardé la trace, non plus
seulement du visage du Christ, mais de tout son corps.
Cette toile de lin a été analysée de multiples façons, datée
à l’aide du Carbone 14 et l’on sait qu’il s’agit d’un faux
élaboré au xiiie ou au xive siècle. Malgré cela, l’Église
a hésité à la condamner, parce que, selon Mondzain,
« elle ne peut se permettre de renoncer aux bénéfices
qu’elle pressent pouvoir en tirer […] Ce n’est pas parce
qu’elle est vraie qu’elle a du pouvoir. C’est parce qu’elle
a du pouvoir qu’elle devient vraie, qu’il faut qu’elle soit
vraie 6 ». On pourrait en dire autant du mythe de la
transparence photographique. Se taire, ne pas faire de
commentaire, devant l’image censée parler toute seule,
c’est se dédouaner de l’intervention humaine et, en même
temps, renforcer la croyance en l’objectivité journalis-
tique. Si l’image reflète fidèlement le monde, comment et
pourquoi la critiquer ?
Pendant très longtemps, cette croyance fait partie de la
doxa sur l’image. Hormis quelques chercheurs dont c’est
le métier de douter des évidences, le public ne la remet
guère en cause. Du moment où elle se fissure, la confiance
envers les médias se dilue, comme on le constate à la lec-
ture du baromètre Kantar pour La Croix, qui, depuis
1987, mesure la confiance des Français dans les médias,
demanda à un échantillon de Français d’évaluer cette
affirmation : « Les choses se sont passées vraiment ou à
peu près comme le journal, la radio, la télévision, l’internet
les raconte. » En 1988, la courbe est au plus haut et
6.  Ibid., p. 245.

64
Méfiances de l’image

c’est la télévision qui tient la corde : près de deux tiers


des personnes interrogées (65 % exactement) répondent
positivement. Suivent la radio (59 %) et la presse écrite
(56 %). En 1989, tous les médias amorcent une perte
de confiance sévère, qui va se poursuivre dans les deux
années suivantes. La télévision, qui semblait la plus fiable,
chute de 16 points et ne reçoit la confiance que d’un
Français sur deux. Depuis cette date, elle a perdu sa pre-
mière place et apparaît constamment comme moins cré-
dible que la radio et, la plupart du temps, que la presse
écrite. On peut donc faire l’hypothèse que c’est en raison
de la modification du statut de l’image et de la croyance
qu’on lui accordait.
Que s’est-il passé ?

Mensonge de l’image ou des médias ?

En décembre 1989, après la chute du mur de Berlin,


la Roumanie connaît à son tour la remise en cause
du régime communiste et de son dictateur, Nicolae
­Ceaușescu. Le 19, le pays est fermé aux journalistes occi-
dentaux qui sont bloqués aux frontières et l’on n’a pas
d’images. Circulent alors des rumeurs selon lesquelles
l’armée a tiré sur la foule à Timișoara. Dans un premier
temps, on parle de 400 morts. Puis des voyageurs parlent
de milliers, voire de dizaines de milliers. Les journa-
listes répercutent. Jean-Pierre Pernaut, dans le 13 heures
de TF1, annonce lui-même, le 22 décembre, « des mil-
liers de morts ». Le même jour, les médias reçoivent une
image sombre, qui montre dans un panoramique entre
quinze et vingt cadavres allongés à même le sol. Le pré-
sentateur de TF1 annonce 5 000 cadavres. Antenne 2, de

65
Médias : Sortir de la haine ?

son côté, parle de 4 630 corps, puis un peu plus tard de


12 000 morts, chiffre avancé par Daniel Bilalian. En voix
off, une journaliste de la première chaîne commente ainsi
l’image : « … Des corps mutilés, atrocement torturés,
victimes de la répression samedi dernier. C’est la télévi-
sion yougoslave de Belgrade qui les a diffusées. » « Toute
la presse a suivi », avouera plus tard Paul Amar. Aucun
journaliste n’a remis en cause l’hypothèse d’un charnier.
Sauf un : l’envoyé spécial de Libération, Marc Semo. Le
comité de Salut public révolutionnaire l’a amené jusqu’à
un cimetière où il a dénombré une vingtaine de corps.
Il écrit un papier dans lequel il fait état de ce nombre,
en ajoutant que des rumeurs circulent disant qu’il y en
a beaucoup d’autres. Au moment où son rédacteur
en chef, Dominique ­Pouchain, reçoit l’article à Paris, il
voit les images de ce qu’on nomme un « charnier » et,
impressionné par le spectacle, il décide d’ajouter un para-
graphe sur les 4 630 morts. Que vaut la description écrite
de l’envoyé spécial contre une image ? Pas grand-chose.
Le 23, le 20 heures de TF1 entérine cette version en lan-
çant : « on avait annoncé les charniers et on les a trouvés
à Timișoara ». On raconte aussi que les corps ont été
emmenés par des camions poubelles et qu’on a éliminé
les chauffeurs pour faire disparaître tout témoin. Com-
ment, à partir de l’image de 15 à 20 morts, pouvait-on
affirmer qu’il y en avait plusieurs milliers ? Assis, face à
mon écran de télévision, c’est la question que je me suis
posée. Question de sémiologue au cœur froid, m’a-t‑on
dit à l’époque. J’ai éprouvé alors, d’une part, cette loi
de la psychologie sociale qu’il n’est pas facile de penser
différemment de la majorité et, d’autre part, qu’il est
encore plus difficile d’aller contre l’émotion que peuvent

66
Méfiances de l’image

susciter des images d’horreur. Pourtant, un peu plus


tard, on comprit que dans l’empressement à considérer
les images comme des preuves de la réalité, on avait tout
simplement omis de les regarder attentivement. Personne
n’avait remarqué les grossières cicatrices qui barraient
les corps et il fallut qu’un médecin légiste les identifie
pour ce qu’elles étaient, à savoir les traces laissées par des
autopsies, pour qu’enfin on remette en cause le chiffre
faramineux des victimes. Les « révolutionnaires » avaient
disposé au sol des cadavres sortis de la morgue pour
convaincre quelques journalistes, qui ne demandaient
qu’à être convaincus de la cruauté du régime. Ils avaient
manipulé des journalistes de terrain, qui eux-mêmes
avaient souvent été manipulés par leurs directions pari-
siennes, lesquelles, finalement, avaient manipulé les lec-
teurs et les spectateurs.
Bien que l’on n’ignorât pas à l’époque que les trucages
photographiques existaient, on les associait plutôt aux
pays totalitaires ou aux collages artistiques. Le fait qu’une
séquence d’images animées fut à l’origine d’une désinfor-
mation de grande ampleur provoqua un choc dans l’opi-
nion. Le public avait peu remis en cause jusqu’alors le
mythe de l’« image valant dix mille mots », bien plus uni-
verselle et compréhensible que n’importe quel discours.
On commença à regarder les images d’un autre œil, si je
puis dire. En même temps que le statut de l’image comme
médium se trouvait ébranlé, la crédibilité des médias
audiovisuels en prenait un sacré coup du fait même de la
prééminence accordée à l’image, pensée dès lors comme
mensongère, alors même que, en l’occurrence, c’était
les commentaires qui avaient menti sur la relation de
l’image à la réalité, en la faisant passer pour autre chose

67
Médias : Sortir de la haine ?

que ce qu’elle était, et non l’image elle-même qui, pour


un spécialiste de la médecine légiste, avait un sens immé-
diat. Bien qu’elle soit théoriquement fausse, l’expression
« l’image ment » devint un mantra et la cause première de
la méfiance envers les médias.

Image et mensonge
La conviction que l’image ne saurait mentir est si forte
qu’elle influence l’interprétation non seulement du docu-
mentaire et du reportage, mais aussi celle de la fiction.
On se souvient du petit scandale qu’a suscité Stage Fright
(Le Grand Alibi, 1950) de Hitchcock. Le héros, Jonathan
Cooper, épris d’une comédienne, Charlotte Imwood, est
soupçonné d’être l’assassin de son mari. Pour prouver
son innocence, il raconte dans un flash-back comment
Charlotte lui a rendu visite après avoir tué son époux,
la robe tachée de sang. À la fin, cerné par les policiers, il
revient sur cette version et avoue à celle qui s’est évertuée
à prouver son innocence qu’il a menti et qu’il est le véri-
table meurtrier. On a beaucoup reproché à l’époque au
réalisateur ce « lying flash-back », parce qu’il abusait de la
croyance du spectateur dans le fait qu’une image est tou-
jours assertive. Comment mettre en doute un récit verbal
s’il est accrédité par des images et des sons ? Si on avait
vu tout de suite l’aveu final où Jonathan, cerné par une
lumière fortement contrastée, tremble en faisant son récit,
nul doute que, confronté à ces « sorties émotives », on ne
l’aurait pas cru.
À notre époque, les contradictions entre la parole d’un
personnage et l’image sont beaucoup plus fréquentes.
Un cas parmi d’autres : l’épisode pilote de Homeland (H.
Gordon et A. Gansa, Showtime, 2011 – 2020). Brody,
de retour d’une détention de huit ans en Irak, rencontre

68
Méfiances de l’image

Helen Walker, femme de son ami Tom, lui aussi captif


d’Al-Qaïda et disparu. Il lui raconte que son mari a été
« battu à mort ». Des images de son visage sanguinolent
confirment ses dires. Il lui dit ensuite qu’il est mort. « Tu
étais là ? », lui demande Helen. Brody regarde devant lui,
comme s’il voyait la scène : Walker se faisant violemment
frapper le visage. Après un silence, il répond : « non ».
Qui faut-il croire ? Brody ou ce qu’affirme l’image, à
savoir qu’il était présent pendant la torture de Walker ?
Indubitablement, l’image, devant laquelle les paroles
du Marine ne font pas le poids, d’autant que, comme
on le verra par la suite, il sait résister au détecteur de
mensonges. Si, sémiologiquement, en dehors de tout
contexte, l’image est incapable de nier ce qu’elle montre,
en revanche, son usage à l’intérieur d’un récit prouve
qu’elle peut aller contre la parole d’un personnage. Alors
même que nous savons qu’il est facile de truquer des
images, quand elles s’opposent aux mots, ce sont encore
elles qui gagnent le combat de la croyance.

L’information spectacle

Le second moment du doute fut la guerre du Golfe.


Après la mise en cause du pouvoir descriptif de l’image,
ce fut l’ensemble du système médiatique qui vacilla. De
façon significative, Le Monde, dès le 24 janvier 1991, dès
le début de l’opération « Tempête du désert », qui a com-
mencé le 16, intitule l’un de ses articles « L’information
spectacle » et revient à trois reprises dans les semaines sui-
vantes sur la façon dont les médias rendent compte des évé-
nements. L’expression est dans la droite ligne de la critique
de Guy Debord qui redoutait « une politique-spectacle,

69
Médias : Sortir de la haine ?

une justice-spectacle, une médecine-spectacle ». En quoi


cette période est-elle à ce point différente des précédentes
qu’elle justifie cette qualification ? L’impression d’assister
à un spectacle tient à plusieurs raisons. D’abord au fait
que les chaînes déversent en continu des images au pou-
voir informatif limité : des avions qui décollent, des cibles
vues du ciel ou encore, la nuit, des traînées verdâtres sur
un fond noir qui sont les traces des tirs de DCA et des
missiles sol-air. Le spectateur a parfois l’impression d’as-
sister à un feu d’artifice sans rapport avec la réalité des
dégâts des armes. Comme l’écrit le journaliste du Monde,
Philippe Escande, « la guerre devient un immense jeu
­
­électronique 7 ».
La deuxième raison tient au « continu » lui-même,
qui marque un tournant dans l’information que nous
connaissions. Les chaînes relaient les images de CNN,
qui existe certes depuis plusieurs années, mais qui a pris
un virage en 1990 en se tournant vers l’international.
Elle est la seule chaîne occidentale autorisée à rester à
Bagdad. Les téléspectateurs découvrent ce type de chaîne
qui n’existe pas encore en France et la saturation qui
l’accompagne, tandis que les journalistes s’en donnent à
cœur joie, car CNN correspond à leur fantasme, celui
d’être partout, celui d’être omniscient. Après le mythe de
l’image Véronique, produite sans la main de l’homme, le
désir d’ubiquité est le second attribut d’une information
conçue à l’image de facultés divines. Cependant il n’est
pas sûr que les téléspectateurs partagent cet amour de la
retransmission ininterrompue. S’ils cèdent parfois à son
pouvoir hypnotique, c’est bien souvent pour le critiquer
7.  Le Monde, 24 janvier 1991.

70
Méfiances de l’image

après, comme on le voit durant cette guerre. Faut-il


retransmettre la guerre en direct ? La question se pose.
Non seulement parce que certaines images pourraient
informer l’ennemi sur ce qu’il ne doit pas savoir, mais
aussi parce que le temps du vu n’est pas celui de la com-
préhension et de l’intelligibilité journalistique.
Après cet ébranlement de la confiance dans le direct,
une nouvelle problématique se fait jour. Les événe-
ments de Roumanie avaient mis en lumière le fonc-
tionnement possible de la manipulation, la production
des images de la guerre du Golfe va l’accentuer 8. Les
envoyés spéciaux sont « embedded », mot qu’on entend
tout le temps à l’époque, embarqués par des unités mili-
taires qui les prennent en charge. Ils ne sont qu’Amé-
ricains. Aucun journaliste français n’est admis dans ces
pools. Ceux qui s’y trouvent ne peuvent rapporter que ce
qu’on leur permet de voir. L’élément de langage le plus
répandu est celui de « frappe chirurgicale », alors que
certaines images montrent des ravages dans la société
civile. On évite soigneusement les images de destruction,
de cadavres et de violence qui pourraient contredire l’im-
pression que veulent donner les Américains d’une guerre
propre qui détruit avec précision des points stratégiques.
Très vite, chez certains, naît la conviction d’être mani-
pulés et instrumentalisés par la propagande. Le terme de
8.  Cette relation entre les deux événements qui pourraient sembler être
une reconstruction rétrospective est faite par un des reporters de terrain de
l’époque, Marcel Trillat, qui dit : « Jamais plus on ne se laisserait avoir comme
à Timișoara et les grosses ficelles de la propagande de Saddam Hussein nous
faisaient sourire ; cet événement-là, on allait le servir en direct à tout un pays.
Mais il y a une chose à laquelle on ne s’attendait pas : c’est que les Américains
de leur côté avaient tout prévu. » https://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/
InaEdu00209/la-manipulation-de-l-information-pendant-la-guerre.

71
Médias : Sortir de la haine ?

« désinformation » fleurit dans les médias. Le reporter de


The Independent, Robert Fisk, considère que « les jour-
nalistes accrédités dans les pools semblent perdre toute
faculté critique et deviennent une partie de la machine
militaire ». « Nous n’aurions jamais dû accepter ce sys-
tème, reconnaît Stanley Cloud, du Times. C’est le plus
sûr moyen pour le Pentagone de nous faire écrire ce qu’il
veut 9. » Le 2 février, le journaliste Marcel Trillat dénonce
la mise en scène américaine de la guerre et la mainmise
des médias américains sur les informations traitant du
conflit 10.
Une grande partie du public prend alors conscience
qu’au-delà de ce que représentent les images, il faut s’in-
terroger pour les interpréter sur qui les envoie et pour
quoi faire. D’une certaine façon, de l’expérience trauma-
tisante de Timișoara à la guerre du Golfe, la probléma-
tique s’est déplacée de la vérité de l’image en général, de
sa relation à la réalité, à une mise en cause du contexte
médiatique. La question est : que devient l’image dans un
système communicationnel où elle est au service de deux
absents, celui qui l’a prise et, surtout, celui qui l’a fait par-
venir aux médias pour agir sur eux. On prend conscience
que diffuser une image, c’est aussi construire son ethos,
celui d’un justicier pour les Américains, celui de victimes
pour les Irakiens.
Cette méfiance envers l’information est d’autant plus
grave pour le public qu’elle touche en premier lieu les jour-
nalistes eux-mêmes. 61 % d’entre eux jugent insatisfaisant
9.  Dans « Malaise dans les médias », Le Monde, 16 février 1991.
10. https://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/InaEdu00209/la-
manipulation-de-l-information-pendant-la-guerre-du-golfe.html

72
Méfiances de l’image

le travail des médias sur la guerre. 84 % reconnaissent


avoir été manipulés, notamment par les sources militaires
alliées. 53 % estiment que la confiance de l’opinion vis-
à-vis des journalistes sortira affaiblie de cette épreuve (son-
dage de L’Express de février 1991). Prévision juste, puisque
la crédibilité de la télévision et de la presse écrite chutera
fortement dans le baromètre 1991, respectivement 49 %
et 43 %.

Un si petit monde

Je viens d’évoquer le fossé entre le désir des journa-


listes (être ubiquistes) et celui du public, qui, à en croire
les articles publiés à l’époque, ne coïncident plus. Il va se
creuser un peu plus encore quelques années plus tard. Le
journaliste a besoin d’imaginer que les questions qu’il (se)
pose sont aussi celles qui sont dans la tête des Français.
Lui aussi, face à une situation donnée ou face à un res-
ponsable interviewé, se veut le représentant du public qui
l’écoute. Dans l’idéal, il n’est qu’un médiateur qui porte
la parole de ses auditeurs ou de ses lecteurs. L’exercice
est difficile dans la mesure où, prisonnier de son micro-
cosme, il a tendance à les voir à son image, comme on l’a
vu plus haut, avec les problèmes de représentation dans
les débats. En 1995, la cassure apparaît dans toute son
étendue.
Le 15 novembre 1995, le Premier ministre, Alain
Juppé, annonce un plan de réforme de la retraite et de
la Sécurité sociale, qui prévoit notamment d’allonger
la durée de cotisation des fonctionnaires, un accroisse-
ment des frais d’hôpital et l’imposition des allocations

73
Médias : Sortir de la haine ?

familiales versées aux familles. De façon générale, les jour-


nalistes accueillent favorablement ces mesures, comme
l’indiquent ces titres de journaux : « Juppé ose une
réforme » (Le Parisien du 16 novembre 1995) : « Juppé
l’audace » (Libération du 16 novembre 1995) ; « Juppé
lance la refondation de la Sécurité sociale » (Le Figaro du
16 novembre 1995). Les éditoriaux radiophoniques ne
sont pas en reste. 60 % des médias présentent favorable-
ment ce plan alors que seuls 6 % en font une présentation
défavorable, selon une enquête du Nouvel Observateur.
Pourtant, aussitôt les syndicats manifestent. Les chemi-
nots se mettent en grève, puis la RATP. On comptabilise
5 millions de jours de grève. Une majorité de Français
approuve ce mouvement qui est le plus important depuis
1968. Et les journalistes n’ont rien vu venir. Un peu
comme en 1968, justement, quand, six semaines avant
la révolte étudiante, Pierre Viansson-Ponté écrivait dans
le Monde : « Ce qui caractérise actuellement notre vie
publique, c’est l’ennui. Les Français s’ennuient. Ils ne
participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions
qui secouent le monde. » Comment un tel décalage a-t‑il
pu séparer les informateurs et les Français ? Revenant
sur cette incompréhension un an plus tard, Jean-Claude
Guillebaud l’explique tout simplement par cet oubli du
« peuple », que l’on a déjà constaté dans les représenta-
tions médiatiques des couches populaires :

« Au début, l’appareil médiatique était effectivement


à 85 % sur la ligne Juppé. Au nom de la pensée
unique, ils prêchaient l’adaptation, la privatisation, la
dérégulation. Puis s’est produit un effet de sidération.
Ils se sont rendu compte que le peuple existait, qu’il

74
Méfiances de l’image

produisait des analyses, qu’il était capable d’intuitions


historiques, qu’il n’était pas seulement infantilisé dans
les jeux télévisés 11. »

Le rédacteur en chef du Monde va dans le même sens.


Pour connaître la société, raconte-t‑il, on lisait « les rap-
ports du CERC ou alors on discutait avec un sociologue.
On prenait des bouquins de sociologue et on disait “voilà
ce qu’ils disent sur la société”. On n’allait pas voir 12 ».
Cette sidération est due au fait que les journalistes ne sont
plus alors des militants, mais des « techniciens », assis, qui
reçoivent les informations sans les demander 13.

L’âge d’or de l’analyse télévisuelle


Cette critique du journalisme émanant du champ jour-
nalistique même est concomitante d’événements qui vont
la renforcer de l’extérieur. À la suite de la mise en place de
la loi sur le Dépôt légal de l’audiovisuel, l’INA ouvre en
1995 un centre de consultation, l’Inathèque de France,
réservé aux chercheurs. Alors qu’il était quasiment impos-
sible d’accéder aux archives télévisuelles et radiophoniques
en raison du coût faramineux de l’opération, il devient
possible de visionner et d’analyser des millions d’heures
de programmes. Dans les années qui suivent, de nom-
breux livres sont publiés qui étudient d’imposants corpus
d’émissions. Des dizaines de thèses sont entreprises dans

11.  L’Humanité, 1er mai 1996.


12. Yves Lhomeau, cité par Sandrine Leveque, « Crise sociale et crise
journalistique. Traitement médiatique du mouvement social décembre 1995
et transformations du travail journalistique », Réseaux n° 98, CNET/Hermès
Science Publications, 1999, p. 106.
13.  Sandrine Leveque, Ibid.

75
Médias : Sortir de la haine ?

toutes les disciplines, même si l’histoire et les sciences


de l’information sont majoritaires. La télévision devient
un objet scientifique. La même année, commence sur La
Cinquième (l’actuelle France 5) Arrêt sur images, qui se
présente comme une émission de décryptage des médias.
En 1996, sort le petit livre rouge de Bourdieu, Sur la
télévision, qui s’en prend à « l’emprise du champ journa-
listique sur les champs de production culturelle ». Son
retentissement est ­important.
N’oublions pas le rôle des Guignols de l’info, sur
Canal+, qui pastiche le ton journalistique et la construc-
tion de l’information par le Journal télévisé, en tournant
en dérision le présentateur vedette de la plus grande
chaîne d’Europe, TF1.
Tout cela a contribué à la construction d’un regard
­distant.
Aujourd’hui, cette effervescence est retombée. L’ana-
lyse des médias fait partie du quotidien, mais elle inter-
vient de façon plus dispersée.

Que font les images à la réalité ?

La guerre du Golfe a remis sur le devant de la scène des


interrogations sur la représentation – que doit-on mon-
trer ? Qui envoie les images ? – mais aussi sur l’impact des
images sur notre vision de la réalité : à qui profitent des
images d’un champ de ruines ? À l’armée américaine qui y
voit une preuve de son avancée ? Aux Irakiens qui se pré-
sentent en victimes ? Aux journalistes qui combattent l’idée
d’une guerre « propre » ? Ce débat sur le pouvoir des images
ressurgit en 2005 avec la crise des banlieues. Pendant trois
semaines, les habitants de ses quartiers protestent après la

76
Méfiances de l’image

mort de Zyed et Bouna, deux jeunes, électrocutés dans un


transformateur EDF en essayant de fuir la police, à Clichy-
sous-Bois, le 27 octobre 2005. Les journalistes sont à nou-
veau coupés de ce terrain qu’ils connaissent mal. On leur
reproche de se rendre sur place, de prendre quelques vues
à toute vitesse sans savoir véritablement de quoi elles sont
le symptôme. Au cours de ces « descentes », ils ne mesurent
pas toujours le poids de la manipulation dont ils sont vic-
times. On évoque des mises en scène par les habitants. Ce
qui est en question à présent, c’est l’influence de l’image sur
la réalité : à multiplier le spectacle des voitures enflammées
ne risque-t‑on pas d’entretenir la violence et de donner aux
habitants des raisons de continuer pour qu’on parle d’eux
dans les médias ? Les philosophes du langage parlent du
rôle performatif de certains actes qui font ce qu’ils disent,
comme, par exemple, « j’ouvre la séance » ou « je vous
déclare mari et femme ». C’est bien ainsi que fonctionnent
les images de violence qui envahissent les écrans : les mon-
trer, n’est-ce pas en même temps en entraîner d’autres et
créer une spirale infernale ? C’était la thèse avancée par
Jacques Chirac lors de la vague d’attentats de 1995, qui
mettait en garde les médias sur le danger de les montrer,
visant « l’extrême dérive médiatique qui a cours sur les
attentats et qui a dépassé tous les espoirs que les terroristes
pouvaient mettre dans leur entreprise de déstabilisation de
la société 14 ». Informer déforme-t‑il la réalité ? Des jeunes,
dit-on à l’époque, feraient brûler des voitures pour fournir
aux journalistes les images qu’ils attendent et qu’ils sont
venus chercher en banlieue. Cette controverse sur le rôle
14.  « Chirac appelle les médias à l’autocensure. Une critique que les gou-
vernements étrangers ne se permettent pas », Libération, 6 septembre 1995.

77
Médias : Sortir de la haine ?

performatif des images ressurgit depuis à chaque réveillon :


faut-il ou non parler des voitures enflammées ? Elle a repris
de plus belle avec les manifestations des Gilets jaunes, en
2018 et 2019, ces derniers accusant les reporters de filmer
avec complaisance les barricades en feu pour entretenir la
peur des téléspectateurs. Cette frontière entre informer et
déformer n’est pas facile à tracer. Ne pas rendre compte
des violences serait cacher une partie de la réalité. Les dif-
fuser crée indéniablement un sentiment d’insécurité. Les
manifestants peuvent s’en offusquer et déplorer cette fonc-
tion négative, mais il faut aussi souligner les effets positifs
de ces images qui ont finalement amené le gouvernement à
réagir et à satisfaire une partie des revendications de certains
d’entre eux.
Cet effet performatif du média apparut dans toute
sa crudité lors de l’attentat de l’Hyper Cacher en 2015.
D’une part, des chaînes de télévision dévoilèrent à l’image
le dispositif policier autour du supermarché, informant
potentiellement les terroristes ; d’autre part, ils firent état
d’otages réfugiés dans la chambre froide. Comme si, à
l’heure où la télévision se reçoit aussi bien sur grand écran
que sur smartphone, seul le public installé chez lui pou-
vait connaître ces informations, et pas les terroristes. Le
CSA réagit vivement et mit en demeure seize médias qui,
pour la plupart, le prirent très mal et crièrent à la mise
en danger de la liberté. À l’époque, je fus l’un des rares
à soutenir publiquement l’institution de régulation. Je ne
regrette rien. Comment peut-on penser que la liberté d’in-
former est au-dessus d’une réflexion sur les conséquences
de sa publicisation ? L’enquête Kantar-La Croix sur la cré-
dibilité des médias a été faite en 2015 au lendemain de la
tuerie de Charlie. Aussi bien pour la radio, la télévision

78
Méfiances de l’image

que la presse écrite, la confiance a semblé revenir, la


courbe a remonté. La mort de journalistes bien connus et
aimés du public a ému une part importante des Français,
comme l’a montré la gigantesque manifestation qui s’est
ensuivie. Un an plus tard, elle est tombée au plus bas, spé-
cialement pour la télévision. Pourquoi ? Sans doute parce
que l’éternel débat entre la liberté d’informer et les limites
du montrable qui a surgi ensuite a marqué les esprits plus
que les journalistes le pensaient. Six personnes ont d’ail-
leurs déposé une plainte contre X contre BFM TV et
d’autres médias, leur reprochant d’avoir donné l’informa-
tion concernant les réfugiés dans la chambre froide, met-
tant leur vie en danger. Danger d’autant plus grand que,
comme on l’apprit par la suite l’un des terroristes suivait
en temps réel l’information diffusée par BFM TV, qui
était entrée en contact avec lui. Une autre faute média-
tique fut d’annoncer que l’assaut était donné en Seine-
et-Marne contre les autres auteurs des attentats, les frères
Kouachi, alors que Coulibaly retenait des otages à Paris
dans l’Hyper Cacher. Ce débat éthique a d’ailleurs eu des
conséquences concrètes puisque, lors des attentats sui-
vants, les forces de l’ordre ont commencé par établir un
périmètre de sécurité pour éloigner les caméras. Malgré
cette précaution qui a évité des dérapages, d’autres images
ont choqué : celles, diffusées en boucle, du parcours du
camion fonçant sur la foule de la Promenade des Anglais,
le 14 juillet 2016, ainsi que l’interview d’un mari assis par
terre à côté de sa femme morte. Des internautes choqués
ont fait circuler dans la nuit le hashtag #CSAcoupeztout,
manifestant leur dégoût face à ce qui leur apparaissait
comme contradictoire avec la ­déontologie journalistique.
France 2 a dû présenter ses excuses au public.

79
Médias : Sortir de la haine ?

Depuis plus de trente ans, la courbe de crédibilité des


médias a connu cinq chutes brutales, toutes intervenues en
écho à la façon dont ils ont rendu compte de grands évé-
nements, avec ce léger décalage temporel qui est le propre
de l’écho. Cette accentuation de la défiance ne s’identifie
pas à une simple répétition, à un retour du même. Chaque
crise a mis en lumière une prise de conscience collective
nouvelle quant aux questions posées par toute communi-
cation médiatique, comme si, au fil des ans, le public fai-
sait, à son insu, son éducation aux médias.
Avec Timișoara, c’est le statut même de l’image
argentique qui est ébranlé. Bercé par le topos média-
tique de « l’image qui parle toute seule », on lui faisait
une confiance « aveugle », qui rendait son analyse super-
flue. Voile de Véronique, preuve de la réalité, elle susci-
tait cette assurance de vérité qui engendrait dans le public
cette ritournelle dont je parlais en ouverture, « Je l’ai vu à
la télé ». Que l’image demande un savoir spécialisé – celui
du médecin légiste – pour être interprétée nécessite un
changement de paradigme sémiologique : elle n’est plus
seulement une empreinte, mais un message envoyé par
une instance – auteur, source, qu’on l’appelle comme on
veut – qui cherche à dire quelque chose en diffusant cette
image. Certes, cette idée n’est pas nouvelle, des sémio-
logues comme Barthes l’ont développée jadis, mais, en
1989, elle sort des livres pour envahir l’espace public.
Avec la guerre du Golfe, ce qui est mis en cause, ce n’est
plus simplement le paradigme sémiologique avec lequel on
pense l’image, c’est son statut médiatique. Que change la
télévision à l’image ? Son statut forcément spectaculaire,
au sens où, comme le disait Guy Debord, « le spectacle ne

80
Méfiances de l’image

serait rien d’autre que l’excès du médiatique 15 ». La chute


de la télévision est d’autant plus brutale qu’au départ de
l’enquête Kantar-La Croix, elle est le média qui inspire le
plus de confiance au public, devant la radio et la presse
écrite, qui apparaît la moins fiable. En deux ans, elle perd
16 points. Manifestement, après la perte de l’aura divine
que lui conférait sa duplication mécanique, sans la main de
l’homme, c’est cet excès de direct, d’avions qui décollent,
de traces vertes dans la nuit qui donnent une indigestion
aux téléspectateurs. En outre, la désinformation, particuliè-
rement apparente, fait affleurer la conviction que l’image
ment. Même si, en réalité, le mensonge provient plutôt
des commentaires ou des légendes qui l’accompagnent,
on quitte le terrain strictement sémiologique pour juger
l’image selon des critères éthiques. Peut-on tout montrer ?
Que faut-il montrer ? Cette fois, les journalistes eux-mêmes
s’interrogent et les relations avec le public se fissurent.
Cette fissure s’accentue en 1995, quand il devient
criant que le microcosme médiatique, qui a accueilli favo-
rablement la réforme de Juppé, n’a pas anticipé le refus
des Français débouchant sur des manifestations monstres
et des grèves. Ce n’est plus le statut de l’image qui est en
cause ou celui qui en est à sa source, mais le « champ »
journalistique, comme dirait Bourdieu.
La vague d’attentats de 1995 avait soulevé la question
de la performativité de l’image, ceux de 2015 et 2016 vont
remettre en cause le statut même de l’information. Comme
acte de langage, informer consiste à ajuster le mieux pos-
sible des assertions au monde dont on veut rendre compte.
15.  Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Éditions Gérard Lebovici,
1988, III.

81
Médias : Sortir de la haine ?

C’est ce que signifie, en des termes plus simples, la question


« Pensez-vous que les choses se sont passées vraiment ou à
peu près comme le journal, la radio, la télévision, l’internet
les racontent ? ». La multiplication des querelles sur les
mots à adopter pour qualifier tel ou tel phénomène est la
trace la plus visible de ce travail d’ajustement. Un exemple,
parmi d’autres, les débats sur le terme le plus adéquat
pour parler du « mouvement » des Gilets jaunes : « Jac-
querie » ? « Révolte » ? « Émeutes » ? Pour les historiens
des mouvements sociaux, ce ne sont pas des synonymes.
Choisir une qualification plutôt qu’une autre dépend à
la fois de l’angle adopté, de la connaissance du passé, du
pari sur l’avenir, etc. De surcroît, au fil des semaines, elle
peut changer en fonction de l’évolution des manifestations.
Enfin, elle dépend aussi du locuteur, de sa posture par
rapport à l’événement et de ce qu’il veut communiquer.
Autant dire que la réduction de l’information au « com-
ment cela s’est passé » est assez contestable, puisqu’elle
suppose une objectivité de l’événement qui s’imposerait
au-delà des mots utilisés.
Si tout cela mérite des approfondissements que je laisse
pour le moment de côté, ce que je voudrais souligner ici,
c’est que l’information peut aussi renverser cette direc-
tion d’ajustement que je viens d’évoquer. Dire les choses
ou les montrer peut modifier leur cours, influencer leur
déroulement (ce que les philosophes du langage appellent
un « acte directif »). Telles sont les problématiques que
souleva la retransmission de l’attentat de l’Hyper Cacher :
dans quelle mesure faut-il dire publiquement tout ce que
l’on sait ? Dans quelle mesure l’information agit-elle sur la
réalité ? Et, finalement, que doit faire le journaliste, par-
tagé entre son identité professionnelle qui lui intime de

82
Méfiances de l’image

dire tout ce qu’il sait et son identité de sujet moral qui


s’inquiète des conséquences de sa parole ?
Timișoara, guerre du Golfe, plan Juppé, crise des ban-
lieues, attentats de 2015… Au cours des trente dernières
années, les médias ont donc connu cinq moments de
crise, que l’on peut considérer comme positifs puisqu’ils
ont permis de faire affleurer dans l’espace public des
questionnements qui, jusqu’alors, n’agitaient que les
milieux universitaires, du statut sémiologique de l’image
à la réflexion éthique sur le rôle du journaliste et de
l’information. Mis bout à bout, ces questionnements
semblent révéler une prise de conscience collective qui
témoignerait, comme je l’ai écrit supra, d’une éducation
aux médias par l’exemple. Pour que cette hypothèse ait
quelque réalité, encore faudrait-il qu’il y ait une persis-
tance de ces leçons successives. Si les plus vieux parmi
vous, lecteurs, ont sans doute le souvenir de la révolu-
tion roumaine, les jeunes n’en ont aucune idée. Pas plus
que de la guerre du Golfe ou des mouvements sociaux
de 1995. La méfiance envers les médias se fait donc
par des « entrées » différentes selon les générations. Si
­l’itinéraire que j’ai décrit ici est une sorte de cursus idéal
qui amorce une réflexion sur l’ensemble des problèmes
posés par la communication de l’information média-
tique, en fonction des crises que l’on a connues – et, il
faut s’y résigner, vécues, car c’est souvent là que com-
mence la connaissance historique –, le point de départ
et le champ couvert par la critique vont être variables.
Les propos des Gilets jaunes que j’ai cités précédemment
nous ramènent à la période rêvée d’une image véronique
transparente comme la fenêtre sur le monde. Beau-
coup de digital natives ont, à n’en pas douter, un autre

83
Médias : Sortir de la haine ?

point de départ. Quoique l’image-empreinte ait encore


des usages quotidiens, elle est concurrencée par l’image
numérique. Que l’image soit interprétée en fonction du
savoir de sa production, le savoir de l’arché, évoqué plus
haut, reste vrai, mais ce savoir a changé. À l’époque de
l’image argentique, le spectateur avait la certitude que
le vu renvoyait à un état du monde (sauf trucage éven-
tuel réservé à des organismes de censure spécialisés) ;
aujourd’hui, il sait que le numérique peut produire des
artefacts visuels qui semblent des décalques de la réa-
lité. Plus encore, il sait que de telles fabrications ne sont
plus l’apanage de professionnels, mais qu’elles sont à la
portée d’amateurs méticuleux. Ainsi se produit un déca-
lage entre ce savoir et l’habitude que peut avoir encore le
spectateur de tenir l’image pour une empreinte. Se crée
alors une fracture entre ceux qui sont passés de l’autre
côté, du côté du monde numérique, et ceux qui hésite
encore entre ce nouveau savoir de l’arché et l’ancien. À
une époque où les usages du numérique sont encore bal-
butiants, une première affaire entame la confiance envers
les images. Dans la célèbre émission La Marche du siècle,
dont le thème est ce 12 octobre 1994 « Être musulman
en France », trois jeunes de banlieue sont affublés d’une
barbe sur une photographie diffusée pendant l’émis-
sion, dans le but d’illustrer l’islamisme et de « faire plus
vrai ». Plus récemment, le 15 décembre 2018, le 19/20
de France 3 a diffusé une image de la manifestation des
Gilets jaunes dans laquelle on voyait une pancarte avec
un énigmatique « Macron », qui prit tout son sens quand
fut rétabli le mot qui avait été effacé : « Dégage ». La
chaîne a plaidé « l’erreur humaine ». Peut-être. Il n’em-
pêche que ce type d’intervention sur l’image a des effets

84
Méfiances de l’image

immédiats sur la perte de confiance dans l’information,


d’autant plus que ce sont des internautes qui ont levé
le lièvre en vérifiant la photo diffusée avec l’original de
l’AFP. Les réactions des téléspectateurs ont été extrême-
ment dures, comme le note le médiateur de France Télé-
visions, Nicolas Jacobs : « censure », « manipulation »,
« pourris » sont quelques-uns des mots utilisés dans les
courriels adressés à la chaîne 16.
Ces manipulations frauduleuses de l’image sont fort
différentes des trucages de l’ère argentique. Faire dis-
paraître Trotski au côté de Staline, éliminer un décor
gênant derrière une personnalité, effacer la cigarette à la
main de Mao Zedong étaient des opérations qui deman-
daient à la fois des outils et un savoir-faire qui n’étaient
pas à la portée de tout un chacun. Quant à la diffusion
de l’image, elle ne pouvait se faire que verticalement, par
le biais des organismes de censure contrôlant les médias.
À l’ère numérique, il suffit d’un peu (ou de beaucoup)
d’habileté pour réaliser des « mèmes », ces travestisse-
ments d’images d’information, et pour les faire connaître
à l’ensemble de la planète sans passer par un organisme de
presse. Tant que le but est ouvertement de faire rire, cela
ne pose pas de problème. Que l’on recouvre un préfet
d’une casquette beaucoup trop grande pour lui n’est pas
(très) grave. Si l’on prend l’image pour une empreinte,
on rit de lui. Si l’on décèle la manipulation, on rit avec
l’auteur. Nous sommes encore dans l’enfance de la mani-
pulation. Il peut arriver que la falsification soit prise au
sérieux et que les conséquences soient dramatiques.
16.  Rapport annuel du médiateur de l’information. 2018‑2019, Franceinfo,
France 2, France 3.

85
Médias : Sortir de la haine ?

Qu’est-ce qu’un mème ?


Si le mot « mème » (sic) vient du français, il est apparu
dans sa forme actuelle dans notre langue après avoir opéré
un passage par l’anglais qui l’orthographie « meme ». Pro-
posé à l’origine par Richard Dawkins dans Le Gène égoïste
(1976) pour qualifier « un élément d’une culture ou d’un
ensemble de comportements qui se transmet d’un indi-
vidu à l’autre par imitation ou par un quelconque autre
moyen non génétique », il a été forgé par analogie avec
« gêne » sur le calque français « même ». Dans le vocabu-
laire d’Internet, il signifie, selon le Larousse, « concept
(texte, image, vidéo) massivement repris, décliné et
détourné sur Internet de manière souvent parodique, qui
se répand très vite, créant ainsi le buzz ». La forme privi-
légiée du mème est le détournement visuel d’une image
déjà connue sur la Toile. Néanmoins celui-ci est plus ou
moins visible et a plusieurs fonctions.
La première est ludique.

86
Méfiances de l’image

L’image du préfet avec une casquette beaucoup trop


grande pour lui a amusé les internautes. Vous pouvez trouver
amusante cette image sans rien savoir de l’homme qui s’y
trouve. Pour s’en convaincre, on peut d’ailleurs faire un test
de substitution, en mettant d’autres personnes ou person-
nages sous une casquette trop grande pour eux : Darth Vader
ou un joueur d’une équipe de base-ball. Du point de vue
sémiologique, c’est une figure in praesentia, un travestissement.
Les éléments qui rendent la photo cocasse sont dans l’image.
D’autres mèmes dérivés de la photo initiale peuvent
adjoindre à la dimension ludique une connotation cri-
tique. Comme cette image où l’on voit le président de la
République dans un costume trop grand pour lui, qui sug-
gère qu’il est dépassé par sa tâche. Une deuxième dimen-
sion se fait jour, la dimension satirique. La satire étant
entendue comme un « écrit, un discours qui attaque
quelque chose ou quelqu’un en s’en moquant » (Diction-
naire historique de la langue française, Robert).

Comparons maintenant
avec cette image d’Emmanuel
Macron aux côtés de sa femme.

Un Français y reconnaît assez


facilement le président de la
République et son épouse. Sans
doute recon­naît-­il aussi la réfé-
rence qui se cache dessous : le
renvoi à un film culte, Les Bron-
zés font du ski. D’un point de
vue rhétorique, c’est donc une
figure in absentia, une parodie,
puisque celle-ci consiste à trans-
former une image existante.

87
Médias : Sortir de la haine ?

Mais, si l’on veut comprendre l’usage social de cette


image, cette description est très insuffisante. Ce n’est pas
le renvoi aux acteurs Christian Clavier et Marie-Anne
Chazel qui compte le plus, en effet, c’est le fait que ce
mème est publié par un spécialiste des mixtes d’image au
moment où Macron se trouve aux sports d’hiver avec sa
femme, moment qui coïncide avec une manifestation des
Gilets jaunes à Paris. Le trucage est donc assorti d’une
visée critique, satirique. Le nécessaire travail inférentiel
du spectateur pour comprendre cet effet n’a rien d’un
donné. Il n’est pas dans l’image. Pour que l’identification
référentielle fonctionne, il faut que l’internaute partage
une culture commune avec les autres. Culture largement
télévisuelle, qui unit les générations en raison du nombre
de passages de ce film à la télévision.
Certaines images font
hésiter entre la lecture
in praesentia et la lecture
in absentia. Du point de
vue in praesentia, l’image
a une signification claire :
le Grand Débat, organisé
pour répondre aux Gilets
jaunes est une imposture :
sous la cloche « Résultats
Grand Débat », il n’y a
qu’un doigt d’honneur.
Le contraste entre le visage
séducteur de Macron et
son visage déformé par la
colère ou la méchanceté
signifie qu’il ne faut sur-
tout pas faire confiance
à ses promesses. Mais,

88
Méfiances de l’image

ce qui est intéressant ici, c’est que ce message est structuré


avec des références que seule peut comprendre une généra-
tion « jeune ». L’image renvoie en effet à We Are Number
One, une chanson chantée par le méchant Rotten dans le
programme de télévision islandais pour enfants LazyTown
qui a été vue 61 millions de fois sur YouTube au 7 juillet
2019. Et ce clip a donné lieu à une multiplicité de mèmes au
point qu’il a été le plus parodié en 2016. Compréhensible
par tout le monde en tant que figure in praesentia, il prend
une valeur générationnelle en tant que figure in absentia.
Un troisième type de mème peut être exemplifié par
cette photo de Macron et sa femme déjeunant avec des amis
dans une station de sports d’hiver. Non retouchée, elle ne
ressortit pas en apparence aux figures in praesentia ou in
absentia. Cette image est ironique, puisqu’elle consiste à
rapprocher deux éléments concomitants, la marche pour
le climat et les vacances de Macron. La phrase « Trin-
quons à la manif du climat », sur le compte Twitter d’une
comique belge bien connue en France, où elle a une émis-
sion de radio, est plus que satirique : c’est une critique
directe au président, qui joue sur une corde très sensible
puisque les Gilets jaunes à la même époque reprochaient

89
Médias : Sortir de la haine ?

au pouvoir d’être coupé du peuple Un autre internaute


enfonce le clou en commentant la même image de la façon
suivante : « ils déjeunaient hier à La Mongie, dans les
Hautes-Pyrénées pendant que #Paris brûlait. Je ne com-
prends pas, il faut qu’on m’explique ! #Macron #Décon­
nexion #Cynisme ? »
Pour continuer avec la métaphore du feu, on peut dire
que ce ­rapprochement d’une image et d’un texte l’alimente.
Problème : la photo ne date pas de mars 2019, comme il est
inscrit au bas de l’image, mais de deux ans auparavant, 2017.
La photo est un mème, mais ne se présente pas comme tel.
Elle se présente sur un troisième mode, après le ludique et le
satirique, qui est l’énonciation sérieuse. Ce qui en fait une
image détournée, c’est le texte.
Du divertissement explicite on est passé à un commen-
taire sur le monde réel, qui se présente comme une infor­
mation. En ce point le mème devient une fausse nouvelle
qui entraîne avec elle des discours propres aux complotis­tes
comme « Il faut qu’on m’explique ».
Autre façon, plus insidieuse encore, de faire passer une
pure fiction pour la réalité, l’emploi d’une fausse citation.
C’est le cas de l’image ci-dessous qui a tous les atours d’une
vraie information, aussi bien visuellement que textuelle-
ment puisque le texte est
entre guillemets : « L’envoi
des militaires Sentinelle
est une décision sage et
raisonnable, les Français
doivent comprendre que
contester la parole du chef
de l’État, c’est déjà faire
un pas vers le terrorisme ».
Bien que cette phrase n’ait
jamais été prononcée par la

90
Méfiances de l’image

ministre Marlène Schiappa, le rapprochement avec le titre


inscrit par la chaîne de TV la rend vraisemblable. Le titre
du compte Le Journal de l’Élysée avec son identifiant @
journalElysee est un deuxième piège tendu. Il n’est pas
sûr que l’internaute ordinaire, qui ne fait pas une étude
sémiologique, perçoive le tout petit « parodie » placé à
côté du nom du site. D’autres fausses informations du
même genre : « Il y a un âge, lorsqu’on devient un poids
financier très important pour la société, où la question de
la fin de vie anticipée doit être posée ; il faut en finir avec
les tabous » : 748 retweets et 697 J’aime. L’examen des
commentaires montre que de nombreux internautes
prennent cette déclaration au sérieux et que même ceux
qui croient qu’il s’agit d’une parodie trouvent qu’une telle
phrase aurait pu être prononcée par la ministre :
Cette dernière
catégorie de mèmes
qui se rappro­
chent des fake news
ou infox, dont je
parlerai dans le
prochain chapitre,
est la plus insi-
dieuse. Il a été
prouvé que, quand
les gens ont peur,
les récits simplifi-
cateurs, les expli-
cations simplistes et les messages qui diabolisent les autres
sont très efficaces. Si l’on ajoute que l’aspect majoritaire-
ment visuel des mèmes est particulièrement séduisant
pour les jeunes qui préfèrent l’image aux mots et que cli-
quer est un geste presque réflexe, il faut les regarder avec
circonspection.

91
Médias : Sortir de la haine ?

Imaginons qu’un faux Trump (en admettant qu’il y en


a un vrai !) déclare la guerre à la Corée du Nord. Que se
passerait-il ? Il suffirait d’analyser l’image, me direz-vous,
pour déjouer le fake. Mais si ce fake ressemble comme
deux gouttes d’eau au vrai ? Cette hypothèse doit être
prise au sérieux, car c’est maintenant possible. Grâce aux
recherches sur l’Intelligence artificielle, il est possible de
générer des images de visages de personnes qui n’existent
pas, comme on le découvre sur le site ThisPersonDoesNot­
Exist. Le risque, selon le chercheur Philip Wang qui est à
son origine, est que l’on crée et multiplie de faux profils,
notamment pour lancer des campagnes de cyberharcèle-
ment. Pire encore : en avril 2018 est diffusée sur le site
BuzzFeed une vidéo d’Obama, assis devant le drapeau
américain, qui nous met en garde contre les fake news.

« Nous entrons dans une ère, dit-il, dans laquelle nos


ennemis peuvent donner l’impression que n’importe
qui dit n’importe quoi à n’importe quel moment
– même si vous ne diriez jamais ces choses-là. Par
exemple, on pourrait lui faire dire : “Le président
Trump est un idiot total et absolu 17.” »

On ne peut qu’approuver cette mise en garde. Le juge-


ment qu’il porte sur son successeur est, en revanche, plus
étonnant. Et pour cause. Il s’agit en fait d’un deep fake.
Les mots comme les expressions ou les moues d’Obama
ont été calqués sur un autre visage et reproduits sur le
sien. Rien dans la qualité de l’image et du son ne permet

17. “This PSA About Fake News From Barack Obama Is Not What It
Appears”, https://www.buzzfeednews.com/article/davidmack/obama-fake-news-
jordan-peele-psa-video-buzzfeed#.wh1pjRpRYn.

92
Méfiances de l’image

de distinguer cette « fausse » vidéo d’une vraie et ces arte-


facts visuels d’authentiques photos. Ou presque. En ce qui
concerne les photos de visage, l’observation de certains
détails permet de déjouer la tromperie : une dent beau-
coup plus grosse que sa voisine, une molaire du haut qui
fusionne avec celle du bas, des asymétries accentuées entre
la gauche et la droite, des mèches de cheveux mal inté-
grées au reste de la chevelure, etc. Le problème, c’est que
personne au quotidien ne regarde une image avec une atti-
tude aussi suspicieuse et qu’elle peut circuler longtemps
avant que des professionnels ou des internautes attentifs
les détectent. Une solution viendra peut-être des pro-
grammes de reconnaissance de ces deep fakes. En atten-
dant, c’est la confiance que nous accordons au site ou à
la personne qui relaie ces images qui est déterminante.
À l’opposé des retweets quasi instinctifs devant des nou-
velles étonnantes, les institutions médiatiques sont là pour
valider ou pas des images qui circulent. Que se passerait-il
si une chaîne de télévision décidait de piéger le téléspecta-
teur par un canular ?
4

Le champ de la croyance

Le 13 décembre 2006, la télévision francophone belge


interrompt la diffusion du magazine Questions à la une.
Le journaliste vedette François de Brigode prend l’antenne
depuis le studio d’où est diffusé chaque soir le Journal
télévisé. La ­breaking news est d’importance : la Flandre a
annoncé unilatéralement qu’elle se séparait de la Wallonie.
Aussitôt un direct depuis le Palais royal confirme l’infor-
mation : le roi Albert II se serait déclaré dans l’impossibi-
lité de régner à la suite de cette décision. Quelques minutes
plus tard, un reporter sur le terrain commente des images
« qui viennent d’arriver à la RTBF » de l’aéroport de
Melsbroeck où l’on a vu le roi, la reine, des proches et des
militaires sur le tarmac grimpant dans un avion vers une
destination inconnue. Un autre journaliste, devant le Par-
lement flamand, confirme à son tour que, à l’instant où il
parle, « la Belgique a cessé d’exister ». Puis vient le temps des
commentaires. Le directeur de la chaîne débarque dans le
studio pour gloser l’événement et pour conclure que, si ce
n’est la fin de la Belgique, c’est en tout cas « un saut dans
l’inconnu ». Un centre d’appel est mis en place. Nouveau

95
Médias : Sortir de la haine ?

direct d’Anvers avec des images de foule que le présenta-


teur découvre « en même temps que nous ». S’ensuivent des
reportages. Sur les conséquences immédiates de la mesure :
l’arrêt des trams à la nouvelle frontière flamande et l’incom-
préhension ou la colère des voyageurs. Ses prodromes : un
repas réunissant l’élite flamande au cours duquel certains
n’hésitent pas à parler de « génocide culturel en Wallonie »
et où tous trinquent à la rapide ascension de l’État flamand.
« Voilà un repas étonnant », conclut le présentateur. Des
réactions affluent : le président de la Chambre de Wallonie ;
des tenants de la Wallonie libre qui tiennent des propos
très durs sur les Flamands ; une interview de la chanteuse
Axelle Red, choquée de cette scission de la Belgique. Trente
et unième minute, retour au plateau : un déroulant passe à
deux reprises au bas de l’écran : « Ceci n’est peut-être pas
une fiction ». Le présentateur lance un nouveau direct : « À
la suite de la déclaration de l’indépendance de la Flandre les
yeux de l’étranger se tournent vers Bruxelles qui est aussi la
capitale des institutions européennes. Mais nous sommes en
pleine fiction et on retrouve Marianne Clarick en direct du
Parlement européen où règne la stupeur… ».
Toute une série d’indices de plus en plus explicites
indique que le téléspectateur assiste à une fiction, à ce qu’on
n’appelle pas encore une « fake news », à faire pâlir d’envie
ceux qui s’amusent à répandre de fausses nouvelles. Car
ici il n’y a pas d’acteurs : les politiques interrogés sont de
vrais politiques ; les professeurs interrogés de vrais profes-
seurs, les artistes de vrais artistes (après Axelle Red, on verra
plus tard Philippe Gelück). La rhétorique du journal télé-
visé est reproduite avec exactitude, ce qui n’est pas éton-
nant puisque c’est la rédaction qui joue son rôle, avec les
tics habituels : le morcellement du montage pour renforcer

96
Le champ de la croyance

l’impression d’ubiquité, la multiplication des directs, les


« je découvre les images en même temps que vous », etc. Le
présentateur est une vedette et il commente les événements
avec le directeur de la chaîne dont, a priori, rien n’incite à
contester le sérieux.
À regarder attentivement cette « émission spéciale »,
comme l’intitulait une inscription au bas de l’écran, de
nombreux indices pouvaient faire douter de la vérité de
l’information : l’appellation elle-même car, en cas de brea-
king news, on parle plutôt d’« édition spéciale » ; la présence
d’un carton de quatre secondes, au tout début, qui aurait
dû inciter à un peu de méfiance (« Ceci n’est peut-être pas
une fiction ») ; le marquage de l’image par un logo dans le
coin supérieur gauche de l’écran représentant une femme
tenant un cochon en laisse, qui était celui d’un programme
bien connu du public belge Tout ça (ne nous rendra pas le
Congo). En outre, le téléspectateur aurait pu s’étonner que
la rédaction ait eu aussitôt à sa disposition des images du roi
quittant le palais, « prises à la sauvette l’après-midi », alors
que rien n’était censément su ! Il aurait pu s’étonner aussi de
ce direct d’Anvers où une « foule imposante » s’était réunie
pour fêter l’événement, avec force défilés et orchestres sym-
phoniques à la clé. Il aurait pu s’étonner enfin de la perfec-
tion du dispositif, de l’absence de rabâchage, habituel en de
telles breaking news, de ces envoyés spéciaux parfaitement en
place en quelques minutes… en bref, de ce mécanisme si
bien huilé.
Malgré ces différents signes, un sondage réalisé auprès
des téléspectateurs par la chaîne pendant le débat qui a suivi
la diffusion de l’émission a révélé que 89 % avaient cru « au
début » à cette émission, 6 % jusqu’au bout et seulement
5 % pas du tout. Sans doute, ces pourcentages auraient-ils

97
Médias : Sortir de la haine ?

été différents à l’ère des réseaux sociaux. Néanmoins il


existait déjà à l’époque de nombreux outils techniques qui
auraient permis de vérifier l’information : téléphone, cour-
riels, voire un simple regard sur la réalité environnante en
Flandre ou à Bruxelles. D’où vient alors ce taux élevé de
croyance ?
À ceux qui ont hurlé à la manipulation de la RTBF, l’un
des concepteurs, producteur du magazine Strip-tease, mit la
faute sur les téléspectateurs, qui n’avaient « pas appris à lire
les images ». Comme je l’ai écrit dans Libération quelques
jours plus tard 1, l’argument est un peu court.
Sans doute peut-on conclure à une observation insuf-
fisante des données audiovisuelles, mais cette explication
repose sur une conception erronée de la lecture de l’image
ou même de la réception de l’image comme « lecture ». La
psychologie nous a appris qu’il n’y a pas de jugement sans
catégorisation préalable. La télévision n’échappe pas à la
règle : notre compréhension comme notre acceptation d’un
programme dépend du genre dans lequel nous le rangeons
avant même de l’observer. Quand une information casse
la grille et interrompt le cours normal de la programma-
tion – ce qu’on appelle une breaking news –, nous sommes
enclins à lui conférer une importance majeure (c’est bien ce
que les téléspectateurs ont éprouvé le 11 septembre 2001).
Quand cette information est développée par le présenta-
teur vedette d’une chaîne nationale et publique en pré-
sence de son directeur, sur le plateau habituel du journal
télévisé, comment ne pas prendre au sérieux ce qui est dit ?
Quand, enfin, toute la rhétorique audiovisuelle est celle de
ce journal, il faut être très sûr de soi pour mettre en doute
1.  « La télé responsable d’elle-même », 18 décembre 2006.

98
Le champ de la croyance

ce qui est dit et montré. Typique de cette force de la rhé-


torique, la juxtaposition de ce qui peut apparaître comme
une métaphore décrivant la situation « Nous sommes en
pleine fiction » et le reportage en direct du Parlement euro-
péen, lieu qui n’incite pas à la plaisanterie. Tiraillé entre le
sens littéral et le sens figuré du propos du journaliste et la
connotation authentique du direct, le téléspectateur est en
pleine dissonance cognitive. C’était, bien sûr, ne pas rendre
compte de l’expérience vécue par les téléspectateurs : s’ils
avaient su que c’était une vision fictionnelle d’un problème
réel, une façon de poser un problème et de l’illustrer par la
fiction, la réception aurait été bien différente. Le raisonne-
ment l’aurait emporté sur l’émotion.
Selon une vulgate répandue chez les théoriciens du récit,
l’interprétation d’un texte, d’un film ou d’un programme de
télévision est régulée par un contrat entre l’émetteur et le
récepteur. La fiction obéirait à cette règle héritée de Cole-
ridge selon laquelle elle nécessite de la part de son « lecteur »
une « suspension volontaire de l’incrédulité ». Si cette for-
mulation s’appliquait pour le poète au récit fantastique où
s’agitent et vivent d’incroyables animaux, elle ne rend plus
compte du fonctionnement du récit médiatique contempo-
rain et encore moins du récit télévisuel. D’une part, parce
que le téléspectateur prend souvent le programme en route
sans savoir a priori à quel genre il appartient, d’autre part,
parce que les métissages de la réalité et de la fiction sont
de plus en plus fréquents. Que croire, qui croire, quand le
présentateur de ce journal télévisé affirme, à propos d’un
commissariat, « même si c’est une fiction, la tension est
palpable » ? Le téléspectateur se trouve pris dans des injonc-
tions de croyances contradictoires et l’on peut imaginer

99
Médias : Sortir de la haine ?

qu’il penchera du côté de l’une ou de l’autre en fonction de


ses propres représentations.
Le second enseignement que l’on peut tirer de ce cas
d’école, c’est que, lorsqu’une information touche une corde
affective, nous perdons la faculté de l’analyser froidement.
L’émotion est plus forte que la prétendue « lecture » froide.
On l’avait constaté pour le faux charnier de Timișoara, on
le constate une fois encore. Les appels téléphoniques à la
chaîne font état d’une dame qui s’est mise à crier en sortant
dans la rue pensant que c’était la guerre civile, une autre
en pleurs a demandé à son mari de rapatrier ses enfants de
Flandre, d’autres encore ont vidé leur compte en banque ou
sorti le drapeau belge… Le lendemain de ce faux journal
télévisé, la chaîne avait programmé une émission, à laquelle
j’étais convié, pour « débriefer ». Je me souviens des témoi-
gnages d’enfants ou de personnes âgées qui avaient cru à
cette séparation unilatérale de la Flandre et qui en avaient
aussitôt envisagé les conséquences néfastes pour eux : éloi-
gnements d’amis flamands ou écroulement de valeurs
patriotiques.
Au sujet de cette fiction que les auteurs refusaient
d’appeler un « canular », on a souvent évoqué la célèbre
émission radiophonique d’Orson Welles sur la guerre des
mondes, annonçant que les États-Unis étaient attaqués par
des Martiens. Outre le fait que la panique qu’elle aurait
engendrée tient plus de la légende que de la réalité, elle
est fort différente du cas qui nous occupe. Seuls des gens
crédules disposés à croire à une invasion extraterrestre ont
pu être affolés, alors que la séparation de la Flandre et de
la Belgique fait partie depuis des années des hypothèses
possibles sur l’avenir du pays. Le sondage de la RTBF
témoigne encore de la vraisemblance de cette hypothèse :

100
Le champ de la croyance

58 % des personnes interrogées pensent que la Belgique


restera comme aujourd’hui, 27 % que les régions seront
plus autonomes et 15 % que l’État disparaîtra. Dans ce
contexte, l’annonce de la sécession est venue confirmer une
­probabilité 2.
L’historien Marc Bloch notait déjà dans les années 1920,
à la suite de l’expérience de la guerre, qu’« une fausse nou-
velle naît toujours de représentations collectives qui pré-
existent à sa naissance ; elle n’est fortuite qu’en apparence,
ou, plus précisément, tout ce qu’il y a de fortuit en elle c’est
l’incident initial, absolument quelconque, qui déclenche
le travail des imaginations ; mais cette mise en branle n’a
lieu que parce que les imaginations sont déjà préparées et
fermentent sourdement 3 ». Bien que, en l’occurrence, la
fausse information de la RTBF ne doive rien au hasard, elle
n’a fonctionné que parce qu’elle s’appuyait sur une repré-
sentation collective qui la rendait crédible. Cette « loi », si
l’on peut dire, éclaire la question de la manipulation d’une
autre lumière. Le terreau de la fausse nouvelle est dans nos
représentations collectives et dans notre envie de croire
certaines choses à propos de notre monde. La meilleure
preuve en fut fournie par le fait que, une fois la supercherie
dévoilée, certaines personnes ne crurent pas les journalistes,
objectant qu’on voulait par cette rectification du genre de
l’émission seulement les rassurer. Au chapitre précédent, la
même réaction a été constatée à propos du déjeuner entre
2.  À la suite de cet événement, la Communauté française de Belgique
a donné naissance à une instance de régulation journalistique, le Conseil de
déontologie journalistique. Voir sur le rôle de ce type d’instance le dernier
chapitre.
3. « Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre »,
paru en 1921 et republié par les éditions Allia, 2019, p. 40.

101
Médias : Sortir de la haine ?

amis des Macron à La Mongie. Les exemples de ce genre


sont légion, qui obéissent tous au vieil adage « il n’y a pas
de fumée sans feu ». Ils ne sont que l’expression de ce que
les psychologues nomment un « biais de confirmation »,
qui consiste à croire d’autant plus une information qu’elle
confirme sa propre croyance.
Quelques jours avant la diffusion de ce programme,
un journaliste m’avait contacté pour me mettre dans la
confidence et m’inviter au débat que je viens d’évoquer. À
l’énoncé du projet, je lui fis part de ma stupéfaction : com-
ment une chaîne de télévision de référence comme la RTBF
pouvait-elle risquer de perdre la confiance du public en sug-
gérant qu’elle ne disait pas toujours la vérité ? N’allait-elle
pas perdre ce fondement de l’information qu’est la crédibi-
lité de la chaîne et de sa rédaction ? Certains téléspectateurs
sont allés dans ce sens, annonçant leur décision de ne plus
regarder la RTBF. S’y sont-ils tenus ? Impossible à savoir.
Force est de constater que François de Brigode est resté le
présentateur préféré des Belges.
Que se passerait-il si une chaîne de télévision décidait
de piéger le téléspectateur par un canular ?, demandai-je.
Le faux JT belge nous fournit une réponse. Si l’information
touche un événement pour lequel les attentes et la probabi-
lité sont fortes et que cette information est délivrée par un
journaliste et une chaîne réputés sérieux, le téléspectateur
a tendance à négliger ou à effacer mentalement les détails
qui la contredisent. En témoigne le fait que de nombreux
téléspectateurs ont reproché à la chaîne de ne pas avoir
dit plus tôt qu’il s’agissait d’une fiction, alors même que
le programme était précédé de l’avertissement « Ceci n’est
peut-être pas une fiction ».

102
Le champ de la croyance

La haine des médias tient pour une bonne part à une


perte de confiance dans l’énonciateur. Faire un canular
de ce genre, c’est jouer avec le feu, puisque cela revient à
démontrer qu’il est facile, pour une chaîne, de fabriquer de
toutes pièces une information.

Rumeur, erreur, mensonge

On se souvient de l’attaque du président Macron contre


les médias en juillet 2018 : « Les journalistes ne recherchent
plus la vérité », leur lança-t‑il. Paradoxalement, Edwy Plenel,
dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas un sup-
porter du président, emploie le même mot de « vérité » pour
défendre les investigations de Mediapart des attaques dont
elles sont parfois l’objet. Certes, le but du journaliste est de
dire des choses qu’il estime vraies. Cela ne s’identifie pas à
dire la Vérité. L’angle adopté, le mode de récit vont à l’en-
contre d’une objectivité à laquelle plus personne ne croit.
Rappelons-nous que le journal communiste de l’Union
soviétique s’appelait la Pravda, c’est-à-dire la Vérité et que
le roman 1984 racontait un monde contrôlé par le minis-
tère de la Vérité. Tant de crimes ont été commis au nom
de la vérité que ce terme au singulier me fait toujours un
peu peur. Cela ne veut pas dire qu’il faille tomber dans le
relativisme absolu. Pour définir ce que doit être la vérité
recherchée par le journaliste, la définition de l’assertion par
la philosophie du langage est bien suffisante.
Une assertion, selon John Searle, est un énoncé dont
le locuteur doit se porter garant ou responsable de ce qu’il
affirme ; pour lequel il doit être en mesure de fournir des
preuves ou des raisons et, surtout, un énoncé auquel il croit.
Ces trois « règles », ici brutalement résumées, permettent

103
Médias : Sortir de la haine ?

de distinguer entre rumeur, erreur et mensonge. La rumeur


est un énoncé dont on ne connaît pas le locuteur qui
en est à l’origine (c’est toujours « selon une source bien
informée… ») : la première règle ne peut donc être remplie ;
l’erreur contrevient à la deuxième règle de l’affirmation dans
la mesure où le locuteur ne peut pas prouver ce qu’il affirme ;
quant au mensonge, il est purement intentionnel, puisque le
locuteur ne croit pas à ce qu’il dit et va donc à l’encontre de
l’exigence de sincérité requise par la troisième règle.
Erreur et mensonge sont ainsi des choses bien diffé-
rentes, mais qui supposent néanmoins toutes deux une idée
de la vérité, réduite à une opposition vrai/faux. Ce qui les
différencie, c’est que la première n’est pas volontaire alors
que le second est le produit d’une intention. Les fake news
– ou infox – appartiennent à cette seconde catégorie dans
la mesure où ce sont des allégations dont l’auteur sait perti-
nemment qu’elles sont fausses et qu’il fait circuler de façon
délibérée.

La Commission d’enrichissement de la langue fran-


çaise recommande l’emploi, au lieu de fake news, de l’un
de ces termes, choisi en fonction du contexte : « nou-
velle fausse », « fausse nouvelle », « information fausse »,
« fausse information » ou encore infox, forgé à partir des
mots « information » et « intoxication » (Journal officiel
du 4 octobre 2018). Les premiers ne permettent pas de
distinguer entre l’erreur et la tromperie intentionnelle.
Le néologisme infox, au contraire, évoque parfaitement
une information délibérément mensongère. C’est donc ce
terme que j’utiliserai dans ce livre.

104
Le champ de la croyance

En octobre 2019, toutes les rédactions mettent à la


une l’arrestation à l’aéroport de Glasgow de Dupont de
Ligonnès, cet homme suspecté d’avoir tué sa femme et
ses quatre enfants en avril 2011. Quelques heures plus
tard, on apprend qu’il y a eu confusion et que celui qu’on
a arrêté n’a rien à voir avec le criminel. À l’époque, cer-
tains ont qualifié cet énorme ratage de fake news. C’était
certes une fausse nouvelle, mais dont la fausseté tenait à
de multiples causes, sur lesquelles je reviendrai au dernier
chapitre, mais pas une fake news puisque cette fausseté
n’était nullement intentionnelle. Seule la dénonciation
anonyme à la police française pourrait être considérée,
après quelques éclaircissements comme une infox s’il était
avéré qu’elle avait été faite dans le but de nuire et pas en
raison d’un doute de bonne foi.
La désinformation est encore autre chose : elle sup-
pose que non seulement le journaliste ment, c’est-à-dire
qu’il dit le faux intentionnellement, mais en plus qu’il
ment pour cacher la vérité. Cette double intentionnalité
est particulièrement nette lorsque surgit un scandale.
Prenez l’affaire Weinstein : en octobre 2017, la presse
américaine se fait écho des accusations d’une douzaine
de femmes qui affirment avoir été harcelées sexuelle-
ment ou violées. Un commentaire court dans toutes les
rédactions : « tout le monde savait. » La phrase revient
comme une antienne dès que le comportement déviant
d’une personnalité est révélé. Cela renforce bien sûr la
défiance envers le microcosme médiatique, soupçonné
de trier les informations qu’il veut bien publiciser, et
cela accrédite surtout l’existence de deux mondes, l’un
dont on parle, l’autre dont l’accès est interdit au citoyen

105
Médias : Sortir de la haine ?

lambda. Cette dualité est le fondement du complo-


tisme. D’un côté, il y aurait ce qu’on communique au
public, de l’autre ce que l’on masque pour des raisons
politiques, économiques ou autres. D’où la conviction
qu’il y a la « version officielle » et une autre explication
à découvrir.
Décrypter. Le journaliste ne dit pas « expliquer » les
faits ou une information, « analyser », il dit décrypter.
C’est entendre que la réalité a deux niveaux. D’une part,
le monde des phénomènes – étymologiquement ce qui
apparaît –, le monde sensible où se déroulent les faits,
d’autre part, un monde intelligible, inaccessible à tout un
chacun et qui ne peut-être dévoilé que grâce à l’expertise
des professionnels de l’information ou des experts convo-
qués pour éclairer le public. Comme si, sous le visible exis-
tait toujours un arrière-monde donnant un sens plus réel
ou plus vrai à l’événement que seul celui qui en possède
les codes peut révéler. Le « décryptage » peut s’appliquer
à n’importe quoi : la décision du président de s’engager
dans la campagne pour les Européennes aussi bien qu’aux
méandres de l’héritage de Johnny Hallyday ou à la défaite
de Tsonga à Roland Garros.
Cette conception d’un monde à double fond, dans
lequel la vérité n’est pas là où l’on croit au premier abord,
est para­doxalement partagée par les complotistes. Sauf
qu’elle est, pour ainsi dire, retournée comme un gant.
L’inaccessible devient caché, le caché secret et le secret
manipulation. Le journaliste, dans cette perspective, est
celui qui connaît la vraie vérité des événements, mais
qui ne la communique pas pour des raisons inavouables
comme protéger le pouvoir, obéir à son employeur ou à

106
Le champ de la croyance

des lobbies. Du coup, ce n’est plus seulement l’informa-


tion qui est cachée, mais la finalité même de cette occul-
tation. La causalité réelle des faits n’est pas « dite », une
autre est présentée au public. « Il faut dire les choses »
est un refrain que l’on entend beaucoup dans les médias
depuis que « la parole a été libérée » par telle ou telle
affaire, comme l’affaire Weinstein, par exemple. Dans
cette cosmogonie, le récit journalistique est vite iden-
tifié à la « version officielle », expression qui signifie
dans le meilleur des cas qu’elle est dans l’erreur, dans le
pire qu’elle est au service du pouvoir en place. Au-delà
du simple doute, cette mise en cause s’appuie générale-
ment sur une contre-argumentation qui n’est pas facile
à combattre. Primo, parce qu’elle se fonde sur une ana-
lyse des données visuelles ou verbales qui lui sont four-
nies. Comment en vouloir au citoyen de se livrer à une
observation critique des images ? N’est-ce pas ce que
recommande l’éducation aux médias ? Secondo, parce
que les conclusions qui ressortent de cet examen for-
mulent souvent des objections résultant d’une accumu-
lation d’informations pseudo-scientifiques parfaitement
invérifiables. Lors de l’attentat de Charlie, deux photos
ont circulé, une où les rétroviseurs de la voiture des
frères Kouachi sont de couleur noire, une autre où ils
apparaissent blancs. Conclusion : il y avait deux voi-
tures, contrairement à ce qu’ont dit les médias. Le récit
journalistique est donc faux et tout est mis en scène.
Dans un cas comme celui-ci, la « vérité » ne peut venir
de l’analyse de l’image elle-même, il faut se rendre dans
une concession automobile pour démontrer que la diffé-
rence de couleurs des rétroviseurs que l’on aperçoit sur

107
Médias : Sortir de la haine ?

les images est simplement due… au degré d’exposition


au soleil de ces rétroviseurs en métal chromé 4. Au soleil,
tout rétroviseur de ce type, tout noir qu’il est à l’origine,
semble blanc. Le cas le plus emblématique de réfutation
par l’empilement d’informations 5 aux sources multiples
est encore l’attentat contre les deux tours jumelles.
Comme on s’en souvient peut-être, la qualification des
images en « attentat » n’a surgi dans les médias qu’au
moment où le second avion est venu heurter le buil-
ding. Jusqu’alors on avait pu croire à un accident. Si les
faits ont paru clairs à tout téléspectateur alors présent
devant son poste de télé, des commentateurs ont pu par
la suite instiller du doute, en faisant appel à un autre
monde, invisible celui-ci, qui expliquait la cause de l’ef-
fondrement : une structure d’acier ne peut s’effondrer
comme on l’a vu ; la prétendue manœuvre et la trajec-
toire de l’avion qui aurait percuté le Pentagone piloté
par des pilotes débutants ne sont pas plausibles ; déjouer
la défense aérienne américaine par quatre fois, dont la
zone ultra-sensible du pentagone ! etc. Ne pas en rester
au visible, chercher des causes ne sont pas en soi des
démarches condamnables. Au contraire. Ce qui est cri-
tiquable, en revanche, c’est de substituer à la réalité un
raisonnement fondé sur le vraisemblable.
4.  Spicee, média d’information en ligne, publie le premier numéro de
« Conspi Hunter », une série de documentaires visant à mettre en lumière et
démonter les mécaniques à l’œuvre dans les « théories du complot ».
5. Gérald Bronner parle de « millefeuille argumentatif » et cite
comme exemple le 11-Septembre : à consulter les sites conspirationnistes,
« on est frappé, écrit-il, par l’ampleur de l’argumentation développée et
par la difficulté pour l’esprit non préparé de répondre rationnellement
à cette masse de pseudo-preuves », La démocratie des crédules, PUF,
2013, p. 93.

108
Le champ de la croyance

Le 11-Septembre et la théorie du complot


Je me rappelle l’avalanche de commentaires sur mon
blog Comprendrelatele d’un post que j’avais écrit à la
suite de la prestation de Kassovitz dans l’émission Ce
soir ou jamais (en 2009), au cours de laquelle il avait
douté de la « version officielle » donnée par les Améri-
cains. En voici un échantillon :
« Toute pensée critique qui ose soupçonner que
la vraie version soit autre que celle des seigneurs
et maîtres ne peut s’avérer qu’hérétique pour ces
vassaux, y compris (voire surtout !) si cette critique
soulève des points bien dérangeants sur les attentats
hollywoodiens du 11 septembre. »
« Tout le monde l’a compris, les partisans de la
thèse officielle sont les gars intelligents et ceux qui
doutent ou laissent la place au débat de gros débiles.
[…] Pourquoi les médias en France font-ils de la
désinformation (ou plutôt de la non-information) à
la sauce Fox TV ? »
« Comme celui, officiel sur le 11/9/2001 qui est
simplement une insulte à l’intelligence humaine. »
« Personnellement j’aimerais bien que vous m’ex-
posiez les faits qui prouvent que cela n’est pas un
complot, ça m’intéresserait beaucoup. »
« Vous ne pouvez ignorer qu’il existe une cer-
taine manipulation par les médias et des médias, et
notamment par la force politique même en France. »
« Quant au lynchage médiatique, il est quand
même assez patent. De façon générale, le fait le plus
marquant de tout cela me semble quand même de se
demander pourquoi diable ce serait mal de se poser
des questions sur la version officielle ? »

109
Médias : Sortir de la haine ?

Mis à part ceux qui posent comme une pétition de


principe que les médias, à la solde du gouvernement, nous
manipulent, ces commentaires témoignent d’une attitude
ambiguë : c’est en effet au nom d’un doute qu’ils remettent
en cause la version « officielle », comme si elle manquait
d’une prudence épistémologique élémentaire. Et c’est aux
tenants de la thèse la plus évidente qu’est demandée la
charge de la preuve. Preuve impossible puisqu’elle n’est pas
de l’ordre du vraisemblable, pour lequel on peut raisonner,
comme le fait toute fiction à partir de postulats, mais de la
réalité, quand bien même celle-ci aurait déjoué toutes les
prévisions techniques. Sous l’opposition entre l’intelligence
et la bêtise – la première étant l’apanage des dominants,
la seconde des dominés – perce une contestation de l’élite
qui a le pouvoir de dire le vrai. Cette vision du monde ne
se limite pas à la relation entre les médias et les citoyens,
elle touche aussi la science, remise en cause, par exemple,
par les zélateurs du « platisme » qui considère que les scien-
tifiques nous mentent en affirmant que la terre est ronde.

Expansion de la croyance

Aristote disait déjà que « le rôle du poète est de dire


non pas ce qui a eu lieu réellement, mais ce qui pourrait
avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable et du nécessaire 6 »
et Boileau reprenait, au xviie siècle, que « le vrai peut
quelquefois ne pas être vraisemblable ». D’où la fameuse
querelle du Cid : « Il est vrai que Chimène épousa le Cid,
mais il n’est point vraisemblable qu’une fille d’honneur
épouse le meurtrier de son père. »

6.  Chapitre 9 de la Poétique (1980 : 65 ; 51 a 36).

110
Le champ de la croyance

Le principe du complotisme est de contester les causes


de la réalité observée selon le principe de Boileau et consi-
dérer, par exemple, qu’une information est fausse parce
qu’elle est invraisemblable :
Comment a-t‑on pu retrouver le passeport d’un des auteurs
de l’attentat du World Trade Center dans les décombres des
buildings ? Comment un enfant a-t‑il pu tomber d’un étage
et se raccrocher à la rambarde des balcons ? Comment la terre
pourrait-elle être une sphère alors que l’horizon est plat ?
La première rédaction de la loi sur les infox, devenue loi
contre la manipulation de l’information, faisait cette confu-
sion entre vrai et vraisemblable en définissant la fausse nou-
velle comme « toute allégation ou imputation d’un fait
dépourvu d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisem-
blable ». Selon cette définition, il aurait suffi d’un peu d’ima-
gination romanesque pour rendre vraisemblable n’importe
quelle invention d’un fait. Or la réalité n’obéit pas aux lois
du récit de fiction et les événements s’y déroulent sans que
la causalité soit toujours apparente. Si les coïncidences sont
un procédé éculé de la fiction, il a en revanche toute sa place
dans la réalité.
La structure duelle de la vision complotiste, qui se calque
sur l’idée journalistique que, derrière le monde apparent, il
en existe un autre plus secret, voire interdit (cf. l’émission
Zone interdite), a trouvé une confirmation dans le succès, ces
dernières années, du storytelling. Celui-ci accrédite en effet
l’hypothèse que certains événements ne se sont pas produits
tout seuls, si l’on peut dire, mais qu’ils ont été écrits par
un narrateur dont l’identité reste à découvrir, qui est la plu-
part du temps recouvert par le terme vague de « pouvoir ».
L’idée que certains événements sont créés pour en effacer
d’autres ou, pour le moins, pour les faire passer au second

111
Médias : Sortir de la haine ?

plan, par exemple que le président américain invente tel


événement pour sortir tel autre de l’agenda journalistique,
est devenue une vulgate répandue, popularisée aussi par un
certain nombre de séries télévisées, comme Prison Break,
par exemple, où l’on voit un conseiller de la présidente des
États-Unis lui recommander de faire diversion en inventant
des événements : « Allumez un feu de forêt en Floride ou
n’importe quoi du moment qu’on ne parle pas de Lincoln
Burrows ! Ou trouvez un entrepôt rempli d’Arabes ! »
Plus généralement, dans l’esprit de beaucoup de
citoyens, le storytelling s’est associé au fonctionnement
de la communication en général. Tout geste, toute réac-
tion est à décoder. C’est souvent vrai, mais c’est aussi sou-
vent faux. De même que, pour Freud, le cigare est certes
un symbole phallique, mais aussi un bon objet à fumer,
un président peut prendre le train pour afficher qu’il est
comme tout le monde, mais il peut aussi prendre le train,
parce qu’il préfère ce mode de communication à un autre.
Or, dans notre société de communication, tout acte d’une
personne officielle ou médiatique est censé en recouvrir
un autre, plus stratégique, ce qui enclenche un soupçon
d’insincérité généralisée propice aux théories du complot.
Poussée à la limite, cette réfutation de l’évidence donne
sur ce que d’aucuns vont appeler une « vérité alternative ».
Lorsque Trump affirme à l’occasion d’un discours au
siège de la CIA à propos de la cérémonie de son inves-
titure : « Mais je vous le garantis, j’ai fait un discours et
il y avait au moins 1,5 million de personnes », son affir-
mation n’appelle aucune vérification. La preuve, pour le
nouveau président, ne vient pas des images, mais de celui
qui affirme : si le président le dit, c’est que c’est vrai, sous-
entend-il. « Ce fut la plus grande foule jamais vue lors

112
Le champ de la croyance

d’une investiture, point barre », renchérit un peu plus tard


Sam Spencer, le porte-parole de la Maison-Blanche, avant
de quitter la press-room sans autre explication. Quant à la
conseillère de Donald Trump, Kellyane Conway, elle alla
encore plus loin, dans l’émission Meet the Press, répondant
aux journalistes qui l’interrogeaient que le porte-parole
avait présenté des « faits alternatifs ». Son interlocuteur
eut beau argumenter qu’un fait était un fait et qu’il n’y
avait pas d’alternative, elle ne voulut rien entendre.
À première vue, l’information relève du savoir et de
la connaissance. Le journaliste, comme tout locuteur qui
affirme un énoncé placé sous le signe du vrai, doit avancer
des preuves de ce qu’il affirme. Le fact-checking repose sur
cette conception, voire cette conviction : la vérification est la
forme médiatique du vrai. L’alternative fact se situe sur un
tout autre terrain : celui de la croyance. Le public est tenu
d’y croire, point barre. Kant, dans son effort épistémologique
pour dissocier la science de la religion, écrivait : « Je dus donc
abolir le savoir afin d’obtenir une place pour la croyance 7. »
Sortie de son contexte, cette phrase définit parfaitement le
changement de paradigme de la vérité de l’information pour
les tenants de la post-vérité. Peu importe les raisonnements
et les arguties du fact-checking du moment que l’on veut
croire telle information. Une étude britannique de la Royal
Society a montré en mars 2017 que « la révélation des fausses
informations exprimées par Trump n’a eu aucune influence
sur les intentions de vote associées à Trump ». Si une infor-
mation provenait de Trump, les explications des sites de
vérification n’avaient pas d’influence sur l’électeur, confir-
7.  Kant Immanuel, Critique de la raison pure, Préface à la seconde édi-
tion, PUF, collection Quadrige, 1986, p. 24.

113
Médias : Sortir de la haine ?

mant qu’il suffisait que celui-ci garantisse la véracité de ses


propos. Plutôt que de parler de post-vérité, il faudrait parler
de discours « hors vérité », puisqu’il s’appuie sur la rencontre
de deux subjectivités, l’une qui affirme avec conviction ce
qui l’arrange, sans souci pour la validation ou la nécessité
­d’apporter des preuves – ce qui, on l’a dit, est une règle de
l’assertion –, l’autre qui préfère croire que savoir et qui privi-
légie la parole de son champion à celle des médias.
Le rejet du fact-checking au profit de l’adhésion à un chef
charismatique passant par la croyance s’exprime plus généra-
lement dans un rejet de la science en tant qu’institution tel
qu’on peut l’observer chez les « platistes », cette communauté
de gens pour qui la terre est plate. Bien qu’elle soit surtout
développée aux États-Unis, cette vision du monde est aussi
partagée par nombre de Français et mérite donc qu’on s’y
arrête un instant. Tapez « terre plate » sur Google et vous
verrez apparaître des millions de réponses (43 009 000, ce
jour pluvieux de mai où j’écris cette page). En 2017, s’est
tenue à Denver la première Flat Earth International Confe-
rence, devenue depuis annuelle. Sur son site, elle se définit
comme « une entreprise éducative composée d’individus et
d’organisations qui s’unissent autour du but commun de
la véritable enquête scientifique sur la terre créée ». Un très
beau documentaire, Behind the curve 8, a mis en évidence
l’esprit qui anime ses participants. Au départ, la démarche
« éducative » s’appuie sur l’assurance que la science est une
abstraction, qui s’appuie sur les maths et que celles-ci sont
un instrument de domination. Ce qui compte, « c’est ce
qu’on voit, déclare un de ces flat-earthers, pas besoin de for-
mules mathématiques pour comprendre où l’on vit mais les
8.  Réalisateur : Daniel J. Clark, États-Unis, 2018, diffusé sur Netflix.

114
Le champ de la croyance

puissants illégitimes nous ont dit ça et faites-nous confiance


vous pouvez nous croire ». Une participante ajoute qu’elle ne
croirait à l’attentat de Boston que si elle avait la jambe arra-
chée, attitude qui rappelle celle de Maxime Nicolle à propos
de celui de Strasbourg. La science est considérée comme
un « lavage de cerveau » propagé notamment par la NASA
et qui est opéré par le système d’éducation qui enseigne des
dogmes. D’où l’importance de la mission de cette « entre-
prise éducative » qui est de rétablir la vérité jusqu’alors cachée
par une gigantesque fabrication : une vidéo de la NASA
montrant la courbure de la terre est considérée comme la
plus grande histoire de science-fiction jamais écrite.
Le « décryptage » repose sur l’idée que, derrière le sensible,
existe de l’intelligible qu’il faut reconstruire. Les flat-earthers
s’accordent sur une idée que le monde est crypté. Mais ce
cryptage n’est pas dû au fait que les causes ne se donnent pas
toutes seules, mais à la volonté des « puissants » de conserver
leur pouvoir, puissants tantôt identifiés aux Juifs, tantôt aux
francs-maçons, tantôt aux satanistes ou… au Vatican.
Les derniers mots de présentation de la Conférence des
platistes 2019 – « véritable enquête scientifique sur la terre
créée » – suggèrent que le fameux programme de Kant est
ici battu en brèche : pour arriver à la vérité scientifique, il ne
faut surtout pas séparer le champ du savoir du champ de la
croyance. L’enquête ne doit pas contredire la religion et être
donc compatible avec l’histoire d’une terre créée et non pas
produite par un « Big Bang », la Bible enseignant en outre
qu’elle est plate. Les Biblical Earthers affirment même que
leur conviction se fonde sur une doctrine biblique et pas
simplement sur leurs observations 9. Pour la même raison, la
9. https://www.religion.info/2018/12/06/nouveaux-croyants-de-la-terre-plate.

115
Médias : Sortir de la haine ?

théorie de l’évolution est remise en cause. Le retournement


axiologique est complet : les « savoirs » de la science sont des
dogmes et les dogmes religieux des savoirs.
Valable pour le dogme de la terre ronde, ce raisonnement
l’est aussi bien pour les vaccins, les chemtrails, ces traînées
chimiques qui seraient répandues par les avions, que pour
le 11-Septembre. Les Américains n’en ont pas l’exclusivité.
Une enquête de l’IFOP pour la Fondation Jean-Jaurès et
Conspiracy Watch publiée en décembre 2017 nous livre des
informations intéressantes sur les croyances des Français.
9 % pensent ainsi qu’il « est possible que la terre soit plate
et non pas ronde, comme on nous le dit à l’école. » Ce sont
plutôt les jeunes (18‑34 : 32 %) que les plus de 65 ans (3 %).
Parmi les nombreuses variables testées pour chaque item, me
retiennent celles qui nous informent sur la défiance envers les
médias : 15 % des jeunes pensent qu’ils relaient une propa-
gande mensongère (contre 9 % pour l’ensemble des Français)
et 11 % seulement qu’ils restituent correctement l’informa-
tion (contre 25 % pour l’ensemble des Français). Autre pro-
position testée, le créationnisme, dont on a vu supra qu’il
était associé à la thèse de la terre plate : « Dieu a créé l’homme
et la terre il y a moins de 10 000 ans ». 18 % de personnes
sont d’accord, dont une majorité de catholiques pratiquants
(27 %), les non-pratiquants étant moins nombreux à adhérer
à la proposition (19 %). 27 % considèrent que les médias
relaient « une propagande mensongère », 17 % qu’ils sont
soumis aux pressions, 17 % qu’ils restituent les informations
de manière déformée. Seuls 17 % jugent qu’ils restituent
fidèlement l’information. Il ne paraît pas exagéré de conclure
que certaines croyances favorisent la défiance envers les
médias ou sont pour le moins un facteur aggravant.

116
Le champ de la croyance

© Xavier Gorce, dessin publié sur lemonde.fr.

En 2019, une seconde vague d’enquêtes a rectifié cer-


tains points de méthode, répondant aux critiques qu’avait
parfois suscitées le premier volet, et a fait apparaître encore
beaucoup plus clairement l’attitude des Français face au
complotisme. Première conclusion : deux Français sur trois
sont relativement hermétiques au complotisme ; 21 % des
personnes interrogées sont d’accord avec cinq théories du
complot. Les jeunes de 18‑24 ans sont surreprésentés parmi
celles-ci (28 %), de même que les personnes sans diplômes
(27 %). Deuxième conclusion : pour seulement 43 % des
personnes qui adhèrent à cinq théories ou plus, le fait de
vivre en démocratie est « très important » (contre 57 %
pour la moyenne des Français). Enfin, 51 % des personnes
qui adhèrent à cinq théories ou plus pensent que certaines
personnes ont des dons de voyance, contre 18 % de celles
qui n’adhèrent à aucune théorie. Ce dernier point est une

117
Médias : Sortir de la haine ?

nouvelle manifestation, me semble-t‑il, d’une alternative


revendiquée à l’institution et à la méthode scientifiques.
Me frappe aussi un autre résultat : ceux qui pensent ne pas
avoir réussi leur vie sont significativement surreprésentés
parmi ceux qui croient à cinq théories du complot ou plus.
« Le conspirationnisme, écrivent les rédacteurs de l’étude,
serait un trait récurrent de la personnalité de ces perdants
radicaux en ce qu’il leur permettrait de se présenter à eux-
mêmes et au monde comme les victimes d’une machination
ourdie par des forces obscures rendues responsables de leurs
échecs. » N’entend-on pas ici l’écho de la parole de nom-
breux de Gilets jaunes qui se sont plaints de ne pas vivre
« dignement » ?

Ce monde à double fond, où le sensible donne tantôt


sur un autre niveau qui est l’intelligible, tantôt sur une
explication du domaine de la croyance, explique un des
problèmes de fond rencontrés par les journalistes : ils
cherchent le savoir et la connaissance alors qu’une partie
du public veut seulement croire.
5

Ennemis du peuple ?

« Ma parole est sacrée »


Don Quichotte,
Jules Massenet

L’idée que les médias sont de connivence avec les puis-


sants ou, au contraire, que les puissants sont de conni-
vence avec les médias n’est pas l’apanage exclusif de ceux
qui pensent ne pas avoir réussi leur vie. Elle est aussi très
répandue chez les politiques, même s’ils préfèrent parler
de « l’établissement », du « système » ou des « élites ». Au
cours des dernières décennies, ce vocabulaire a d’abord été
popularisé par Jean-Marie Le Pen, avant de connaître une
diffusion beaucoup plus large.
Une des critiques les plus fréquentes adressées aux
médias est le manque de place faite à l’opposition. Comme
on l’a vu, sous De Gaulle, il y avait quelque raison de se
plaindre, puisqu’elle n’y était admise qu’en dehors des
périodes électorales. Sous Mitterrand, le reproche fut
moins fréquent, d’autant qu’en raison des périodes de
cohabitation le pouvoir était en quelque sorte bicéphale.
Néanmoins, un homme fit de son mauvais traitement par

119
Médias : Sortir de la haine ?

les médias un leitmotiv, Jean-Marie Le Pen. Il faut dire


qu’à l’époque le fait de l’inviter n’allait pas de soi. Beau-
coup de personnalités considéraient qu’il ne fallait pas
faciliter la diffusion de son idéologie dangereuse pour la
démocratie. De plus, les journalistes ne savaient pas très
bien comment l’interviewer, redoutant de se faire embo-
biner par sa rhétorique habile. Tapie ayant la réputation
d’être l’un des seuls à ne pas redouter le leader d’ex-
trême droite, le journaliste-animateur Paul Amar l’invita
à débattre avec lui. En les accueillant sur le plateau, le
1er  juin 1994, avant que le débat ne commençât, il sortit
deux paires de gants de boxe d’un sac et les tendit aux deux
hommes, comme un clin d’œil, dit-il, à leurs précédentes
rencontres. Le Pen s’en offusqua, protestant que la poli-
tique était une affaire sérieuse. Ce glissement vers l’info-
tainment ne fut pas à l’avantage de la crédibilité du média.

La victimisation des politiques

Dans une déclaration de 2000 sur « les rapports entre


politique et médias et le danger que le pouvoir des médias
fait courir à la démocratie 1 », le président du Front
national développe les critiques suivantes :

– la connivence médias-politiques qui aboutit à la


création d’une « oligarchie » trouvant ses racines
dans une « génération trotsko-soixante-huitarde » ;
– la « constitution objective d’une classe médiatique
[…] née de solidarités culturelles, d’une vision du

1. 16 novembre 2000, http://discours.vie-publique.fr/notices/013000936.


html.

120
Ennemis du peuple ?

monde homogène, et de la défense d’intérêts catégo-


riels ­identiques » ;
– l’exclusion du « peuple » du fonctionnement média-
tique ;
– l’élimination des « hommes libres » de la scène média-
tique, dont Le Pen [qui parle de lui à la 3e personne]
et des intellectuels.

À noter encore que, dans son discours, Le Pen stigma-


tise, comme le feront plus tard les Gilets jaunes, le mon-
tage dans lequel il voit un instrument de censure et une
« manipulation des esprits » propres à la désinformation.
La conséquence de cette description du pouvoir
des médias est, on s’en doute, la victimisation du Front
national et de son leader qui subiraient un boycott média-
tique assimilé à un « assassinat » politique. Après vérifica-
tion, il n’a en effet été invité qu’une fois à la télévision en
2000, dans Télé-matin, le 25 avril, pour parler du départ de
Bruno Mégret de son parti, des élections municipales et de
l’immigration, et une fois à France Inter, le 3 mars, après
avoir été déchu de ses mandats politiques. Après le succès
du FN aux municipales, en 2001, c’est différent. Le CSA
demande aux médias d’accorder plus de temps de parole au
FN et, de fait, les invitations se multiplient. J’en ai compté
29 sur les chaînes de télévision nationales, F ­ranceinfo,
France Inter, RMC. Changement de statut significatif, il
participe avec d’autres politiques à des émissions de débat
(Ripostes ou Mots croisés). Pendant la campagne pour la
présidentielle de 2002, les candidats n’avaient pas mis en
cause l’impartialité des médias, excepté Le Pen. En 2007,
on observe un changement radical. « Il y a eu un retourne-
ment complet. Les politiques ont compris que la défiance

121
Médias : Sortir de la haine ?

du public était telle que c’est devenu un argument de cam-


pagne », analyse la journaliste Hélène Risser 2. Bayrou, dès
2006, accuse les « grands groupes industriels » d’orienter
le choix des citoyens en présentant l’élection comme si elle
se jouait obligatoirement entre Sarkozy et Royal. Il vise
ensuite « les grandes puissances médiatiques ». La candi-
date socialiste, quant à elle, s’en prend aux « conglomérats
de la finance et des médias ».
Force est de constater que les critiques adressées par Le
Pen aux médias se banalisent et diffusent dans la « classe
politique ». Certes, tout le monde ne rend pas responsable
de la situation la « génération trotsko-soixante-huitarde ».
Seule Marine Le Pen reste fidèle à la pensée paternelle en
surnommant France Inter « radio bolcho », mais, sur le
fond, l’accusation est la même : la connivence des puissances
de l’argent avec le pouvoir et les médias. Même si l’on ne
prononce pas le mot « complot », il est bien là en filigrane.
La seule différence avec le vocabulaire des conspirationnistes,
c’est qu’ici les « puissants » sont désignés et non pas nimbés
de mystère. Il n’en reste pas moins que le FN est dès lors
présent très régulièrement sur toutes les ondes. Un relevé
détaillé des passages télé des élus FN révèle que Florian
Philippot a été la personnalité politique, toutes étiquettes
confondues, la plus invitée dans les médias, avec 65 mati-
nales en 2015. L’accusation de connivence du pouvoir et de
la presse est relayée par un autre paradigme qui oppose l’élite
au peuple. Un an avant la présidentielle, Marine Le Pen la
formule explicitement au 20 heures de France 2 :
2. https://www.nouvelobs.com/medias/medias-pouvoirs/20070212.
OBS2048/l-impartialite-des-medias-mise-en-cause.html. Les autres citations
sont extraites du même article.

122
Ennemis du peuple ?

« C’est simple, vous prenez toute la liste des soutiens


de mon adversaire… Vous allez avoir là, les élites, qu’on
peut appeler le système, qu’on peut appeler… euh…
l’oligarchie : la CGT, le MEDEF, les grands patrons
de presse, vous allez avoir tout le monde, l’UOIF dont
je demande la dissolution. Vous avez toute une série
de personnes qui, depuis des années, ont considéré
que le peuple avait tort et que, quoi que demande le
peuple, ce sont eux, les élites, qui décideraient à la
place du peuple […] au point en 2005 d’être allés
contre la volonté des Français exprimée par référendum
en disant le peuple a dit Non à la constitution, mais
nous, nous considérons qu’il faut répondre Oui à la
place du peuple », 30 avril 2016.

Si l’élite est une hydre, le peuple est en revanche conçu


comme un être singulier, monocéphale, dont il est inu-
tile de tracer les contours et dont on sent bien, pourtant,
qu’il exclut toute une partie de la société. Inutile d’aller
chercher une définition du populisme ailleurs que dans
cette parole tenue au nom du peuple. « L’oligarchie » qui,
pour Jean-Marie Le Pen, caractérisait la classe médiatico-
politique englobe à présent toute médiation, qu’elle soit
de gauche ou de droite, les patrons de presse se situant
dans cette cartographie entre la CGT et le MEDEF.
Il n’est pas étonnant de retrouver dans la bouche de la fille
des mots du père. Il est plus curieux de les rencontrer sous la
plume de Jean-Luc Mélenchon. Réagissant à l’enquête de la
cellule Investigation de Radio France sur les comptes de cam-
pagne de la France insoumise, cellule qu’il qualifie au passage
d’« équipe de bras cassés, une sorte de CIA médiatique vouée
à propager les dénonciations », il se livre à un réquisitoire

123
Médias : Sortir de la haine ?

violent contre les médias. Comme Le Pen, il parle de « classe


médiatique » ou de « caste », qu’il définit pareillement par
une culture commune. Là où le leader d’extrême droite voit
de la manipulation, le chef de file de la France insoumise
préfère parler de « lavage de cerveaux », rejoignant du même
coup les critiques des conspirationnistes contre la science.

« Beaucoup d’amis n’ont pas encore compris que


nous n’avons pas d’autre adversaire concret que le “parti
médiatique”. Lui seul mène bataille sur le terrain, en
inoculant chaque jour la drogue dans les cerveaux 3. »

Les coupables ? Les puissances de l’argent et le pouvoir :

« Les neuf milliardaires payent cher pour qu’une


armée de plumes et de lecteurs de prompteurs jaspine
dans les micros les derniers ragots qui peuvent être
dégainés […] Leur métier [aux journalistes], c’est
d’empêcher les autres de penser et de les maintenir
en rang dans le troupeau. Pour cela les milliardaires
ont acheté presque tous les médias et le gouvernement
donne chaque année des millions “d’aide à la presse”. »

À la différence de Marine Le Pen, qui met tous les


médiateurs dans le même sac, Mélenchon réserve un sort
à part aux médias dont le fonctionnement est par essence
« ­complotiste » :

« Le but du parti médiatique est de détruire tous les


autres “émetteurs” de pensée : parti, syndicat, autorité

3.  Blog de Jean-Luc Mélenchon, 26 février 2018.

124
Ennemis du peuple ?

morale de quelque nature qu’elle soit. Tout est bon


alors pour atteindre ce but. Tout. C’est un pur effet
de système. Le moindre journal comporte au moins
chaque jour une “révélation”, incontrôlable, destinée à
salir quelqu’un vivant ou mort. La méthode est ample.
Pas un jour une information qui donne la pêche, rend
confiant dans l’humanité, fait croire au futur. La peur
et le dégoût comme nourriture quotidienne, c’est le
terreau du pouvoir médiatique qui vous “révèle” ce
que personne ne veut que vous sachiez. Le pouvoir
médiatique est d’essence complotiste. »

Pourquoi les médias veulent-ils détruire tous les « émet-


teurs de pensée » ? C’est ce que l’auteur de ces lignes ne
dit pas. Pourquoi la révélation est-elle forcément liée à
un complot ? Pas plus de réponses. Ce qui est clair, en
revanche, c’est l’opposition entre l’investigation qui, révé-
lant des scandales, apporterait « peur et dégoût » et « l’in-
formation qui rend confiance dans l’humanité ».

De l’accusation à l’insulte

Si la critique des médias touche des milieux divers, elle


prend des formes plus ou moins violentes. Mettre au jour les
connexions entre le pouvoir et le service public, décrire les
liens unissant la finance et des chaînes privées est un premier
stade, qui est d’utilité publique. Il appartient aux chercheurs
et aux analystes de tout crin de le documenter. Présumer que
ces liens ont une incidence sur les contenus, comme le font
les politiques, est un deuxième stade, parfois plus aventureux,
qui relève de l’accusation pure et simple. Ce n’est plus leur
partialité due à leur inféodation aux puissants qui leur est

125
Médias : Sortir de la haine ?

reprochée, mais le fait d’outrepasser leur pouvoir en se subs-


tituant à l’institution judiciaire. La critique est récurrente et
elle est souvent justifiée. Rappelons-nous l’affaire d’Outreau,
où la presse a livré à la vindicte populaire des personnes inno-
centes, l’affaire du tueur en séries Patrice Alègre à laquelle
des médias ont mêlé injustement le président du CSA,
Dominique Baudis, et, plus généralement, tous ces crimes,
accidents ou catastrophes, dont l’empressement à vouloir
désigner des coupables met à mal la présomption d’inno-
cence. Le temps de la justice, de l’enquête, de l’instruction,
du jugement n’a rien à voir avec le temps médiatique. Il faut
le dire et le redire. Mais ce n’est pas dans ces occasions que les
politiques le disent. Selon le principe bien connu que la meil-
leure défense est l’attaque, l’accusation de « tribunal média-
tique » est en général mobilisée pour justifier une action ou
un comportement. François Fillon y eut recours quelque
temps avant l’élection présidentielle, le 6 février 2017, lors
d’une conférence de presse consacrée à l’« affaire Pénélope »,
affirmant haut et fort : « Ce n’est pas au système médiatique
de me juger ». Devenu président de la République, Emma-
nuel Macron usa du même argument lors de l’affaire Benalla.
Commentant le fait que son collaborateur avait été filmé en
train de commettre des violences le 1er mai 2018, place de la
Contrescarpe, il a déclaré : « Ce que je regarde depuis quatre
jours, c’est un spectacle où la tentation pour presque tous les
pouvoirs est de sortir de son lit. Nous avons une presse qui
ne cherche plus la vérité. Je vois un pouvoir médiatique qui
veut devenir un pouvoir judiciaire, qui a décidé qu’il n’y avait
plus de présomption d’innocence dans la République et qu’il
fallait fouler aux pieds un homme et avec lui toute la Répu-
blique ». La portée générale de l’attaque – contre le « pouvoir
médiatique » – comme la transformation de la victime en

126
Ennemis du peuple ?

une prosopopée magnifiante (« La République ») insinuent


que la presse est l’adversaire de la démocratie. À la mise à mal
par la presse de la présomption d’innocence pour les auteurs
d’un délit ou d’un crime, répond ici un procès d’intention
qui, en tant que tel, manque de soubassements probants.
De l’accusation à l’insulte, il n’y a qu’un pas, que fran-
chit allègrement Jean-Luc Mélenchon.
Bien avant de « théoriser » la visée destructrice des
médias, il a démontré par son attitude comment il fal-
lait traiter les médias ou, plus exactement, traiter avec les
médias. L’exemple le plus typique nous est offert par cette
scène du 19 mars 2010 où il s’en prend à un étudiant en
journalisme de Sciences Po venu l’interviewer entre les
deux tours des élections régionales. S’offusquant que, au
lieu de parler du taux record d’abstention au premier tour,
Le Parisien ait titré « Faut-il rouvrir les maisons closes ? »,
il condamne « ce mélange de voyeurisme et de prostitution
de l’esprit public ». Comme le jeune journaliste qui le filme
le relance sur ce sujet qui « intéresse les gens », il recentre
son propos sur son interlocuteur : « C’est votre problème
à vous le refoulé politique de la petite bourgeoisie […] Je
n’ai jamais entendu quelqu’un me parler de ça, sinon vous
et votre sale corporation de voyeuristes et de vendeuses
de papier […] Avec moi, vous parlez de choses sérieuses !
Dignitas et gravitas ! Avec moi, vous parlez de politique et
vos sujets de merde, vous les faites avec des gens qui veulent
répondre à la merde ! » L’étudiant insiste. L’homme poli-
tique poursuit : « Tu fermes ta petite bouche, tu me parles
de politique. Moi, je te parle de médias et de ton métier
pourri. » L’étudiant se défend : « Je ne comprends pas cette
agressivité… ». « C’est vous qui êtes agressif. Vous ne vous
rendez même pas compte, tellement votre tête est pourrie

127
Médias : Sortir de la haine ?

[…] Vous me prenez pour qui, bonhomme […] Je veux


vous parler du titre du Parisien. Pas de la prostitution,
petite cervelle ! […] Vous êtes en train de préparer un drôle
de métier ! Mouliner du papier qui se vend. »
Sur le fond, Mélenchon n’a sans doute pas tout à fait tort.
Dans le contexte électoral où il se trouve, le sujet du quoti-
dien peut sembler à côté de la plaque. En outre, le journaliste
en herbe peine à différencier le sujet en tant que tel, dont le
politique ne veut pas parler, et la hiérarchie de l’information
qu’il critique. L’intérêt de cette altercation est ailleurs : dans
le vocabulaire utilisé qui construit indirectement une vision
du journalisme. Primo, les journalistes forment une catégorie
homogène, si ce n’est une classe, comme il l’écrira plus tard,
au moins une « corporation ». Deuzio, ils obéissent à de viles
pulsions (= voyeurisme) et leur métier est « pourri ». Terzio,
leur finalité est seulement de faire de l’argent (= vendre). De
façon extrêmement condensée et allusive, se lit ici comme une
synthèse de l’ensemble des critiques adressées aux médias, non
sur le mode descriptif que j’ai repéré plus haut, mais sur le
mode injurieux. L’injure, nous disent les linguistes, « est un
acte de langage auquel celui qui injurie (l’injurieur) confère
des vertus réalisantes 4. » En d’autres termes, l’injurieur tente
de faire devenir celui qu’il insulte ce dont il le traite. C’est
très net dans la stratégie de discours de Mélenchon qui passe
progressivement d’un jugement sur « un métier pourri » en
général à l’ancrage de cette injure dans celui qui lui fait face
pour lui décocher enfin une insulte personnelle (« petite cer-
velle »). En l’espèce, l’acte de langage est devenu un acte tout
court, une action double : d’une part, le fait d’interrompre

4. Béatrice Fracchiolla, Entrée « Injure » dans le Dictionnaire de la vio-


lence, sous la direction de Michela Marzano, PUR 2011. Sur Hal : https://
halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00941836/document.

128
Ennemis du peuple ?

l’interview, d’autre part, de le faire devant l’appareil de prise


de vue, transformé de la sorte en un témoin qui répercutera ce
qu’il faut penser des médias. L’injure étant une entité à double
face qui agit sur l’injurié tout en construisant une image de
l’injurieur, le leader des Insoumis sort de cette séquence avec
l’image de quelqu’un de méprisant et peu bienveillant envers
un jeune qui débute. Surtout il retourne la situation en se
mettant en position non pas d’insulté mais d’outragé, au
sens du code pénal qui définit l’outrage comme « les paroles,
gestes ou menaces […] adressés à un magistrat, un juré ou
toute personne siégeant dans une formation juridictionnelle
dans l’exercice de ses fonctions ou à l’occasion de cet exercice
et tendant à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la
fonction dont il est investi » (article 434‑24). Même s’il ne
relève pas des catégories décrites par cet article, Mélenchon en
adopte les prérogatives en rappelant à l’intervieweur les condi-
tions de leur communication, Dignitas et gravitas, qu’il glose
ainsi : « Vous trouvez digne de parler avec un homme comme
moi… De commencer un débat sur la prostitution… ».
Déjà perce dans cet incident la réaction qui sera la sienne au
moment de la perquisition du siège de la France insoumise
en octobre 2018. Ceint de son écharpe tricolore, il explicitera
un peu plus nettement encore l’idée qu’il a de lui-même : « Je
ne suis pas un passant dans la rue… Je suis le président d’un
groupe parlementaire… Ma personne est sacrée ! »
Ces scènes prêteraient à sourire si elles n’étaient qu’anec-
dotiques. Or, ce n’est pas le cas. Difficile de dire si elles
sont la cause ou la conséquence, l’illustration ou le symp-
tôme d’un rejet des médias qui s’exprime dans des prises de
position violentes comme « La presse est ainsi la première
ennemie de la liberté d’expression » ou « La haine des médias
et de ceux qui les animent est juste et saine ». La première

129
Médias : Sortir de la haine ?

phase est simplement une contre-vérité – il n’y a pas de plu-


ralité de titres de journaux dans les dictatures –, la seconde
est terrifiante, venant s’ajouter à la cohorte des haters qui
sévissent sur Internet, prêts à toutes les menaces et humi-
liations. Toute haine est une incitation à la haine 5. En cela,
l’injure débouche assez naturellement sur le passage à l’acte.
Elle n’a pas seulement pour fonction de rabaisser l’autre, de
le dégrader, elle vise aussi à pousser auditeurs et spectateurs à
agir. Comme on le voit dans cette déclaration de Mélenchon
engageant ses partisans à s’attaquer aux journalistes :

« Ils ont l’air de ce qu’ils sont, c’est-à-dire des


abrutis. Je demande à ceux qui nous suivent de relayer
nos arguments, de montrer pourquoi Franceinfo ment
et de discréditer les journalistes qui s’y trouvent […]
Relayez, relayez sans arrêt. Pourrissez-les partout où
vous pouvez. Parce qu’il faut qu’on obtienne au moins
un résultat. Eux, ils auront marqué l’opinion. Mais
nous il faut qu’à la fin, il y ait des milliers de gens
qui se disent “les journalistes de Franceinfo sont des
menteurs, des tricheurs”, et autour il y a un système
qui n’a même plus le recul professionnel pour se dire
“qu’est-ce qu’on est en train de raconter”. »

Franceinfo a engagé des poursuites liées à la fois à cet


appel à la haine et la violence contre une cible parfaite-
ment identifiable. On ne peut que donner raison à la
chaîne. Qui accepterait d’être traité de « menteur », de « tri-
cheur » sans réagir ? Nul ne sait ce que veut vraiment dire

5.  Cf. Jean-Luc Nancy, « La haine, le sens coagulé », août 2013, http://
www.coe.int/documents/16695/1433458/Jean-Luc+Nancy+LA+HAINE.
pdf/75a2feef-af9d-4942‑8d16‑1f602f6ab992.

130
Ennemis du peuple ?

« Pourrissez-les ». Est-ce chahuter, insulter, violenter ? Faut-il


voir un lien entre ces paroles et l’attitude de certains Gilets
jaunes qui s’en sont pris physiquement à des journalistes
pendant les manifestations ? On ne peut sous-estimer en
tout cas l’influence d’un leader charismatique sur ses troupes.

Qu’est-ce qu’une injure ?


Le Trésor de la langue française propose cette défini-
tion : « Geste, procédé, parole ou écrit adressés directe-
ment et délibérément à une personne pour l’offenser. »
Elle ne se différencie guère de l’insulte, si ce n’est par
son niveau de gravité. À la différence de la diffama-
tion, elle ne renferme l’imputation d’aucun fait. Si l’in-
jure peut être un délit dont la gravité est fonction à la
fois de son caractère public ou privé et de la nature de
l’injurié – particulier, fonctionnaire public ou institu-
tion –, elle n’est pas toujours simple à caractériser, ce qui
explique qu’elle dépende largement de la jurisprudence.
La notion d’« offense » prête notamment à discussion.
Aujourd’hui, il est courant de voir telle ou telle associa-
tion attaquer un média ou une personne en raison d’un
mot, d’une image ou d’une situation qui ont offensé,
voire stigmatisé, la communauté dont elle défend les
intérêts. Ainsi, les producteurs du programme télévisuel
Fort Boyard ont été critiqués, en 2018, pour avoir repré-
senté dans l’une de ses épreuves une cellule d’hôpital
psychiatrique capitonnée dans laquelle un candidat était
fictivement enfermé avec une camisole de force destinée
à l’entraver dans sa recherche d’une clé. L’association
UNAFAM a dénoncé la stigmatisation des malades et
porté plainte pour « délit d’injures publiques ». En 2019,
la représentation de la pièce d’Eschyle, Les Suppliantes,
a été annulée à cause de manifestants du CRAN et de

131
Médias : Sortir de la haine ?

l’UNEF qui, ignorant que dans l’Antiquité les acteurs por-


taient des masques, protestaient contre l’usage de masques
et maquillages noirs par des acteurs blancs assimilés à
« une propagande afrophobe, colonialiste et raciste ».
Aux États-Unis, les étudiants refusent d’étudier des textes
qu’ils considèrent comme blessants. Ainsi, d’Ovide ou de
Fitzgerald dont on demande qu’ils ne soient plus ensei-
gnés à des personnes ayant été victimes de viol6.
Cette extension de l’offense et sa définition par le « res-
senti » d’une association qui se revêt le costume de l’in-
jurié modifie la définition de l’injure : d’une part, parce
qu’elle perd sa dimension intentionnelle – le fait d’être
« délibérément adressée » – et qu’elle est au contraire
constituée par un procès d’intention fait par le plaignant ;
d’autre part, parce qu’elle se mesure à l’aune d’une bles-
sure subjective. Or, précise la jurisprudence, « il ne suffit
pas d’être blessé par un propos pour que s’ouvre une pro-
cédure en vue de réprimer lesdits propos. […] Certains
propos tenus (même éventuellement avec mépris) par cer-
taines personnes ou dans un certain contexte ne pouvaient
pas a priori constituer un outrage ou une injure. C’est le
cas de l’humour et du droit de critique ou de la polémique
qui apparaissent comme des causes a priori absolutoires7. »
« Merdias », « journalope », « BFMerde »… Ces mots-
valises sont, en revanche, sans équivoque et il n’est ni
besoin de les expliciter, de les gloser ou de discuter leur
statut injurieux. Le premier jouit d’une extension spéciale
puisqu’il se dit aussi bien en français qu’en italien et en
espagnol. Nul doute que tous trois visent à disqualifier

6. Voir sur ce sujet Laurent Dubreuil, La Dictature des identités, Galli-


mard, coll. Le Débat, 2019.
7.  Didier Lecomte, « Injures et outrages aux forces de police », in Eric
Desmons et Marie-Anne Paveau direct., Outrages, insultes, blasphèmes et
injures : violences du langage et polices du discours, L’harmattan, 2008, p. 146.

132
Ennemis du peuple ?

leur adversaire8, que celui-ci soit une personne, une


profession ou une institution. Ces insultes sont appa-
rues dès 2007, mais elles se sont répandues sur Twitter
en 2011‑2012, en provenance de la fachosphère9. Cécile
Alduy, qui s’est intéressée aux mots des politiques, sou-
tient que « Les insultes les plus violentes ou crasses sont le
fait de trolls d’extrême droite, qui portent intentionnelle-
ment un discours transgressif 10 ». Néanmoins, on trouve
l’origine de ces mots-valises dévaluants chez le Le Pen
des années 1980 : on se souvient de son « Monsieur
­Durafour crématoire », qui lui valut une condamnation
pour injures publiques en 2015.
Quel avantage pour un politique d’user pour son
combat anti-média, de la stratégie du discours injurieux
plutôt que celle du constat explicatif ou de l’accusation ?
Cette question mérite d’être posée à propos du compor-
tement de Jean-Luc Mélenchon. Je n’ai pas trouvé d’oc-
currence des mots cités au début de ce paragraphe dans
ses propos publics. Un fait attesté : il a ajouté à cette
trilogie le vocable « médiacrate », moins parlant, mais
qui, par son suffixe, désigne de façon ramassée le pou-
voir des médias (kratos, force, pouvoir). Mais c’est pour
ses insultes et son incitation à la haine envers les jour-
nalistes qu’une plainte a été déposée par Radio France.
Qu’elle soit maîtrisée ou non, due à l’impulsion ou à la
stratégie, de telles attaques ont plusieurs mérites pour celui
qui en est l’auteur. Le premier est d’être adapté aux réseaux
sociaux. « Menteur », « tricheurs », « voyeuristes »… Tous

8.  Ruth Amossy, « La coexistence dans le dissensus », Semen [En ligne],
31 | 2011, mis en ligne le 1er avril 2011, consulté le 24 janvier 2020. URL :
http://journals.openedition.org/semen/9051, p. 26‑27.
9. Voir Juliette Deborde, « Comment “journalopes” et “merdias” se
sont répandus sur les réseaux sociaux », Libération, 5 janvier 2017, https://
oeilsurlefront.liberation.fr/les-idees/2017/01/05/comment-journalopes-et-
merdias-se-sont-repandus-sur-les-reseaux_1538849.
10.  Ibid.

133
Médias : Sortir de la haine ?

ces mots sonnent comme des hashtags, qu’il est facile


de répercuter. Ils conviennent parfaitement à un public
qui ne cherche pas une argumentation serrée pour lui
démontrer qu’il y a quelque chose de pourri au royaume
des médias. Convaincu d’avance, il cherche avant tout à
exprimer son mépris. L’insulte, qu’on le veuille ou non,
entraîne avec elle la foule qui a besoin de crier sa haine.

Il n’est que de se tourner vers les États-Unis pour


constater comment cette stratégie d’insulte des médias peut
être payante. Certes, le paysage audiovisuel est bien diffé-
rent. L’opposition entre une chaîne d’information pour le
président (Foxnews) et une chaîne d’information contre
Trump (CNN) n’a pas d’équivalent en France. Néanmoins,
le fonctionnement des attaques contre CNN ou le New
York Times, d’abord par le candidat, ensuite par le président,
montre combien il fait désormais partie de la panoplie
des outils fédérateurs du populisme, utiles aussi bien pour
accéder au pouvoir que pour le conserver. Pas question, bien
sûr, de s’en prendre aux pouvoirs de l’argent, l’opposition
est plus frontale : le combat du Bien contre le Mal, coutu-
mier des films hollywoodiens, et vision du monde portée
par nombre de ses prédécesseurs. Le Mal, c’est le mensonge,
la haine et, même, l’impolitesse (« Les médias ont aussi la
responsabilité de rester polis et de cesser leurs hostilités sans
fin, ainsi que leurs attaques constantes et le plus souvent
fausses. Il faut qu’ils arrêtent », Trump, 25 janvier 2018).
Le Bien, c’est le Peuple incarné dans la personne de Trump.
D’où cette déduction rapide : le combattre, c’est combattre
le Peuple. « Ils devront se mettre à genoux et implorer mon
pardon, ce sont vraiment les ennemis du peuple » (27 avril
2019). Les médias sont à la fois personnifiés et assignés à

134
Ennemis du peuple ?

une position narrative on ne peut plus classique dans


laquelle la quête du héros passe par la mise à mort de l’en-
nemi qui, magnanime, peut pardonner si bon lui semble.
Mort non pas symbolique, mais réelle : à propos du New
York Times « qui prend l’eau » et du « lobbyiste d’Amazon,
le Washington Post », Trump écrit sur Twitter le 15 juin
2019 : « Les deux sont une honte pour notre Pays, sont les
Ennemis du Peuple, mais je n’arrive pas à déterminer lequel
est le pire ? ». Et il prédit que « ces deux horribles journaux
feraient rapidement faillite et disparaîtraient à jamais ».

L’insulte comme stratégie

Si un tel récit est envisageable, c’est pour deux raisons :


la première est américaine : Trump parle non seulement
au nom du peuple, mais aussi au nom de la défense de la
démocratie américaine, qui, pourtant, fait de la liberté d’ex-
pression une de ses valeurs suprêmes. La seconde raison,
c’est que ce récit s’inscrit dans un contexte qui le rend vrai-
semblable et qui, lui, n’est pas si différent du nôtre : la perte
de confiance dans les élites dont les médias font partie. Pour
le « peuple » qui assiste en spectateur au combat, l’informa-
tion, c’est récit contre récit, celui du président contre celui
des médias honnis et, à ce jeu, c’est le premier qui sort vain-
queur : selon un sondage de juillet 2018, 88 % de ses par-
tisans lui font confiance pour leur fournir l’information la
plus fiable, contre seulement 8 % aux médias traditionnels.
Le discours de Trump est donc parfaitement adapté à la
réalité sociologique dans laquelle baigne l’Amérique 11. Pas

11. Cf. Thomas Snégaroff, « Pourquoi Donald Trump attaque-t‑il les


médias ? », la-croix.com, 31 juillet 2018.

135
Médias : Sortir de la haine ?

seulement en raison de son contenu, aussi en raison de son


mode d’expression.
Trump n’a cure de démonter le fonctionnement des
médias, l’insulte a évidemment un pouvoir bien plus entraî-
nant. Elle se prête parfaitement à la communication avec
les foules. Pendant que Trump s’emporte contre les médias,
dans le premier meeting pour sa réélection, le public
du grand stade de basket d’Orlando en Floride entonne
« CNN sucks ! » (CNN craint !), comme une reprise de
cette phrase qu’il avait lancée à son auditoire quelques
semaines plus tôt : « Ce sont des imposteurs […] je vais
vous dire, vous savez ce qui craint ? Leurs audiences sont
nazes car les gens ne les croient pas » (27 avril 2018). Cette
référence à la croyance atteste qu’il a parfaitement compris
que la méfiance envers les médias n’est pas de l’ordre du
savoir. Pour asseoir la légitimité de sa parole, il a aussi com-
pris qu’il fallait s’adresser directement aux citoyens.
Supprimer le point de presse quotidien de la porte-
parole de la Maison-Blanche, Sarah Sanders, et insulter
les médias par Twitter sont un seul et même geste. C’est
refuser la médiation entachée pour tout populiste d’une
fausseté essentielle, c’est aussi refuser de se voir dicter
l’agenda par d’autres, en l’occurrence les médias.
Face à cet évitement, les mots ne sont pas les seuls com-
battants. Le 18 juin 2019, CNN a usé d’une ressource plus
radicale. Lors de son discours pour l’investiture, la chaîne
d’information en continu a fait le choix d’arrêter la diffusion
de la prise de parole du président américain et est revenue en
plateau, justifiant son geste par le fait que, sur six minutes,
il en avait passé deux à parler d’économie et quatre à atta-
quer les médias. Bien que ce procédé soit radical, il n’est pas
sûr qu’il soit bénéfique. Il risque d’accroître un peu plus la

136
Ennemis du peuple ?

victimisation dont le président pourra se prévaloir et ren-


forcer la croyance de ses partisans en la partialité des médias.
La boucle est bouclée : nous revoici face à la problématique
des journalistes à propos de Le Pen : l’inviter ou pas ?
En France, la question s’est déplacée. Les politiques
d’extrême droite sont invités autant sinon plus que les
autres et les chaînes en continu n’ont aucun problème pour
embaucher des journalistes représentant les mêmes idées.
C’est le cas d’Éric Zemmour, qui est devenu un chroni-
queur régulier de CNews en 2019. Partant du constat que
l’électorat de Marine Le Pen représente près de 30 % de
citoyens, la chaîne n’a pas hésité, pour lutter contre ses
concurrentes, à aller puiser dans cette réserve d’audience
représentée par des personnes qui, comme on l’a vu, ne se
sentent pas toujours suffisamment représentées à la télévi-
sion. Cette parole donnée à un homme condamné pour
incitation à la haine raciale a choqué non seulement une
partie du public mais aussi des annonceurs qui ont retiré
leur budget ; elle a donné du grain à moudre à ceux qui
n’avaient plus guère confiance dans les chaînes d’informa-
tion. Ce calcul marketing tournant le dos à l’éthique s’est
malheureusement révélé rentable à court terme. Au bout
d’un mois, la case horaire avait doublé son audience. Il
n’est pas sûr, en revanche, qu’il arrange l’image des médias.
Se vanter d’être exclu de l’univers médiatique reste un
argument fort pour les mettre en cause. Il a été remis au goût
du jour, ces dernières années, par Nicolas Dupont-Aignan.
Le premier éclat a lieu sur TF1, le 18 mars 2017. Quelques
semaines avant l’élection présidentielle, il se plaint de ne pas
avoir été invité au débat qui doit réunir Jean-Luc Mélen-
chon, Emmanuel Macron, Benoît Hamon, François Fillon
et Marine Le Pen. Bien que son recours ait été rejeté par le

137
Médias : Sortir de la haine ?

Conseil d’État, il refuse de répondre aux questions d’Audrey


Crespo-Mara et quitte finalement le plateau du 20 heures
après avoir lancé à la journaliste : « Je souhaite que par mon
geste, votre chaîne renoue avec la démocratie. » Deuxième
éclat, le 29 avril 2019, sur BFM TV. Cette fois, il affirme
être censuré par les médias : « C’est incroyable ce qui se passe
dans notre pays, on ne peut plus parler, on ne peut plus rien
dire ! […] Face à ce que je reçois dans la figure de la part du
petit système politico-médiatique, tout est fait pour me faire
taire. » La journaliste a beau lui faire remarquer qu’il a la
parole, il persiste. T
­ roisième éclat, dans l’émission C à vous,
le 6 mars 2019 : cette fois, l’attaque est ad hominem. Après
avoir parlé de la « propagande télévisuelle » mise en œuvre
par Macron, il s’en prend directement au journaliste Patrick
Cohen, « serviteur du pouvoir » : « Monsieur Cohen est
macroniste, il passe sa vie à cirer les pompes de Macron…
Il est payé pour ça… Il est payé sur le service public avec
l’impôt des Français… Il est connu pour sa partialité… Les
Français n’en peuvent plus. » La preuve, dit-il, les journa-
listes sont attaqués dans la rue, il y a une haine des médias
en raison de leur partialité.

Critique des médias et populisme

Se faire couper, se faire contester est une stratégie pour


déclencher la haine en prenant une posture de victime qui
ne répond à aucune réalité. Voici le classement des poli-
tiques en fonction de leur participation à un programme
télévisuel ou radiophonique en 2017 :
1.  Florian Philippot (Les Patriotes) : 135
2.  Nicolas Dupont-Aignan (Debout la France) : 105
3.  Nicolas Bay (Rassemblement national) : 98

138
Ennemis du peuple ?

4.  Alexis Corbière (La France insoumise) : 92


5.  Christophe Castaner (La France en marche) : 84

Comme on peut le constater, Dupont-Aignan est en


moyenne quasiment tous les trois jours dans les médias. En
2018, il est encore deuxième, derrière Benjamin Griveaux
et devant deux membres du Rassemblement national. En
juin 2019, il est encore cinquième, derrière deux représen-
tants du Front national, la tête de liste de la France insou-
mise et Yannick Jadot, qui est en tête en raison de son score
aux Européennes, qui lui valut de nombreuses invitations 12.
L’accusation de propagande est difficile à étayer. Les repré-
sentants de La République en marche ne sont pas les plus
invités. Au contraire. Et les extrêmes sont surreprésentés.
Dupont-Aignan ne fera que 4,7 % à la présidentielle et
Debout la France 3,51 % aux élections européennes. Mani-
festement, passer souvent dans les médias n’est pas suffisant
pour l’emporter, ce qui devrait tempérer les conclusions
hâtives de l’influence des médias sur l’opinion.
Du début des années 2000, où le discours anti-média
était l’apanage presque exclusif de Jean-Marie Le Pen, à
l’élection présidentielle de 2007, il a diffusé chez les poli-
tiques de tout bord jusqu’à devenir un passage obligé de
toute campagne. L’extrême gauche s’accorde avec l’ex-
trême droite sur l’existence d’une « caste », d’une « classe »
ou, même, d’un « parti médiatique », expression qui est
reprise aussi par des journalistes critiques et modérés.
Au fil des ans s’est aussi banalisée une certaine violence
dans les attaques. Au constat simple de l’écosystème des
médias s’est substitué l’accusation, la constitution des
12.  Source de ces classements : le site www.politiquemedia.com.

139
Médias : Sortir de la haine ?

médias en adversaires, qui elle-même s’est accompagnée


de prises à partie de journalistes souvent insultantes. Bien
que ces attaques soient souvent motivées par un conten-
tieux personnel avec les médias – boycott pour Le Pen,
enquête sur le financement de campagne de Mélenchon,
Pénélope gate pour Fillon, affaire Benalla pour Macron –,
elles se font très généralement au nom du peuple exclu des
médias. Cette dimension populiste, au sens propre, ne peut
que conforter la méfiance qui existe chez certains citoyens
pour des raisons bien différentes, puisque ce ne sont pas
des motifs personnels qui sont la source de la colère, mais
un sentiment d’être mal représentés par l’information ou
les programmes, ce qui, comme on l’a vu, n’est pas faux.
Que, pour se défendre de leurs erreurs, de leurs fautes
ou de leurs turpitudes, des politiques en arrivent à soutenir
que les médias sont « les ennemis de la liberté d’expres-
sion » ou qu’ils sont « les adversaires de la démocratie »
ou « les ennemis du peuple » (Trump) est indigne. D’une
part, parce qu’ils inversent la réalité. Les médias sont une
condition de l’exercice de la liberté d’expression et ils ne
sont divers que dans les démocraties. D’autre part, parce
que ces discours légitiment la violence. Le rapporteur
spécial des Nations unies sur la liberté d’opinion et d’ex-
pression, David Kaye, a mis en garde contre ce danger à
propos du comportement du président américain : « Les
attaques du président américain Donald Trump contre les
médias sont contraires aux normes fondamentales régis-
sant la liberté de la presse et risquent de mettre en danger
les journalistes 13. » Ce jugement pourrait sans difficulté
s’appliquer à certains de nos politiques.

13.  Le Figaro, 2 août 2018.


6

D’autres modèles ?

Considérer les médias comme des « adversaires du


peuple » entraîne par une pente naturelle à les combattre.
Mais comment ? Par une résistance passive, à l’instar de
ces 30 % de Britanniques qui décidèrent de ne plus les
écouter ou les regarder pour ne plus entendre parler du
Brexit ? Par la constitution de nouveaux modèles ?
Depuis quelques années, plusieurs propositions sont
allées dans ce sens, qui méritent examen. Sans prétendre
à l’exhaustivité, mon but est de voir s’il est possible, et de
quelles façons, de remédier aux défauts énumérés dans les
chapitres précédents.
L’hypothèse la plus radicale tient tout entière dans
cette question : « Faut-il dégager les médias ? ». Ne
vaudrait-elle pas pour une déclaration de guerre ? C’est
en tout cas comme cela que l’ont interprétée des journa-
listes quand elle fut donnée comme titre de la conférence
de l’université d’été de la France insoumise en août 2017.
On s’y éleva contre le « système médiatique » (Sophia
Chikirou), contre l’« oligarchie » (Aude Lancelin), ces
mots devenus des sésames du discours anti-média. Si tout

141
Médias : Sortir de la haine ?

cela était attendu, le discours de Thomas Guénolé pro-


posa une option qui mérite d’être regardée de près, dans la
mesure où elle est apparue avec le recul comme la théorie
d’une expérience qui devait démarrer quelques mois plus
tard et qui continue à l’heure où j’écris ces lignes.

Le Média contre les médias

Le politologue concède au départ que, mises à part


quelques émissions « non alignées », il existe une pensée
unique des médias qui s’impose au point que tout jour-
naliste déviant se voit exclu. Son argument s’appuie sur
le postulat que les médias ont pris la place de l’Église
dans l’Ancien Régime, ce qui explique que tout hérétique
– comme Jean-Luc Mélenchon – en soit chassé. La méta-
phore usée et contestable de la « messe du 20 heures »
tient lieu de preuve de cette substitution d’une institution
par une autre.
Filant la métaphore, le conférencier organise le monde
médiatique à sa manière. Les cardinaux sont les édito-
rialistes, les économistes « anti-sociaux » sont des prê-
cheurs. Quant aux journalistes, ils peuvent jouer le rôle
d’inquisiteur, comme Patrick Cohen, qui « vous arrache
des aveux ». Enfin, pour que le parallèle avec l’Église soit
complet, les médias excommunient ceux qui seraient anti-
système, comme Emmanuel Todd. Vérification faite, cet
exemple est très contestable puisque, pour la seule année
2017, Emmanuel Todd est passé 18 fois dans les médias,
que ce soit à la radio (France Inter, Franceinfo, France
Culture, Europe 1) ou à la télévision (France 2, France 3,
France 5, Arte, TV5). Cette différence entre l’attaque
militante et l’observation scientifique est emblématique

142
D’autres modèles ?

du fossé qui sépare une critique des médias reposant sur


des analyses et le discours anti-média qui fait confiance à
sa vision du monde sans la confronter à la réalité.
La solution, pour Guénolé, c’est que les hérétiques
subvertissent le système. Et, pour ce faire, il n’est d’autre
issue, selon lui, que de « dégager les médias », ce qui
signifie « casser le monopole audiovisuel prosystème » et
ajouter au paysage un nouveau grand média antisystème,
qui exprimerait un autre regard en se dotant d’une ligne
éditoriale définie par les critères suivants : le respect de la
déontologie de l’information, le refus d’une pensée unique
qui reproduirait le défaut des médias mainstream et, donc,
la possibilité d’inviter des gens qui ne partagent pas les
idées du média. En bref, une ligne éditoriale « altersys-
tème, humaniste, féministe, républicaine, fraternelle ». Il
va de soi que ce média ne pourrait être financé ni par des
grandes puissances financières ni par la publicité.
Ces propos ne méritaient pas les cris d’orfraie qu’ils sus-
citèrent à l’époque, puisque, en fait de dégagisme, impos-
sible à réaliser dans un cadre démocratique autrement
qu’en les boycottant, il s’agissait de proposer un contre-
modèle qui vit le jour quelques mois plus tard, sous un
nom pour le moins totalitaire : Le Média. Le 18 janvier
2018, en effet, fut diffusé le premier journal télévisé du
site. Lors de l’université d’été, Guénolé avait avancé l’idée
d’utiliser les mêmes codes que les journaux télévisés des
grandes chaînes. La journaliste Aude Rossigneux regarda
donc son interlocuteur dans les yeux pour lancer les sujets,
comme les téléspectateurs y sont habitués depuis 1954.
Néanmoins, on pouvait noter de nombreuses différences.
Le générique, au lieu de glorifier le 20 heures avec une
musique angoissante, montrait des « gens ». Bien que cela

143
Médias : Sortir de la haine ?

tranchât avec ce que l’on voit maintenant, ce n’était pas


une nouveauté, puisque France 3 eut la même idée, pour
se rapprocher de ses destinataires, dans les années 1990.
Plus originale, la présence, dans le fond du studio, de trois,
quatre anonymes attablés pour souligner cette proximité.

Le choix des informations diffère en partie des 20 heures


mainstream. Le dessinateur Binet, invité ce jour-là,
explique que l’un des modes rhétoriques du journal télé-
visé est de « parler des salauds de pauvres » alors que le
Média va parler des « salauds de patrons ». Confirmant
ses dires, le journal enchaîne des infos sur les manifesta-
tions à travers le monde, dénonce, par la voix d’un syn-
dicaliste, les « mensonges » de la direction de PSA et la
collusion du patronat avec Macron (« les patrons ont
dicté la loi à Macron », à propos du licenciement). Si la
déontologie journalistique recommande de séparer les faits

144
D’autres modèles ?

des commentaires, ici, les seconds scandent constamment


l’énoncé des informations : « sans surprise, la politique
d’Emmanuel Macron avantagera principalement les ultra-
riches ». Last but not least, les autres médias sont accusés
de mentir et d’être de connivence avec le gouvernement.
À propos de Notre-Dame-des-Landes, par exemple, la
présentatrice met en garde contre la bataille de la commu-
nication et les « bobards et fake news ».
70 000 personnes ont regardé cette première émission
en direct. Un mois plus tard, l’audience s’est réduite à
15 000  vues 1 et la formule du journal s’est stabilisée. Une
analyse rapide de l’édition du 15 février 2018 confirme
ce qui a pu être observé le premier jour 2. Contrairement
aux JT de TF1 ou de France 2 qui enchaînent de quinze à
vingt sujets, celui-ci ne présente aucun reportage. Sur un
total de 15 minutes et 26 secondes (si on exclut la longue
page musicale de 9 minutes 23 secondes), il ne comporte
que 51 secondes d’images, toutes d’archives, et une inter-
view enregistrée d’un chercheur de l’IFRI d’un peu plus de
quatre minutes. Chose remarquable, toutes les questions à
ce spécialiste ont été coupées, ce qui donne une fluidité à
son discours. Interrogé sur cette absence de reportage, Le
Média affirme que c’est un choix éditorial :

« Au lieu d’un enchaînement de reportages qui


n’impriment pas, au lieu d’un tout images avec voix
off qui “efface” le rôle journalistique, nous avons
décidé une autre pratique. Celle-ci consiste à affirmer

1.  Libération, Checknews, « Le Média propose-t‑il un traitement de


l’actualité différent de celui des autres JT ? », 27 février 2018.
2.  Ce JT est consultable à l’adresse suivante, le 2 juillet 2019 : https://
www.youtube.com/watch?v=Ya7VgoTtF6w.

145
Médias : Sortir de la haine ?

le point de vue du journaliste par sa présence et son


explication en plateau, à filmer en priorité ceux qu’on
voit peu et à miser sur des éléments d’illustration
pédagogiques. La parole doit prendre le dessus par
rapport à l’image et celle-ci jouer un rôle illustratif.
C’est un choix éditorial très fort qui correspond très
bien à Internet et à la pratique des internautes 3. »

Cette option quasiment radiophonique est-elle un


choix ? On peut en douter. Faire des reportages coûte cher
aussi bien en matériels qu’en ressources humaines et on voit
mal comme un média qui dépend de ses seuls « socios »
– définis comme « ceux qui cotisent à l’association du
Média » – pourrait en assurer la fabrication. De là à can-
tonner l’image dans un rôle uniquement illustratif, comme
si le pouvoir d’informer ne dépendait que des mots, c’est, on
me l’accordera, un peu expéditif. Ce qui est sûr, c’est que les
journalistes affirment leur point de vue dans un duo parfai-
tement rodé avec la présentatrice qui donne le ton. Quand
son collègue en plateau explique que le MEDEF ne sou-
haite pas que les contrats courts soient sanctionnés, Aude
Rossigneux ponctue l’information d’un « sans blague ! »
Quand on annonce que la mise en place de la sélection a
été adoptée à l’Assemblée par 66 votants, elle ne se contente
pas d’une simple interjection, mais condamne plus ouverte-
ment : « On voit combien l’avenir de la jeunesse passionne
les parlementaires… C’est extrêmement encourageant. »
Intervention qui construit une critique implicite de Macron
quand on le rapproche d’un autre commentaire à propos de
la démission de président Jacob Zuma en Afrique du Sud,

3.  Libération, Checknews, loc. cit.

146
D’autres modèles ?

menacé d’un vote de défiance au Parlement par son propre


parti : « finalement c’est pas mal un régime parlementaire ! »
À d’autres moments, elle feint de concéder un bon
point au gouvernement (encore à propos des contrats de
travail) : « Il y a quand même une bonne nouvelle dans
cette histoire, du moins on dirait, c’est que l’État veut
plus de CDI… » C’est alors que le journaliste tempère
son optimisme : « En fait, c’est ce qu’ils veulent nous
faire croire… avec la réforme du travail ils estiment avoir
rendu suffisamment flexibles les CDI pour que les patrons
en appliquent davantage. Le gouvernement veut des tra-
vailleurs pauvres mais plutôt en CDI. » Le glissement de
l’État identifié comme tel à un pluriel anonyme (« c’est ce
qu’ils veulent nous faire croire ») est typique de la rhéto-
rique complotiste. On y reconnaît les signes de la volonté
de manipulation attribués aux puissants qui nous gou-
vernent.
Le site Checknews conclut de son côté son observation
du JT du Média de la façon suivante :

« …Le Média accorde de longs temps de parole à ses


journalistes, à des syndicalistes ou à des artistes plutôt
que de réaliser des sujets condensés regroupant des
sources différentes, comme le font traditionnellement
les JT de France 2 et de TF1. La webtélé propose
un traitement plus important de sujets internationaux
et sociaux alors que les faits divers et la météo sont
traités de façon marginale 4. »
4. « Le Média propose-t‑il un traitement d’actualité différent de celui
des autres JT ? », CheckNews, Emma Donada, 27 février 2018 https://www.
liberation.fr/checknews/2018/02/27/le-media-propose-t‑il-un-traitement-de-
l-actualite-different-de-celui-des-autres-jt_1632613.

147
Médias : Sortir de la haine ?

Qu’est devenu Le Média au regard des promesses qui


l’avait entouré ? Globalement il ressemble à la descrip-
tion qui en avait été faite par Guénolé lors de l’université
d’été de La France insoumise. Néanmoins deux obser-
vations s’imposent. La première concerne la répartition
entre les faits et les commentaires : bien que les seconds
relèvent des droits du journaliste, ils se mêlent ici très inti-
mement à l’information. La seconde promesse concernait
le contradictoire. La règle journalistique qui consiste à
présenter des avis contraires s’agissant d’une décision ou
d’une mesure gouvernementale n’est pas respectée. Ce
parti pris est cohérent si l’on admet que ce journal n’a
pas de prétention à être objectif ou neutre, et qu’il est
un média ­d’opinion comme peuvent l’être L’Humanité
ou ­L’Opinion. En revanche, quid du refus d’une pensée
unique que Guénolé appelait de ses vœux pour éviter de
reproduire le défaut des médias mainstream ? La promesse
est purement et simplement oubliée.
Une dizaine de jours après le JT que je viens d’évoquer,
la présentatrice est débarquée par le comité de pilotage qui
considère que son essai n’est pas concluant. Elle se plaint
de la brutalité de cette décision qui « serait peut-être un
sujet pour Le Média si elle était le fait d’un Bolloré » et
conclut : « Toute cette histoire montre que j’ai eu un tort :
vouloir à tout prix rester journaliste, là où on attendait de
moi que je sois militante 5. »
Dès la deuxième saison, le JT est arrêté. La présidente
et directrice de la publication du Média, Sophia Chikirou,
quitte son poste pour rejoindre Jean-Luc Mélenchon et est
remplacée par Aude Lancelin. Les difficultés financières
5.  « Le Média : les coulisses d’une crise », Le Monde, 9 avril 2018.

148
D’autres modèles ?

s’accumulent, l’appel à la souscription se révèle déce-


vant et des ennuis judiciaires surgissent quand, pour tout
arranger, l’équipe du Média apprend que Sophia Chikirou
a émis un chèque de 67 146,58 euros, avant son départ, en
paiement des services de sa société Médiascop.
Mon but n’est ni de faire l’histoire, déjà complexe, du
Média, ni de le critiquer, seulement d’en tirer quelques
conclusions sur le modèle alternatif aux médias main­
stream. Cette expérience rappelle d’abord à ceux qui l’au-
raient oublié que l’information coûte cher, spécialement,
l’information audiovisuelle. Comment rivaliser avec les
chaînes de télévision quand on ne dispose pas de cars de
reportage, d’envoyés spéciaux ou de bureaux à l’étranger ?
Le téléspectateur peut-il se contenter de regarder une
présentatrice dans les yeux sans voir de reportages sur
les événements d’actualité à l’heure où toutes les grandes
chaînes de radio sont devenues des télévisions ? L’antidote
aux télévisions est-il à chercher du côté de la radio ? Et,
enfin, comment assurer une continuité du dispositif quand
celui-ci dépend du nombre des socios et que celui-ci se
réduit ? Ce problème est commun à tous les médias privés,
y compris à ceux qui sont financés par les grands patrons,
comme Canal+. Avec la fuite des abonnés, la chaîne a
revu ses effectifs à la baisse. Aude Lancelin est finalement
obligée de faire le constat qu’un JT quotidien est beaucoup
trop coûteux et de changer sa formule pour une « critique
du traitement médiatique de l’actualité ». Cette conclusion
était prévisible. Comment imaginer qu’un me-too pauvre
des journaux télévisés pourrait leur prendre des parts
de marché ? Les sites qui s’en sortent comme Mediapart
proposent un autre modèle et ne singent pas les grands
médias audiovisuels : d’une part, à l’exception d’entretien

149
Médias : Sortir de la haine ?

en plateau, le site ressortit essentiellement à l’écrit, ce qui


est beaucoup moins dispendieux ; d’autre part, il est sur un
positionnement différent des médias mainstream : un jour-
nalisme d’investigation qui ne recouvre pas toute l’activité
journalistique des chaînes de télévision.
La deuxième question posée par l’expérience du Média
est de savoir si un média audiovisuel militant peut véri-
tablement remplacer une approche neutre. Neutre  ?
Qu’est-ce que je viens d’écrire ? Cela n’existe pas ! Quelle
naïveté ! Je vous le concède, le mot est un peu provocant.
Je veux seulement dire un média qui respecte cette règle
cardinale du journalisme qu’est le contradictoire ! Elle
m’agace parfois quand je regarde un 20 heures car j’aime-
rais qu’on ne donne la parole qu’au point de vue qui est le
mien, mais très vite je me ressaisis, car je sais que la démo-
cratie est ailleurs. Dans la prise en compte de la diversité
des positions.
Si l’on peut redouter le poids des puissances de l’argent
sur l’information, il faut tout autant se méfier des excès
auxquels peut aboutir le militantisme. En quelques mois
d’existence, Le Média en a fourni quelques preuves dont
celle-ci, qui fit grand bruit à l’époque. Durant le mouve-
ment étudiant de 2018, Le Média a publié la vidéo d’une
étudiante racontant qu’elle avait vu un blessé grave à la
suite de l’intervention de la police, récit démenti le même
jour par la Préfecture de police. L’article était illustré par
une photo qui se révéla ensuite avoir été prise pendant
les manifestations sur l’indépendance de la Catalogne.
Quelques jours plus tard, l’étudiante avoua avoir menti.
Le Média présenta ses excuses, mais Gérard Miller, le
directeur de la rédaction, affirma ne pas vouloir se « laisser
impressionner par les cris d’orfraie des défenseurs de

150
D’autres modèles ?

“l’exactitude” », évoquant des étudiants traumatisés, à qui


« il fallait donner la parole 6 ». Des journalistes eurent beau
jeu de se moquer du manque de recoupement de l’infor-
mation, qui est la base du journalisme.

Un outil de soft power

Des médias soumis au gouvernement… une vieille


lune. Des médias soumis au pouvoir de l’argent… rien de
nouveau sous le soleil. Mais un média financé par un gou-
vernement étranger qui se présente comme une alternative
aux chaînes françaises ?
Voici une situation qu’il était difficile d’imaginer avant
l’ère numérique et la mondialisation des réseaux audio-
visuels et qui s’est imposée en quelques mois dans le pay-
sage français. Le 18 décembre 2017 est lancée la chaîne RT
France, nouvelle déclinaison du groupe Russia Today, qui a
déjà des versions espagnole, allemande, américaine, britan-
nique et arabe. Entièrement financée par le gouvernement
russe, elle définit, par la voix de sa présidente, sa ligne édito-
riale de la façon suivante : « Il y a de nombreuses opinions
qui ne sont pas exprimées et nous espérons apporter une
certaine valeur au public français en donnant une voix à ces
types de points de vue et en invitant des personnes qui ne
sont pas toujours les bienvenues sur les principaux médias. »
De fait, « des blogueurs confidentiels sont donc présentés
comme des chercheurs reconnus. Des militants d’organi-
sations radicales deviennent “des interlocuteurs représenta-
tifs”. Des essayistes publiés à compte d’auteur sont traités

6. Cécile Bouanchaud, « Cinq jours après l’évacuation de Tolbiac, la


vérité se fait jour » Le Monde, 25 avril 2018.

151
Médias : Sortir de la haine ?

comme de prestigieux universitaires 7 ». La crise des Gilets


jaunes est l’occasion de mettre en œuvre encore plus explici-
tement cette promesse de donner la parole à des « opinions
qui ne sont pas exprimées », affirmation qui, comme on
l’a vu précédemment, recouvrait une réalité puisque cer-
taines catégories sociales étaient sous-représentées sur les
chaînes françaises. À noter que pour RT France comme
pour Le Média, le choix d’inviter des personnes rejetées
des médias mainstream est constitutif de l’alternative dont
ils se réclament. De la sorte, toute personne présente sur
le plateau est ipso facto présentée comme une victime du
« système ». L’habileté de RT France est d’avoir corrélé
cette prétendue ouverture aux points de vue invisibles à
des mouvements sociaux ou de contestation se déroulant
dans le pays d’accueil. RT America a surfé sur le mouve-
ment Occupy s’élevant, en 2011, contre les inégalités écono-
miques et sociales. Elle a couvert ensuite les manifestations
antiracistes Black Lives Matters, tandis que RT UK revenait
régulièrement sur le Brexit. Alors qu’en 2005, Poutine avait
créé Russia Today pour lutter contre les stéréotypes concer-
nant la Russie – communisme, neige et pauvreté –, pour
en donner une image plus « glamour » à l’étranger, RT pré-
sente une autre version du soft power : le but de la chaîne
est plutôt de montrer les faiblesses, les injustices, les mécon-
tentements qui sont au cœur des sociétés occidentales et,
en l’espèce, de la France. En ce point, le président Macron,
en qualifiant RT France « de propagande, et de propa-
gande mensongère, ni plus ni moins », devant Poutine,
7. https://www.vanityfair.fr/pouvoir/medias/story/rt-la-chaîne-russe-qui-
bouscule-la-tele-francaise/5918?fbclid=IwAR1QbA-eHNK3UQRBzPfHIfZ4E
gxWt6qjJsVWt5hw42z_NkeR4K2n3_Co3qY#1.

152
D’autres modèles ?

lors de sa visite en France, rejoint les analyses menées par


l’OFCOM en Grande-Bretagne. Cet équivalent du CSA,
après avoir étudié en détail des programmes de RT UK
de mars-avril 2018, a conclu que « les informations de RT
cassent les règles de la télévision par leur incapacité à pré-
server l’impartialité qu’on peut en attendre 8 ».
Après la « neutralité », « l’impartialité » ! Comment un
spécialiste des médias qui les a analysés pendant quelques
décennies peut-il cautionner un tel vocabulaire ? Vous
avez raison, cela paraît curieux tant les professionnels eux-
mêmes hésitent à l’employer. Pourtant, dès lors qu’on
utilise leurs antonymes, on comprend ce que je veux dire,
non ? Un JT pas neutre… un JT partial… Cela signifie
bien autre chose que cette limite asymptotique que doit
viser le journaliste. Affirmer qu’on va privilégier un point
de vue qui ne se rencontre pas ailleurs, c’est peu ou prou
afficher sa partialité et son absence de neutralité. Il n’est
pas nécessaire de se livrer à une analyse aussi fouillée que
l’OFCOM pour comprendre ce que cela signifie. Le
34e acte des Gilets jaunes correspond parfaitement à la
ligne éditoriale annoncée lors du lancement de RT France.
Ce 6 juillet 2019, tandis que, sur les chaînes info, leurs
démonstrations de présence étaient éclipsées par le ras-
semblement contre les « féminicides » et par les départs en
vacances, RT France en rendait compte de demi-heure en
demi-heure. Qui plus est, toujours du seul point de vue
des manifestants. Loin de se cantonner à la capitale, les
infos proviennent de plusieurs régions (Nancy, Haute-
Savoie, Bordeaux), elles soulignent l’aspect positif pour
8. https://www.ofcom.org.uk/about-ofcom/latest/media/media-
releases/2018/update-investigations-rt-news

153
Médias : Sortir de la haine ?

les automobilistes qui partent en vacances : péage gratuit


au niveau d’Allonzier-la-Caille, de Limas (Rhône) et de
Dozulé (Calvados), et signalent les violences policières
(« 18 h 24 à Toulouse, l’arrestation musclée d’un Gilet
jaune par les forces de l’ordre provoque l’indignation des
manifestants. ») En passant, à 14 h 42, on apprend que des
Gilets jaunes brûlent un drapeau européen en entonnant
La Marseillaise au niveau de la place de Catalogne dans le
14e arrondissement de Paris. Un invité en plateau entre-
coupe ces directs, l’essayiste Philippe Pascot, auteur de
Pilleurs d’État, livre de 2015 qui, selon l’éditeur, « nous
entraîne à la découverte de ce que nos élus cachent sous le
tapis de leur exemplarité affichée et de leur moralité élas-
tique quand elle touche à leurs privilèges ». Le moins que
l’on puisse dire, c’est qu’il semble en phase avec les Gilets
jaunes qui s’en prennent aux politiques pour les mêmes rai-
sons. Son analyse – Emmanuel Macron « est en train de se
mettre à dos l’ensemble des corporations » – en témoigne.

Comparaison du rubriquage
des chaînes en continu
Cette proximité de RT France avec les destinataires
visés s’affiche dès la page d’accueil du site. La com-
paraison avec les chaînes d’information en continu
est édifiante. Franceinfo propose un rubriquage quasi
intemporel, en ce sens que tous les événements passés
ou à venir peuvent s’y couler dans la mesure où il cor-
respond à une façon de découper le monde : Politique/
Examens 2019/Faits Divers/Société/Éco-Conso/Monde/
Culture/Sports/Santé/Sciences/Tech/Web/Animaux/
Météo/Vrai Ou Fake/LE LIVE

154
D’autres modèles ?

Le seul élément variable est celui qui correspond à


l’actualité la plus brûlante, en l’occurrence « examens » :
nous sommes en période de résultats du bac. Remar-
quable aussi, le fait que le site insiste sur une dimension
éthique, éducative, la différenciation entre le vrai et le
faux.
BFM TV procède d’une façon assez proche :
Vidéos/Politique/Police-Justice/International/Société/
Économie/Tech Auto/Santé/Sport/People/Chez Vous/Météo
Seules différences : l’accent mis sur les vidéos plutôt
que sur le direct et, surtout, le glissement vers le diver-
tissement (People) et plus proche du destinataire (Chez
vous).
LCI accentue cette pente en regroupant toutes les
rubriques « sérieuses » sous le mot-clé « Newsroom », qui
comprend les rubriques : International/Politique/Terro-
risme/Police/Football/Autres sports/Météo
RT France s’écarte de ces modèles en présentant deux
lignes. La première (au-dessus) offre ces choix :
Actualités/France/International/Économie/Opinions/
Interdit d’interdire/Magazine/Documentaires/Videos/RT360
Si l’on met de côté les trois premières étiquettes qui
abordent le monde et les programmes par trois angles,
plus un critère temporel (actualités), il s’agit plutôt de
présenter la programmation de la chaîne, en accentuant
en passant le vent de liberté qui y souffle, via le slogan
hérité de 1968 Interdit d’interdire.
La seconde ligne n’est pas structurée en fonction de
rubriques intemporelles, valable quel que soit le moment,
mais insiste au contraire sur l’actualité :
Accord UE-Merco Sur/Hong Kong/Sea-watch3/ADP/
Écologie/Burkini/Crise au Venezuela/Gilets jaunes
Quelles relations entre tous ces événements ? D’abord, la
contestation du pouvoir : les Hongkongais qui se révoltent

155
Médias : Sortir de la haine ?

contre le Parti communiste, les manifestations contre


Maduro, et, bien entendu, les Gilets jaunes, qui ont droit
à une rubrique permanente. Ensuite, la question posée
par l’immigration : le Sea-watch qui a sauvé des migrants,
le burkini qui a soulevé des polémiques sur l’intégration
et, perdu au milieu de tout cela, l’écologie qui est au
centre des débats après le bon score des Verts aux Euro-
péennes et que l’accord de l’Europe avec le Mercosur met
à mal selon certains acteurs. Le traitement du burkini est
très symptomatique de la conception de l’information
qui règne sur le site. Si la question est peu abordée par
les autres médias en ce mois de juillet 2019, RT France
en fait une story où se joue la question de la liberté en
France. 23 juin : « Des femmes en burkini organisent une
opération coup de poing dans une piscine de Grenoble »,
pour montrer qu’elles n’ont aucun motif religieux.
25 juin : « Contre l’islam radical, tous à poil ». 30 juin :
« Le burkini ? Une provocation aux relents d’intégrisme
religieux » ; 7 juillet : « Tourcoing : une ancienne candi-
date EELV accusée de comparer l’interdiction du burkini
à l’Holocauste ». Comme on le constate, ces paradigmes
d’information entretiennent donc aussi des relations
transversales : la privatisation d’Aéroport de Paris n’est-­
elle pas au centre d’un référendum d’initiative par­tagée,
premier pas vers ce référendum d’initiative populaire que
réclament les Gilets jaunes ? En reliant ces rubriques les
unes avec les autres, les usagers peuvent éprouver ces
faiblesses, les injustices, les mécontentements qui sont
au cœur des sociétés occidentales, dont je parlais plus
haut. Tous sont incités par le site à former une « com-
munauté », terme que RT France emploie pour désigner
les vidéos les plus populaires (« Populaire dans la com-
munauté »). Communauté assez hétéroclite qui est réunie
non pas par le partage de valeurs communes, comme

156
D’autres modèles ?

c’est le cas pour Le Média, mais par son opposition. En


juillet 2019, voici, par exemple, les titres de la rubrique
« Économie ».

Fonctionnaires maltraités, agriculteurs en colère contre


l’Europe, personnes défavorisées atteintes par la réforme
des APL… en quelques lignes RT France a donné des
raisons aux catégories sociales les plus diverses de s’en
prendre au gouvernement.

Chaque jour est produit un millier de dépêches. Un


média qui les choisit en fonction d’un discours orienté
par un point de vue unique peut être dit « partial » et,
dans cette mesure, il ne peut représenter un antidote à
un média qui respecte une certaine diversité des informa-
tions en fonction de rubriques conçues comme un sys-
tème de classement et non comme une arme de guerre.
Néanmoins RT France, considéré par le Gilet jaune
Éric Drouet comme « le seul média libre de France » est
devenu pendant cette crise le premier média français sur la
plate-forme vidéo YouTube avec des reportages visionnés

157
Médias : Sortir de la haine ?

23 000 000 de fois et a généré près du double de l’audience


cumulée du Monde, Le Figaro, l’Obs et le Huffigton Post.

Un contre-pouvoir ?

En janvier 2020, un spectateur d’une représentation


théâtrale aux Bouffes du Nord twitte : « Je suis actuelle-
ment au théâtre des bouffes du Nord (Métro La Chapelle).
Trois rangées derrière le président de la République. Des
militants sont quelque part dans le coin et appelle[nt] tout
le monde à rappliquer. Quelque chose se prépare… la
soirée risque d’être mouvementée. » Peu après, il demande
à ses abonnés s’il doit ou non lancer ses chaussures sur le
président, à l’image du célèbre geste d’un journaliste ira-
kien contre le président américain George W. Bush en
2008, avant de rajouter « Je plaisante ». Taha Bouhafs,
l’homme ayant envoyé ces messages, étant journaliste au
site Là-bas si j’y suis (https://la-bas.org/), un débat récurrent
a refait surface : qu’est-ce qu’un journaliste ? Pour les uns,
la définition est purement juridique et économique : « Est
journaliste professionnel toute personne qui a pour activité
principale, régulière et rétribuée l’exercice de sa profession
dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications
quotidiennes et périodiques ou agences de presse et qui en
tire le principal de ses ressources ». Pour les autres, dont je
suis, le journalisme est d’abord un acte de langage. Quand
le médiateur incite à passer à l’action directe, notamment
par la violence, comme dans le cas de Taha Bouhafs, une
frontière est franchie, qui ouvre vers l’activisme.
Informer, c’est faire savoir et expliquer avec des mots ou
des images ; commenter, c’est penser, juger un événement.
L’éventail des actes de langage ne serait pas complet sans

158
D’autres modèles ?

le droit du journaliste de dénoncer une situation que son


enquête met au jour, c’est-à-dire selon le Trésor de la langue
française, de « faire connaître publiquement ou nettement ».
Cet acte est indissolublement lié à l’investigation, dont la
nécessité est d’autant plus forte qu’elle tend à se raréfier
à l’heure actuelle pour des raisons économiques, comme
nous l’avons vu. Néanmoins il soulève une interrogation
éthique quand, de ce premier sens du verbe, synonyme
d’informer, le geste journalistique glisse vers ce second :
« Faire connaître publiquement une chose de manière à la
faire condamner par l’opinion. »
D’abord, parce qu’il ne revient pas au même de dénoncer
un fait, un événement ou le comportement d’une personne.
Représentatif du premier mode de dénonciation, « L’œil
du 20 heures » de France 2 enquête régulièrement sur des
faits qui paraissent obscurs pour les tirer au clair. Exemples :
« Des ruisseaux rayés de la carte ne sont plus protégés des
pesticides » ; « Les sites de revente des billets dans le viseur
des promoteurs de spectacle » ; « Les abeilles nourries aux
betteraves » ; « Privés de postes depuis 25 ans, ces fonction-
naires sont pourtant toujours payés ». Tous ces sujets de
juillet 2019 alertent sur des informations peu traitées, voire
ignorées, et ne sont pas de simples illustrations de dépêches
d’agence. Comme son nom l’indique, l’émission d’Élise
Lucet, Cash investigation, sur la même chaîne, s’est spécialisée
dans la recherche d’informations inconnues du public, mises
au jour grâce à des semaines d’enquête sur le terrain. Son but
est de contrecarrer la communication des entreprises, sou-
vent complaisamment relayée par les médias. Parfois brutale
dans ses interviews de cadres ou de chefs d’entreprise, très
cash, Élise Lucet pourchasse les évasions fiscales, les détour-
nements d’argent, la pêche industrielle, les multinationales

159
Médias : Sortir de la haine ?

productrices de semences, etc. Ce programme n’est pas le


seul mode d’information du service public, il est un complé-
ment au journalisme d’actualité du JT.
Les mises en cause de ministres, de chanteurs ou de
personnalités pour leurs comportements se sont multi-
pliées ces dernières années, répondant à une demande de
transparence toujours plus forte de notre société. Contrai-
rement à la dénonciation d’un fait, elles accusent nom-
mément des personnes et risquent de salir leur réputation
ou de mettre à mal la présomption d’innocence. Décider
quand et comment doivent être divulguées les informa-
tions recueillies relève alors d’un inévitable questionne-
ment éthique. L’actualité nous fournit tous les jours des
exemples pour y réfléchir. Parmi ceux-ci je retiendrai l’af-
faire Rugy, révélée par Mediapart, qui a mené à la démis-
sion du ministre, en raison du débat qu’elle a suscité sur
la relation entre la morale et le droit. Mon but n’est pas
de juger la production de l’ensemble de ce journal, qui
publie des enquêtes de fond sur l’écologie, la politique le
terrorisme, mais de me saisir de cette affaire comme d’un
laboratoire pour observer le fonctionnement et les consé-
quences de la révélation d’un fait mis au jour par une
investigation qui s’inscrit dans une mission globale d’indé-
pendance et de « contre-pouvoir » au système politique 9.
Comment cette mission est-elle il mise en œuvre en
l’occurrence ?
Tout commence par un article publié le 12 juillet 2019 :
« La vie de château sur fonds publics des époux de Rugy. »

9. Lettre de bienvenue d’Edwy Plenel aux nouveaux abonnés : « En vous


abonnant, vous faites le pari audacieux de faire vivre une presse indépendante,
indispensable à la démocratie. Notre système politique a besoin que s’exercent des
contre-pouvoirs, et grâce à vous, Mediapart peut assumer pleinement ce rôle. »

160
D’autres modèles ?

Le texte commence ainsi : « François de Rugy et sa femme


ont multiplié des agapes entre amis dignes de grands dîners
d’État […] Cette débauche de dîners de grand standing
[…] a pris de telles proportions qu’elle a suscité l’indigna-
tion de certains fonctionnaires de l’Assemblée nationale 10. »
D’emblée, l’enquête se situe du côté de « l’abaissement
moral », non pas prouvé par une réflexion philosophique
sur les normes et sur leur adéquation au contexte, mais tel
qu’il est perçu par le personnel, dont on comprend qu’il est
aussi la source du journaliste. L’opposition paradigmatique
digne/indigne n’est pas sans rappeler le fameux mot d’ordre
du résistant Stéphane Hessel Indignez-vous ! qui accordait la
primauté à l’émotion, poussant son lecteur ou son auditoire
à une révolte ne débouchant sur aucune solution pratique.
Pour donner plus de force à cette indignation et la faire
partager par le lecteur, le journaliste déplace la discussion
de la question générale – est-il normal de dépenser autant
pour des invités du président de l’Assemblée nationale ? –
à la question de la personne. Si le prix supposé des repas
paraît scandaleux au journaliste, ce n’est pas en tant que
tel, c’est qu’il « apparaît en franche contradiction avec le
combat mené depuis des années par François de Rugy pour
la transparence et une meilleure gestion des deniers publics
au Parlement ». En d’autres termes, le scandale réside dans
l’écart entre les paroles et les actes. Cette façon de dévaluer
les unes par les autres me rappelle cette critique commune
adressée à Jean-Jacques Rousseau, auteur d’un traité d’édu-
cation, L’Émile, dont la crédibilité serait nulle en raison du
fait qu’il a placé ses cinq enfants aux Enfants-trouvés. Rugy
10. « La vie de château sur fonds publics des époux de Rugy », par
Fabrice Arfi, article publié le vendredi 12 juillet 2019.

161
Médias : Sortir de la haine ?

n’a pas l’œuvre de Rousseau derrière lui mais le but de la


manœuvre est semblable : discréditer l’énonciateur, atta-
quer son ethos, montrer qu’il n’est pas sincère. Peu importe
que ce dernier soit le président de l’Assemblée qui ait le plus
œuvré en faveur de la transparence parlementaire 11. L’article
vise l’ethos de l’homme politique en s’appuyant sur le topos
largement partagé que les hommes politiques ne tiennent
pas leurs promesses et qui ne font pas ce qu’ils disent. La
proposition aurait pu être argumentée de mille façons,
mais l’appliquer au train de vie du président de l’Assem-
blée nationale, quatrième personnalité de l’État, a une autre
saveur en ces temps où des citoyens ciblent les dépenses
somptuaires des dirigeants et l’inégalité devant l’impôt.
La rénovation de la salle des fêtes de l’Élysée avait été
mal reçue par les Gilets jaunes en février 2019, Media-
part leur donne une nouvelle raison de se révolter. Cette
fois, ce n’est plus l’utilisation des « fonds publics » qui est
dénoncée, mais le détournement de l’argent des contri-
buables au profit d’un homme. Jugez-en : « Rugy : les
contribuables ont aussi enjolivé à grands frais l’appartement
du ministre. » La méthode est la même que précédem-
ment : un artisan recalé pour les travaux témoigne – « On
n’était pas dans une nécessité mais plutôt du confort » –,
comme précédemment les « fonctionnaires » indignés.
Puis le journal souligne que, « chez François de Rugy il
y a les paroles [= pour une meilleure gestion des deniers
publics] et les actes [63 000 euros de travaux] ». L’article
ne précise pas que les derniers travaux remontent à seize
ans, et encore moins qu’ils ne sont pas pour Rugy, comme
11.  Mattieu Caron, « L’affaire Rugy ou la transparence de nos contradic-
tions », Le Monde, 19 juillet 2019.

162
D’autres modèles ?

l’indique le titre, mais aussi pour les ministres qui pren-


dront sa place. La personnalisation est une raison de plus
pour lui en vouloir. Un troisième article titille encore
un peu plus le contribuable qui est en chacun de nous :
« Pourquoi François de Rugy n’a pas payé d’impôts sur le
revenu en 2015. » Pourtant le journaliste explique dans le
détail que rien n’est illégal : « Aussi étonnante que puisse
paraître l’information, elle ne tient pas à une fraude mais
au régime très favorable dont jouissaient alors les parle-
mentaires. » J’arrête ici, bien que le feuilleton ait continué,
puisque tout l’art d’un média – indépendant ou non – est
de distiller l’information progressivement pour s’assurer
la fidélité du lecteur. Ce dernier article exemplifie parfai-
tement la problématique à laquelle est confronté le jour-
nalisme d’investigation : doit-il révéler des faits illégaux et
des dysfonctionnements de l’État ou faire la morale ?
Le directeur général du think-tank l’Observatoire de
l’éthique publique répond à sa manière en faisant quelques
réserves, non pas sur le journalisme d’enquête, qui est un
« bien public », mais sur la méthode mise en œuvre par
Mediapart : « Le rôle du journaliste d’enquête n’est-il
pas de chercher la vérité par l’exposé des faits, de tous les
faits, rien que les faits ? Ne doit-il pas utiliser des termes
aussi cliniques que possibles pour rendre compte de son
enquête ? Et surtout sa rédaction ne doit-elle pas s’inter-
dire de feuilletonner les informations qu’il découvre 12 ? »
Je reviendrai plus loin sur ces critiques concernant le
vocabulaire employé pour décrire un fait et la distillation de
l’information (voir encadré, p. 173). Pour l’instant, je me
contenterai d’interroger le statut de la preuve. La plupart
12.  Mattieu Caron, op. cit.

163
Médias : Sortir de la haine ?

des accusations portées contre des personnes commencent


par des paroles (ici, celles de « certains fonctionnaires de
l’Assemblée nationale » ou celles d’un artisan). Or, comme
le rappelle le bâtonnier Delarue, « la parole n’est jamais une
preuve » et la « sacralisation de la parole » met en péril la
présomption d’innocence, comme cela est apparu dans l’af-
faire d’Outreau où des personnes ont été accusées à tort
d’actes pédophiles par des enfants qu’on imaginait a priori
incapables de mentir 13.
Dans le cas qui nous occupe,
ce sont des photos qui ont joué
le rôle de preuve. Trois images :
l’une représentant quatre homards,
l’autre montrant le président de
l’Assemblée nationale seul à une
table joliment décorée, souriant
au photographe, une autre encore
de madame de Rugy derrière une
bouteille de vin. Encore une fois,
la photo a été exhibée comme
une preuve indubitable alors que
rien ne permettait de situer le
contexte, même pas une date,
bien que cette fonction soit pré-
sente sur tous nos appareils. Qui
plus est, la photographie étant
par définition singulative – elle
montre ce qui a été devant l’ob-
jectif à l’instant t –, une seule

13. Colloque Écouter la parole de l’enfant et respecter la présomption


d’innocence, 6 mars 2019, ASL, youtube.com/watch?v=3D_26r_Mhze, à
6' 22"

164
D’autres modèles ?

image ne peut signifier que la même scène a eu lieu dix


fois. Si l’on accepte en outre l’idée évoquée plus haut que,
pour juger une photo, il faut connaître l’opérateur, les
choses se compliquent un peu plus : sont-elles l’œuvre d’un
invité ou de l’un de ces fonctionnaires indignés dont fait
état le journaliste ? Et pourquoi cet opérateur a-t‑il pris la
photo ? Pour garder un souvenir ou dans l’intention de
nuire ? Le cadrage faisait pencher pour la seconde hypo-
thèse. Quand on photographie une femme attablée, on
évite en général de mettre une bouteille de vin en premier
plan, de peur de suggérer un lien trop fort entre les deux,
on ne tourne pas forcément l’étiquette de la bouteille vers le
spectateur, comme dans une publicité ou un placement de
produit, et on signe l’accord entre le sujet et le photographe
par un regard à l’objectif, ce qui n’est pas le cas ici. Ce n’est
pas à l’opérateur que sourit madame de Rugy, mais à une
personne qui se trouve à sa droite. Mediapart s’est-il pro-
curé une image privée ou l’image a-t‑elle été prise pour
Mediapart dans un but de publicisation ? Seule la réponse à
cette question permettrait de dire si nous sommes en pré-
sence d’une investigation, qui a mené à cette photo, ou de
la publication d’une affaire procurée clé en main par une
instance, pour le moment anonyme, en vue de nuire. La
suite des événements nous apprendra que la seconde hypo-
thèse était la bonne. Une amie de madame de Rugy, écon-
duite après lui avoir demandé un service, a procuré la photo
à Mediapart, qui a d’abord recadré le cliché, puis, dans une
publication ultérieure, a reflouté sa source.
Quoiqu’il ne se soit pas situé sur le terrain sémiologique
qui est le mien, Rugy a vivement réagi à la « révélation » de
Mediapart. Selon le ministre, le but de ce site « militant »
est de « couper des têtes ». En cela, il rejoint Emmanuel

165
Médias : Sortir de la haine ?

Macron, qui a formulé des critiques du même genre. Plus


que ces arguments, m’intéresse la réponse du journal déve-
loppée dans un article titré « Mediapart, le Parlement et
“le fantasme du coupeur de têtes” » : « Nous ne “militons”
pour personne mais pour un principe : la moralisation de
la vie publique. » Étonnamment, cette exigence l’emporte
sur le respect de la loi, comme l’atteste cette comparaison
entre un homme condamné à deux ans de prison ferme,
300 000 € d’amende et cinq ans d’inéligibilité et un man-
geur de homard aux frais de la République : « À la différence
de Jérôme Cahuzac, qui menait ses petites affaires dans son
coin, c’est au sein même des institutions de la République
que François de Rugy a mené grand train. » Personnelle-
ment, j’ai dû mal à admettre que des faits punis par la loi
soient moins graves que des comportements réprouvés par
la morale. Il est rassurant à cet égard que la démission du
ministre soit intervenue après une énième révélation sur
l’utilisation de ses frais de mandat pour payer sa cotisation
au parti écologique auquel il appartenait. Encore que. Deux
jours plus tard, Mediapart publiait un article pour préciser
que « si la faute est caractérisée, le risque pénal est faible 14 ».
« 1 % du personnel politique connaît des déboires
judiciaires, plus de 70 % de nos concitoyens continuent à
penser que leurs élus sont corrompus », constate Mattieu
Caron dans l’article du Monde cité supra. L’accusation
portée contre Rugy « d’avoir utilisé le denier public pour
14.  « François de Rugy est-il passible de poursuites judiciaires ? », article
publié le 18 juillet 2019, https://www.mediapart.fr/journal/france/180719/
francois-de-rugy-est-il-passible-de-poursuites-judiciaires?utm_source=201
90718&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_
content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[QUOTIDIENNE]-20190718&M_
BT=1607730221323.

166
D’autres modèles ?

ses dépenses personnelles » est, selon l’historien Jean Garri-


gues, une « accusation qui est difficile à prouver légalement
[et qui] a un impact fort puisqu’elle rejoint l’idée qu’ont les
Français et qui veut que les élus se sentent intouchables et
au-dessus des lois […] « Derrière tout ça, il y a une volonté
de Mediapart de flatter le “populisme” et une stratégie plus
globale de déstabilisation de La République en marche et
d’Emmanuel Macron 15. » Le fait que, en février 2019, une
centaine de Gilets jaunes ont rendu visite à Mediapart,
après que le site eut rendu public un entretien privé entre
Alexandre Benalla et Vincent Crase apporte de l’eau à son
moulin. Alors que tous les journalistes recevaient des pierres
lors des manifestations, bien conscient de l’exceptionnalité
de Mediapart, Edwy Plenel s’est fendu d’un tweet pour
remercier les manifestants : « Merci aux Gilets jaunes pour
ce soutien spontané qui fait chaud au cœur. » D’une cer-
taine manière, la stigmatisation du comportement de Rugy
donne du grain à moudre à ceux qui voulaient marcher sur
l’Élysée, ce qui interroge sur la responsabilité des médias.
On objectera à cette position que Mediapart ne se résume
pas à l’affaire Rugy. Si elle me retient dans cette réflexion sur
les alternatives aux médias mainstream, c’est qu’elle pose un
problème éthique beaucoup plus général. Faut-il dénoncer
des scandales sans se soucier des conséquences possibles,
aussi bien psychologiques (découragement du lecteur, perte
de confiance dans les politiques, etc.) que politiques ou socié-
taux ou faut-il agir en prenant en compte les conséquences
de ses actes ? Pour Edwy Plenel, cette alternative n’en est pas
15.  « Affaire de Rugy : ce qui lui est reproché est mineur », interview de
Jean Garrigues, https://www.lepoint.fr/politique/affaire-rugy-ce-qui-lui-est-
reproche-est-mineur-23‑07‑2019‑2326319_20.php.

167
Médias : Sortir de la haine ?

une : révéler ce qui est caché, y compris quand c’est au prix


d’incursion dans la vie privée – par exemple, en se procurant
des écoutes de conversations –, est la seule morale acceptable
du moment que c’est pour l’intérêt public. « Tout ce qui est
d’intérêt public doit être public même si cela dérange nos
convictions », dit-il. Or cette maxime, loin de s’imposer
comme une vérité intangible et indiscutable relève de ce que
le sociologue Max Weber a précisément appelé une éthique
de la conviction qu’il oppose à une autre éthique possible,
l’éthique de la responsabilité.
« Le partisan de l’éthique de la conviction, écrit-il, ne
se sentira “responsable” que de la nécessité de veiller sur la
flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, par
exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l’in-
justice sociale 16. » Il n’est pas nécessaire de forcer ce texte d’il y
a cent ans pour y voir un portrait ressemblant du directeur de
Mediapart. La « flamme » qui anime Plenel est la recherche
de la vérité : une quête plus encore qu’une enquête. Elle se
fonde sur l’idée que la liberté d’expression n’a pas de limite
dans une démocratie et que rien ne doit l’entraver. Ce com-
battant, si ce n’est ce militant, contre l’injustice sociale, ajoute
Weber, a besoin de partisans. Comme tout héros poursui-
vant une quête, il a besoin d’adjuvants. Et pour les séduire,
il doit leur fournir des « récompenses psychologiques ». Selon
lui, « dans les conditions modernes de la lutte de classes, ce
sont la satisfaction de ses haines, de ses vengeances, de son
ressentiment, surtout et de son penchant pseudo-éthique à
avoir raison à tout prix : par conséquent, assouvir son besoin
de diffamer l’adversaire et de l’accuser d’hérésie 17 ». L’éthique
16.  Le Savant et le Politique, version numérique publiée dans le cadre de
« Les classiques de sciences sociales », p. 142, http://classiques.uqac.ca.
17.  Ibid., p. 147.

168
D’autres modèles ?

de la conviction rencontre fréquemment « le problème de la


justification des moyens par les fins ». Tel tenant de la doc-
trine de « l’amour opposé à la force », continue le sociologue,
va utiliser la force, quelques minutes plus tard, pour aboutir à
l’anéantissement de toute violence. De même, tel journaliste
qui agit au nom de la déontologie va utiliser des « méthodes
déloyales », proscrites pas la Charte de Munich (1971), qui
formule les droits et les devoirs des journalistes (enregistre-
ments visuels ou sonores obtenus on ne sait comment) 18.
Une autre piste s’offre au journaliste : l’éthique de la res-
ponsabilité. Pour celle-ci il répond des conséquences prévi-
sibles des actes accomplis. En ce qui concerne les attaques
répétées contre Rugy, toute une série de conséquences
pouvait être anticipée. De la plus ponctuelle à la plus pro-
fonde et persistante : l’impossibilité de défendre son texte
devant les sénateurs dans une séance prévue le 16 juillet, la
perte d’un ministre, le renforcement du ressentiment des
Gilets jaunes contre « l’élite » et ses rentes de situation, le
renforcement du « tous pourris » et, finalement, la montée
des extrêmes. Comme le note Garrigues, dans cette affaire,
« les conséquences sont disproportionnées par rapport à la
faute morale elle-même 19 ». Plenel se défend en arguant que
Mediapart attaque aussi bien des gouvernements de droite
que des gouvernements de gauche. Que nous est-il permis
d’espérer ? Rien. Juste une haine des politiques. Ce journa-
lisme de dénonciation – plus que d’investigation – n’est-il
pas une entreprise de démoralisation du citoyen plus qu’une
entreprise de moralisation de la vie publique ? Ce qui est

18.  Parmi les dix devoirs du journaliste figurent ceux-ci : « S’obliger à


respecter la vie privée des personnes » et « ne pas user de méthodes déloyales
pour obtenir des informations, des photographies et des documents ».
19.  Ibid.

169
Médias : Sortir de la haine ?

demandé à l’homme politique est à la fois d’être totalement


transparent et sans tache ou, si l’on préfère, innocent. Non
pas au sens juridique, mais au sens moral que lui donne
Jankélévitch, comme un état précédant toute chute. Le phi-
losophe remarque que l’innocence « est une fine pointe, et
si délicate, si facile à émousser qu’un millimètre d’écart à
droite ou à gauche nous jette dans l’océan de l’erreur 20 »
(196). D’où la difficulté d’être un saint, ajoute-t‑il, puisqu’il
faut résister à toute tentation, comme l’a bien montré Flau-
bert dans sa Tentation de saint Antoine. Mais, pourrait-on
ajouter, les saints n’ont pas toujours été dans l’innocence.
Que l’on pense à sainte Pélagie, prostituée notoire avant de
se convertir, ou à saint Augustin qui décide d’abandonner
sa vie de débauche à 33 ans et se convertit lui aussi. C’est
la rupture d’avec l’erreur qui est justement constitutive de
leur sainteté. L’ère des réseaux sociaux ne connaît ni l’erreur
ni le pardon. Les cas sont nombreux, ces dernières années,
où une personne notoirement et honorablement connue se
voit soudain jetée à terre ou donnée aux chiens en raison
d’une phrase qu’elle a prononcée quelques années plus tôt
ou écrite sur Twitter. En 2018, une candidate de The Voice,
Mennel, en fit l’amère expérience. Dans un tweet publié
après l’attentat de Nice, le 15 juillet 2016, elle écrivait :

« C’est bon, c’est devenu une routine, un attentat


par semaine ! Et toujours pour rester fidèle, le “ter-
roriste” prend avec lui ses PAPIERS d’identité. C’est
vrai que quand on prépare un sale coup on oublie
SURTOUT PAS de prendre ses papiers #PrenezNous-
PourDesCons. »

20.  L’Innocence et la Méchanceté, Flammarion, coll. Champs, 1986, p. 196.

170
D’autres modèles ?

Elle eut beau s’excuser, regretter ses messages écrits


sous le coup de la peur, condamner fermement le terro-
risme, elle dut finalement abandonner le concours. Elle
serait pour toujours la jeune fille qu’elle était, coupable
d’une errance sans rémission.
Bien que ce cas soit très différent de celui de Rugy,
tous les deux témoignent que, pour les réseaux sociaux
comme pour le journalisme de dénonciation, il n’existe
plus de droit à l’oubli. Il agit à la manière de ses Social
Justice Warriors (abrégé en SJW) qui « instruisent au quo-
tidien des procès sur les réseaux sociaux, en exhumant par
exemple des propos douteux de personnalités ou en humi-
liant publiquement ceux qui soutiennent des positions dif-
férentes des leurs et qu’ils accusent de ne pas être assez de
gauche ou assez progressistes 21 ».
Le passé est un boulet à traîner. D’autant plus lourd
qu’il n’est pas jugé selon les critères d’hier mais en fonc-
tion d’une sorte de présentisme non avouée raisonnant
avec les règles d’aujourd’hui. Dans l’affaire qui nous pré-
occupe, le seul acte condamnable par la justice pour celui
qui n’était alors que député est d’avoir à la fois utilisé ses
frais de mandat pour payer sa cotisation à son parti et
d’avoir profité de la déduction fiscale. Or, avant la loi sur
la transparence de la vie politique votée en 2018, l’utilisa-
tion de l’indemnité représentative de frais de mandat était
peu encadrée. Les parlementaires en disposaient librement,
pour acheter leur permanence parlementaire, la revendre,
acheter une machine à laver ou payer leurs vacances…
Rugy n’est pas le seul à avoir profité de ce flou. D’aucuns
21.  Romain Baudouart, Le Désenchantement de l’Internet, FYP éditions,
2017, p. 117.

171
Médias : Sortir de la haine ?

ont souligné que, si son cas était scandaleux, c’est qu’il avait
prôné la transparence et la réduction des frais sur fonds
publics. C’est une inversion des causes et des effets. S’il
a été choisi comme cible par Mediapart, en plus des rai-
sons susdites, c’est parce qu’il avait prôné la transparence.
Au-delà de la personne visée, le but du site est de montrer
que les actes des politiques sont constamment en contra-
diction avec leurs paroles ou leurs promesses. Quel en est
le bénéfice pour la démocratie, si ce n’est de douter un peu
plus de la représentation et d’entretenir le fantasme d’une
démocratie sans représentants ? La seule question est fina-
lement de savoir si ces révélations, divulguées dans l’intérêt
du public, ont fait avancer quoi que ce soit. Il suffisait
d’écouter la réaction du vice-président de la FNSEA, pré-
occupé par la sécheresse pour voir, par exemple, qu’elles
avaient au contraire renforcé la coupure entre le gouver-
nement et ses agriculteurs : « Au lieu de passer du temps à
festoyer, il faut absolument qu’on ait un gouvernement et
un ministre de l’Environnement qui accompagne son éco-
nomie. On ne peut pas rester sans rien faire 22. »
La disproportion entre le nombre d’articles et le temps
consacrés aux « révélations » de Mediapart et la vérifica-
tion des faits est considérable, de même que la hiérarchie
de l’information. Si l’affaire faisait la une, les communi-
qués disculpant l’homme politique étaient relégués en fin
de journal, quand ils n’étaient pas carrément absents. Dire
cela, ce n’est pas, comme d’aucuns l’ont affirmé, témoi-
gner d’une haine des médias, c’est seulement garder en tête
qu’il faut vingt ans pour construire une réputation et cinq
minutes pour la détruire.
22.  M. Luc Smessaert, Europe 1, 17 juillet 2019.

172
D’autres modèles ?

Les faits sont-ils indépendants des mots


qui les rapportent ?
Une des critiques fréquemment adressées à Media-
part est de distiller ses informations au goutte-à-goutte
et de « feuilletonner ». La métaphore est trompeuse. La
feuilletonnisation suppose à la fois un récit et un déve-
loppement dans le temps, avec son « nouement », ses
rebondissements, son suspense et, bien sûr, ses inévi-
tables cliffhangers qui créent l’attente du spectateur. Ce
modèle est celui de l’information en continu avec sa story.
Pour marquer cette dimension temporelle – un sémio-
logue dirait syntagmatique –, les chaînes américaines ont
une expression : « continuing the story ». Dans le cas qui
nous occupe, les images ont une très faible teneur nar-
rative – une bouteille d’un grand cru ? Le président de
l’Assemblée nationale attablé ? Mais pour quelle occa-
sion ? Le récit est fourni par le journaliste qui accumule
des connotations du luxe (étiquette de la bouteille, décor
de la table, etc.). Cette accumulation paradigmatique est
plutôt assimilable à une suite de coups dont l’intensité va
dépendre des réactions de la cible. Voici comment Edwy
Plenel les justifie : « Il aurait dû tirer les conséquences
dès nos premières informations, il s'est entêté. Le fait
qu'il se soit entêté fait que de nouvelles informations nous
ont été fournies. Nous les avons vérifiées, recoupées. Elles
nous sont fournies par qui ? Par des gardiens de la Répu-
blique, des gens qui, comme nous, les citoyens, consi-
dèrent que quand on est responsable, quand on incarne
un intérêt public, on doit être exemplaire. » (Franceinfo,
16 juillet 2019). Le fait que les photos ont été apportées
à Mediapart par une journaliste déçue en fait-il une « gar-
dienne de la République » ? La punition est d’autant plus
forte que, comme à l’école, on refuse d’avouer sa faute.

173
Médias : Sortir de la haine ?

En justifiant sa méthode, le directeur de Mediapart nous


éclaire surtout sur ce qu’il entend par investigation. À la
question que je pose dans ce chapitre sur l’origine des
images et l’identité de l’opérateur, il répond clairement :
ces photos ont été fournies au journal, elles n’ont pas été
trouvées à la suite d’une longue enquête. Par qui ? Non
pas des personnes définies par leur fonction, mais des
« citoyens » animés par leur conviction, qui rejoignent
celles de Plenel et de ses collaborateurs. Du même coup,
on peut se demander dans quelle mesure elles sont une
preuve objective. Et de quoi ?
Aux critiques de délation, de tribunal médiatique,
de lynchage, Plenel objecte souvent qu’il ne s’intéresse
qu’aux faits. Mais comment caractériser un fait ? Là est
la question. Les photos exhibées, je l’ai dit, ne prouvent
nullement la « dizaine de repas », pas plus que les dix
cadavres de Timișoara ne valent pour 12 000. Qu’un
ministre ait dépensé 63 000 euros pour des travaux dans
un appartement de fonction est un fait, mais présenter
cette somme comme excessive est un jugement qui ne
peut être porté qu’en fonction de la connaissance pré-
cise des lieux et d’une expertise en matière de bâtiment.
Cela relève d’une interprétation et non pas d’un fait.
Plenel feint de croire que les faits s’imposent indépen-
damment des mots pour les dire. Comme si opposer la
« vie de château » aux « fonds publics » ne suggérait pas
un retour de la République à l’Ancien Régime. Comme si
parler d’« agapes » était une description neutre. Comme
si évoquer une « débauche de dîners de grand standing
équivalait à donner seulement un chiffre. Comment un
journaliste de l’écrit pourrait-il soutenir que la qualifi-
cation d’un fait n’est pas différente du fait lui-même ?
S’ils prétendent rapporter des faits, les articles cités de
Mediapart ne recourent jamais à un langage factuel.

174
D’autres modèles ?

Y foisonnent des connotations destinées à salir les adver-


saires.
En droit, comme on sait, celui qui a la charge de la preuve
supporte le risque de la preuve. Or, dans cette affaire, c’est
à la personne ciblée par l’enquête que Mediapart demande
de prouver quelque chose qu’elle n’a pas fait, ce qui est tout
bonnement impossible. Quant au témoignage des « gar-
diens de la République », ils ne sont pas même cités litté-
ralement et il faut faire confiance au journal pour y croire.
Pour discréditer les vérifications blanchissant Rugy, Plenel a
d’ailleurs contesté l’honnêteté de l’autorité ayant opéré ces
vérifications. On retrouve là ce que l’on sait du fonctionne-
ment des fake news et du faux journal belge que j’ai évoqué
plus haut, qui consiste à ne pas croire ce qui est avéré.

Chacun peut-il être journaliste ?

Les moins de 35 ans sont fortement dépendants de leur


smartphone. Une étude de l’agence Reuters menée sur des
jeunes Britanniques et Américains nous apprend que, pour
69 % d’entre eux, c’est par lui qu’ils ont accès aux informa-
tions, alors que, pour les plus de 35 ans, la télévision reste
l’écran préféré (30 %) contre le smartphone (19 %) et la
radio (18 %). Autre différence importante : les plus de
35 ans vont vers les sites d’information, tandis que les plus
jeunes vont vers les médias sociaux. Des entretiens menés en
parallèle avec cette étude quantitative nous précisent le pour-
quoi de la désaffection des médias « anciens » par ces der-
niers. Ils se disent frustrés par la négativité de l’agenda des
informations et le sensationnalisme des médias traditionnels.
Ils pensent que les opinions et les soucis de leur génération
– changement climatique, droits des minorités – ne sont pas

175
Médias : Sortir de la haine ?

suffisamment pris en compte. Néanmoins, ils ne souhaitent


pas non plus que les médias traditionnels disparaissent, sim-
plifient ou changent radicalement de style dans le seul but de
leur plaire. Par exemple, ils expriment leur mécontentement
face au ton utilisé par les robots de nouvelles automatisés
construits par des marques traditionnelles d’information.
Enfin, leurs préférences vont vers les formats les plus visuels 23.
En quoi l’utilisation des réseaux sociaux et des blogs
est-elle une alternative aux anciens médias ? On a beaucoup
répété que, à l’heure d’Internet, chacun veut être journa-
liste. Si c’est manifeste sur tweeter où chaque événement
important est annoncé par une pléthore de twittos qui font
comme s’ils étaient la source de l’information alors qu’ils se
contentent de répercuter une dépêche, cette volonté connaît
très vite des limites objectives. N’importe qui n’est pas admis
dans une conférence de presse ou ne peut se transporter à
l’étranger à chaque catastrophe ou élection (ce qui est par-
fois du pareil au même). En revanche, pour n’importe quel
accident, dispute, réplique du président à un passant ou un
manifestant, il se trouve quelques possesseurs de smartphones
pour faire des images. Ce ne sont pas toujours des informa-
tions limpides, comme on l’a vu en bien des circonstances,
mais ce sont quand même des documents importants pour
éclairer une explication des faits. Certains internautes forcent
le destin et, plutôt qu’attendre que le hasard les mettent sur
le chemin d’un événement, revêtent la panoplie du reporter.
Ce fut le cas, en 2019, quand un homme se définissant
comme un Gilet jaune ou « reporter de rue » a interpellé
des personnalités tout en les filmant avec son smartphone,
parmi lesquelles Laurent Wauquiez, Chantal Jouanno ou…
23.  Reuters Institute Digital News Report 2019, p. 58.

176
D’autres modèles ?

François de Rugy et, du côté des journalistes, Jean-Michel


Apathie. Sans se présenter, il aborda ce dernier en reprochant
à Europe 1, son employeur, de s’intéresser plus aux exactions
d’un boxeur frappant la police qu’à celles du commandant
de Toulon accusé lui aussi de violences envers des manifes-
tants. Son présupposé est que le journaliste est du côté du
pouvoir et qu’il est un menteur. Il lui reproche ensuite d’être
millionnaire et de ne pas l’avouer. Derrière cet anonyme,
nous l’apprendrons par la suite, se cache un reporter qui a
travaillé un moment pour Gamma. Finalement, Aphatie est
accusé d’être « du côté des puissants » : « Les Gilets jaunes
sont du côté de la vérité, et vous êtes du côté du mensonge,
de la manipulation. » La réaction unanime des différentes
personnes qu’il a interviewées (« Qui êtes-vous ? ») sug-
gère que les habitudes prises sur Internet ne s’imposent pas
à coup sûr dans la vraie vie. L’anonymat et l’aplanissement
des différences sociales et des statuts qui y sont la norme ne
fonctionnent pas dans une interview en face à face. Aussi, ce
« journalisme de rue », plus attentif à proférer des accusations
sous forme de question et à ne pas écouter la réponse, risque
dans l’avenir de manquer d’interlocuteurs.

Le 24 mai 2019, le président Macron répond en direct


aux questions posées par un inconnu aux yeux du grand
public, un jeune homme de 22 ans. Le studio est bien loin
de l’esthétique clinquante des grandes chaînes : deux fau-
teuils peu confortables, deux bibliothèques ornées de bibe-
lots de part et d’autre, un écran dans le fond. Pourquoi
a-t‑il accepté cette rencontre ? Dans l’espoir de toucher
les jeunes qui composent majoritairement le site du you-
tubeur Hugo Travers pour les convaincre de ne pas s’abs-
tenir aux Européennes. Son site se nomme Hugo décrypte

177
Médias : Sortir de la haine ?

et il propose un traitement journalistique de l’actualité,


qui a plus du double d’abonnés de Mediapart, soit environ
400 000. Si le nom du site est motivé par le prénom de son
responsable, il est aussi une référence évidente à une émis-
sion des années 1990, intitulée Hugo délire, qui fut l’un des
premiers essais d’interactivité directe avec le téléspectateur :
dans ce programme animé par la chanteuse Karen Cheryl,
celui-ci commandait un troll appelé Hugo via les touches
de son clavier téléphonique, à travers des mini-jeux vidéo de
quelques minutes. Qu’un jeune homme fasse référence à un
jeu qui date de l’année de sa naissance peut paraître éton-
nant. Ça l’est beaucoup moins quand on sait qu’il a connu
ensuite de nombreuses déclinaisons pour Mac, smartphone,
PC et tablettes jusqu’à ces dernières années.

Que nous propose ce site 24 ?


Des vidéos intitulées « Les 5 actus de la semaine ».
Ce 24 juillet 2019 où j’analyse le site 25, Hugo choisit de

24. https://www.youtube.com/channel/UCAcAnMF0OrCtUep3Y4M-
ZPw/featured.
25. https://www.youtube.com/watch?v=gPChz-g50PU.

178
D’autres modèles ?

parler « d’environnement en France, de où est Steve ?, de


la canicule qui arrive, du cerveau connecté d’Elon Musk et
de Faceapp qui inquiète », le tout en 8 minutes. Les sujets
font entre 1 minute 30 et 2 minutes 15, ce qui est proche
des journaux télévisés. Ils sont structurés de façon rigou-
reuse en trois temps : 1. Présentation des faits, questions
sur ces faits et, éventuellement, suite possible ou probable.
Exemple : « 14 personnes sont tombées dans la Loire
avant ou après les heurts » (après la Fête de la musique
de Nantes). Steve n’est jamais réapparu. 2. « L’enquête
devra déterminer si l’intervention était disproportionnée.
[…] Une enquête a été ouverte ». 3. Certains témoins et
proches dénoncent une action du gouvernement et un
manque de mobilisation, plus généralement. « Promis,
de notre côté, on suivra l’évolution de la situation dans
les jours à venir. » La rhétorique ne diffère pas fonda-
mentalement des sujets du JT. Hugo respecte les devoirs
des journalistes, il cite les journaux nationaux, laisse une
place au contradictoire et ­n’hésite pas à faire un peu de
pédagogie quand c’est nécessaire en définissant tel ou tel
terme. La différence est dans le ton, beaucoup plus décon-
tracté que celui d’un présentateur vedette, sans être trop
familier et, plus que tout, dans l’absence d’images filmées.
Cependant, celle-ci n’est pas vécue comme une infirmité
à laquelle on supplée par la présence d’un anchor man ou
une anchor woman, comme le Média, mais comme une
possibilité d’inventer un nouveau format.
Chaque phrase, parfois chaque mot, est illustrée par un
pictogramme, une photo, voire un GIF, qui visualise le
texte d’une façon décalée. Une grenade lacrymogène, une
personne qui tombe, assortie d’un nombre, une goutte
d’eau avec des vagues en dessous, telle est l’illustration de

179
Médias : Sortir de la haine ?

l’intervention de la police.
La deuxième figure
ponctue l’information
de la suppression d’un
train qui livrait Rungis
depuis Perpignan : « En
gros, pour faire simple,
c’est un train qui
livre tous les jours des
tonnes de nourriture au
marché de Rungis. Or
il a été suspendu… » Je
vous laisse traduire le
dernier pictogramme…
Cette rhétorique
audio­visuelle n’est pas sans rappeler les comptines à gestes
que l’on apprend aux enfants où toutes les actions sont
mimées par le petit chanteur (« Dans sa maison un grand
cerf regardait par la fenêtre un lapin venir à lui… »). Sa
nouveauté n’est pas dans l’usage des pictogrammes, que
le 20 heures de France 2 utilise aussi bien, mais dans la
fonction qui leur est dévolue. Ce ne sont pas de simples
aides à la compréhension et à la mémorisation (comme
les Power Point), mais la visualisation d’actions qui ne
nécessitent ordinairement pas d’images et dont l’inter-
prétation visuelle produit un ton décalé et humoristique.
Alors, vous avez trouvé ? La réponse est : « François de
Rugy a démissionné mardi après une série de révélations
de ­Mediapart. »
En matière de médias, on le sait depuis longtemps, le
ton compte beaucoup plus que le contenu de l’informa-
tion. C’est lui qui construit une relation au lecteur ou au

180
D’autres modèles ?

spectateur, qui donne une idée de la façon dont il voit


la réalité et qui fédère une communauté d’usagers qui
s’assemble parce qu’ils ont le sentiment de se ressembler.
Toutefois, Hugo utilise très peu la forme de la première
personne du singulier, si ce n’est pour justifier la hiérarchie
des informations (le féminicide, « sujet qui me semblait
important à aborder »). Parfois, il préfère la première
personne du pluriel. Toutefois ce n’est pas un « nous »
inclusif qui embarquerait l’internaute dans le même
bateau que le youtubeur, mais un « nous » exclusif ou son
équivalent « on » qui donne l’image d’une rédaction au
travail : « Promis de notre côté, on suivra la situation. »
Dans la même perspective, il propose à ses destinataires de
débattre sur une question qu’il leur propose (« Êtes-vous
pour la légalisation du cannabis en France ? »).
De la sorte, Hugo se met dans une position asymé-
trique avec son destinataire : comme tout journaliste, il est
celui qui sait avant celui à qui il s’adresse et, du coup, il
peut se permettre de lui donner des conseils. Comme, par
exemple, de se méfier de l’application FaceApp. Cette mis-
sion éducative se retrouve dans la rubrique « Supprime »
qui démonte grâce à une argumentation serrée et des ana-
lyses d’image, des théories du complot, comme celle qui
consiste à nier que l’homme ait été sur la lune.
La conclusion de la vidéo en forme de slogan – « Hugo
décrypte, la meilleure façon d’être informé efficacement et
rapidement » – n’est pas fausse. Le youtubeur ne prétend
pas apporter des révélations sur un monde caché et mal-
veillant, il synthétise ce que l’on peut savoir au travers de
différentes sources médiatiques de tel ou tel événement,
y ajoutant un bref commentaire et affichant un droit de
suite.

181
Médias : Sortir de la haine ?

Le lecteur qui a en tête l’enquête Reuters que j’ai citée il


y a quelques pages est sans doute frappé par la coïncidence
du site Hugo décrypte avec ce que les moins de 35 ans
attendent des médias. Présente sur les réseaux sociaux – à
Youtube s’ajoute un résumé quotidien sur Instagram –,
cette chaîne conjugue à la fois la brièveté appréciée sur les
réseaux et une expression visuelle forte, sans simplification
du contenu des nouvelles, en partie sélectionnées en fonc-
tion des intérêts de cette classe d’âge. En ouvrant toujours
une porte sur l’avenir, Hugo tourne le dos à la négativité
ressentie à l’écoute ou à la lecture des médias tradition-
nels. Tous ces traits font de la chaîne une alternative pos-
sible à l’information télévisée. Néanmoins, si son créateur
revêt les habits du journaliste et en adopte la posture, il ne
produit lui-même aucune information, ce qui en fait plus
un médiateur qu’un journaliste, un lecteur de média dont
il propose une synthèse à ses abonnés, un peu à la manière
d’une revue de presse.

Je ne prétends pas avoir fait le tour dans ce chapitre de


tous les contre-modèles possibles aux médias mainstream.
Ce n’était d’ailleurs pas mon but. Qu’on prenne plutôt
ces visites de sites comme une expérience de pensée,
une réflexion sur ce que peuvent apporter de nouveaux
modèles et sur ce qu’ils disent en négatif du fonctionne-
ment des anciens.
J’ai gardé en tête depuis mes études de philosophie
la façon dont Kant posait la question religieuse : « Que
m’est-il permis d’espérer ? » Elle reste pour moi, détournée
de son contexte d’origine, une formulation obsédante et
un modèle de problématique. À l’insatisfaction face au
média, la solution n’est ni de les « dégager » ni de les fuir,

182
D’autres modèles ?

mais de les améliorer, partant de l’idée qu’une société sans


médias est une dictature. Dans cette perspective, voici
quelques conclusions que je tire de mon parcours.
L’indépendance financière et politique est ce qui
motive la création de sites d’information. Néanmoins, la
comparaison entre Le Média et Mediapart suggère que,
si elle est envisageable pour un site majoritairement écrit,
elle est beaucoup plus difficile à obtenir pour une chaîne
de télévision. Les reportages en direct, les sujets, les cor-
respondants à l’étranger coûtent très cher. Sans eux, un
site d’information ne peut être qu’une exploitation des
ressources apportées par les grands médias et ne s’en
distinguer que par la teneur des commentaires. On est
alors en présence d’un site militant équivalent aux jour-
naux d’opinion, mais pas d’une autre façon de fabriquer
l’information. Quand un site produit des vidéos, comme
Konbini, il doit recourir à la publicité et coproduire avec
des marques pour financer et fabriquer des contenus
(Coca-Cola ou L’Oréal), ce qui remet en cause l’indépen-
dance du modèle.
L’investigation est un mode d’information nécessaire
qui doit s’ajouter au fil de l’actualité. Si elle est motivée
par l’intérêt public, toute la question est de savoir ce
qu’il faut entendre par là. La dénonciation du compor-
tement d’un homme vaut-elle la révélation que, chaque
année, des centaines de conteneurs, parfois chargés de
produits chimiques, tombent à la mer pendant leur
voyage sur des cargos, souillant les côtes françaises ? La
première met un homme face à ses contradictions entre
paroles et actes, la seconde met au jour une pollution
de très grande ampleur. Et, pourtant, tout le monde se
souvient de l’affaire Rugy, alors que l’enquête sur cette

183
Médias : Sortir de la haine ?

pollution est passée à peu près inaperçue. Où est l’intérêt


public ? Si la réponse est évidente, il l’est tout autant
que cette information n’a pas les qualités requises pour
feuilletonner une « story » braquant tous les projecteurs
sur le site qui l’alimente. La rentabilité commerciale pèse
donc sur le contenu des enquêtes et remet en cause cette
indépendance si souvent revendiquée. L’indépendance
financière ne garantit nullement une indépendance com-
merciale, dissociant la question des contenus de celle
de la rentabilité. Tout en plébiscitant l’investigation,
selon le médiateur de France Télévisions, les téléspecta-
teurs du service public soulignent deux dangers, comme
il le constate après la diffusion d’une soirée de France 2
consacrée au glyphosate. La première est la confusion
entre journalisme et militantisme : « Comme une majo-
rité de Français, je souhaite l’interdiction du glypho-
sate. Mais ce n’est pas une raison de raconter n’importe
quoi ! Votre test de taux de glyphosate dans les urines n’a
aucune valeur, si ce n’est de faire peur 26 ! » La seconde
est le risque de complotisme susceptible d’en découler. À
force de dévoiler les arcanes d’une réalité à double fond,
n’encourage-t‑on pas à douter de tout, à voir de la mani-
pulation partout ? C’est ce que se demande cette téléspec-
tatrice : « Je suis assez effarée quand je vois mes enfants
(14 et 16 ans) se régaler en regardant Cash Investigations.
Ils y voient un monde de l’entreprise peuplé de menteurs,
dissimulateurs, voleurs et cyniques […] Il ne faut pas
s’étonner qu’ensuite ils gobent les pires histoires de com-
plots. » Seul remède possible à ces débordements, une
éthique de la responsabilité qui jauge les effets prévisibles
26.  Rapport annuel du médiateur de l’information, op cit. p. 9.

184
D’autres modèles ?

d’une information dans l’intérêt public et qui hiérarchise


les « révélations ».
Selon une idée répandue, à l’ère des réseaux sociaux,
tout le monde serait ou pourrait être journaliste. La
valeur de vérité d’une telle affirmation dépend de ce
qu’on entend par là. La définition la plus rigoriste
consiste à réduire la question à la possession d’une
carte de presse. Seuls seraient journalistes ceux qui
la possèdent. Soyons plus ouverts et admettons que le
journalisme est d’abord une fonction avant d’être un
métier, fonction que l’on peut caractériser par le fait
d’augmenter la connaissance que le public a du monde.
Certains usagers de twitter semblent croire qu’être jour-
naliste, c’est répercuter une information que l’on vient
de recevoir, au point que, dès qu’il y a le moindre événe-
ment important, chacun l’annonce à sa manière comme
s’il était à la source de la dépêche. Du journalisme, on
ne retient alors que la chasse au scoop, ce qui, vous en
conviendrez, est pour le moins réducteur. S’y ajoute une
représentation de l’enquêteur inquisiteur qui poursuit les
« méchants » pour les faire avouer leurs fautes. Pourtant,
comme le note un autre téléspectateur : « Quelqu’un
interrogé par surprise au moment où il est absorbé par
autre chose et qui ne peut pas, ou ne veut pas répondre,
n’est pas forcément quelqu’un qui a des choses à cacher.
Une porte fermée ne veut pas forcément dire qu’il y a
derrière des secrets inavouables. »
Le numérique a permis une plus grande diffusion des
textes – par les sites, les blogs –, mais chacun pouvait
écrire avant l’ère du web. Pour ce qui concerne l’image,
c’est bien différent. Avant la miniaturisation des caméras,
la transformation des téléphones en instrument de prise

185
Médias : Sortir de la haine ?

de vue, les logiciels de montage accessibles à tous, seuls


les professionnels pouvaient rapporter presque dans
l’instant des images d’une manifestation, d’une confé-
rence ou du Tour de France. Les reporters étaient bien
les intermédiaires entre le terrain et les spectateurs. Cette
valorisation du terrain n’est pas loin de représenter pour
beaucoup l’essence même du journalisme. Pas étonnant
donc que beaucoup d’amateurs se soient engouffrés sur
ce terrain en cherchant à concurrencer les journalistes,
avec en tête cette image de l’enquêteur accusateur, les
uns en pratiquant l’interview brutale, les autres en pre-
nant des images. Si ces gestes peuvent aider à construire
des événements, il est illusoire de croire qu’ils sont suffi-
sants.
7

Que pouvons-nous espérer ?

La conscience historique se réduit souvent à une


opposition avant/maintenant sans que l’on sache de quel
« avant » il est question. Parfois, c’est deux générations
en arrière – et le temps des grands-parents fait figure de
paradis perdu ou de « moyen âge » pour certains ados.
Parfois, c’est carrément l’Ancien Régime. Par chance,
concernant les médias audiovisuels, mon horizon biogra-
phique coïncide avec celui de l’histoire. J’ai grandi sous la
télévision gaulliste, période d’extension du parc des télévi-
seurs, et je l’ai mise à distance beaucoup plus tard en ana-
lysant à la fois les archives écrites et les programmes.
De ce retour sur le passé je tire une certitude : ce n’était
pas mieux avant. Quoi qu’il en soit des intimidations dont
ont été victimes des journalistes durant le quinquennat
d’Emmanuel Macron, il suffit de rappeler que, jusqu’en
1969, l’opposition n’apparaissait pas dans « les étranges
lucarnes », comme les appelait Le Canard enchaîné, en
dehors des périodes électorales pour conclure qu’entre les
années de l’ORTF et notre époque il n’y a aucune com-
mune mesure. Si les pressions des gouvernements n’ont

187
Médias : Sortir de la haine ?

pas totalement disparu, le fait qu’elles peuvent être dénon-


cées atteste une liberté d’expression plus grande que dans
les années 1960.
D’où vient alors notre malaise face aux médias actuels ?
J’espère avoir montré que ce n’est pas le fait d’une seule
cause. La méfiance envers les médias connaît toutes sortes
de variations, de la résignation à la violence en passant par
ce dégoût qui provoque un repli sur soi, un refus de s’in-
former par crainte de voir son moral baisser, qui, comme
je l’ai dit en introduction, touche un Européen sur trois.

Un journalisme constructif

Partant d’un pareil constat, des journalistes proposent


une autre voie. Non pas une autre conception du finance-
ment ou du lien avec le pouvoir, mais une autre concep-
tion de l’information. Le « journalisme constructif »,
par exemple, lancé par Ulrik Haagerup, ancien patron
de l’info de l’audiovisuel public danois, et animé par
des universitaires et des journalistes, partant du constat
que les médias sont plus intéressés par le divertissement
et la création de polémiques, propose « une approche
qui vise à fournir au public une image juste, précise et
contextualisée du monde, sans donner trop d’importance
au négatif et à ce qui va mal 1 ». Il se définit par com-
paraison avec deux autres styles de journalisme que nous
avons rencontrés dans ce livre : celui des breaking news,
1.  « It is an approach that aims to provide audiences with a fair, accu-
rate and contextualised picture of the world, without overemphasising the
negative and what is going wrong. »
https://constructiveinstitute.org/Constructive-Journalism.67.aspro-
gramme.

188
Que pouvons-nous espérer ?

qui sévit sur les chaînes d’information, et le journalisme


d’investigation. Un tableau synthétise parfaitement ce
qui les oppose. Le lecteur trouvera sans mal dans ce qui
précède des exemples qui illustrent chacune des cases de
ce tableau 2 :

Le « Breaking » favorise l’instantanéité, l’« Investiga-


tive » ce qui s’est passé récemment (« yesterday ») ; l’un
privilégie la vitesse, l’autre, l’accusation ; l’un fait du sto-
rytelling, amplifie les oppositions et le drame, l’autre la cri-
tique et répartit le monde en deux catégories, les victimes
et les escrocs.
Se démarquer de ces deux types de discours en vue
d’un journalisme constructif, n’est-ce pas se déconnecter
de la réalité et proposer aux citoyens, certes une vision
du monde peut-être moins déprimante, mais recouvrir ce
qui s’y produit d’un voile de béatitude ? Le « Constructive

2. https://constructiveinstitute.org/Constructive-Journalism.67.aspro-
gramme.

189
Médias : Sortir de la haine ?

Journalism » répond à cette objection en arguant qu’il n’est


ni question d’être « gentil et mignon », ni de ne faire que
des « soft news », mais plutôt de faire un journalisme « à
deux yeux », faisant des reportages équilibrés sur ce qu’il
y a de bon et de mauvais dans la société, jetant des ponts
plutôt que polarisant, divisant. Il prône aussi un ton plus
calme, ne donnant pas dans l’excès de négativité et de sen-
sationnalisme et, surtout, essayant d’apporter ou, au moins,
d’envisager des solutions aux problèmes (What now ? Que
faire ?).
Le « Constructive Journalism » a été critiqué à la fois
pour son nom et pour la méthode inspirée de la psycho-
logie positive. Néanmoins, d’autres rédactions avancent
des conceptions qui n’en sont pas éloignées. Ainsi, la BBC
propose un Solutions-Focused Journalism 3 qui part lui
aussi d’une contestation du modèle canonique du journa-
lisme mainstream fondé sur une « grammaire » inévitable-
ment négative, mettant l’accent sur des événements et des
problèmes sans jamais les résoudre, comme si, pour être
une information, une histoire (a story) devait obligatoire-
ment comporter quelque chose de cassé (broken), violent
ou dérangeant. Ce paradigme informationnel aboutit à
une « image distordue du monde » qui, malheureusement,
constate la rédactrice de la BBC, amène à dramatiser les
événements, c’est-à-dire à leur donner une forme narrative
particulière. Rejoignant l’analyse du « Constructive Journa-
lism », sur le style dramatique du Breaking et l’accent mis
sur le conflit, le SFJ (pour Solutions-Focused ­Journalism)
3. Emily Kasriel, « Why we need Solutions-Focused Journalism »,
https://www.bbc.co.uk/blogs/academy/entries/be8991c7-c1c7‑42e6-a371-
f40278838fa2.

190
Que pouvons-nous espérer ?

souligne un point fondamental de la rhétorique de l’in-


formation : si une information ne semble pas pouvoir se
couler dans une story, elle risque de dissuader le journa-
liste de la communiquer. Or le présentisme de la nouvelle
(« now ») a pour conséquence qu’on ne peut aborder les
solutions qui sont généralement lentes et mettent plus de
temps à émerger sans se prêter au climax, qui scande les
mauvaises nouvelles.
Si ces efforts pour un journalisme positif sont motivés
par une réelle volonté de changer de paradigme, ils corres-
pondent également aux attentes d’un public jeune, ce qui a
l’avantage de réconcilier l’éthique et l’épistémologie avec le
marketing. En effet, selon une récente étude de l’audience
menée par la BBC en 2016, 51 % des Britanniques âgés de
16 à 18 ans et 47 % des 19‑24 ans sont « d’accord ou tout à
fait d’accord » avec le fait qu’ils souhaitent que les informa-
tions fournissent également des solutions. Les chiffres sont
encore plus élevés dans les pays en développement : 75 %
des Indiens, 78 % des Nigérians et 82 % des Kenyans de
tous les âges veulent que les informations apportent des solu-
tions et non seulement des problèmes. Compte tenu de la
déprime qu’engendre la négativité des nouvelles, ce journa-
lisme positif pourrait être une façon de regagner la confiance
d’une partie du public, peut-être la plus jeune. Une étude
de 2014 réalisée par Harris Interactive sur un échantillon
représentatif des Français va dans le même sens : 64 % des
internautes trouvent que les médias français ne donnent pas
assez d’informations positives et 8 sur 10 considèrent qu’une
bonne nouvelle a un impact positif sur leur moral 4. Ces
4. https://www.meta-media.fr/2014/12/03/les-internautes-francais-
veulent-plus-dinformation-positive.html.

191
Médias : Sortir de la haine ?

informations positives ont un autre avantage pour le média.


À partir d’une analyse de trois mois de contenus publiés sur
le site du New York Times, soit près de 7 000 articles, on a
montré que plus un contenu est positif plus il est susceptible
de devenir viral 5.
Plusieurs médias mettent en pratique ce journalisme
positif. À commencer, bien entendu par le Learning Lab
du Solutions Journalism Network qui propose un guide de
base pour qui voudrait aller plus loin dans la méthodo-
logie et a recensé plus de 6000 enquêtes correspondant à
leurs critères 6. Le Guardian lui emboîte le pas. Dans une
enquête auprès de ses lecteurs, le journal s’est vu reprocher
de toujours voir le verre à moitié vide et a mis en œuvre
une rubrique intitulée Half full, puis Upside, « journalisme
qui cherche des réponses, des solutions, des mouvements
et des initiatives pour résoudre les plus gros problèmes
touchant le monde ». Ce mois d’août 2019 où j’écris
ces lignes on y trouve les articles suivants : « Pourquoi je
continue ? Mes patients, dit à 98 ans le plus vieux doc-
teur de France » ; « Est-ce que la musique peut unir une
nation ? » (sur le budget accordé à un orchestre en Let-
tonie) ; « Pourquoi le Myanmar est devenu un exemple
mondial dans sa lutte contre la malaria » ; « Le réfugié
syrien change la scène de la nourriture (“food scene”) bri-
tannique » (sur un homme qui a cuisiné dans les camps et
qui a monté une affaire à Londres), etc. Certains médias
français lui ont déjà fait une place. Libération, avec une
couverture titrant Libé des solutions. Polluer moins pour

5. http://opim.wharton.upenn.edu/~kmilkman/Virality.pdf
6. https://www.meta-media.fr/2019/07/10/du-journalisme-chien-de-
garde-au-journalisme-chien-guide-tour-dhorizon-des-nouvelles-pratiques-
journalistiques-constructives.html.

192
Que pouvons-nous espérer ?

gagner plus (1er  janvier 2019) ou France Inter, avec son


émission Des idées pour demain, de Valère Corréard (été
2019), ou La Tête au carré 7 vont dans le même sens.
Je ne veux pas dire que ce journalisme de solutions
– quel que soit le qualificatif dont on l’affuble : « positif »,
« constructif » – doit tout remplacer, mais lui donner une
place plus grande, sans bien sûr abandonner le devoir d’in-
former de ce qui ne va pas, donnerait une image à la fois
plus juste et plus réconfortante du monde.

Critiquer les médias n’est pas les haïr

La négativité du modèle canonique de l’information


n’est bien sûr pas seule responsable de la désaffection des
médias. J’ai rappelé les grands moments durant lesquels la
défiance à leur endroit s’est accentuée. Les critiques alors
émises ont entraîné des prises de conscience collective
des enjeux de la représentation médiatique : que signifie
une image ? Quelle place donner au direct ? Quelles
relations lient les politiques et les journalistes ?, etc. S’il
est naturel que les chercheurs en sciences sociales ou en
communication se soient penchés sur ces cas d’école, les
médias se sont eux aussi interrogés à ces occasions sur leur
fonctionnement, donnant une publicité à des débats qui
auraient pu rester confinés entre les murs des universités.
Que des médias puissent discuter de leur fonctionne-
ment est un privilège de la démocratie. Il ne faut donc
pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Les médias doivent
7.  Voici comment France Inter présente l’émission sur son site : « Nature,
climat, idées, engagements, solutions, toute l’actualité de la planète pour ima-
giner le monde d’aujourd’hui et de demain ».

193
Médias : Sortir de la haine ?

être critiqués comme toute institution dans une démo-


cratie. Considérer qu’ils sont ses ennemis est une absur-
dité, inacceptable de la part d’un politique responsable.
Les dictatures n’ont pas de médias, avec un s, mais un
média unique véhiculant la vérité officielle (la Pravda).
Plutôt que de se boucher les oreilles et de fermer les yeux
face à une presse haïe, plutôt que les condamner pour leur
dépendance au pouvoir et à l’argent, demandons-nous :
Qu’attendons-nous des médias ? Qu’ils nous parlent du
monde ou qu’ils nous parlent de nous ? Ce n’est plus une
alternative quand l’actualité fait que parler du monde,
c’est parler de nous. C’est ce qui s’est produit lors du
mouvement des Gilets jaunes.
Godard a dit un jour « le documentaire, c’est ce qui parle
des autres, la fiction, c’est ce qui parle de moi ». Des hommes
et des femmes qui regardaient les informations télévisées
avec cet intérêt poli – ce « studium » aurait dit Barthes – ou,
pour être moins cynique, avec distance, se sont trouvé dans
une position nouvelle où ils étaient en mesure de comparer
la réalité vécue et sa représentation. Dans une époque où
chacun est devenu familier de son image, où communiquer
des images de soi l’emporte sur les images des lieux touris-
tiques que l’on visite, les images de la réalité diffusées par les
télévisions ont été jugées de la même façon par comparaison
avec son propre vécu. Manifestants, policiers ou journa-
listes… plus personne ne se reconnaissait dans les images des
autres, comme si toute représentation des événements était
une fiction. De la méfiance envers des médias asservis au
capital et au pouvoir, on a alors glissé rapidement à la haine.
« Vous ne me montrez pas comme je me vois, alors je vous
déteste ! » Si les images peuvent être subjectives, elles le sont
souvent grâce à nous, spectateurs. J’ai toujours été frappé

194
Que pouvons-nous espérer ?

par le fait que les qualités oratoires de Mitterrand ou Chirac


étaient vantées ou déniées selon que celui qui en jugeait était
un de leurs soutiens ou au contraire un de leurs ennemis.
Pour l’objectivité des images, c’est à peu près pareil. Objec-
tives si elles nous montrent, subjectives, si nous jugeons ne
pas y être suffisamment représentés. Les images prises par
les smartphones des manifestants n’étaient évidemment pas
plus objectives que celles des journalistes qui avançaient der-
rière la police. Reprocher à BFM TV d’avoir montré plus
d’exactions des Gilets jaunes que de violences policières a
pour exact symétrique le choix de montrer plutôt ces der-
nières que lesdites exactions. « Nous avons vite l’impression
que nous perdons notre temps lorsque nous consultons des
sources d’information qui n’épousent pas notre représenta-
tion du monde 8 », note Gérald Bronner. En l’occurrence,
plus qu’une perte de temps, cette représentation du monde
qui ne colle pas à l’image que s’en faisaient les manifestants a
été reçue comme une trahison.
Dans cette explosion de haine, il est apparu que, malgré
les crises de crédibilité traversées par les médias dans les
trente dernières années, on n’avait pas tiré toutes les leçons
sémiologiques qui s’imposaient. Ce qu’ont révélé les cri-
tiques des Gilets jaunes, c’est qu’ils attendaient générale-
ment beaucoup trop des images et qu’ils en avaient une
conception erronée. Leur faisant à la fois trop et pas assez
confiance. Trop, parce qu’elles sont considérées comme la
seule vérité – une vérité sensible par opposition à la vérité
intelligible construite – et pas assez quand on les assimile à
des mensonges sans avoir conscience que c’est le texte qui
trahit la vérité ; ainsi, quand une erreur sur la source des
8.  La démocratie des crédules, op. cit., p. 47.

195
Médias : Sortir de la haine ?

images attribuant à Paris des images de Bordeaux, on en


conclut « les médias ne montrent pas la vérité ». Le vieux
privilège accordé au direct, qui serait l’opposé du montage,
règne encore en maître, bien qu’il ne soit nullement contra-
dictoire, comme l’atteste n’importe quelle retransmission
d’un match de football ou d’une course cycliste. D’une cer-
taine façon, les journalistes récoltent les mythes qu’ils ont
construits au fil des ans en s’extasiant devant la « vérité »
du direct, les « moments de vérité de la télévision » et « les
images qui parlent toutes seules ». Bien qu’aujourd’hui les
usages des images sur les réseaux sociaux témoignent souvent
d’une observation et d’une analyse précises, il subsiste encore
de vieilles croyances sur l’image qui faussent le jugement.
Pour éviter les mots d’ordre – les médias nous mentent,
on nous manipule, c’est truqué –, une éducation aux
médias et, singulièrement, à l’image est souhaitable. Dans
les nombreuses conférences sur les médias que j’ai faites,
j’ai souvent entendu ces jugements définitifs qui n’ap-
pellent aucune analyse. Mon habitude était de retourner la
question : comment feriez-vous, vous, pour rendre compte
d’un événement ? C’est en allant sur ce terrain qu’on met
au jour des choix propres à une chaîne, une radio ou un
journal. Je ne vais pas énumérer ici toutes les discussions
que peut provoquer tel ou tel procédé de l’information.
Comme d’autres, j’y ai consacré pas mal de pages. Je me
limiterai à trois exemples pour donner une idée de ce que
peut être une critique constructive.

Une critique constructive

Le premier concerne le direct, qui, pour les journalistes


comme pour les spectateurs, est souvent conçu comme

196
Que pouvons-nous espérer ?

synonyme de promesse de transparence et d’authenticité.


Quelques jours après les attentats de Charlie et de l’Hyper
Cacher, j’ai attiré l’attention, avec d’autres, sur les ques-
tions qu’avaient soulevées ces heures de retransmission 9.
D’abord, elles ont permis de prendre conscience des
limites du pouvoir informatif du direct. Lors de la fuite
des frères Kouachi à Reims, I-télé a dépêché un envoyé
spécial sur place. La caméra cadre de longues minutes un
tireur du GIGN qui pointe son arme vers un hors-champ.
Voici les mots destinés à éclairer le spectateur :

« Il se passe quelque chose… ces images documentent


des hommes, des policiers d’élite qui sont en train de
mener, au moment où l’on se parle, ou de se préparer
à mener un assaut imminent [changement de plan : des
hommes courent vers la caméra] Il est peut-être en cours,
cet assaut… Il se passe quelque chose… […] Encore
une fois, c’est une image assez incroyable, ces hommes
agenouillés avec leur fusil d’assaut et ces images que
Jean-Laurent Constantini est en train de documenter
en ce moment 10… »

En fait, le journaliste n’en sait pas plus que ce que


montrent les images. Le fait d’être sur le terrain ne lui apporte
aucune information supplémentaire : il est condamné à
décrire ce que nous voyons, à la façon d’un reporter sportif.
Le terme « documenter », utilisé en archivistique pour
9. http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1305177-attaques-de-
charlie-hebdo-et-de-vincennes-la-double-erreur-des-chaînes-d-info.html ;
voir « Les CSA et les médias : les limites du direct », Pour une éthique des
médias, Éditions de l’Aube, 2016, p. 291.
10. Images disponibles sur YouTube  : https://www.youtube.com/
watch?time_continue=129&v=09u2W0uQdpk.

197
Médias : Sortir de la haine ?

désigner des documents qui étayent une hypothèse ou un


événement, atteste que le commentateur se situe déjà dans le
futur, conscient que ces images serviront l’histoire, mais il est
incapable de les comprendre dans le présent.
Peut-on tout montrer ? C’est la question, éthique
celle-ci, qu’a posé la diffusion d’une image montrant le
policier Ahmed Merabet à genoux, exécuté à bout portant
par un des terroristes, image qui s’est retrouvée notamment
en une du Point. Il suffit de relire le Cahier des charges de
France 2, qui l’avait aussi montrée, pour constater que, en
l’occurrence, elle n’était pas conforme à la déontologie de
la chaîne :

« En particulier, il est fait preuve de retenue dans


la diffusion d’images ou de témoignages susceptibles
d’humilier les personnes. La complaisance dans l’évo-
cation de la souffrance humaine est évitée, ainsi que
tout traitement avilissant […] Il est fait preuve de
mesure lors de la diffusion des informations ou des
images concernant une victime ou une personne en
situation de péril ou de détresse. »

Ce direct souleva une troisième question qui


jusqu’alors avait été négligée : qui informe-t‑on ? Dans le
monde pré-smartphone, il allait de soi que l’information
était envoyée à des téléspectateurs bien sagement assis ou
allongé sur leur canapé. C’est sans doute cette illusion qui
poussa à divulguer la présence de personnes cachées dans
une chambre froide de l’Hyper Cacher, mettant leur vie
en danger. Une fois de plus, le pouvoir performatif des
médias s’est trouvé interrogé.

198
Que pouvons-nous espérer ?

Un mois plus tard, après avoir visionné 500 heures de


programmes, le CSA a relevé trente-six manquements.
Quinze ont donné lieu à des mises en garde et vingt et
un, plus graves, ont justifié des mises en demeure, essen-
tiellement sur les motifs d’atteinte à la dignité humaine
et de mise en danger de la vie d’autrui. Ces sanctions
ont touché presque tous les grands médias, qui n’ont pas
tardé à réagir par une lettre ouverte. Selon les signataires,
les directeurs de l’information de ces médias, la liberté de
la presse se trouvait menacée par la décision du régulateur
de l’Audiovisuel. « Dans quelle autre grande démocratie
reproche-t‑on aux médias audiovisuels de rendre compte
des faits en temps réel ? », demandaient-ils, ajoutant que
« la liberté de la presse est un droit constitutionnel. Les
journalistes ont le devoir d’informer avec rigueur et préci-
sion ». S’il n’est nullement question de contester ces deux
assertions, reste à déterminer si le fait d’informer avec pré-
cision les téléspectateurs, mais aussi les criminels, que des
personnes sont cachées dans une chambre froide, mettant
du même coup leur vie en danger, est très rigoureux. Quant
à la précision, n’est-elle pas, en la circonstance, un peu trop
grande ? Encore une fois, seule une éthique de la respon-
sabilité aurait dû prévaloir. L’atteinte à la dignité humaine
vs la liberté d’informer est un débat sans fin, qui c­ omporte
une large jurisprudence, que je ne ne compte pas rouvrir
ici. Je me contenterai de constater que ces mises en garde et
mises en demeure ont eu une incidence sur la façon dont les
médias ont rendu compte des attentats de novembre 2015.
Les premiers à tirer les leçons de la médiatisation des
attentats de janvier furent, comme on l’a vu, les forces de
l’ordre. Par la délimitation d’un périmètre exclu aux médias,
elles mirent à distance les caméras, qui se trouvèrent dans

199
Médias : Sortir de la haine ?

l’impossibilité de dévoiler le dispositif policier. Les chaînes,


de leur côté, affichèrent une certaine prudence, observable
dans deux faits au moins. Les terroristes avaient choisi de
frapper le Stade de France pendant la retransmission du
match France-Allemagne sur TF1, dans le but de provoquer
une hécatombe télévisée. Bien que les kamikazes n’aient pas
réussi à pénétrer l’enceinte sportive, des explosions, très
fortes, ont été entendues. Les journalistes qui commen-
taient le match ont su à la mi-temps qu’il se passait quelque
chose d’anormal, mais, en l’absence d’informations incon-
testables, ils ont décidé de ne pas en parler. Imagine-t‑on
ce qu’il se serait passé autrement ? La panique, les bouscu-
lades, les gens piétinés, les blessés et les morts. Ces média-
teurs ont ici mis de côté la course au scoop et ont compris
que l’information n’était pas une donnée inerte, mais, en
certains cas, une arme qui fait des dégâts.
De cet abandon de la vitesse au profit d’une informa-
tion vérifiée, ceux qui suivaient la soirée sur Twitter ont
eu la confirmation. En observant le réseau social, j’ai vite
été frappé par le manque de synchronie avec le média
télévisuel. De nombreux faits étaient décrits qui ne trou-
vaient aucune résonance dans le grand écran (paradoxe
du petit écran qui est devenu grand en comparaison avec
nos smartphones) : par exemple, à plusieurs reprises, des
internautes ont fait état d’un événement violent survenu
à Beaubourg. Apparemment une rumeur non fondée. Si
certains tweets trouvaient un prolongement sur les chaînes
avec un peu de retard, d’autres n’y accédaient pas. Il est
apparu assez rapidement que les réseaux sociaux, loin
d’être ces nouveaux lieux où se fait l’information, étaient
ceux où circulaient les rumeurs. Le lendemain, on en eut
la confirmation avec celle d’une attaque de la place de la

200
Que pouvons-nous espérer ?

République. Cette soirée historique a marqué un tournant


dans la crédibilité des médias : les vieux médias comme la
télévision, à qui les jeunes ne font plus confiance, se sont
révélés plus fiables que les réseaux sociaux qui, pour cer-
tains, sont le vrai lieu de l’information.
Quelques mois plus tard, le CSA convoquait des
journalistes, des représentants des médias audiovisuels,
quelques chercheurs, dont j’étais, en vue d’élaborer un
Code de bonne conduite relatif à la couverture audiovisuelle
d’actes terroristes, dont le principe a été adopté par le Par-
lement dans le cadre de la loi du 21 juillet 2016 proro-
geant l’application de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état
d’urgence. Dans les « précautions à prendre pour la cou-
verture audiovisuelle d’actes terroristes », on trouve des
recommandations sur la représentation des terroristes et le
traitement des images et des sons de propagande, la non-
diffusion d’images pouvant nuire à des personnes, l’atten-
tion portée à l’état de vulnérabilité dans lequel peuvent
se trouver des victimes (on se souvient que, pendant
l’attentat de Nice, le 14 juillet 2016, un homme avait été
interviewé à côté du cadavre de sa femme), etc.
Le CSA n’a pas toujours bonne presse. Beaucoup y
voient un « gendarme » qui n’a en tête que la restriction
de la liberté de l’information. En l’espèce, la remontée du
débat public me paraît exemplaire de l’utilité d’une cri-
tique des médias qui ne mène pas à leur négation pure et
simple, mais à une amélioration co-construite par le débat
public, les médias et une institution.
Mon deuxième exemple illustre comment un repor-
tage peut encourager une vision complotiste du monde.
Le 8 mars 2014, le vol MH 370 disparaît dans des circons-
tances non encore élucidées. Un an plus tard, le 7 août

201
Médias : Sortir de la haine ?

2015, France 2 revient sur cet accident : on a découvert


quelques heures plus tôt des débris de l’avion sur une
plage. Le 20 heures ouvre sur ce sujet introduit par le plan
d’une Chinoise pleurant à chaudes larmes et se lamentant.
« Qu’est-ce qu’un débris comme ça par rapport à un avion
de 230 tonnes ? Pourquoi essayent-ils de nous tromper ?
Pourquoi font-ils ça ? Pour nous faire accepter une com-
pensation financière ? Nous n’accepterons pas. » Un peu
plus tard, un homme qui a perdu dans l’accident une partie
de sa famille confirme ses doutes sur la sincérité des infor-
mateurs : « Nous irons sur place pour vérifier par nous-
mêmes. On ne croit pas ce qu’ils nous disent. On nous
ment. Trouver un débris au bout de seize mois, c’est quand
même un peu suspicieux (sic). » Vérifier quoi ? Qu’il y a
d’autres débris ou qu’il n’y en a pas ? Que les médiateurs
sont des menteurs ?
La peine de ces deux témoins est bien compréhensible,
mais la journaliste était-elle obligée de commencer et de
finir son reportage – les deux espaces les plus mémorisés
par les spectateurs – par cette défiance envers ce qui pou-
vait apparaître comme un fait dû au hasard ? Les théories
du complot, nous disent psychologues et sociologues, s’en-
racinent dans la croyance que le hasard n’existe pas, dans
le refus de penser qu’un événement n’est pas une expli-
cation intentionnelle 11. D’où cette formule emblématique
du complotisme « comme par hasard… ». En sélection-
nant deux phrases redondantes de méfiance, plutôt que
d’opposer à l’une une argumentation plus scientifique, la
11.  Voir Nicolas Gauvrit, « Pourquoi nous trouvons du sens aux coïn­
cidences », Psychologie de la connerie, J.-F. Marmion (dir.), Sciences Humaines
éditions, 2018.

202
Que pouvons-nous espérer ?

journaliste a donc conforté une croyance qu’il aurait été


important de battre en brèche à la fois pour combattre un
doute qui ronge aussi bien l’information que le public qui
la reçoit, persuadé qu’il est manipulé par des « puissants »
qui lui mentent sur tout. Soupçonner qu’on nous cache
la vérité de cet accident parce qu’on nous a informés
qu’on avait trouvé un morceau d’aile d’avion rejeté par la
mer est un raisonnement assez tortueux. L’ouverture du
reportage sur des pleurs démontre une volonté de privilé-
gier ­l’émotion sur l’explication rationnelle et de flatter la
­crédulité.
Troisième cas d’école : l’affaire Dupont de Ligonnès.
Le 11 septembre 2019, vers 20 h 30, Le Parisien annonce
que, selon ses informations, cet homme suspecté d’avoir
tué sa femme et ses quatre enfants en avril 2011 a été arrêté
à l’aéroport de Glasgow. À 21 h 01, l’AFP confirme l’in-
formation sur la base d’une « source proche de l’enquête ».
L’une des sources est la police écossaise qui annonce que
les empreintes digitales de l’homme arrêté correspondent
à celle du meurtrier. Cependant les enquêteurs attendent
« les comparaisons ADN pour être tout à fait certains ».
Les policiers se rendent à l’adresse du suspect indiquée
sur son passeport. L’AFP s’y rend à son tour et inter-
roge des voisins. L’un d’entre eux explique qu’il connaît
l’homme dont les médias ont publié le nom depuis trente
ans et que la police se fourvoie. À 0 h 40, le procureur de
Nantes, Pierre Sennès, annonce à l’AFP un déplacement,
samedi, des équipes d’enquêteurs de la brigade nationale
de recherche des fugitifs (BNRF) et de la police judiciaire
(PJ). « Ils vont faire des vérifications en Écosse auprès
de la personne qui a été arrêtée à l’aéroport de Glasgow
pour s’assurer que c’est bien M. Dupont de Ligonnès »,

203
Médias : Sortir de la haine ?

a-t‑il déclaré. « Il y a une suspicion sur les empreintes mais


c’est en cours de vérification, en cours de confirmation. »
M. Sennès conclut qu’il faut être « prudent » en attendant
les résultats officiels.
Dans la matinée du 12, des radios et des chaînes
d’information en continu (BFM TV, LCI, Cnews)
font des éditions spéciales. Elles invitent des avocats,
des policiers, toute sorte d’experts en tout genre qui
viennent commenter ce que l’on tient pour probable.
Que peuvent dire de plus les journalistes ? Un homme
a été arrêté. Ce peut être Dupont de Ligonnès, mais les
doutes sur les empreintes comme les témoignages ne per-
mettent pas d’être affirmatifs. La conclusion logique de
cette suite de « faits » aurait dû être : on vous préviendra
dès que l’on en saura plus. Mais les chaînes d’informa-
tion ont continué, tenant un bon os à ronger. Enfin,
à 12 h 55, l’AFP écrit que l’homme arrêté à Glasgow
n’est pas Dupont de Ligonnès après un test ADN. On
aurait pu penser que les éditions spéciales allaient s’ar-
rêter. Mais non, elles ont poursuivi encore des heures en
revenant sur l’histoire de cette fausse nouvelle. La plu-
part du temps, les journalistes ont chargé la police écos-
saise, la rendant responsable de ce gigantesque raté. Les
réflexions que j’ai postées sur Facebook ont entraîné de
la part des journalistes un tir groupé. Je participais selon
certains à la médiaphobie ambiante. En revanche, les
non-journalistes approuvaient plutôt mon analyse sur
l’emballement des médias.
La raison de cet accord est sans doute dans l’étude qui a
été publiée la semaine où s’est produit ce non-événement
concernant l’avis des Français sur la façon dont on pourrait

204
Que pouvons-nous espérer ?

améliorer les médias 12. Parmi les idées plébiscitées viennent


en premier : « Privilégier un traitement moins rapide et plus
approfondi de l’information » (16 %) ; « Lutter plus effica-
cement contre les fake news » (10 %). En l’occurrence, c’est
bien la vitesse qui a engendré une infox. Il aurait suffi d’at-
tendre deux heures de plus pour démentir cette nouvelle
grâce aux analyses ADN.
Il est incontestable que les conditions dans lesquelles
se fabrique l’information expliquent en partie la circu-
lation de cette fausse nouvelle : la tyrannie du temps réel
et la nécessité d’accrocher les téléspectateurs, la confiance
accordée à des sources que les journalistes ont contactées
pour recouper la nouvelle qui alimente une « story » hors
norme, etc. Les journalistes ont bien expliqué comment
peut se produire une erreur en toute bonne foi. Néan-
moins, cela n’a pas annulé les critiques de ceux qui récla-
ment plus de prudence, c’est-à-dire plus de lenteur. Même
si les téléspectateurs se trompent, leur confiance envers
leurs médias reviendra quand aux autojustifications on
préférera l’écoute de leurs demandes.
On peut multiplier les analyses de genres. J’ai tenu
longtemps un blog qui s’attachait à démonter les diffé-
rentes façons de représenter le monde au travers de l’in-
formation 13. Mon but ici n’est pas de le refaire, seulement
de montrer au travers de ces trois exemples qu’il faut bien
différencier la critique constructive des médias, qui vise à
les améliorer, d’un rejet global et encore plus de la haine.

12.  « Comment les médias peuvent-ils améliorer la société ? » Consultation


de 104 000 personnes entre le 8 juillet et le 20 septembre 2019 ; Make.org avec
Reporters d’espoir, La Croix, L’Obs, L’Express, La Voix du Nord, Franceinfo.
13.  Comprendrelatele.blog.lemonde.fr. Malheureusement Le Monde a mis
fin à ses blogs. On peut le trouver au Dépôt légal de l’Audiovisuel.

205
Médias : Sortir de la haine ?

Comment lutter contre les infox ?


La loi contre la manipulation de l’information a été
adoptée le 20 novembre 2018. Elle prévoit qu’en période
électorale lorsque « des allégations ou imputations inexactes
ou trompeuses d’un fait de nature à altérer la sincérité du
scrutin à venir sont diffusées de manière délibérée, artifi-
cielle ou automatisée et massive par le biais d’un service
de communication au public en ligne […] le juge prenne
toutes mesures proportionnées pour faire cesser cette dif-
fusion » dans les 48 heures. Sont donc distinguées l’erreur
et la volonté de tromper constitutive de l’infox. La loi de
1881 sur la liberté de la presse prévoyait déjà de réprimer
les fausses nouvelles troublant la paix publique, celle du
20 novembre 2018 vise à lutter contre le changement
d’échelle que représente la diffusion des informations sur les
plateformes numériques. La fausse nouvelle sera caractérisée
selon les mêmes critères que la loi de 1881. Toute fausse
nouvelle n’est donc pas visée : ce n’est pas l’information fan-
taisiste sur comment guérir du cancer en dormant sur le côté
qui est dans le collimateur, mais la propagation de fausses
nouvelles politiques diffusées de « façon massive et artifi-
cielle » par des robots. Sa finalité est d’abord de pourchasser
les infox susceptibles d’influencer le résultat des élections.
Ce texte a été accusé d’introduire une forme de cen-
sure. Toutefois, à la différence de celle-ci, qui s’exerce
a priori, il ne permet d’intervenir que sur une informa-
tion diffusée. L’action du juge n’est au fond pas diffé-
rente de celle du journaliste qui recoupe l’information
qu’il publie (et on imagine que ce sera à des journalistes
qu’on demandera une expertise). Le point important est
ici la vitesse de la réaction, qui est l’objet de critiques. Il
est clair qu’elle vise à empêcher des allégations comme
celle de Marine Le Pen insinuant pendant le débat

206
Que pouvons-nous espérer ?

d’entre-deux-tours de la campagne présidentielle de 2017


que Macron possédait des comptes off-shore.
On peut se demander pourquoi cette loi n’agit véritable-
ment que pendant les périodes électorales. Si elle est utile,
pourquoi limiter son action ? En dehors de ces périodes,
le texte prévoit une coopération avec les plateformes, obli-
gées de mettre en œuvre des mesures pour lutter contre
les infox, sous le contrôle du CSA. Pour superviser les dis-
positifs de lutte contre la manipulation de l’information,
celui-ci s’est constitué un comité d’experts.
En octobre 2019, Facebook a publié les nouvelles pro-
cédures pour lutter contre la « misinformation » sur son
site ainsi que sur Instagram :
– combattre les comptes « inauthentiques », notam-
ment pour contrecarrer l’influence de l’étranger sur
les campagnes électorales ;
– rendre plus transparentes les pages en indiquant qui
est derrière, notamment en signalant les médias qui
sont complètement ou partiellement sous le contrôle
éditorial du gouvernement (à ne pas confondre, pré-
cise le texte, avec les services publics, qui remplissent
leurs missions) ;
– lutter contre la diffusion des fake news qui ont été
identifiées comme telles par des vérificateurs indé-
pendants (« a third-party fact-checker »). Sur l’écran
apparaît alors un grisé avec l’indication « Informa-
tion fausse (ou partiellement fausse). Vérifié par des
médias de vérification indépendants ». À l’usager de
choisir s’il veut lire, faire confiance ou partager14.

14. Sur la collaboration entre les vérificateurs et la plateforme, on se


reportera à cet article de Checknews de Libération : https://www.liberation.
fr/checknews/2019/01/30/combien-a-rapporte-a-libe-son-partenariat-de-fact-
checking-avec-facebook-en-2018_1706160?fbclid=IwAR1crw9PwvmItd1RD
IdIROn6Nck9jlbyv5wRA8izRwsPkW9WIQdzd1IfBWs.

207
Médias : Sortir de la haine ?

Certes, on peut craindre que des erreurs soient com-


mises et que des informations pourtant vraies soient reti-
rées par erreur de la circulation. Ce danger est peut-être
le prix à payer pour lutter contre l’expansion des infox.
Sans soute peut-on espérer que les citoyens cherchent
à vérifier eux-mêmes les images ou les textes qui leur
paraissent douteux. En Finlande, qui est, selon Reporters
sans frontières, le pays classé deuxième pour la liberté de
la presse, le président a appelé chaque citoyen à prendre
sa part de responsabilité dans la lutte contre les fausses
informations et il a invité des experts américains pour
se faire conseiller sur la manière de reconnaître les infox.
Il faut mettre de tels programmes en œuvre en France.
France 24 a réalisé plusieurs vidéos qui montrent com-
ment vérifier d’où viennent les images. Il suffit par-
fois d’une simple vérification avec Google Images pour
prouver qu’une photo censée représenter un événement

208
Que pouvons-nous espérer ?

récent a en fait été prise des mois ou des années plus tôt
ou dans d’autres circonstances. Comme cette image qui
dénonce les exactions des Black Blocs en mars 2019 avec
une photo… prise le 1er mai 2018.

Les méthodes pour mettre au jour ces tricheries avec


la vérité sont parfaitement explicitées sur les sites sui-
vants :
https://observers.france24.com/fr/20190313-info-intox-
2019-panorama-intox-annee-verification-fact-checking
https://observers.france24.com/fr/20180401-guide-verifi
cation-factchecking-comment-verifier-video
https://observers.france24.com/fr/20180401-guide-
verification-factchecking-reflexes-astuces-pieges-internet

209
Médias : Sortir de la haine ?

À l’écoute de la demande

Comment rétablir la confiance dans les médias tout en


laissant une place à leur critique ? Voilà au fond la problé-
matique devant laquelle nous nous trouvons. Les sites ou
les rubriques de fact-checking (Le Monde avec le Décodex,
Libération avec Checknews, Franceinfo, «  L’Œil du
20 heures » sur France 2, France 24, etc.) répondent à leur
manière en démontant des informations dont l’origine
peut, dans certains cas, être médiatique. Ils constituent
donc une sorte de critique de l’intérieur qui ne remet nul-
lement en cause la légitimité des médias en général.
Une autre solution, allant dans le même sens, a été
envisagée avec la création en 2019 d’un Conseil de déon-
tologie journalistique et de médiation. Cette association,
régie par la loi de 1901, « est une instance de dialogue et
de médiation entre les journalistes, les médias et agences
de presse et les publics sur toutes les questions relatives à
la déontologie journalistique dont elle est saisie ou dont
elle souhaite se saisir » (Statuts). Elle comporte trois col-
lèges : journalistes, éditeurs, public. Le Conseil peut être
saisi à propos de tout acte journalistique publié ou diffusé
en France pour donner un arbitrage ou un avis déontolo-
gique sur cet acte. Il ne prononce pas de sanction (comme
le fait un conseil de l’ordre des médecins, par exemple).
Au lieu que la critique parte d’un média – comme c’est le
cas dans le fact-checking – elle peut partir du public et de
ses demandes, ce qui lui confère une place nouvelle.
Avant même sa création, la société des journalistes de
Mediapart s’en est prise vivement à ce Conseil dans un texte
co-signé par d’autres sociétés de journalistes et de rédacteurs.
Tout en concédant que « la liberté de critiquer les médias est

210
Que pouvons-nous espérer ?

essentielle en démocratie », le blog lui refuse sa « confiance »,


d’une part, parce qu’il s’agit d’une initiative du gouverne-
ment, d’autre part, parce qu’il intervient dans un contexte
« très français » où des « signaux alarmants sont donnés »
sur la restriction de la liberté de la presse sous la présidence
d’Emmanuel Macron. En dehors de ces raisons contex-
tuelles, est exprimée la crainte de voir les médias obligés de
« se plier à une norme artificielle de déontologie ».
Outre que l’on peut se demander ce que signifie la quali-
fication d’« artificielle » pour la déontologie – à ma connais-
sance il n’y a pas de déontologie naturelle –, cette hostilité se
fonde sur plusieurs erreurs factuelles. S’il est vrai que le rapport
Hoog, commandé par le ministère de la culture le 11 octobre
2018, préconisait « la création d’une “instance d’autorégula-
tion” », son projet remonte à 2006 avec l’Association de pré-
figuration d’un Conseil de presse et Jean-Luc Mélenchon, de
son côté, avait lancé en décembre 2017 une pétition pour la
création d’un « conseil de déontologie du journalisme » qui
serait « un recours pour faire respecter (le) droit à une infor-
mation objective ». Aussi s’est-il réjoui de la naissance de cette
instance, tout en regrettant qu’elle refuse de sanctionner.
En réponse à ces attaques, l’Observatoire de déontologie
de l’information a souligné deux points : d’une part, le fait
que le public, pour l’instant, ne peut intervenir que pour la
diffamation et l’injure, ce qui limite les actions à des célé-
brités ou des gens puissants disposant de moyens financiers
importants ; d’autre part, qu’il n’est pas question d’inter-
venir sur les choix éditoriaux : ainsi, le Conseil n’ira pas
reprocher à un journal télévisé de consacrer trop de temps
à la météo ou de la placer en tête de ses informations.
Il est un argument plus décisif encore. Actuellement,
dix-huit pays d’Europe possèdent un tel conseil et le plus

211
Médias : Sortir de la haine ?

ancien, en Suède, date de 1916. La question n’est pas de


savoir qui a eu l’idée de cette instance (Macron ou Mélen-
chon), mais plutôt de regarder comment elle va fonc-
tionner et pour quels résultats. Un exemple intéressant
nous est fourni par le Québec, où un tel conseil existe
depuis 1973. Créé dans un contexte de forte concentra-
tion de la presse, en réaction aux initiatives du gouverne-
ment pour réglementer le secteur des médias, il examine les
plaintes du public, sans pouvoir s’autosaisir, plaintes qui
sont en nette augmentation ces dernières années et qui se
sont élevées à 735 en 2017. Les médias québécois jouissent
d’une situation exceptionnelle puisque selon un sondage
de novembre 2019, 72 % des personnes sondées font
confiance aux journalistes et seulement 34 % font confiance
aux informations publiées par les réseaux sociaux 15. La pos-
sibilité de demander un avis sur une information dont le
traitement paraît douteux y est-elle pour quelque chose ?
Difficile à dire. Le site Acrimed note que « depuis que le
Conseil de presse a acquis une certaine notoriété, il a incon-
testablement contribué à familiariser le public à la déon-
tologie des médias, à ce que peuvent faire et ne pas faire,
dire et ne pas dire les journalistes, et partant, à une vigilance
accrue à leur égard 16 ».

15.  Simon Langlois, Florian Sauvageau et Serge Proulx, « Les journalistes,


des alliés du peuple », Le Devoir, 14 novembre 2019, https://www.ledevoir.
com/opinion/idees/566960/medias-les-allies-du-peuple. 70 % des sondés sont
d’accord avec cet énoncé : « les médias d’information me permettent de me
tenir à jour de ce qui se passe » ; 60 % avec « les médias d’information m’aident
à comprendre les actualités du jour » ; 36 % pensent néanmoins qu’ils « portent
un regard souvent trop négatif sur les événements », Digital News Report 2019,
https://www.cem.ulaval.ca/publications/dnr-canada-2019‑1-satisfaction.
16. https://www.acrimed.org/Le-Conseil-de-presse-du-Quebec.

212
Que pouvons-nous espérer ?

Le rôle de l’éducation

Si le public est en droit de demander aux journalistes de


respecter des règles déontologiques, il serait naïf de croire qu’il
suffit de faire du fact-checking et de proposer une médiation
pour que tout rentre dans l’ordre et que la confiance revienne
comme par enchantement. La déconstruction des infox
convainc essentiellement ceux qui cherchent à chasser les théo-
ries complotistes. Rappelons-nous l’étude de la Royal Society
déjà citée qui a montré que « la révélation des fausses infor-
mations exprimées par Trump n’a eu aucune influence sur
les intentions de vote associées à Trump ». Il faut donc aussi
intervenir pour battre en brèche ces croyances elles-mêmes.
L’enquête Complotisme 2019 réalisée par la Fondation
Jean-Jaurès et Conspiracy Watch, avec l’institut Ifop, en
décembre 2018, montre que les moins de 35 ans, les moins
diplômés et les catégories sociales les plus défavorisées sont
les plus perméables aux théories du complot. À l’inverse,
les seniors, ceux qui sont diplômés de l’enseignement supé-
rieur et les catégories aisées sont moins réceptifs.
Autre renseignement important apporté par cette
enquête : ceux qui ont confiance dans les médias ne sont
surreprésentés que chez ceux qui n’adhèrent à aucune des
théories du complot. Pour ne pas obéir à une vision du
monde dictée par le complotisme, comme c’est le cas dans
le sujet du JT cité plus haut, on peut changer la façon de
faire l’info, mais on doit aussi changer les téléspectateurs, car
la haine des médias ne dépend pas seulement de ce qu’ils
font objectivement, elle vient d’abord de la déception de
ne pas y trouver ce qu’on y cherche. Ce n’est pas seulement
par l’éducation aux médias qu’on changera le téléspectateur,
c’est par l’éducation tout court.

213
Médias : Sortir de la haine ?

Prenez l’attentat de Strasbourg, que j’ai déjà évoqué.


La défiance et la haine envers les médias qu’il a suscitées
chez certains est à la mesure des croyances qui sont les
leurs. Le fait de qualifier de « complotiste » l’hypothèse

214
Que pouvons-nous espérer ?

que cet acte terroriste vise à diminuer l’importance des


manifestations des Gilets jaunes est loin de désamorcer
la croyance qui la soutient. Au contraire, elle renforce
la conviction que les médias manipulent les citoyens.
En outre, pour les adeptes de cette thèse, la priorité
n’est pas de l’ordre d’une c­ onnaissance qui expliquerait
­l’événement, mais de la croyance ­précisément.
Sur le fond, ce rapprochement entre deux faits s’appuie
sur un biais cognitif bien connu, l’illusion de causalité,
qui consiste à transformer la simultanéité de deux événe-
ments en une relation de cause à effet. Il en existe bien
d’autres, dont le rôle est aussi important dans la réception
des informations. À commencer par le biais de confirma-
tion, qui fait que nous allons vers ce qui confirme notre
vision du monde et refusons ce qui pourrait la mettre en
cause. Or, à l’époque des réseaux sociaux, ce fonction-
nement est particulièrement opérant. En janvier 2018,
Facebook a changé son algorithme afin que les utilisateurs
soient moins exposés aux contenus proposés par les pages
et aient au contraire plus naturellement accès aux publi-
cations de leurs amis, de leurs voisins et des groupes Face-
book. Un article de la Fondation Jean-Jaurès a montré le
rôle qu’a eu ce recentrage sur ses proches 17. L’information
a circulé de façon horizontale entre des gens qui parta-
geaient les mêmes convictions et qui étaient à l’abri des
articles des médias traditionnels, puisqu’aucun lien n’y
renvoyait. Dans ce contexte, les infox diffusées sur les sites
de Gilets jaunes ont eu un retentissement particulier : la
rumeur que la police projetait de se retourner contre le
17. https://jean-jaures.org/nos-productions/en-immersion-numerique-
avec-les-gilets-jaunes

215
Médias : Sortir de la haine ?

gouvernement et rejoindre les défilés du 17 novembre ;


la mise en circulation de la photo d’une lettre prétendu-
ment signée de la main d’Emmanuel Macron, ordonnant
à la police d’ouvrir le feu contre les manifestants. L’article
de conclure : « Un clip de 30 secondes tourné au smart-
phone a plus de crédit pour rendre compte du déroulé
d’une manifestation qu’un journal télévisé ; un montage
photo amateur et anonyme est considéré une meilleure
jauge de la taille d’un rassemblement qu’un comptage de
la rubrique. » Ce qui est vrai sur Facebook l’est aussi, plus
généralement, pour la confiance aux sources de l’informa-
tion. L’étude « Ipsos global advisor » réalisée en ligne du
25 janvier au 8 février 2019 auprès de 19 541 personnes
(environ 1 000 en France) dans 27 pays a montré que la
majorité de la population (52 % en moyenne) dans le
monde estime que la presse écrite diffuse « une large pro-
portion » de fausses informations. Si 37 % de Français
affirment avoir confiance dans la télévision et la radio,
un peu plus d’un quart (26 %) reconnaît faire davantage
confiance à une information délivrée par une personne
qu’il connaît personnellement. Résultat qui laisse per-
plexe puisqu’on voit mal comment chacun pourrait s’in-
former à soi seul des faits et événements du monde, mais
qui est la confirmation indubitable d’un repli sur soi.
La haine des médias n’a pas une seule cause, mais de
nombreuses racines qui s’enchevêtrent à la manière d’un
rhizome et non d’une arborescence hiérarchique, comme
je l’ai dit en introduction. Il est trop simple de considérer
que tout est la faute des médias. Chacun a sa part de res-
ponsabilité dans le malaise que provoque la réception de
l’information et qui pousse certains, comme je l’ai rappelé
dès l’introduction, à éviter de s’informer. Manifestement,
le centrement sur soi remplace chaque jour un peu plus
l’ouverture au monde. Les fausses informations, les erreurs,
les trucages provoquent de la défiance envers les médias,
et c’est bien normal. Le sentiment d’être mal représenté,
dans tous les sens du terme, provoque la haine. Pourtant
on ne saurait reprocher aux médias de ne pas montrer à
chaque personne, à chaque groupe un monde à son image.
L’attitude journalistique doit confronter les points de vue,
qu’on le veuille ou non. C’est la raison pour laquelle les
réseaux sociaux autocentrés sur leur utilisateur ne peuvent
remplacer une information dépassionnée.
Qu’on ne se méprenne pas. Je ne suis pas en train
de dire qu’il faut remplacer la haine des médias par un

217
Médias : Sortir de la haine ?

amour aveugle et qu’il faut accepter tout ce qui en pro-


vient. Je propose seulement de substituer à la méfiance
cette défiance que j’évoquais plus haut, entendue comme
une attitude dictée par l’esprit critique. Si vous pensez
que les médias ne montrent pas la réalité, vous vous
trompez ! Si vous pensez qu’ils montrent la réalité, vous
êtes dans l’erreur ! C’est entre ces deux pôles qu’il faut
apprendre à naviguer. Il ne faut surtout pas tomber dans
un doute généralisé, un scepticisme face aux informations
qui débouche inévitablement sur le complotisme. En
revanche, un doute hyperbolique est souhaitable. Comme
celui de Descartes quand il envisage dans ses Méditations
métaphysiques « un certain mauvais génie, non moins rusé
et trompeur que puissant qui a employé toute son indus-
trie à me tromper. Je penserai, ajoute-t‑il, que le ciel, l’air,
la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses
extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et
tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. »
Bien que le sens des mots ait changé, cette citation
peut s’appliquer telle quelle à la situation médiatique
d’aujourd’hui. La haine des médias tient pour une bonne
part à cette perte de confiance dans l’énonciateur trop vite
conçu comme un malin génie qui utiliserait toute son
industrie audiovisuelle à nous tromper avec des images et
des infox en vue de surprendre notre crédulité. S’il est légi-
time de s’interroger sur la validité ou la vérité d’une infor-
mation, il faut se départir de cette paranoïa qui voit dans
tout média une puissance prête à nous tromper et bien
faire la différence entre les erreurs commises et la volonté
de tromper, les premières pouvant aussi bien se rencontrer
dans les médias mainstream, que dans les médias indépen-
dants ou chez les internautes. Rendre compte de la réalité

218
Conclusion

ou la représenter suppose de nombreux choix à tous les


niveaux. L’usager des médias a parfaitement le droit de
les discuter, de les critiquer, d’en proposer d’autres. Cri-
tiquer un journal télévisé parce qu’il fait usage exagéré de
micro-trottoirs ne revient pas à détester les médias, mais
seulement à opposer une certaine vision de la sociologie
et de l’information. Le problème de la rupture du citoyen
avec les médias, c’est que, pour celui-ci, l’accumulation
de critiques de ce genre l’amène à se détourner de l’infor-
mation télévisée, tandis que, pour les journalistes, ces cri-
tiques sont vues comme un désamour, voire comme une
condamnation des médias. Les médias sont l’affaire de
tous. De ceux qui y travaillent tout autant que de ceux qui
les reçoivent. À l’insatisfaction face aux médias, la solution
n’est ni de les « dégager » ni de les fuir, mais de les amé-
liorer, car une société sans médias est une dictature.
Table des matières

1.  Ce n’était pas mieux avant 15


Méfiance ou défiance ? (encadré)........................ 19
C’était comment avant ?...................................... 20
Argent et pouvoir : où en est-on ?...................... 31
Et aujourd’hui ?................................................... 33
Temps de l’écriture, temps de la lecture
(encadré).......................................................... 35
Qui passe à la télévision ? (encadré)................... 44

2.  Tous menteurs ! 49


Une présomption de manipulation..................... 50
Réalités restreintes............................................... 55

3. Méfiances de l’image 61
Mensonge de l’image ou des médias ?................ 65
Image et mensonge (encadré).............................. 68
L’information spectacle........................................ 69
Un si petit monde............................................... 73
L’âge d’or de l’analyse télévisuelle (encadré)....... 75
Que font les images à la réalité ?........................ 76
Qu’est-ce qu’un mème ? (encadré)...................... 86

221
Médias : Sortir de la haine ?

4.  Le champ de la croyance 95


Rumeur, erreur, mensonge.................................. 103
Le 11-Septembre et la théorie du complot
(encadré).......................................................... 109
Expansion de la croyance.................................... 110
5. Ennemis du peuple ? 119
La victimisation des politiques............................ 120
De l’accusation à l’insulte................................... 125
Qu’est-ce qu’une injure ? (encadré)..................... 131
L’insulte comme stratégie.................................... 135
Critique des médias et populisme....................... 138
6.  D’autres modèles ? 141
Le Média contre les médias................................ 142
Un outil de soft power....................................... 151
Comparaison du rubriquage des chaînes
en continu (encadré)....................................... 154
Un contre-pouvoir ?............................................ 158
Les faits sont-ils indépendants des mots
qui les rapportent ? (encadré).......................... 173
Chacun peut-il être journaliste ?......................... 175
7.  Que pouvons-nous espérer ? 187
Un journalisme constructif.................................. 188
Critiquer les médias n’est pas les haïr................ 193
Une critique constructive.................................... 196
Comment lutter contre les infox ? (encadré)....... 206
À l’écoute de la demande.................................... 210
Le rôle de l’éducation......................................... 213
Retrouvez tous les ouvrages de CNRS Éditions
sur notre site www.cnrseditions.fr

Vous aimerez peut-être aussi