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COMMENT LA PAROLE
VIENT AUX ENFANTS
Ainsi que pour tous les petits enfants qui m'ont conviée à partager leur
langage.
Ce livre trouve son origine dans une réflexion commencée il y a
trente ans au Centre d'Étude des Processus Cognitifs et du Langage. Je
ne saurais citer tous ceux qui par leur savoir, leurs idées et leur amitié
ont accompagné ma démarche. J'ai une dette envers François Bresson
et Jacques Mehler qui m'ont initiée aux sciences cognitives. De
nombreuses recherches citées dans ce livre ont bénéficié des
connaissances et de la collaboration de M. Vihman, P. Hallé, N. Bacri,
C. Durand et L. Sagart ainsi que de collègues français, suédois ou
américains fascinés comme moi par le développement de l'enfant. Par
leurs idées et leurs travaux, M. Vihman, P. MacNeilage, P. Jusczyk,
V. Valian, S de Schonen et J. Bertoncini ont contribué à organiser ce
domaine de recherche. Les discussions avec eux m'ont beaucoup
apporté.
Je voudrais remercier de leurs suggestions et commentaires ceux qui
ont bien voulu lire les différents chapitres de ce livre : P. Hallé,
E. Dupoux, C. Jakubovicz, S. Fisher, K. O'Regan. Je remercie
également J. Blamont pour sa relecture attentive.
Catherine Durand a apporté toutes ces dernières années son aide
aussi bien pour les études avec les enfants que lors de la rédaction de
ce livre. Qu'elle en soit particulièrement remerciée. Que s'exprime ici
notre gratitude envers les nombreux parents et éducateurs des crèches
et des hôpitaux sans lesquels nous n'aurions pu poursuivre nos
recherches auprès des enfants. L'hospitalité de l'EHESS m'a permis de
mener à bien ce travail dans une ambiance à la fois studieuse et
agréable.
INTRODUCTION
Le don de parole
« Prononce-t-il déjà ses premiers mots ? » Tous les parents
d'enfants d'un an se sont entendu poser cette question. Selon de
nombreuses traditions, le mot est reconnu comme geste créateur
par excellence. Dans l'Orient méditerranéen, c'est sur la
puissance du verbe que l'homme a fondé sa représentation du
monde : « J'ai créé toutes les formes avec ce qui est sorti de ma
bouche alors qu'il n'y avait ni ciel ni terre », dit le dieu égyptien
Ptah. Le monde apparaît alors comme illuminé par ce principe
de la création : mot et chose ne sont que deux aspects
correspondant à une même pensée créatrice.
Dans le livre de la Genèse, même idée. « Au commencement
était le Verbe. » Au début de chaque jour, la seule parole de
Dieu fait jaillir du néant ce qui n'est pas. Jusqu'au dernier des
six jours où Dieu dit : « Faisons l'homme à notre image. »
L'homme à son tour pourra « dire » et assurera ainsi sa
prééminence sur tous les animaux.
La puissance créatrice ou révélatrice du mot se retrouve dans
les contes de notre enfance. Il faut connaître le mot magique
pour que s'opère l'enchantement, pour accéder à la possession
de l'objet du désir. La connaissance du mot ouvre la porte du
monde mystérieux qui recèle les trésors : « Sésame ouvre-toi ! »
Sans le mot, on ne peut entrer dans le monde du savoir et du
pouvoir. Ainsi, mythologiquement créé par le verbe, l'homme
n'en finit pas de s'en rapporter à la valeur créatrice de la parole.
Aujourd'hui, il n'est que de voir l'influence de l'écriture et l'aura
qui entoure les romanciers pour constater qu'a perduré et que
perdurera l'essence magique des mots. Tant il est vrai qu'avec ce
don de parole, l'homme a créé un monde mental qui enrichit la
communication avec les autres, alimente la pensée intérieure et
bouleverse les rapports avec le temps. Avec un passé retrouvé et
un futur imaginé.
Un don complexe
La parole est l'activité du sujet parlant, c'est l'aspect de
réalisation du langage, dont elle n'est pas dissociable. Les
définitions du Petit Robert et du Larousse ne séparent pas
parole et langage. Si, pour le premier, le langage est « la
fonction d'expression de la pensée et de la communication entre
les hommes, mise en œuvre par les organes de la phonation
(parole) ou par une notation au moyen de signes matériels
(écriture) », pour l'autre, la parole est aussi « l'expression
verbale de la pensée ». Ces définitions mettent en évidence la
double fonction du langage : fonction d'expression de la pensée
et fonction de communication. Elles laissent en revanche dans
l'ombre sa nature et le fait qu'il est un système. Or, pour
comprendre le développement du langage et de la parole, il faut
d'abord rappeler avec Saussure1 que « tout propos sur l'essence
du langage commence par énoncer le caractère arbitraire du
signe ». Le mot « chien » et le mot « dog » désignent un même
animal dans deux langues différentes. Ni l'un ni l'autre de ces
mots n'a de rapport physique avec l'apparence ou avec un
attribut de l'animal, contrairement par exemple à l'onomatopée
« wouah wouah ». C'est pourquoi on dit que le mot est un signe
arbitraire, lié au sens. Il faut aussi remarquer que les langues
sont des systèmes combinatoires dont les règles organisent la
combinaison des éléments (phonèmes*, mots) en expressions
linguistiques. Toutes les langues parlées dans le monde, et il y
en a des milliers, reposent ainsi sur un système de signes
agencés selon des règles qui leur sont propres. Toutes les
langues ont en commun certains principes fondamentaux dont
nous donnerons quelques exemples : toutes sont fondées sur des
phonèmes qui se combinent en syllabes, toutes ont des
équivalents de noms et de verbes qui se combinent en
syntagmes et en phrases non pas par simple alignement, mais
selon une structure en « arbre ». Ces éléments, parmi d'autres,
représentent les principes fondamentaux pour lesquels notre
esprit est dessiné, ceux qui traduisent notre aptitude génétique
au langage. Par la suite, chaque langue sélectionne et organise
différemment ces éléments de base. Ainsi la séquence de sons
(phonèmes) « z » et « d », « zd » se retrouve-t-elle dans
certaines langues mais est exclue en français ; un ordre de
constituants de phrase sujet-objet-verbe (l'enfant la soupe
mange) est correct en birman mais incorrect en français ; les cas
sont indiqués par des flexions en russe et par des prépositions
en français, etc. Les langues déploient des procédures
extrêmement variées pour mettre en œuvre les principes
fondamentaux universels auxquels Noam Chomsky2 a donné le
nom de Grammaire Universelle (G.U).
Les pensées s'expriment à travers ce système constitué qu'est
le langage. Système pour transmettre de l'information, il est
d'abord un système de représentation qui permet de
« manipuler » nos pensées et nos connaissances sur le monde. Il
s'actualise par la parole. Si les hommes étaient de purs esprits,
ils se transmettraient directement leurs pensées mais, corps
autant qu'esprit, ils doivent recourir à un support physique pour
communiquer. L'art de communiquer nos idées dépend moins
des organes qui servent à cette communication que de la faculté
propre à l'homme d'avoir un langage fondé sur une
combinatoire de signes arbitraires – le langage des signes
utilisés par les sourds l'atteste. La parole reste cependant le
vecteur premier du langage.
Peut-on donc confondre langage et pensée ? Il est possible de
penser sans langage, en images mentales. Celles-ci se laissent
manipuler dans l'esprit sans le recours aux mots. Ainsi pouvons-
nous parfois penser des figures géométriques, des itinéraires
d'un lieu à un autre, ou des créations artistiques. Quant aux
bébés, ils forment des concepts avant de connaître des mots.
Don de l'évolution
Le langage est un don, c'est un cadeau de l'évolution.
Phylogénétiquement, l'homme ne préexiste pas au langage. Nos
cousins primates possèdent des systèmes visuels et auditifs
semblables aux nôtres, ils forment des sociétés organisées et ont
des systèmes de communication complexes. Ainsi, le singe
« vervet » avertit ses congénères d'un danger grâce à des cris
qui précisent si l'agresseur est un aigle, un serpent ou un
guépard. En ce qui concerne les grands singes, on a des doutes
sur leurs possibilités d'acquérir des fragments de langage, et ils
ne possèdent en tout cas pas de langage articulé. Phénomène
subtil, abstrait et culturel, le langage s'est sans doute ancré
tardivement dans le système biologique humain. On pense que
c'est entre l'Homo habilis et l'Homo sapiens, notre ancêtre le
plus sûr, que s'est inscrite dans le code génétique de l'espèce
cette aptitude à la parole. Elle a alors fondé l'univers biologique
et mental de l'homme.
L'appareil physique permettant la parole articulée a évolué
avec la station debout. Celle-ci a permis aux systèmes
respiratoire et phonatoire de prendre une orientation verticale.
Dans le même temps, la partie postérieure du système
articulatoire devenait verticale, mais non la partie antérieure ; il
en résulte ce fameux tube « coudé » qui distingue l'homme des
autres primates dont le tube vocal est diagonal. Cette évolution
a eu pour conséquence d'augmenter considérablement la
possibilité de produire des sons nouveaux et d'en accroître le
rythme et le contrôle. Mais tout autre est la question de savoir
comment organiser les possibilités phonatoires ainsi dégagées.
L'accroissement du volume cérébral et son remodelage ont
accompagné ces changements. C'est à partir d'eux
essentiellement que doivent s'imaginer les séquences de
changements génétiques qui ont abouti à inscrire dans notre
code génétique l'aptitude au langage parlé.
Un système interactif
L'enfant naît donc avec la connaissance implicite des
principes universels qui structurent le langage, et avec un
programme génétique d'acquisition. Mais il est indispensable,
pour que ce programme se déroule, que l'enfant entende parler.
Les nouveau-nés humains doivent acquérir leur langue. Sans
informations linguistiques, les aptitudes initiales resteraient non
accomplies.
Quelles sont les conditions initiales majeures pour le
développement du langage ? D'abord la possibilité d'organiser
les informations sensorielles. L'enfant doit distinguer puis
extraire les sons linguistiquement pertinents, ceux que
produisent les adultes en parlant. L'aboiement du chien de la
maison n'est pas un bruit linguistiquement pertinent,
contrairement à la voix du père disant « Bonjour » à un ami.
Seules des prédispositions à traiter les caractéristiques
acoustiques des sons qui constituent la parole peuvent permettre
une rapide organisation de sa perception. La parole se présente
comme une onde continue : l'enfant doit donc, dans un
deuxième temps, la segmenter, la catégoriser et en organiser les
variations selon leur valeur de signification. Les partitions
comme les catégorisations sont des attributs du langage que
l'enfant doit organiser pour réussir à parler. La troisième
condition porte sur le sens. Il s'agit de reconnaître, dans la
parole des autres, l'intention de signifier.
Chacune de ces compétences se déclenche en suivant une
série d'étapes réglées par une horloge biologique dès avant la
naissance. La première étape est constante chez tous les enfants.
Mais au fur et à mesure que le traitement de la parole se fait
plus complet, et par là plus complexe, la variété des réponses
disponibles se fait plus grande. L'individualité de l'enfant se
marque ainsi dans son rapport au langage mais le conduira sans
encombre à la connaissance de sa langue.
La première question à laquelle les psycholinguistes ont
voulu répondre, nous le verrons, est celle de la réalité des
mécanismes « innés ». Puis il s'est agi de voir la nature de ces
mécanismes, la façon dont ils opèrent, et les conditions
nécessaires et suffisantes de leur interaction avec un
environnement, sans oublier les formes de cet environnement.
Ces derniers points mettent en jeu le rôle de l'expérience avec
les langues.
La parole est donc pour l'enfant le support de l'information
qu'il reçoit sur la structure de sa langue. Mais elle a une autre
fonction essentielle, et qui se présente souvent en premier à
l'esprit, celle de communication.
Fonction de communication
Chez les êtres vivants, les formes de communication sont
diverses : gestes, regards, cris, signaux. Tous les sens peuvent
servir à donner des informations. La communication ne peut
donc être confondue avec la faculté de langage. Nous avons vu
que, expression de la pensée à travers un système structuré, le
langage, est bien plus qu'un moyen privilégié de communiquer.
Mais le langage parlé est aussi le système de communication
spécifique de l'espèce humaine, système dont la puissance et
l'efficacité ont bouleversé les possibilités de communication
entre les membres de la communauté humaine. Cependant les
hommes ont conservé d'autres moyens de communication : les
expressions de physionomie, les mimiques, les gestes des mains
et du corps, les figurations, etc. C'est à travers certains d'entre
eux que, bien avant de savoir parler, le nourrisson reçoit des
informations de son entourage et lui en transmet. Dès la
naissance, les regards, les odeurs, les sons, les caresses forment
un univers plein de significations auquel le nourrisson est
particulièrement sensible. L'enfant vit ainsi dans un contexte de
communication nécessaire à sa survie. Pour se développer
normalement, il doit non seulement recevoir des informations,
mais aussi désirer en communiquer. Il le fait d'abord grâce à son
corps, son regard et son sourire.
S'il entend parler, lui ne parle pas. L'écoute de la parole
adulte lui donne deux modèles. Le premier est simplement un
modèle de comportement : l'enfant voit que parler fait partie des
procédés de communication. Le second est le modèle de la
langue. Le langage reçu lui fournit les éléments qui
caractérisent la structure de la langue à apprendre ainsi que son
vocabulaire. Ces deux modèles doivent être fournis par
l'entourage social. Certes, il n'existe pas d'expériences dans ce
domaine pour affirmer que la communication entre personnes
physiques est indispensable à l'acquisition du langage,
qu'entendre parler à la radio ne suffit pas, mais tous les indices
le montrent. La communication vocale entre êtres humains
éveille et maintient chez le bébé le « désir » de parler. Il en va
de même pour la communication gestuelle dans le langage des
sourds-muets. Désir d'échanger des affects, des besoins et des
demandes, désir de s'inclure dans le groupe familial ou le
groupe des pairs par le langage, désir aussi de pouvoir dire et
entendre dire le monde qu'il découvre. Privés d'écoute du
langage, les « enfants sauvages » auraient perdu jusqu'à la
capacité d'apprendre à parler. Privés d'un minimum de soutien
social et linguistique, les petits enfants « mis au placard » sont
susceptibles d'avoir des carences qui parfois empêchent la mise
en place d'un langage normal. Cependant nous verrons que les
mécanismes de développement de la parole sont robustes et
résistent souvent à des situations extrêmes. Le désir de
communiquer n'est pas, en tant que tel, primordial dans la mise
en place des mécanismes de parole. Certains enfants autistes le
donnent à penser, qui parlent mais n'utilisent pas leur langage
pour communiquer. Ils articulent, sous forme de phrases
stéréotypées, des expressions formellement correctes mais qui
semblent dénuées d'intention de communiquer. Ils montrent
ainsi qu'un certain rejet ou une certaine incapacité à employer
des formes de communication n'entravent pas automatiquement
la mise en place des mécanismes de parole, bien qu'ils en
inhibent la fonction.
Un nouveau-né compétent
« Où l'on sait déjà tout, mais où rien n'est commencé. »
MADAME DE STAËL
L'émergence de la parole
De rapides spécialistes
de leur langue maternelle
Le babillage
« On pourrait, en suivant le même exemple, montrer comment un
enfant apprend à parler tout à fait, mais il suffit d'avoir observé
les commencements et l'on peut comprendre aisément la suite. »
G. DE CORDEMOY, XVIIIe siècle.
Ainsi, très tôt, les bébés subissent l'influence du langage parlé par
leur entourage. Dans les limites que leur impose leur manque d'habileté
articulatoire, ils sélectionnent un répertoire phonétique et accentuel
approprié à leur langue. Comme l'écrivait Antoine Grégoire43 dans son
étude sur ses deux enfants, « dès une époque qu'il est difficile de
préciser, mais assez rapprochée de la naissance, les deux enfants
donnaient l'impression de pratiquer, dans les traits généraux, la
prononciation du français ». Depuis, les études expérimentales ont
confirmé la réalité de ces impressions et montré qu'au moins dans la
seconde moitié de la première année – sinon avant –, l'intonation et la
phonétique des productions des enfants tendaient vers celles de leur
langue. L'idée de productions prélinguistiques complètement
indépendantes des premiers mots n'est aujourd'hui plus guère
soutenable.
Il n'existe pas de solution de continuité nette entre la phonétique et
l'intonation des productions de babillage d'une part et celles des
premières formes reconnues comme mots d'autre part. Cependant la
survenue de mots, ou d'expressions possédant un sens, marque une
étape essentielle dans le mode de développement. Les sélections ne
seront désormais plus « statistiques » mais dirigées vers un but.
Commence alors un processus d'adaptation au cours duquel l'intérêt du
chercheur se déplace vers de nouvelles questions : comment va se faire
l'acquisition du lexique ? et à travers elle, celle du système
phonologique de la langue ? Comment se constitue le sens des mots ?
Quelles relations peut-on établir entre la cognition et l'apprentissage
des mots ? Autant de questions auxquelles les enfants, dans le cours de
leur deuxième année, vont nous aider à répondre.
1 Grégoire A., L'Apprentissage du langage. Les deux premières années, Paris, Felix Alcan,
1937.
2 Koopmans-van-Beinum F. & Van-der-Stelt J., « Early stages in infant speech
development », Proceedings of the Institute of Phonetic Sciences, University of Amsterdam, 5,
1979, p. 30-43.
3 Masataka N., « Pitch characteristics of Japanese maternal speech to infants », Journal of
Child Language, 19, 1992, p. 213-223.
4 Kuhl P.K. & Meltzoff A.N., « The intermodal representation of speech in infants », Infant
Behavior and Development, 7, 1984, p. 361-381.
5 Oller D.K., « The emergence of the sounds of speech in infancy », dans G. Yeni-Komshian,
C. Kavanagh et C. Ferguson (Eds), Child phonology 1 : Production, New York, Academic Press,
1980.
6 Grégoire A., op. cit.
7 Kuhl P.K., « Innate predispositions and the effects of experience in speech perception : The
native language magnet theory », dans B. de Boysson-Bardies, S. de Schonen, P. Jusczyk,
P. MacNeilage & J. Morton (Eds), Developmental neurocognition : Speech and face processing in
the first year of life, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1993, p. 259-274.
8 Kuhl P.K., Williams K.A., Lacerda F., Stevens K.N & Lindblom B., « Linguistic experience
alters phonetic perception in infants by 6 months of age », Science, 255, 1992, p. 606-608.
9 Changeux J.-P., L'Homme neuronal, Paris, Fayard, 1983.
10 Werker J.F. & Tees R.C., « Cross-language speech perception : Evidence for perceptual
reorganization during the first year of life », Infant Behaviour and Development, 7, 1984, p. 49-
63.
11 Best C., « Emergence of language-specific constraints in perception of non-native speech :
A window on early phonological development », dans B. de Boysson-Bardies, S. de Schonen,
P. Jusczyk, P. MacNeilage & J. Morton (Eds.), Developmental neurocognition : Speech and face
processing in the first year of life, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1993, p. 289-304.
12 Grégoire A., op. cit.
13 Oller D.K. & Lynch M.P., « Infant vocalizations and innovations in infraphonology :
Toward a broader theory of development and disorders », dans C.A. Ferguson, L. Menn &
C. Stoel-Gammon (Eds.), Phonological development : models, research, implications, Timonium,
Maryland, York Press, 1992.
14 MacNeilage P.F. & Davis B.L., « Acquisition of speech production : Frames, then
content », dans M. Jeannerod (Ed.), Attention and performance, XIII. Motor representation and
control, Hillsdale, New Jersey, Lawrence Erlbaum Associates, 1991.
15 Kent R.D. & Murray A.D., « Acoustic features of infant vocalic utterances at 3, 6 and
9 months », Journal of Acoustic Society of America, 72, 1982, p. 353-365.
16 Boysson-Bardies B. de, Sagart L. & Durand C., « Discernible differences in the babbling
of infants according to target language », Journal of Child Language, 11, 1984, p. 1-15.
17 Grégoire A., op. cit.
18 Jakobson R., Kindersprache, Aphasie und allgemeine Lautgesetze, Uppsala, 1941, (trad.
fr. : Langage enfantin et aphasie, Paris, Éditions de Minuit, 1969).
19 Lenneberg E., « The capacity for language acquisition », dans J.A. Fodor et J.J. Katz
(Eds.), The structure of language : Readings in the philosophy of language, Englewood-Cliffs,
NJ, Prentice Hall Inc., 1964, (trad. fr. : « Aptitude à l'acquisition du langage », dans J. Mehler et
G. Noizet (Eds.), Textes pour une psycholinguistique, Paris, Mouton, 1974).
20 Chomsky N., « A review of Skinner's Verbal Behavior », Language, 35, 1959, p. 26-58,
(trad. fr. dans Langages, 4, 1969, n° 16, p. 16-49).
21 Oller D.K., Wieman L.A., Doyle W. & Ross C., « Infant Babbling and Speech », Journal
of Child Language, 3, 1975, p. 1-11.
22 MacNeilage P.F., « The control of speech production », dans G. Yeni-Komshian,
C. Kavanagh et C. Ferguson (Eds.), Child phonology 1 : Production, New York, Academic Press,
1980, p. 9-21.
23 Lindblom B., MacNeilage P. & Studdert-Kennedy M., « Self-organizing processes and the
explanation of phonological universals », dans B. Butterworth, B. Comrie et Ö. Dahl (Eds.),
Explanations of linguistic universals, The Hague, Mouton, 1983.
24 Studdert-Kennedy M.G., « Language development from an evolutionary perspective »,
dans N. Krasnegor, D. Rumbaugh, R. Schiefelbusch & M. Studdert-Kennedy (Eds.),
Biobehavioral Foundations of Language Development, Hillsdale, N.J., Lawrence Erlbaum
Associates, 1991.
25 Thelen E., « Motor aspects of emergent speech : a dynamic approach », dans
N.A. Krasnegor, D.M. Rumbaugh, R.L. Schiefelbusch & M. Studdert-Kennedy (Eds.), Biological
and behavorial determinants of language development, Hillsdale, NJ, Lawrence Erlbaum
Associates, 1991, p. 339-362.
26 MacNeilage P.F. & Davis B.L., op. cit.
27 Lindblom B., « Phonological units as adaptative emergents of lexical development », dans
C.A. Ferguson, L. Menn et C. Stoel-Gammon (Eds.), Phonological development : Models,
research, implications, Timonium, Maryland, York Press, 1992.
28 Oller D.K., Eilers R.E. & Steffens M., « Speech-like vocalizations in infancy : An
evaluation of potential risk factors », Journal of Child Language (sous presse).
29 Boysson-Bardies B. de, Hallé P., Sagart L. & Durand C., « A cross-linguistic investigation
of vowel formants in babbling », Journal of Child Language, 16, 1989, p. 1-17.
30 Changeux J.-P. & Dehaene S., « Neuronal models of cognitive functions », Cognition,
1989, 33, p. 63-110.
31 Edelman G.M., Neural Darwinism, New York, Basic Books, 1987.
32 Lieberman P., « On the development of vowel production in young children », dans
G. Yeni-Komshian, J. Kavanagh & C. Ferguson (Eds.), Child Phonology 1 : Production, New
York, Academic Press, 1980.
33 Boysson-Bardies B. de, Hallé P., Sagart L. & Durand C., op. cit.
34 Kuhl P.K., Williams K.A., Lacerda F., Stevens K.N. & Lindblom B., op. cit.
35 Boysson-Bardies B. de, Vihman M.M., Roug-Hellichius L., Durand C., Landberg I. &
Arao F., « Material evidence of infant selection from the target language : A cross-linguistic
phonetic study », dans C. Ferguson, L. Menn et C. Stoel-Gammon (Eds.) Phonological
development : Models, research, implications, Timonium (Maryland), York Press, 1992, p. 369-
391.
36 Boysson-Bardies B. de & Vihman M.M., « Adaptation to language : Evidence from
babbing and first words in four languages », Language, 67 (2), 1991, p. 297-319.
37 MacNeilage P.F. & Davis B.L., op. cit.
38 Les données sur le yoruba ont été recueillies au Nigeria par Grégoire Lyon.
39 Boysson-Bardies B. de, « Ontogeny of language-specific phonetic and lexical
productions », dans B. de Boysson-Bardies, S. de Schonen, P. Jusczyk, P. MacNeilage &
J. Morton (Eds.), Developmental neurocognition : Speech and face processing in the first year of
life, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1993.
40 Levitt A. & Wang Q., « Evidence for language-specific rythmic influences in the
reduplicative babbling of French – and English-learning infants », Language and Speech, 34,
1991, p. 235-249.
41 Hallé P., Boysson-Bardies B. de & Vihman M., « Beginnings of prosodic organization :
Intonation and duration patterns of disyllabes produced by Japanese and French infants »,
Language and Speech, 34 (4), 1991, p. 299-318.
42 Petitto L. & Marentette P., « Babbling in the manual mode : Evidence for the ontogeny of
language », Science, 251, 1991, p. 1493-1496.
43 Grégoire A., op. cit., p. 254.
CHAPITRE III
Communication et expressions
Le regard
Le turn-taking
Qui n'a vu, avec un regard un peu moqueur mais attendri, une mère,
un père ou une grand-mère se pencher sur un berceau et raconter au
bébé d'étranges « histoires » où se mêlent des mots tendres, des
onomatopées, des vocalisations, des encouragements ? Tout cela avec
une voix de falsetto et de larges glissandi. Qui n'a remarqué
l'application d'une mère, son articulation claire, et l'emphase sur le mot
ou le message qu'elle veut transmettre lorsqu'elle explique un « fait de
vie » à un jeune enfant ?
Victor Hugo25 ne connaissait pas seulement l'art d'être grand-père,
mais aussi celui de recréer, grâce aux mots, la fulgurance des images et
des émotions. Dans un ravissant poème, il montre l'effet du trop plein
d'amour maternel sur le vocabulaire de la mère.
Elle gazouille… Alors de sa voix la plus tendre
Couvant des yeux l'enfant que Dieu fait rayonner
Cherchant le plus doux nom qu'elle puisse donner
À sa joie, à son ange en fleur, à sa chimère :
– Te voilà réveillée, horreur, lui dit sa mère.
VICTOR HUGO (Jeanne endormie / La sieste)
Voix tendre de la mère, intonation modulée et claire des hôtesses des
aérogares, baryton dynamique des annonceurs de publicité, parole
sucrée des héroïnes de soap series, ton doctrinal du maître, toutes ces
utilisations des registres de la voix, de l'intonation et du tempo des
mots sont autant d'indications qui situent et complètent le contenu
sémantique du message. Modifier la manière dont on parle fonde la
plupart des interventions incitatives, érotiques ou didactiques, que
celles-ci soient conscientes ou inconscientes de la part du locuteur.
Imaginez que vous vous trouviez dans un autobus et que l'on vous
demande de deviner à qui parle l'homme ou la femme qui se trouve
derrière vous. Si c'est à un jeune enfant que parle l'inconnu(e), vous ne
vous y tromperez pas, et nul adulte ne s'y trompera. Presque tous les
adultes, quel que soit leur sexe ou leur âge, modifient leur façon de
parler pour s'adresser aux nourrissons et aux très jeunes enfants.
L'adulte manifeste sa sollicitude et la volonté de s'adapter aux capacités
de l'enfant en réglant le registre de sa voix, en adoptant un ton
affectueux et en articulant clairement et plus lentement les mots.
L'environnement linguistique des jeunes enfants est composé, en
grande partie tout du moins, de formes particulières du langage
appelées motherese et baby-talk dans la littérature anglaise. Si le terme
« parler bébé » est utilisé en français, aucun mot ne traduit motherese
dans notre langue. Ce terme renvoie plutôt aux modulations de la
prosodie et de la voix de la mère ou des adultes parlant aux bébés,
tandis que l'expression « parler bébé » insiste sur la simplification du
vocabulaire, de la syntaxe et de la forme des mots du langage adressé à
l'enfant un peu plus âgé, sans pour autant négliger les modes
d'intonation qui y sont joints.
Penchés sur le berceau d'un nourrisson ou s'occupant du bébé, les
adultes, lorsqu'ils parlent, se proposent d'abord d'établir un contact
affectif et de solliciter des vocalisations.
Le poète Zanzotto26 a créé le néologisme « pétel » pour parler de ce
langage maternel. « Le pétel… est la langue câline par laquelle les
mères s'adressent aux enfants très petits, qui voudrait coïncider avec
celle par laquelle s'expriment ces derniers. » Quelles sont les
caractéristiques de ce langage mater-nel ? On y remarque
particulièrement des modifications de la voix et de la prosodie : un
registre de voix plus haut qu'à l'habitude, une gamme de contours
d'intonation restreinte mais aux modulations et variations de hauteur
très exagérées, des formes mélodiques longues, douces, avec des
glissandi abrupts et des excursions amples. L'effet de rythmicité
prosodique de ces productions est amplifié par la fréquence des
répétitions. Cette élévation de la hauteur de la voix, ces modulations
exagérées des contours d'intonation, ces fréquences des répétitions
syllabiques et des schémas prosodiques sont parfaitement adaptées aux
capacités de perception et d'attention des jeunes nourrissons. D'autant
plus que les mères accompagnent souvent ces modifications vocales
d'expressions faciales exagérées (contacts des yeux, haussement des
sourcils, grands sourires), ainsi que de mouvements rythmiques du
corps ou d'ajustements de postures (prise dans les bras, rapprochement
du visage) qui focalisent l'attention du bébé, accentuent son intérêt et
fondent sa préférence pour cette forme de communication27-28-29.
Voix maternelle
L'intérêt très spécial que manifeste l'enfant pour la parole ayant les
caractéristiques mélodiques du motherese est confirmé par toutes les
expériences. Les bébés de deux à quatre semaines préfèrent la voix de
leur mère à celle d'une autre femme, mais seulement si la mère parle
avec une intonation normale. Dès sept semaines, les bébés préfèrent
écouter une femme parlant à un bébé, c'est-à-dire de la parole ayant les
caractéristiques mélodiques et rythmiques du motherese, plutôt que des
propos extraits de conversations entre adultes dans lesquels ces caracté-
ristiques sont absentes ou pour le moins très atténuées30-31. Cette
préférence, très forte, se retrouve jusque chez des enfants d'âge
préscolaire. Elle est indépendante de la langue utilisée par l'adulte.
J. Werker et ses collègues32 ont étudié les réactions de bébés cantonais
et américains de cinq mois quand on leur présente l'enregistrement
audio-vidéo d'une femme cantonaise parlant à son bébé de quatre mois,
et l'enregistrement de cette même femme parlant à un ami adulte. Les
bébés anglophones, comme les bébés cantonais, ont écouté plus
longtemps l'enregistrement de la mère cantonaise parlant à son bébé.
Un score prenant en compte les réactions affectives des bébés a donné
les mêmes résultats. Les bébés préfèrent écouter de la parole destinée à
des bébés, que ce soit dans leur langue ou non, qu'il s'agisse de leur
mère ou d'une femme étrangère. Le motherese a bien pour eux un statut
particulier.
À quoi sert le motherese ? Destinés, d'une part, à capter l'attention de
l'enfant et d'autre part, à le motiver pour favoriser les échanges, ces
premiers « messages vocaux » convoient d'abord, à travers des
contours mélodiques, des valeurs affectives. Chez les nourrissons, la
voix, plus que tout autre stimulus, provoque des sourires, attire le
regard, permet de maintenir un face-à-face avec l'enfant et enfin motive
des échanges de communication verbale. Ces précoces échanges
vocaux avec la mère orientent le bébé vers un mode de communication
oral. Il en va ainsi, vers la fin du deuxième mois, du comportement de
turn-taking durant lequel le nourrisson réagit aux sollicitations vocales
de la mère en gazouillant quand elle s'arrête.
L'utilisation par les parents d'une hauteur de voix plus élevée, plus
proche de celle du bébé, indique à celui-ci qu'il en est le bénéficiaire.
Les bébés sont si sensibles à cette « identification » par la hauteur de la
voix que, dès cinq mois, nous l'avons vu, ils répondent à leur père avec
une voix plus basse que celle qu'ils utilisent pour vocaliser en présence
de leur mère. La façon dont les adultes modifient les patterns
mélodiques en fonction du contexte de l'échange avec le bébé est « si
régulière et si consistante que les contours mélodiques sont la première
catégorie de messages vocaux que l'enfant peut traiter et imiter avant
d'être capable de produire les premières syllabes33 ». Aussi, dès quatre
mois, le bébé répond avec des signes affectifs plus positifs aux
vocalisations gratifiantes qu'aux vocalisations neutres ou à celles dont
le ton est plus répréhensif.
Le parler bébé
Périodes sensibles
1 Darwin C., The Expression of Emotions in Man and Animals, Murray, London, 1872. (Trad.
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9 Eibl-Eibesfeldt I., Ethology. The Biology of Behavior, New York, Holt, Rinehart and
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10 Rousseau J.-J., Essai sur l'origine des langues : Où il est parlé de la mélodie et de
l'imitation musicale, Belin, 1817, réédition Paris, Bibliothèque du graphe, s.d.
11 Meltzoff A.N. & Moore M.K., « Imitation of facial and manual gestures by human
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13 Streri A., « Tactile discrimination of shape and intermodal transfer in 2- to 3-months old
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14 Kuhl P.K. & Meltzoff A.N., « The intermodal representation of speech in infants », Infant
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15 MacKain K., Studdert-Kennedy M., Spieker S. & Stern D., « Infant intermodal speech
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16 Uzgiris I.C., « L'imitation dans les interactions précoces », in V. Pouthas et F. Jouen
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18 Termine N.T. & Izard C.E., « Infants' responses to their mothers' expressions of joy and
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19 Bühler C., Die ersten sozialen Verhaltensweisen des Kindes, Quellen und Studien zur
Jugendkunde, 5, 1927, p. 1-102.
20 Darwin C., op. cit.
21 Butterworth G.E. & Grover L., The origins of referential communication in human
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22 Scaife M. & Bruner J., « The capacity for joint visual attention in the infant », Nature,
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23 Butterworth G. & Cochran E., « Towards a mechanism of joint visual attention in human
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24 Cyrulnik B., Les Nourritures affectives, Paris, Éd. Odile Jacob, 1993.
25 Hugo V., « Jeanne endormie / La sieste », dans L'Art d'être grand-père, Paris, Flammarion,
1985 (première édition, Paris, A. Lemerre, 1881).
26 Zanzotto A., « Élégie du pétel », Arcanes 17, 1986.
27 Fernald A. & Simon T., « Expanded intonation contours in mothers' speech to newborns »,
Developmental Psychology, 20, 1984, p. 104-113.
28 Fernald A. & Kuhl P., « Acoustic determinants of infant reference or motherese speech »,
Infant Behavior and Development, 10, 1987, p. 279-283.
29 Papousek M., Papousek H. & Haekel M., « Didactic adjustments in fathers' and mothers'
speech to their three-month-old infants », Journal of Psycholinguistic Research, 16, 1987, p. 491-
516.
30 Fernald A., « Four-month-old infants prefer to listen to motherese », Infant Behavior and
Development, 8, 1985, p. 181-195.
31 Pegg J.E., Werker J.F. & McLeod P.J., « Preference for infant-directed over adult-directed
speech : Evidence from 7-week-old infants », Infant Behavior and Development, 15, 1992, p. 325-
345.
32 Werker J.F., Pegg J.E., McLeod P.J., « A cross-language investigation of infant preference
for infant-directed communication », Infant Behavior and Development, 17(3), 1994, p. 323-
333.
33 Papousek H. & Papousek M., « Apprentissage chez le nourrisson : un point de vue
synthétique », dans V. Pouthas et F. Jouen (Eds.), Les Comportements du bébé : expression de son
savoir ?, Liège, Mardaga, 1993, p. 120.
34 Cohen N.J. & Beckwith L., « Maternal language in infancy », Developmental Psychology,
12, 1976, p. 371-372.
35 Barthélemy l'Anglais, Livre des Propriétés des Choses, rédigé au XIIIe siècle, dont les
propos sont repris par de nombreux auteurs au Moyen Âge ; tiré de L'Enfance au Moyen Âge, de
Pierre Riché et Danièle Alexandre-Bidou, Paris, Seuil et Bibliothèque de France, 1994.
36 Aldebrandin de Sienne écrivait en français (médecin italien du XIII e siècle s'exprimant en
anglais), Le Régime du corps, édité par L. Landouzy et R. Pépin, Paris, 1911.
37 Vihman M.M., Kay E., Boysson-Bardies B. de, Durand C. & Sundberg U., « External
sources of individual differences ? A cross-linguistic analysis of the phonetic of mothers' speech
to One-year-old children », Developmental Psychology, 30(5), 1994, p. 651-662.
38 Ferguson C.A., « Baby talk in six languages », American Anthropologist, 1964, 66, (6 part
2), p. 103-104.
39 Ferguson C.A., 1964, ibid.
40 Blount B. G., Padgug E., « Mother and father speech : Distribution of parental speech
features in English and Spanish », Papers and Reports on Child Language Acquisition, 12, 1976,
p. 47-59.
41 Kelkar A., « Marathi baby talk », Word, 20, p. 40-54.
42 Garnica O., « Some prosodic and paralinguistic features of speech to young children »,
dans C.E. Snow et C.A. Ferguson (Eds.), Talking to children : Language input and acquisition,
Cambridge, Cambridge University Press, 1977, p. 63-68.
43 Stern D. N., Spieker S., Barnett R.K. & MacKain K., « The prosody of maternal speech :
Infant age and context related changes », Journal of Child Language, 10, 1983, p. 1-15.
44 Fernald A. & Morikawa H., « Common themes and cultural variations in Japanese and
American mothers' speech to infants », Child Development, 64, 1993, p. 637-656.
45 Grieser D.L. & Kuhl P.K., « Maternel speech to infants in a tonal language : Support for
universal prosodic features in motherese », Developmental Psychology, 24, 1988, p. 14-20.
46 Fernald A., Taeschner T., Dunn J., Papousek M., Boysson-Bardies B. de & Fukui I., « A
cross-language study of prosodic modifications in mothers' and fathers' speech to preverbal
infants », Journal of Child Language, 16(3) 1989, p. 477-501.
47 Grieser D.L. & Kuhl P.K., op. cit.
48 Tuaycharoen P., « An account of speech development of a Thai child : From babbling to
speech » dans T.L. Thongkum, V. Panupong, P. Kullavanijaya et M.R. Tingsabadh (Eds.), Studies
in Thai and Mon-Kmer phonetics and phonology : in honour of Eugenie J.A. Henderson,
Bangkok, Chulalongkorn University Press, 1979.
49 Ratner N.B. & Pye C., « Higher pitch is not universal : Acoustic evidence from Quiche
Mayan », Journal of Child Language, 11, 1984, p. 515-522.
50 Watson-Gegeo K.A. & Gegeo D.W., « Calling-out and repeating routines in Kwara'ae
children's language socialization », dans B.B. Schieffelin et E. Ochs (Eds.), Language
socialization across cultures, New York, Cambridge University Press, 1986, p. 17-50.
51 Schieffelin B.B., « Teasing and shaming in Kaluli children's interactions », dans
B.B. Schieffelin & E. Ochs (Eds.) Language socialization across cultures, New York, Cambridge
University Press, 1986.
52 Aslin R.N., « Segmentation of fluent speech into words : Learning models and the role of
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J. Morton (Eds.), Developmental neurocognition : Speech and face processing in the first year of
life, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1993.
53 Newport E.L., « Motherese : The speech of mothers to young children », dans
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Lawrence Erlbaum Associates, 1976.
54 Valian V.V., Parental replies : Linguistic status and didactic role, MIT Press, Bradford,
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55 Newport E.L., ibid.
56 Blount B., « The pre-linguistic system of Luo children », Anthropological Linguistics, 12,
1970, p. 326-342.
57 Marler P., « Song learning : Innate species differences in the learning process », dans
P. Marker & H.S. Terrace (Eds.), The Biology of Learning, Berlin, Springer Verlag, 1984.
58 Lenneberg E., Biological Foundations of Language, New York, Wiley, 1967.
59 Itard J., « Mémoire et rapport sur Victor de l'Aveyron » (rapport de 1801), publié dans
l'ouvrage de Lucien Malson, Les Enfants sauvages : mythe et réalité, Paris, Éditions France
Loisirs, 1981.
60 Skuse D.H., « Extreme deprivation in early childhood », dans D. Bishop & K. Mogford
(Eds.), Language Development in Exceptional Circumstances, Hillsdale New Jersey, Lawrence
Erlbaum Associates, 1993, p. 29-46.
61 Curtiss S., Genie : A Psycholinguistic Study of a Modern-day « Wild Child », London,
Academic Press, 1977.
CHAPITRE IV
Découper et assembler
Le nourrisson à l'œuvre
Dans une première phase, les pauses sont insérées aux frontières de
propositions, ou à l'intérieur des propositions. Ainsi le choix est-il
donné à des bébés de cinq mois d'écouter des suites telles que :
Un petit garçon promenait un gros chien // qui tirait fort sur sa laisse.
// Le petit garçon était habillé de bleu // mais son béret était rouge, etc.
ou bien :
Un petit garçon promenait un // gros chien qui tirait // fort sur sa
laisse. Le petit garçon était // habillé de bleu mais son // béret était
rouge, etc.
Dès cinq mois, les enfants montrent une préférence pour les histoires
avec des pauses insérées aux frontières de propositions, à condition
toutefois que l'histoire soit lue avec l'intonation caractéristique du
motherese. Cet effet se maintient lorsque le contenu phonétique est
effacé par un filtrage qui laisse la prosodie intacte mais « efface » les
consonnes et les voyelles. Le rôle des indices prosodiques apparaît
alors bien clairement. Cette aptitude à découper les propositions est très
générale puisqu'on retrouve une préférence pour les scansions aux
frontières de propositions lorsqu'on fait entendre au nourrisson des
phrases en langues étrangères. Toutefois cette sensibilité générale se
restreint rapidement. Très vite, à neuf mois, les bébés perdent la
capacité de réagir aux frontières de propositions des langues
étrangères. Parallèlement se produit un affinement des compétences
pour reconnaître les pauses pertinentes dans la langue maternelle.
Les mêmes méthodes ont été utilisées pour tester la sensibilité des
enfants aux marques prosodiques de segmentation pour des unités plus
petites telles que le syntagme. On a présenté à des bébés de six et de
neuf mois des phrases telles que :
1) Un petit garçon // promenait un gros chien. Ce gros chien // tirait
sur sa laisse. Tous les arbres du chemin // étaient en fleurs.
2) Un petit garçon promenait un // gros chien. Ce gros chien tirait //
sur sa laisse. Tous les arbres du // chemin étaient en fleurs.
Les enfants de six mois ne montrent aucune préférence pour l'une ou
l'autre de ces phrases. En revanche, à neuf mois ils manifestent une
préférence pour la première dans laquelle les pauses coïncident avec
les frontières situées entre sujet et prédicat.
Les nourrissons sont donc sensibles aux variations des marques
prosodiques de la segmentation : variations temporelles (durée des
segments, allongement des syllabes terminales, pauses) et variations de
hauteur. Durant les premiers mois, les enfants répondent à des
propriétés très générales qui se retrouvent dans la plupart des langues.
Puis l'organisation fournie par les traits prosodiques s'affine et, après
six mois, s'ajuste aux caractéristiques de la langue maternelle.
La prosodie doit donc fournir aux enfants des possibilités de
segmenter la parole continue en unités de sens. Certes, les corrélations
entre les unités syntaxiques et les formes prosodiques sont loin d'être
parfaites dans la parole des adultes. Mais la sim-plification des
structures et l'intonation particulière qui caractérisent les formes
verbales que les mères ou les adultes utilisent en parlant aux enfants
facilitent leur segmentation syntaxique. Dans le motherese, on a
remarqué que les propositions sont généralement groupées sous un
contour d'intonation qui est une « bonne forme », bien marquée par
l'allongement du segment terminal et la modulation de hauteur de la
voix à la fin de la proposition. Ce groupement ou, pourrait-on dire, cet
« emballage » prosodique est en général cohérent avec l'organisation
des principales unités syntaxiques. Les relations entre les indices
prosodiques et les indices syntaxiques ressortent ainsi de façon plus
nette et plus fiable que dans le langage entre adultes.
Les valeurs des indices temporels et fréquentiels qui marquent la
segmentation des énoncés ne sont pas des propriétés absolues de la
segmentation. Ces valeurs ont des poids différents selon les langues. À
neuf mois, la sensibilité du bébé se restreint aux modèles rythmiques et
aux marques prosodiques de la langue parlée dans son environnement
et de celle-là seule. La rapidité avec laquelle l'enfant a pu ainsi relever
et sélectionner des informations complexes, pertinentes dans sa langue,
montre combien est « préparé » et « canalisé » chez l'être humain le
développement du langage et de la parole.
On est loin des propositions de certains « grammatistes » des années
soixante : le primat de la syntaxe avait alors amené à poser l'inutilité de
la prosodie pour traiter les phrases. Celle-ci ne pouvait guider un enfant
vers la syntaxe, la structure syntaxique devant d'abord être reconnue
pour que l'enfant puisse relever les traits prosodiques.
Certains points dans le parcours que nous avons suivi peuvent
sembler étranges. En effet, on sait que le nourrisson est capable de
discriminer des stimuli brefs : 40 ms de stimuli lui permettent de
discriminer les consonnes selon leur place d'articulation ainsi que la
qualité vocalique dans des syllabes de type consonne-voyelle (CV).
Les études de A. Christophe10 révèlent que des nouveau-nés sont
sensibles à des variations faibles d'indices temporels, de l'ordre de
15 ms pour les voyelles et de 20 ms pour la fermeture des sons
consonantiques. Cependant, les études sur les enfants plus âgés
montrent qu'à six mois l'enfant n'intègre que les indices spectraux et
temporels jouant sur des temps plus longs, comme ceux qui marquent
les frontières de phrases. Les indices prosodiques plus brefs ne
deviennent pertinents pour marquer une organisation linguistique plus
fine et plus spécifique que vers neuf-dix mois. Pourquoi ces écarts ?
Les facteurs d'attention et de mémoire, mis en jeu pour traiter la parole
courante que l'enfant entend dans son environnement, changent entre
les premiers mois et la deuxième moitié de la première année. Les
aptitudes à cet âge (neuf-dix mois) se démarquent des capacités
précoces de discrimination.
L'enfant engagé à relever les informations sur les propriétés
pertinentes aux unités linguistiques de la langue parlée est un enfant
qui a découvert – sans doute vers huit ou neuf mois – que l'organisation
des sons de la parole avait une fonction : elle transporte du sens. Le
nouveau-né opérait de façon très sophistiquée, en fonction d'un certain
but, celui de discriminer des phonèmes, alors que l'enfant plus âgé
réagit plus tard, de façon bien moins différenciée, en fonction d'un but
différent, celui de traiter des unités de sens, de reconnaître des mots.
Reconnaître et comprendre
Dans la vie de tous les jours, le petit enfant extrait les informations
linguistiques de sources variées : phonétiques, prosodiques,
syntaxiques, contextuelles. Toutes contribuent à lui permettre de saisir
le sens des mots. Il a également appris à s'exprimer. Des semaines ou
parfois des mois avant que l'adulte ne reconnaisse des mots, l'enfant
dispose d'une panoplie de gestes ou de formes particulières
d'expressions verbales qui lui permettent de communiquer avec l'adulte
ou d'exprimer ses émotions. Un enfant de neuf à dix mois montre du
doigt, agite la main pour dire au revoir, tourne la tête pour refuser,
enfin dispose d'une série de gestes « socialisés » ou personnels qui lui
permettent d'exprimer désirs, intérêts, refus.
D'autre part, son babillage à la fin de la première année n'est pas
aléatoire et on peut découvrir des correspondances systématiques entre
certaines expressions et certaines situations. On a pu montrer que
l'enfant accompagne de vocalisations particulières des demandes, des
manipulations d'objets comme le rangement des cubes, ou des gestes
comme celui de s'asseoir31.
Les études fondées sur les observations d'enfants et sur des enquêtes
auprès des parents montrent que la compréhension précède assez
nettement la production de mots. Dans une étude datant de 197932,
Helen Benedict avance l'âge de neuf mois pour les premières
compréhensions de mots. Cependant, son étude, comme la plupart de
celles qui portent sur la compréhension des mots chez les bébés de
moins de douze mois, ne permet pas de séparer la compréhension de
mots de celle d'indices non linguistiques. Nous avons vu la façon dont
un enfant de neuf mois répond à un « non » et à un « oui » prononcés
dans les mêmes circonstances avec la même intonation. La simple
observation d'enfants suggère que, vers huit ou neuf mois, ils
commencent à reconnaître des mots comme séquences de sons
accompagnant une situation particulière.
Il est difficile de distinguer la reconnaissance d'objets ou de
situations de la compréhension des termes qui les accompagnent.
Semblable difficulté rend complexe l'étude de la compréhension de
mots chez le très jeune enfant. Les méthodes expérimentales
s'emploient à éliminer les situations et les indices familiers habituels
pour essayer de voir si la forme verbale est comprise indépendamment
du contexte. La plupart des tâches utilisées pour tester la
compréhension des mots, jusqu'à ces dernières années, reposent sur la
relation entre un ordre et un objet visuel. L'expérimentateur met
l'enfant en face de trois ou quatre objets et lui dit : « Prends le
camion », « Donne-moi le livre ». Dans d'autres tâches, l'enfant doit
montrer un objet dont on dit le nom, ensuite le nom de l'objet est inséré
dans une phrase et l'on regarde si l'enfant est encore capable de
désigner l'objet. La plupart de ces tâches se sont avérées décevantes.
Faire comprendre ce que l'on recherche à des enfants d'un an n'est pas
simple et l'enfant n'est pas toujours prêt à obéir quand on lui demande
de « faire » ce qu'on dit ou de prendre l'objet qu'on nomme. Il fait ce
qui lui plaît et prend l'objet qui lui paraît le plus attirant ! Les
« erreurs » sont difficiles à interpréter et les « réussites » parfois
chanceuses !
Toutes les études indiquent cependant un changement important
entre onze et treize mois. La capacité de mémoriser – au moins pendant
un temps bref – les noms d'objets inconnus associés à ces objets
émerge vers onze-douze mois. S. Oviatt33 appelle cela « la
compréhension de reconnaissance ». Elle requiert la reconnaissance
d'une forme linguistique, l'association de cette forme avec un
événement de l'environnement, et la conscience d'un lien entre la forme
linguistique et un référent. Cependant cette « compréhension de
reconnaissance » se distingue de la « compréhension symbolique ».
Cette dernière requiert que le mot puisse se référer à un objet en
l'absence de celui-ci, qu'il puisse en tenir lieu. Les expériences plus
récentes utilisent les temps de regard et non plus la prise d'objets. Elles
commencent à montrer une compréhension de mots vers treize-
quatorze mois. Roberta Golinkoff et ses collègues34-35 ont testé la
compréhension de noms et de verbes chez des enfants au début de la
deuxième année avec une procédure de temps de regards. L'enfant est
assis sur les genoux de sa mère, tandis que d'un haut-parleur situé entre
les deux téléviseurs s'élève une voix de femme qui demande « Où est le
camion ? ». Les téléviseurs s'allument ensuite simultanément et l'on
voit sur l'écran gauche un camion et sur l'écran droit une chaussure. La
voix de femme dit alors : « Trouve le camion ». Chaque paire d'objets
est présentée deux fois, et en tout six paires sont présentées au cours de
trente-six essais.
Les temps de fixation du regard sont plus longs et les latences des
réponses moins longues pour l'objet qui correspond à la demande. Neuf
des treize sujets ont des scores plus élevés pour les images qui
concordent avec la demande. Cependant, sur certaines paires, les
réponses ne vont pas dans le bon sens, sans que l'on puisse savoir
pourquoi. Une expérience du même type faite avec des verbes donne
des résultats similaires. Au cours de cette expérience on présente des
petites scènes. Celles-ci sont jouées par une actrice qui mime l'action,
par exemple : boire une tasse de café, danser, souffler sur une feuille de
papier. Les temps de regard pour l'action qui concorde avec la demande
sont plus longs, et onze des douze enfants ont des scores plus élevés
pour les actions qui correspondent à ce qu'ils entendent. Les
expériences faites avec de courtes phrases conduisent à des résultats
similaires. Mais ce n'est pas avant treize mois que certains enfants
regardent plus longtemps l'objet dont on dit le nom, et pas avant seize
mois que les réponses aux verbes se généralisent. Toutes les
expériences faites montrent, qu'avec une bonne préparation, seul un
enfant sur dix, entre neuf et onze mois, regarde assez systématiquement
les objets qu'on lui nomme, cinq enfants sur dix le font entre douze et
quatorze mois lorsqu'il
FIGURE 5 - Dispositif utilisé pour tester la compréhension de mots et de
phrases par une méthode de préférence visuelle (d'après Golinkoff et al.
1995).
1 Chomsky N., & Halle M., The sound pattern of English, New York, Harper and Row,
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Pasek K., « Infants' sensitivity to word boundaries in fluent speech », Journal of Child Language
(sous presse).
10 Christophe A., Dupoux E., Bertoncini J. & Mehler J., op. cit.
11 Cutler A. & Carter D.M., « The predominance of strong initial syllables in the English
vocabulary », Computer Speech and Language, 2, 1987, p. 133-142.
12 Jusczyk P.W., Cutler A. & Redanz N.J., « Infants' preference for the predominant stress
patterns of English words », Child Development, 1993, 64, p. 675-687.
13 Pye C., « Mayan telegraphese : Intonational determinants of inflectional development in
Quiché Mayan », Language, 59, 1983, p. 583-604.
14 Jusczyk P.W. & Bertoncini J., « Si “d'instinct” nous apprenions à percevoir la parole ? »
dans V. Pouthas et F. Jouen (Eds.), Les Comportements du bébé : expression de son savoir ?,
Liège, Mardaga, 1993, p. 257-270.
15 Jusczyk P.W., Friederici A., Wessels J., Svenkerud V. & Jusczyk A.M., « Infants'
sensitivity to the sound patterns of native language words », Journal of Memory and Language,
32, 1993, p. 402-420.
16
Myers J., Jusczyk P.W., Kemler-Nelson D.G., Charles-Luce J., Woodward A. & Hirsh-
Pasek K., op. cit.
17 Lewis M.M., Infant Speech : A Study of the Beginnings of Language, London, Routledge
and Kegan Paul, 1936.
18 Jusczyk P.W. & Aslin R.N., « Infants' detection of the sound patterns of words in fluent
speech », Cognitive Psychology, 29, 1995, p. 1-23.
19 Hallé P.A. & Boysson-Bardies B. de, « Emergence of an early receptive lexicon : Infants'
recognition of words », Infant Behavior and Development, 17, 1994, p. 119-129.
20Cutler A., Mehler J., Norris D. & Segui J., « A language specific comprehension
strategy », Nature, 304, 1983, p. 159-160.
21 Mehler J., Segui. J., Frauenfelder U., « The role of the syllable in language acquisition and
perception », dans T. Myers, J. Laver & J. Anderson (Eds.), The Cognitive Representation of
Speech, Amsterdam, North Holland, 1981.
22
Mehler J., Dupoux E. & Segui J., « Constraining models of lexical access : The onset of
word recognition », dans G. Altman (Ed.), Cognitive Models of Speech Processing, Cambridge,
Mass., MIT Press, 1990, p. 236-262.
23 Bertoncini J. & Mehler J., « Syllables as units in infants speech behavior », Infant
Behavior and Development, 4, 1981, p. 247-260.
24
Ferguson C.A. & Farwell C.B., « Words and sounds in early language acquisition »,
Language, 51, 1975, p. 419-439.
25Menn L., « Phonological units in beginning speech », dans A. Bell et J. Hooper (Eds.),
Syllables and Segments, Amsterdam, North Holland, 1978.
26 Macken M., « Developmental reorganization of phonology », Lingua, 49, 1979, p. 11-
49.
27 Charles-Luce J. & Luce P.A., « Similarity neighbourhoods of words in young children's
lexicons », Child Language, 1990, 17, p. 205-215.
28 Hallé P. & Boysson-Bardies, B. de, « The format of representation of Recognized words in
infant's early receptive lexicon » Infant Behavior and Development, 19, 463-481.
29 Stager C.L., « Phonetic similarity influences learning word-object associations in 14-
month-old infants », Thèse, Faculty of Graduate Studies, Department of Psychology, University
of British Columbia, Octobre 1995.
30 Barton D., The role of perception in the acquisition of phonology, Bloomington, IN,
Indiana University Linguistics Club, 1978.
31 Blake J. & Boysson-Bardies B. de, « Patterns in babbling : A cross-linguistic study »,
Journal of Child Language, 19 (1), 1992, p. 51-74.
32 Benedict H., « Early lexical development : Comprehension and production », Journal of
Child Language, 6, 1979, p. 183-200.
33 Oviatt S.L., « The emerging ability to comprehend language : An experimental
approach », Child Development, 51, 1980, p. 97-106.
34 Golinkoff R.M., Hirsh-Pasek K., Cauley K.M. & Gordon L., « The eyes have it : Lexical
and syntactic comprehension in a new paradigm », Journal of Child Language, 14, 1987, p. 23-
45.
35 Golinkoff R.M. & Hirsh-Pasek K., « Reinterpreting children's sentence comprehension :
Toward a new framework », dans P. Fletcher et B. MacWhinney (Eds.), The Handbook of Child
Language, Oxford (UK) et Cambridge (USA), Basil Balckwell, 1995.
36 Bates E., Dale P.S. & Thal D., « Individual differences and their implications for theories
of language development », dans P. Fletcher et B. MacWhinney (Eds.), The Handbook of Child
Language, Oxford, Basil Blackwell, 1995, p. 96-151.
37 Saint Augustin, Les Confessions, Paris, Garnier Flammarion, dernière édition, 1993.
CHAPITRE V
Le monde et le bébé
La date d'entrée dans le domaine des mots est très variable. L'âge
auquel les premiers mots sont prononcés, la forme de ceux-ci et le
rythme avec lequel se développe le vocabulaire varient selon les
enfants. La culture, l'environnement social, le tempérament de l'enfant,
son rang dans la fratrie jouent tous un rôle pour influencer l'âge
d'apparition des premiers mots.
Il convient cependant de dégager quelques tendances générales. Le
plus souvent, les premiers mots des enfants sont « entendus » par les
adultes entre le onzième et le quatorzième mois. L'accroissement du
premier vocabulaire va être très lent. Les enfants mettent en moyenne
cinq-six mois pour arriver à un répertoire de cinquante mots7. Cette
période entre la production du premier mot et un vocabulaire d'une
cinquantaine de mots est particulière, non seulement par la lenteur du
développement mais aussi par sa fluctuation. L'enfant peut ne plus
employer certains mots précédemment utilisés, et sa prononciation d'un
même mot peut varier. En outre les mots sont utilisés dans des
contextes réduits et ne se généralisent pas à d'autres situations.
Elizabeth Bates et son équipe8-9ont mené une enquête auprès de
1 803 parents en leur demandant de marquer, sur des listes préparées
d'avance, les mots que leur enfant disait. Cette étude a permis de suivre
l'évolution du vocabulaire d'enfants anglophones depuis l'âge de huit
mois jusqu'à l'âge de trente mois.
Les résultats de son étude montrent une variabilité énorme et des
lexiques étonnamment riches chez certains enfants. À onze mois, les
mots dits par les enfants, selon les parents, vont de zéro à cinquante-
deux avec une moyenne de six mots, à un an les vocabulaires s'étendent
de trois mots à trois cent cinquante-sept mots avec une moyenne de
quarante-quatre mots et à vingt mois de cinquante-sept mots à cinq cent
trente-quatre mots avec une moyenne de trois cent onze. Le nombre de
mots dits par les enfants dans les données de E. Bates et ses collègues
est bien plus élevé que dans les autres études. Katherine Nelson10
donnait une moyenne de cinquante mots à vingt mois (âges variant de
quatorze à vingt-quatre mois) et cent quatre-vingt-six mots à vingt-
quatre mois avec des variations allant de vingt-huit à quatre cent trente-
six mots. En prenant des critères plus stricts, E. Bates et L. Fenson11
proposent des moyennes de dix mots à treize mois, cinquante mots à
dix-sept mois et trois cent dix mots à vingt-quatre mois. Cela rejoint les
performances des enfants que nous avons étudiés. Ils ont produit entre
trente et quarante mots durant une séance entre quinze et dix-sept mois.
Leurs mères ne pensaient pas le vocabulaire de l'enfant beaucoup plus
important. On retrouve chez les enfants suédois et japonais des
moyennes proches. Cependant, dans toutes ces études, la variabilité des
performances entre les enfants est très importante.
L'étude de E. Bates12 et de ses collègues sur des enfants américains
pourrait donner à penser que la méthode de recueil auprès des parents,
avec des listes préparées d'avance, favorise l'imagination de certains
parents. Il reste que l'on doit constater une variabilité très importante, et
la réalité d'une certaine précocité existe bien. Mais, ainsi que
l'indiquent les moyennes, les enfants ayant plus de cinquante mots à
douze mois et plus de trois cents mots à seize mois sont rares !
FIGURE 5 - Modèle pour la production des mots chez les jeunes enfants.
Les enfants s'appuient sur la métrique syllabique et l'intonation des
mots et ne programment pas nécessairement la totalité de la structure
segmentale.
Deux lexiques ?
Nous avons vu que l'enfant comprend plus de mots qu'il n'en produit.
Cela voudrait-il dire qu'il existe un lexique de compréhension différent
du lexique de production ? L'enfant a-t-il des représentations séparées
pour les mots, dont l'une sert à reconnaître ces mots et l'autre à
programmer leur production ? Le lexique d'entrée est supposé par
définition contenir le savoir de l'enfant sur le mot. Chez les jeunes
enfants, ce savoir est faible. En particulier les traits grammaticaux sont
absents ainsi que beaucoup d'indications sur les segments et leurs
combinaisons. Ces représentations phonétiques et métriques
schématiques permettraient de retrouver les mots mais ne donneraient
pas assez d'indications pour reconstruire la forme du mot. Les enfants
auraient alors besoin d'un lexique de production. Celui-ci consisterait
en une collection de formes que l'enfant connaît, sait reproduire et qu'il
applique à des mots selon certaines similitudes. Cette position peut
expliquer l'avance de la compréhension sur la production, la plus
grande facilité à imiter qu'à produire des mots et enfin l'accroissement
lent du vocabulaire durant les premiers mois de production. Elle
pourrait expliquer les late-talkers qui demandent une spécification
phonétique plus précise du lexique pour prononcer des mots.
Mais il n'est peut-être pas nécessaire de supposer deux lexiques pour
justifier ces faits. On peut aussi penser qu'il n'y a qu'un seul lexique et
des voies d'accès différentes pour la perception et la production. Ces
voies d'accès se développeraient à un rythme différent et rendraient
compte du « retard » de la production sur la compréhension. L'intérêt
de cette dernière position serait de faire prendre en charge les
productions des jeunes enfants par le lexique de perception. En effet
l'enfant doit reconnaître les mots qu'il produit. De nombreux exemples
montrent que des relations existent entre le choix des premiers mots et
les routines de productions favorites des enfants. L'enfant est plus
attentif aux mots qui incluent les formes qu'il a pratiquées durant le
babillage et qui, souvent, lui servent de repères et de modèles23.
1 Pinker S., The Language Instinct, New York, William Morrow and Company, 1994,
p. 265.
2 Pinker S., op. cit.
3 Spelke E.S., « Perceptual knowledge of objects in infancy », dans J. Mehler, E. Walker &
M. Garrett (Eds.), Perspectives on Mental Representation, Hillsdale, New Jersey, Lawrence
Erlbaum Associates, 1982.
4 Spelke, E.S., « Physical knowledge in infancy : reflections on Piaget's theory », dans
S. Carey et R. Gelman (Eds.), The Epigenesis of Mind, Hillsdale, New Jersey, Lawrence Erlbaum
Associates, 1991, p. 133-169.
5 Baillargeon R., « Object permanence in 3.5 and 4.5 month-old infants », Developmental
Psychology, 23, 1991, p. 655-664.
6 Quine, W.V.O., Word and Object, Cambridge, Mass., MIT Press, 1960.
7 Vihman M.M. & Miller R., « Words and babble at the threshold of lexical acquisition »,
dans M.D. Smith & J.L. Locke (Eds.), The Emergent Lexicon : The Child's Development of a
Linguistic Vocabulary, New York, Academic Press, 1988.
8 Bates E., Marchman V., Thal D., Fenson L., Dale P., Reznick J.S., Reilly J. & Hartung J.,
« Developmental and stylistic variation in the composition of early vocabulary », Journal of Child
Language, 21, 1994, p. 85-123.
9 Bates E., Dale P. S. & Thal D., « Individual differences and their implications for theories of
language development », dans P. Fletcher et B. MacWhinney (Eds.), The Handbook of Child
Language, Oxford, Basil Blackwell, 1995, p. 96-151.
10 Nelson K., « Structure and strategy in learning to talk », Monographs of the Society for
Research in Child Development 38(149), 1973.
11 Fenson L., Dale P.S., Reznick J.S., Bates E., Thal D.J. & Pethik S.J., « Variability in early
communicative development », Monographs of the Society for Research in Child Development,
1994, 59(5).
12 Bates E., Dale P.S. & Thal D., 1995, op. cit.
13 Ferguson C. A. & Farwell C. B., « Words and sounds in early language acquisition »,
Language, 1975, 51, p. 419-439.
14 Vihman M. M., Ferguson C. A. & Elbert M., « Phonological development from babbling
to speech : Common tendencies and individual differences », Applied Psycholinguistics, 7, 1986,
p. 3-40.
15 Stoel-Gammon C. & Cooper J., « Patterns of early lexical and phonological
development », Journal of Child Language, 1984, 11, p. 247-271.
16 Vihman M. M., Ferguson C. A. & Elbert M., op. cit.
17 Boysson-Bardies B. de & Vihman M. M., « Adaptation to language : Evidence from
babbling and first words in four languages », Language, 67(2), 1991, p. 297-319.
18 Aldebrandin de Sienne (médecin italien du XIII e siècle s'exprimant en anglais), Le Régime
du corps, édité par L. Landouzy et R. Pépin, Paris, 1911.
19 Barthélemy l'Anglais, Livre des Propriétés des hoses, rédigé au XIIIe siècle, dont les propos
sont repris par de nombreux auteurs au Moyen Âge ; tiré de L'Enfance au Moyen Âge, de Pierre
Riché et Danièle Alexandre-Bidou, Paris, Seuil et Bibliothèque de France, 1994.
20 Vihman M.M., « Consonant harmony : Its scope and function in child language », dans
J.H. Greenberg (ed.), Universals of Human Language, Stanford, Stanford University Press,
1978.
21 Macken M.A., « Developmental changes in the acquisition of phonology », dans B. de
Boysson-Bardies, S. de Schonen, P. Jusczyk, P. MacNeilage & J. Morton (Eds.), Developmental
neurocognition : Speech and face processing in the first year of life, Dordrecht, Kluwer Academic
Publishers, 1993.
22 Vihman M.M., Early syllables and the construction of phonology, dans C.A. Ferguson,
L. Menn & C. Stoel-Gammon (Eds.), Phonological Development : Models, Research,
Implications, Timonium, Maryland, York Press, 1992, p. 393-422.
23 Ferguson C.A. & Farwell C.B., 1975, op. cit.
24 Nelson K., Hamson J. & Kessler Shaw L., « Nouns in early lexicons : Evidence,
explanations and implications », Journal of Child Language, 20, 1993, p. 61-84.
25 Benedict H., « Early lexical development : comprehension and production », Journal of
Child Language, 6, 1979, p. 183-200.
26 Bates E., Bretherton I., Shore C. & McNew S., « Names, gestures and objects », dans
K.E. Nelson (Ed.), Children's language (Vol. 4), Hillsdale, New Jersey, Lawrence Erlbaum
Associates, 1983.
27 Boysson-Bardies B. de, Vihman M.M. & Durand C., « The first lexicon : A comparative
study of four languages » (soumis à publication).
28 Gleitman L.R., « The structural sources of verb meaning », Language Acquisition, 1,
1990, p. 3-55.
29 Cendrars B., Moravagine, Paris, Grasset, 1983.
CHAPITRE VI
à boire [Abɥa]
poire [abɥa]
brosse [abɔ]
tortue [æɧy]
babar [baba]
pompon [pupu]
cuillère [kokoa]
canard [kaka]
lapin [papa]
voiture [ɧity]
Gogo, nom d'un animal en peluche [ɡoɡo]
ball [bᴧ]
bear [be]
book [bu]
bowl [bo]
baby [pe:p]
bike [pæ] ou [bæ]
cat [tæ]
duck [da]
dog [dɔ]
please [pai:]
cookie [kaki]
bottle [babi]
coffee [ɡaɡi]
daddy [daddi]
goob-bye [ɡ bi]
light [iɡa]
lizard [ȷaɪȷa]
À dix-huit mois, Simon n'est crédité par les adultes que de quelques
mots. Et pourtant il parle, il parle ! Et sa conversation est aussi
charmante qu'intéressante. Il fait la joie de tous par sa façon de se
mêler aux discussions des convives au cours des repas. Il intervient
avec de longues « phrases » pour acquiescer à quelque idée générale ou
« poser des questions » aux uns ou aux autres. L'intonation, le rythme
syllabique et la phonétique de ses « phrases » sont si françaises qu'un
étranger pourrait s'étonner de la maturité linguistique de ce bout de
chou. Au téléphone, il peut de la même façon tenir des conversations
sur un mode mondain tout à fait pertinent. Simon est un petit garçon
très drôle, très mignon, très sociable et qui n'a pas froid aux yeux. En
fait, il est assez diabolique !
Nous l'avons suivi avec plaisir, car il nous a fait beaucoup rire
pendant dix mois. Au cours de dix séances d'enregistrement, entre dix-
huit et vingt mois, nous avons recueilli 2 554 vocalisations ! Simon,
très à l'aise, parle presque sans cesse durant les séances
d'enregistrement. Il commente tout ce qu'il fait, il monologue en
rangeant et en classant les jeux qui lui sont régulièrement présentés, ce
qui donne beaucoup de soliloques. Mais il converse aussi avec
l'expérimentateur, répond aux questions, fait des demandes. La plupart
du temps, il est impossible de trouver une correspondance entre les
productions de l'enfant et des mots ou des phrases de la langue adulte.
Il est difficile de qualifier ces productions. S'agit-il de jargon ?
Certaines des séquences syllabiques, très stables au point de vue
phonétique, sont reliées avec des situations bien définies du monde
extérieur, mais la plupart du temps, les séquences sont trop irrégulières
pour que l'on puisse repérer des correspondances avec des événements
extérieurs. Simon produit spontanément quelques mots (peu), mais il
en imite volontiers d'autres quand on le lui demande. En tout cas, il
comprend parfaitement ce qu'on lui dit, ce qui ne nous étonne guère.
Ses « phrases » consistent le plus fréquemment en des séquences de
trois, quatre, cinq syllabes ; on trouve parfois des séquences plus
longues (7 % de l'ensemble). Les bisyllabes sont prépondérantes et
représentent le tiers des productions de Simon.
Simon semble avoir porté toute son attention sur la forme
prosodique des discours adultes mais il a aussi un large répertoire
syllabique. La particularité de son entrée dans la parole repose
cependant sur l'intonation et le rythme. Il choisit un contour
d'intonation correspondant à un contour de groupe de mots ou de
phrases et le remplit par des syllabes variées et bien articulées. Ses
choix de contour d'intonation sont très divers et bien appropriés au
français. Dans les monologues comme dans les dialogues avec des
adultes, il varie de façon pertinente les contours légèrement montants,
très montants (interrogatifs ?) et les contours descendants. Les contours
montants sont majoritaires, comme y invite l'intonation du français et
comme c'est le cas chez la plupart des enfants français. Mais dans les
dialogues, quand les questions de l'adulte induisent une réponse de type
déclaratif, les réponses de Simon se caractérisent par un contour plat ou
descendant. Ainsi, en réponse à la question : « Qu'est-ce que tu fais ? »,
on trouve 80 % de contours plats ou descendants alors que ceux-ci ne
représentent que 45 % de l'ensemble de ses productions. Au cours de
soliloques, on trouve en revanche une majorité de contours montants,
mais il arrive aussi que Simon oppose deux intonations successives,
donnant l'impression qu'il s'interroge lui-même.
attends [ættæ]
bateau [hatø]
bébé [bebe]
dodo [dodo]
c'est beau [təbɔ]
c'est beau ça [ebotsa]
Jacquot [ȷæko]
poupée [popi]
tintin [tat ]
tartine [ta:tinn]
Ludovic [ado]
papa [papa]
non [n ]
nom de l'ours en peluche [nonɔ]
maman [mem ]
Mimichat [hemȷetsA]
papillon [papɨdʐA]
voiture [voaɧy]
Bien que les formes CVCV prédominent, ce répertoire reflète une
indubitable variété phonétique et sémantique. Les mots cibles sont
mono, bi ou trisyllabiques. Marie a « découpé » des expressions ou des
groupes de mots comme « c'est beau », « c'est ça », ou « Mimi chat ».
La variété des formes est surprenante. Seuls cinq types de mots ont un
schéma de syllabes redoublées ; dans les autres, voyelle et/ou
consonnes varient. Si l'on compte toutes les occurrences des mots (au
lieu de compter chaque mot du répertoire une seule fois), on retrouve
un important pourcentage de dissyllabes (48 %) et de productions
contenant trois syllabes ou plus (30 %). Marie utilise les principales
voyelles du français : a, é, e, ou, o, i, u. Elle privilégie les occlusives à
l'exception des vélaires mais produit aussi des mots commençant par
des nasales : /m/ et /n/ et des fricatives : /v/. Seules manquent encore
les latérales mais quinze jours après, à dix-sept mois et demi, Marie dit
vingt-cinq mots dans la séance, et l'on trouve plusieurs mots ou
expressions contenant /l/ :
houlà [ʊlla]
là [halla]
c'est là [əlla]
l'eau [ɛ:llo]
(elle la) met [haləme:]
Le répertoire des significations est aussi bien plus varié que chez
Émilie, Sean ou Timmy. Marie, en plus de noms d'objets, utilise des
verbes, des adjectifs, des pronoms, des expressions comme « c'est
beau », « houlala », qui indiquent des émotions, et fait des
commentaires : « elle la met ». Elle utilise le pronom « moi ».
Le style expressif de Marie l'a amenée à rentrer dans le langage avec
des petites phrases-expressions aux intonations très pertinentes. Ce
choix a sans doute retardé l'apparition ou la reconnaissance des
premiers mots, mais ils étaient là, préparés avant d'être entendus, et ont
conduit Marie vers un vocabulaire varié, un riche espace de
représentations linguistiques et une palette phonétique chatoyante.
Cette stratégie d'entrée dans le langage, Léo l'a aussi adoptée, avec
quelques variantes personnelles.
Léo.
Léo est un très joli petit garçon. C'est un premier-né. Il est sociable,
sérieux et sensible, il aime la musique et chantonne volontiers. Sa mère
lui parle de façon très adulte avec des phrases relativement longues.
Quand elle regarde un livre avec lui, elle ne nomme pas seulement les
images mais les commente longuement. Léo est gardé à la maison par
une nounou qui parle français.
Il n'a que dix mois et dix-huit jours quand on relève sept mots dans
ses productions. C'est très précoce. Ses mots se réfèrent à des
demandes, ou sont des termes d'interaction sociale.
allô [ɔ:ȷlo]
donne [do]
tiens [ta]
eau [ʎɔʎɔ]
encore [hӕlo]
papa [papa]
maman [mam ]
donne et donne-le [d ]
là [la]
allô [Ɂɜlɜ]
bébé-poupée [baba]
coucou [kukku:]
maman [mam ]
papa [papa]
nom d'un pingouin [kokɔ]
bouton [tʉtʉ]
manger [məmɒ:]
ballon [ba:la]
Didier [ɧyty]
pas là, parti [pəla ǂpɜdli]
petits trous thɨthɔ]
non non non [n n n n ]
allô [alo]
de l'eau [dəlo]
voilà [wallah]
cuillère [kola]
brosse [pᴧla]
canard [kwala]
pingouin [kol ]
chapeau [bølo]
là la dame là [lələdala]
canard dans l'eau [baladdalo]
au revoir [awa]
boum [ba]
non [n :]
donne [da]
manger [Ɂӕm]
beau [bø:]
maman [mɒm ]
papa [pəpA]
bravo [bAbo]
poupée [bɛpA]
boire [bA]
gâteau [toto]
canard [kA:nɒ]
maman [mɒm ]
non non [nɛno]
au revoir [awA]
assis [a∫]
chaussures [t∫et∫u]
ours [ʒo]
ça [tah]
chaud [ø∫ø]
allô [alo]
caméra [mɜmãʀa]
chapeau [apo]
lapin [apA]
manger [mam]
papa [pӕpӕ]
poum [p m]
wouah wouah [əwɜ]
coucou [tətə]
pas là [pɜla]
poupée [pəpe]
paletot [papapo]
lapin [pa] ou [pɐp ]
pomme [pam]
pain [p ]
l'eau [ʎo]
biberon [baʐɒbɜn ]
banane [baɖa]
gâteau [tato]
main et pas main [mɐ: ] et [pӕmã]
Sa production est importante car Noël répète plusieurs fois les mots.
Son vocabulaire comporte, comme celui de Charles, des monosyllabes
(38 %) et des dissyllabes (59 %) mais peu de polysyllabes (3 %). Noël
fait quelques réductions de syllabes ou de consonnes. Pas de
« système » apparent, pas d'expressions, peu de réduplication de
syllabes, un répertoire essentiellement à base d'occlusives. Il semble
que Noël recherche « l'efficacité » mais sans adopter pour cela une
stratégie « a minima ». Son vocabulaire comporte beaucoup de noms
d'objets (particulièrement pour la nourriture !) mais aussi des verbes,
des adjectifs et des termes sociaux.
On peut comparer les approches de Charles et Noël d'un côté, et
celle d'Émilie de l'autre. Elles partagent certaines caractéristiques mais
l'approche d'Émilie était nettement plus systématique. Simon, Marie et
Léo ont entre eux une approche très différente. Les styles de ces
enfants s'opposent sur la longueur des productions, leur intonation, le
pourcentage de mots avec des syllabes répétées, celui des réductions
syllabiques, la fréquence de production des expressions, le pourcentage
de noms d'objets et en général le choix des cibles.
serpent [papǎ]
sapin [pap ]
messieurs [pøsȷø]
Langage et socialisation
Le langage est la plus grande force de socialisation qui soit. Tous les
enfants ont des besoins fondamentaux communs qui se marqueront
dans certaines formes communes des premiers vocabulaires. Mais tous
doivent, pour communiquer avec l'entourage, être reconnus comme
locuteurs, et pour cela parler la langue de leur environnement et se
conformer à certaines habitudes formelles et sociales imposées à la fois
par la langue et par la culture. Leur vocabulaire se constitue au contact
de la langue adulte qui, dès le départ, dictera non seulement les choses
du monde qu'il faut voir et apprendre mais aussi la façon de les dire, et
les modalités d'expression qui permettront d'être reconnu en même
temps que compris.
Le langage ne s'enseigne pas. Cependant, les mères attendent avec
impatience les premiers mots des enfants et la plupart ont envie d'aider,
ou plutôt d'accélérer les débuts de la parole chez leurs enfants.
Selon les cultures, ce que l'on appelle « apprendre à parler » n'a pas
le même sens. L'attente des parents diffère, ainsi que les « objets » de
la parole. Ainsi les Kaluli (Papous de Nouvelle-Guinée) estiment que
l'enfant sait parler quand il sait dire « no » (mère) et « bo » (sein)1 ; les
mots qu'il aurait pu dire auparavant ne sont guère entendus, et les
mères Kaluli parlent peu à leurs nourrissons car elles pensent que ceux-
ci « n'ont pas de compréhension ». Cette attitude est extrême mais,
même dans des cultures plus proches, selon les pays et selon les
milieux sociaux, les modes d'interaction, le contenu et les formes des
discours des mères sont encore très dépendants de l'image de l'enfant
dans la culture, et des attentes des parents.
Les mères américaines incitent leur enfant à parler et surtout à
nommer. Elles aiment qu'il soit « précoce » en tout, alors que les mères
françaises pensent qu'il « a bien le temps d'apprendre ». Elles ne
recherchent pas de performances linguistiques mais estiment plutôt que
l'enfant doit être heureux, gentil et qu'il doit beaucoup jouer. De même
les mères allemandes s'attendent à ce que l'enfant parle plus tard que ne
l'attendent les mères du Costa-Rica. On pourrait multiplier les
exemples de décalage entre les attentes des mères dans les différentes
cultures, et par conséquent de décalages dans « l'écoute » par les
parents des premiers mots des enfants. Mais ces premiers mots
dépendent aussi de la structure de chaque langue.
L'organisation linguistique et conceptuelle du monde se traduit dans
les langues par des formes et des images qui leur deviennent propres.
Les cultures occidentales, pragmatiques et « efficaces » sont plus ou
moins orientées vers la production de noms : « il faut appeler chaque
chose par son nom ». L'anglais est, dans ce domaine, tout à fait
remarquable et se caractérise par la richesse exceptionnelle de son
vocabulaire. À l'inverse, dans certaines langues orientales comme le
coréen ou le japonais, la référence se fait avec le verbe ou l'adjectif. Il
n'est pas nécessaire, pour un locuteur japonais, de mentionner un objet
quand celui-ci est présent ou lorsque le sujet de la conversation est
agréé par son interlocuteur. Ainsi pourra-t-il dire « est fêlé sur le bord »
sans préciser de quoi il parle, si le sujet de conversation général porte
sur des vases Heyan dont un exemplaire est dans la pièce. De même
quelqu'un qui vient de recevoir un bouquet de roses pourra dire
« sentent délicieusement bon » sans qu'il soit nécessaire de mentionner
les fleurs du bouquet. Le japonais et le coréen sont des langues qui
prennent particulièrement en compte les relations interpersonnelles
dans le mode d'expression. On peut donc s'attendre à ce que les
schémas lexicaux des enfants japonais ou coréens soient différents de
ceux des enfants dont la langue exige une référence nominale explicite.
Parmi les langues occidentales, il est aussi possible de prédire des
schémas de vocabulaire différents ; ainsi la forme des mots (longueur
et structure syllabique), fortement monosyllabique en anglais, s'oppose-
t-elle à celle du français ou de l'italien, langues dans lesquelles les mots
sont majoritairement bi ou trisyllabiques. Des oppositions se marquent
aussi entre les langues dans lesquelles l'ordre des mots fonde le sens
(l'anglais tout particulièrement) et les langues dans lesquelles l'ordre est
plus libre et les relations indiquées par des flexions morphologiques
comme le russe ou le turc. Le pourcentage et la forme des noms dans la
langue, celui des mots grammaticaux, l'absence ou la présence de
flexions, la fonction des auxiliaires sont autant de sources de variations
dans une liste qui est loin d'être close.
Mais, outre leur propension à produire des noms, dont les référents
sont stables et concrets, plutôt que des verbes, les enfants abordent
d'autres catégories grammaticales. Celles-ci sont particulièrement
sensibles à la structure de la langue.
L'hédonisme des bébés français
Le pragmatisme et la sociabilité
des petits Américains
Comme les Français, les petits Suédois sont peu sociables en parole.
Ce sont les plus actifs, si l'on en juge par le nombre de verbes d'action
dans leur vocabulaire : « ga » marcher, « hoppa » sauter, « dansa »
danser, « gunga » se balancer, « sitta » s'asseoir, « tanda » allumer,
« rita » dessiner, « tanka » mettre de l'essence, « backa » renverser,
« klappa » applaudir. Ils sont plus intéressés que les Français, les
Japonais ou même les Américains par les objets de la maison : des
mots tels que « klocka » l'horloge, « lampa » la lampe, « pall » le
tabouret », « dörr » la porte, « stuga » le cottage se retrouvent chez
plusieurs enfants. Actifs et intéressés par leur maison, voilà nos petits
Suédois dès dix-huit mois.
« Un savant germanique a dit que tout enfant acquiert dès ses trois
premières années le tiers des idées et des connaissances que,
vieillard, il emportera dans la tombe. »
DOSTOÏEVSKI
Quelques mois après qu'ils ont commencé à dire leurs premiers mots,
entre dix-huit mois et deux ans pour la plupart d'entre eux, les enfants
franchissent une nouvelle étape. Des modifications importantes se
produisent dans leur comportement langagier. Subitement leur
vocabulaire s'accroît, la prononciation des mots devient moins
erratique, et des énoncés composés de plusieurs mots apparaissent. Les
parents ont l'impression que l'enfant se met réellement à parler. Ce n'est
pas sans raison : le système grammatical de la langue adulte commence
à organiser les connaissances linguistiques de l'enfant.
Parler de grammaire fait le plus souvent passer un frisson d'horreur
et l'on peut se demander ce qu'ont à voir les pénibles leçons de nos neuf
ans avec les combinaisons de deux ou trois mots que l'enfant produit
alors ! Mais nous ne sommes pas Monsieur Jourdain et savons que la
compétence grammaticale qui nous permet de produire des phrases ne
dépend pas des leçons de grammaire. L'essentiel de la grammaire est
connu avant d'être enseigné puisqu'elle est une part essentielle de notre
capacité à nous exprimer. Mais comment peut-on en suivre la
structuration à la fin de la deuxième année ?
Lorsqu'on parle de système grammatical, on entend une entité très
vaste qui comprend le vocabulaire, la morphologie, la syntaxe et les
fonctions de communication assurées par ces aspects. Entre dix-huit et
vingt-quatre mois, chacun de ces aspects évolue tandis que l'enfant fixe
les principes grammaticaux qui gouvernent sa langue. Sans doute, ce
n'est qu'après ses deux ans que l'on trouvera des constructions de
phrases assez complexes, nous permettant de suivre les acquis
successifs de « règles » ou principes syntaxiques et morphologiques de
la grammaire de la langue. Mais, à la fin de la deuxième année, l'enfant
a déjà entamé cette dernière étape qui, après celles du babillage et des
premiers mots, verra s'épanouir son talent grammatical.
L'explosion du lexique
La découverte de la phonologie
Comme pour les premiers mots, les décalages relatifs à l'âge des
premières productions de phrases peuvent être importants. Certains
enfants forcent sur le vocabulaire avant de combiner des mots, alors
que d'autres très tôt cherchent à lier les termes. Souvent, les enfants
lents à dire leurs premiers mots se rattrapent avec des premières
phrases précoces. Cependant, à la fin de la deuxième année, la plupart
des enfants ont commencé à combiner des mots. Peut-on parler pour
autant de phrases ?
Avant dix-huit mois, on trouve, particulièrement chez les enfants
ayant un style expressif, des formules, des expressions toutes faites :
« est là », « a pas là », « c'est beau » ou « veux pas », que l'on pourrait
comptabiliser comme plusieurs mots, s'il n'apparaissait pas que ces
expressions sont apprises comme un tout. Les psycholinguistes ont
tendance à être prudents dans leurs analyses et à parler dans ce cas de
« formules » ou « d'expressions figées », et non pas de combinaisons
de mots. Cependant dès seize mois, on retrouve ces expressions
combinées avec des mots.
D'autre part, et très tôt, les enfants adjoignent souvent aux premiers
mots des particules, des éléments « neutres », tels que les /a/ et /e/ dont
les référents ne sont pas clairs. Ainsi
/a/ main (Émilie 12;17)
/a/ poire (Émilie 12;17)
/é/ chat (Marie 17;01)
/e/ poupée (Marie 19;26)
Les exemples de cette sorte sont nombreux dans les productions des
enfants entre un an et vingt mois. On pourrait être tenté de les
interpréter comme des articles ou des démonstratifs. On est, en effet,
frappé par la cohérence et la stabilité de leur emploi. Mais il se peut
tout simplement que les enfants aient codé des formes toutes faites
« article-mot » telles que [lavjo] « l'avion » ou des formes
« démonstratif-mot » [∫a] « c'est le chat ». Le fait que des mots, parfois
combinés avec des éléments que l'on a appelés neutres, se retrouvent
aussi dans le vocabulaire de l'enfant sans ceux-ci, ne prouve pas que les
marques ajoutées soient des marques indépendantes. Il s'agit peut-être
là de deux types de mots que l'enfant considère comme indépendants.
Mais même si l'on ne veut pas retenir l'idée que l'adaptation
grammaticale de l'article est déjà en cours dans la première partie de la
seconde année, on doit cependant raisonnablement considérer que ces
marques sont en passe de devenir des articles, ou des démonstratifs.
Les « phrases de deux mots » ont donné lieu dans les années
soixante-dix à une abondante littérature. Les psycholinguistes se sont
alors beaucoup intéressés aux premières combinaisons de mots. Celles-
ci se limitent la plupart du temps aux énoncés de deux termes
juxtaposés, sans articles ou prépositions. On parle de « style
télégraphique » à propos de ces productions, par analogie avec le style
des télégrammes de l'époque. Dans ceux-ci en effet, seuls étaient
conservés les mots les plus informatifs, le coût étant calculé d'après le
nombre de mots. C'était il y a vingt-cinq ans à peine, et de telles
économies relèvent d'un monde qui paraît aussi désuet que certaines
propositions sur le développement du langage à la même époque !
En s'appuyant sur la distribution des mots dans ces phrases,
d'éminents psycholinguistes tels que M. Braine9, R. Brown10,
L. Bloom11 ont mis en évidence des séquences composées de deux
classes de mots. D'une part, des mots « opérateurs » ou « pivots »,
fréquemment utilisés et rentrant régulièrement en combinaison avec un
grand nombre de termes, d'autre part, des mots faisant partie d'une
classe dite ouverte, incluant noms, verbes, etc. Cette dernière classe
s'accroît plus rapidement. Les deux principaux types de séquences qui
caractérisent le langage enfantin consistent en constructions : mot
pivot + mot de la classe ouverte, ou mot de la classe ouverte + mot de
la classe ouverte.
Les constructions mot pivot + mot de la classe ouverte telles que :
« encore gâteau »
« a pas wouah wouah »
« là nounours »
permettent à l'enfant de construire de nombreuses phrases en variant
les mots associés aux mots pivots que sont « encore », « là », « a pas »,
etc. Ce type de phrases exprime le plus souvent la présence ou
l'absence d'objets, des récurrences, des demandes ou des rejets.
Les constructions : mot de la classe ouverte + mot de la classe
ouverte telles que
« moto papa »
« mange yaourt »
« poum bébé »
expriment le plus souvent des actions, des appartenances.
La régularité et la fréquence de ces formes dans les productions des
enfants américains ont donné à penser aux psychologues des années
soixante-dix qu'il existerait une grammaire propre à l'enfant de cet âge,
indépendante de la grammaire adulte. Les principes de cette grammaire
spécifique et universelle régleraient la distribution des mots à ce stade.
Cette analyse a assez vite soulevé des réticences. Elle ne s'est révélée ni
assez précise, ni assez universelle.
La fréquence élevée et la régularité des productions de deux mots ne
se retrouvent ni chez tous les enfants, ni dans tous les groupes
linguistiques. L'ordre des mots n'est pas tant guidé par une grammaire
spécifique que par la structure syntaxique de la langue parlée dans
l'environnement. Ainsi, le bébé français dit « chaussures papa » pour
indiquer les chaussures de son père, alors que l'enfant anglais dira
« daddy shoe ». D'autre part, le rôle du composant sémantique dans
l'analyse de ces premières phrases a été sous-estimé.
L'idée d'une grammaire propre aux enfants de deux ans étant écartée,
peut-on penser à une « grammaire sémantique » ? Il est difficile d'en
poser les principes sans que la référence aux structures grammaticales
ne s'impose. En effet, si toutes les langues doivent exprimer des
structures conceptuelles de même type (tels les rapports entre l'agent et
l'objet d'une action, l'appartenance, les relations temporelles), elles
découpent ces structures en des catégories différentes et organisent les
relations entre les différents termes selon des ordres particuliers. Le
bébé, nous l'avons vu, forme des concepts avant de parler.
L'appréhension des événements extérieurs lui permet de dégager les
notions telles que celles d'agent et d'objet d'une action. Cependant, pour
pouvoir parler grammaticalement sa langue, l'enfant doit classer les
concepts qu'il a formés et les mots qui les traduisent dans des
catégories propres à sa langue, et exprimer leurs relations selon les
règles d'ordre de cette langue et donc selon la syntaxe de sa langue.
Doit-il passer par une grammaire inadéquate pour y parvenir ?
Pourquoi ne pas poser plus simplement que les enfants ont une
grammaire incomplète, mais déjà adaptée à leur langue, sur laquelle se
fonde le développement grammatical postérieur ? C'est ce que semblent
montrer les expériences sur la compréhension, et les travaux
comparatifs sur les énoncés des enfants de différents milieux
linguistiques et les récentes études des enfants bilingues.
Les expériences sur la compréhension confirment la thèse d'une
appréhension précoce des catégories grammaticales et de l'ordre des
mots. Vers seize mois, les enfants américains y sont déjà sensibles.
Testés avec les méthodes de préférence dont nous avons parlé, on les
voit aptes à associer des verbes transitifs ou intransitifs aux situations
correspondantes. Ils sont également aptes à interpréter des variations
dans l'ordre des mots, à condition toutefois que la prosodie, la syntaxe
et la sémantique des phrases concordent12-13. D'autres expériences de
L.A. Gerken14 montrent que les foncteurs (article, préposition, etc.) –
que les enfants de cet âge n'utilisent pas spontanément dans leurs
productions – leur servent cependant pour segmenter et analyser les
phrases qu'ils entendent. Ces expériences suggèrent que certaines
compétences grammaticales seraient masquées par les limitations
qu'imposent la programmation et la réalisation de la parole dans la
deuxième année.
Des études utilisant des méthodes comparatives interlangues
permettent aussi de renforcer cette thèse et montrent une précoce
adaptation des enfants aux principes structuraux de leur langue
maternelle. Virginia Valian15 s'est posé la question de savoir si, tout
jeunes, les enfants étaient sensibles à la structure des phrases et
particulièrement à la mention du sujet syntaxique. L'anglais requiert
que l'on mentionne le sujet devant les verbes, alors que l'italien ne
l'exige pas. Les phrases : Io sono bravo tato et Sono bravo tato sont
toutes deux correctes en italien alors que seule la phrase : I am a good
kid est correcte en anglais. La suppression de I rend la phrase * am a
good kid incorrecte. Les enfants américains comprennent-ils que la
mention d'un sujet est nécessaire dans leur langue ? La comparaison
des productions d'enfants américains et italiens de vingt à vingt-quatre
mois met en évidence un écart dans la proportion de sujets nominaux et
pronominaux mentionnés par les enfants. Il y a deux fois plus de sujets
nominaux ou pronominaux dans les énoncés des petits Américains que
dans ceux des petits Italiens. Virginia Valian en conclut que les enfants
américains ont commencé à apprendre, dès avant deux ans, que dans
leur langue il est nécessaire de mentionner le sujet d'un verbe.
Les plus récents travaux sur l'acquisition du langage chez les enfants
bilingues suggèrent que ceux-ci séparent les systèmes grammaticaux
des deux langues auxquelles ils sont exposés. Dès qu'ils commencent à
combiner des mots dans l'une ou l'autre langue, ils se conforment à
l'ordre propre à chaque langue16. Cette séparation précoce des systèmes
grammaticaux se confirme quand l'ordre des phrases devient plus
complexe.
Les premières phrases des petits Français
Avant vingt mois, on trouve déjà chez les enfants que nous avons
suivis de nombreuses combinaisons de mots. Les énoncés de deux mots
sont fréquents. Mais ils sont loin de rendre compte des productions de
tous les enfants de moins de deux ans.
Les combinaisons de deux mots groupent le plus souvent des mots
de types « opérateurs » avec des mots de contenu. Entre seize et vingt
mois, la plupart des exemples que nous trouvons dans nos corpus sont
ainsi composés mais le style n'en est pas pour cela nécessairement
télégraphique : les articles sont souvent présents. L'ordre n'est pas fixe,
mais varie selon les situations, tout en respectant le plus souvent l'ordre
canonique du français.
Léo, entre la fin du quinzième mois et dix-sept mois et demi, produit
des phrases telles que :
« la dame là »
« encore de l'eau »
« plus l'eau » (il n'y a plus d'eau)
« donne de l'eau »
« canard dans l'eau »
« de l'eau » (« de l'eau » ne peut être considéré comme une
expression figée car la présence d'une négation ou d'une localisation
fait disparaître l'article partitif.) On trouve aussi :
« moi là » (sur une photo)
« c'est moi »
« chapeau moi » (pour demander qu'on lui donne son chapeau)
« papa parti »
« pas là parti »
Marie, entre dix-sept et vingt mois, favorise également les formes :
opérateur avec nom de contenu. Elles sont très variées :
« nounours là »
« voilà papillon »
« y a poupée »
« c'est Grégoire »
« pots dedans »
Et l'on trouve déjà des combinaisons plus complexes :
« poupée là moi »
« où est poupée ? »
« où est chapeau ? »
« dedans on le met »
« attend elle le met »
Chez ces deux enfants, les mots isolés sont souvent précédés d'un
article ou d'une « marque » /è/ ou /a/.
On trouve peu d'exemples de combinaison de deux mots de contenu :
« bébé beau » (Charles, dix-sept mois onze jours)
« mange poupée » (la poupée mange) (Marie, dix-neuf mois
douze jours)
« moto papa » (Henri, vingt et un mois cinq jours).
À partir de vingt mois, les phrases deviennent plus structurées. Les
petits enfants français peuvent-ils apporter leur contribution pour
mettre en évidence l'adaptation à la grammaire de la langue ? Nous
allons voir que certaines structures d'énoncés sont très spécifiques aux
enfants français et sont liées à des caractéristiques grammaticales du
français parlé.
La structure d'une phrase simple en français « L'enfant mange la
pomme. » s'analyse comme le montre la figure 3 :
Au sujet syntaxique : « l'enfant », peut être substitué un sujet
pronominal : « il ».
FIGURE 3 – Structure de la phrase « L'enfant mange la pomme ».
1 Ferguson C.A. & Farwell C.B., « Words and sounds in early language acquisition »,
Language, 51, 1975, p. 419-439.
2 Macken M., « Developmental reorganization of phonology », Lingua, 49, 1979, p. 11-49.
3 Menn L., « Phonotactic rules in beginning speech », Lingua, 26, 1971, p. 225-241.
4 Uderzo et Goscinny, Série des Astérix.
5 Mills D.C., Coffey S.A. & Neville H.J., « Changes in cerebral organization in infancy
during primary language acquisition », in G. Dawson & K. Fischer (Eds.), Human Behavior and
the Developing Brain, New York, Guilford Publications, 1993.
6 Hannequin D., Goulet P. & Joanette Y., Hémisphère droit et langage, Paris, Masson,
1987.
7 Caramazza A. & Hillis A.E., « Lexical organization of nouns and verbs in the brain »,
Nature, 349, 1991, p. 788-790.
8 Friederici D., « Development of language relevant processing systems : The emergence of a
cognitive module », dans B. de Boysson-Bardies, S. de Schonen, P. Jusczyk, P. MacNeilage &
J. Morton (Eds.), Developmental neurocognition : Speech and face processing in the first year of
life, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1993.
9 Braine M. D.S., « The ontogeny of English phrase structure : The first phase », Language,
39, 1963, p. 1-14.
10 Brown R., A First Language, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1973.
11 Bloom L., Language Development : Form and Function in Ermerging Grammars,
Cambridge, Mass., M.I.T. Press, 1970.
12 Golinkoff R.M. & Hirsh-Pasek K., « Reinterpreting children's sentence comprehension :
Toward a new framework », dans P. Fletcher et B. MacWhinney (Eds.), The Handbook of Child
Language, Oxford (UK) et Cambridge (USA), Basil Blackwell, 1995.
13 Hirsh-Pasek K. & Golinkoff R.M., « Language comprehension : A new look at some old
themes », dans N. Krasnegor, D. Rumbaugh, M. Studdert-Kennedy & R. Schiefelbusch (Eds.),
Biological and Behavioral Aspects of Language Acquisition, Hillsdale, NJ, Lawrence Erlbaum
Associates, 1991, p. 301-320.
14 Gerken L.A., Landau B. & Remez R.E., « Function morphemes in young children's speech
perception and production », Developmental Psychology, 27, 1990, p. 204-216.
15 Valian V.V., « Syntactic subjects in the early speech of American and Italian children »,
Cognition, 40, 1991, p. 21-81.
16 Meisel J.M., « Parameters in Acquisition », dans P. Fletcher & B. MacWhinney (Eds.),
The Handbook of Child Language, Oxford, Basil Blackwell, 1995, p. 10-35.
17 Une analyse des phrases négatives produites par Manon a été présentée dans B. de
Boysson-Bardies, Négation et performance linguistique, Paris-La Haye, Mouton, 1976.
18 Bickerton D., Language and Species, Chicago, The University of Chicago Press, 1990.
19 Pinker S., The Language Instinct, New York, William Morrow and Company, 1994,
p. 265.
CONCLUSION
INTRODUCTION 11
CONCLUSION 241
Tableau récapitulatif des principales étapes du développement de la
parole de zéro à deux ans 247
GLOSSAIRE 251
BIBLIOGRAPHIE 265