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Anatomie

du
nazisme

Frédéric Sallée

Frédéric Sallée
Agrégé et docteur en histoire contemporaine, Frédéric Sallée est professeur
d’histoire-géographie, qualifié aux fonctions de maître de conférences et
membre associé au LUHCIE (Laboratoire Universitaire Histoire Cultures Italie
Europe). Ses travaux portent sur l’histoire des relations internationales des
années 1930 et sur la politique extérieure de l’Allemagne nazie.

Du même auteur
- Sur les chemins de terre brune. Voyages dans l’Allemagne nazie (1933-1939),
Fayard, 2017.
- Voyager dans les États autoritaires et totalitaires de l’entre-deux-guerres.
Confrontations aux régimes, perceptions des idéologies et comparaisons
(direction d’ouvrage avec Olivier Dard, Emmanuel Mattiato et Christophe
Poupault), LLSETI, 2017.

Issues de la tradition ou de l’air du temps, mêlant souvent vrai et faux, les idées
reçues sont dans toutes les têtes. Les auteurs les prennent pour point de départ et
apportent ici un éclairage distancié et approfondi sur ce que l’on sait ou croit
savoir.
définition

Nazisme n. m.
Qu’est-ce que le nazisme ? L’interrogation soulevant l’impérieuse nécessité
de définition posée en 1985 par Ian Kershaw dans son maître ouvrage éponyme
dessine les contours d’une délimitation ayant fluctué au fil des interprétations
historiques. Courant de pensée ? Mouvement politique ? Idéologie ?
Structuré en mouvement politique dès 1920 sous l’impulsion du bavarois
Anton Drexler et d’Adolf Hitler, le nazisme n’est pas une création politique ex
nihilo. Ses fondements, incarnés par les vingt-cinq points du programme du parti
(à l’origine le DAP) publiés en février 1920 et par la mutation en nouveau parti
politique (NSDAP*) en août de la même année, reposent sur un amalgame de la
pensée völkisch, du ressentiment de l’opinion allemande de l’après-1919 et
d’une réécriture de l’Histoire. Cet agrégat se structure autour d’une matrice,
véritable épine dorsale du nazisme, qu’est l’antisémitisme. Le primat de la
pensée s’incarne autour de la race et de sa préservation. Par le biais d’une
récupération du mythe aryen, cette survie raciale autour d’une communauté de
sang pur se fait par l’inconditionnelle opposition à celui qui incarne son
destructeur : le Juif. De cette colonne vertébrale qu’est l’antisémitisme découle
les principes essentiels du nazisme : la destruction de la démocratie, la lutte
anticommuniste, la conquête d’un Lebensraum* (espace de survie) et la
refondation culturelle par l’annihilation des principes de 1789.
Le nazisme revêt un caractère spécifique dans l’histoire des fondements
politiques du XXe siècle. Plus qu’une simple idéologie articulée autour d’un
mode de pensée n’ayant pour finalité que l’application de ses idées, il se veut
être une « vision du monde » (Weltanschauung*) proposant une relecture du
passé pour servir le présent et imposer sa « totalité » dans un futur promis à
l’unique incarnation de la réussite du modèle. Théorisée dans Mein Kampf * puis
relayée abondamment par les hiérarques du parti et les divers outils de
propagande, cette « vision du monde » s’avère profondément marquée et
orientée par les bouleversements de la guerre. Le génocide des Juifs d’Europe
incarne le paroxysme de la destruction et de la vision mortifère du monde
perçue, conçue et instaurée par les nazis, mais également le tragique symbole
d’une adéquation et adaptation de la pensée nazie aux impératifs guerriers.

[*] Les mots signalés par un astérisque renvoient au glossaire en fin d’ouvrage.
sommaire
Introduction

LES ORIGINES DU NATIONAL-SOCIALISME

« Le nazisme est une réaction au bolchevisme. »


« Le nazisme est un prolongement du fascisme italien. »
« Le nazisme est inéluctable à la destinée de l’Allemagne. »
« Le nazisme est devenu une force politique grâce aux soutiens
du grand patronat. »
« Le national-socialisme n’a de socialiste que le nom. »

DU MOUVEMENT AU RÉGIME POLITIQUE

« La crise économique de 1929 est à l’origine du succès des


nazis. »
« Le nazisme est un mouvement politique de la ville. »
« Les nazis se sont emparés seuls du pouvoir par la force en
1933. »
« L’installation du nazisme au pouvoir ne s’est pas faite dans le
sang. »
« Le nazisme est exclusivement masculin.»

DU POUVOIR À LA GUERRE
« Les camps de concentration ont été créés pour tuer. »
« La “nuit des longs couteaux” a permis la liquidation de la
SA. »
« Les lois de Nuremberg sont le commencement de la politique
antisémite nazie. »
« Aucune résistance allemande n’est possible face au
totalitarisme nazi. »
« Hitler était “un dictateur faible”. »

L’EMBALLEMENT GÉNOCIDAIRE
« Dès sa création, le nazisme avait l’intention d’exterminer les
Juifs d’Europe. »
« Le génocide des Juifs d’Europe fut perpétré par des
bourreaux fous et peu cultivés. »
« Il n’y a pas eu d’images de la Shoah. »
« Auschwitz et Treblinka sont des camps d’extermination. »
« La “Shoah par balles” est une nouveauté historiographique de
ces dix dernières années. »

LA MÉMOIRE DU NAZISME

« Le nazisme est mort dans le bunker avec Hitler. »


« Le nazisme ne s’est pas exporté hors des frontières
d’Allemagne. »
« Fiction et nazisme sont incompatibles. »
« La dénazification a permis de tourner la page. »
« Il y a désormais consensus historique sur le nazisme. »

Conclusion

ANNEXES

Glossaire
Pour aller plus loin…
L’origine d’un mot : « nazi »

Littéralement contraction du national-socialisme, le mot « nazisme » s’est imposé très tôt


dans l’exercice du pouvoir. Communément appelés les « nazis-sozis », la locution se
raccourcit logiquement et naturellement en « nazi » dans le langage courant. Le mot « nazi »
résulte de la contraction « NAtional-SoZIalist » et répond de la classique diminution des
termes en allemand. En effet, sous le IInd Reich, les sociaux-démocrates (les sozial-
demokraten) étaient de coutume nommés les « sozis ». En 1919, les communistes devinrent
les « kozis ». L’une des premières apparitions à grande échelle du terme date de 1926 avec
la publication de Der Nazi-Sozi par Joseph Goebbels, futur ministre de la Propagande et de
l’Éducation au peuple. Dialogue imaginaire entre Goebbels lui-même et un citoyen allemand,
l’ouvrage fait l’éloge du bien-fondé du jeune NSDAP et vulgarise le terme en Allemagne.
Jusque-là, il était essentiellement présent chez les détracteurs du régime, les sympathisants
arguant du fait que les diminutifs ne peuvent être réservés qu’aux socialistes et aux
communistes.
Vu de France, les contemporains préfèrent, eux, évoquer les nazistes durant les années
1920 et au début des années 1930, renforçant le caractère péjoratif du terme. En 1934, le
supplément du dictionnaire de Littré sème le doute sur l’origine du terme, rappelant que le
nasi (na-zi) était le « nom que portaient les chefs ou princes des juifs établis en France
pendant le Moyen Âge ». La douteuse comparaison entre « nasi » (roi des Juifs) et « nazi »
(contraction du national-sozialismus) ne dure que le temps de tribunes dans Le Journal des
débats politiques et littéraires et le terme « nazi » se popularise également dans la langue
française.
introduction
Pour Sabina, vivre signifier voir. La vision est limitée par une double
frontière : la lumière intense qui aveugle et l’obscurité totale. C’est peut-être de
là que vient sa répugnance pour tout extrémisme. Les extrêmes marquent la
frontière au-delà de laquelle la vie prend fin, et la passion de l’extrémisme, en
art comme en politique, est désir déguisé de mort.
Milan Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être, 1984

Disséquer le nazisme relève d’une ambition double. Tout d’abord, l’anatomie


propose littéralement de « couper en remontant ». Remonter jusqu’aux origines
du nazisme pour en trouver ses fondements et, à partir de ces derniers, éclairer le
discours comme la pratique répond au premier impératif. Ensuite, l’anatomie
s’incarne par des plans de coupe, qui, mis bout-à-bout, forme le squelette puis la
carcasse de l’objet d’étude. Cette imbrication d’éléments s’avère être
indispensable pour comprendre comment le nazisme est devenu une carcasse
politique polymorphe d’opposition (anticommuniste, anticapitaliste,
antifrançaise, antidémocratique) sur un squelette atrophié par son obsession : la
préservation de la race. La métaphore médicale n’est pas qu’un effet de style. La
conception biologique du nazisme par son chef lui-même est une constante du
phrasé officiel. Hitler se considérait comme le docteur Koch de la politique,
référence au découvreur du bacille de la tuberculose. L’éradication de ce qui fut
considérée comme la « maladie juive » fait nécessité.
Tout ou presque a été écrit sur le nazisme, faisant de celui-ci l’objet de
recherche historique le plus commenté d’après-guerre (près de 40 000 ouvrages
recensés uniquement en langue allemande). De fait, l’opinion publique, abreuvée
par la vulgarisation scientifique de tous bords (documentaires télévisés
récurrents, littérature grise des années 1970 tournant au sensationnel,
multiplication des analogies dans le débat public), croit savoir. Cette impression
de l’omniscience est renforcée par l’incarnation symbolique de l’horreur
conférée au nazisme depuis la Shoah. Quiconque entre dans le débat politique
et/ou historique se heurte tôt ou tard au danger du point Godwin. Théorie forgée
par l’avocat américain Mike Godwin en 1990 après avoir observé les discussions
de ses semblables, elle réside dans le fait d’augmenter la probabilité d’évoquer le
nazisme dans un débat sans lien avec ce dernier, si l’argumentation s’éternise.
Dès lors, le nazisme, par la comparaison au sujet initial du débat, en devient le
point de clôture des échanges par sa dimension indiscutable. Le nazisme se fait
argument suprême, ne légitimant aucune contre-expertise car indépassable dans
la représentation de l’horreur qu’il suscite. Si tout un chacun est un acteur
potentiel de la loi de Godwin, cela tient en grande partie aux idées reçues que le
nazisme et sa mémoire ont suscitées. Les querelles scientifiques, l’émergence du
négationnisme et du révisionnisme, la vulgarisation à outrance, sont autant de
conditions préalables à l’infusion pernicieuse de poncifs dans les mentalités
collectives.
La « manie du jugement » (Marc Bloch), impropre à l’historien, a accentué le
développement de représentations galvaudées du nazisme. Inexplicable pendant
un temps car perçu comme un phénomène « à part » dans l’histoire de
l’humanité, le nazisme a vu fleurir pléthore d’idées préconçues venues justifier
son aberration : un régime façonné par des fous, une extermination programmée
de toutes pièces dès l’origine ou encore un moment furtif de l’histoire, évanoui
dans le bunker d’Hitler et dans la salle d’audience de Nuremberg. Le second
temps de la tentative d’explication du nazisme n’a pas épargné la floraison
d’idées tenaces et erronées. Expliquer revient à chercher les origines du
phénomène, à en saisir les particularismes, à user de la comparaison du modèle.
Ainsi, envisager l’inexplicable s’est parfois matérialisé dans une lecture
décontextualisée de l’histoire : inscription du nazisme dans une continuité des
phénomènes politiques du XXe siècle (bolchevisme, fascisme), survalorisation
des causes (crise économique) ou lecture anachronique des ressorts du régime
(régime conservateur). Cette anatomie du nazisme propose de plonger aux
rhizomes du phénomène et de battre en brèche les préconçus ayant pollué et
fragmenté son histoire et sa mémoire. Derrière le scalpel de l’historien se joue le
diagnostic d’une société éclairée.
LES ORIGINES DU NATIONAL-
SOCIALISME
« Le nazisme est une réaction au bolchevisme. »

L’archipel du Goulag n’est-il pas plus originel qu’Auschwitz ?


L’assassinat pour raison de classe perpétré par les bolcheviks n’est-il pas le
précédent logique et factuel de l’assassinat pour raison de race perpétré par les
nazis ?
Ernst Nolte, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 6 juin 1986

Popularisée par l’historien allemand Ernst Nolte, la thèse énonçant


l’hypothèse du nazisme comme réaction au bolchevisme fut à l’origine d’un
désaccord dépassant le simple cadre historiographique, entraînant une
controverse d’ordre philosophique divisant la société allemande et, au-delà,
l’intelligentsia européenne. La querelle prit forme avec la publication de la
tribune du sociologue Jürgen Habermas dans l’hebdomadaire Die Zeit en
juillet 1986, s’opposant non seulement à l’idée d’un nazisme inscrit dans une
vision téléologique de l’histoire (présentée un mois auparavant par Nolte dans un
article intitulé « Un passé qui ne veut pas passer » dans le Frankfurter
Allgemeine Zeitung) mais également à une posture de relativisme historique
derrière laquelle se retrancheraient les historiens de la droite libérale allemande
que représentent Nolte, mais également Andreas Hillgruber et Michael Stürmer.
Dans cette Allemagne de la fin des années 1980, déchirée en deux autant
structurellement qu’idéologiquement, la querelle, devenue Historikerstreit,
prend une tournure éminemment politique. En 1986, la perspective de
réunification n’est pas encore considérée comme acquise et la RFA doit
composer avec le nazisme comme partie intégrante de son histoire. Que faire du
nazisme ? En faire un objet à part, à l’ancrage inconcevable dans le temps long
de la germanité ? Ou l’intégrer dans un processus de construction nationale ? Le
débat, sulfureux, fut posé dès le quarantième anniversaire du 8 mai, en 1985,
autour de la réflexion de deux éminents historiens, Martin Broszat et Saul
Friedländer, discutant du danger d’un refoulement de la mémoire dans la
construction nationale. Dès lors, les termes du débat étant posés, Nolte alla
jusqu’à l’extrême historicisation du nazisme, n’en faisant plus un produit « à
part » de l’histoire allemande, européenne et mondiale, mais un objet de
conséquence.
Les fondements d’un lien logique de causalité entre bolchevisme et nazisme
résident dans l’interprétation des raisons invoquées pour expliquer le génocide
des Juifs d’Europe. Les tenants de cette idée voient dans la Shoah un processus
génocidaire de « prévention ». Assassiner le Juif avant qu’il ne nous assassine.
Dans la pensée noltienne, l’entreprise génocidaire nazie résulte d’une inscription
comparative des crimes de masses du XXe siècle. Ayant pris conscience du
« crime asiatique » perpétré par les bolcheviks depuis leur prise du pouvoir en
1917, l’angoisse serait devenue eschatologique devant le fantasme du potentiel
de destruction incarné par le communiste. Ce dernier deviendrait ainsi le
véritable ennemi, s’agrégeant au Juif. S’il ne nie pas le caractère exceptionnel et
la spécificité de la Shoah, Nolte l’intègre dans un processus d’inspiration issu
des méthodes bolcheviques, par l’exemple de la « cage aux rats » (supplice
consistant à soutirer des aveux à l’accusé en lui apposant un rat dévorant
progressivement son visage) de la Loubianka (siège de la Tcheka), incarnation
paroxystique de la torture dans l’imaginaire hitlérien. La Shoah entrerait dans ce
processus de destruction inauguré par le bolchevisme et serait devenue nécessité
dans la lutte pour la survie de la race aryenne. Pour Nolte, l’explication de la
virulence du propos antisémite nazi résulterait d’un opportunisme politique. S’en
prendre directement aux communistes aurait privé Hitler d’une grande partie
d’une opinion potentiellement malléable en 1933. Cibler le Juif permettrait, en
revanche, d’attirer dans les filets nazis d’éventuels sympathisants de gauche
voyant dans celui-ci un ennemi commun.
Chercher le nerf originel du nazisme revient à étudier la concrétion de la
pensée hitlérienne dans les premiers temps du nazisme. En 1920, Hitler
reconnaît « ne pas savoir grand-chose de la Russie ». Sa formation
anticommuniste s’opère avec la rencontre d’Alfred Rosenberg. Né à Reval
(actuelle Tallinn), Rosenberg, futur idéologue du parti et auteur du Mythe du XXe
siècle, connaît le communisme pour en avoir observé les actions dans la Russie
de 1917. La rencontre avec Rosenberg et Drexler permit à Hitler d’intégrer son
anticommunisme à son antisémitisme. Le rejet « judéo-bolchevique » prenait
corps. Ce concept ne se substitue pas à la haine des Juifs, primat de la vision du
monde nazie. Il devient un outil supplémentaire dans la lutte raciale. En
février 1927, Hitler écrit dans le Völkischer Beobachter « Le Juif est et reste
l’ennemi mondial, et son arme, le marxisme, un fléau de l’humanité ».
En somme, le nazisme n’est ni plus une réaction au bolchevisme qu’il n’est
une conséquence du capitalisme. Ces deux idéologies ne sont qu’un adjuvent au
rejet viscéral du Juif par le nazisme. Ce dernier n’existe que parce que le peuple
juif constitue une menace organique, naturelle et immuable pour la Grande
Allemagne à laquelle Hitler souhaite faire accéder sa population et pour la
destinée aryenne. Dans une réaction épidermique, le nazisme voit dans le peuple
juif une masse capable de tirer à la fois les ficelles d’un communisme faisant
figure de contagion européenne et de se cacher derrière les rênes de la finance
internationale. Cette masse, visible comme invisible, s’incarne dans la figure
rhétorique du complot, devenant « complot juif », puis « complot judéo-
bolchevique ». Faire du Goulag la genèse d’Auschwitz revient ainsi à faire une
histoire à rebours. L’annihilation des Juifs d’Europe inscrite dans une
comparaison avec le bolchevisme vient galvauder la réalité de l’antisémitisme
nazi qui se réduirait à une continuité de celui observable dans la Russie des tsars,
puis en URSS et, plus majoritairement, en Europe centrale. Ainsi, pour reprendre
les termes de Marcel Gauchet (À l’épreuve des totalitarismes. 1914-1974,
L’avènement de la démocratie, 2010), le nazisme est « unique et comparable ».
L’erreur majeure de Nolte fut de minorer l’unicité de la Shoah et de la réduire
à son prisme technologique en l’inscrivant dans une histoire globale des crimes
de masse. Une seconde erreur réside dans la recherche des origines
intellectuelles du nazisme. En historicisant le nazisme dans une continuité
réactive au bolchevisme, il minore considérablement la part du terreau culturel
allemand du second XIXe siècle que représente le mouvement völkisch*. Sans
tomber dans l’extrême opposé et se faire chantre d’un chemin particulier de
l’Allemagne dans l’Europe des nations (théorie largement dépassée du
Sonderweg), il est indéniable que ce mouvement ethno-raciste, certes
déstructuré, désorganisé incapable de s’imposer politiquement dans l’Allemagne
naissante des années 1870-1890, a contribué au développement et à l’affirmation
des idées antisémites nazies. Ainsi, le nazisme naît d’un long processus hérité
des courants völkisch qui, à partir de 1919, fait sens au regard des exacerbations
de la Grande Guerre et des inquiétudes issues de la paix de Versailles. Hitler, en
« tambour » (Ian Kershaw), a synthétisé les peurs inhérentes à la société
allemande de l’après-guerre pour nourrir son mouvement, puis parti et enfin
régime politique.
Nolte cloué au pilori, ses détracteurs ont retenu l’idée reçue d’un bolchevisme
considéré comme l’unique cause du nazisme. Cependant, la lecture objective de
l’intégralité de ses travaux nuance le propos, précisant que la « déraison nazie »
se nourrissait également de causes indépendantes au bolchevisme (le darwinisme
social, le ressentiment anti-français et la guerre). Au final, l’idée noltienne eut
pour racine de déculpabiliser une partie de la société allemande sur son passé,
dans un processus de construction nationale dont la chute du mur de Berlin en
novembre 1989, puis l’unification allemande d’octobre 1990, ont incarné une
unité scientifique de façade.

L’Historikerstreit : une « querelle des historiens » qui ne veut pas passer

Loin d’être restée un simple cas d’école de la fin des années 1980, la « querelle des
historiens », opposant principalement Nolte et Habermas, ne s’est pas évanouie avec la
chute du Mur, ni éteinte avec Nolte lui-même en 2016. Née à l’été 1986 des suites de
tribunes successives opposant l’historien Ernst Nolte au sociologue Jürgen Habermas, la
polémique se déplaça vers l’Italie en 1994. Outre les propos bienveillants de Nolte sur la
participation de l’extrême-droite italienne au gouvernement Berlusconi, l’historien allemand
soulève à cette occasion le fait que la Seconde Guerre mondiale « avait en elle la tendance
et la possibilité d’une guerre d’unification européenne ». Dans un temps italien troublé par les
opérations mani pulite, Nolte recentre le débat autour d’une nostalgie guerrière unificatrice.
Dans le même temps, il fait part de ses doutes dissipés sur le prisme technique du génocide
des Juifs, permettant à ses détracteurs de réévaluer son caractère révisionniste : « Ce qui
personnellement me convainc le plus du fait qu’il y ait eu des exterminations de masse de
grande envergure dans des chambres à gaz, c’est l’emploi fréquent à ce propos du mot
“humain”, aussi bien chez Hitler lui-même que chez les autres nationaux-socialistes ».
L’année suivante, en France, l’historien de la Révolution française François Furet relance le
débat dans Le Passé d’une illusion. Loin d’être le disciple de Nolte sur lequel il se démarque
en de nombreux points, Furet souligne le caractère fécond de sa pensée, s’attirant de fait les
foudres des milieux d’extrême-gauches confondant les propos. De cette filiation et de cette
dette méthodologique naîtra la correspondance publiée sous le titre Fascisme et
communisme en 2000.
La controverse reprend en juin 2000, lors de l’attribution du prix Konrad Adenauer de la
Fondation d’Allemagne, l’éloge d’Ernst Nolte est fait. L’historien Heinrich Winker protesta
publiquement dans Die Zeit envers le directeur de l’Institut für Zeitgeschichte (IfZ) Horst
Möller. Nolte disparaît en 2016. La controverse, elle, continue, en se déplaçant sur le terrain
de l’histoire comparée. La réédition commentée des œuvres de Nolte en France a relancé le
débat sur la possibilité d’une comparaison entre communisme et nazisme. Enfin, il n’est pas
rare de voir resurgir le terme même de la « querelle », faisant du moment d’invectives un
référent opératoire. La parution du livre polémique de Daniel Jonah Goldhagen en 1996, Les
Bourreaux volontaires de Hitler, laissait présager d’une « nouvelle querelle des historiens ».
« Le nazisme est un prolongement du fascisme
italien. »

Alors le voile se déchira. Aix-la-Chapelle 1933.


Civita-Vecchia 1922 ; c’était bien la même chose.
Ces chemises brunes ne sont que des chemises noires déteintes.
Thomas T. Topping, L’Intransigeant, 23 avril 1933

Dans l’histoire comparée des totalitarismes, fascisme et nazisme se sont


rejoints sur un point de convergence qui était la lutte antibolchevique puis
anticommuniste. Dès lors, par un processus mental réducteur, fascisme et
nazisme ne pouvaient qu’être parents face à l’ennemi stalinien. La chronologie
d’enchaînement des régimes, la proximité des dirigeants (scellement de l’Axe
Rome-Berlin, visite de Mussolini à Berlin en octobre 1937 puis voyage d’Hitler
à Rome au printemps 1938) et l’autoritarisme qui les caractérise, ont contribué à
populariser l’idée d’une descendance filiale. La logique tient dans un référent
commun. Ce liant est le poids de la Grande Guerre. En Italie, comme en
Allemagne, la Première Guerre mondiale fut un traumatisme durable. Bien que
dans deux camps opposés, le conflit fut une déflagration contribuant à
l’éclatement des deux sociétés. En Italie, la déprise économique qui suivit 1918
et la peur consécutive au Biennio Rosso (les « deux années rouges ») a fait de la
recherche d’un État fort capable de repousser la « contagion bolchevique » une
condition de survie. Dans le même temps, l’Allemagne ne sort pas de la guerre et
s’enfonce dans la crise spartakiste, à laquelle s’ajoute l’humiliation de
Versailles. De cette matrice guerrière naît le fascisme, qu’il soit italien comme
allemand.
L’idée d’une parenté a, par la suite, trouvé son assise dans l’évolution de la
nébuleuse fasciste européenne des années 1920-1930. La multiplication des
mouvements fascistes à l’échelle continentale se heurte à l’expérience effective
du pouvoir. En 1933, le nazisme se pose comme unique héritier direct du
fascisme italien, comme seul mouvement ayant réussi à s’incarner en régime (la
distinction entre fascisme-mouvement et fascisme-régime est mise en évidence
par l’historien italien Renzo de Felice en 1975). Ailleurs, le fascisme est resté à
l’état de mouvement politique n’ayant pas réussi à accéder au pouvoir (France,
Pays-Bas, Belgique, Grande-Bretagne, Norvège). En cherchant à historiciser le
fascisme, les historiens des années 1960 (Mosse et Nolte principalement) ont
distingué trois formes du fascisme, allant de l’originel au radical, en induisant
nécessairement la continuité et la filiation. Le premier fascisme, celui des
origines et incarnant l’essence même du terme, serait en France issu des rangs de
l’Action française. Le second, arrivé à maturité, serait celui ayant pris forme
dans l’Italie mussolinienne. Le troisième, fascisme « radical », n’existerait qu’en
Allemagne nazie (Ernst Nolte, Le Fascisme dans son époque, 1963). Selon cette
logique, le nazisme serait une forme aboutie d’un processus prenant corps en
France et ayant maturé en Italie. Le fascisme mussolinien ne serait qu’un point
de passage et un laboratoire politique vers la radicalité nazie. Enfin, la
multiplication de l’occurrence « fascisme » dans l’historiographie marxiste a
semé le doute sur un éventuel continuum. Le langage n’est en réalité utilisé à
dessein que pour éviter l’utilisation du terme « national-socialiste », galvaudant
la nature du « socialisme ».
Cependant, la question de la filiation du nazisme doit reposer sur des points
d’histoire comparée et pose l’inévitable question d’un ou des fascismes.
Incontestablement, les identités des régimes sont différentes (Renzo de Felice,
Brève histoire du fascisme, 2000). Leurs pratiques et structures – qui deviennent
paradigmes de définition même du fascisme – peuvent converger : dotation d’un
appareil policier, culte du chef charismatique, encadrement strict de la jeunesse,
omnipotence de l’État-parti. Ainsi, à l’identique du fascisme italien, le nazisme a
cherché à souder une communauté nationale sous l’autorité d’un chef
charismatique et sous le cadre légal d’un État omnipotent. En revanche, les
conditions de sédimentation de cette communauté diffèrent. Quand Hitler fait du
racisme une question de survie identitaire, Mussolini, lui, le place en outil
d’adaptation idéologique de son régime, dans une logique de calque sur l’arsenal
législatif de l’Allemagne nazie (lois raciales de 1938 inspirées des lois de
Nuremberg de 1935). Idem pour la jeunesse. Les structures d’encadrement de la
jeunesse allemande (Hitlerjugend*) semblent, à première vue, être héritières des
organisations de la jeunesse italienne (Balillas) : même encadrement militaire,
même sens de l’esthétique, même esprit de corporation et de fratrie. Cependant,
la Jeunesse Hitlérienne n’est pas née d’une projection des jeunesses fascistes. En
1924, Hitler rappelait déjà dans Mein Kampf* le rôle dévolu à l’éducation de la
jeunesse (moins d’enseignement des humanités et davantage de sport – de
combats notamment –) et le sens de cette refonte (former une future nation en
armes, capable de protéger les intérêts de la communauté nationale). La jeunesse
fasciste, elle, structurée en 1926 autour des Balillas, puis du GIL (Gioventù
Italiana del Littorio) en 1937, a pour mission de pénétrer insidieusement les
missions réservées jusque-là à l’institution scolaire et de développer le goût des
membres pour l’« italianité ». Quand en Allemagne la formation de la jeunesse
gravite autour d’une tabula rasa des errements passés incarnés par la
dépravation culturelle des années Weimar et d’une création ex nihilo d’un
« homme nouveau », la jeunesse italienne, elle, puise aux origines de l’Italie
pour régénérer la vitalité d’une jeunesse évanouie, ensommeillée, dont Mussolini
se veut le refondateur.
Leurs buts diffèrent également. Dans le cadre du fascisme italien, l’objectif est
d’atteindre la toute-puissance de l’État dans une volonté d’affirmation nationale.
Pour le nazisme, depuis le discours dit de la « Prophétie » du 30 janvier 1939, le
Reich se veut millénaire. Cette inscription du nazisme dans le temps long résulte
d’une logique de survie, d’une lutte à mort entre les nazis et les Juifs, de laquelle
il ne doit en rester qu’un. Lorsqu’en Italie, le contrôle des masses est une fin à la
logique fasciste, il est un moyen à la réalisation d’une vision du monde chez les
nazis.
Enfin, la recherche des spécificités originelles des mouvements puis régime
fasciste italien et fascisme nazi permet de balayer la filiation directe sans
nuances. La place prise par la question raciale dans le discours nazi ne peut être
l’incarnation d’un prolongement du fasciste italien. Le nazisme naît de son
antisémitisme consubstantiel quand la préoccupation raciale n’est pas dans
l’essence même du fascisme italien. À ce titre, cette distinction de taille a fait
conclure à certains historiens (Karl Dietrich Bacher, Saul Friedländer) que toute
comparaison entre fascisme italien et nazisme s’avère impossible, inappropriée
et inopérante. En comparant, en cherchant les points d’ascendance, la
dénaturation même du nazisme s’opère. Cette approche fut nuancée par la voie
médiane de Robert Paxton, insistant sur le fait que le fascisme italien et le
nazisme étaient tous deux des « fascismes en action », polymorphes et capables
de s’amalgamer aux spécificités nationales.
Au lendemain de la capitulation allemande, le 9 mai 1945, Jean-Richard
Bloch écrivait dans le quotidien Ce soir : « Le nazisme allemand n’est qu’un cas
particulier. Le fascisme est un phénomène mondial. Le fascisme est la méthode
qui transforme en doctrine de combat le réflexe de défense de privilégiés contre
les peuples. » La formule est pleine d’à-propos. Le nazisme puise son inspiration
dans le mouvement fasciste. Il a, cependant, une unicité telle dans sa vision du
monde qu’il n’est pas un produit de prolongement ni de perpétuation du fascisme
italien mais un phénomène d’adaptation.

La vision hitlérienne du fascisme :


une communauté d’intérêts

Hitler reçoit Mussolini à Berlin durant la dernière semaine de septembre 1937. À cette
occasion, les deux dictateurs prononcent deux discours sensiblement similaires sur le sens
de ce rapprochement entre le nazisme et le fascisme italien et sur leur perception du
fascisme.
Voici un extrait du discours du chancelier allemand à la tribune berlinoise, le 29 septembre
1937. Au-delà de la volonté affichée de s’incarner comme le garant de la paix internationale,
il évoque sa vision du fascisme :
« Le sens profond de cette manifestation des peuples, c’est le désir sincère de garantir à nos
pays cette paix qui n’est pas le salaire du renoncement et de la lâcheté, mais le résultat de la
volonté de garantir en pleine conscience de nos responsabilités les valeurs nationales,
morales et physiques et tout ce qui fait la substance de notre culture.
De la communauté de la révolution fasciste et de la révolution nationale-socialiste est née,
aujourd’hui, une communauté non seulement d’opinions, mais d’action. Cela est un bonheur,
à une époque et pour un monde dans lequel les tendances de destructions et de
déformations se montrent partout.
Toute tentative de détruire une telle communauté entre nos nations en jouant l’une contre
l’autre, en émettant des soupçons ou en leur prêtant des desseins inexistants, échouera
contre le désir de 115 millions d’hommes qui forment à cette heure cette manifestation de
communauté.
Elle échouera surtout contre la volonté de deux hommes qui sont debout ici devant vous et
qui vous parlent. »
Discours d’Adolf Hitler in L’Intransigeant, 30 septembre 1937, p. 3.
« Le nazisme est inéluctable à la destinée de
l’Allemagne. »

La révolution nationale-socialiste, c’est un peuple tout entier qui, dans un


consentement presque unanime, a changé de voie brusquement. Et pour ma part,
je crois qu’il est impossible d’admettre que, dans une situation semblable, un
autre peuple aurait agi comme le fit le peuple allemand. Cette attitude est
purement allemande.
Jacques Belleteste, Alger-Étudiant, 25 mai 1934

Il y aurait un « chemin particulier » de l’histoire allemande. Un chemin dans


lequel le nazisme trouverait son explication et son origine. La théorie du
Sonderweg, de cette « voie allemande particulière », forgée depuis 1871 et la
naissance du Premier Reich, reste une construction de la pensée, basée sur des
expériences malheureuses. La violente poussée nationaliste, née de la défaite
d’Iéna en 1806 articulée autour du couple « répulsion de l’ennemi » et
« admiration du vainqueur », a renforcé l’idée que le peuple germanique n’est
pas intégré à l’Occident mais serait plus proche de l’Orient, voire à part dans la
marche de l’histoire. De ce « chemin particulier » dans l’histoire du monde
découle inéluctablement des expériences singulières et inédites comme le
nazisme. Il y aurait ainsi une continuité de l’histoire allemande, immuable,
inéluctable, et 1933 serait un point de passage inévitable de cette permanence.
Pour autant, ce concept n’est en rien une vue de l’esprit dans la perception que
se sont faits les contemporains du « chemin allemand ». « Nous ne sommes ni
l’Occident, ni l’Orient, mais l’Allemagne », peut-on entendre dans les
Ordensburgen, écoles de formation des cadres du parti nazi, sous la houlette du
docteur Ley. Cette récupération par les autorités nazies des fondements du
Premier Reich que sont l’incarnation d’un État allemand fort, dominé par un
chef incontesté, opposé à un système parlementaire occidental malade, d’une
administration rigide et ordonnée contre la corruption de l’auto-administration
occidentale, des vertus allemandes de l’épargne face au gaspillage du
capitalisme, de la collectivité hostile à la société ou encore de la Culture (Kultur)
contre la Civilisation (Zivilisation) sont autant d’arguments laissant présager
d’une destinée inédite de l’Allemagne.
L’historiographie, avant tout allemande, reprit à son compte tout ou partie de
ces particularismes, allant même à remonter jusqu’aux révolutions de 1848 pour
tenter de comprendre comment le nazisme était inscrit dans le patrimoine
génétique de l’Allemagne, et plus généralement de l’Allemand. Autour de la
figure de l’historien Jürgen Kocka et de l’École de Bielefeld, les thématiques de
l’absence d’une révolution bourgeoise en 1848, la prégnance d’une société
allemande encore « féodalisée », le poids de la question agraire ou de celui de
l’armée ont été des marqueurs jugés sources de déstabilisation du régime
républicain weimarien et favorables à l’installation du fascisme. À cette
interprétation se mêle tout un héritage culturel, cette fois-ci européen, faisant
dans le premier XXe siècle, de l’Allemand un être échappant à la culture et
naturellement enclin à la barbarie. Cette forme quasi-atavique de l’inculture
allemande fut popularisée par la littérature de Jacques Rivière, soulignant que
l’Allemand est « quelqu’un à qui c’est égal », de l’abbé Engelmann et son
Allemand « indéterminé par nature » ou encore Georges Blondel qui en fait un
être « unpolitisch, incapable de se diriger tout seul ». Au Sonderweg s’est ainsi
amalgamé l’Irrweg, le « chemin déviant ». Le nazisme serait alors la somme des
particularismes historiques de la jeune Allemagne et de l’inculture de sa
population.

Le Sonderweg ou la création d’une théorie historique à visée politique

Popularisée par l’historien allemand Jürgen Kocka et l’École de Bielefeld, la construction de


la théorie du Sonderweg, déjà présente dans une acception positive sous le Reich
wilhelmien, permit aux historiens marxistes allemands d’expliquer le nazisme par une
absence de révolution bourgeoise en 1848.
Les débats entre historiens furent vifs en 1981 dans la revue allemande Merkur, allant même
jusqu’à diviser les historiens de gauche entre eux. Les théories de Kocka s’opposèrent aux
thèses de deux historiens britanniques Geoff Eley et David Blackbourn. Là où l’Allemand voit
dans le nazisme un produit d’une absence de révolution bourgeoise dans l’histoire
prussienne, les Britanniques soulèvent l’inadaptation du modèle capitaliste à l’Allemagne
industrielle des années 1870-1880, légitimant de fait le chemin socialiste qu’aurait dû
emprunter la nation afin d’éviter le national-socialisme. De cette querelle relativement
inféconde déboucha un consensus sur le particularisme nazi ne pouvant être imputable aux
caractéristiques économiques et sociales prussiennes puis allemandes. Approuver le
Sonderweg revient à séparer le nazisme du caractère politique novateur du fascisme des
années 1920 et à en faire une conséquence de l’inadaptation au socialisme, puis au
communisme. La querelle, érigée en temps de guerre froide, eut pour fonction de mettre en
évidence les enjeux viciés du capitalisme et de louer les mérites d’un socialisme
révolutionnaire supposé salvateur, mais également de placer les années 1970-1980 en
calque des années 1920-1930.

Carte postale d’Hans vom Norden, « Ce que le roi a conquis, le prince lui a donné forme, le
feld-maréchal l’a défendu, le soldat l’a sauvé et uni », 1933

Or, depuis la fin des années 1970, la théorie du Sonderweg fut battue en
brèche par l’historien allemand Thomas Nipperdey, soulignant qu’il n’y a pas
une continuité de l’histoire allemande mais des continuités, et 1933 n’est pas le
point de rencontre de l’intégralité de ces « histoires » de l’Allemagne. À cela
s’ajoute le fait que le Sonderweg commettrait l’erreur d’expliquer chaque
période historique par un lien de causalité avec la précédente. Or, la République
de Weimar, ni même la Première Guerre mondiale, ne peuvent à elles seules
annoncer l’avènement du nazisme. Certes, la faiblesse de la constitution
weimarienne pose le cadre d’un affranchissement rapide du cadre légal par
l’appareil nazi au pouvoir. Certes, la Grande Guerre est une matrice indéniable
de l’atomisation de cette génération allemande du feu. Réduire la survenue du
nazisme à une téléologie omet ses axiomes fondamentaux : des hommes
galvanisés par le chef, des idées nées et structurées par l’antisémitisme. Le
nazisme est le résultat d’une somme de causes dont l’origine ne réside pas,
comme les nazis souhaitaient eux-mêmes le faire accepter, dans l’unique
continuité du régime weimarien et, par extension, au Reich wilhelmien et à
Bismarck. En 1933, la propagande nazie diffuse massivement une carte postale
inscrivant Hitler dans la continuité de Frédéric II, Bismarck et Hindenburg. Le
chancelier se présente comme le point d’arrivée d’une nation allemande en
construction. Ce Sonderweg fantasmé, imaginé et popularisé par les nazis eux-
mêmes trouve son acmé le 30 janvier 1939, lors du discours dit de la
« Prophétie ». Le Führer* proclame le « Reich millénaire », incarnation de cette
voie particulière ayant vocation à s’inscrire désormais dans l’éternité. De plus,
l’idée d’un Sonderweg tend à minorer la part de modernité de l’Allemagne des
années 1920 et à omettre la capacité de sa société à ne pas sans cesse regarder
vers le passé ou à se comparer pour se construire dans l’après-guerre.
L’Allemagne ne s’est pas construite en dehors de la « norme » (incarnée par les
pays industrialisés comme la France ou le Royaume-Uni) qu’impliquerait le
Sonderweg mais est entrée en plein dans la modernité politique, économique et
culturelle. Politiquement, elle a fait l’expérience de la démocratie républicaine
d’une nation jeune. Économiquement, les industries de la Ruhr font jeu égal à
leurs voisines des bassins miniers de Manchester et lorrains. Culturellement,
l’envolée de prix Nobel dans les années 1910-1920 est saisissante.
L’idée d’un « chemin particulier » de l’Allemagne resurgit en 1996 lors de la
publication du livre polémique du politologue Daniel Jonah Goldhagen, intitulé
Les Bourreaux volontaires de Hitler. Non limité au champ du nazisme en tant
que régime, le Sonderweg s’est déplacé sur la question de la Shoah et de ses
particularités allemandes stricto sensu. La thèse de Goldhagen repose sur les
« agents de l’Holocauste » et sur le rôle unique joué par les Allemands dans
l’extermination des Juifs d’Europe. L’auteur entend réfléchir au cadre
sociologique, psychologique, aux structures qui motivent un homme à en tuer un
autre. L’explication de Goldhagen s’appuie sur le particularisme de l’Allemand,
de par son histoire et sa culture, qui serait enclin à sombrer dans une logique
meurtrière. Le volontarisme du bourreau allemand pose problème à plus d’un
titre. Cette mise en avant d’une « particularité allemande » dans la Shoah tend à
minorer la participation des agents extérieurs à l’Allemagne et de faire de
l’Allemand l’unique exécutant, dédouanant ainsi les multiples complicités et
compromissions des polices et civils des territoires occupés ou collaborant avec
le Reich. Ensuite, elle inscrit la Shoah dans une continuité de l’histoire
allemande, inévitable elle-aussi car l’Allemand portait en lui les germes de la
« pensée éliminationniste » dans son antisémitisme. Devant le danger d’une
résurgence de la culpabilité collective du peuple allemand réunifié des années
1990, Goldhagen prit soin de rédiger une préface à son ouvrage en juillet 1996
rappelant que l’analyse ne plonge pas nécessairement les Allemands dans des
caractéristiques immuables et qu’elle repose sur une généralisation, présentée
comme nécessaire à l’écriture de l’Histoire.
Placer le nazisme dans une histoire inéluctable de l’Allemagne revient à faire
une histoire éminemment politique et politisée, idéalisant l’Occident et reléguant
l’Allemagne à une entité vouée dès l’origine à sombrer dans la tragédie brune.
L’histoire de l’Allemagne s’inscrit aujourd’hui dans un Normalweg, dont le sens
du chemin prend davantage la direction d’une histoire européenne commune
qu’une voie faite de particularismes issus d’une construction mentale à dessein
de domination.
« Le nazisme est devenu une force politique grâce aux
soutiens du grand patronat. »

La grande industrie allemande et la finance allemande ont évidemment trouvé


tout leur intérêt à l’arrivée des nazis au pouvoir. (…) D’où la lettre ouverte de
novembre 1932 à Hindenburg qui l’appelle à nommer Hitler chancelier, signée
par des grands patrons de l’industrie et de la banque.
Johann Chapoutot, interview donnée au média
Le Vent se lève, 11 décembre 2017

Élément de langage récurrent, l’idée d’un grand capital ayant soutenu, financé
et donné au nazisme les moyens de ses ambitions a pour principale vertu de
rassurer des sociétés contemporaines cherchant une explication déculpabilisante
sortant du seul cadre de la participation démocratique dans l’avènement du
nazisme. Le bond spectaculaire opéré par le nazisme dans les urnes entre les
2,6 % aux élections de 1928 et les 18,3 % en septembre 1930 n’aurait pu se faire
que par l’immixtion d’une force extérieure : celle de la finance. Le nazisme
ayant pris corps dans une Allemagne berceau de la révolution industrielle, où les
fleurons de l’aciérie européenne (Krupp) côtoient les grands trusts de la chimie
(IG Farben), le processus d’identification ne peut qu’être opérant et la collusion
évidente. Face à l’anticommunisme véhiculé par le nazisme, le grand patronat
aurait ainsi trouvé un allié de poids dans la construction d’une grande force
politique au service de ses intérêts. La publication de l’ouvrage I paid Hitler en
1941 par Emery Reves issu d’entretiens échangés avec l’industriel Fritz Thyssen
(dont l’interprétation fut massivement contestée par Thyssen lui-même), la
popularisation des affiches de propagande communistes « Les millionnaires se
tiennent debout au service d’Hitler », ainsi que l’inculpation puis la
condamnation de Gustav Krupp lors du procès de Nuremberg en 1945 ont aidé à
conforter ce postulat.
La confusion autour de la chronologie des rapports entre Hitler et les grands
patrons allemands entretient ce mythe. La multiplication des rencontres
bilatérales durant les premiers mois de l’année 1933 a créé la confusion. Or, en
1933, le nazisme est non seulement un parti politique organisé mais désormais
incarné en un régime politique. Les rapports entre nazisme et grand capital sur la
période 1920-1933 doivent être étudiés pour pouvoir parler d’un quelconque rôle
dans sa consolidation. Dès sa création, le mouvement nazi est profondément
anticapitaliste. Dans ses vingt-cinq points du parti, le NSDAP* en consacre six à
la question de la réduction du pouvoir du grand capital. Aucune autre thématique
ne recueille une telle volonté réformatrice. Dès le point 11, le NSDAP entend
aboutir à « la suppression des revenus des oisifs et de ceux qui ont la vie facile ».
Le grand capitaine d’industrie est ici assimilé à l’oisif et au profiteur, en
opposition au « petit commerçant » qui incarne l’Allemagne laborieuse, comme
le rappelle le point 16. La politique d’enrichissement personnel du grand
patronat par les bénéfices de guerre est également mise à l’index (point 12).
Enfin, le NSDAP envisage une vaste politique de restructuration des grandes
industries en nationalisant les grands groupes (point 13), en participant aux
bénéfices de ceux-là (point 14) et en lançant une vaste réforme agraire visant à
l’expropriation (point 17).
Huit mois auparavant, l’humiliation de Versailles démantelant l’économie
allemande permit au grand patronat de trouver, malgré tout, des raisons de
soutenir le NSDAP en dépit de sa ligne de charge violente à son égard. La
nationalisation des brevets scientifiques (article 306 du traité de Versailles) fit
perdre de nombreux revenus aux grandes firmes industrielles allemandes. Ainsi,
le brevet de l’aspirine déposé par Bayer en 1899 est internationalisé. La
virulence du propos hitlérien envers le « diktat » légitime les premiers
rapprochements idéologiques ; la droite conservatrice et nationaliste
traditionnelle étant jugée trop laxiste sur les réponses à apporter à Versailles. À
compter de la sortie de prison du Landsberg (décembre 1924) suite au putsch
manqué de novembre 1923, l’opportunisme d’Hitler en quête de soutiens
politiques l’amena à s’éloigner progressivement des 25 points du parti, conscient
que sa sphère d’influence devait dépasser le simple cadre du monde ouvrier. Dès
1928, l’adaptation des 25 points se concentre autour du « grand capital détenu
par les juifs ». Malgré tout, la politique d’« enrégimentation » de l’économie
allemande, dans un projet d’État totalitaire ne laisse que peu de place aux
libertés des chefs d’entreprises. Ainsi, si l’on observe des mouvements de
capitaux entre la grande industrie et le NSDAP, la destination des flux financiers
principaux se dirige davantage vers la droite de von Papen ou vers le Zentrum.
La véritable inflexion de la politique économique du grand patronat affichant
son soutien au NSDAP se situe en 1932. Or, à cette date, le parti est déjà
structuré et organisé en tant que force politique. En janvier 1932, Fritz Thyssen
réunit plus de cent grands dirigeants allemands autour d’Hitler, ce dernier leur
assurant qu’il « se charge de la politique » et que les industriels doivent
s’occuper de « l’économie ». Leur participation au projet nazi commence à
s’avérer efficiente. Cependant, à cette date, les nazis sont déjà la deuxième force
politique du pays depuis leurs 6 300 000 voix de l’élection législative de
septembre 1930. De plus, l’unanimité supposée du soutien est à minorer. Les
grands patrons de l’industrie lourde, à la suite des élections d’août 1932
(meilleur score du NSDAP), mettent à disposition du président Hindenburg la
Deutsche Allgemeine Zeitung, principal quotidien dont ils sont propriétaires, afin
de faire barrage à Hitler par voie de presse. Le 19 novembre 1932, l’appel
conjoint de banquiers, industriels et grands propriétaires terriens à l’adresse du
président Hindenburg souhaitant la nomination d’Hitler à la chancellerie aurait
constitué l’acmé d’une union des forces de la finance à l’aide matérielle des
milieux d’affaires envers le parti. Cet appel, popularisé par une archive agitée
lors du procès de Nuremberg afin de faire condamner Krupp, n’est en réalité
signé que par dix-neuf personnes ne faisant pas partie des hauts milieux
d’affaires. Le brouillon initial de l’appel (utilisé comme document à charge à
Nuremberg) mentionne de grands noms (Krupp et Siemens notamment) qui, au
final, ont refusé d’apporter leur soutien à la nomination d’Hitler à la
chancellerie, avant de se ranger aux côtés du Führer* une fois ce dernier aux
commandes. En réalité, l’essentiel des actions bienveillantes du grand patronat
prit corps après 1933, à l’image de la fondation de l’Académie du Droit
Allemand. Ce cercle d’industriels milliardaires réunis autour de Carl Duisberg
(IG Farben) réfléchit aux modalités du soutien à apporter au NSDAP, devenu le
« dernier espoir plutôt que le premier choix » (Ian Kershaw). Cependant, même
après l’accession d’Hitler à la chancellerie, les milieux financiers s’inquiètent.
La décision de dissoudre le Reichstag le 2 février 1933 provoque leur
insatisfaction et critique, face à la paralysie à venir des transactions en période
d’incertitudes électorales.
De fait, les sommes fournies par le haut patronat allemand durant la période
1920-1933 pour structurer le NSDAP sont relativement peu conséquentes et
sont, pour l’essentiel, issue d’initiatives individuelles. Le journal de Goebbels est
là pour rappeler combien les finances du parti furent maigres jusqu’à l’accession
au pouvoir. L’adaptation des positions des hautes sphères du capital, promises à
la destruction « par le fer et le feu » (David Schoenbaum, La Révolution brune,
1966) durant les premiers temps du nazisme, tient de l’opportunisme issu de la
pratique du pouvoir. Le bris syndical de mai 1933 permet de fournir des
garanties à la liberté entrepreneuriale des tenants de l’industrie allemande. Par un
effet concentrique, la sphère du pouvoir politique nazi a cependant toujours
enserrée les milieux économiques allemands, en faisant des ennemis devenus
partenaires, des cupides devenus créanciers complices.

Fritz Thyssen, un parcours atypique

Fréquemment cité et utilisé comme exemple de l’incarnation d’un grand capital à la solde
d’Hitler et du NSDAP, le parcours de Fritz Thyssen, magnat de la sidérurgie allemande, est
symptomatique des confusions qui marquent les liens entre les deux parties.
Soutien des premières heures lors du putsch raté de novembre 1923, le dirigeant des
nouvelles Vereinigte Stahlwerke (Aciéries réunies – 1926) s’encarta au parti dès 1931. La
précocité et la linéarité de son engagement aux côtés du nazisme peuvent légitimement
nourrir le sentiment d’une indéfectible collusion entre l’une des plus grandes puissances
économiques de la Ruhr et le NSDAP. Au regard des raisons et motivations de son
engagement, la réalité est tout autre. Fritz Thyssen se rapprocha avant tout de Goering, dont
les discours ultranationalistes l’avaient particulièrement séduit. Le soutien envers le NSDAP
résulte d’un intérêt personnel pour le succès de son entreprise. Le projet de remilitarisation
de l’Allemagne, promis par Goering, assurerait en effet à Thyssen des subsides
conséquents ; son entreprise étant en pointe de l’industrie de l’armement. En 1931, les
premiers rapprochements politiques concrets entre Thyssen et le NSDAP se font jour. En
rejoignant le « Front de Harzburg », alliance politique de mouvements de droite autour
notamment du DNVP (Parti National du Peuple Allemand) et du NSDAP, le but du magnat de
l’industrie est de participer à une force de droite puissante face au gouvernement du
chancelier Brüning et, au-delà, des principes de la République de Weimar.
Le tournant profondément antisémite de l’année 1938 ainsi que la signature du pacte
germano-soviétique en août 1939 poussent Fritz Thyssen à s’éloigner radicalement du parti,
allant ainsi jusqu’à l’exil en Suisse. Quand d’autres grands dirigeants comme Gustav Krupp
et Carl Friedrich von Siemens voient dans l’année 1939 le succès espéré depuis leur
ralliement au nazisme de 1933, la trajectoire de Thyssen s’inverse, démontrant la nécessaire
différenciation des comportements sociaux dans une économie de guerre.

IG Farben, un fleuron industriel allemand acteur du nazisme

Née en 1905, l’entreprise IG Farben, spécialisée dans la chimie, se renforce en 1925 par le
biais d’un conglomérat des industries Agfa, BASF et Bayer. Cette nouvelle entité industrielle
monopolise le secteur chimique allemand durant l’entre-deux-guerres, autour d’activités
devenant vitales pour l’économie à l’orée de la Seconde Guerre mondiale : caoutchouc
synthétique (communément appelé « Buna », métonymie de Monowitz, site d’implantation
d’IG Farben sur le complexe d’Auschwitz), essence synthétique (substitut au pétrole).
La compromission vint de la participation active de l’entreprise au génocide. La société
Degesch, filiale d’IG Farben, fabriqua puis commercialisa le gaz Zyklon B, principal outil de
mort de l’appareil génocidaire. La vente du gaz à la SS est estimée à 300 000 marks.
Le procès contre IG Farben s’est tenu d’août 1947 à juin 1948, à Nuremberg, dans le cadre
des procès à l’encontre des industriels ayant soutenu le régime (procès Flick, procès Krupp).
Malgré des chefs d’accusation lourds (implication dans un crime contre l’humanité,
extermination de travailleurs forcés), les accusés, essentiellement membres du conseil
d’administration de l’entreprise, sont pour moitié condamnés à de la prison ou acquittés. La
défense bénéficia d’une destruction massive d’archives compromettantes par IG Farben. Le
conglomérat fut démantelé en 1952 mais les sociétés participantes (Agfa, BASF, Bayer)
purent continuer d’exercer, n’ayant pas été jugées comme partie intégrante de la
propagande nazie. Malgré ce démembrement de 1952, IG Farben resta côtée en bourse
jusqu’en 2003 et versa des subsides à ses actionnaires, provoquant l’ire des familles de
victimes, devant se contenter de maigres dédommagements.
« Le national-socialisme n’a de socialiste que le nom. »

Alors [les nazis] se maquillent et choisissent pour te parler les mots que tu as
si souvent employés toi-même, les grands mots de socialisme, de révolution qui
expriment tes aspirations et ton effort vers une vie meilleure et un monde plus
juste.
Gabriel Péri, brochure Non, le nazisme n’est pas le socialisme !, mars 1941

En 1941, le résistant communiste Gabriel Péri écrivait que « les nazis étaient
les falsificateurs du socialisme ». Au-delà de son caractère pourfendeur, le
nazisme est présenté comme un duplicata grossier des principes socialistes
héritiers de la pensée marxiste. Le socialisme ne serait qu’une promesse,
inconciliable avec la nature raciste et discriminante du nazisme. Il serait avant
tout incompatible avec le national-socialisme par ses origines idéologiques. Le
NSDAP* puise ses origines dans le DAP (parti allemand des travailleurs),
composé, entre autres, d’ouvriers préconisant l’abandon de la lutte des classes et
le rejet du syndicalisme révolutionnaire. L’éviction de ces deux pivots, centraux
dans l’expérience socialiste révolutionnaire, constitue la principale pierre
d’achoppement. De plus, le nationalisme exclusif de la vision du monde nazie
s’opposerait par nature à une Internationale socialiste en devenir.
La rencontre entre Hitler et Alfred Rosenberg (né à Reval en Estonie et
confronté à la révolution de 1917), futur idéologue et théoricien du parti, a donné
une tournure profondément anticommuniste au programme du nazisme. Ce jeune
architecte venu de l’Est et promu rédacteur en chef du Völkischer Beobachter
forme Hitler à la haine du « rouge ». Dans un État héritier du congrès de Gotha,
des figures d’August Bebel, Karl Kautsky, Rosa Luxembourg ou Karl
Liebknecht, dans une société transformée par la révolution industrielle et par
l’émergence syndicale d’une masse démographique ouvrière à l’influence
notable, le nazisme s’affirma comme force d’opposition au socialisme
révolutionnaire comme réformiste. Les campagnes des élections législatives
de 1930 et 1932 se font sur un affrontement idéologique net entre le SPD d’Otto
Wels (première force politique du pays, près de 30 % des suffrages aux élections
de mai 1928) et Hitler, renvoyant au premier le fait que le NSDAP est l’unique
« porte-parole de l’ouvrier allemand ». Dès les premiers temps du nazisme au
pouvoir, socialistes et communistes constituent les cibles initiales de l’appareil
répressif nazi et viennent peupler les 5 000 places du nouveau camp de
concentration de Dachau.
Or, le NSDAP a conservé la composante socialiste dans sa dénomination.
Simple opportunisme de façade pour rallier des voix en vue des premières
élections législatives ? Le NSDAP est en réalité scindé en deux. Le principal
courant, nationaliste, raciste et antisémite s’articule autour d’Hitler. Le second,
davantage attaché à une forme de « socialisme prussien » s’incarne en la
personne de Gregor Strasser, désireux d’amalgamer le nationalisme exclusif
d’Hitler à une véritable « aile gauche » du parti, autour d’une réadaptation
sociale des 25 points du parti. Loin d’être un courant isolé, y compris après
l’éviction de Strasser lors de la « nuit des longs couteaux » de 1934, ce
mouvement de pensée séduisit jusqu’aux plus influents du parti, comme
Hermann Goering.

Le nazisme, forme aboutie du communisme ?


La vision du Français Jean Mistler, ministre des Postes, en juin 1933

« Le mouvement hitlérien est puissant, la façon dont il a brisé les résistances des partis
d’étiquette démocratique et dont il a surmonté les velléités d’indépendance des États ne
laisse aucune place au doute. (…)
À l’intérieur, le mouvement national-socialiste paraît devoir évoluer très rapidement vers un
régime prolétarien, un spartakisme assez analogue au communisme. Certains journalistes
français ont cru que l’hitlérisme était un mouvement de droite, et qu’il s’achèverait par une
restauration monarchique. Je me suis permis, dès le mois de mars, de leur citer l’exemple de
la Hongrie où une dictature qui est vraiment de droite, celle-là, dure depuis quatorze ans.
Avant même la prise du pouvoir, l’hitlérisme ne se présentait comme un parti de réaction
politique et de conservation sociale. Un Strasser, qui est devenu hérétique, mais qui a
exercé la plus grande influence sur Adolf Hitler, un Feder, qui a écrit un des livres les plus
violents qui soient contre le capitalisme, se placeraient chez nous à gauche de M. Blum. La
nationalisation de certaines entreprises est déjà faite et la formule l’usine aux ouvriers est en
voie de réalisation en plusieurs endroits. »
Jean Mistler, « Sur les chemins de l’Europe », La Revue de Paris, 15 juin 1933, p. 792-793.

Socialiste, le nazisme le fut dans le verbe. Dès 1922, Hitler fait du nazi un
parfait socialiste et du socialiste un nazi en devenir : « Celui qui est prêt à faire
sienne la cause nationale dans une mesure telle qu’il ne connaît pas d’idéal plus
élevé que la prospérité de la nation ; celui qui a compris que notre grand hymne
Deutschland über alles signifie que rien, rien dans le vaste monde ne surpasse à
ses yeux cette Allemagne, sa terre et son peuple, celui-ci est un socialiste ». Ce
socialisme hitlérien sort du cadre d’inspiration marxiste que le futur chancelier
vomit. Par la phraséologie, Hitler redéfinit le socialisme afin d’en faire l’un des
substrats du nazisme et, par là-même, pointer les défaillances du socialisme
marxiste présenté comme éloigné des préoccupations du peuple et de l’intérêt de
l’État. Au « socialisme positif » des nazis, désormais normatif, s’oppose le
« socialisme négatif » venu de l’Est. La principale réorientation de cette
définition tient dans le rapport au capital. Le nazisme ne souhaite pas retirer le
capital aux investisseurs privés. Il souhaite intégrer l’État au pouvoir de décision
de la vie économique. En 1936, les conceptions politiques de l’État national-
socialiste furent définies autour de onze principes, publiés par Wilhelm Stuckart
dans le Völkischer Beobachter. Le troisième point est sans équivoque : « Le
Reich est un État socialiste : l’intérêt général prime l’intérêt particulier. Ce qui
sert à la collectivité du peuple est droit, ce qui lui nuit est contraire au droit. »
Du socialisme, le nazisme en reprend les méthodes. En 1933, Hitler maintient
le Plan Gereke, vaste entreprise sociale de lutte contre le chômage par une
planification des travaux publics par les communes, mis en place en 1932.
Cependant, les ambitions militaires du nouveau régime firent primer les travaux
militaires sur les projets civils et le Plan Reinhardt, sous l’impulsion de la
Reichswehr, le remplace dès le mois de juin 1933. L’instauration d’un plan
quadriennal en 1936 jette à la face des démocraties libérales occidentales un
nouveau modèle de planification économique. Cependant, la méthode est là aussi
en trompe-l’œil et le plan de quatre ans ne doit pas être perçu comme le pendant
des procédés soviétiques. Seule l’industrie est concernée par cette planification,
dans une perspective d’armement à visée d’autarcie économique, bien loin de
satisfaire les préoccupations sociales.
Par un subtil jeu de miroirs comparatifs, le Troisième Reich a réussi à diffuser
ses promesses sociales comme les seules capables de restaurer l’ordre social, le
progrès et le bien-être. D’une part, dans les États voisins, le modèle
démocratique libéral est jugé vieillissant et mis à défiance par les populations.
D’autre part, l’URSS est présentée comme la responsable d’un socialisme vicié
par sa dénaturation révolutionnaire. Cette représentation d’un nazisme à visée
socialiste tient dans la multiplication des organisations et œuvres sociales mises
en place une fois au pouvoir. Le travailleur allemand est l’objet d’un grand
intérêt de la part des nazis. La mise en place d’organisations comme Kraft durch
Freude (La Force par la Joie), véritable institution permettant d’assurer la
cohésion nationale des travailleurs au sein de loisirs d’État, ou encore Schönheit
der Arbeit (Beauté du Travail), améliorant le cadre de travail quotidien et
prônant le bien-être comme modèle de réussite sociale, n’a en réalité comme
autre but de contrôler la masse démographique et de l’unifier dans la
communauté nationale. Les œuvres sociales comme Mutter und Kind (Mère et
enfant) ou Winterhilfswerk (Secours d’hiver) remplissent davantage leur « rôle
socialiste », sans être pour autant dénuées d’intérêt propagandiste pour la
Volksgemeinschaft*.
L’État nazi a fait preuve d’une dimension socialiste dans le sens où il est
descendu vers les masses pour tenter d’en améliorer la vie. Cependant, cette
dimension n’a été qu’un moyen de coaguler la communauté nationale à l’État, et
non une fin de paradis socialiste en soi. Le socialisme utilisé n’a été qu’une
illusion, un outil au service de la toute-puissance de l’appareil d’État, n’hésitant
pas à être réactivé quand les circonstances intérieures ou les enjeux
internationaux l’exigeaient et ne redoutant pas d’être enterré quand la nécessité
de l’accomplissement nationaliste et raciste s’imposait.

Sociologie des adhérents au NSDAP


Sociologie des adhérents au NSDAP
selon le recensement du parti de 1935

Ouvriers 30,3 %

Employés 19 %

Travailleurs indépendants 19 %

Fonctionnaires 12 %

Agriculteurs 10,2 %

Divers 3,23 %

Femmes au foyer 2,60 %

Retraités 1,52 %

Étudiants 1,35 %


in David Schoenbaum, La Révolution brune. La société allemande sous le Troisième Reich
(1933-1939), Robert Laffont, 1979, p. 94-95.
DU MOUVEMENT AU RÉGIME
POLITIQUE
« La crise économique de 1929 est à l’origine du
succès des nazis. »

L’épreuve qui décida du succès de Hitler est la crise économique de 1929.


Claude David, Hitler et le nazisme, 1954

Les files d’attente interminables pour les bureaux d’embauches dans le port de
Hanovre. Les graffitis de croix gammées accompagnés de la mention « Hitler ».
En 1932, les photographies des scènes de vie quotidienne figent l’Allemagne
dans une situation de détresse économique totale. Cette fixation est réelle.
Réalité par les chiffres tout d’abord : l’Allemagne est à terre par les
conséquences du cataclysme financier provoqué par le krach de Wall Street en
octobre 1929. Principal partenaire commercial des États-Unis, l’Allemagne subit
de plein fouet l’arrêt des liquidités américaines et des investissements, dans une
temporalité inédite par sa rapidité d’ampleur. Touchant d’abord l’Autriche, la
crise s’étend rapidement en Allemagne, à partir de décembre 1930. En
juillet 1931, le système bancaire s’effondre (faillite de la Danat Bank) et
2 milliards de reichsmarks sont retirés. En 1932, 6 042 000 de chômeurs et
8 000 000 de chômeurs partiels (statistiques du 1er février 1932), soit 33 % de la
population active totale, peuplent le pays. Réalité par les conditions de vie
ensuite : les maladies en voie d’éradication, comme la tuberculose, réinvestissent
les villes, la prostitution s’accroît, la natalité s’effondre et le nombre de suicides
s’envole.
Est-ce à dire que la crise de 1929 fut le point de cristallisation de l’électorat
allemand autour du NSDAP* ? La réalité historique est, à tout le moins, plus
complexe. Au plus fort de la crise (1932), le NSDAP connaît en effet ses succès
électoraux les plus spectaculaires. Les élections législatives de juillet 1932 sont
une réussite majeure (plus de 13 700 000 voix pour 37,3 % des suffrages
exprimés). Cependant, la hausse du chômage n’est pas corrélée par la même
dynamique électorale nazie. En effet, aux élections législatives de novembre, qui
scellent la victoire nazie du fait d’un éclatement des gauches, le parti connaît une
érosion des voix, reflux qui fit dire à Goebbels que le pouvoir ne demeurerait
qu’une illusion. 33,1 % des voix ; suffisamment pour espérer enlever la
chancellerie mais deux millions de voix s’évanouissent.
La progression des nazis dans l’électorat s’est faite de manière dissociée, en
deux temps. La première poussée significative eut lieu durant les années 1929-
1930. Aux législatives de septembre 1930, le NSDAP a gagné plus de seize
points pour afficher un score de 18,3 %. Or, la chronologie post-krach boursier
ne doit pas faire perdre de vue que la crise économique n’a pas encore gagné
l’Allemagne. La crise est avant tout politique. La victoire de la gauche aux
élections de mai 1928 qui amena au pouvoir le socialiste Hermann Müller dans
un gouvernement de « grande coalition » offre à la droite le moment opportun
pour se souder autour d’un front commun d’attaques. Le Plan Young
d’août 1929, prévoyant un rééchelonnement du paiement des réparations de
guerre fixées par le traité de Versailles, s’il est une victoire pour le ministre des
Affaires étrangères Gustav Stresemann, devient l’incarnation d’une soumission
supplémentaire au « diktat » pour une droite dont Hitler devient la principale
voix. Le principal parti de l’extrême-droite jusque-là, le Parti Populaire National
Allemand (DNVP*) s’effondre (27,8 % en 1928 à 8,1 % en 1932). Les
transfuges ne se font pas attendre. Le solide socle de six millions de voix atteint
par le NSDAP en septembre 1930, lui permettant de devenir la deuxième force
politique du pays devant le KPD*, n’est donc pas le fruit de la crise issue de
Wall Street. Cette base doubla ensuite sur la période 1930-1932, sous l’effet
direct de l’impopularité de la politique déflationniste du chancelier Brüning.
Davantage que la crise en elle-même, c’est l’inadaptation des solutions apportées
à celle-là qui constitue le levier salutaire pour les nazis. Simultanément, la baisse
des allocations, la hausse des impôts et la réduction du salaire des fonctionnaires
entraînent un mécontentement visible dans les urnes.
À l’été 1932, la philosophe Simone Weil, en voyage à Berlin, s’interroge
devant la situation politique et économique du pays : « Nous sommes en période
de transition ; mais transition vers quoi ? Nul n’en a la moindre idée. » Croire
benoîtement que les succès électoraux du NSDAP post-1929 amènent
inéluctablement et de manière évidente Hitler à la chancellerie est une vue de
l’esprit. Simone Weil ne fait pas preuve de naïveté mais s’inscrit dans la
temporalité de son époque. À l’issue des élections législatives de juillet 1932, un
régime de « gouvernement présidentiel » est envisagé, par le biais d’une union
nationale allant des sociaux-démocrates au NSDAP. Articulé autour de
l’anticommunisme, ce gouvernement de coalition n’aurait pas pour but de
modifier les structures de l’État. L’extrême tension entre les mouvements
politiques et la violence des affrontements urbains entre factions communistes,
social-démocrates et nazies anéantissent toute entrevue d’une telle structure
gouvernementale basée sur la nécessité du compromis.
Mettre la focale sur la crise de 1929 comme point de départ des succès nazis
dans l’opinion revient à minorer la portée de la lame de fond nazie des années
1920. Le poids de la Première Guerre mondiale, le ressentiment anti-Français, la
haine de la démocratie libérale et la faiblesse de la constitution de Weimar sont
autant de points de crispation d’une société allemande qui trouva dans la crise
économique et dans la réalité de ses conditions sociales la matrice justifiant
l’adhésion. En grossissant le trait sur la répercussion du krach de Wall Street sur
les scores électoraux du NSDAP, on en vient à négliger les mutations propres à
la politique intérieure allemande des années 1928-1932 et à inscrire le nazisme
au pouvoir comme la résultante d’un enchaînement de circonstances
mondialisées quand il est, pour autant, le produit d’une histoire politique
allemande.

L’humiliation du traité de Versailles :


fil conducteur des crispations économiques allemandes

« Un continent dominé par la France, tel est le plan grandiose auquel on travaille à Paris ».
Ces propos ne sont pas allemands mais américains, tirés de la plume d’un journaliste du
New Republic, le 14 juin 1929. La paternité de la formule pourrait légitimement être
allemande tant le ressentiment est profond à la signature du traité de Versailles le 28 juin
1919. Il incarne, aux yeux d’une grande partie des Allemands, l’acte de destruction de la
nation juvénile, fomenté par les démocraties libérales occidentales, vainqueurs de la Grande
Guerre. Ce qui est vécu comme un « diktat » devint l’un des points centraux de la réaction
nazie dès les premiers temps du mouvement jusqu’à jouer un rôle fondamental dans
l’appréhension de la crise économique de l’après-1929. La désintégration de l’économie
allemande est tout autant structurelle que circonstancielle à la crise de 1929. Trois parties du
traité de Versailles sont particulièrement rudes sur cette thématique : les droits et intérêts
allemands hors d’Allemagne (partie IV), les réparations (partie VIII) et les clauses
économiques (partie X).
Pour les nazis, en privant l’Allemagne de ses colonies (article 119), le traité de Versailles a
limité les possibilités d’une échappatoire à la crise par l’approvisionnement en denrées d’un
hypothétique empire déchu. Reconnue responsable de la guerre, l’Allemagne doit verser des
réparations économiques immédiates (article 235) de l’ordre de 20 milliards de marks or
entre juin 1919 et avril 1921. Les droits de douane à l’importation sont abrogés (article 264).
La perte des marchés d’exportation (art.265) constitue un frein supplémentaire au
relèvement de l’Allemagne. Face à ces difficultés, l’occupation de la Ruhr en 1923 par la
France et la Belgique, dans le cadre de remboursements en nature, est vécue comme une
humiliation. Le Plan Dawes (1924), puis le Plan Young (1929) rééchelonnèrent les dettes,
jugulant au passage de puissantes vagues de contestations dans la population. L’Allemagne
ne solda les montants alloués aux réparations qu’en octobre 2010.
« Le nazisme est un mouvement politique de la ville. »

Le 30 janvier 1933 commence à Berlin l’interminable histoire de la fin du


monde.
Alain Brossat, « Scènes de la fin du monde »,
Berlin 1919-1933, 1991

Munich, Nuremberg, Berlin. Le nazisme, mouvement, puis régime, s’est


incarné dans la pierre des grands centres urbains. De la Maison brune
munichoise du mitan des années 1920 au bunker de la chancellerie berlinoise, en
passant par le Lichtdom (« cathédrale de lumière ») des congrès du Parti à
Nuremberg et le projet architectural Germania d’Albert Speer, le nazisme
semble être une réduction urbaine de l’Allemagne, délaissant les campagnes, la
terre et les paysans. Dès 1920, le programme du parti nazi frappe durement les
paysans : « Nous exigeons une réforme agraire adaptée à nos besoins nationaux,
la promulgation d’une loi permettant l’expropriation, sans indemnité, de terrains
à des fins d’utilité publique » (article 17). Le nazisme, offensif envers les
paysans, n’aurait, de prime abord, pas d’ancrage profondément rural.
Mouvement « petit bourgeois » (Claude David, Hitler et le nazisme, 1967), la
sociologie des blutzeuge* rappelle l’absence des ruraux dans l’origine du
nazisme : employés de banque, commerçants, artisans, étudiants et officiers. Le
nazisme munichois est avant tout un mouvement de défense des classes
moyennes.
L’urbanisation aurait également facilité l’« atomisation » des individus dans
les sociétés totalitaires (Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, 1951). La
ville, incarnation de la modernité, aurait propagé et accentué les temps de crises :
politique, économique et civilisationnelle. En Allemagne, la célérité du passage
à l’industrialisation a eu tendance à précipiter l’exode rural et à déstabiliser la
classe moyenne. Le nazisme aurait ainsi pu compter sur ces populations urbaines
désabusées pour constituer leur matrice électorale. De plus, la lutte fratricide
entre NSDAP* et KPD* dans la conquête du pouvoir assura l’investissement
frénétique des nazis auprès des grands centres industriels urbains afin de
s’accaparer le transfuge d’un électorat ouvrier, évitant le monopole communiste
sur cette masse démographique essentielle. Une fois accédé au pouvoir, le
nazisme glorifie la ville, la mythifie, développant une architecture utopique et
distribuant, à partir de 1937, des distinctions honorifiques (Berlin devient
« capitale du Reich », Munich « capitale du Mouvement », Nuremberg « ville
des congrès du Parti ») renvoyant les campagnes à un monde lointain,
prétendument inutile pour la glorification du régime. Dans ce déferlement de
superlatif urbain, la cité de Goslar se voit renommée « ville des paysans ». La
paysannerie, pour les nazis, se réduirait à un centre urbain d’un bassin minier de
Basse-Saxe.
Cependant, le nazisme ne doit pas être vu uniquement au travers du prisme de
l’urbanité. Si la crise économique de 1929 a mis en évidence une société urbaine
au premier plan de l’adhésion, elle n’a été qu’un catalyseur d’un discours nazi
ayant pénétré en profondeur les mentalités allemandes dans leur ensemble depuis
plusieurs années. L’analyse des 25 points du programme du parti démontre
l’importance de la question du sol, de la possession terrienne, qui ne quitta pas
les préoccupations jusqu’aux tentatives de mise en pratique du Lebensraum*.
L’article 17, si défavorable aux propriétaires terriens, est dénué de son sens
premier dans une note apportée par Hitler en 1928, rappelant que l’expropriation
ne peut avoir lieu qu’envers les « biens illégitimes » (comprendre ici les biens
fonciers appartenant aux Juifs).
La tonalité rurale très développée du discours nazi des années 1920-1929 a su
agréger à lui les masses paysannes, transformant leur séduction idéologique en
acte de vote après 1929. Ian Kershaw souligne que le nazisme « tarda
relativement à reconnaître le potentiel électoral des campagnes » (Ian Kershaw,
L’Opinion allemande sous le nazisme, 1995). Au-delà de l’intérêt électoral
certain, le NSDAP a compris rapidement que les masses rurales pouvaient
constituer un réservoir de soutien non négligeable. Les différents gouvernements
de Weimar et la menace de la gauche sur les statuts de la propriété privée
terrienne avaient conduit l’opinion paysanne au rejet républicain. La
radicalisation de la paysannerie s’opéra durant l’expérience socialiste du pouvoir
d’Hermann Muller (1928-1930). Le cas de l’étude du Schleswig-Holstein, mis
en évidence par le sociologue Rudolf Heberle (From Democracy to Nazism. A
Regional Case Study on Political Parties in Germany, 1945), a renouvelé l’idée
d’un déclic de l’opinion post-1928 sur le discours nazi. Le vote en faveur du
NSDAP connaît l’une de ses plus fortes progressions, passant de 4 % en 1928 à
27 % en 1930. Dans les campagnes poméraniennes, les scores dépassent
fréquemment les 20 % quand, dans les grands centres urbains, ils sont inférieurs
à la moyenne nationale (18,3 %).
La pénétration des thèses de Walther Darré (notamment son ouvrage La
Paysannerie en tant que source de vie de la race nordique, 1928) participe de ce
travail de fond dans une Allemagne des hobereaux prussiens et des agrariens.
Nommé en 1930 conseiller pour les Affaires agricoles au sein du NSDAP, Darré
s’attacha à faire du monde rural un acteur de premier plan dans la conquête du
pouvoir. L’expropriation du programme de 1920 n’est désormais plus à l’ordre
du jour et des mesures de séduction sont mises en place : baisse de charges,
diminution de la dette paysanne, hausse des prix agricoles et facilité d’accès à
l’emprunt. Contenter le monde agricole devient une priorité formelle, dans une
perspective électoraliste, mais également matricielle, idéologique. Darré est
convaincu que la grandeur de l’Allemagne vient de sa souche rurale, véritable
« source de vie » (Blutquelle), forgeant le mythe du « Sang et du Sol » (Blut und
Boden). Dans une perspective de régénération de la Volksgemeinschaft*, les
campagnes constitueraient le socle vital indispensable à la grandeur de
l’Allemagne. À l’inverse, les villes sont l’incarnation de la dégénérescence
raciale, animées par le cosmopolitisme et le métissage. Les quartiers Sankt Pauli
à Hambourg ou Kreuzberg à Berlin deviennent le contrepoint d’une campagne
allemande séculaire et mythique. Une fois au pouvoir, après avoir pendant un
temps confié les affaires agricoles à Hugenberg, Hitler nomma Darré au
ministère de l’Agriculture. Le cœur de l’assentiment des masses rurales résida
dans la mise en place du système d’Erbhof, garantissant la propriété privée et
octroyant à l’exploitant le titre de Bauer, véritable chef d’exploitation, lié à
l’État par un principe de gestion de la terre en cotutelle. La Reichslandbund,
Ligue agraire du Reich, applaudissait. Le nazisme, mouvement de la terre, était
en marche.
Dès lors, le mythe du « paysan-soldat » prenait vie. Le retour au sol, au
Lebensraum, préfigurait d’une colonisation vers l’Est durant la guerre afin de
brandir les armes face à la menace d’une société uniquement urbaine, viciée par
le métissage.

William S. Allen et sa petite ville nazie

Aux débuts des années 1960, l’historien et sociologue américain William S. Allen entreprend
une étude dans la ville imaginaire de Thalburg, en réalité Northeim, cité de 10 000 habitants
en Basse-Saxe. Basé sur la collecte de témoignages, ainsi que la consultation d’archives
locales, le travail d’Allen a vocation à retranscrire par l’histoire et par la mémoire le quotidien
d’une ville allemande, pouvant être considéré comme un étalon de mesure de la société,
entre 1930 et 1935. De cette expérience naîtra en 1965 un livre unique dans le paysage
historiographique, La Prise du pouvoir nationale-socialiste, traduit en français en 1969 sous
le titre Une petite ville nazie.
L’utilisation de la micro-histoire et de la sociologie constitue, à bien des égards, des apports
précieux à la compréhension de l’installation du national-socialisme dans les provinces
allemandes, loin des grands centres urbains. Cassant l’image établie d’une crise
économique ayant propulsé l’adhésion au nazisme (la population de Thalburg étant
relativement épargnée par la crise), William S. Allen a mis en évidence le rôle de la peur
dans la fabrication de l’opinion politique, thématique largement élaguée depuis par la science
politique. La crainte du déclassement économique et social de la petite bourgeoisie vers le
prolétariat a propulsé le NSDAP au rang des possibles. La seconde vertu repose sur l’étude
de la violence. Le climat de tensions entre communistes et membres de la SA se transforma
peu à peu en quasi-guerre civile opposant des factions souhaitant dominer le temps, celui de
l’élection, mais également l’espace, celui de la rue.
À travers l’étude d’« une petite ville nazie », c’est toute l’Allemagne qui apparaît en filigrane.
Et le poids de la pluridisciplinarité (histoire et sociologie), de l’Alltagsgeschichte (« histoire du
quotidien ») fait un sort à l’histoire purement politique du nazisme.
« Les nazis se sont emparés seuls du pouvoir par la
force en 1933. »

Berlin, 6 novembre 1932. Les troupes d’assaut du parti raciste seraient


concentrées cette nuit dans les environs de Berlin, s’il faut en croire des bruits
qui courent dans les milieux généralement bien informés. Le parti national-
socialiste serait décidé à tenter un coup de force.
Dépêche du quotidien L’Humanité, 7 novembre 1932

S’il y a une idée reçue tenace dans l’histoire du nazisme, c’est probablement
celle du fantasme autour de l’arrivée des nazis au pouvoir. À la lecture du prisme
d’Auschwitz et de l’horreur, les nazis, incarnation du Mal, ne peuvent avoir
accédés au pouvoir que par leurs propres moyens. La pratique démocratique ne
peut accoucher de la barbarie. Par le verbe et par le geste, le nazisme a prouvé
dans son histoire sa capacité à s’accommoder des institutions et du choix du
peuple. Dans le discours tout d’abord, la prégnance des idées antidémocratiques
et antiparlementaristes dans Mein Kampf*, la multiplication des allusions à la
démocratie bafouée dans les tribunes publiques (« La démocratie et le régime
parlementaire doivent être envoyés en enfer », discours d’Hitler du 13 avril
1923) ont ancré dans l’imaginaire collectif un nazisme hors du cadre
démocratique. Dans l’action ensuite, les nazis ont fait l’expérience du coup
d’État. En mars 1920, la tentative du « putsch de Kapp », fomentée par le
général von Lüttwitz afin de porter Wolfgang Kapp au poste de chancelier a
pour but de faire tomber la République de Weimar. Le NSDAP*, tout juste né,
soutient et approuve l’action malgré son échec. Le 8 novembre 1923, ce sont les
nazis eux-mêmes qui tentent de déstabiliser le gouvernement de Bavière, dans la
tentative de putsch dit « de la Brasserie ». Échec cuisant conduisant à
l’emprisonnement d’Hitler et à la martyrologie des blutzeuge*, l’événement
scelle le rapport du nazisme au coup d’État.
De plus, l’année 1932 est marquée par une valse gouvernementale (Brüning
depuis 1930, von Papen en juin, von Schleicher en décembre) à laquelle Hitler
n’entend pas participer. Devant la fraction nazie du Reichstag réunie avant la
rentrée du Parlement (présidé par Goering), il déclare le 6 décembre : « Jamais
un grand parti n’a vécu lorsqu’il est engagé dans la voie des compromis ». Le
chef lui-même entend faire preuve d’autorité et d’intransigeance deux mois à
peine avant sa nomination. La coalition n’est pas dans l’ADN du nazisme et le
partage du pouvoir apparaît inadapté au Führerprinzip.
Derrière cet apparat mythique de nazis s’étant emparés du pouvoir et ayant
dirigés seuls l’Allemagne d’une main de fer se dresse la réalité historique et sa
complexité : celle du cadre légal de la nomination d’Hitler à la chancellerie, d’un
cabinet d’alliances inéluctables pour gouverner et d’une hésitation de six
semaines sur le tournant dictatorial ou non du régime.
Le légalisme dans la survenue du nazisme, forme d’accession au pouvoir
pourtant abondamment critiquée par les nazis eux-mêmes au début des années
1920, constitue un bien précieux pour le chancelier Hitler. Accusé d’être
responsable des émeutes anticommunistes émaillant la période 1929-1933, il
tient là un gage de stabilité politique et inscrit le NSDAP dans le respect des
institutions républicaines de Weimar. L’importance du caractère légal a aussi
vocation à être diffusée à l’étranger. L’entourage d’Hitler se plaît à rappeler aux
étrangers présents pendant les parades de victoire à Berlin sur Unter den Linden
qu’aucun membre nazi n’a produit de cri hostile devant l’ambassade de France
(contrairement aux remous suscités par la réouverture des services diplomatiques
à Berlin en 1922). Il faut faire accepter à l’opinion étrangère l’accession au
pouvoir du NSDAP.
La composition du premier gouvernement d’Adolf Hitler se caractérise ainsi
par sa diversité politique. Véritable cabinet hybride, la vieille bourgeoisie (von
Papen, Hugenberg), côtoie Hitler, incarnation d’une tabula rasa des acquis
passés, autour d’un triumvirat. Le vice-chancelier, Franz von Papen, ex-membre
du Zentrum devenu membre de la droite conservatrice et la présence du chef
nationaliste Hugenberg au portefeuille de l’Économie publique et de
l’Alimentation rappellent les principes de la coalition du « Front de Harzbourg ».
En réalité, cette pseudo-pluralité politique de droite est un écran de fumée sur les
réels détenteurs des prérogatives régaliennes. Le gouvernement Hitler est
atrophié ; les fidèles parmi les fidèles, Goering et Frick, obtiennent les
portefeuilles convoités du ministère de l’Intérieur. Le maréchal von Blomberg,
ami d’Hitler, obtient l’Armée. Malgré tout, cette « coalition des droites », nazie,
nationaliste et conservatrice, n’est pas une entente cordiale. Hitler et Hugenberg
aspirent à des ambitions différentes : le premier souhaite l’établissement d’une
dictature quand le second espère la restauration de la monarchie. Von Papen, à
défaut d’être un allié pour Hitler, est le trait d’union entre le président
Hindenburg et le nouveau chancelier. Ce gouvernement de coalition permet donc
à des ministres n’étant pas nazis, comme Hugenberg, de gouverner. Ce dernier
fait passer une série de mesures qui devinrent effectives : politique
protectionniste de hausse des tarifs douaniers, interdiction des saisies judicaires
du monde paysan ou effacement de la dette agricole.
La mainmise sur le pouvoir n’est ainsi pas chose aisée. Les adversaires
d’Hitler, au sein même de son cabinet, parient sur son échec politique rapide.
Une telle hypothèse marquerait un revers considérable pour le NSDAP lors des
prochaines échéances électorales. De plus, pour pouvoir gouverner, Hitler doit
s’assurer le soutien des catholiques. Sans leur appui, le gouvernement Hitler
serait renversé par le Reichstag, faute de majorité. La première visite du nouveau
chancelier est pour eux, en l’audience accordée à Monseigneur Kaas. Ainsi les
premières semaines d’exercice du pouvoir nazi sont loin de la dictature
omnipotente de l’été 1934 et de l’efficience de la Gleichschaltung*. Hitler doit
composer avec l’ensemble des sensibilités de son propre gouvernement et
séduire les appuis nécessaires au Reichstag. L’incendie du Reichstag (voir
encadré) offre l’opportunité aux nazis de se débarrasser des communistes et
socialistes. Cependant, les résultats des élections législatives (43,9 % pour le
NSDAP) convoquées par Hitler le 5 mars 1933 ne lui permettent pas d’obtenir la
majorité absolue espérée. Hitler doit continuer à composer avec le DNVP*
d’Hugenberg et parvenir à séduire le Zentrum pour espérer obtenir le vote des
pleins pouvoirs. Ce fut chose faite le 23 mars 1933. Quatre jours plus tard,
l’entrée en vigueur du texte marque le pouvoir désormais sans partage des nazis
sur le Reich.

L’incendie du Reichstag : déclencheur du pouvoir sans partage

Le 2 février 1933, Hitler dissout le Reichstag, à la recherche d’une nouvelle majorité. Les
projections établissent une victoire de l’ordre de 40,4 % pour le gouvernement. Les 10 %
manquant pour l’octroi de la majorité absolue se jouent sur l’adhésion des milieux
catholiques et du Zentrum.
Prévues pour le 5 mars, ces élections constituent le premier rendez-vous politique majeur du
cabinet Hitler dans la continuité des institutions weimariennes. La majorité absolue
permettrait à Hitler d’assoir définitivement son autorité légale ; son absence signerait le
tournant autoritaire passant outre le résultat ou un renvoi immédiat du gouvernement.
Les interdictions des manifestations communistes durant le mois de février n’empêchent pas
les échauffourées et bagarres de rue se soldant par des tués. Le gouvernement envisage le
rétablissement des « lois d’exception » mises en vigueur par le gouvernement von Papen
(abrogées par le gouvernement von Schleicher). Ces lois prévoient la peine de mort pour
« terrorisme politique », muselant une opposition devenant de fait hors-la-loi. Le 28 février, le
Reichstag est en flammes. Un anarchiste néerlandais, Marinus von der Lubbe est arrêté,
avouant ses méfaits, puis condamné à mort. L’occasion est belle pour les nazis, prenant
dans la foulée le « décret de l’incendie du Reichstag », privant les droits civiques garantis par
la constitution. Ce décret, signé et promulgué par le président Hindenburg, marque la fin de
la démocratie allemande. Le Parlement siège désormais face au Reichstag en ruines, à
l’opéra Kroll. Les députés (exception faite des sociaux-démocrates) votent les pleins
pouvoirs à Hitler, reléguant le parlementarisme à de simples scories.

Enfin, le tournant dictatorial n’est pas une évidence partagée en Allemagne à


la suite de la nomination d’Hitler à la chancellerie. Dans l’entourage de
Guillaume II, certains se plaisent à rêver à un retour de l’empereur ; la présence
de von Papen et Hugenberg à des postes-clés du gouvernement berçant cet
espoir. Depuis le 30 janvier 1933, le kronprinz, apparaît publiquement lors des
parades officielles, la haute société multiplie les réceptions et le prince Auguste-
Guillaume discourt au Palais des Sports de Berlin en tenue hitlérienne. L’autre
solution envisageable est le maintien de la constitution weimarienne dans un but
de renforcement du pouvoir hitlérien. La visée première d’Hitler en termes
d’omnipotence réside dans la concentration des postes de président et de
chancelier. Une fois l’amalgame réalisé, l’article 48 de la constitution lui
permettrait de bénéficier de pouvoirs exceptionnels pour mettre ses affidés aux
différents ministères.
Le nazisme est donc parvenu au pouvoir dans les miasmes des cadres
institutionnels républicains de Weimar et a dû composer avec eux durant les
premières semaines. Élections légitimes, compromis et coalitions ont été les
nécessaires garanties d’établissement du régime. Peu enclins à les préserver,
Hitler, au travers des pleins pouvoirs (« Loi de réparation de la détresse du
peuple et du Reich ») de mars 1933, de la Gleichschaltung et du cumul des
fonctions d’août 1934, opère la mue d’un légalisme d’accession au pouvoir en
dictature légale.

La composition du premier cabinet Adolf Hitler du 30 janvier 1933

S’il se caractérise par son pluralisme des droites, le cabinet Hitler, nommé par Hindenburg,
conserve certains noms du précédent gouvernement éphémère von Schleicher (3 décembre
1932-30 janvier 1933), mais également du gouvernement von Papen (1er juin 1932-
3 décembre 1932). Ainsi, von Neurath, von Schwerin-Krosigck, von Elz-Rübenach, Gerecke
et Gürtner conservent leur portefeuille. Avec la présence de von Papen au poste de vice-
chancelier, la moitié des ministres n’est pas renouvelée. La vacance de deux ministères
(Postes et Justice) le 30 janvier 1933 est due aux tractations pour offrir ces portefeuilles au
Zentrum et aux populistes bavarois, sans succès.

Le gouvernement :
– Chancelier : Adolf Hitler (NSDAP)
– Vice-chancelier et commissaire d’Empire en Prusse : Franz von Papen (Conservateur)
– Affaires étrangères : Baron Konstantin von Neurath (Conservateur)
– Intérieur : Wilhelm Frick (NSDAP)
– Finances : Comte Lutz von Schwerin-Krosigck (Conservateur)
– Économie publique et Alimentation : Alfred Hugenberg (DNVP)
– Travail : Franz Seldte (fondateur des Casques d’Acier)
– Armée : Général Werner von Blomberg (Conservateur)
– Ministre sans portefeuille, commissaire à l’Aviation et représentant du ministère de
l’Intérieur pour la Prusse : Hermann Goering (NSDAP)
– Commissaire d’Empire pour la recherche du travail aux chômeurs : Gunther Gerecke
(Conservateur)
– Postes et Communications : non attribué le 30 janvier 1933, nomination du Baron Paul von
Elz-Rübenach le 31 janvier (Conservateur)
– Justice : non attribué le 30 janvier 1933, nomination de Franz Gürtner le 31 janvier (déjà en
poste depuis juin 1932) (DNVP)

Les reconductions et nominations annexes :
– Reichsbank : M. Luther (maintenu à son poste)
– Service de presse : M. Funk (NSDAP)
– Préfet de police de Berlin : Contre-amiral Magnus von Levetzow (NSDAP)
– Secrétaire d’État à la chancellerie : M. Lammers (NSDAP)
– Secrétaire d’État à l’Économie publique : M. Bang (DNVP)
– Commissaire du Reich à l’instruction publique en Prusse : M. Rust (NSDAP)
– Commissaire du Reich à la TSF : nomination le 13 février 1933 du docteur Krukenberg
(NSDAP)
– Commissaire du Reich chargé de tous les pouvoirs de police : nomination le 13 février
1933 de Stieler von Heidekamp (NSDAP)
« L’installation du nazisme au pouvoir ne s’est pas
faite dans le sang. »

Qu’on la juge comme on voudra, la révolution hitlérienne n’a pas ce


caractère sanguinaire, et c’est précisément pour cela qu’elle n’apparaît pas
comme une révolution authentique, et qu’on lui pardonne peut-être moins ses
excès qu’à tout autre.
Jean et Jérôme Tharaud, Quand Israël n’est plus roi, 1933

Dans une Europe marquée par la brutalité depuis la Grande Guerre, l’idée
d’une absence de violence ayant accompagné les premiers temps du nazisme au
pouvoir a germé. La présentation du caractère révolutionnaire du nazisme par ses
dirigeants eux-mêmes a fait le jeu de cette image en réalité galvaudée. Par le
biais de la comparaison, la révolution nationale qui s’opère en Allemagne
apparait comme pacifique au regard des deux autres révolutions faisant office de
points de référence : 1789 et 1917. La Révolution française a incarné, pour ses
détracteurs – et les nazis en premier chef –, l’installation de la Terreur et du sang
versé. Himmler, lors de la visite du journaliste français Guillaume Ducher en
Allemagne en 1933, lui rappela que leur « révolution n’est pas faite de violence
brutale » et qu’il n’y a pas chez eux « de guillotine installée en permanence ». La
révolution bolchevique, quant à elle, aurait amené la déstabilisation de toute la
Russie, incarnant jusque-là une entité politique séculaire et stable, et avec elle la
purge de l’intégralité de la famille tsariste dirigeante et de ses fidèles. En
somme, la révolution menée par les nazis serait une révolution pacifique, guidée
par la modernité, bien loin des pratiques barbares des Français et des Russes.
Ce caractère supposé pacifique de l’installation au pouvoir tient de l’histoire
comparée mais également de deux réalités propres au cas allemand : le caractère
légal de la révolution (allant de l’accession au pouvoir par le cadre légitime des
élections législatives de décembre 1932 aux premières mesures répressives du
vaste ensemble de la Gleichschaltung*, loi de la « Mise au pas », inscrites dans
la loi) et la rapidité de restauration d’un ordre établi. La recherche d’un cadre
légal permettant à Hitler d’opérer a fait passer comme légitime la violence
perçue. Toute victime est désormais coupable de l’être par le caractère criminel
et illégal de ses actes. Ainsi, le syndicaliste assassiné à Köpenick en juin 1933 ne
doit sa mort qu’au non-respect de la « mise au pas » issue des lois interdisant la
pratique syndicale de mai 1933 ; quand la mort du Juif tué dans les violences du
9 novembre 1938 n’est que la conséquence de « son caractère criminel » (« être
juif »). La violence justifiée et légale ne fait désormais que des victimes
collatérales et présente un régime n’ayant pas eu besoin de faire couler le sang
pour accéder au pouvoir, s’installer et se pérenniser.
En réalité, Hitler édicte dès Mein Kampf* la tonalité violente de son projet
d’accession au pouvoir, vénérant « l’efficacité victorieuse de la violence ». Deux
ans plus tôt, le putsch manqué du 9 novembre 1923 se terminait dans un bain de
sang, donnant au futur Führer* la possibilité de s’inscrire dans la tradition de la
violence politique, honorant les blutzeuge*, ces « témoins du sang » tombés en
martyrs de la cause nazie. Dès lors, la violence était au cœur du nazisme, le bras
armé de sa vision du monde. Cette « violence congénitale » au nazisme (Philippe
Burrin, Fascisme, nazisme, autoritarisme, 2010) était tout autant un moyen
qu’une fin en soi. Moyen par l’outil qu’elle incarnait dans l’application de
l’idéologie, fin dans l’apocalypse fantasmée par Hitler dans sa conception de
lutte des races. Une fois installés au pouvoir, les nazis n’eurent aucuns scrupules
à utiliser la violence physique pour faire régner l’ordre. Les outils principaux
furent la SA*, la SS*, ainsi que la Gestapo*. À compter d’avril 1933, la
perpétuation des violences à l’endroit des Juifs, l’ouverture du système
concentrationnaire, la pratique de la torture (physique comme mentale) et
l’organisation de crimes et massacres de grande ampleur sont visibles. La SA et
la SS, sur le modèle des pogroms antisémites perpétrés en Europe de l’Est depuis
la fin du XIXe siècle, pratiquèrent des attaques ciblées sur des Juifs, contre l’avis
du régime, alors soucieux de ne pas dévoiler une image centrée sur la violence.
Ainsi, en 1933, la police d’Aschaffenbourg (Bavière) condamna les sévices des
SS faites aux Juifs de la ville. Il en va de même dans les structures
concentrationnaires. L’ouverture du camp de concentration de Dachau, dans la
banlieue de Munich, en mars 1933, se solda par quelques exécutions sommaires
(dont le docteur juif Delwin Katz) dès ses premiers jours d’existence. Si le
régime condamne la violence, les auteurs n’en sont pas moins blanchis. Le
discours gomme les actes, pourtant bien réels, et propage l’idée de l’absence de
sang versé. De même, la majorité des violences se fit à l’abri des regards durant
les premiers mois de la pratique du pouvoir. De fait, les geôles de la toute
nouvelle police politique dirigée par Himmler, la Gestapo, furent rapidement
exigües. Le journaliste anglais Geoffrey Fraser, arrêté début avril 1933 et
emprisonné durant 39 jours dans les cellules de la Gestapo sur Alexanderplatz,
témoigna des méthodes d’utilisation de la violence. Afin de ne pas éveiller les
soupçons, la violence physique se concentre sur les parties non visibles
publiquement (peu à la tête). Un second journaliste, le Suisse Egon Erwin Kisch,
évoque dans le même temps la violence des tortures mentales (menaces sur la
famille, annonce de fusillade prochaine en réalité inexistante).
Le 3 juillet 1934, alors qu’il n’est pas encore chancelier-président
(Hindenburg mourra le 2 août 1934), Hitler annonce lors du conseil des
ministres un texte ayant force de loi. Il convient pour lui de justifier et de
légaliser l’assassinat de la haute garde SA lors de la « nuit des longs couteaux ».
Dès lors, les événements des nuits précédentes font jurisprudence. L’assassinat
sans jugement, lorsque la victime se transforme en menace d’État, devient légal
et constitue le nouveau cadre normatif de l’Allemagne, sous la réflexion du
juriste Carl Schmitt. La conception très large de la « menace d’État » permet à la
terreur répressive de s’abattre sans crainte d’éventuelles contestations de la part
du sommet du pouvoir.
Au final, les historiens allemands Eberhard Kolb, Manfred Messerschmidt et
Fritz Wüllner ont comptabilisé quelque 16 560 condamnations à mort par des
tribunaux civils et environs 50 000 par les tribunaux militaires entre 1933
et 1945. À ces violences, parfois informelles, des premiers temps du nazisme au
pouvoir, s’est substituée une violence permanente et de plus en plus structurée à
partir de 1937. Les lois de stérilisation devant permettre un assainissement de la
communauté nationale puis la T4*, vaste opération d’assassinat des handicapés
mentaux en 1939-1940, ajoutées au cadre de la guerre, laissent augurer la
rapidité du déferlement généralisé de la violence génocidaire. Ainsi, si la
violence tenta maladroitement d’être masquée durant l’année 1933, il ne faut pas
perdre de vue que c’est bien elle qui « reste l’expression la plus fidèle de la
manière dont les contemporains perçurent le nouveau régime » (Pierre
Ayçoberry, La Société allemande sous le IIIe Reich. 1933-1945, 1998).

Le massacre de Köpenick

Également appelé « semaine sanglante », le massacre qui s’est déroulé du 21 au 26 juin


1933 dans le quartier berlinois de Köpenick illustre le déferlement de violences, commandité
par le régime, qui a accompagné la première année d’exercice du pouvoir nazi. Avec un
bilan de plus de 90 victimes (plus lourd que la « nuit des long couteaux »), la répression qui
s’abat sur le quartier ouvrier de la capitale fut l’une des plus brutales de l’année 1933.
Les SA envahirent la maison du socialiste Anton Schmaus. Ce dernier se défendit à l’aide de
son revolver, tuant trois membres des chemises brunes. De cet incident est née la vague
d’arrestations et d’exécutions d’ouvriers, de membres du KPD et du SPD. D’abord arrêtées,
les victimes sont interrogées sur les liens et réseaux politiques structurant le quartier, avant
d’être torturées dans deux restaurants réquisitionnés pour l’occasion.
Début juillet, deux cadavres sont repêchés dans le canal de Zerpenschleuse, à une
quarantaine de kilomètres au nord-est de Berlin. Les dépouilles du député socialiste Stelling
et du militant républicain Esser sont péniblement identifiées (Stelling ne pouvant être
reconnu par la police qu’à l’aide de sa bague de fiançailles ; le corps ayant été trop
violemment mutilé). Ces châtiments marquent la fin du massacre de Köpenick, devenu
symbole de la violence SA et référentiel du martyr ouvrier allemand.
En juin 1947, seuls deux anciens SA sont condamnés pour crimes contre l’humanité dans le
cadre de procès menés par l’administration soviétique. En 1950, la RDA condamna plus
lourdement 61 membres reconnus comme ayant participé au massacre (15 condamnations à
mort et 13 condamnations à de la prison à vie notamment).
« Le nazisme est exclusivement masculin.»

Rôle de la femme : prendre une poêle, un ramasse-poussière, un balai et


épouser un homme.
Hermann Goering, extrait des Neuf commandements de la lutte ouvrière,
mai 1934

La promotion de la virilité, de la force physique et du culte du corps masculin


fut une constante des impératifs nazis dans la construction de la
Volksgemeinschaft*. Du nazisme des origines, façonné par les réunions entre
hommes des brasseries munichoises, au banc des 24 accusés masculins du
tribunal de Nuremberg, la femme s’est trouvée réduite à l’épouse et mère
modèle, à Magda Goebbels, dévouée corps et âme à son mari et au régime ou au
génie unique de la cinéaste Leni Riefenstahl. Pour les masses, la femme se
cantonne au tryptique « Kinder, Küche, Kirche » (« Enfants, Cuisine, Église »).
Le nazisme prône des valeurs masculines. La place accordée à la force
physique, mise en évidence dans Mein Kampf* et incarnée dans la nécessité
vitale de la guerre, a contribué à diviser l’Allemagne en deux, entre un homme
acteur de l’histoire et une femme réduite à la passivité. La place de la femme
nazie dans la société allemande ne manqua pas d’être vociférée à la face de
l’Allemagne entière et de « femmes hystériques » (William Shirer) lors du
congrès de Nuremberg en 1934, lorsqu’Hitler rappelle que « ce que l’homme
développe comme héroïsme sur le champ de bataille, la femme l’offre par son
sacrifice patient, continu : chaque enfant qu’elle met au monde est une bataille
gagnée pour la nation ».
La procréation comme unique programme pour la femme allemande ne doit
pas faire oublier que la séparation d’un « monde masculin » et d’« un monde
féminin », pour reprendre la phraséologie nazie, n’est pas une particularité du
nazisme mais témoigne d’un air du temps dans une Europe profondément
sexiste. La particularité nazie tient dans la causalité du refus de l’émancipation
féminine, considérée comme l’unique produit d’« une formule inventée par les
intellectuels juifs » (Adolf Hitler). Le chef lui-même préserve durant un temps sa
vie privée et Eva Braun devient l’invisible du Reich, au profit de Magda
Goebbels.
L’historiographie, elle aussi, a mis en avant l’image d’une sphère féminine
victime, séparée de la sphère masculine bourreau. L’image des Trümmerfrauen
(« femmes des décombres »), abandonnées à leur sort dans les ruines fumantes
de Berlin au printemps 1945, subissant famine et privations et déblayant elles-
mêmes la ville dévastée, a contribué à la fabrication du mythe héroïque de la
femme allemande, parenthèse incarnée charnellement dans le marasme.
L’écriture du nazisme, majoritairement une affaire d’hommes, a préservé
l’image d’une femme allemande naturellement pure et gardienne du temple d’un
semblant de bonté dans les années du national-socialisme, comme s’il devait
persister la flamme d’une rédemption possible par la valorisation du genre.
Les Gender Studies ont démontré l’importance de la prise en compte des
femmes dans l’étude historique. Transposer une histoire des genres à l’étude du
nazisme n’est-il pas succomber à un effet de mode historiographique ? Les
études, nombreuses sur le sujet depuis le début des années 1990, ont prouvé la
place centrale qu’occupaient les femmes dans le laboratoire de la vision du
monde nazie puis dans l’architecture du régime. La femme n’est pas une
subordonnée dans un système patriarcal ou une citoyenne de second rang (Rita
Thalmann, Être femme sous le IIIe Reich, 1982).
Durant la mise en place des structures de l’appareil de formatage idéologique,
l’État eut à cœur de créer des lieux propres à l’éducation des femmes. Le parti
pouvait s’appuyer sur la NS-F (NS-Frauenschaft), organisation promouvant les
valeurs modèles auxquelles la femme nazie devait adhérer, créée dès 1931. Une
fois au pouvoir, quand les hommes poursuivaient leur formation dans les
Ordensburgen, « écoles de Führer », afin de gravir les échelons de la haute
administration, les femmes s’abreuvaient de la parole du chef dans des camps de
travail leur étant réservé. Durant l’hiver 1934-1935, la journaliste française
Claudine Chonez passa une semaine dans le camp féminin de l’Arbeitsdienst
(Service du travail) de Rothenklempenow en Poméranie. Le programme observé
est similaire aux camps masculins : hissage des couleurs du Reich, activités
physiques (extirpation de cailloux, déboisement ou reboisement, régularisation
de cours d’eaux), pratique du sport, instruction politique et exercice moral,
réunion de fin de journée et salutation d’adieu au drapeau. Parallèlement, la
Jeunesse hitlérienne, masculine, ouvre une section aux jeunes filles en 1933, la
Bund Deutscher Mädel (Ligue des jeunes filles allemandes). Âgées de 10 à 18
ans, les filles de la BDM se calquent là encore sur le modèle masculin de la
Jeunesse hitlérienne : camps d’été, activités sportives de plein air et veillées
autour des préceptes nazis. La structure constitue l’antichambre de la NS-F.
L’étude sociologique du vote a également permis de prendre en considération
une évolution significative de l’implication des femmes dans l’adhésion au
projet national-socialiste. Lors des élections législatives de novembre 1930,
40 % de l’électorat est féminin. Ce chiffre passe à 50 % lors des élections de
juillet 1932. Idem pour l’implication dans le parti. En 1930, 8 % des encartés au
NSDAP* sont des femmes. En 1942, au plus fort de l’offensive militaire nazie
sur l’Europe, elles composent 35 % des membres du parti. Cependant, voter et
être membre ne présage pas du rôle déterminant que la femme peut avoir dans le
projet nazi. L’historiographie a souvent mis en avant les propos d’Hitler au
congrès de Nuremberg en 1934, rappelant que la femme ne devait pas jouer de
rôle politique. Cependant, cela doit être mis dans la perspective de l’intégralité
du discours. Selon lui, la femme, pas plus que l’homme, n’a de légitimité à
gouverner par le parlementarisme : « La femme entrant au Parlement
n’ennoblirait donc pas les institutions représentatives, mais perdrait de sa
dignité. Je ne veux pas confier aux femmes ce que je compte enlever aux
hommes. » La fonction politique de la femme s’articule en réalité autour d’une
trilogie : diffuser, exécuter, procréer.
Elles furent d’abord un élément essentiel de propagande du régime. Brise-
lames du bolchevisme et du parlementarisme, par leur rôle d’institutrices
notamment, elles contribuèrent à enseigner le nazisme dès le plus jeune âge. Au
sens de la camaraderie s’ajoute la lecture faite aux élèves de Mein Kampf,
d’Hitler et ses hommes ou encore du Versailles de Ziegler, ouvrage ouvertement
hostile au traité de 1919. Par leur rôle d’infirmières ensuite. Au sein de l’œuvre
sociale Mutter und Kind (« Mère et enfant »), les visiteurs à domicile assistent
psychologiquement la mère après l’accouchement afin de propager le discours
racial et vanter le dévouement du Reich en proposant un séjour post-natal à la
montagne ou à la campagne dans les locaux de l’organisation.
Les femmes n’ont pas été non plus les observatrices passives de la guerre et
du processus génocidaire. Dans son ouvrage Les Furies de Hitler. Comment les
femmes allemandes ont participé à la Shoah, l’historienne américaine Wendy
Lower s’attache à démonter l’idée reçue d’une extermination sortie de
l’imaginaire masculin et perpétrée uniquement par des hommes. Présente au sein
des territoires de l’Est (environ 500 000 femmes allemandes), la femme revêt
plusieurs rôles dans l’extermination : soutien moral aux tueurs (le plus souvent
leur mari), assistanat administratif (embauche de 30 000 femmes secrétaires par
la Gestapo*), exécution (injection létales par des infirmières lors de l’opération
T4*).
Enfin, elles n’ont pas uniquement eu vocation à assister l’exécutant ou à
administrer la mort. La femme nazie doit également assurer la procréation dans
une logique de survie de la race. Dès 1936, la création par Himmler du
Lebensborn (« Source de vie »), structure parachevant l’utopie nazie d’une
pureté raciale en permettant aux SS* et aux jeunes filles célibataires de procréer
afin de confiner l’intégrité du sang. Parallèlement au développement de ces
laboratoires raciaux, les œuvres sociales consacrées aux femmes furent
développées, à l’image de Mutter und Kind. Organisation créée en 1934, elle a
vocation à venir en aide aux mères dotées de revenus modestes afin
d’encourager la procréation. L’impact de Mutter und Kind sur la natalité fut en
réalité modeste. La structure remplit davantage un rôle de propagande sur
l’image maternelle nourricière du renouvellement des générations. Elle est le
prolongement du point 21 du programme du NSDAP de 1920 : « L’État doit se
préoccuper d’améliorer la santé publique par la protection de la mère et
l’enfant ».
Derrière les apparats bien réels de la virilité et du machisme, se cache un
nazisme ne pouvant exister en tant que régime solide sans l’appui des femmes.
Par leur adhésion, leur vote, leur participation ainsi que leur implication, elles
ont été les garantes d’une cohésion de la communauté nationale espérée. Sans
elles, le processus de régénération d’un sang pur, par la procréation sélective et
eugénique, n’aurait été qu’une éphémère idée restée non expérimentable.

Erna Petri, une « furie de Hitler » : du Lebensraum* au génocide

Wendy Lower, dans son ouvrage Les Furies de Hitler. Comment les femmes allemandes ont
participé à la Shoah (2013), a su mettre en avant quelques cas singuliers de femmes
totalement acquises à la cause nazie. Erna Petri est de celles-là.
Né en 1920, cette fille de paysan épousa un lieutenant SS, Horst Petri. Comme 500 000 de
ses semblables, elle participa à la colonisation vers l’Est en 1942. Erna et son mari
s’installèrent sur le domaine de Grzenda, près de Lwów (actuelle Lviv), en Ukraine, à la tête
d’une exploitation agricole. Horst Petri incarnait l’archétype du « paysan-soldat » dans toute
sa splendeur, fantasmé par Darré. Les Petri symbolisaient le couple modèle du Reich :
l’homme SS colonisateur et la femme génitrice dès sa première année de fiançailles (en
1938). Le sol et le sang. Le dogme nazi irradiait les Petri. L’homme marquait son autorité sur
les populations slaves (ukrainiennes et polonaises) lui servant de domestiques en les
frappant et violant, tandis que la femme participait à des raids contre des Juifs survivants de
la liquidation du ghetto. La violence génocidaire avait désormais son terreau.
Durant l’été 1943, elle croisa le chemin de six enfants (de six à douze ans) au bord d’une
route, échappés d’un convoi de déportés en gare de Saschkow, à destination du centre de
mise à mort de Lublin-Maïdanek. Après les avoir recueillis dans son exploitation, elle les
emmena au bord d’un fossé, les aligna, et leur tira à chacun une balle à la base de la nuque.
Interrogé en 1961 par un tribunal est-allemand sur les motivations de ces assassinats, sa
réponse fut claire : l’antisémitisme seriné dans les discours nazis. À la question de sa place
dans le couple Petri et sur le rôle de son mari dans la tuerie, elle affirma qu’elle fut bien
l’exécutrice (son mari étant absent lors de l’assassinat), dans une volonté d’affirmation
féminine face à son conjoint, masculin et membre de la SS : « Je voulais leur montrer [aux
SS] que je pouvais, en tant que femme, agir comme un homme. Et donc j’ai tué 4 Juifs et 6
enfants juifs. »
Arrêtée en août 1961 par la Stasi et jugée en septembre 1962, Erna Petri fut condamnée à la
réclusion criminelle à perpétuité. Son mari, Horst, fut guillotiné à la suite de leur procès
commun. Purgeant sa peine à la prison de Hoheneck (Saxe), elle fut libérée en 1992 sur
raisons médicales et décéda en juillet 2000.

Affiche de l’organisation Bund Deutscher Mädel (« Ligue des jeunes filles


allemandes »), 1934
DU POUVOIR
À LA GUERRE
« Les camps de concentration ont été créés pour
tuer. »

Au retour, en venant vers la France, nous sommes passés par l’Allemagne, et


nous nous sommes arrêtés à Dachau, autre camp d’extermination pour tous les
peuples, y compris pour les Tsiganes. Dans ce camp les Tsiganes étaient tués
pour la plupart le lendemain de leur arrivée, si ce n’était le jour même, sans
aucune accusation que celle d’avoir la malchance d’être de naissance tsigane.
Matéo Maximoff, Études tsiganes, décembre 1974

Les amoncellements de corps décharnés dans les godets des pelleteuses


américaines sur le site de Buchenwald au printemps 1945 ont fixé durablement
l’image de la déportation et du système concentrationnaire sur les pellicules du
monde entier. Bien que connus dès 1933, les camps de concentration nazis sont
devenus emblématiques de l’horreur à leur libération. Tantôt obligation de
connaissance à vertu pédagogique pour les Allemands voisins des camps, tantôt
devoir de vérité historique pour la communauté internationale, ils ne cessent de
renvoyer à l’imaginaire de la mort. En marge des cadavres découverts à la
libération, l’impression mortifère qui se dégage des camps tient dans la
particularité de la composition des détenus de l’année 1945. Nombre de déportés
présents dans les différents camps ayant été photographiés et filmés
(Buchenwald, Bergen-Belsen, Sachsenhausen) proviennent d’anciens camps
situés plus à l’Est. Ainsi, en août 1944, après la liquidation du camp des
Tsiganes à Auschwitz par la SS*, près de deux cents hommes Sinti et Roma,
jugés « aptes » au travail, sont envoyés à Ravensbrück, puis Sachsenhausen en
mars 1945. À la concentration se sont ajoutées les déportations successives des
derniers mois de la guerre, affaiblissant davantage les corps et augmentant le
taux de mortalité dans les camps (50 % des victimes durant l’intervalle 1944-
1945, autant que la période 1933-1944).
La confusion s’explique avant tout dans les us et abus du vocabulaire liés à la
concentration et à l’extermination. Dans l’imaginaire collectif, le camp nazi
s’incarne avant tout par le camp de concentration. Le distinguo entre ce qui
relève du travail, de la concentration (Konzentrasionslager – KL*) ou de
l’extermination n’opère pas et s’incarne dans le système concentrationnaire se
réduisant bien souvent à Auschwitz. Or, la chronologie et surtout la fonction des
différents lieux des politiques répressives diffèrent, s’entrecroisant rarement.
Cependant, certaines décisions de l’administration nazie eurent pour impact
direct de faire du KL un site d’extermination temporaire. Au printemps 1941, la
vaste opération baptisée 14f13 visant à « assainir » l’Allemagne de sa population
handicapée, conjointement à l’opération T4* d’assassinat des malades mentaux
(officiellement suspendue suite aux protestations des familles et des Églises mais
secrètement reconduite via les victimes du système concentrationnaire), prit
corps dans les camps de concentration. Ainsi, à Sachsenhausen, 550 détenus
furent déportés pour être assassinés dans les centres de gazage de la 14f13. Idem
à Dachau, en 1942, où les plus faibles furent déportés vers Hartheim (Autriche)
pour y être gazés. Parallèlement, l’entrée en guerre contre l’URSS en juin 1941
transforma sensiblement la vocation du camp de concentration qui devient un
lieu d’internement des prisonniers de guerre soviétiques et de leur assassinat
(exécution de 10 000 prisonniers soviétiques durant l’automne 1941, toujours
dans le KL de Sachsenhausen). Dans ces cas précis, travail, concentration et
extermination s’imbriquent, par suite de mesures d’intégration du KL au champ
plus large de la mise à mort.
La transformation du camp de concentration en lieu de mort tient aussi dans
les particularités du KL nazi dans le long processus concentrationnaire, antérieur
à 1933. Comme sa dénomination le laisse supposer, le camp est le lieu où l’on
« concentre », où l’on parque les détenus. Ce fut le cas du camp de concentration
en tant que prison dans l’Afrique du Sud des Boers (1899-1902). Il en fut de
même durant la Première Guerre mondiale lorsque les belligérants usèrent du
terme « concentration » pour interner les prisonniers de guerre adverses. Le
premier camp de concentration créé par les nazis est Dachau, dans la banlieue de
Munich, ouvert en grande pompe médiatique le 21 mars 1933. Après les
moments de flottement des premiers mois (mars 1933-avril 1934) où les camps
sont ouverts massivement à la presse et où la gestion n’est pas rigoureuse, la
reprise en main de cet appareil répressif par Theodor Eicke, nommé par
Himmler, en avril 1934, fait de l’outil concentrationnaire un système. Celui-ci
est hiérarchisé (les camps-souches absorbant dans leur giron les kommandos,
camps secondaires), réglementé (les règlements du camp deviennent homogènes
sur le territoire du Reich) et déshumanisé (la mort étant désormais
consubstantielle de la vie au camp).
La réalité des conditions de naissance du KL est autre. La mort, bien réelle et
omniprésente dans les différentes unités du système concentrationnaire, n’est pas
la finalité du camp ni l’essence de sa création. Le sens du camp s’incarne par les
deux devises qui ornaient les grilles d’entrée sur les nombreux sites. À
Buchenwald, « Jedem das Seine » (« À chacun ce qu’il mérite ») est inscrit dans
le fer forgé du portail principal. À Dachau, Terezin ou Auschwitz, la célèbre
inscription « Arbeit macht Frei » (« Le travail rend libre ») domine le lieu. La
première insiste sur le caractère punitif du camp, renvoyant le détenu à sa
condition de pénitent devant expier une faute, politique (le communiste), morale
(le droit commun) ou existentielle (le Juif). La seconde, récupérée dans la
philosophie hégelienne faisant du travail la condition de sortie pour l’homme de
son état de nature, place le détenu dans sa situation de forçat dont il ne peut se
libérer que par la rééducation de l’esprit.
Le 3 avril 1933, le secrétaire d’État Hermann Esser donne en conférence de
presse le sens du KL : « réinculquer aux fonctionnaires communistes, et à
d’autres éléments hostiles à l’État, le travail qu’ils avaient si radicalement oublié
au cours de ces dernières années ». Le but n’est pas de tuer mais de formater les
cerveaux. Créés à l’origine pour l’internement des communistes, les camps ont
vocation d’éducation politique par le travail forcé et par l’apprentissage du
dogme national-socialiste. À compter du 2 janvier 1941, les camps ne sont plus
homogènes dans leur finalité. Reinhard Heydrich, chef du RSHA*, établit une
classification des camps de concentration en trois catégories distinctes. Dachau,
Sachsenhausen et Auschwitz-I sont des KL de catégorie 1 pour les « détenus
capables d’être rééduqués ». Buchenwald, Flossenbürg, Neuengamme et
Auschwitz-II sont dans la deuxième catégorie, pour les « détenus lourdement
condamnés néanmoins capables d’être rééduqués ». Le KL de Mauthausen, lui,
appartient à la troisième catégorie, réservée aux « asociaux non rééducables »
(comprendre par là voués à mourir dans le camp). Cependant, la mort peut
constituer un frein considérable à la fonction économique du camp qui est de
produire de la richesse, notamment en temps de guerre. Le 29 septembre 1941,
Oswald Pohl, futur dirigeant du WVHA*, signe la circulaire Arbeiteinstaz,
règlementant l’exploitation économique des détenus. Ces derniers deviennent
des moyens de productions, suscitant une rivalité avec le RSHA, voyant dans le
détenu un être à éliminer quand il ne peut pas être rééduqué.
Ainsi, la fonction du camp de concentration a évolué depuis ses origines.
Initialement créé pour sécuriser le pouvoir en place, le KL a ensuite permis de
marginaliser les ennemis du Reich avant de participer non pas à l’extermination
mais d’être un rouage essentiel de la « réorganisation ethno-raciale » du Reich
(Ulrich Herbert). En 1945, lors de la découverte des camps par les libérateurs, ce
sont près de 700 000 personnes venues de toute l’Europe qui peuplent toujours
cet archipel concentrationnaire (Nikolaus Wachsmann, KL, une histoire des
camps de concentration nazis, 2015).

L’image faussée du camp de concentration : une stratégie nazie

En 1934, l’administration des camps met en place la Verschönerungsaktion (« Action


d’embellissement »), stratégie de communication à destination des visiteurs extérieurs, le
plus souvent étranger, afin de présenter une vision positive du camp de concentration, au
travers de « journées-type » et de conditions de détention avancées comme salutaires.
Généralement réduit au ghetto-modèle puis camp-modèle de Theresienstadt (région des
Sudètes) transformé en village-Potemkine pour la visite d’une délégation de la Croix-Rouge
en 1944, l’« Action d’embellissement » toucha tout ou partie des camps de 1934 à 1945.
Un ancien détenu du camp de concentration de Lichtenburg (Saxe) se souvient des
préparatifs de la Verschönerungsaktion et témoigne en septembre 1934 dans l’hebdomaire
Lu :
« Pendant mon séjour au camp de Lichtenburg, nous eûmes six visites de journalistes
allemands et étrangers. Les visites étaient toujours annoncées 24 heures à l’avance et, la
veille, on astiquait fiévreusement du matin au soir tous les locaux. Le commandant du camp
avait surtout soin de vider les cachots où étaient enfermés quelques détenus que,
provisoirement, on remettait avec les autres. Lorsque les visiteurs étrangers arrivaient, le
commandement du camp ne manquait jamais de leur montrer l’installation des bains, où,
soulignait-il fièrement, tous les détenus étaient conduits une fois par semaine. Il montrait
aussi les cuisines, les salles bien propres, la chapelle et la station n°1 qui était un
baraquement modèle où tous les détenus avaient des paillasses et de la literie. Quant à
l’infirmerie, il avait soin d’y placer dans les lits une dizaine de SS qui figuraient les malades.
Interrogés, ceux-ci donnaient les réponses qu’on imagine. Jamais des détenus malades
n’ont pu être remarqués par les visiteurs car on les cachait soigneusement dans des salles
auxquelles les étrangers n’avaient pas accès. »
In Lu dans la presse universelle, 28 septembre 1934.
« La “nuit des longs couteaux” a permis la liquidation
de la SA. »

Le chancelier d’Allemagne a pris la tête, physiquement, d’une bande de


tueurs, destinée à anéantir d’autres tueurs.
Et ça a été la « nuit des longs couteaux ».
Alain Decaux, introduction de l’émission télévisée Alain Decaux raconte,
28 février 1972

Généralement présentée comme une rupture, à juste titre, dans la chronologie


du nazisme en action, la « nuit des longs couteaux » constitue à bien des égards
une série d’événements à inscrire dans la durée et non comme une fin en soi.
Dans la nuit du 1er au 2 juillet 1934, l’assassinat d’Ernst Röhm, chef de la SA*
(SturmAbteilung), marquerait la liquidation du groupe de protection originel et
historique créé aux premiers temps du mouvement nazi en août 1921. Le
journaliste français Camille Loutre, en poste à Berlin, parle dès le 1er juillet
d’« épuration générale ». La SA disloquée et les « chemises brunes » en
lambeaux, le terrain serait libre à une structure plus jeune, moderne et efficace,
l’« ordre noir » de la SS*.
Cet épisode incarne dans l’imagerie commune le virage à l’extrémité droite du
NSDAP* et le durcissement d’un mouvement nazi ayant la capacité de frapper à
l’intérieur de ses propres structures. Il marque la fin d’un groupe, la SA, devenu
si puissant qu’il constituait une menace directe pour Hitler et la survie du régime
désormais en place. La SA serait l’incarnation du passé, une « génération
perdue » (Joachim Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, 1963) l’instrument de la
conquête du pouvoir, de ses échecs (putsch manqué de 1923 dit « putsch de la
brasserie ») et de ses victoires (participation aux premiers succès électoraux de
1930). Le 2 juillet, l’idée est diffusée en Allemagne comme dans la presse
européenne que la SA est à terre, politiquement comme numériquement.
Politiquement, la SA semble n’avoir plus aucune marge d’autonomie, sous
l’autorité directe du général Viktor Lutze, proche de Goering. Numériquement,
la SA a perdu sa tête, et ses bras sont présentés comme peuplant les camps de
concentration du Troisième Reich. Une partie de la SA, transfuge directe des
déçus du communisme, est emprisonnée à Dachau et Oranienburg. La SA paraît
liquidée.
En réalité, la « nuit des longs couteaux » pose question à plus d’un titre. Sa
terminologie de « nuit » renvoie à la célérité d’un acte furtif déroulé en quelques
heures, à même de rayer de l’histoire du nazisme un effectif de quelque 700 000
membres. Dans les faits, moins d’une centaine de hauts dirigeants de la SA
furent victimes de l’épuration du 29 juin au 2 juillet 1934, soit quatre jours et
trois nuits d’exactions (l’historien Ian Kershaw avance le chiffre le plus
convaincant de 85 victimes). La « nuit » est en préparation dès janvier 1934, où
Rudolf Diels, chef de la Gestapo*, est chargé de recueillir des documents de
toutes sortes sur les agissements de la SA afin d’avoir de la « matière » contre
Röhm. Elle n’est en rien une réaction spontanée du Führer* à un complot
soudain fomenté par la SA.
Qu’en est-il de la liquidation totale de la SA ? L’ampleur de la coordination de
l’acte apporte une nuance de taille. L’ordre d’assassinat vient du premier rang
(Hitler, Himmler, Heydrich) mais n’est pas uniforme sur l’ensemble du
territoire. L’essentiel des actions de mise à mort se déroule en Bavière. Le
29 juin, Hitler part de Bad-Godesberg pour regagner Munich et être au plus près
du déroulement des assassinats prévus. Les principaux dirigeants de la SA,
Röhm en tête, mais également Heines, sont exécutés à Munich. De là, les
services de Berlin prirent la décision de décapiter la tête SA (Karl Ernst) de la
région, à l’initiative de Goering. Berlin devint le relais de Munich dans la
répression. Nuremberg est également touchée, tout comme Breslau et les villes
de Poméranie. Au-delà des grands centres urbains, les sections locales sont
épargnées.
La coordination de l’ordre révèle aussi une relative impréparation de la part
des dirigeants dans la volonté de liquider l’intégralité de la SA. Les assassinats
sont résolument ciblés, afin de ne pas risquer une incompréhension de la rue. À
ce titre, chaque dirigeant fournit sa liste de noms à éradiquer. Ces listes,
numérotées, sont régulièrement modifiées durant les quatre jours de l’épuration.
Ainsi, la liste initiale de 110 noms fournie par Hitler fut ramenée à 19
personnalités par Franck, ministre de l’Intérieur. Dans l’urgence de l’exécution,
des erreurs grotesques apparaissent, comme l’assassinat d’homonymes à Berlin
(celui par exemple du critique musical Schmidt, homonyme d’un médecin
berlinois membre de la SA).
De plus, le projet d’Hitler et de la SS n’a pas pour intention de liquider
l’intégralité de la SA. Deux fondements animent les actions. Le premier est
purement national. La SA, masse démographique considérable, devait être mise
au pas de l’autorité suprême du Führer et ne pas être incarnée par la figure du
chef Röhm, pouvant suggérer l’adulation au titre de compagnon de la première
heure d’Hitler. Dans son discours du 13 juillet 1934 au Reichstag, le chancelier
rappelle qu’« il n’y a qu’un chef de la SA : Hitler ». Le second est international.
Les négociations sur le réarmement de l’Allemagne ne peuvent être entachées
par la présence de sections violentes.
La mémoire de la « nuit des longs couteaux », en mettant l’accent sur la
supposée liquidation de la SA, efface également une autre réalité : celle de
l’opportunisme qui permit à Hitler de frapper plus largement qu’au sein des
propres structures du NSDAP. Ainsi, d’autres cibles furent visées. Il s’agit en
priorité de ceux qu’Hitler appelaient les « gens d’hier », à savoir les dirigeants
des derniers temps de Weimar, les membres de la droite conservatrice du
premier cabinet Hitler et les anciens membres communistes (KPD*) et
socialistes (SPD). Ainsi, le 30 juin 1934, l’ex-chancelier Kurt von Schleicher et
son épouse sont assassinés dans leur villa. Son ministre adjoint à la Défense,
Ferdinand von Bredow, subit le même sort. Le lendemain, Herbert von Bose,
plus proche collaborateur de von Papen, disparaît à son tour. Le même jour,
Adam Hereth, socialiste, est exécuté à Dachau.
Que reste-t-il de la SA après juillet 1934 ? La structure perdure et bénéficie
d’un nouveau catéchisme hitlérien. La SA de Lutze doit être exemplaire, ne pas
être viciée par l’alcool et l’homosexualité (référence à la vie privée de Rohm) et
ne pas se perdre en représentations diplomatiques. La SA n’est désormais plus là
pour représenter mais pour servir le Führer. Bien que désormais subordonnée à
lui et contrairement à l’idée reçue d’une mobilisation réduite à l’anecdotique, la
SA continua de jouer un rôle important dans la politique répressive du Troisième
Reich, notamment par sa participation active aux pogroms du 9 novembre 1938,
communément appelé « Nuit de Cristal ». La synagogue de Munich fut détruite
par une section d’assaut, le Stoßstrupp Adolf Hitler et inaugure trois jours de
violence. Dès lors, à travers tout le territoire, les responsables des sections
locales convoquent leurs membres pour prendre exemple sur l’incident de
Munich. Le rôle de la SA perdura durant la guerre. Sa masse démographique
permit à la Wehrmacht de gonfler ses rangs, du fait que plus de 80 % des
effectifs de la section incorpora les rangs de l’armée régulière, rompant avec son
rôle d’opposition à la Reichswehr d’avant 1934. Le sort de la SA fut
définitivement liquidé lors des procès de Nuremberg, où elle fut accusée en tant
qu’organisation au même titre que sept autres, dont la SS, le SD ou la Gestapo. À
l’inverse de ces trois dernières, la SA n’est pas déclarée criminelle, grâce à une
défense axée sur l’absence d’influence décisionnelle après l’été 1934.

Un lexique nazi en forme de réécriture de l’Histoire :


« nuit des longs couteaux », « Nuit de Cristal », « Solution finale de la question
juive »

L’historiographie souligne fréquemment la racine hitlérienne du terme « nuit des longs


couteaux ». Supposé être née d’un discours au Reichstag le 13 juillet 1934 pour évoquer les
actions des semaines précédentes, le terme est en réalité la création en 1932 de Gregor
Strasser, figure de proue de la SA et incarnation de l’« aile gauche » du parti. Strasser
évoque la possibilité d’une « nuit des longs couteaux » où les SA useraient de leurs armes
pour asseoir leur domination sur l’Allemagne. Cette locution augure d’un nouveau phrasé
nazi ayant vocation à dérober le sens principal de l’événement vécu au profit d’un lexique
renvoyant à une construction, à une réécriture de l’Histoire. Ainsi, la mention d’une « nuit des
longs couteaux » occulte les quatre jours et trois nuits d’épuration massive. Ensuite, les
« longs couteaux » renvoient aux « poignards d’honneur » des SA, constitutifs avec la
chemise brune de l’apparat, supposés devenir l’outil de domination de la section sur le reste
de la communauté nationale. Le Führer renverse l’image en soulignant que les couteaux,
aussi longs soient-ils, se sont retournés contre les prétendus complotistes. Le choix du terme
n’est pas neutre. Il fait référence à un complot visant Hitler alors que l’historiographie a
popularisé ce terme pour souligner les assassinats des membres de la SA. Il convient dès
lors de parler d’« actions d’épuration » pour rappeler ce que furent ces journées de juin et
juillet 1934. Gregor Strasser, initiateur du terme, fut également l’une des victimes de
l’épuration.
Ces modifications du vocabulaire sont produites à dessein. La nuit du 8 au 9 novembre 1938
est communément appelée « Nuit de Cristal ». Littéralement pogroms entraînant la mort de
91 Juifs durant trois nuits et trois jours marquant une étape majeure dans le déferlement de
la violence physique antisémite, ces événements baptisés « Nuit de Cristal » ont vocation à
renvoyer à l’imaginaire du Beau, à la nécessité d’un acte se justifiant par les bris de vitrines à
terre, omettant sciemment la répression homicide. La « Solution finale de la question juive »,
terme occultant l’extermination, répond également d’un procédé de dissimulation lexicale.
Non seulement le terme permet la dissimulation du secret dans les consignations
administratives, mais il véhicule également les racines de la vision du monde nazie, la
« solution finale » répondant au « problème juif » mentionné dès les premiers temps du
nazisme.
« Les lois de Nuremberg sont le commencement de la
politique antisémite nazie. »

Historique de la Shoah : des lois de Nuremberg à la « Solution finale ».


Titre d’article du quotidien Libération, 25 janvier 1995

Définition du Juif, interdiction des mariages mixtes, unanimité prétendue de la


population face aux textes antisémites, les lois de Nuremberg constituent à bien
des égards un référentiel majeur dans les mentalités collectives de ce qu’un
régime politique peut inscrire de plus vil dans le marbre de la loi.
Septembre 1935 est ainsi souvent utilisé comme point de départ d’une politique
antisémite en gestation, s’étant désormais donné le cadre légal et les moyens de
sa mise en œuvre. La multiplication des parades de la Rässenschande (Honte de
la race) à l’été 1935, où femmes et hommes accusés d’avoir eu des relations
sexuelles avec des Juifs sont sommés de déambuler dans les rues affublés de
pancartes insultantes stigmatisant leurs supposés méfaits, ancrent l’antisémitisme
dans la sphère publique. Dès lors, les lois de Nuremberg constitueraient un point
de départ dans la politique antisémite du nazisme. Dans un souci de phasage de
l’histoire, les années 1933-1934 seraient le temps de la répression
anticommuniste et antisocialiste, incarné par l’incendie du Reichstag
(février 1933), et de l’omnipotence du Führer* à la suite du décès d’Hindenburg
(août 1934), quand l’année 1935 serait articulée autour de la répression
antisémite. Fréquemment relayée dans les manuels scolaires du secondaire, cette
idée d’un découpage de la répression tend à dénaturer l’omniprésence de la
pensée antisémite dans chaque action légale entreprise par le Troisième Reich.
Le caractère solennel de la promulgation des lois de Nuremberg a accentué cet
effet de loupe sur la répression antisémite, au risque de faire oublier les textes de
lois précédents. En effet, ces lois sont issues d’une session extraordinaire du
Reichstag, dépaysé à Nuremberg dans le cadre du « congrès de la liberté » du
NSDAP* de septembre 1935. Réunis une seule fois durant la première moitié de
l’année 1935, les députés sont ici l’occasion pour Hitler de montrer le tournant
de la politique antisémite. En effet, depuis mars 1933 et la loi sur les pleins
pouvoirs des cabinets ministériels, la décision prise en conseil des ministres
aurait eu le même cadre légal, sans avoir la portée symbolique d’une réunion
extraordinaire du Reichstag.
Les lois de Nuremberg, rédigées par Stuckart et Lösener, experts au ministère
de l’Intérieur, s’inscrivent en réalité dans un gigantesque arsenal législatif de
près de 2 000 lois et décrets antisémites promulgués par le Troisième Reich
entre 1933 et 1945. Avant même son accession au pouvoir, le NSDAP s’était
doté d’un texte programmatique, les 25 points, se voulant déjà normatif pour le
parti. Le point 4 s’avère discriminant à l’endroit des Juifs : « Seuls les citoyens
bénéficient de droits civiques. Pour être citoyen, il faut être de sang allemand, la
confession importe peu. Aucun Juif ne peut donc être citoyen. »
Une fois au pouvoir, les nazis entreprennent la Gleichschaltung* à compter du
printemps 1933, dont la première grande loi antisémite du 7 avril 1933 sur la
restauration de la fonction publique éjecte purement et simplement les Juifs des
emplois rémunérés par l’État : enseignants, agents des ministères et autres
fonctions municipales. Cette loi s’intègre dans l’Arierparagraph (« Le
paragraphe aryen »), premier vaste ensemble législatif antisémite du Troisième
Reich. La difficulté pour les nazis est, à cette époque, de trouver une
homogénéité nationale à la législation antisémite. Les différents Länder ne
prennent pas les mêmes décisions quant au sort réservé aux Juifs. En Saxe, la
préoccupation est avant tout religieuse, avec une loi interdisant l’abattage rituel
des animaux, quand à Berlin et à Munich, la discrimination est déjà économique
en privant l’accès des Juifs aux métiers juridiques et notariers dans la capitale,
aux métiers médicaux en Bavière.
En mai 1935, Julius Streicher, directeur du très influent journal antisémite Der
Stürmer, annonce une prochaine loi interdisant le mariage « des Juifs et des
Allemands » (comprendre ici que le Juif ne peut foncièrement pas être
Allemand, reprise de la terminologie du point 4 des 25 points du NSDAP de
1920). Début août 1935, la rumeur de la presse est confirmée par Goebbels lui-
même. Il n’en fallut pas plus pour que la SA* manifeste en nombre devant les
habitations des couples mixtes. En réalité, la genèse des lois de Nuremberg tient
dans un premier texte à caractère légal, antérieur à septembre et datant du
21 mai. Il s’agit d’une circulaire du ministère de l’Intérieur intitulée « loi de la
défense » et interdisant aux nouveaux membres de la Wehrmacht d’épouser des
« non-aryens » (entendu ici que l’aryanité reste en 1935 un concept malléable).
La relative absence d’indignation de la population allemande non juive envers
les lois de septembre 1935 (à l’inverse des réactions au Royaume-Uni et aux
États-Unis les condamnant fermement et posant la question du seuil
d’inhumanité acceptable) permet également de saisir le contexte, celui d’une
Allemagne déjà sujette à une politique antisémite, légale ou non. Les lois
viennent clore un processus de stabilisation sociale du pays en redéfinissant des
rapports entre Juifs et Allemands. Pour les Juifs, les lois ont également
représenté un moment de « normalisation » de leur statut par la définition de leur
condition. Preuve en est l’absence d’émigration massive des Juifs une fois les
lois promulguées (44 000 émigrés juifs sur l’année 1935, 48 000 en 1936).
Si les lois de Nuremberg ne constituent en rien un point de départ dans la
répression antisémite, elles sont avant tout un tournant dans la dimension légale
et organisée prise par celle-là. Le souhait du nazisme n’est pas de voir un
« antisémitisme de passion », informel, désorganisé, animé par la simple
détestation sans fondement pensé à l’égard du Juif, mais de façonner un
« antisémitisme de raison », cadré par le droit, légitimant toute démarche de rejet
et de discrimination. À ce titre, les lois de Nuremberg ont contribué à identifier
légalement une cible qui était déjà la même depuis les premiers balbutiements du
nazisme. Elles sont une étape, à intégrer dans un tout, qui est la mise au ban de la
société des Juifs d’Allemagne. À travers elles, il ne faut pas voir l’incarnation du
génocide mais la première strate des « structures de la destruction » (Raul
Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, 1961). De même, il convient de
projeter en elles un modèle normatif hors des frontières du Reich, à l’image des
lois raciales de novembre 1938 dans l’Italie mussolinienne (confiscation des
biens des Juifs, interdiction à certains corps de métiers et définition par des
critères raciaux) et du statut des Juifs d’octobre 1940 du régime de Vichy.

Les lois de Nuremberg : un ensemble de trois lois au contenu distinct

Les lois de Nuremberg sont la somme de trois textes appartenant certes au même corpus
législatif, mais présentant des normes juridiques spécifiques pour chacun d’entre eux.
Le premier texte, intitulé Reichsflaggengesetz (loi sur le drapeau du Reich), ne concerne pas
le sort des Juifs. Il s’agit d’inscrire dans la loi les couleurs du Reich : noir, blanc, rouge autour
d’un symbole, la croix gammée. Depuis 1933, les drapeaux du Reich présidé par Hindenburg
et du parti nazi coexistent. Le décès d’Hindenburg en août 1934 nécessite une clarification
juridique qui vient consacrer la svastika, sans oublier la bannière d’Empire, conservant le
tricolore.
Le second texte, connu sous le nom de Reichsbürgergesetz (loi sur la citoyenneté), abolit le
principe d’égalité politique en place depuis 1871. Héritier des Lumières honnies par les
nazis, ce principe est désormais remplacé par la distinction entre citoyens et simples
ressortissants. Désormais, tous les hommes ne se valent pas. La citoyenneté se définit à
présent par la race. On ne peut être citoyen que si l’on est de sang allemand. Sont exclus de
cette communauté de sang les Juifs, les Tziganes et les « nègres ». Le Juif se définit par
l’ascendance : la religion des aïeux (grands-parents) fait office de présomption raciale.
Le troisième et dernier texte, intitulé Gesetz zum Schutze des deutschen Blutes und der
deutschen Ehre (loi pour la protection du sang et l’honneur allemand), est une mise en
pratique juridique des deux précédents. Le but est ici d’isoler les Juifs du reste de la
communauté nationale. À ce titre, le Juif ne peut plus arborer les couleurs du Reich
précédemment définies mais est incité « à pavoiser aux couleurs juives ». Le point central de
la loi est la séparation sexuelle des races, par l’interdiction des mariages mixtes.
Principales cibles de ces lois, les Juifs ne sont pas les seuls concernés. La loi du 18 octobre
1935 sur « la protection de la santé héréditaire du peuple allemand » dresse le catalogue
« des races étrangères et des groupes inférieurs » parmi lesquels « les Tziganes, les nègres
et leurs bâtards » et permet le renforcement des textes de septembre. Les deux décrets
d’application du 14 novembre 1935 (annulation des droits civiques, suppression du droit de
vote) et du 21 décembre 1935 (renvoi obligatoire de la fonction publique par les personnes
bénéficiant jusque-là d’exemption) viennent clore le processus législatif.
« Aucune résistance allemande n’est possible face au
totalitarisme nazi. »

Dois-je me reprocher de ne pas avoir été intéressée par la politique ? Nous ne


savions rien. Nous étions nous-mêmes dans un gigantesque camp de
concentration. (…) Je ne pouvais pas résister. Je fais partie des lâches.
Brunhilde Pomsel, secrétaire de Joseph Goebbels, extraits de l’interview du
documentaire Une vie allemande, 2016

En rendant opératoire le concept de totalitarisme, la science politique des


années 1950 (Raymond Aron) l’a placé en idéal-type, au sens wéberien du
terme. En ce sens, résister serait impossible, qui plus est au cœur du nazisme,
régime se rapprochant de cet idéal-type où aucune forme de contestation n’est
admise ou même possible, ne serait-ce qu’à l’état de projet ; l’idéal-type
totalitaire incluant l’approbation de la totalité au service de cette même totalité.
De ce postulat est née l’idée que tout Allemand durant la période 1933-1945
serait inévitablement nazi, que la structuration même du régime rendait
inefficiente la tentative de contestation et que l’exercice de la terreur par un
appareil policier violent tuait dans l’œuf tout embryon de révolte. Le
surgissement médiatique du passé du jeune Josef Ratzinger, membre de la
Jeunesse hitlérienne, devenu pape Benoît XVI, rappelait cet état de fait, où
l’incorporation dès le plus jeune âge dans les organisations de jeunesse ne
laissait, a priori, aucune alternative. A contrario du fascisme italien, adhérer au
parti n’était pas une obligation. Ce qui peut représenter de la permissivité est en
réalité l’incarnation même d’un tout dans lequel s’entremêle État-Parti-
Communauté du Peuple. Être dans la communauté, c’est être dans le Parti.
Cependant, l’idéal-type totalitaire, opératoire en science politique, est plus
complexe à saisir en sciences humaines et sociales et plus particulièrement en
histoire. La présence de « poches de résistance » au sein des régimes le rend
bancal. De fait caduque, le totalitarisme nazi n’échappa pas à la possibilité d’une
résistance, au développement de celle-ci ainsi qu’à sa sédimentation en plusieurs
strates différentes, n’ayant malgré tout que peu de liant entre elles, rendant
utopique le fait d’espérer une Résistance mais plus réaliste d’observer des
résistances.
La résistance allemande est en réalité à prendre au sérieux car polymorphe.
Durant de nombreuses années, la résistance allemande était jugée mineure (débat
Widerstanz/Resistenz énoncé par Martin Broszat dans les années 1970),
s’apparentant tout au plus aux actions symboliques de la Rose blanche pour la
résistance active (distribution de tracts aux lycéens et étudiants) et aux conjurés
du 22 juillet 1944 (attentat manqué contre Hilter) pour la résistance in situ au
NSDAP*. Certes, l’« engagement » est infime. S’engager en Allemagne dans
une quelconque forme de résistance au nazisme revient à briser l’unité de la
communauté nationale et à se placer en « ennemi » du Troisième Reich, à
exclure territorialement puis, à partir du décret du 7 décembre 1941, en Nacht
und Nebel* (Nuit et Brouillard), à éliminer physiquement par la concentration.
Or, les travaux de l’historien américain Christopher Browning ont notamment
permis de mettre en évidence toute une partie de la population, échappant à la
nazification des esprits sans pour autant s’y opposer activement. Cette « zone
grise » de la population allemande, assimilable aux populations du
« consentement » dans d’autres territoires de l’Europe occupée pendant la guerre
ou non (population française ni engagée dans la Résistance ni dans la
collaboration sous Vichy par exemple), est à rattacher à une forme de résistance
passive, qui plus est dans un régime totalitaire. Ainsi, en juin 1936, le cas de
l’ouvrier August Landmesser des docks de Hambourg refusant de faire le salut
hitlérien, pourtant obligatoire, au milieu d’une foule sous l’influence magnétique
du délire collectif n’est-il pas acte de résistance ? Quid de l’Allemand éméché à
la langue déliée dans les cafés et brasseries évoquant ce que l’économiste
américain John Louis Spivak en voyage à Berlin en 1936 dénommait les
« underground speaks » (J. L. Spivak, Europe under the Terror) ? Dans un
régime totalitaire, l’acte qui relèverait classiquement de l’anecdote et du
superficiel prend des allures d’extraordinaire. Comme l’a brillamment démontré
Christopher Browning dans son étude sur les mécanismes du consentement au
sein des Einsatzgruppen*, l’« homme ordinaire » est celui qui accepte doctement
l’ordre, qui se soumet à l’autorité, quand l’« homme extraordinaire » est celui
qui résiste (Christopher Browning, Des hommes ordinaires, 1992).
Chronologiquement, la résistance allemande au nazisme date d’avant
l’accession au pouvoir. Dès 1926, le socialiste Ernst Niekisch fonde la revue Der
Widerstand (La Résistance) qui ne cessa de s’opposer à la politique défendue par
les nazis, notamment en matière de politique étrangère. Niekisch se veut l’ardent
défenseur d’un rapprochement entre l’Allemagne et l’URSS, plaçant très tôt la
gauche et l’extrême-gauche allemande dans une posture de défense face à la
politique territoriale agressive du NSDAP. L’exercice du pouvoir par les nazis
ne modifia pas les formes de résistances malgré le caractère répressif à l’égard
des contestataires, doué désormais d’outils de rétorsion. Symbolisé par des
mouvements d’oppositions spontanés, la résistance des années 1933-1934 se
cristallise autour des différentes Églises, de la figure de l’évêque de Munster,
Clemens von Gallen, pour le milieu confessionnel catholique, autour de celle de
Karl Bath pour le monde réformé. Le Kirchenkampf (lutte contre les Églises)
mené par les nazis se heurta à la résistance des clergés, soutenus de manière
réticulaire par les milieux religieux internationaux (soutiens publics à la
résistance allemande venant de l’Église d’Uppsala en Suède ou de Nottingham
au Royaume-Uni). Cette résistance n’est également pas désincarnée en
fondements. Le protestantisme allemand se réunit autour de la déclaration de
Barmen en 1934, texte issu de la pensée de Karl Bath et pilier de la nouvelle
« Église confessante », rejetant « la fausse doctrine selon laquelle (…) l’Église
pourrait et devrait reconnaître d’autres événements et pouvoirs, personnalités et
vérités, comme Révélation de Dieu ». La même année, Clemens von Gallen,
pour sa part, n’hésite pas à critiquer publiquement en chaire l’idéologue du parti
Alfred Rosenberg avant de prêcher contre l’opération T4* d’assassinat des
« anormaux ».
Les impératifs guerriers auraient pu éradiquer toute forme de résistance. Il
n’en fut rien. Les mouvements civils perdurent, généralement animés du
sentiment de l’injustice et de l’incompréhension face au sort des opprimés. À
cette résistance civile s’est ajoutée la résistance interne au NSDAP visant à
noyauter l’obstination hitlérienne dans ses ambitions territoriales. L’attentat
manqué du 20 juillet 1944, passé à la postérité sous le nom d’« opération
Walkyrie », incarne cette rébellion venue de l’intérieur, par l’entreprise de Claus
von Stauffenberg.

Les principaux groupes structurés de la résistance allemande au nazisme

– « L’Organisation léniniste » ou « L’O. », aussi appelée « groupe Miles » ou « groupe


Neubeginnen » : groupe fondé en 1929 par Walter Löwenheim. Le groupe cherche à allier
des membres du SPD et du KPD afin d’organiser une force d’opposition démographique
massive face au NSDAP. Le groupe est démantelé par la Gestapo, pour l’essentiel, en 1935.
– « Rote Kapelle » (« L’Orchestre rouge ») : organisation dirigée par Harro Schulze-Boysen.
Le groupe est spécialisé dans l’espionnage. Il travaille de concert avec le groupe Saefkow-
Jacob-Bästlein chargé de diffuser des tracts communistes malgré l’illégalité du Parti.
– « Le cercle du Kreisau » : groupe de réflexion sur l’avenir de l’Allemagne – du nom du
domaine de Kreisau en Silésie – fondé en 1938 par l’avocat Helmuth von Moltke et formé par
vingt personnalités issues de l’aristocratie et de l’intelligentsia conservatrice. Le cercle passe
à une résistance active (préparation d’attentats contre la haute administration) à partir de
1943, ce qui amena à l’exécution de six membres entre 1943 et 1945.
– « Die Weiße Rose » (« La Rose blanche ») : groupe fondé en juin 1942 par la fratrie Hans
et Sophie Scholl et des étudiants de l’université de Munich. Spécialisé dans la distribution de
tracts dénonçant la mainmise du régime nazi sur les libertés mais également l’extermination
des juifs polonais, le groupe est dissous début 1943 et ses membres exécutés par la
guillotine.
– « Les Pirates de l’Edelweiss » : groupe fondé par les réfractaires à la Jeunesse hitlérienne
lorsque celle-ci fut rendue obligatoire à partir de 1936 et constitué d’adolescents arborant un
badge représentant une fleur d’edelweiss à la boutonnière. Leurs modes d’actions passent
par les tracts ou la bagarre de rue avec la SA et les Casques d’Acier.
– « Le cercle Solf » : groupe constitué de personnalités mondaines (Elisabeth von Thadden,
Von Halem, Kuenzer) se réunissant dans les salons et se préoccupant des questions
humanitaires et d’assistance pendant la guerre. Le réseau est démantelé par la Gestapo en
1943 et l’essentiel de ses membres est exécuté.
Enfin, l’historiographie récente (années 1990 pour la mise à disposition du
matériau dans les manuels scolaires allemands) a intégré à la résistance les
actions allemandes venues de l’extérieur du territoire du Reich. Le cas de Willy
Brandt, futur chancelier de la RFA, est emblématique. Engagé volontaire au sein
de l’armée norvégienne en 1940, le jeune Brandt, déchu de sa nationalité
allemande deux ans plus tôt, combat contre les forces de la Wehrmacht avant de
migrer en Suède pour continuer ses activités de résistant. Les transferts de
soldats de la Wehrmacht vers l’Armée rouge ou rejoignant les maquis français
commencent également à être étudiés. L’exil intellectuel, vers les États-Unis le
plus souvent, est également une forme de résistance allemande au nazisme, dès
lors que la diffusion de l’information antinazie (par la radio, le tractage ou la
presse) est opérée.
Depuis 1973 et le « Projet bavarois », vastes recherches autour de
l’appréhension de toute forme de résistance active comme passive sous le
nazisme (menées au sein de l’IfZ de Munich et par Ian Kershaw notamment), les
résistances allemandes au nazisme sont envisagées comme infiniment variées et
toutes sources d’informations pour la compréhension du régime, allant de la
simple inertie à l’égard du nazisme aux cas de conscience les plus lourds. Celui,
complexe, de Kurt Gerstein, ingénieur au sein de l’Institut d’hygiène de la SS*,
responsable de tests d’acide prussique et témoin d’un gazage homicide à Belzec
en juin 1942, pose la question de la réhabilitation de ces « messagers du
désastre » (Annette Becker) qui ont tenté d’alerter l’opinion par voie de
résistance au cœur du génocide des Juifs (sermons publics au sein des Églises,
informations aux ambassades). L’évolution autour des politiques mémorielles en
Allemagne et la création du Gedenkstätte Deutscher Wilderstand (Mémorial des
résistances allemandes) à Berlin viennent sceller la prise en considération de la
résistance comme élément indissociable de la duplicité d’une autorité nazie
inachevée, au risque de surévaluer la portée d’acte réel de résistance (cas
emblématique de la protestation de la Rosenstraße devant les locaux berlinois de
la Gestapo* en 1943, réunissant des épouses de Juifs arrêtés, et restant dans la
mémoire allemande comme l’acte de libération des hommes emprisonnés, quand
la décision fut prise antérieurement aux premières manifestations).
Le mouvement de la Rose blanche : le dernier tract

Distribué dans la nuit du 15 au 16 février 1943 à Munich, puis dans la cour de l’Université, ce
sixième tract du mouvement de la Rose blanche fut à l’origine de l’arrestation d’Hans et
Sophie Scholl deux jours plus tard. Après un procès expéditif, ils furent guillotinés le
22 février 1943.
« Nous avons grandi dans un État où toute expression de ses opinions personnelles était
impossible. On a essayé, dans ces années si importantes pour notre formation, de nous ôter
toute personnalité, de nous troubler, de nous empoisonner. Dans un brouillard de phrases
vides, on voulait étouffer en nous la pensée individuelle, et on appelait cette méthode :
“formation pour une conception saine du monde”. Par le choix du Führer, un choix comme on
n’en pouvait faire de plus diabolique et de plus borné à la fois, des hommes sont devenus
des criminels sans dieu, sans honte, sans conscience ; il en a fait sa suite aveugle, stupide.
Ce serait à nous, “travailleurs intellectuels” de régler son compte à cette nouvelle clique de
Seigneurs. Des combattants du front sont traités comme des écoliers par des Chefs de
groupe ou des aspirants Gauleiter.
Il n’est pour nous qu’un impératif : lutter contre la dictature ! Quittons les rangs de ce parti
nazi, où l’on veut empêcher toute expression de notre pensée politique. Désertons les
amphithéâtres où paradent les chefs et les sous-chefs SS, les flagorneurs et les arrivistes.
Nous réclamons une science non truquée, et la liberté authentique de l’esprit. Aucune
menace ne peut nous faire peur, et certes pas la fermeture de nos Écoles Supérieures. Le
combat de chacun d’entre nous a pour enjeu notre liberté, et notre honneur de citoyen
conscient de sa responsabilité sociale.
Liberté et Honneur ! Pendant dix longues années, Hitler et ses partisans nous ont rebattu les
oreilles de ces deux mots, comme seuls savent le faire les dilettantes, qui jettent aux
cochons les valeurs les plus hautes d’une nation. Ce qu’ils entendent par ces mots, ils l’ont
montré suffisamment au cours de ces années où toute liberté, matérielle aussi bien
qu’intellectuelle, toute valeur morale furent bafouées. L’effusion de sang qu’ils ont répandue
dans l’Europe, au nom de l’honneur allemand, a ouvert les yeux même au plus sot. La honte
pèsera pour toujours sur l’Allemagne, si la jeunesse ne s’insurge pas enfin pour écraser ses
bourreaux et bâtir une nouvelle Europe spirituelle.
Étudiants, Étudiantes ! Le peuple allemand a les yeux fixés sur nous ! Il attend de nous,
comme en 1813, le renversement de Napoléon, en 1943, celui de la terreur nazie.
Bérésina et Stalingrad flambent à l’Est, les morts de Stalingrad nous implorent !
Nous nous dressons contre l’asservissement de l’Europe par le National-Socialisme, dans
une affirmation nouvelle de liberté et d’honneur. »
Inge Scholl, La Rose blanche. Six Allemands contre le nazisme, 1953.
« Hitler était “un dictateur faible”. »

Pour les « bourgeois » plus évolués, Hitler, prisonnier de son parti, n’aurait
aucun pouvoir. Chaque jour, c’est l’œil gonflé de larmes qu’il affronterait ses
lieutenants. Ses discours sont revus : il cède au Maréchal Hindenburg sur le
chapitre de l’expropriation ; il s’incline devant Goering, qui serait prêt, s’il le
fallait, à faire marcher les troupes de protection contre les chemises brunes.
André Beucler, Le Petit Parisien, 5 octobre 1933

Hitler faible, l’idée n’est pas neuve. Dès janvier 1933, von Papen pense
qu’Hitler n’est qu’un « pantin » et que le manque d’épaisseur politique peut
aider à servir les intérêts de la droite conservatrice. Son incapacité à prendre des
décisions (von Papen allant jusqu’à parapher les premières ordonnances à sa
place) et la peur des responsabilités sont pointées du doigt dès les premières
semaines d’exercice du pouvoir. Le renversement de l’ordre des choses est brutal
pour Hitler. Depuis 1919, il a passé sa vie à discourir, à haranguer les foules et il
se retrouve désormais dans la soumission de l’obligation de la consultation, de la
lecture de rapports et du conseil. En somme, le donneur de leçons doit désormais
les apprendre pour gouverner.
Durant la guerre, les critiques sur le pouvoir personnel d’Hitler vinrent du
camp marxiste. Exilé à Londres, le juriste Franz Neumann, dans son ouvrage
Béhémoth publié en 1942, soulignait le caractère politique pluriel du NSDAP*,
renvoyant au passage l’image d’un chef n’ayant pas su créer l’amalgame autour
de sa pensée ainsi que la trop grande variété des pouvoirs structurels au sein de
l’État incapable de s’entendre : le Parti, l’armée, l’administration. Le nazisme
comme polycratie était né, nuançant de fait le pouvoir absolu du Führer*.
Après-guerre, l’historiographie a aidé à diffuser ce poncif. En 1971,
l’historien allemand Hans Mommsen défend la thèse du « dictateur faible ».
S’opposant aux historiens intentionnalistes comme Klaus Hildebrand ou
Eberhard Jäckel qui voyaient en Hitler une toute puissance sans limites,
Mommsen soutient que le système nazi s’est emballé et que les crimes du
nazisme sont tout autant imputables à l’État nazi que le produit des décisions
d’Hitler lui-même. Il se base sur l’observation des archives : Hitler est
fréquemment absent des documents officiels. L’idée, volontairement
provocatrice, a le mérite de poser la question de la verticalité de l’ordre, du
pouvoir décisionnel et du rôle des instances locales et régionales dans
l’organisation du nazisme. À la lumière de la théorie du « dictateur faible », la
réévaluation de la chaîne du crime permet de mettre en évidence le poids de
l’initiative du donneur d’ordres et du zèle dans l’accomplissement de la
Weltanschauung*. Le réexamen des crimes sur le front de l’Est, notamment, a
permis de comprendre l’emballement de l’appareil génocidaire nazi au-delà de
toute omnipotence hitlérienne. L’origine même de l’ordre du passage à l’acte du
génocide pose question chez les historiens. Hitler fut-il le donneur d’ordres ?
L’historien Christopher Browning rappelle le caractère informel de l’ordre, issu
d’Himmler lors de ses différentes visites en Pologne à l’été 1941, exhortant les
Einsatzgruppen* ainsi : « Tuez tous les Juifs, repoussez les femmes dans les
marais » (Christopher Browning, Des hommes ordinaires, 1992). La part de
l’intention hitlérienne est ici remise en cause.
En réalité, l’image du « dictateur faible » tient dans la forme charismatique de
son mode de gouvernement. En « divisant pour mieux régner » (Ian Kershaw,
Qu’est-ce que le nazisme ?, 1985, ou encore Le mythe Hitler, 1980), Hitler crée
une dynamique de rivalités donnant un semblant de pouvoir à ses subalternes se
partageant les faveurs d’un dictateur qui n’aurait plus le monopole de la
décision. Or, ce gouvernement charismatique est un système pensé pour que la
décision finale revienne inéluctablement au Führer. En témoigne la promulgation
de la « loi constitutionnelle du IIIe Reich » en 1938, inscrivant dans le marbre le
pouvoir décisionnel juridique du Führer comme incontesté et incontestable,
reléguant au rang d’anecdotes et d’épiphénomènes les conseils des ministres. La
polycratie supposée du régime ne tient que par une éventuelle cohésion au sein
des différentes structures qui imposerait une force de persuasion suffisante pour
infléchir les décisions du chef. Or, il n’en est rien. Au sein du NSDAP, les
rivalités ne se cachent plus entre les hauts dignitaires (inimitiés Goebbels /
Goering / Rust) quand, dans le même temps, les dissensions entre SA* et SS*
puis SS et Wehrmacht se font jour.
Les faiblesses supposées du dictateur évoquées par l’historiographie tiennent,
pour l’essentiel, dans la vision intentionnaliste avancée par les historiens. Hitler
décidait-il de chaque chose ? L’image idéal-typique du dictateur à laquelle Hitler
renvoie ne peut qu’être affaiblie si la réponse est négative. La question de
l’accomplissement de l’ordre, parfois chaotique, a été sujette à débats et
controverses. L’excentricité des habitudes hitlériennes, allant des convocations
ministérielles aux aurores à une préférence pour l’invective orale que la lettre de
mission écrite, a posé problème dans l’interprétation d’une cohérence de la
volonté du chef. L’absence d’homogénéité et de linéarité dans la pratique du
pouvoir a conduit les historiens intentionnalistes à voir une marque de faiblesse
quand il suffisait de nuancer le caractère omnipotent du chef sans remettre en
question sa capacité à rester l’autorité suprême. Ainsi, les mesures prises par
Hitler sur le travail durant les années 1934-1935 allèrent contre les volontés du
ministre Seldte. Finalement résolu à céder en sa faveur comprenant qu’il
maîtrisait mieux les dossiers socio-économiques que lui, Hitler préféra abroger
les décisions (renforcement du Front du Travail du docteur Ley en 1934,
uniformisation des grilles salariales dans le secteur du bâtiment en 1935) plutôt
que de se dédire, sans pour autant envisager les propositions de son ministre. Sur
les 650 décrets pris par Hitler durant la guerre, 404 ne furent pas retranscrits au
Journal officiel, laissant planer le doute sur la véracité de la parole du dictateur
quand l’ordre, lui, fut bien réel (Philippe Burrin, Fascisme, nazisme,
autoritarisme, 2000).
Au regard de l’évolution du personnage hitlérien durant les douze années de
gouvernement, la concentration des pouvoirs ne cesse de s’accroître : chancelier
en janvier 1933, détenteur des pleins pouvoirs en mars 1933, cumul des
fonctions de chancelier et de président du Reich en août 1934, autorité juridique
et judiciaire incontestable en 1938 et commandant en chef suprême des armées
en 1941. La mainmise autoritaire est totale, balayant au passage l’éventualité
d’une faiblesse naissante par la maturation du pouvoir. Ainsi, selon l’historien
Martin Broszat, la disparition des derniers éléments de la droite conservatrice
dans l’entourage d’Hitler en 1938 marque le tournant d’un régime autoritaire à
totalitaire (Martin Broszat, L’État hitlérien. L’origine et l’évolution des
structures du IIIe Reich, 1969). Ce que Jean Largue appelait « le fait nazi », ce
rapport affectif qu’Hitler a su entretenir avec le peuple, a rendu son pouvoir
incontesté, quand ses seconds bénéficiaient de tares dans les descriptions des
contemporains allemands (la morphinomanie de Goering, la ruse méprisante de
Goebbels).
Ne pas décider n’est pas être indécis, mais savoir manier habilement la
psychologie de son entourage afin de laisser le sens de la hiérarchie et le zèle
accompagner et accomplir le processus de décision. La rationalité perceptible
jusque-là dans la façon de gouverner l’Allemagne ne tient plus et Hitler a su
imposer ses méthodes de subordination par la domination charismatique. N’étant
ni le « dictateur faible » des fonctionnalistes, ni le « maître du IIIe Reich » des
intentionnalistes, Adolf Hitler fut bien l’initiateur de la Weltanschauung nazie se
transformant parfois, aux besoins de sa politique, en arbitre des décisions de ses
seconds.

L’hitlérisme : une notion au service de l’individu

Fréquemment utilisé par les contemporains du Troisième Reich, le terme d’« hitlérisme »
côtoie sans réelles différenciations les termes de « nazistes », « nazis » ou « nationaux-
socialistes ». Or, les occurrences ne sont pas synonymes. La personnification du régime
autour d’Hitler n’est pas neutre idéologiquement. Elle met en avant l’omniprésence et
l’omnipotence du Führer dans les décisions prises au sein de l’appareil d’État. Pour une
partie de l’historiographie, l’« hitlérisme » n’existe pas. Thèse avancée en 1962 par Friedrich
Glum, l’idéologie nazie se serait développée en dehors d’Hitler. Cette idée repose sur la
lecture culturelle de l’histoire du nazisme, inscrivant l’idéologie dans un vaste fatras partant
de Gobineau, en passant par Moeller van den Bruck et finissant en Alfred Rosenberg, sans
jamais passer par Hitler. Face à Glum, la théorie d’un hitlérisme fut défendue par Walter
Görlitz et Herbert Quint, rappelant que « le national-socialisme est un hitlérisme ». Ils
trouvèrent un allié de taille en la personne de l’historien Helmut Heiber, affirmant qu’« il n’y a
pas eu et [qu’] il n’y a pas de national-socialisme en dehors de Hitler. Les deux sont
identiques. » La synonymie des termes « hitlérisme » et « nazisme » était née.
L’hitlérisme s’incarne autour de la figure centrale du Führer. Si le nazisme n’est pas
réductible au chef (d’où l’abandon de la formule « hitlérisme » dans l’historiographie
actuelle), cette formule permet de rendre compte du charisme du Führer et de son poids
dans l’organisation de la société allemande. L’obéissance envers le chef était le premier
principe de l’hitlérisme mais il fallait aller au-devant des décisions en anticipant. Ce mode de
fonctionnement du « travail pour Hitler » (Ian Kershaw, « Working towards the Führer »)
permet de comprendre comment la société allemande s’est livrée corps et âmes pour son
dirigeant. Certains contemporains d’Hitler, comme le Suisse Denis de Rougemont ou encore
Marcel Déat, ont vu dans l’hitlérisme une certaine forme de jacobinisme, apparentant le
dictateur à Robespierre et l’État nazi à une forme centralisée du pouvoir rappelant l’héritage
de 1789. Paradoxal lorsque l’on connaît la détestation des nazis pour les acquis de la
Révolution française. Pour d’autres, l’hitlérisme est un mysticisme. « Avez-vous remarqué
comme le ciel devient plus bleu ? Il fera beau demain, comme à chaque fois qu’Hitler parle
en public », souligne, en 1934, un Allemand à son interlocuteur français Alphonse de Gobart.
Ainsi, l’hitlérisme est un subtil mélange de l’homme et du mythe, le premier façonnant le
second, le second glorifiant le premier.
L’EMBALLEMENT
GÉNOCIDAIRE
« Dès sa création, le nazisme avait l’intention
d’exterminer les Juifs d’Europe. »

Hitler prit prétexte de la guerre pour accomplir des meurtres de masse qui
n’avaient rien à voir avec elle mais qui répondaient toujours chez lui à un
besoin.
Sebastian Haffner, Considérations sur Hitler, 1978

Discuter d’une intention originelle du nazisme d’exterminer les Juifs


d’Europe, c’est faire le jeu d’une vision du monde programmatique nazie et
s’évertuer à chercher dans les discours hitlériens la genèse de l’anéantissement.
Les tenants de cette école « intentionnaliste » se sont heurtés aux
« fonctionnalistes », voyant dans le génocide une adaptation continue de la
politique antisémite aux impératifs guerriers. L’intentionnalisme revient à placer
dans la volonté d’un seul homme, Hitler, le pouvoir effectif de la destruction.
Ainsi, les nombreuses biographies sur Hitler des années 1970 ont popularisé
l’idée d’une prédisposition génocidaire dans la virulence de son antisémitisme.
Lucy Dawidowicz voit dans le séjour d’Hitler à l’hôpital de Pasewalk en 1918 le
temps de la conception de la « solution finale » (The War Against the Jews,
1975) quand John Toland rappelle qu’Hitler « prône l’anéantissement physique
des Juifs » dès 1919 (Hitler, 1976). Dans la même veine, Sebastian Haffner
souligne que l’extermination est « l’objectif dès le début ».
L’intentionnalisme s’est nourrit également d’une lecture téléologique des
mesures répressives antijuives à partir du nazisme au pouvoir en 1933. Depuis la
Gleichschaltung* du printemps 1933, la virulence des exactions ne fit
qu’augmenter, allant du bannissement de la société et de l’économie, aux
discriminations verbales et violences physiques, aux destructions matérielles
pour aboutir à l’anéantissement des corps. La sédimentation des décisions
antijuives participerait du même objectif final : celui du génocide. Cette théorie
de l’élaboration d’une politique répressive progressive fut portée par les
historiens ouest-allemands, à l’image de Klaus Hildebrand.
L’exhumation des discours des origines du nazisme fait également le jeu des
intentionnalistes. La phraséologie nazie, friande du terme « vernichtung »
(« anéantissement »), façonna l’idée d’une prémonition génocidaire, y compris
dès Mein Kampf*. Le terme d’« anéantissement » paraît aujourd’hui éclairant à
la lumière d’Auschwitz pour y voir le terreau de l’extermination. Or, il s’agit
d’un élément de langage propre aux mouvements völkisch* du XIXe siècle, tantôt
assimilable à la volonté de voir disparaître le Juif hors des frontières nationales
(et non physiquement par la mort), tantôt servant à mettre en avant le combat
nécessaire entre l’Allemand et le communiste, duquel il n’en resterait qu’un,
« anéanti » par l’autre.
Enfin, l’idée séduit par l’inévitable condamnation de la personne même
d’Hitler. Portant en lui les germes de l’extermination, la légitimation de la
responsabilité du génocide devient efficiente, dans une Allemagne post-1945 où
les principaux responsables du RSHA* ne peuvent être jugés (Heydrich ayant
été abattu par la résistance tchèque en juin 1942 et Eichmann ayant bénéficié des
réseaux d’exfiltration vers l’Amérique latine). En renvoyant le génocide aux
origines du nazisme, c’est son fondateur qui en porte désormais la responsabilité,
favorisant une dénazification peinant à trouver des responsables.
L’idée d’un « fonctionnalisme » (ou « structuralisme »), faisant de
l’extermination une adaptation permanente et non organisée en amont, ne semble
guère plus convaincante au regard des décisions prises durant les années 1939-
1941 qui allaient être autant de liens tendus et utiles à la réalisation du génocide :
mise en ghetto des populations juives, opération T4* et déportations massives.
L’emballement génocidaire semble s’expliquer dans une voie médiane, celle du
« tâtonnement » (Michael Marrus, L’Holocauste dans l’histoire, 1987).
En réalité, le génocide est intimement lié à la chronologie de la guerre. Le
1er septembre 1939, concomitamment à l’invasion de la Pologne, Hitler déclare
au Reichstag que « le résultat de cette guerre sera l’anéantissement de la
juiverie ». Le 30 janvier 1942, au SportPalast, il réaffirme que « la guerre ne
peut se terminer que par l’extermination des peuples aryens ou la disparition de
la juiverie d’Europe ». L’erreur des intentionnalistes voyant un projet
exterminateur dès les origines réside dans la lecture faite des archives. La
mention « vernichtung » fut associée à une volonté de tuer, quand le terme fait
sens, pour les nazis, d’émigration. En effet, l’éradication des Juifs, dans la
pensée nazie, se réfère à l’émigration. Le danger biologique que représente le
Juif peut être repoussé par l’éloignement géographique. Il est question
d’expulser les Juifs venus récemment d’Europe de l’Est (OstJuden) et d’interdire
toute nouvelle immigration. Plus fréquemment, dans la haute administration
nazie, c’est l’expulsion de l’intégralité des Juifs d’Allemagne qui est réclamée.
L’idée n’est pas neuve. Elle fut déjà mentionnée par le penseur Karl Paash au
sein de la Ligue antisémite (émanation völkisch des années 1890) dans un
souhait de projet de migration vers la Nouvelle-Guinée, colonie allemande du
Pacifique depuis 1884. Le programme du NSDAP* de février 1920 va en ce
sens, proposant l’expulsion des « ressortissants étrangers ». Une fois au pouvoir,
les nazis imaginent un départ volontaire. Pour Hitler, il faut encourager la
migration et, pour se faire, développer une conscience juive de non-appartenance
à la Volksgemeinschaft* (prémice des discussions des lois de Nuremberg). En
septembre 1939, l’invasion de la Pologne réactive les projets d’émigration,
autour du Plan Nisko, visant à faire migrer les Juifs de la région de Lublin aux
confins des marches polonaises. Enfin, en juin 1940, la rapidité d’occupation des
territoires francophones (France, Belgique, Luxembourg) permet l’illusion d’un
Plan Madagascar (projet d’émigration des Juifs sur l’île malgache), révoqué par
l’incapacité logistique tant que la marine britannique n’est pas sous contrôle de
la Wehrmacht.
L’idée reçue d’une intention originelle de voir un long processus mis en place
dès 1939 ayant l’intention d’assassiner les juifs doit être nuancé, par le poids de
la T4 notamment. La T4 a eu vocation à poser le contexte d’élimination et à
tester des techniques, à l’image des politiques de déportation dans les territoires
de l’Est mais aussi des expropriations agricoles. Mais il n’y a pas de continuum.
Les 70 000 morts de la T4 entre 1939 et 1941 ne posent pas les intentions de la
Shoah. La T4 est un facteur contextuel favorable et aggravant à la rapidité de son
exécution logistique. Elle vient conforter les « mentalités génocidaires » (Ian
Kershaw) qui affleurent sur cette période 1939-1941. Heydrich propose ainsi dès
1940 de propager une épidémie au sein du ghetto de Varsovie, désormais
hermétiquement clos, afin de faire disparaître sa population. Initiatives
personnelles, fantasmes de quelques-uns et conditionnement de groupes, il ne
manque que l’ordre d’exécution. Cependant, en 1940, les intentions officielles
d’Hitler et du plus haut sommet de l’État ne sont pas encore à l’extermination.
Elles répondent du projet d’émigration des Juifs hors du Grand Reich, réactivé
suite à la facilité d’occupation des territoires d’Europe occidentale.
À l’été 1941, la décision d’exterminer les Juifs d’Europe aurait été prise (le
conditionnel étant de mise en l’absence d’ordre clairement établi et identifié) à la
suite du déclenchement de l’opération Barbarossa (juin 1941, ouverture du front
de l’Est par la Wehrmacht) et notamment des premiers succès nazis sur l’URSS
(juillet 1941) selon l’historien Christopher Browning (Les Origines de la
Solution finale, 2003). Pour Philippe Burrin, la datation est quasi-similaire mais
s’explique par des raisons inverses. Ce ne serait pas l’euphorie de l’attaque
contre l’URSS qui aurait précipité le génocide, mais les premières marques de
difficultés de la Wehrmacht vers le front de l’Est qui auraient radicalisé le
discours (Hitler et les Juifs, 1989).
De fait, voir dans Auschwitz l’intention du nazisme de la prime origine est
faire de l’histoire à rebours. S’évertuer à voir un sens génocidaire dans les
discours antisémites des années 1920 revient à interpréter l’intégralité du
nazisme sous l’angle du génocide. Ni intentionnaliste, ni fonctionnaliste,
l’historien n’a pas vocation à faire la synthèse de ces deux positions, intenables
car nécessitant le maniement des sources dans un but de validation de son
« école ».

La conférence de Wannsee ou la délicate chronologie de la Shoah

Généralement retenue dans la mémoire de la Shoah comme le déclenchement du génocide,


cette réunion de quinze hauts dignitaires nazis (dont Heydrich, Eichmann et Stuckart) tenue
le 20 janvier 1942 dans une chic villa des bords du lac de Wannsee (banlieue de Berlin) ne
constitue en réalité pas un point de départ dans le génocide mais une étape-clé. Elle incarne,
à elle seule, la difficulté d’établir une chronologie précise de l’ordre de décision et son
enchaînement.
Planifiée depuis décembre 1941, la conférence doit, à l’origine, évoquer les mesures
logistiques de la déportation des Juifs vers l’Est. La virulence du conflit naissant avec l’URSS
depuis juin 1941 et l’entrée en guerre des États-Unis suite à l’attaque de Pearl Harbor le
7 décembre 1941 précipite les débats autour de la « solution finale de la question juive ».
Cependant, le génocide a débuté depuis près de cinq mois et les Einsatzgruppen ont déjà
assassiné un million de Juifs, hors de tout protocole cadré. Ainsi, la conférence de Wannsee
eut pour but d’asseoir le pouvoir de la SS dans la prise de contrôle du génocide et de fournir
un cadre logistique européen opérant pour la suite autour des figures d’Heydrich et
d’Eichmann.
La place si particulière de cette conférence dans les représentations collectives tient dans sa
capacité à avoir léguer des sources, si parcellaires et lacunaires dans le reste de la chaîne
hiérarchique de l’exécution. Le protocole de Wannsee stipule le dénombrement précis de la
population juive d’Europe (11 millions) selon un décompte par territoire ainsi que les débuts
d’une réflexion (approfondie par deux conférences supplémentaires au cours de l’année
1942) sur le sort des mariages mixtes. Il mentionne des noms, des signatures, des
décomptes, des dates. Il incarne une archive intangible nécessaire aux sociétés pour acter le
passage à l’horreur. Or, il n’est pas le témoin de la prise de décision et n’est pas le socle sur
lequel le génocide reposa. Il systématisa, dans le Gouvernement général, la mise en œuvre
d’un génocide commencé depuis août 1941 et prôna l’industrialisation de la méthode
d’anéantissement, quelle qu’elle soit.
« Le génocide des Juifs d’Europe fut perpétré par des
bourreaux fous et peu cultivés. »

La physionomie et l’expression des yeux du Führer pendant les dernières


années avaient quelque chose de brutal, une propension à la folie.
Erhard Milch, maréchal de la Luftwaffe,
déposition au procès de Nuremberg, août 1946

Le tribunal de Nuremberg a ouvert les débats par une question : Pourquoi ?


Avant même de savoir qui était responsable, s’est posée la question des causes,
des ressorts de la guerre. La justice des vainqueurs, forcément noble, se heurtait
à l’ignominie des crimes du vaincu. Se recroqueviller derrière la posture de la
folie et de l’inculture nazies a ainsi été déculpabilisant pour tout un chacun. Face
à la folie, relevant de l’irrationnel, se dresse la « normalité » rationnelle. Derrière
le caractère forcément pathologique des nazis, les crimes – et le génocide en
premier lieu – sont, à défaut d’être compris et analysés, renvoyés à un cadre hors
du temps, de toute morale et de toute humanité. Le nazisme aurait été une
parenthèse irrationnelle dans l’histoire de l’Europe, poussant une
« brutalisation » des sociétés (George Mosse) à son extrême, face à laquelle le
rapport dominant/dominé des forces de l’occupant sur les populations occupées
ne pouvait conduire qu’à la mort et à l’anéantissement.
L’idée est née, dans un premier temps, du refus d’historiciser le nazisme, du
souhait de renvoyer la période au champ de l’incompréhensible. La « violence
congénitale » (Philippe Burrin) ayant atteint un stade ultime, la gradation des
crimes aurait été proportionnelle au niveau de déshumanisation des bourreaux.
La monstruosité du génocide résiderait dans le caractère monstrueux de ses
auteurs. À cette conception s’est agrégé le discours fonctionnaliste, voyant dans
les étapes de la destruction le résultat d’un consentement à l’obéissance, sans
réflexion, d’une application de l’ordre dans un principe de verticalité et de
subordination. Thèse largement défendue par Adolf Eichmann plaidant le
« simple exécutant », le « petit fonctionnaire aux ordres », elle a vocation à
déculpabiliser le bourreau au détriment de son supérieur. De cette idée naît
l’incapacité réflexive et l’inculture d’une majeure partie de la chaîne exécutrice
du génocide. La « banalité du mal » définit par Hannah Arendt couvrant le
procès Eichmann à Jérusalem participe de cette confusion d’un mal répandu
abondamment dans le fonctionnariat nazi. L’utilisation en histoire des travaux du
sociologue américain Stanley Milgram en 1960 sur le consentement aveugle à
l’obéissance a nourri ce postulat. Ensuite, l’historiographie, à la suite du « Grand
silence » (Annette Wieviorka) (1945-1960), a bénéficié de la libération de la
parole des Juifs pour approfondir l’étude des victimes du génocide, ne croisant
que rarement analyse du supplicié et de son bourreau.
Enfin, le malaise est toujours présent lorsqu’en 2006, dans Les Bienveillantes
de Jonathan Littell, ouvrage ayant reçu le prix Goncourt, Adolf Eichmann reçoit
le personnage principal Maximilian Aue en écoutant du violon, en train de
discourir sur Kant. Montrer les nazis responsables du génocide comme des êtres
pétris de culture dérange, et cela ne peut que relever de la fiction. Or,
l’Allemagne est la patrie de Goethe, de Fichte, mais aussi d’Adolf Hitler, comme
le rappela le procureur de Francfort Fritz Bauer en 1959. La culture n’a pas été
piétinée en 1933 et ne s’est pas évanouie en 1941. Une culture a eu vocation à
disparaître, par les autodafés, les censures, l’internement puis l’élimination
physique mais au profit d’une autre : la culture nazie. Car c’est de cela dont il
s’agit, savoir s’il y a une « morale » et une « culture » propres aux nazis. La
lecture des rapports des Einsatzgruppen* démontre que les officiers de police
étaient conscients d’accomplir une « tâche » (Aufgabe), un « devoir » allant dans
le sens d’une morale ne répondant plus aux codes classiques du Bien et du Mal
de la tradition judéo-chrétienne mais conforme à la Weltanschauung*. Il y a
donc bien une âme chez les criminels.
Déconstruire cette idée reçue de la folie et de l’inculture du bourreau fut
probablement l’une des tâches les plus ardues de l’historien du nazisme.
Lanzmann soulignait dès la fin des années 1970 « la suspicion et la pornographie
mémorielle » dès lors que l’on s’intéresse aux bourreaux. S’attarder à l’étude de
la figure du bourreau reviendrait à expliquer l’horreur donc, par une dialectique
douteuse, à la justifier. Or, leur étude, devenue genre historiographique
(Täterforschung), s’est imposée depuis le milieu des années 1990 comme l’une
des clés de compréhension du nazisme et de la Shoah. Pénétrer l’univers mental
de l’exécutant permet de comprendre la mise en œuvre d’un processus de
destruction. Régler la question de la folie du bourreau est-il cependant de l’ordre
de l’historien ? L’interdisciplinarité en sciences humaines et sociales semble ici
nécessaire afin d’apparaître légitime et convaincante. L’apport de la psychologie
fut fondamental. Là où lors du procès Eichmann, les psychiatres furent renvoyés
dos-à-dos sur le cas de l’accusé et où la question de la nature de l’être fut
davantage tranchée par la philosophie arendtienne que par la psychanalyse, les
études récentes en psychologie démontrent toute la « normalité » du mal et les
marges d’autonomie, de responsabilité face au choix chez les bourreaux (Joel
Dimsdale, Journal of Psychosomatic Research, 2015).
Dans son ouvrage Croire et détruire, sous-titré Des intellectuels dans la
machine de guerre SS, Christian Ingrao fait mention d’« intellectuels » au sein
de la SS*. En effet, les premiers massacres dépendant du génocide à l’Est furent
dirigés par des personnes cultivées. Les quatre commandants en chef des
Einsatzgruppen (Stahlecker, Nebe, Rasch, Ohlendorf) sont les produits de
longues études. Walter Stahlecker, chef de l’Einsatzgruppe A, est docteur en
droit et dirigea les opérations de tuerie permettant au Reich de déclarer le
territoire estonien « Judenfrei » (« libres, débarrassés de Juifs »). Otto Rasch,
commandant de l’unité C, est titulaire de deux doctorats et dirige l’extermination
des Juifs ukrainiens de Babi Yar les 29 et 30 septembre 1941 conduisant
33 770 personnes à la mort. De même, sur quinze participants à la conférence de
Wannsee, posant le cadre logistique et la dimension européenne du génocide,
huit ont un doctorat. La SS, le corps noir, corps d’élite de la Volksgemeinschaft*,
se caractérise par un concours d’entrée exigeant et particulièrement restrictif
(environ 10 % d’admis). L’essentiel du personnel exécutant des centres de mise
à mort provient de la SS, à l’image des gardiens du centre d’Auschwitz-Birkenau
issus de l’unité Totenkopf (repérables à la tête de mort présente sur les casquettes
et les cols des uniformes). Parallèlement aux bourreaux sur le terrain, les
« assassins administratifs » participèrent au génocide. Les cadres du SD
(Sicherheitsdienst, service de renseignements de la SS), constituaient l’élite
universitaire de l’Allemagne. Ainsi, en 1939, la section IV-D, chargée de
contrôler les territoires administrés par les nazis, est composée uniquement
d’hommes trentenaires dont la moitié a un doctorat.
Dans sa biographie de Werner Best, principal dirigeant de la SS et
plénipotentiaire du Reich au Danemark de 1942 à 1945, l’historien Ulrich
Werner a souligné l’amalgame modélisateur donnant naissance au bourreau
nazi : la froideur et l’ambition. Nulle mention de folie ou d’inculture, bien au
contraire. S’il y a des prédispositions à la dureté de l’esprit chez Werner Best, la
guerre, puis le génocide, comme cursus honorum ont participé à l’éclosion du
bourreau. Le génocide est l’occasion de façonner et d’accélérer des carrières,
bien loin des considérations éthiques et morales classiques. Il ne faut plus
seulement positionner la raison dans l’unique camp des Lumières mais l’intégrer
au spectre plus large de l’anthropologie et des ambitions individuelles de cette
« génération du feu ».
Systématiser la psychopathologie du bourreau nazi revient à valider la thèse
d’un « univers du non sens » (Hannah Arendt) des institutions telles que la
Gestapo*, la SS ou le RSHA*, génitrices des principaux criminels du génocide.
La pénétration de l’univers mental des hommes accomplissant l’extermination a
démontré qu’ils étaient en mesure de produire un raisonnement éclairé,
d’afficher leurs compétences intellectuelles et de mêler culture et logique
d’extermination.

Otto Ohlendorf : itinéraire d’un intellectuel devenu bourreau

Né en 1907 dans une famille paysanne de Basse-Saxe, Otto Ohlendorf incarne l’élévation
universitaire vers le prestige intellectuel et la barbarie. À l’inverse d’autres bourreaux du
génocide (Krüger, Nebe, Blobel), il est trop jeune pour avoir fait l’expérience physique de la
Grande Guerre et avoir forgé sa conscience politique au travers de l’expérience du feu.
Encarté au NSDAP en 1925 et entrant à la SS l’année suivante, il fréquente les universités
de Halle, Leipzig et Göttingen (ce tryptique constitue avec Heidelberg le prestige du droit
universitaire allemand) afin d’obtenir un double diplôme (fréquent dans le système
universitaire allemand) de droit et d’économie politique.
Ne soutenant pas sa thèse de doctorat (pour « des raisons obscures » selon Christian
Ingrao), il devient néanmoins un intellectuel de la scène universitaire en étant assistant du
professeur Reinhard Höhn, juriste proche d’Heydrich, à l’université de Berlin. Durant un
séjour universitaire à Pavie en 1930, il décroche un diplôme de droit italien, avant de
poursuivre en enseignant à l’université de Kiel.
Intégrant le SD en 1936, il entame une carrière administrative fulgurante pour être promu
SS-Grüppenführer, troisième grade d’officier général dans la hiérarchie militaire de la SS, en
1944.
Ses compétences intellectuelles lui valurent d’être nommé par Heydrich responsable de
l’unité D des Einsatzgruppen, ayant pour mission le ratissage des Juifs d’Europe orientale et
méridionale (essentiellement en Ukraine). Il part avec son groupe mobile dès juin 1941.
Interrogé à Nuremberg par le colonel Amen, Ohlendorf décrit les méthodes de tueries et
reconnaît son implication active :
« — Colonel Amen : Comment étaient-ils [les Juifs] transportés sur le lieu d’exécution ?
— Otto Ohlendorf : Ils étaient transportés par camion, toujours en nombre assez réduit pour
être fusillés immédiatement. On tentait, par là, de réduire autant que possible le laps de
temps entre le moment où les victimes savaient ce qui allait leur arriver et celui de leur
exécution.
— A : Était-ce votre idée ?
— O : Oui. (…)
— A : Comment les femmes et les enfants étaient-ils exécutés ?
— O : De la même manière, par fusillade. »
Reconnu coupable par le tribunal militaire de Nuremberg de l’assassinat de 90 000
personnes et condamné à mort en 1948, Otto Ohlendorf fut pendu le 7 juin 1951 à la prison
du Landsberg.
« Il n’y a pas eu d’images de la Shoah. »

Est-ce que vous connaissez quelqu’un qui ait jamais vu, ce qui s’appelle vu,
une chambre à gaz ? (…) Je ne veux même pas voir [vos photos]. Ce sont des
photos truquées.
Louis Darquier de Pellepoix s’adressant au journaliste Philippe Ganier-
Raymond, L’Express, 28 octobre 1978

Argument se voulant massue de la part des négationnistes depuis la fin des


années 1970, l’absence supposée d’images de la Shoah se retourne aujourd’hui
contre eux en les renvoyant aux limites de leur réflexion et de leur pensée. La
preuve par l’image, ou plutôt l’absence d’images, comme unique moyen de
légitimer un propos construit de toute pièce permettrait de valider la théorie.
Invoquer l’absence d’images a vocation à distiller le doute sur la finalité de
l’acte qui aurait dû être dans le cadrage de la photographie : le génocide des Juifs
d’Europe. Ce doute par l’absence supposée d’images, les principaux témoins de
l’extermination en sont eux-mêmes conscients très tôt. Jan Karski, résistant
polonais s’infiltrant volontairement au cœur du ghetto de Varsovie, puis témoin
du camp de transit de Izbica (40 kilomètres du site d’extermination de Lublin),
en fait part dès 1944 : « Je sais que beaucoup de gens ne me croiront pas, ils
penseront que j’exagère ou que j’invente. Et pourtant, je jure que j’ai vu ce que
je décris. Je n’ai pas d’autres preuves, pas de photographies, mais tout ce que je
dis est vrai. » (Jan Karski, Mon témoignage devant le monde, 1944).
Certes, aucune image de gazage homicide n’est connue (encore que les
quelques secondes du film du chimiste Albert Widmann, testant en
septembre 1941 les conduits d’inhalation de gaz à Mogilev, en Biélorussie,
viennent nuancer ce présupposé). Aisément compréhensible, l’ordre donné en
décembre 1941 par Goebbels de tenir secret le déroulement du génocide
correspond à l’entrée en matière du procédé du gazage dans l’extermination des
Juifs d’Europe. Or, la Shoah ne se réduit pas au prisme technologique,
notamment du gaz. L’extermination a revêtu de multiples techniques, des plus
artisanales (assassinats au marteau à Jasenovac en Croatie, à la barre de fer à
Vilnius en Lituanie) aux plus élaborées (opérations mobiles de tueries des
Einsatzgruppen* ratissant l’Europe de l’Est, installation des centres de mise à
mort et utilisation massive du Zyklon B à Chelmno, Belzec, Treblinka,
Auschwitz-Birkenau, Sobibor, Lublin-Maïdanek). Le discours d’Himmler à
Posen du 4 avril 1943, devant les hauts dignitaires du régime nazi, rappelle le
« Geheime Reichssache » (« Secret d’État ») auxquels ils sont désormais tenus.
S’écartant à ce moment précis de l’habituelle rigueur administrative, les
exécutants de la « solution finale de la question juive » ont pour consigne de
concentrer le moins de traces possibles du génocide en cours.
Les images de la Shoah sont en réalité pléthoriques, à la fois du côté des
bourreaux, comme des victimes. Avant Posen, avant même l’ordre de Goebbels
de décembre 1941, la Shoah était déjà en cours. De la mi-août à décembre 1941,
les Einsatzgruppen consignèrent leurs actes dans des lettres personnelles, des
rapports administratifs, mais également dans de nombreuses photographies à
vocation double : informer le haut commandement logistique resté dans les
bureaux de Berlin de la bonne mise en œuvre du projet génocidaire et garder une
trace personnelle de leur « tâche » sur le théâtre de l’Est. Ainsi, leurs
photographies couvrent à la fois toute la zone d’activités des quatre groupes
mobiles de tueries (A, B, C, D) et toute la temporalité du massacre. L’inscription
du génocide dans l’espace comme dans le temps se trouve être une réalité
photographique. Les bourreaux n’hésitent pas à faire poser les victimes avant
leur exécution comme à Liepāja en Lettonie, ou bien à capter l’instant de
l’assassinat d’une mère tenant son enfant contre sa poitrine à Ivangorod ou
encore à photographier les fosses béantes jonchées de guenilles dans le ravin de
Babi Yar en Ukraine, sous l’objectif de Johannes Hähle, membre de l’unité de
propagande 637 de la Wehrmacht. Avant, pendant, après. Du nord au sud de
l’Europe. De la Baltique à la mer Noire, l’image devient photoreportage du
génocide. Le photoreportage devient traces.
Du côté des victimes, l’image fut également un legs majeur dans la
compréhension du génocide. Elle prit différentes formes : photographies,
dessins, croquis. Des photographies, tout d’abord, furent réalisées au sein du site
même d’Auschwitz-Birkenau. Un ensemble de quatre clichés, pris en extérieur et
à l’intérieur du Bunker n°IV et V, à l’aide d’un appareil photographique dérobé
au Kanada (lieu servant d’entrepôt aux biens dérobés aux Juifs à leur arrivée) par
les membres du Sonderkommando* nous sont parvenus, via la résistance
polonaise. Deux de ces clichés, pris à l’intérieur du bunker et photographiant des
corps en train d’être brûlés en extérieur, constituent des « images arrachées au
réel d’Auschwitz » (Georges Didi-Huberman, Des images malgré tout, 2003)
mais ne sont qu’une part représentative de la Shoah, ne pouvant résumer à elles
seules le processus d’extermination.
Le dessin occupe également une place à part dans les sources sur la Shoah.
Les rares documents imagés issus d’un même corpus montrant un découpage
chronologique précis de l’arrivée sur les sites de mise à mort provient d’un
ensemble de vingt-deux planches anonymes (uniquement identifiables par des
initiales mentionnant M.M.) réalisées en 1943 à Auschwitz et découvertes en
janvier 1945. À l’inverse de l’Album d’Auschwitz, ces dessins montrent le volet
violent de la répression antisémite (scène de séparation violente des familles lors
de la sélection).
Enfin, plusieurs rescapés des Sonderkommandos ont également produit des
dessins et croquis à leur retour de déportation. L’ensemble le plus conséquent est
celui de l’artiste juif polonais David Olère, déporté à Auschwitz en mars 1943.
Épargné de l’extermination par ses talents de dessinateur mis aux services des
SS*, il mit à profit ses dons artistiques pour reproduire des scènes de la vie du
camp et du site d’extermination mais également des plans des structures
architecturales d’Auschwitz-Birkenau, à partir de 1945 jusqu’au début des
années 1960. La masse iconographique léguée par Olère permet de faire du
témoignage une source majeure pour l’historien. La précision des schémas et
croquis d’Olère permet d’agir tel un calque sur les plans et coupes retrouvés
dans les archives de la Bauleitung, service photographique d’Auschwitz, chargé
de prendre les clichés sur l’avancement de la construction du site. Ainsi,
l’iconographie issue du témoignage devient preuve imagée de la Shoah.
Au final, au-delà des images comme preuves de la Shoah, il convient, une fois
la démonstration faite de leur existence, de réfléchir à leur utilité dans la
connaissance historique. L’image ne permet pas de fixer la réalité. Le choix du
cadrage, la présence des protagonistes, la pertinence du moment et du lieu
choisis, tout résulte de motivations préalables de son auteur qu’il convient de
connaître pour expliquer. Ainsi, l’image n’est pas une preuve absolue de la
véracité historique mais son existence permet d’invalider le propos de ceux qui
objectent son absence comme argument irascible du doute nécessaire au discours
négationniste. Il faut également envisager où et quand commence l’image de la
Shoah. De fait, les images des ghettos de Varsovie filmées en mai 1942 ne sont-
elles pas des images de la Shoah ? Cette dernière étant le processus de
destruction des Juifs d’Europe par tous les moyens, y compris la faim, il apparaît
aujourd’hui nécessaire d’élargir les pistes de réflexion autour des archives de la
Shoah en tant que « parcours » et de ne plus être uniquement focalisé sur un
« centre » comme peut l’être le gazage et, à travers lui, Auschwitz (Saul
Friedländer, Réflexions sur le nazisme, 2016). L’image ne doit pas devenir
fétiche. Elle est une représentation, au sens premier du terme, un « fait de rendre
sensible » une notion abstraite ou un processus impalpable. Elle est à prendre
comme telle, avec son cortège d’interprétations que l’historien éclairé saura
rendre pertinent.

L’Album d’Auschwitz

L’Album d’Auschwitz est un ensemble de 193 clichés réalisés par les nazis gardiens du site
d’Auschwitz-Birkenau lors de la déportation des Juifs de Hongrie au printemps 1942.
Découvert dans le camp de concentration de Dora-Mittelbau par Lili Jacob, déportée juive à
Auschwitz, il est aujourd’hui propriété du Mémorial de Yad Vashem à Jérusalem. Plus vaste
ensemble photographique sur le processus de déportation et de sélection des Juifs à
Auschwitz-Birkenau, cet objet unique regroupe des photographies mises sous forme d’album
sans lien chronologique évident. De même, les raisons et les conditions de réalisation de ce
document restent obscures. S’agit-il d’une commande ? D’une initiative personnelle malgré
les injonctions ordonnant le secret ? L’hypothèse la plus probable réside dans la réalisation
d’un matériau capable de prouver à la hiérarchie du RSHA que la plus grande déportation de
Juifs (422 000 Juifs en 55 jours) organisée jusque-là se déroule sans encombres et sans
résistances, alors que les revers militaires s’enchaînent pour la Wehrmacht. Le choix du
cadrage, la quasi-absence de violence des bourreaux, la docilité des victimes, sont autant
d’indices permettant d’envisager l’Album d’Auschwitz comme un document administratif.
L’intégralité des photographies se concentre sur la phase préparatoire à l’extermination, de
l’arrivée sur le site et la spoliation des biens des Juifs à la sélection et à l’envoi vers les
chambres à gaz. Ainsi, il constitue un document de premier plan dans la représentation
imagée du génocide et constitue – s’il en fallait encore – une preuve de plus de l’entreprise
d’extermination des Juifs d’Europe, par les phases préparatoires au génocide, à savoir la fin
de la déportation et l’arrivée sur un site d’un centre de mise à mort. En 2007, un second
« Album d’Auschwitz » fait surface. Offert et consigné au Mémorial de l’Holocauste de
Washington, il regroupe des photographies de la vie du camp et concerne non plus les
victimes mais le cadre de vie des bourreaux. Si les deux albums permettent de comprendre
la juxtaposition de deux territoires de vie (celui du bourreau) et de mort (celui de la victime),
seul celui de Lili Jacob offre la captation d’un moment génocidaire.

Victimes juives posant avant le massacre de Liepāja (Lettonie), 15 décembre 1941


Dessin de M.M. illustrant le processus de sélection sur la Bahnrampe à Auschwitz-
Birkenau, 1943
« Auschwitz et Treblinka sont des camps
d’extermination. »

Je crois qu’il y a une différence (…) qui est la suivante : c’est qu’à Auschwitz,
les internées étaient exterminées purement et simplement, il ne s’agissait que
d’un camp d’extermination, tandis qu’à Ravensbrück, elles étaient internées
pour travailler, elles étaient exténuées de travail jusqu’à ce qu’elles en meurent.
Charles Dubost, juriste, réagissant au témoignage de Marie-Claude Vaillant-
Couturier lors du procès de Nuremberg, 28 janvier 1946

Camps d’extermination, camps de la mort, camps de concentration, la variété


des termes pour désigner l’appareil de destruction génocidaire nazi n’a cessé de
croître au point de créer un amalgame impropre à la connaissance de la fonction
de chaque lieu. Auschwitz et Treblinka furent des lieux majeurs de la Shoah où,
outre le bilan élevé des victimes, la destruction procéda d’une logique
particulière et propre à chaque site. Confinés au secret, les nazis ne nommèrent
pas ces lieux, usant d’un vocabulaire de détournement pour signifier le
génocide : « traitement spécial ». Les archives nazies évoquant Auschwitz-
Birkenau mentionnent parfois le terme de « camp de prisonniers de guerre » ou
de « camp de concentration ». L’architecte d’Auschwitz, Fritz Ertl, préfère, lui,
« caves spéciales » pour ne pas révéler les chambres à gaz. Quelle est donc la
réelle nature de ces sites ? Comment nommer ce qui ne l’a pas été par les
contemporains ? Le « camp d’extermination » est progressivement devenu le
terme le plus fréquemment usité par l’historiographie d’après-guerre pour
évoquer cet archipel de mise à mort.
Popularisé par l’historiographie soviétique, le terme avait vocation, par la
mention « extermination », à stigmatiser les crimes nazis, sans distinction,
renvoyant dos à dos la nature des victimes (le Juif n’étant pas nécessairement
l’unique victime du nazisme) et diluant le génocide dans la masse plus large des
exactions du IIIe Reich. En septembre 1944, la commission polono-soviétique
chargée d’enquêter sur les crimes commis par les Allemands dans la région de
Lublin mentionne le « camp d’extermination de Maïdanek ». Lors du procès de
Nuremberg, le camp de concentration de Mauthausen est parfois appelé « camp
d’extermination », au même titre qu’Auschwitz, dans les témoignages des
déportés. La mention systématique du « camp » pour qualifier le génocide tient
aussi dans la volonté de réappropriation d’une historiographie anglo-saxonne
ayant popularisé le terme de « Death Camps » ou « camps de la mort ». Cette
occurrence, centrée sur la mort, réside dans la collision chronologique de
l’inflation du système concentrationnaire et des centres de mise à mort. En 1939,
six camps de concentration d’envergure maillent le territoire allemand. En 1944,
ce sont vingt camps majeurs, auxquels s’ajoute une nébuleuse de 165 camps
satellites (kommandos). Le taux de mortalité dans les KL* durant la guerre
s’envole, en faisant au sens propre des « camps de la mort » où la mort n’est
pourtant pas la finalité, à l’inverse des centres d’assassinat.
Enfin, l’amalgame est né de la particularité d’un site devenu « métonymie de
la Shoah » (Annette Wieviorka) : Auschwitz. La complexité de ce site de Haute-
Silésie en Pologne, articulé autour de trois ensembles distincts, a participé à la
construction d’une simplification du lieu en « camp d’extermination ». Au sein
du même site coexistent un KL (Auschwitz-I), un site d’assassinat (Auschwitz-II
Birkenau) et une usine (Auschwitz III-Monowitz). La cohabitation, unique dans
le déroulement de la Shoah, d’un camp de concentration sur le site même du lieu
de mise à mort des Juifs a créé la confusion des termes. Au camp s’est jointe
l’extermination. De plus, l’organisation administrative du site d’Auschwitz est
calquée sur les camps de concentration présents avant 1939 en Allemagne. Trois
figures d’autorités se retrouvent sur le site : le commandant, l’administrateur du
contrôle des détenus et le commandant des gardes. La transposition du modèle
présent dans d’anciens camps comme Dachau ou Sachsenhausen à Auschwitz
crée la confusion. Or, Auschwitz est un cas à part dans le processus génocidaire.
Incarnation paroxystique de la rationalisation de l’extermination entre 1941
et 1944, il n’est pas représentatif des autres centres de mise à mort.
Cependant, le terme de « camp d’extermination » fut remis en cause dès 1961
dans La Destruction des Juifs d’Europe, ouvrage majeur et faisant toujours
référence, de Raul Hilberg. L’auteur préfère la mention de « centre de mise à
mort ». Le « camp d’extermination » en lui-même pose problème. Le « camp »
suppose que l’on « campe ». En faisant de ces lieux des sites de stockage des
victimes de la répression, la lecture du déroulement du génocide s’en trouve
biaisée. L’essentiel des populations déportées vers Auschwitz-Birkenau et
Treblinka fut exterminée dans les heures qui suivirent leur arrivée et n’ont, pour
la plupart, pas vécu sur le site. La spécificité de ces lieux s’en trouve galvaudée à
partir du moment où l’on imagine un lieu de transit quand ils ne sont que des
lieux dont la finalité est l’anéantissement.
L’héritage du terme « camp d’extermination » fut façonné par le poids
d’Auschwitz dans la mémoire collective et par la présence de Juifs dans le camp-
souche, camp de concentration et dans les baraquements de Birkenau. Cela tient
à la particularité d’une pratique, symptomatique de la mémoire de la Shoah mais
pourtant unique à Auschwitz : la « sélection ». Contrairement aux autres centres
de mise à mort, une partie des déportés juifs arrivant à Auschwitz sont
« sélectionnés », de manière arbitraire, à partir de juillet 1942, sur la rampe de
débarquement. Les déportés juifs jugés aptes au travail sont envoyés au camp de
concentration quand ceux n’ayant pas été retenus par les médecins SS* sont
envoyés à la chambre à gaz. De fait, une partie des juifs déportés à Auschwitz
ont été intégrés au camp de concentration dans une logique de main-d’œuvre. De
cette présence de Juifs dans le camp, cohabitant à quelques centaines de mètres
de l’extermination d’autres Juifs, parfois issus du même convoi, naît la
confusion d’une structure n’existant pas en tant que telle : le « camp
d’extermination ». Le système concentrationnaire d’Auschwitz est un monde
déconnecté du centre de mise à mort de Birkenau, quand bien même la présence
d’un « camp des hommes » ou d’un « camp des femmes » se trouvent à
proximité des bunkers. Une exception tient dans le rôle particulier du « camp des
familles ». Ce camp a vocation à faire figure de camp-modèle dans l’attente
d’une hypothétique visite et inspection de la Croix-Rouge. 17 500 Juifs ont ainsi
« campés » avant d’être liquidés en juillet 1944.
Belzec : l’antithèse du « camp d’extermination »

Généralement réduits au nombre de six (du fait de la présence de chambres à gaz), les
centres de mise à mort du IIIe Reich, tous situés en Pologne, ont chacun des aspects leur
permettant de ne pas être assimilés au « camp ». Chelmno, Maïdanek, Sobibor, Treblinka,
Auschwitz-Birkenau et Belzec sont construits dans un seul but : l’assassinat des Juifs
d’Europe.
Le site de Belzec, « prototype » (Raul Hilberg) des centres de mise à mort, et son
architecture constituent un marqueur du contre-exemple du camp. Camp à Belzec, il y eut.
Un camp de travail fut dirigé par Odilo Globocnik mais démantelé à l’automne 1940. À
l’automne 1941, le site s’articule autour de trois baraquements, d’une voie ferrée et
d’installations de gazage. Il a vocation à être le lieu de destruction des Juifs de Galicie.
L’architecture rudimentaire est telle que les convois ne peuvent rentrer qu’en marche arrière,
la rampe étant trop courte pour accueillir l’intégralité des wagons lors du déchargement. À
l’été 1942, des constructions en pierre apparaissent à Belzec. Ces dernières structures
pourraient jeter le doute sur la présence continue de populations juives sur le site. Or, la
présence de bâtiments en dur a une triple fonction : être le lieu de vie des SS et des
supplétifs ukrainiens, surveillants du site, accueillir les bureaux administratifs et permettre
aux Arbeitsjuden (juifs du travail) de s’occuper des tâches d’extraction des corps des
chambres à gaz. Les Juifs déportés à Belzec ne traversent que deux bâtiments avant de
pénétrer dans la chambre à gaz : la salle de déshabillage et la salle de tonte pour les
femmes, directement reliée au gazage par le « boyau ». Ceux qui ne pouvaient marcher
jusque-là étaient sélectionnés dès la rampe, allongés face contre terre avant d’être exécutés
d’une balle dans la tête et jetés dans une fosse commune. Ainsi, pas un seul déporté, à
l’exception des Arbeitsjuden, n’est amené à rester statique dans un baraquement. Le but est
de créer le mouvement permanent afin de fluidifier le « traitement » des nouveaux arrivés et
de créer une industrialisation de la mort. La « chaîne » (Raul Hilberg) de commandement et
d’efficacité logistique mise en place par les nazis permet de ne pas avoir de populations
juives en attente sur le site ni de transformer le lieu d’extermination en camp.
En décembre 1942, 453 508 Juifs ont été assassinés à Belzec, sans avoir passé plus de
quelques heures sur le site. Dix mois plus tard, le site est démantelé ; des pins sont plantés
sur l’emplacement de la tuerie.

Le cas de Treblinka est tout autre. Nulle « sélection » ou baraquements. À


Treblinka, la construction ex nihilo d’une fausse gare afin de leurrer les déportés
sur leur sort aurait pu entrevoir l’éventualité d’un « camp de transit ». Il n’en fut
rien. Derrière la gare, le seul « camp » est celui des surveillants SS du site,
doublé de baraquements comportant les salles de déshabillage et de tonte des
femmes. L’absence de crématoires en dur laisse transparaitre l’aspect
rudimentaire du lieu.
Actuellement, le terme « camp d’extermination » fait encore florès dans les
manuels d’histoire du secondaire. La polysémie du camp se distinguerait alors en
deux vastes ensembles : le camp de concentration, puis, dans une logique
chronologique discutable, le « camp d’extermination ». Il n’y a pas de continuum
entre l’un et l’autre. Au-delà d’une terminologie impropre pour qualifier la
nature du lieu, l’idée reçue d’une existence d’un « camp d’extermination » pose
question dans la compréhension de la Shoah. Les deux résultent de logique
différente. Le camp de concentration est là pour « parquer », « stocker », dans
une perspective de rééducation de l’esprit quand le site d’extermination n’opère
que pour détruire les corps. Le premier naît d’une logique répressive, le second
est, lui, le fruit d’un processus génocidaire.
« La “Shoah par balles” est une nouveauté
historiographique de ces dix dernières années. »

Un prêtre révèle la Shoah par balles.


Bandeau de présentation du livre du père Patrick Desbois, Porteur de mémoires,
2007

Au-delà du caractère controversé sur le prisme technologique qu’implique


l’expression « Shoah par balles », l’emballement et la médiatisation de cette
forme prise par l’assassinat des Juifs d’Europe centrale et de l’Est depuis une
dizaine d’années témoigne d’une méconnaissance des travaux d’historiens
depuis le début des années 1960 et de la capacité à saisir la réalité de ces tueries
depuis 1948. La survenue de cette thématique dans l’histoire de la Shoah est
principalement due à la publication d’un ouvrage du père Patrick Desbois. Ce
religieux, petit-fils de déporté (camp de Rawa-Ruska), part de 2002 à 2007 en
Ukraine sur les traces des tueries de l’Einsatzgruppe D afin de faire l’expérience
physique du déplacement et recueillir force témoignages. De cette expérience,
personnellement louable et légitime mais nullement historienne, naîtra l’ouvrage
Porteur de mémoires. La médiatisation du livre eut pour effet de mettre la focale
sur la prétendue nouveauté d’une technique d’assassinat dans le génocide des
Juifs : la fusillade.
Le père Desbois se fait alors lanceur d’alerte pour la connaissance du
génocide, rappelant qu’il faut « accepter de savoir », terminant ce que d’autres
« n’ont pas accepté de continuer ». L’auteur dresse ainsi un panorama des
méthodes de tueries. Le lecteur « découvre » tour à tour la « Shoah par balles »,
la « Shoah par emmurement » (dans les caves de la police ukrainienne en
mai 1942), ou encore la « Shoah par étouffement » (dans le village ukrainien de
Bertniki). Ce qui était jusque-là annoncée comme une révélation littéraire
devient médiatique par la réalisation d’un documentaire « Shoah par balles :
l’histoire oubliée » de la série du magazine « Pièces à conviction » sur France 3,
diffusé le 12 mars 2008 en prime-time. Dès lors, les révélations du père Desbois
sont présentées comme un palliatif à la déficience du champ des historiens sur la
question.
Dans le même temps, le mémorial de la Shoah lance l’exposition temporaire
« Shoah par balles » du 20 juin 2007 au 6 janvier 2008. La plaquette de
présentation entend « décrire les premiers résultats des recherches de l’équipe
emmenée par le père Patrick Desbois ». Nous serions donc à l’aune d’une
nouvelle expertise de la recherche sur la Shoah. L’exposition est une réalisation
conjointe du mémorial de la Shoah et de l’association Yahad-In-Unum, présidée
par le père Desbois, lui-même commissaire scientifique de l’exposition, aux
côtés d’Edouard Husson et Boris Czerny. En France, cette exposition vient clore
le surgissement de cette thématique des fusillades durant la Shoah quand, dans le
même temps, aux États-Unis, l’idée reçue d’une nouveauté scientifique prend
également corps à la suite de la diffusion du reportage de Sergey Bukovsky,
Spell your name, produit par Steven Spielberg. Là aussi construit à partir de
témoignages en ukrainien et en russe, le documentaire compile des récits des
tueries des Einsatzgruppen* à l’Est. Le temps médiatique de la « Shoah par
balles » est à son acmé. Qu’en est-il du temps historiographique et de la
construction sensationnaliste d’un axe de recherche connu depuis l’après-
guerre ?
D’une part, les tueries par balles des Einsatzgruppen n’étaient pas tenues au
secret par les responsables nazis, d’où une somme d’archives (rapports des
commandants – dont le très utilisé, par les historiens, rapport Karl Jäger –, lettres
des officiers, photographies) conséquente. D’autre part, la participation des
populations locales aux assassinats, en tant qu’exécutants ou spectateurs des
massacres, n’a pas occulté la mémoire des massacres en Europe de l’Est (Jan
Gross, Les Voisins, 2001). Les « voisins » n’ont pas libéré leur parole avec la
caméra de Bukovsky ou le dictaphone du père Desbois. Les entretiens menés par
Claude Lanzmann entre 1976 et 1981 pour la réalisation de son œuvre Shoah
sont là pour le rappeler.
Connues dès l’immédiat après-guerre par le biais de l’appareil judiciaire, les
tueries par balles de la Shoah furent l’une des premières « séquences » du
génocide à être dénoncée et exploitée. Les rapports des commissions d’enquêtes
soviétiques, allant jusqu’à décrire l’orientation des armes utilisée afin
d’envisager la scène de tuerie et de comprendre l’opération de rentabilité dans
les méthodes d’assassinat (Christian Ingrao, Les Chasseurs noirs, 2006), ont
également permis de pointer dès les auditions de février 1946 au procès de
Nuremberg, les tueries par balles en Lituanie et Biélorussie notamment. Les
rapports et procès-verbaux de Nuremberg évoque, pour le massacre de Ponary en
Lituanie, que « la Commission d’experts a établi que les bourreaux germano-
fascistes ont fusillé et brûlé à Panarai (Ponary) au moins 100 000 personnes ».
Dès Nuremberg, ce qui sera appelé la « Shoah par balles » est mis en avant. Le
procès des Einsatzgruppen, lui, débute en juillet 1947, avec notamment la figure
d’Otto Ohlendorf (chef du Einsatzgruppe D sévissant en Hongrie, Roumanie et
Ukraine) alors que les procès emblématiques de la Shoah, celui d’Eichmann ou
les procès de Francfort jugeant les criminels d’Auschwitz, n’interviendront
qu’une décennie plus tard. Ohlendorf fut condamné à mort et pendu en
juin 1951. Ce procès, qui aurait pu être dilué dans le champ plus large de
l’appareil judiciaire de Nuremberg, a trouvé un écho nouveau en 1986, à la suite
de l’interview de Benjamin Ferencz par l’historien Christopher Browning,
projeté sous la forme documentaire sous le titre Nazi’s Secrets Killing Squads,
réalisé par Bill Kurtis. En 1994, ce même historien, par le biais d’une
monographie, mit en évidence l’aspect central des opérations mobiles de tueries
par balles en Pologne au travers de son ouvrage majeur Des hommes ordinaires,
étudiant le 101e bataillon de police (Ordnungspolizei). Les années 1980 furent
fécondes en travaux historiographiques d’ampleur sur le sujet des tueries par
balles à l’Est. Déjà évoquées par Raul Hilberg dans La Destruction des Juifs
d’Europe en 1961 dans son chapitre « opérations mobiles de tueries », elles sont
confirmées dans une grande étude sur les Einsatzgruppen livrée par les
historiens allemands Hans-Erich Wilhelm et Helmut Krausnick. En France,
l’historien Christian Ingrao, par son étude de la brigade Dirlewanger (Les
Chasseurs noirs), a démontré avant le père Desbois les rouages de la mécanique
de la tuerie par balles dans les territoires biélorusses, qu’il s’agisse de Juifs ou
non, décelant par là-même le caractère inopérant du concept de « Shoah par
balles », tant les activités et méthodes des bourreaux furent multiples (mention
d’extermination par des incendies volontaires notamment).
En somme, pas une seule décennie depuis les exactions commises par les
Einsatzgruppen n’a plongé les actes dans l’oubli. Il n’y a pas eu de redécouverte
des opérations d’assassinat par balles lors du génocide durant les années 2000,
mais une médiatisation ayant pour fâcheuse conséquence d’avoir nommé
l’existence d’une « Shoah par balles », diluant la spécificité de l’extermination
dans le caractère technique de la méthode d’exécution.

Les exécutions de Maly Trostenets : imbrication des méthodes de tuerie et


connaissance du lieu

Maly Trostenets est le nom d’une bourgade située à une douzaine de kilomètres de Minsk
(Biélorussie). Il s’agit également de l’un des principaux lieux de tueries par balles de la
Shoah. Le site n’est pas utilisé pour ses particularités topographiques naturelles comme le
ravin de Babi Yar (Ukraine) ou les forêts de Ponary (Lituanie), mais est récupéré pour sa
proximité avec l’importante communauté juive de Minsk et pour la réutilisation du kolkhoze
« Karl Marx » déjà présent.
Durant deux ans, de mai 1942 à juin 1944, près de 60 000 Juifs ont été assassinés à Maly
Trostenets (selon le bilan de l’historien Christian Gerlach).
L’étude du fonctionnement du camp de Maly Trostenets permet de battre en brèche la notion
de « Shoah par balles ». Les méthodes de tuerie à l’intérieur du site sont diverses et variées.
Si l’exécution par balles prédomine dans les bois entourant le camp, certains Juifs sont
également assassinés par cinq à dix camions à gaz, à l’identique de ceux installés à
Chelmno (Pologne) en décembre 1941. La liquidation du ghetto de Minsk en août 1944 a
également mis en évidence la mort par la faim que subirent une grande partie de la
population juive. Déjà, lors du premier convoi du 6 mai 1942, 8 personnes sur près de 1 000
déportés étaient déjà décédées à leur arrivée à Maly Trostenets. Il y a ainsi une imbrication
des méthodes d’extermination, l’une ne substituant pas à l’autre mais s’empilant. Cela n’est
pas propre à Maly Trostenets mais à l’ensemble des centres de mise à mort.
De plus, le travail de mémoire du lieu n’est pas le produit unique de ces dix dernières
années. Ainsi, jusqu’au début des années 1960, certaines fosses servant à la crémation des
corps étaient encore visibles au grand jour. En 1962, une commission d’enquêtes soviétique
est lancée à Maly Trostenets, dans la continuité des premières constatations menées par la
« Commission extraordinaire d’État sur les crimes d’envahisseurs hitlériens » à l’été 1944
ayant conduit au bilan (erroné) de 206 500 victimes. Un premier procès avait été intenté
contre les bourreaux du camp par l’URSS à Minsk en 1946. Relevant davantage de la justice
expéditive de l’immédiat après-guerre que du respect du droit, quatorze des dix-huit accusés
sont condamnés à mort. C’est en 1949 que le premier procès dit du « ghetto de Minsk »
s’ouvre dans la RFA naissante. Les procès s’échelonneront jusqu’au début des années 1960
en Allemagne de l’Ouest, remettant épisodiquement Maly Trostenets dans la lumière
médiatique. En 1970, l’un des chauffeurs des camions à gaz est relaxé par une Cour de
Justice autrichienne, malgré des preuves accablantes. Le procès autrichien marque la fin de
la « judiciarisation » de Maly Trostenets.
La période des procès est aussi celle de la mémorialisation du lieu. En 1963, un monument
dédié aux victimes est érigé, autour d’un obélisque, sur le site même de l’ancien kolkhoze.
Le monument de 1963 ne fait en revanche pas mention de la confession juive des victimes, à
l’image des nombreux monuments aux victimes du nazisme fleurissant en URSS.
L’indépendance de la Biélorussie en 1991 accéléra le processus mémoriel et
historiographique de Maly Trostenets autour de projets communs entre la nouvelle
république indépendante et l’Allemagne, comme le Geschichtswerkstatt, projet d’histoire
germano-biélorusse.
LA MÉMOIRE
DU NAZISME
« Le nazisme est mort dans le bunker avec Hitler. »

Quant au nazisme, il est enterré sous les ruines, il y a de quoi.


Et c’est en vain, qu’avant de se détruire, Hitler a jeté son démoniaque appel à la
résistance.
René Naegelen, Le Populaire, 1er janvier 1946

Célébrer le nazisme dépouillé, c’est arguer de la victoire du Bien sur le Mal ;


c’est inscrire le régime dans un certain sens de l’Histoire triomphante et rassurer
les sociétés sur leur capacité à sortir de la nuit. Dans cette « Allemagne, année
zéro » de 1945, la reconstruction morale et matérielle ne pourrait commencer
que par la fin d’une prophétie, celle fantasmée par Hitler lors du discours du
30 janvier 1939 et de son « Reich de mille ans », évanouie dans le bunker de la
chancellerie lors du suicide du Führer* le 30 avril 1945.
La disparition totale du nazisme, sous quelque forme que ce soit, tient aussi
dans le discours politique et idéologique de la guerre froide. La partition de
l’Allemagne a donné lieu à deux mémoires bien distinctes du nazisme et
entrevoir une forme de survivance était incompatible avec l’image même de la
RDA, dont l’assise de son existence en tant qu’État repose sur son caractère
antifasciste. Reconnaître une rémanence nazie reviendrait à avoir échoué. La
dénazification implacable et radicale établie en Allemagne de l’Est participe de
cette volonté d’apposer le sceau historique du vainqueur communiste dans une
perspective d’affrontement des blocs.
Vu de RFA, le nazisme paraît bel et bien mort par le caractère solennel du
texte de la constitution du nouvel État proclamé le 8 mai 1949. La « Loi
fondamentale » – ou constitution de la RFA – s’attache à pointer les défaillances
de la constitution de Weimar (absence du rôle des partis politiques) ayant permis
aux nazis de la balayer et à protéger les citoyens d’une quelconque présence,
même erratique, du nazisme (dignité de l’être humain, droit à la résistance), le
tout garanti par la « clause d’éternité » rendant immuable les modifications des
principaux articles. De fait, toute tentative de réactivation du nazisme en RFA se
heurterait au cadre légal et ne serait que vaine tentative.
La formulation de nouvelles terminologies pour évoquer les résurgences du
nazisme sont également une construction politique ayant fait le jeu d’une idée
d’un régime définitivement enterré. Le « néonazisme », littéralement « nouveau
nazisme », renvoie à une nouvelle mue d’un nazisme succédant à l’originel et
dont seules quelques follicules subsisteraient. En réalité, une partie des structures
nazies, des hommes et de l’idéologie ont survécu à l’après-1945.
Il y eut tout d’abord une survivance de quelques structures dans l’immédiat
après-guerre. La principale, numériquement parlant, est le Werwolf (Loup-
garou). Créée en septembre 1944 par Himmler pour infiltrer les lignes du front
Est, l’organisation s’attache en réalité à contrôler les éventuels séditieux au fur et
à mesure de l’avancée soviétique. Durant l’été 1945, des membres du Werwolf
continuent de se battre contre les forces d’occupation soviétique dans Berlin
assiégée. En janvier 1946, le symbole du Werwolf dessiné à la craie orne les
murs des villes du Wurtemberg. Dans le même temps, le sénateur américain
Kilgore dresse un rapport sur la réorganisation du NSDAP*, suite à la
découverte de stocks d’armes et de munitions à Francfort.
Qu’en est-il des bourreaux ? L’arrestation des hauts dignitaires n’a pas
annihilé la vision du monde nazie dans laquelle ils évoluaient. Rudolf Höss,
commandant en chef du site d’Auschwitz-Birkenau, déclara lors des
interrogatoires qui suivirent son arrestation en mars 1946 : « Je reste un national-
socialiste au sens où j’adhère encore à cette conception de la vie. On ne se
détache pas facilement d’une idée, d’une vision du monde à laquelle on a adhéré
pendant 25 ans. » En 1961, la couverture du procès Eichmann à Jérusalem par la
philosophe Hannah Arendt a eu tendance à minimiser le poids de cette idéologie
dans les artisans et maîtres-d’œuvre du nazisme. Le succès de la « banalité du
mal », dédouanant toute conscience dans l’exécutant, soumis à l’ordre et
l’obéissance, contribua à populariser l’idée qu’avec la disparition du donneur
d’ordre s’efface l’idéologie. Or, la brillante biographie d’Eichmann établie par
l’historien David Cesarani (Adolf Eichmann, Comment un homme ordinaire
devient un meurtrier de masse, 2006) démontre la part de responsabilité de
l’individu dans le processus décisionnel et la permanence de l’ancrage
idéologique y compris lors du procès. Nier la survie de l’idéologie n’est en rien
révélateur de son inexistence réelle.
Dans l’évolution de cette idéologie, il convient de distinguer les partis
politiques et les mouvements de pensée néonazis revendiquant un héritage
national-socialiste. D’anciens militants nazis se sont structurés dès 1949 autour
d’un nouveau parti politique, le SRP (Sozialistische Reichspartei – Parti
socialiste du Reich), fort de 10 000 adhérents. Le parti est interdit par la Cour
constitutionnelle de la RFA, trois ans plus tard. Dès lors, les membres SRP
gravitent au sein de nébuleuses politiques qui s’agrégeront en 1964 autour du
NPD (Nationaldemokratische Partei Deutschlands – Parti national-démocrate
allemand). Le NPD a vocation à déculpabiliser l’Allemagne de son passé nazi en
mettant celui-ci en première ligne autour d’actions coups de poing : refus
d’honorer une minute de silence en mémoire des victimes du national-
socialisme, affiche de propagande placardée sur les murs du musée juif de
Berlin, révisionnisme sur le bilan de la Shoah. Le néonazisme, s’il se réclame
sans cesse d’Hitler et du Troisième Reich, diffère en de nombreux point de
l’essence même du nazisme. Principal point de jonction idéologique de la
nébuleuse de groupes néonazis allemands, la suprématie de la race blanche prend
le pas sur l’antisémitisme. En effet, ce dernier est désormais dilué dans un vaste
fatras de rejets xénophobes et discriminatoires mêlant Juifs, noirs, homosexuels
ou encore musulmans. Estimés à 6 000 militants par les services de
renseignements allemands, les mouvements néonazis se réapproprient les codes,
la violence et la primauté de la lutte raciale pour la survie de la pensée nationale-
socialiste, lui donnant un second souffle sans disposer du chef charismatique ni
d’une structuration en parti politique.
En substance, seul le régime politique nazi s’est évanoui dans le bunker
d’Hitler. La vision du monde, la Weltanschauung*, elle, a perduré au sein de
nostalgiques devant composer avec l’incompatibilité de l’affirmation de leur
pensée en RDA et l’infusion progressive de leurs thèses en RFA. Le virage de la
réunification pose la question de la place de la liberté d’expression comme droit
fondamental dans un pays meurtri par le nazisme. Le cas local du village de
Jamel, sur les côtes allemandes de la Baltique, autogéré depuis le début des
années 2000 par des néonazis issus du NPD, et de son slogan
« Dorfgemeinschaft Jamel – frei, sozial und national » (« Communauté
villageoise de Jamel – libre [comprendre ici libre d’étrangers], sociale et
nationale ») n’est pas sans rappelé la rhétorique nazie (national und sozial) de la
Volksgemeinschaft* (communauté du peuple), elle aussi considérée comme libre
par l’ambition de territoires Judenfrei (libres de Juifs).

Le parti Alternativ für Deutschland : des relents nazis ?

Le 2 septembre 2017, Alexander Gauland, vice-président du parti d’extrême-droite Alternativ


für Deutschland (AfD), mène la campagne des législatives et déclare en tribune : « Nous
avons le droit d’être fiers des performances des soldats allemands durant la Seconde Guerre
mondiale. » Le 24 septembre, la foule scande « Nazis dehors ! » devant les locaux de l’AfD
après leur score retentissant de 13 % leur assurant l’entrée de 90 députés au Bundestag,
une première depuis 1945. La percée démocratique de l’AfD dans le paysage politique
allemand, conjuguée aux propos d’une partie de ses dirigeants, convoque la mémoire du
nazisme, autour d’une nostalgie de temps supposés révolus.
Utilisant l’afflux du million de migrants arrivant en Allemagne en 2015-2016, l’AfD réinvestit la
figure de la cible à éjecter de la communauté nationale, à savoir le demandeur d’asile, perçu
comme dangereux pour la stabilité de l’État. En refusant la repentance sur le passé nazi de
l’Allemagne, l’AfD attire autour de lui les suspicions d’assimilation au régime honni. Sigmar
Gabriel (SPD), ministre des Affaires étrangères, n’hésite pas à mettre en garde à l’occasion
des législatives de septembre 2017 : « Si l’AfD devait effectivement entrer au Bundestag, ce
serait la première fois depuis soixante-dix ans qu’il y aurait des nazis au Parlement. » Le mot
est lâché. Depuis un an, les dérapages de l’AfD se multipliaient, dépassant le simple cadre
raciste d’un programme résolument antimigratoire. En janvier, le président AfD de la
fédération de Thuringe déclarait, au sujet du Denkmal (Mémorial aux Juifs assassinés
d’Europe, à Berlin) : « Nous, les Allemands, sommes le seul peuple au monde à avoir
implanté un mémorial de la honte au cœur de sa capitale. »
Provocations de façade ou réelles connivences idéologiques ? Quoiqu’il en soit, l’AfD a su
passer outre la décence qui entourait jusque-là la vie politique allemande de l’après-
réunification sur la mémoire du nazisme et se réapproprier un champ lexical trop rapidement
considéré comme enterré.
« Le nazisme ne s’est pas exporté hors des frontières
d’Allemagne. »

Le nazisme n’est pas un article d’exportation.


Joseph Goebbels, discours au congrès de Nuremberg, septembre 1936 (propos
rapportés par Pascal Copeau, Le Petit Journal, 11 septembre 1936)

Le nazisme comme phénomène politique propre à l’Allemagne n’est pas une


idée neuve. Les propos de Goebbels au congrès de Nuremberg de 1936 ne sont
que dans la continuité d’une stratégie pangermaniste distillée depuis les premiers
temps du nazisme au pouvoir et ce sur l’essentiel des points du programme nazi.
Deux jours avant les élections législatives du 5 mars 1933, le quotidien français
L’Intransigeant titre : « L’antibolchevisme n’est pas, pour Hitler, un article
d’exportation ». L’anticommunisme viscéral propre au nazisme doit être
combattu au sein même de l’Allemagne mais n’a pas vocation, en 1933, à
s’étendre hors des frontières du Reich. La distinction entre l’URSS et le
Komintern est subtile mais efficiente. Au mitan des années 1930, Moscou
absorbe plus du tiers des exportations allemandes. Se priver d’un tel marché en
pleine crise économique est impensable.
Pour les nazis, exporter le modèle politique revient à s’internationaliser. Ce
point représente l’incarnation du communisme, vomie par eux. Alfred
Rosenberg, théoricien du parti, évoqua en marge du congrès de Nuremberg de
1936 la nécessité d’une « croisade contre le bolchevisme ». Il cibla le danger de
l’internationalisation communiste face à ses ennemis campés sur le nationalisme
exclusif. À ce titre, le discours « Le bolchevisme en théorie et en pratique »
formulé par Goebbels dans le même temps donne les clés de lecture. Le nazisme
ne s’exporte pas mais il doit être inspirant pour les autres nations. « Le national-
socialisme peut-être une leçon », annonce-t-il à Nuremberg. De cet apprentissage
peut naître l’utopie d’une diffusion à l’étranger.
Le nazisme n’a pas vocation à s’exporter et son programme organique de
1920 ne mentionne pas de stratégie d’implantation internationale. Marcel
Gauchet rappelle, à juste titre, que « ledit programme [pouvait avoir] une
signification [ailleurs qu’]en Allemagne » (À l’épreuve des totalitarismes, 2010).
Mais son application en dehors des frontières du Reich relevait de l’utopie par
les contextes nationaux incompatibles avec les angoisses nourricières du
national-socialisme. Les revendications originelles du nazisme sur la question de
l’exportation du modèle hors des frontières reposent sur la question du sol. Or, le
programme de 1920 est clair sur cet aspect autour des points 1 et 3 : il y a
nécessité pour les nazis à réunir la « Grande Allemagne » (comprendre ici la
réunion des territoires et populations germanophones au sein du même ensemble
territorial) et recouvrer des colonies. Ces deux prérequis à la réalisation nazie ne
signifient en rien d’exporter le modèle à l’international tant la question de la
protection intérieure autour des frontières est prégnante.
Et pourtant, durant l’expérience du pouvoir nazi, de nombreux partis
politiques européens virent le jour sur un modèle embryonnaire proche d’une
récupération nationale-socialiste. Si les nazis n’ont pas exportés leur projet à
l’étranger, l’étranger s’est chargé de l’importer pour tenter de bâtir le leur. Ainsi,
le mouvement Rex de Léon Degrelle ou le VNV (Vlaams National Verbond –
Ligue nationale flamande) de Staf de Clercq en Belgique, le BUF (British Union
of Fascists) d’Oswald Mosley au Royaume-Uni (fondé sur le modèle
mussolinien puis proche du NSDAP*), ou encore le Nasjonal Samling (Union
nationale) de Vidkun Quisling en Norvège se sont réappropriés des méthodes
d’expérimentation politique nazies : programme d’antisémitisme d’État
(Royaume-Uni de Mosley), création de structures paramilitaires (Belgique de
Degrelle), mythologie du fører sur le modèle du Führer* (Norvège de Quisling).
En Europe de l’Est, les droites nationalistes de Horty en Hongrie ou de
Pilsudski en Pologne mirent à profit les relations diplomatiques et les voyages
officiels pour ramener dans leur pays le fruit de leurs observations. En Hongrie,
prolongement de l’Allemagne nazie à l’Est, le parti des Croix fléchées de Ferenc
Szálazi récupère, au-delà de l’idéologie, un logotype directement puisé dans la
svastika nazie. En Roumanie, la légion de l’Archange Michel se transforme en
Garde de fer (1930) et se durcit à partir de 1937 devenant une véritable structure
paramilitaire inspirée par la SA*. Pour le cas polonais, la réorganisation de la
police se calque sur le modèle observé de la Kripo en Allemagne par Kordian
Zamorski, numéro un de la police polonaise en mai 1936.
Dans certains cas, la politique extérieure nazie eut également vocation à
s’exporter afin de contrebalancer la satellisation de quelques États dans le giron
soviétique. Ainsi, à partir de 1934, la Bulgarie de l’autoritaire Georgiev se
rapproche de l’URSS. Pour garder ce territoire comme tampon entre le monde
soviétique et une Europe de l’Est en processus autoritaire de droite, les nazis
multiplient les politiques de séduction à l’endroit des Bulgares afin de vanter
leur modèle à l’étranger : accueil chez l’habitant, visite des œuvres sociales et
des organismes de jeunesse, réunions privées avec la haute administration nazie.
Or, l’expérience de la guerre a contraint le nazisme à s’exporter. Pour des
raisons logistiques et pratiques tout d’abord, par la nécessité de s’assurer le
soutien et la participation de recrues militaires étrangères. En 1941, la division
Azul et ses 17 000 engagés espagnols et portugais volontaires est créée. En
juillet 1943 c’est au tour de la division Charlemagne, au sein de la Waffen SS,
composée de plus de 7 000 volontaires français désireux de combattre sous la
bannière nazie, de voir le jour. Le collaborationnisme en France a permis de voir
émerger une intelligentsia totalement acquise aux préceptes nazis. À l’image du
prix Goncourt Alphonse de Châteaubriant qui vit dans le nazisme une « source
d’inspiration » pour la France ou encore des voyageurs d’automne 1941 que
furent Lucien Rebatet, Robert Brasillach ou Abel Bonnard, certains étrangers
aperçurent dans le nazisme un projet fasciste pouvant faire office de palliatif à
un modèle démocratique libéral à bout de souffle dans leur pays d’origine.

Charles Lindbergh et l’importation du nazisme aux États-Unis

Le vainqueur triomphal de la traversée de l’Atlantique en 1927 à bord du Spirit of Saint-Louis


est devenu, dans les années 1930, un acteur de premier plan de la vie politique américaine.
Mandaté par le département de la Défense américain d’établir une enquête sur la force de
frappe de la Luftwaffe, l’aviateur se rend annuellement en Allemagne entre 1936 et 1939.
Son premier voyage de 1936 constitue pour William Shirer, journaliste couvrant l’occasion, le
moment où « les chefs nazis avaient été en mesure de planter dans son esprit (…) des
graines qui, lorsqu’elles fleuriraient, empoisonneraient [son] jugement sur le cours de
l’histoire et de la civilisation occidentale ». Deux ans plus tard, Lindbergh se voit remettre des
mains de Goering la décoration de l’Ordre de la Croix de l’Aigle allemand, plus haute
distinction remise à l’étranger, partagée avec l’industriel Henry Ford.
Son retour aux États-Unis fut marqué et teinté de ses expériences successives outre-Rhin où
il côtoya à la fois la modernité technologique de l’aviation allemande et les mondanités et
obséquiosités des hauts dignitaires nazis. La création de l’America First Commitee (AFC) en
septembre 1940 résulte d’une volonté de Lindbergh de ne pas voir les États-Unis engagés
dans le conflit mondial. Le tournant vers une radicalité nazie a lieu en septembre 1941 dans
le discours prononcé à Des Moines (Iowa), où l’antisémitisme se fait jour. Lindbergh évoque
explicitement les Juifs, soulignant qu’ils représentent « le plus grand danger » pour le pays.
La publication de The Wave of the Future d’Anne Lindbergh, son épouse, en 1940, faisant du
totalitarisme une lame de fond salutaire pour le bien-être de la société américaine acheva la
conversion du couple Lindbergh au nazisme. Jusqu’à sa mort, Charles Lindbergh tenta de se
démarquer de ses positions des années 1936-1941.

Ces traces de l’exportation nazie se retrouvent aujourd’hui dans des


mouvances racistes à l’échelle mondiale. En Amérique du Sud, les filières
d’exfiltration d’anciens nazis vers l’Argentine notamment (Mengele en 1949)
furent le vecteur de la diffusion dans des États déjà autoritaires. Le cas argentin
est symptomatique. Fort d’une communauté allemande implantée depuis la fin
de la Grande Guerre, le régime péroniste accueillit favorablement ces étrangers
en chemise brune. La perpétuation de la vie allemande recréée dans les marches
argentines (San Carlos de Bariloche, à la frontière andine du Chili accueille
Mengele, Eichmann ou Erich Priebke, bourreau de la fosse Ardéatine ; le site de
Teyu Cuare, à la frontière paraguayenne, sert de cache) suscita l’espoir d’un
maintien du « Reich millénaire » survivant à Hitler. L’illusion d’une exportation
du modèle nazi en Argentine prit corps dans la création de mouvances dans les
années 1980 (Alert Nacional) et 1990 (Partido Nacionalista de los
Trabajadores), se cherchant une filiation avec le Hitler des derniers jours, ayant
hypothétiquement fait de l’Argentine le territoire naturel d’expansion du Reich.
En Asie, le mouvement NSJAP (Parti National-Socialiste des Travailleurs
Japonais) de Kazunari Yamada se présente comme l’héritier légitime de la
pensée nazie. Fondé en 1982 sur les ruines du mouvement Nikkon Kokka Shakai
Tou de Katsumaro Akamatsu, pendant nippon du NSDAP, le NSJAP s’articule
autour d’une vision racialiste et biologique de la vie en société, reprenant les
mantras nazis. Ouvertement antisémite et anticapitaliste, il reprend les codes
nazis afin de les appliquer à la modernité de la société japonaise dans un but de
désagrégation pour une refondation nationale basée sur un retour aux origines,
incarné par la culture Jōmon (-15 000 à -300 avant notre ère).
Le magnétisme nazi a su attirer à lui des contemporains bienveillants à son
égard afin d’accentuer sa fascination (Peter Reichel, La Fascination du nazisme,
1993). De cette attraction est née une exportation du modèle, majoritairement
inopérante du fait des contextes nationaux, localement efficiente dans une
intégration à la collaboration avec le Troisième Reich.
« Fiction et nazisme sont incompatibles. »

Le succès colossal des Bienveillantes a contribué à entériner une certaine


image du bourreau, et à en faire l’un des héros de notre temps.
Charlotte Lacoste, Journal du Dimanche, 20 avril 2014

Il y aurait une chasse gardée de l’historien sur la période, au discrédit de


l’écrivain, du cinéaste, du peintre. Plus que tout autre sujet, le nazisme, par son
ADN meurtrier et génocidaire, se veut propriété intellectuelle et morale de
l’histoire afin de protéger d’éventuelles dérives les mémoires des victimes. Sans
cela, la tentation de l’opportunisme fictionnel est grande. En 2010, la romancière
Virginie Despentes soulignait cette fascination facile autour du nazisme qui
galvauderait la pertinence des œuvres. Écrire sur le nazisme permet d’exister,
« une manière d’être visible dans un monde littéraire embouteillé » (Virginie
Despentes, Apocalypse Bébé, 2010). En 1961, Jacques Rivette, dans les Cahiers
du cinéma, signait son « De l’abjection », première critique d’importance contre
le nazisme adapté en fiction autour du film Kapo, du réalisateur italien Gillo
Pontecorvo : « L’homme qui décide, à ce moment [il est ici question de la scène
où Emmanuelle Riva se suicide sur les barbelés électrifiés], de faire un
travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin
d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet
homme n’a droit qu’au plus profond mépris. » De Rivette à Despentes, les
raisons de l’incompatibilité ont changé mais l’antagonisme perdure.
Sur le plan éthique et moral, le problème de la rencontre entre nazisme et
fiction est triple. Le premier réside dans la capacité à raconter l’indicible.
Médiatisée par Claude Lanzmann, cette idée d’une incapacité de la fiction à
mettre des mots ou des images sur des faits que l’histoire a, elle-même, des
difficultés à expliquer va dans le sens d’une aporie générale du nazisme.
Produire une œuvre fictionnelle serait faire offense aux témoignages des
victimes, uniques garants de l’histoire et de la mémoire. Le second se trouve
dans la normalisation du nazisme. L’abondance d’œuvres et leur caractère
esthétique peuvent amener à une « saturation de la perception » (Matthias
Steinle), peu propice à l’introspection et à la réflexion. La production de fiction
relèguerait le nazisme à la sphère du pathos et de l’affect.
Le troisième questionnement réside dans le sens donné à l’œuvre : faire de la
fiction dans quel but ? La fiction se substitue-t-elle à l’histoire ou contribue-t-
elle à sa compréhension ? Le théâtre et le cinéma allemand des années 1960
eurent tendance à attaquer frontalement la question nazie en livrant des
métaphores culpabilisantes pour montrer les limites de la dénazification (pièce
de théâtre Scènes de chasse en Bavière de Martin Speer, 1965, film Non
réconciliés de Jean-Marie Straub, 1965). De plus, la multiplication d’images
parfois connues revêt une nouvelle signification pour quiconque ignore les
avancées historiographiques et participe d’une « resémantisation » (Rémy
Besson) du champ. Derrière l’œuvre de fiction peut se cacher un message
politique et mémoriel.
Pourtant, les récents prix littéraires français (Éric Vuillard, prix Goncourt
2017 pour L’Ordre du jour, Olivier Guez, prix Renaudot 2017 pour La
Disparition de Josef Mengele) ou encore les distinctions honorifiques du cinéma
mondial (Oscar du meilleur film étranger 2016 pour Le Fils de Saul de László
Nemes) témoigne de la reconnaissance des pairs sur la qualité des œuvres de
fiction. Le succès de Jonathan Littell pour Les Bienveillantes en 2006 (prix
Goncourt et Grand Prix du roman de l’Académie française) initiait ce regain
d’intérêt. Cet engouement résulte-t-il du voyeurisme ou témoigne-t-il d’une soif
de connaissances, de compréhension et d’une demande de l’opinion ? Le choix
de la thématique historique, et du nazisme en particulier, peut relever d’une
« paresse imaginaire » (Pierre Assouline). Le sujet se prête, il est vrai, à de
multiples déclinaisons artistiques. En réalité, les débats autour d’une
fictionnalisation du nazisme cristallisent les questionnements autour du nazisme
lui-même. L’histoire a toujours été une source d’inspiration pour les artistes,
sans qu’il soit pour autant question d’acceptabilité ou non de l’œuvre produite,
de légitimité ou d’illégitimité de l’auteur face à l’historien. Cette concurrence se
heurte à la fonction de chacun. L’artiste est là pour proposer une vision,
l’historien pour établir une vérité (si possible, en fonction des archives à
disposition, la vérité). « Ce qui se passait à l’intérieur d’une chambre à gaz, je
défie toute œuvre de fiction de la représenter » déclarait Lanzmann sur France
Culture en septembre 2017. Pourtant, deux ans plus tôt, il présentait Le Fils de
Saul comme « l’anti-Liste de Schindler », adoubant László Nemes comme son
fils spirituel et faisant du film le digne successeur de Shoah. L’argument de la
compatibilité entre fiction et Shoah tient dans la tentative de restitution qui a été
effectuée. Le réalisateur hongrois n’a pas tenté de représenter la Shoah mais
davantage le quotidien des Sonderkommandos*. Ainsi, il en va de même dans la
compatibilité entre fiction et nazisme. Espérer percer l’essence du nazisme paraît
complexe, y compris pour l’artiste, mais la fiction peut souffler des expériences
de vie, des fragments d’histoire.
En Allemagne, le sujet fictionnel est d’autant plus sensible. En 1979, ce n’est
ni le politique ni l’historien mais bien une fiction qui permit à la population
ouest-allemande de se confronter à son passé, par le biais de la diffusion
télévisuelle de la série Holocauste. À travers le destin d’une famille juive, les
épisodes de la série teintée de soap opera font émerger l’implication des
Allemands dans l’entreprise de destruction et réveillent les consciences
endormies. Ainsi la fiction a une vertu, celle de participer à la construction de la
mémoire allemande du nazisme et de fournir à la population des clés de lecture
et de compréhension de son passé. La multiplication des œuvres de fiction
durant les années 2000 (au cinéma : Oliver Hirschbiegel, La Chute, 2004 ; en
littérature : Timur Vermes, Il est de retour, 2012) ont permis « une
dédramatisation du sujet Hitler outre-Rhin » (Nicolas Patin).
Aujourd’hui, on ne compte plus les uchronies sur le nazisme. Dans la lignée
orwellienne, les fantasmes des auteurs de science-fiction semblent sans limites,
dépassant parfois le cadre littéraire (le jeu vidéo Wolfenstein II propose de lutter
contre des nazis ayant envahi les États-Unis). Le best-seller de 1962 décrivant la
défaite des Alliés face aux nazis en 1947 de Philipp K. Dick, Le Maître du haut
château, se voit adapté en série télévisée par le géant Amazon. Le manga Jin-
Roh, la brigade des loups de Mamoru Oshii, décrivant un Japon nazifié dans les
années 1950 est désormais adapté en film d’animation (réalisation éponyme de
Hiroyuki Okiura en 2000). Jamais l’œuvre fictionnelle ne fut aussi diverse et
mondialisée. Le nazisme s’est externalisé au seul champ de l’histoire et, si la
question morale de sa compatibilité fictionnelle demeure, répond à un impératif :
celui de l’éternelle sidération pour l’incompréhensible.

La Liste de Schindler : fiction, nazisme et Shoah

Tourné au printemps 1993 dans l’ancien quartier juif de Kazimierz à Cracovie (Pologne), le
film de Steven Spielberg, sept fois oscarisé, constitue dans l’imaginaire collectif la
représentation fictionnelle mondiale du nazisme et de la Shoah. L’adaptation
cinématographique du roman de l’Australien Thomas Keneally (1982) est aujourd’hui
détenue par la bibliothèque du Congrès pour son « importance culturelle, historique et
esthétique ». L’œuvre semble résolument incontournable et indiscutable.
Pourtant, le film n’a pas échappé à sa sortie à la question de la pertinence face à l’histoire.
Le débat fut notamment posé par Claude Lanzmann dans Le Monde où il signa un texte
intitulé « Holocauste, la représentation impossible », en mars 1994 lors de la sortie en salles.
S’en suivent des critiques fusant de toute part, y compris du monde du cinéma. Le
réalisateur Terry Gilliam pointe du doigt la démarche optimistique de Spielberg et d’une
« happy end » jugée comme indigne. La valorisation du Juste, à travers l’industriel Oskar
Schindler, tendrait à faire oublier la réelle nature du bourreau nazi. La tension volontairement
exagérée par l’arsenal technique du cinéma (gros plans, musique, bruitage) lors de la scène
de la douche écœure certains historiens (Annette Wieviorka). Le choix de filmer « caméra à
l’épaule » une part importante du film afin de renforcer l’effet documentaire apparaît comme
discutable sur les motivations du réalisateur : film ou documentaire ? Enfin, l’arrangement
avec l’histoire pour les besoins scénaristiques jette le trouble sur l’acceptation de l’œuvre
dans sa fidélité au passé. La petite fille au manteau rouge, Roma Ligocka, fil conducteur du
film et personnage bien réel, survécut à la Shoah contrairement à son destin fictionnel.
Au-delà de ces critiques, que reste-t-il du film dans son apport historique ? La reconstitution
des ghettos est une réussite incontestable et permet une immersion dans un aspect
désincarné par les productions de l’historiographie. Le film relève également le tour de force
de pénétrer l’univers mental du nazi pour le spectateur. Ce dernier assiste en effet à
l’intégralité du processus de destruction, bien au-delà de l’acte homicide. De la fabrication de
la vision du monde nazi à la liquidation des ghettos, de la déportation puis extermination
jusqu’à l’opération 1005 (disparition des traces du génocide), La Liste de Schindler s’attache
à démontrer le processus de la destruction dans sa globalité.
Enfin, l’œuvre de fiction s’est doublée d’un travail de mémoire. Spielberg créa la Fondation
de l’Histoire Visuelle des Survivants de la Shoah, visant à récolter des témoignages filmés
des survivants de la Shoah afin de constituer un vaste corpus d’archives, utilisable à l’avenir
par les historiens.
« La dénazification a permis de tourner la page. »

Je crois qu’il est désormais temps que nous en finissions avec tout ce qui
renifle le nazisme.
Konrad Adenauer, discours au Reichstag, 22 octobre 1952

Par-delà les meurtrissures et les souffrances, la question de la mémoire du


nazisme est indissociable de la période qui s’en suivit, appelée
« dénazification ». « Dans un pays sans mémoire, tout est possible », déclarait
l’historien Michael Stürmer. Le refoulement de la mémoire, mécanisme de
protection d’une population à la fois victime et actrice, eut vertu déculpabilisante
dans la reconstruction de l’État. Entre octobre 2010 et février 2011, l’exposition
« Hitler und die Deutschen » (« Hitler et les Allemands ») organisée par le
Musée historique de Berlin, forte de 265 000 visiteurs, se déroule dans un climat
d’apaisement dénué de toute polémique. Les Allemands semblent bel et bien
avoir tourné la page du nazisme, désormais prêts à affronter leur passé sans
réticences ni querelles d’opinions. Le processus de dénazification entamée dans
l’immédiat après-guerre aurait donc réussi à réconcilier les mémoires et à en
finir avec le nazisme.
La rapidité de prise en considération de la question dans les zones
occidentales de gestion de l’Allemagne en 1945 permit de développer l’idée
d’une page rapidement tournée : 870 000 personnes renvoyées de leur activité,
800 condamnations à mort, envoi de questionnaires pour classer le degré de
sympathie et d’implication au régime. En RDA, l’héritage du nazisme fut perçu
comme responsabilité de la RFA. La page est tournée par une dénazification
expéditive et par l’imposition d’une imagerie communiste et soviétique de la
victoire. En RFA, le sujet est éminemment plus complexe. Les lois d’amnistie
de 1949 et 1953 sur la prescription des délits mineurs liés au nazisme accélèrent
le processus de refoulement mémoriel et actent l’entrée dans une nouvelle
séquence nationale, enfouissant le nazisme sous les décombres de la guerre
passée. Certes, à l’orée des années 1950, près de 75 % des Allemands
n’éprouvent plus aucune sympathie pour le nazisme. Mais qu’en est-il
réellement dans les consciences, au-delà des déclarations ? La dénazification
n’est pas qu’un processus de refonte démocratique mais également un outil
punitif. À ce titre, certaines trajectoires personnelles comme collectives
démontrent une volonté d’échapper à ce mécanisme perçu comme une mainmise
alliée sur l’Allemagne en reconstruction (le terme même de « dénazification »
est une création étrangère et non allemande – Entnazifizierung –, issu des
accords de Potsdam du 2 août 1945).
La chronologie des procès liés au règlement du sort des dignitaires nazis et les
attitudes suscitées permettent de mieux saisir la survivance d’un rapport filial au
nazisme pour certains. Si les procès de Nuremberg n’ont pas suscité de
complaisance particulière envers les accusés de la part des Allemands (à
l’exception des différentes Églises appelant à suspendre les exécutions issues du
verdict), les jugements suivants sont plus équivoques. Ainsi, le 7 janvier 1951,
ce sont quelque 4 000 Allemands qui manifestèrent à la prison du Landsberg,
pour s’indigner du verdict de la proclamation de la peine de mort envers Otto
Ohlendorf, responsable du Einsatzgruppe D. Face à eux, 300 contre-
manifestants, survivants juifs de la Shoah, s’opposèrent. Durant ces altercations,
les slogans « Juden raus ! » (« Juifs dehors ! »), familiers des années 1930, se
firent entendre.
Le nécessaire redressement de l’Allemagne a produit des situations
ubuesques. Dans les années 1950, 91 % des juges bavarois sont d’anciens
membres du NSDAP* quand, dans le même temps, les services de
renseignements américains, français, britanniques et ouest-allemands ont recruté
l’élite scientifique nazie afin de s’attacher leurs services. Les dénonciations
émises par la RDA à l’endroit de sa voisine occidentale firent accélérer le
processus de dénazification. La publication par la RDA du Braunbuch (Livre
brun) en 1965, rassemblant la liste d’anciens nazis occupant des fonctions
majeures en RFA raviva les tensions autour d’une dénazification bâclée et
opportuniste.
En mai 1985, lors des commémorations officielles du quarantième
anniversaire de la capitulation nazie, le président américain Ronald Reagan se
rendit au cimetière militaire de Bitburg, lieu de sépultures de nombreux officiers
SS*. Suscitant un véritable tollé, cette visite réactiva la délicate question de la
mémoire confondant Allemands et nazis. Cette volonté de la population
allemande de se démarquer d’un régime qu’il aurait uniquement subi à défaut
d’y adhérer se heurta à l’historiographie. La posture du « nous ne savions pas »
de la population allemande quant à la Shoah a été battue en brèche par Peter
Longerich (« Nous ne savions pas ». Les Allemands et la Solution finale, 2006).
Si les Allemands n’avaient qu’une conception floue des conditions de mise à
mort ainsi qu’une ignorance de leur caractère systématique, le sort des Juifs
déportés à l’Est ne pouvait que se solder par la mort étant donné le niveau de
connaissances sur la ségrégation réservée aux Juifs et le degré de violence du
discours antisémite. Jusque-là épargnée par la dénazification, la population
allemande se rend, au regard de l’histoire, coupable par sa passivité globale sur
le sort des Juifs.
L’historiographie post-dénazification n’eut cependant pas vocation à accuser
ni à réunifier les mémoires, mais à montrer la complexité et l’imbrication des
échelles dans le déroulement du nazisme et du génocide. En 1995, l’exposition
sur « les crimes de guerre de la Wehrmacht » à Hambourg est un violent rappel
d’une dénazification peu précautionneuse de la véracité historique. Jusque-là
relativement épargnés dans la responsabilité criminelle au détriment d’une SS
sanguinaire, les Allemands renouent avec un passé entaché de possibles
complicités familiales dans l’horreur. Un an plus tard, l’ouvrage Les Bourreaux
volontaires de Hitler de Daniel J. Goldhagen achève, non sans polémiques, cette
redécouverte. « L’honneur de l’ancienne armée allemande n’a pas été entamée »
rappelait avec force le chancelier Adenauer au Bundestag en 1951. La
mythologie d’une armée de professionnels, d’une armée « propre », renforcée
par l’attentat manqué contre Hitler en juillet 1944, avait servi la réincorporation
de militaires dans la Bundeswehr naissante de l’après-guerre. La dénazification
avait masqué, par intérêt de reconstruction et de solidification nationale, cette
participation effective. La signature de la capitulation par Dönitz venait sceller
l’image d’une armée de « raison » pour la mémoire collective allemande. Les
recherches sur la violence dans les crimes nazis ont démontré que les
participations individuelles sont bien plus nombreuses et les responsabilités bien
plus partagées que la lecture classique et rassurante de la dénazification faisant
des membres de la SS les protagonistes centraux et plénipotentiaires de la
terreur.
Enfin, une dénazification peu soutenue dans certains territoires eut des effets
désastreux lors du surgissement du passé dans l’opinion publique. L’Autriche,
intégrée au Grand Reich par l’Anschluss de 1938, ne jugea pas nécessaire
d’opérer une mue dénazificatrice de grande ampleur à l’issue de la guerre.
Davantage perçu comme victime qu’acteur du nazisme, l’État autrichien se
refonda sur une conception externe du nazisme sur son sol. Or, les révélations
sur le passé nazi de Kurt Waldheim, secrétaire général des Nations unies (1972-
1981) et président de la République d’Autriche (1986-1992) suscitèrent une vive
émotion au sein de la population autrichienne. Le cas de cet ancien officier de
renseignements de la Wehrmacht devenu président posa la question du bien
fondé de la dénazification, pouvant se montrer a posteriori désastreuse pour
l’image de l’homme concerné comme du pays qu’il représente (Suite à ces
révélations, Waldheim resta interdit de séjour aux États-Unis jusqu’à sa mort en
2007).
En somme, ce n’est pas la dénazification qui a permis de tourner la page mais
davantage le processus mémoriel des années 1990, amalgamant la fin de la
Guerre froide à l’arrivée de générations ne pouvant reprocher à des parents trop
jeunes leur rôle dans un Troisième Reich qu’il n’avait pas connu.

La difficile mémoire du nazisme à Munich

Munich est le « bastion du sentiment réactionnaire », soulignait Thomas Mann en 1926. Plus
qu’ailleurs, la mémoire du nazisme dans la ville « capitale du mouvement » (titre honorifique
attribué par Hitler à la capitale bavaroise le 8 août 1935) est complexe. La « Maison brune »,
le « putsch de la brasserie », Dachau, la signature des accords de septembre 1938, autant
de lieux, d’événements, avec lesquels la ville doit désormais composer. Si la plupart des
bâtiments témoins du nazisme naissant et grandissant ont été rasés après la Seconde
Guerre mondiale dans la perspective d’« éliminer toutes traces » (Peter Reichel, L’Allemagne
et sa mémoire, 1998), certains, à l’image de l’École de musique (lieu de signature des
accords de Munich) sont toujours là, rendant délicate la question d’un tourisme nostalgique
des heures sombres. Durant la Guerre froide, Munich a voulu gommer l’essentiel des traces
pouvant l’assimiler à la capitale du mouvement nazi et en faire la genèse du désastre.
L’image de la ville est alors celle de l’ouverture au monde, du modernisme, accéléré par la
nécessaire reconstruction de bâtiments dévastés par les bombardements. L’effacement du
paysage du souvenir rend difficile, voire impossible, tout processus mémoriel spécifique à la
capitale bavaroise et tend à diluer sa place dans une histoire allemande du nazisme, et non
bavaroise.
Cependant, en 2015, sur les lieux mêmes du siège du NSDAP, un musée du nazisme vit le
jour. Ce cube architectural blanc, à la fois lieu de mémoire et centre de documentation,
s’invite dans le passé brun de la ville. Porté par une muséographie déroutante (la visite
commence par les étages supérieurs pour se poursuivre chronologiquement dans les étages
inférieurs, dans une symbolique de descente aux enfers), l’exposition permanente ne se
cantonne pas aux années du pouvoir, mais projette le nazisme dans la société allemande
actuelle par le biais de l’antisémitisme aujourd’hui.
Parallèlement à cette volonté pour la ville d’affronter son passé, l’absence d’initiative
mémorielle intégrée à une politique fédérale supposée faire consensus surprend. La
municipalité ne souhaite pas mémorialiser ses rues avec les stolpersteine (« pierres de
trébuchement »). Créés par l’artiste berlinois Gunter Demnig, ces pavés métalliques sur
lesquels est inscrit le parcours d’une victime du nazisme sont imbriqués sur les trottoirs des
principales villes allemandes et affleurent afin de créer le trouble et l’arrêt lors du passage
des piétons. Rendues illégales par la municipalité à Munich ne souhaitant pas honorer cette
mémoire, et à défaut d’être de trébuchement, ces pierres sont d’achoppement dans la
construction mémorielle à l’échelle fédérale.
« Il y a désormais consensus historique sur le
nazisme. »

Aujourd’hui, ce passé-là [le nazisme] est enseigné partout, traité dans des
livres, des films. L’Allemagne a retrouvé la mémoire.
Elie Wiesel, interview donnée à l’hebdomadaire Le Point, 11 septembre 2008

Tout aurait été écrit sur le nazisme. Pas un sujet n’a été aussi étudié, analysé,
commenté par l’historien malgré sa contemporanéité. Non linéaire – la querelle
des historiens en 1986 est là pour le rappeler –, la prise en compte du nazisme
par l’historiographie serait arrivée à un consensus se heurtant au fait qu’il serait
presque obscène de continuer à en débattre. Comme le suggérait Claude
Lanzmann à la sortie de Shoah, il ne sert plus à rien d’« expliquer ». Arguant du
fait que son œuvre constituait l’aboutissement de la démonstration historique, il
positionne également le débat sur l’aberration de la recherche permanente
d’analyses sur un sujet d’étude désormais éculé. L’ouverture des archives est-
allemandes après 1989 et le réexamen du stalinisme ont permis, par effet
comparatiste, de forger un certain consensus autour de la nature du nazisme. La
monstruosité des crimes nazis n’est plus à prouver et le différentiel mémoriel
entre nazisme et communisme (Bernard Bruneteau, Le Totalitarisme. Origines
d’un concept, genèse d’un débat. 1930-1942, 2010) est encore trop présent pour
que l’on ne puisse pas être d’accord sur les conclusions historiques. Le nazisme
constitue une « mémoire chaude » face à une « mémoire froide » communiste
(Charles S. Maier). De fait, tant que l’objet d’études n’est pas refroidi, la voie du
consensus domine afin de faciliter le travail mémoriel. Abhorrer le nazisme ne
peut que teinter le champ de la recherche.
De cette posture découle l’idée que chaque nouvelle étude ne s’inscrivant pas
dans le consensus général de l’après-Guerre froide servirait une forme de
légitimation du nazisme. Le nazisme devenu incarnation du mal absolu pourrait
voir son image redorée par une étude iconoclaste, tantôt sur les bourreaux, tantôt
sur le consentement du peuple. Aucune démarche scientifique supplémentaire ne
serait suffisante pour subsumer la nature du nazisme. Depuis la fin des
années 1970, les principales caractéristiques du régime nazi sont connues et,
bien que toujours discutées, validées par l’essentiel des historiens : la fin de
l’hitlérocentrisme, la prégnance de l’antisémitisme comme essence
fondamentale, l’absence de processus linéaire et intentionnel d’un processus
génocidaire depuis les origines du nazisme. Devant ce consensus autour des
acteurs, des idées et des événements, tout débat paraît vain. Une décennie plus
tard, les apports de l’Alltagsgeschichte (Histoire du quotidien) ont permis de
fournir des clés de compréhension opératoires autour du consentement, de la
fascination ou de la répulsion de la société allemande pour le nouveau régime.
Pourtant, le consensus semble bien friable au regard des évolutions de
l’historiographie mais également des différentes politiques mémorielles en
Allemagne et dans les territoires touchés par le nazisme. Tout n’a pas été écrit
sur le nazisme. De nombreux pans restent à envisager avec des études de fond.
L’univers des ghettos, le rôle joué par la Wehrmacht, les crimes commis en
URSS, sont encore des angles morts de l’historiographie.
Sur les questions mémorielles, les gouvernements allemands successifs furent
confrontés à des querelles autour de ce qu’il était légitime ou non d’honorer.
L’étude des lieux de mémoires en Allemagne permet de mesurer ce malaise.
Quelle forme devait prendre l’inscription dans la pierre allemande de l’hommage
aux victimes du génocide ? L’élaboration du projet Denkmal für die ermordeten
Juden Europas (Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe) – communément
appelé Denkmal – en 2003 (inauguration en 2005) traduit les difficultés d’opérer
le consensus dans la commémoration et dans l’action politique. En effet, ce
monument composé de plus de 2 700 stèles de béton et désormais indissociable
du centre-ville berlinois n’est pas l’initiative du politique mais celle du citoyen et
de l’historien. Le projet est né en 1988 (soit 15 ans avant le début de
l’édification) à la demande d’un collectif de citoyens berlinois et de l’historien
allemand Eberhard Jäckel. Il se heurta à une droite conservatrice refusant la
repentance permanente qui trouva appui dans le retentissant article de l’écrivain
Martin Walser en juillet 1998 dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung sur
l’omniprésence de la Shoah dans le débat public. Si honorer le héros ou la
victime a fini malgré tout par s’imposer et aller de soi, faire la part belle au
bourreau l’était moins. Le projet de musée Topographie de la Terreur à Berlin en
témoigne. À l’origine fondation née en 1989 afin de préserver les terrains et
sous-sols en friche de l’ancien siège de la Gestapo* berlinoise, délaissé durant la
Guerre froide, Topographie de la Terreur se mue en exposition temporaire sur
les criminels de guerre du Troisième Reich. Elle perdura dix ans, preuve de
l’intérêt de la population allemande pour son passé noir.
En Pologne, la mémoire de la nation polonaise se mêle à l’histoire du
nazisme. Le 10 février 2018, le président Duda promulgue la loi sur l’Institut de
la mémoire nationale (IPN) rendant pénalement répréhensible « l’attribution à la
nation ou à l’État polonais, en dépit des faits, de crimes contre l’humanité ». En
dépit des faits sur lesquels les historiens n’ont pourtant guère de doutes. Une
semaine plus tard, lors de la conférence de Munich, son Premier ministre
Mateusz Morawiecki s’illustre tristement en affirmant qu’« il ne sera pas
punissable, il ne sera pas vu comme criminel de dire qu’il y a eu des bourreaux
polonais, tout comme il y eut des bourreaux juifs, ou comme il y eut des
bourreaux russes, ou ukrainiens, ou allemands ». Le consensus de la recherche
historique se heurte ici à la fabrication d’une mémoire nationale glorieuse
détachée de toute culpabilité.

Mein Kampf en France : polémique autour d’une réédition

Tombé dans le domaine public au 1er janvier 2016 (jusque-là, les droits étaient propriété
exclusive du Land de Bavière), Mein Kampf a fait l’objet d’une réédition scientifique en
Allemagne sous la direction de Christian Hartmann et sous l’égide de l’Institut d’histoire
contemporaine (IfZ) de Munich. Doté d’un appareil critique de 3 700 notes et sous-titré Une
édition critique, l’ouvrage est devenu une somme de près de 2 000 pages, écoulé à 85 000
exemplaires lors de sa première année de diffusion.
La maison Fayard, détentrice des droits en France, s’est emparée d’un projet d’édition
scientifique, déchaînant au passage les passions et posant la question de l’intérêt de la
réédition. La question est devenue politique, à la suite d’une tribune de Jean-Luc Mélenchon
s’opposant à la publication, arguant du fait que l’on ne pouvait décemment pas trouver en
librairie un ouvrage programmatique sur l’extermination des Juifs d’Europe. La
méconnaissance du contenu même de Mein Kampf par l’auteur de la tribune a permis de
comprendre les enjeux de la réédition scientifique et de la nécessaire connaissance
historique.
Les tenants d’une non-publication invoquent également l’hitléro-centrisme de l’œuvre, ne
primant pas dans la compréhension du nazisme. Paradoxal lorsque l’on sait que, depuis des
années, les meilleurs historiens s’accordent à dire qu’Hitler n’est pas le nazisme mais que le
nazisme sans Hitler est aberration. Autre argument : l’édition critique est faite en Allemagne
par les pointures scientifiques, à quoi bon refaire un travail déjà fait ? Un tel principe revient à
envisager l’histoire du nazisme et de Mein Kampf uniquement par la voie allemande. Or,
l’éclairage d’historiens étrangers ne peut être qu’un adjuvent salutaire à l’avancée de la
connaissance historique. La traduction du Journal de Goebbels, outil historique majeur, ainsi
que les analyses sur ce dernier des historiens Nicolas Patin et Florent Brayard, ont apporté
un éclairage novateur.
L’aspect commercial, ensuite : quid de l’argent généré par les ventes d’un tel texte ? Si la
question n’est pas réglée, l’exemple américain ne peut être qu’inspirant. Aux États-Unis, la
maison Houghton Mifflin Harcourt, détentrice des droits, distribue ses subsides à l’Anti-
Defamation League, reversant elle-même l’argent aux projets mémoriels et éducatifs sur le
génocide des Juifs.
Enfin, la question morale, éminemment centrale dans la publication et la diffusion de textes
nazis, se pose. La crainte de voir Mein Kampf devenir une relique sur les étals des librairies
se heurte à la dédiabolisation de l’objet, aisément accessible sur Internet. De plus, depuis
1979 et un arrêt de la Cour d’appel de Paris, le texte doit comporter un avertissement au
lecteur, rappelant l’incompatibilité des thèses présentées avec les valeurs républicaines.
S’inspirant d’une décision de la Cour de cassation allemande prise la même année,
rappelant que le texte étant antérieur à la République fédérale, il ne pouvait en menacer les
institutions, l’ouvrage est toujours disponible chez les antiquaires.
conclusion
Perclus dans un carcan d’idées reçues nées de l’après-1945, le nazisme s’est
longtemps résumé à une reductio ad hitlerum, à un programme de mort dénué de
toute logique et à une parenthèse historique confinant à l’aporie. L’impossibilité
d’expliquer l’inédit, de comprendre l’inhumain, a dérouté l’historien tentant
d’exhumer par l’archive l’indicible vérité, préalable à l’acceptation.
Cette confusion permanente, le nazisme l’a générée, de sa genèse bavaroise
jusqu’à la mémoire que l’on s’en fait aujourd’hui. Son histoire traverse le siècle,
ne se cantonnant pas aux soubresauts des années 1920, à l’expérience du pouvoir
des années 1933-1945 ou au génocide des Juifs d’Europe. De querelles
d’historiens en survivance idéologique, il continue à susciter la curiosité morbide
du néophyte et l’attirance herméneutique de l’initié. Tantôt objet politique de
guerre froide, tantôt contre-exemple modèle du socle de la construction
européenne, sa mémoire s’est modelée au miroir d’une époque, d’un contexte.
Mais au-delà de la multiplicité des intérêts et de la vacuité des poncifs, que reste-
t-il du nazisme aujourd’hui ? Il symbolise un référent moral de l’horreur,
dépassant le simple cadre de l’histoire. Les enjeux se situent davantage dans la
subtile conciliation de la mémoire des victimes et de l’écriture de l’histoire des
exécutants. Le nazisme doit se lire comme un processus de fabrication de la
destruction, dont la matrice, le liant et l’accélérateur sont la guerre. Ce qui nous
apparaît comme irrationnel fut pensé comme cohérent. Ce qui nous semble
immoral fut présenté comme probe. Ce qui nous dépasse fit sens. Le laboratoire
antisémite européen du XIXe siècle a fourni les codes du patrimoine génétique du
nazisme, habilement amalgamés aux craintes inhérentes à la société allemande
par Hitler, véritable « tambour » (Ian Kershaw) et caisse de résonance.
Cet ADN, comme anatomie du nazisme, est non seulement le patrimoine
historique de l’Allemagne mais également de l’Europe. Des corps alanguis
d’Allemands profitant des bords de mer du Nord, insouciants en 1933, aux corps
meurtris, décharnés, des Juifs d’Europe en 1945, la temporalité fut célérité. C’est
à présent sur le temps long que l’historien s’applique à examiner le nazisme. La
mémoire européenne est désormais tributaire d’une incarnation de ces êtres,
aussi bien bourreaux que victimes, afin de ne pas faire du nazisme un objet
d’histoire froid, où tout serait écrit, où tout aurait été déjà dit.
ANNEXES
Glossaire

Blutzeuge : membres du parti nazi morts lors du putsch manqué du 8 au


9 novembre 1923. Littéralement « témoins du sang », ils sont faits héros de la
nation par Hitler qui leur dédie un monument à Munich, dynamité par les troupes
américaines lors de leur entrée dans la ville en avril 1945.

DNVP : Deutschnationale Volkspartei (Parti Populaire National Allemand).


Parti politique conservateur fondé au sortir de la Première Guerre mondiale sur
une nostalgie de la monarchie, il se distingue par son implication dans le putsch
raté de Kapp en 1920 tentant de renverser la République de Weimar.
Profondément antirépublicain, le DNVP, emmené par Alfred Hugenberg,
participe au gouvernement de coalition formé par Hitler le 30 janvier 1933. Le
parti se dissout de lui-même en juin de la même année, le NSDAP ayant absorbé
une partie de ses membres.

Einsatzgruppen : « Groupes d’interventions ». Derrière la traduction littérale se


cachent des unités de policiers formées en 1938 lors de l’Anschluss, devenues
groupes mobiles de tuerie ayant pour fonction de ratisser les territoires de l’Est,
emboîtant le pas de l’avancée de la Wehrmacht, dans l’unique but de traquer,
rafler puis exterminer les populations juives. Les premiers assassinats
d’août 1941 marquent le début du génocide. Les Einsatzgruppen sont répartis en
quatre zones géographiques (A, B, C, D) correspondant à l’intégralité du front de
l’Est, de la Baltique à la mer Noire. Composés au maximum de 1 000 policiers
par unité, ces quatre groupes sont à l’origine de 800 000 victimes d’août à
décembre 1941.

Führer : Hérité du Führerprinzip, idée antiparlementariste renforçant le pouvoir


personnel dans la vision du monde nazie, le terme Führer (littéralement
« Guide ») s’amalgame à la personne d’Adolf Hitler dès la fondation du parti en
1920. Ayant d’abord vocation à désigner un statut, celui de président de parti, le
terme devient grade (déclinaison aux différents cadres du NSDAP, Heinrich
Himmler étant ainsi nommé Reichsführer-SS) avant de devenir allégorie du chef.

Gestapo : Geheime Staatspolizei (Police secrète d’État). Police politique fondée


par Hermann Goering le 26 avril 1933, elle a pour fonction initiale de traquer les
communistes et de surveiller la SA. Progressivement sous autorité de la SS
d’Heinrich Himmler et d’Heinrich Müller à partir de 1935, ses agissements se
font hors de tout cadre judiciaire. Ses domaines d’action couvrent une large
répression allant des communistes aux membres des Églises, de la lutte contre
les francs-maçons aux Juifs, mais également au contre-espionnage intérieur
comme extérieur.

Gleichschaltung : Habituellement traduit par « Mise au pas », il s’agit d’une


« synchronisation » (Pierre Ayçoberry) des actes politiques nazis en fonction de
leur idéologie. Ensemble de lois et de décisions prises entre la fin de l’hiver
1933 (incendie du Reichstag) et l’été 1934 (mort du président Hindenburg), il se
caractérise par de nombreuses purges dans la société allemande (Églises, partis
politiques, syndicats, Juifs, culture).

HitlerJugend : Jeunesse Hitlérienne. Organisation créée en 1926, elle est placée


sous l’autorité de Baldur von Schirach en 1931. Obligatoire à partir de
décembre 1936, elle vise à former idéologiquement les jeunes Allemands (de 6 à
18 ans) en leur prodiguant un enseignement moral et physique, répondant à des
catégories d’âge : Pimpf (enseignement moral, 6-10 ans), Jungvolk (serment au
drapeau, 10-14 ans), HitlerJugend (formation paramilitaire, 14-18 ans). Son
objectif est d’assurer la solidarité de la communauté dans une perspective
guerrière.

KL : Konzentrasionslager (Camp de concentration). De Dachau, premier camp


ouvert en mars 1933, à Mauthausen, dernier à être libéré en mai 1945, il a pour
fonction la rééducation de l’esprit (« Arbeit macht frei ») du détenu afin de
penser en bon nazi une fois la peine purgée. Outil central de l’appareil répressif
nazi, le KL est le lieu de détention des ennemis du régime, futurs Nacht und
Nebel (« Nuit et Brouillard »), regroupant les communistes, homosexuels,
témoins de Jéhovah, droits communs, résistants et Juifs.

KPD : Kommunistische Partei Deutschlands (Parti Communiste Allemand).


Parti politique fondé au tournant des années 1918-1919 par Rosa Luxemburg et
Karl Liebknecht, le KPD incarne une opposition dans les urnes comme dans la
rue au NSDAP durant les campagnes législatives des années 1930-1932. La
répression nazie envers les communistes passe par l’internement des dirigeants
(Ernst Thälmann) comme des membres dans les camps de concentration (à partir
de mars 1933), ainsi que par la dissolution du parti (mai 1933).

Lebensraum : Espace vital, espace de survie. Théorie forgée au XIXe siècle selon
laquelle le territoire politique de l’Allemagne serait insuffisant pour assurer la
survie du peuple, elle trouve un second souffle à la publication du livre Un
peuple sans espace, d’Hans Grimm en 1926. Les nazis utilisèrent cette théorie
pour justifier l’expansion vers l’Est, suivant la route naturelle historique des
chevaliers teutoniques et du Drang nach Osten (« Route vers l’Est », processus
de colonisation visant à repousser la frontière orientale du territoire germanique
à travers les siècles).

Mein Kampf : Ensemble de deux livres rédigés en 1924 par Adolf Hitler durant
son emprisonnement au Landsberg. Le premier tome est consacré à la réécriture
biographique d’Hitler quand le second présente une vision du monde nazie
articulée autour de trois thématiques : l’antisémitisme, l’antibolchevisme et le
rejet de la démocratie libérale. Publié pour la première fois en 1925, Mein Kampf
s’écoule à dix millions d’exemplaires jusqu’en 1945.

Nacht und Nebel : « Nuit et Brouillard ». Nom du décret signé par le maréchal
Wilhelm Keitel, daté du 7 décembre 1941. Il édicte la conduite à tenir envers les
populations susceptibles de commettre « des infractions contre le Reich ou
contre les forces d’occupation » et leur donne une dimension criminelle.
Communément appelés « NN », les ennemis du Reich sont destinés à disparaître
sans laisser de traces. Dans la pratique, les « NN » sont systématiquement
déportés dans les prisons puis en camps de concentration.

NSDAP : Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei (Parti national-


socialiste des travailleurs allemands). Héritier du DAP (Parti des travailleurs
allemands), le parti nazi est créé en août 1920 autour d’un programme (les 25
points) proclamé en février au sein du DAP. Il constitue le principal outil de
conquête du pouvoir à la disposition d’Hitler et devient assimilé à l’État une fois
le nazisme devenu régime.

RSHA : Reichssicherheitshauptamt (Office central de la Sécurité du Reich).


Structure logistique créée en septembre 1937 par Himmler en fusionnant les
différents services de renseignements (SD) et de police (Sipo). Elle devient la
cheville ouvrière de la mise en place du génocide des Juifs à l’été 1941, sous la
direction de Reinhard Heydrich, puis d’Ernst Kaltenbrunner. On trouve dans
l’organigramme du RSHA la présence d’Adolf Eichmann à la tête du bureau IV-
B4 chargé des « affaires juives ».

SA : Sturm Abteilung (Section d’Assaut). Dans la lignée des troupes d’assaut de


la Première Guerre mondiale, le NSDAP se dote à partir d’août 1921 d’une
milice capable de protéger les cadres du parti et d’assurer les opérations de
maintien de l’ordre public lors des manifestations. Confiée à Ernst Röhm, fidèle
d’Hitler, la SA est forte de près de 3 millions de membres en 1934.

Sonderkommandos : « Commandos spéciaux ». Les Sonderkommandos étaient,


à Auschwitz-Birkenau, des unités composées de Juifs déportés ayant pour
mission d’effectuer les « travaux » périphériques à l’extermination autour de la
chambre à gaz du centre de mise à mort. La présence de Juifs participant à ces
tâches est attestée dans d’autres sites d’extermination mais le terme
d’ArbeitJuden (« Juifs du travail ») est utilisé.
SS : Schutz Staffel (Escadron de Sécurité). Créée en 1925 par Julius Schreck, la
SS a pour mission première d’assurer la sécurité des sections locales du NSDAP,
sous ordres de la SA. La nomination d’Heinrich Himmler à la tête de cet « ordre
noir » en 1929 renforce l’étendue de ses pouvoirs. Elle devient le corps d’élite
du NSDAP ayant de multiples missions : militaires (Waffen-SS), répressives
(surveillance des camps de concentration) ou encore logistiques (investissement
dans les différents corps de police du Reich).

T4 : Programme d’extermination des handicapés mentaux et physiques, du nom


des locaux abritant la réalisation du projet, situés au numéro 4 de la
Tiergartenstraße. De l’été 1939 à septembre 1941, 70 000 personnes sont
assassinées dans six centres de mise à mort localisés en Allemagne. Les termes
d’« euthanasie » ou de « mort miséricordieuse » utilisés pour qualifier
l’opération sont un vocabulaire nazi. L’acte n’a aucune vocation à soulager les
victimes mais vise à l’éradication.

Völkisch : Courant ethno-raciste allemand du second XIXe siècle. Composé de


plus de soixante-dix groupes non structurés en parti politique, le mouvement
völkisch incarne l’extrême-droite allemande du Premier Reich. Le nazisme a
puisé dans ce mouvement les racines xénophobes et les projets discriminant de
son idéologie. Les écrits völkisch mentionnaient déjà une stéréotypie précise du
Juif (ingratitude physique, complotiste et criminel), abondamment reprise par les
nazis.

Volksgemeinschaft : Communauté du peuple. Par opposition à Volksgesellschaft


(société), renvoyant à l’héritage des Lumières et de 1789, les nazis prônent
l’avènement d’une communauté du peuple, d’une communauté nationale dont le
liant serait la pureté du sang, condition préalable à la préservation de la race.
L’avènement de la communauté du peuple ne peut se faire qu’en discriminant
toute personne ne correspondant pas aux critères d’intégration à ladite
communauté.
Weltanschauung : Littéralement « vision du monde », elle anime le projet nazi
autour de son épine dorsale : l’antisémitisme. Elle fixe le cap de la politique
nazie et d’elle découle ses grands principes : la lutte des races et la préservation
du sang. Sa réalisation passe par un combat permanent contre les ennemis
extérieurs et intérieurs, dans un but d’unité de la Volksgemeinschaft.

WVHA : Wirtschafts-Verwaltungshauptamt (Office central pour l’Économie et


l’Administration). Structure économique créée en février 1942 par Oswald Pohl,
elle est rattachée à la SS et a pour fonction d’incarner le volet économique du
génocide. Ses domaines de compétence concernent l’administration et
l’économie des troupes, les travaux de construction des sites de mise à mort ou
encore la gestion, redistribution et transformation des biens spoliés aux Juifs.
Pour aller plus loin…

La bibliographie sur le nazisme, considérable, est avant tout pertinente dans


son acception germanophone et anglophone, tant les travaux des historiens
allemands, britanniques et américains se caractérisent par leur foisonnement et
leur pertinence. Pour des questions pratiques, nous nous cantonnerons ici aux
ouvrages traduits en français et aux productions issues d’historiens
francophones. Afin de comprendre la façon dont s’est écrite l’histoire du
nazisme, un ouvrage s’est imposé comme incontournable de la part d’un des plus
éminents spécialistes de la question, Ian Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ?
Problèmes et perspectives d’interprétation, Gallimard, [1985] 1992.
Les idées reçues évoquées dans l’ouvrage doivent se lire selon l’éclairage
suivant :

Sur les origines du national-socialisme, il est particulièrement pertinent de
lire les ouvrages polémiques de la « querelle des historiens » pour poser le cadre
du débat. La lecture controversée du troisième volume (tome consacré au
national-socialisme) d’Ernst Nolte, Le Fascisme dans son époque, Julliard,
[1963] 1970, permet de saisir les erreurs et apports de l’historien allemand sur le
principe de causalité dans la survenue du nazisme. On lira avec attention
l’ouvrage fondamental de George L. Mosse, Les Racines intellectuelles du
Troisième Reich, Calmann-Lévy, [1964] 2006. L’auteur de la « brutalisation des
sociétés » livre une analyse du processus de long terme, depuis le XIXe siècle,
dans lequel est né le national-socialisme. Pour comprendre l’imbrication des
phénomènes autoritaires européens les uns aux autres et saisir la place
particulière du national-socialisme dans ceux-là, l’ouvrage de Philippe Burrin,
Fascisme, nazisme, autoritarisme, Le Seuil, 2000, s’impose comme précieux.
L’excellente synthèse historiographique sur le fascisme dans son ensemble (au-
delà du cas italien) d’Olivier Forlin, Le Fascisme. Historiographie et enjeux
mémoriels, La Découverte, 2013, offre un panorama du fascisme nécessaire à la
compréhension du phénomène au niveau européen. La question raciale a, quant à
elle, été parfaitement étudiée dans l’ouvrage pourtant méconnu, issu de travaux
de philosophes, Édouard Conte et Cornelia Essner, La Quête de la race. Une
anthropologie du nazisme, Hachette, 1995.

Sur la transformation du mouvement en régime politique, la question du
consentement et de l’adhésion des masses au mouvement peut se faire au travers
de deux ouvrages. Götz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands,
Flammarion, [2002] 2005, et Ian Kershaw, L’Opinion allemande sous le
nazisme. Bavière 1933-1945, CNRS Éditions, [1983] 2010.
Sur la figure d’Hitler, une kyrielle de biographies, souvent psychologisantes,
parfois pertinentes, furent produites. On retiendra un volume essentiel : la
biographie monumentale de Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, [1998] 1999,
constitue la référence la plus solide et permet, à travers l’examen du dictateur, de
lire le nazisme en filigrane. À noter l’existence d’un outil majeur, en langue
allemande, qui constitue l’inventaire de 1 500 travaux publiés sur Hitler :
Gerhard Schreiber, Hitler Interpretationen. 1923-1983. Ergebnisse, Methoden
und Probleme der Forschung, 1984. La transposition des Gender Studies n’a pas
échappé au nazisme. La réflexion la plus novatrice sur la place des femmes dans
le nazisme reste celle de Wendy Lower, Les Furies de Hitler. Comment les
femmes allemandes ont participé à la Shoah, Tallandier, [2014] 2015.

Sur la période du pouvoir à la guerre, l’entrée par l’œuvre de Pierre
Ayçoberry, La Société allemande sous le Troisième Reich, 1933-1945, Le Seuil,
1988, bien que datée, reste incontournable pour saisir « l’invasion du politique »
et la violence subie par la population mais également « la société de guerre »
pour comprendre le poids du conflit dans la modification des consciences.
L’ouvrage monumental de Nikolaus Wachsmann, KL, une histoire des camps de
concentration nazis, Gallimard, [2016] 2017, offre la première histoire globale
sur le système concentrationnaire nazi, des origines à son imaginaire, des
concepteurs, décideurs et gardiens aux victimes. Les phénomènes de résistance,
longtemps délaissés par l’historiographie, permettent d’être appréhendés dans
leur diversité de motivation et d’organisation dans Joachim Fest, La Résistance
allemande à Hitler, Perrin, [2006] 2013.
L’économie nazie dans son ensemble a, elle, été le sujet du travail faisant
désormais autorité d’Adam Tooze, Le Salaire de la destruction, Les Belles
Lettres, [2006] 2012.

Sur l’emballement génocidaire, pléthore d’ouvrages voient le jour dans le
champ plus vaste des sciences humaines. Nous nous consacrerons ici à l’examen
spécifique des ouvrages d’histoire. Il est des classiques que les études récentes
n’ont pas démodés. L’incontournable trilogie de Raul Hilberg, La Destruction
des Juifs d’Europe, Fayard, [1961] 1988, permet de comprendre les processus de
l’extermination. Idem pour Christopher R. Browning, Les Origines de la
Solution finale, Les Belles Lettres, [2005] 2007, pertinent pour entrevoir la
chronologie de la mise en place du génocide. La question des bourreaux,
devenue centrale dans l’étude du génocide, peut se faire autour de trois ouvrages
majeurs. La monographie de Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires.
Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en
Pologne, Les Belles Lettres, [1992] 1994, s’est imposée comme un classique
dans la compréhension du processus de distribution de l’ordre dans la hiérarchie
et dans le consentement à la destruction. Cette lecture doit être complétée par
celle de Christian Ingrao, Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de
guerre SS, Fayard, 2010. L’auteur dévoile les parcours et les cursus de formation
des principaux exécutants du génocide. L’analyse particulière de l’un de ces
commissionnaires peut se faire grâce à Nicolas Patin, Krüger, un bourreau
ordinaire, Fayard, 2017. Pour saisir le fonctionnement d’un centre de mise à
mort, l’opus de Tal Bruttmann, Auschwitz, La Découverte, 2015, permet une
synthèse à la fois pratique et documentée. La thématique de la fiction et la Shoah
peut être abordée à partir de l’angle cinématographique grâce à Ophir Lévy,
Images clandestines. Métamorphoses d’une mémoire visuelle des « camps »,
Hermann, 2016. Pour comprendre les errements historiques du Père Patrick
Desbois et les limites du traitement médiatique de la « Shoah par balles »,
l’article de Christian Ingrao, Jean Solchany, « La “Shoah par balles”.
Impressions historiennes sur l’enquête du père Desbois et sa médiatisation »,
Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 102, avril 2009, constitue à ce jour le plus
solide examen.
Sur la mémoire du nazisme, peu de travaux pertinents ont été réalisés par
l’historiographie française. L’outil de travail le plus solide reste Peter Reichel,
L’Allemagne et sa mémoire, Odile Jacob, 1998, à compléter avec l’intéressant
volume de Jean-Paul Cahn, Stefan Martens, Bernd Wegner (dir.), Le Troisième
Reich dans l’historiographie allemande, Septentrion, 2013, qui fournit la
traduction française d’une historiographie allemande sur la question des lieux de
pouvoir et de mémoire.
Le solide volume d’articles compulsés et réunis par Marie-Bénédicte Vincent
(dir.), La Dénazification, Perrin, 2008 est un outil efficace pour saisir les formes
prises par la dénazification dès l’immédiat après-guerre puis les différences de
méthodes et d’intérêts en RFA et RDA. Sur les formes de l’exportation du
modèle à l’étranger, le livre de Frédéric Sallée, Sur les chemins de terre brune.
Voyages dans l’Allemagne nazie. 1933-1939, Fayard, 2017, permet de
comprendre l’ampleur du magnétisme nazi en Europe mais également au Proche
et Moyen-Orient, en Asie ou encore dans les Amériques.
L’ouvrage de Peter Longerich, « Nous ne savions pas ». Les Allemands et la
Solution finale. 1933-1945, Héloïse d’Ormesson, [2006] 2009, constitue quant à
lui une avancée considérable dans la cassure du refoulement de la mémoire
allemande sur le nazisme. La survivance du mythe d’une Wehrmacht au-dessus
de tous soupçons fut remise en cause par l’ouvrage de Sönke Neitzel, Harald
Welzer, Soldats, Gallimard, [2011] 2013. Il peut être complété par la lecture de
Wolfram Wette, Les Crimes de la Wehrmacht, Perrin, [2002] 2009.
Titres disponibles en version numérique
( Liste non-exhaustive )


— Les Addictions, L. Karila

— L’Afrique, H. d’Almeida Topor


— L’Alcoolisme, L. Karila

— Allaiter : pourquoi ? comment ?, V. Boulinguez-Jouan


— Alzheimer, F. Moulin & S. Thévenet

— L’Anarchisme, Ph. Pelletier

— Les Anglais, S. Pickard

— L’Archéologie, Ph. Jockey

— Le Bouddhisme, B. Faure

— La Bioéthique, M.-G. Pinsart

— Clichés Tibétains, F. Robin (dir.)


— La Colonisation, Ch. Taraud

— Les Croisades, J. Flori

— Darwin n’est pas celui qu’on croit, P. Tort


— Le Diabète, M. Popelier
— Les Dinosaures, E. Buffetaut

— La Dyslexie, A. Dumont
— L’Édition, B. Legendre

— L’Égypte pharaonique, D. Laboury


— Des Guerres et des Hommes, M. de Fritsch & O. Hubac
— Le Grand Livre des idées reçues, Insolite & Grandes énigmes, collectif

— La Grèce antique, Ph. Jockey

— Les Harkis, F. Besnaci-Lancou & A. Moumen


— La Hollande, Th. Beaufils

— La Fascination du Japon, Ph. Pelletier

— Le Féminisme au-delà des idées reçues, Ch. Bard

— Les Francs-Maçons, J. Moreau

— L’Hyperactivité, E. Acquaviva & C. Duhamel


— Idées reçues sur le monde arabe, P. Vermeren (dir.)

— Idées reçues sur les troubles bipolaires, Th. Haustgen

— L’Irlande, J. Guiffan & E. Falc’her-Poyroux

— L’Islam, P. Balta

— Islam & Coran, P. Balta, M. Cuypers & G. Gobillot

— Jésus, D. Fricker

— Le Liban, D. Meier
— Les lieux des erreurs scientifiques, G. Ramuni

— Les Lumières, Ch. Destain


— Madagascar, P. Rajeriarison & S. Urfer

— Le Maghreb, P. Vermeren
— Le Maroc, P. Vermeren
— Marx, Y. Quiniou

— Mythologie des jeux vidéo, L. Tremel & T. Fortin


— Mythologie des séries télé, J.-P. Esquenazi

— Les Nanotechnologies, D. Vinck

— Nietzsche, P. Wotling
— Le Paléolithique, M. Groenen

— Les Pieds-Noirs, J.-J. Jordi

— Les Phobies : faut-il en avoir peur ?, A. Pelissolo

— Le Portugal, P. Léglise Costa

— Les Psychotropes, B. Granger & V. Jalfre


— L’Obésité, J.-M. Borys

— Le Rap, A. Pecqueux

— La Révolution française, J.-C. Martin

— La Schizophrénie, B. Granger & J. Naudin

— Les scientifiques jouent-ils aux dés ?, R.-E. Eastes & B. Lelu (dir.)

— Sommes-nous tous voués à disparaître ?, E. Buffetaut

— La Télé-Réalité, F. Jost
— Le Vatican, du mythe à la réalité, N. Steeves

— Le Viet Nam, H. Do Benoit


— Les Vikings, R. Boyer

Pour connaître la liste complète


des titres de la collection :
www.lecavalierbleu.com
Éditeur : Marie-Laurence Dubray.
Remerciements de l’Éditeur à : Anne-Laure Marsaleix.
En couverture : © Hugo Jaeger/Getty Images
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© Le Cavalier Bleu.
« Idées reçues » est une marque protégée.

Crédits photos : © Yad Vashem Photo Archive, 85DO2 ; Musée d’Auschwitz.

ISBN : 979-10-3180-288-6 / Dépôt légal : novembre 2018.
Numérisé en France le 27 septembre 2018 par Zebook à Paris.
ISBN numérique : 979-10-3180-321-0.

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