Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Aude Lancelin, spécialiste de la vie des idées, a été directrice adjointe des rédactions de Marianne et de
L’Obs avant d’en être brutalement licenciée. Événement marquant qui inspirera son ouvrage Le monde libre
(éditions LLL), prix Renaudot essai 2016.
Aude Lancelin
LA PENSÉE EN OTAGE
1. En 2016, 35 238 cartes de presse ont été attribuées. Il y en avait 37 307 en 2009, soit un
recul de 2 000 journalistes en sept ans.
1
Première idée fausse : les actionnaires de médias
« n’interviennent » pas
Ils n’exigent rien des directeurs de rédaction, qu’ils ont pourtant directement
choisis pour la plupart. Ils découvrent donc dans le journal, comme n’importe
quel lecteur, le travail de leurs soutiers qui, par une espèce d’harmonie préétablie
leibnizienne, se trouvent miraculeusement être à l’unisson de leur vision du
monde. Ainsi les actionnaires de médias, Bernard Arnault, Xavier Niel ou
Patrick Drahi par exemple, seraient donc les seuls actionnaires, tous secteurs
confondus, à n’attendre aucun retour sur investissement d’aucune nature, et ce
en dépit d’injections substantielles de fonds dans une activité notoirement
déficitaire.
Alors évidemment, c’est une insulte à l’intelligence des gens. Mais c’est
pourtant un discours couramment tenu, et pas seulement par les managers de ces
groupes, mais par les journalistes aussi, dont certains ferraillent dur sur les
réseaux sociaux pour défendre l’incorruptibilité de leurs patrons. Ainsi est-ce un
crève-cœur que de voir, par exemple, des petites mains d’empires de presse
comme Altice, maison mère de SFR, propriétaire de Libération et de L’Express,
aller au carton sur le Web contre les critiques visant les grands timoniers des
affaires qui ont fait de leur métier, le journalisme, un inoffensif théâtre de
marionnettes. Véritable armée de réserve précarisée de groupes dont le business
même est de faire payer aux entreprises rachetées leur propre coût d’achat, on
peut les voir clamer haut et fort que leur liberté d’investigation est complète, que
jamais un ordre ne leur est parvenu depuis l’Olympe actionnarial, que, par
exemple, dans le cas de l’année 2017, leur traitement de la réforme à la
tronçonneuse du Code du travail fut exemplaire de sévérité. Qu’importe si leur
journal, Libération pour prendre un seul exemple, exprima quelques mois
auparavant sa consigne de vote pour le second tour de l’élection en des termes
d’un cynisme que même un régime dictatorial n’oserait pas – « Faites ce que vous
voulez, mais votez Macron » –, la présence de l’extrême droite face au futur
président autorisant toutes les intimidations intellectuelles. Qu’importe si, des
années durant, Libération, passé du maoïsme ou macronisme, a mené un travail
de sape acharné contre la vraie gauche, contribuant activement à mener la France
de façon désormais récurrente au choix liberticide suivant : ou la finance, ou la
xénophobie la plus rance. Qu’importe si, une fois le chérubin du CAC 40 élu,
l’assurance était donnée de voir ledit Code du travail massacré, sans que rien ne
puisse aucunement se mettre en travers, l’opposition parlementaire étant
laminée, les forces syndicales notoirement affaiblies, discréditées ou achetées,
toutes les résistances se voyant émoussées, après une année 2016 de luttes aussi
épuisantes qu’impuissantes.
On ne se lasse pas de méditer sur le formalisme des journalistes, qui les pousse à
proclamer fièrement que, bien qu’ayant tout fait pour faire élire le chouchou des
seigneurs de l’économie, « dès le lendemain » de son élection, ils s’opposeront à
lui de toutes leurs forces. Tartufferie, absence de sens politique crasse, propos
réflexe inconséquent ? Tout cela à la fois pour certains, mais au fond, sonder les
psychés n’est pas l’essentiel en l’espèce. Toute la culture journalistique moyenne
conspire en effet à cette représentation inconséquente des choses. La démocratie
de marché étant le seul cadre mental autorisé, la politique consiste tous les cinq
ans à pousser vers le sommet « le moins pire », puis à intimer ensuite aux gens
l’ordre de rentrer chez eux sans se mêler des affaires publiques autrement que
comme commentateurs de canapé ou de bistrot. Ainsi la politique est-elle
condamnée à demeurer un jeu de dupes où le troupeau ne garde la possibilité de
choisir qu’entre deux faces d’un même système d’accord sur l’essentiel : laisser le
parti des affaires manœuvrer à son aise. Reconfiguré ainsi, le sérieux même du
choix qu’une présidentielle pourrait contenir s’est évaporé de longue date. Ce
que contenait encore de gravité l’ordre massivement donné à la population par
les médias en 2002 de voter pour le candidat de la droite libérale Jacques Chirac,
fût-ce avec une « pince à linge », n’a plus lieu d’être singé quinze ans plus tard.
Ainsi, la une de Libération peut-elle se faire obscènement ludique, avouant le
non-sérieux absolu de ce choix, et pas uniquement parce que les standards
intellectuels de la presse se sont encore dégradés entre-temps, simplement parce
que, pour les milieux financiers et patronaux français, la politique est
littéralement devenue un « jeu d’enfant », au point qu’ils peuvent directement
imposer l’un des leurs à la tête de l’État.
Revenons toutefois au mythe de la non-intervention actionnariale, et aux
différents registres d’argumentation qui le soutiennent. Pour ne prendre que des
exemples récents, on a pu entendre le directeur général de BFM TV expliquer
dans une édition d’« Envoyé Spécial » sur France 2, alors que l’animateur le
confrontait au soupçon de faire une « Télé Macron » décomplexée, qu’il avait
rencontré une seule fois Patrick Drahi, actionnaire du groupe, dans sa vie. Est-ce
vraiment le problème ? Ou encore, on a pu voir le responsable du Décodex au
journal Le Monde, sorte d’Index du Vatican mis au point par un organe de presse
privé pour trier les sites fréquentables des poubelles de l’information, expliquer
que les actionnaires ne les « appelaient pas », je cite, avant la parution des papiers,
affirmation à la fois peu contestable et puissamment comique. Mais l’on peut
aussi voir le même personnage batailler inlassablement sur les réseaux pour se
porter garant du fait qu’aucun de ses patrons n’avait jamais soutenu
publiquement la candidature de « Jupiter redux Macron », ce qui est
factuellement faux1, et que des chartes d’indépendance intraitables leur servaient
en tout état de cause de ceinture de chasteté éditoriale, ce qui est simplement
ridicule. Il semblerait en tout cas que cela suffise à rassurer pleinement ledit
responsable du Décodex quant à la marche vertueuse du système, ce qui au
minimum ne témoigne pas d’une grande curiosité de la part d’un « décodeur »
professionnel.
L’actuel directeur de la rédaction de ce même quotidien, Le Monde, a aussi pu,
dans un éditorial publié à l’occasion de la mort d’un de ses actionnaires, Pierre
Bergé, assimiler les gens qui prêtaient la moindre influence sur la ligne aux
actionnaires à des « complotistes »2. Face à ce verrou-là, les gardiens des médias ne
prennent même pas la peine de répondre par des arguments. Ils se bornent à
discréditer les personnes, voire à les psychiatriser. Car qu’est-ce qu’un
complotiste, sinon un paranoïaque et un malade mental à la fin des fins ? On
voit en tout cas à quel point il est important pour le système de neutraliser tout
discours cherchant à révéler au public le poids que pèsent les actionnaires de
médias sur la vie d’un journal, et le genre de catastrophe démocratique qu’ils
peuvent organiser à l’échelle d’un pays quand leurs vues convergent, c’est-à-dire
entièrement quand le coût du travail est, par exemple, en jeu.
Il est pourtant assez évident que dans une société démocratique, où le suffrage
universel existe encore, et cela même s’il est en passe de devenir une farce
organisant l’impuissance collective, le contrôle capitalistique des médias est une
question politique cruciale. Il est évident que ce constat-là n’a rien à voir avec un
propos conspirationniste, et que prêter des arrière-pensées aux géants des
télécoms quand ils investissent dans les médias n’a rien à avoir avec le fait d’être
agité par les Illuminati ou une quelconque autre société secrète horrifique du
type Skull and Bones. Il est évident que lorsque, comme eux, on opère sur un
marché régulé par l’État, un grand titre ou une chaîne peuvent notamment être
des leviers d’influence décisifs dans leurs rapports avec le pouvoir. Celui qui ne
comprend pas cela, le responsable du Décodex par exemple, est-il équipé dans
ces conditions pour décoder quoi que ce soit au champ de pouvoir capitalistique
extraordinairement violent dans lequel il se meut semble-t-il en toute
inconscience ? On peut au moins se poser la question.
Tout cela est d’autant plus inquiétant à observer que ce qui se passe chez nous
aujourd’hui s’est produit il y a exactement vingt ans aux États-Unis, avec des
conséquences dramatiques quant à l’indépendance de la presse et à la persistance
même de l’existence d’un espace public digne de ce nom. L’ex-rédacteur en chef
du Chicago Tribune, James Squires, un ancien Prix Pulitzer qui rompit avec le
système et en fit un livre3, soutenait ainsi en 1993, que la prise de contrôle
intégrale des médias par les grandes compagnies états-uniennes avait entraîné la
« mort du journalisme », je cite ses mots. En deux décennies, ainsi qu’il
l’établissait, la mainmise de la « culture Wall Street » sur les médias, soit
l’équivalent de notre presse CAC 40, avait réussi à détruire entièrement les
pratiques et l’éthique de ce métier, réduisant les responsables de journaux à être
des cost killers plutôt que des intellectuels, des managers plutôt que des artisans de
l’intelligence collective. James Squires, un autre grand paranoïaque, sans doute.
On peut bien entendu comprendre l’intérêt subjectif qu’il y a chez les
journalistes à nier tout lien de sujétion à l’actionnaire. Il est toujours plus
gratifiant, d’un point de vue narcissique, de se fantasmer en Bob Woodward que
de se voir en Rantanplan. Reste qu’en cherchant ainsi à désarmer la méfiance
légitime des lecteurs, ces professionnels de l’information portent un mauvais
coup à la démocratie. Car cette sujétion actionnariale est réelle, et elle s’exerce
surtout à de très nombreux niveaux. Au premier d’entre eux, il y a tout d’abord
l’intervention bête et brutale, que les sociologues de la gauche radicale spécialisés
dans les médias sous-estiment toujours, quand ils n’en nient pas naïvement la
réalité, faute d’avoir jamais mis les pieds dans les étages de direction d’une
rédaction, ce dont nul ne les blâmera. Cela peut être une chose aussi dérisoire,
par exemple, que l’actionnaire survolté qui envoie des textos en rafale parce
qu’une actrice célèbre, amie de lui, s’inquiète de la parution d’une enquête dans
le journal. Cela peut aussi être, de façon plus inquiétante, ce propriétaire qui
s’indigne qu’une journaliste ait tweeté dans un recoin de la Toile un
commentaire insolent à son sujet. « Est-ce ainsi que l’on traite l’actionnaire ? »
Tout cela existe et existera toujours, n’en déplaise aux chartes pleines d’emphase
entendant dresser un mur de Berlin entre l’argent et les rédactions.
À ce niveau pourtant, on reste encore dans l’anecdote de la Vie des 12 Césars,
les nerfs qui lâchent, on n’est pas encore dans le dur de la terreur actionnariale.
Dans le registre de l’intrusion plus grave, on a celle de l’actionnaire qui signale
sur un ton faussement innocent qu’il a reçu un appel menaçant du Premier
ministre au sujet d’un papier très problématique concernant les activités de sa
femme. Au climax de la gravité, cela peut être aussi, un an avant une élection
présidentielle, l’homme fort du groupe et son factotum qui convoquent le
directeur de la rédaction pour un déjeuner faussement débonnaire afin de lui
repréciser le cap à suivre, au cas où la moindre ambiguïté existerait à ce sujet, et
de lui suggérer les yeux dans les yeux d’en tirer toutes les conséquences. Tout
cela existe aussi, et même couramment. Le fameux « coup de fil », dont
l’existence préfère être niée par les penseurs des médias, sans doute parce qu’il
gâcherait la beauté d’un système parfait où, dans la fourmilière, chaque fourmi
connaîtrait exactement la place qui lui est dévolue, ce « coup de fil » existe bel et
bien.
Mais le plus grave, car c’est bien entendu le plus ordinaire, c’est l’anticipation
constante des colères et des désirs actionnariaux, l’autocensure au quotidien, le
front directorial qui blêmit à l’idée de publier telle information embarrassante,
les domaines d’enquête systématiquement découragés, la ligne constamment
infléchie dans un sens aimable pour le capital, les penseurs critiques écartés au
profit du cheptel d’intellectuels zélotes du système. La crainte ordinaire, aussi, de
se trouver pris entre le marteau de l’actionnaire et l’enclume d’un journaliste qui,
tenant à son scoop ou à ses idées, la chose existe encore, irait par exemple jusqu’à
ameuter la Société des rédacteurs pour éviter de le voir enterré. En 2010, Le
Nouvel Observateur ira ainsi jusqu’à refuser les enregistrements du majordome
des Bettencourt, qui partiront de ce fait directement chez Mediapart, consolidant
décisivement la viabilité financière du site outsider qui venait d’être cofondé par
Edwy Plenel4. Au nom de la bienséance, officiellement : la gauche Lubéron
n’écoute pas aux portes. En réalité parce que l’hebdomadaire phare de la social-
démocratie était alors dirigé par un membre de la Sarkozie, ordinaire mélange
des genres dans ces milieux, qui redoutait d’avoir un jour à porter la
responsabilité de ces révélations possiblement explosives. C’est du reste pour ce
genre d’office qu’on met ce genre de personnages à ce genre de postes, et qu’on
les paie cher à gardienner un collectif, affaiblir toute velléité de rébellion et
prévenir tout départ de feu. Ainsi un journal peut-il en venir à préférer se
suicider commercialement en favorisant l’ascension de nouveaux titres, et à
enterrer sciemment des informations d’intérêt général plutôt que de risquer de
nuire à la sérénité de ses propriétaires.
Pour ce qui est de la réalité du fameux « coup de fil », scène primitive que les
critiques des médias n’osent apparemment même pas imaginer, on se reportera
également au récit des événements ubuesques mettant aux prises Éric Fottorino,
ex-directeur de la rédaction du Monde, avec le président de l’époque, Nicolas
Sarkozy, et ses actionnaires de médias amis. Le journaliste en a récemment livré
post festum, en 2016, le récit dans un texte intitulé « Les valets de l’Élysée »5.
Non content de se plaindre régulièrement des unes du quotidien par des « appels
rugueux » à son directeur, le locataire de l’Élysée le convoqua afin de faire
pression sur lui pour qu’il vende le groupe à son ami Arnaud Lagardère, déjà
propriétaire entre autres de Paris Match, de Elle et du JDD. Maniant l’insulte et
la menace, Sarkozy, furieux de ne pas obtenir gain de cause, passera à l’action
dans les mois suivants. Ainsi, afin d’obtenir l’asphyxie financière du journal et de
rendre sa prédation plus aisée, il convaincra ce même groupe Lagardère, ainsi
que ses amis Vincent Bolloré et Bernard Arnault de retirer au Monde
l’impression de leurs journaux respectifs. Tous s’exécuteront comme un seul
homme, creusant un trou brutal dans les recettes du quotidien. Le lendemain de
son rendez-vous houleux à l’Élysée, Éric Fottorino recevra un coup de fil digne
du Parrain de la part de Raymond Soubie, très influent conseiller « social » dudit
Sarkozy : « Le président ne s’intéresse pas à ces sujets, il faut que ce soit bien clair.
Sinon nous démentirons. » C’est peu de dire que les interventions directes entre
politiques, actionnaires et patrons de rédaction ne sont pas seulement des contes
horrifiques pour complotistes, mais une pratique ordinaire que, de la part d’un
journaliste, il est profondément déloyal envers le public de contester.
Pourquoi cet acharnement à nier l’évidence ? Le penseur critique des médias,
Noam Chomsky, évoque, dans « Les exploits de la propagande », texte actualisé
en 2002, la prémisse implicite à tout le système dont les responsables doivent se
cacher à eux-mêmes l’existence. À savoir les véritables raisons pour lesquelles ils
ont été choisis eux, et pas d’autres, pour accéder à ces postes de décision.
« Naturellement, ils n’y parviennent qu’en se mettant au service des gens qui
disposent du pouvoir réel, c’est-à-dire de ceux qui possèdent la société. » Dans
l’intérêt de tous, tout cela doit se faire le plus discrètement possible, aussi ces
professionnels doivent-ils avoir assimilé les dogmes et doctrines qui servent les
puissants en limitant le nombre de rappels à l’ordre nécessaires. On comprend
que ce genre de réalités soit assez déplaisant à regarder en face. Mieux vaut
l’oublier aussitôt, à la fois savoir et ne pas savoir, comme dans le mécanisme de
« la double pensée » décrit par Orwell. Mieux vaut se raconter qu’en effet Xavier
Niel, actionnaire du groupe Le Monde, est sincère lorsqu’il dit, fin 2017 dans le
magazine XXI, qu’il rachète massivement des médias pour « les aider à passer au
numérique » et pour « faire de l’argent ». Faire de l’argent dans un secteur
notoirement sinistré ? Tout au plus peut-on espérer en perdre le moins possible
en vissant à mort les boulons grâce à quelques cost killers lâchés dans les bureaux
d’un monde déjà à l’agonie.
L’influence, la respectabilité, le pouvoir de peser sur les politiques, voilà ce que
ces gens viennent évidemment cueillir sur les dépouilles du journalisme. Ce
discours patronal de recouvrement grossier passe plutôt bien en interne
néanmoins. Comme l’écrit avec sévérité mais justesse Alain Accardo dans un
livre paru en 2017, Pour une socioanalyse du journalisme6, le public sous-estime
absolument quel degré de médiocrité intellectuelle et d’imposture morale règne
aujourd’hui dans les rédactions contemporaines. « Adhérant sans le moindre recul
à l’idéologie des managers capitalistes », beaucoup de spécimens issus d’écoles de
journalisme, c’est-à-dire de formations post-bac courtes, se caractérisent avant
tout par une « inculture branchée et culottée, bavarde et narcissique ». Mal payés,
quand ils ne sont pas cruellement précarisés, ils sont souvent les plus féroces
défenseurs du système qui les exploite, les plus acharnés à blanchir l’intégrité des
financiers qui tiennent leur laisse7. L’avenir leur appartient néanmoins, c’est à
eux que la responsabilité de mouler l’esprit public se verra remise pour des
années encore, tandis que les baby-boomers cauteleux qui dirigent encore pour
quelque temps ces rédactions se frottent les mains face à des gens si faciles à
manœuvrer.
Pour achever ce point d’une citation, on en appellera à Robert McChesney,
autre grand spécialiste de ces questions aux États-Unis, notamment auteur d’un
texte aussi alarmant qu’important paru en 1997, qui s’intitulait « Les géants des
médias, une menace de la démocratie ». McChesney y énonçait la chose
suivante, dont on aimerait qu’elle devienne un jour une évidence : « L’idée que le
journalisme puisse en toute impunité présenter régulièrement un produit contraire
aux intérêts primordiaux des propriétaires des médias et des annonceurs est dénuée de
tout fondement. Elle est absurde8. »
1. « J’apporte mon soutien sans la moindre restriction à Emmanuel Macron pour être le président
qui nous conduira vers une sociale-démocratie (sic). », écrit par exemple Pierre Bergé,
coactionnaire du groupe Le Monde le 30 janvier 2017 sur le réseau Twitter.
2. « Pierre Bergé, lecteur et actionnaire du Monde », éditorial du 8 septembre 2017.
3. James D. Squires, Read all about it ! The corporate takeover of America’s newspapers,
Random House, 1993 (non traduit en français).
4. Le majordome de Liliane Bettencourt s’était résolu à enregistrer les conversations de sa
patronne, afin de mettre un terme aux abus de faiblesse dont elle était victime, révélant par là
même tout un système de financement politique, d’évasion fiscale, ainsi que certains
enrichissements indus. Il n’en a tiré aucun bénéfice personnel, se bornant à remettre ces
enregistrements à sa fille, qui les fit parvenir à la police. « L’affaire Bettencourt » a fait surgir en
2010 la presse numérique comme un acteur nouveau du journalisme français, à même de
retrouver l’audace des origines grâce à son indépendance financière. Devenu pour les lecteurs
une référence de l’investigation, Mediapart fut à l’époque violemment décrié par ses confrères –
aimable euphémisme.
5. Le 1 hebdo, 23 novembre 2016.
6. Alain Accardo, Pour une socioanalyse du journalisme, Agone, 2017.
7. Nous avons tenté en 2016 une description de ce phénomène dans Le monde libre, paru aux
éditions Les Liens qui Libèrent : « Rien n’oblige au fond le journaliste à devancer les opinions
grégaires, à mordre là où il faut, à anticiper les attentes supposées des directeurs d’une rédaction, ni
de ceux qui les manœuvrent, encore plus haut. Et pourtant la plupart le font. Comme un seul
homme, sans qu’aucun ordre n’ait à être formellement donné. Souvent je me suis demandé comment
une telle chose, un rêve de législateur fou, était simplement possible. Tout repose en réalité sur la
qualité du recrutement des troupes. En quinze ans, un directeur de la rédaction aguerri peut
littéralement paralyser un corps collectif, le priver de ses nerfs, saper toute sa capacité de résistance, y
rendre l’intelligence odieuse, l’originalité coupable, la syntaxe elle-même suspecte, y changer
entièrement la nature des phrases qui sortiront de l’imprimerie. Pour cela il faut être extrêmement
rigoureux dans la sélection des pousses » (extrait du chapitre 4, « La domesticité publique »).
8. Robert W. McChesney, « Les géants des médias, une menace pour la démocratie », dans
Propagande, médias et démocratie, écosociété, 2000 (pour la traduction française).
2
Deuxième idée fausse : on ne peut pas se passer de ces grands
capitaux privés
1. « Moins de la moitié des internautes ayant atterri sur un site par le biais de réseaux sociaux
(47 %) ou de moteurs de recherche (37 %) citent la bonne source » ; cité dans « Les internautes se
souviennent rarement de la source d’une information », article signé Camille Rivieccio,
Libération, 20 juillet 2017.
2. « Facebook a versé des millions aux médias français », enquête de Nicolas Becquet,
14 novembre 2017, en ligne sur le site de l’European Journalism Observatory (EJO). Extrait :
« TF1, Le Figaro, Le Parisien ou les titres du groupe Le Monde font également partie des éditeurs
qui touchent de l’argent pour produire des contenus vidéo pour Facebook. Et les sommes donnent le
tournis, entre 100 000 et 200 000 euros par mois sur des périodes renouvelables. On parle ici de
millions d’euros distribués aux médias hexagonaux par Facebook. Il va sans dire que dans les
rédactions contactées, on est peu disert sur les détails de ces accords confidentiels. » À LCI, par
exemple, chaîne du groupe Bouygues, « l’argent de Facebook versé sur la période aurait financé les
deux tiers de la rédaction web. » On ne se lasse pas de méditer aux conséquences d’une telle
situation. Heureusement, le responsable du site et des réseaux sociaux du journal Le Monde,
interrogé dans le même article, nous rassure : « L’argent versé n’a pas fondamentalement changé
notre façon de travailler ». Ouf, on avait failli avoir peur. Rendormez-vous, bonnes gens.
3. Acronyme désignant Google, Apple, Facebook et Amazon, les quatre fameuses
multinationales issues de la Silicon Valley.
5
Cinquième idée fausse : les journalistes doivent être neutres
Sinon c’est le Venezuela où l’on ferme des médias, sinon c’est le trumpisme où
un président traite les journalistes d’« êtres humains les plus malhonnêtes du
monde » et où s’élucubrent des alternative facts, sinon c’est le poutinisme où l’on
retrouve des journalistes morts dans leur cage d’escalier. Voilà ce qu’on vous
répondra dès lors que vous pointez la partialité des éditocrates. Cette vision-là
d’un journalisme « rempart de la démocratie » s’avère très utile pour couvrir les
méfaits tout à fait réels de médias dans des pays où les journalistes ne risquent
nullement leur peau. Il s’agit vraiment d’un bouclier en carton, un peu obscène
même, car se cacher derrière des cadavres et des héros quand on ne risque rien
est d’une obscénité avérée, mais redoutablement efficace. On l’utilise beaucoup
contre La France insoumise, mouvement dont le leader se serait rendu coupable
d’attaques verbales innommables contre les lanceurs d’alerte-nés que sont les
journalistes français. L’un des rares programmes de la présidentielle à avoir
proposé une refonte démocratique ambitieuse de tout le système des médias, l’un
des seuls à avoir proposé l’adoption d’une loi anti-concentration capitalistique
contraignante, plutôt que de se borner à réclamer le pansement des chartes
éthiques sur la jambe de bois des médias corporate, eh bien, c’est justement ce
programme-là1, celui de La France insoumise, que l’ensemble la presse perfusée
au CAC 40 a présenté comme potentiellement liberticide et menaçant. Cette
opération, aussi stupéfiante qu’elle soit, est ordinaire. Toute remise en question
du système de concentration actuel du système d’information fait de vous un
nostalgique de la doctrine Jdanov, ou un Hibernatus castriste. Pourtant, il est
évident même à un philosophe aussi européiste, libéral-compatible, et peu
contestataire que Jürgen Habermas, qui est même allé jusqu’à s’enivrer de
l’élection d’Emmanuel Macron, que l’espace public perd toute capacité à nourrir
la vie démocratique dès lors qu’il est pris en charge par la puissance publique, ou
par de grandes entreprises, sans parler bien sûr de la combinaison intime des
deux, soit la situation exacte que nous connaissons, alors que le sommet de l’État
français a pour ainsi dire récemment fusionné avec le CAC 402.
En France, en effet, « jamais la concentration de la plupart des grands médias n’a
été aussi avancée et le risque de conflits d’intérêts aussi grand », écrit ainsi une
association aussi modérée que Reporters sans frontières3, dont la présidence, loin
d’être occupée par des chiens fous antisystème, est souvent le bâton de maréchal
de journalistes en fin de carrière ayant donné pleine satisfaction au milieu. Les
violences envers des médias commises par les forces de l’ordre ont d’ailleurs
explosé lors des manifestations contre la loi Travail en 2016, souligne également
RSF, certains journalistes « expliquant que leur brassard presse faisait d’eux une
cible au lieu de les protéger ». Une évolution pour le moins inquiétante dans un
pays habitué à s’enorgueillir de plus en plus grotesquement d’être l’avant-poste
mondial des droits de l’homme.
Pris en tenaille entre la paranoïa politique et les milieux de l’argent, les
journalistes français ont en réalité une marge de plus en plus étroite pour faire
leur travail. Par des moyens détournés, et sous des oripeaux encore apparemment
démocratiques, le résultat est exactement le même que chez les plus mauvais
élèves du classement mondial de la liberté de la presse, où en 2017 nous
n’apparaissions du reste piteusement qu’au 39e rang, entre la Slovénie et le
Burkina Faso. Il est plus que jamais important de le faire comprendre au public :
on peut éteindre peu à peu le caractère authentiquement démocratique d’un
système médiatique sans toucher aux apparences.
Prenons ainsi l’exemple de la Hongrie, 71e à ce même classement, et voyons si
notre situation nationale est franchement incomparablement meilleure. Le
principal journal d’opposition au gouvernement, Népszabadság (« Le peuple
libre »), institution de la presse hongroise, y a été la cible d’une sorte de putsch
économique aussi spectaculaire qu’instructif. Fin 2016, ce titre socialiste très
critique a été purement et simplement fermé, au prétexte de non-rentabilité, par
son propriétaire. Un homme d’affaires autrichien fortement soupçonné d’être
complice avec Viktor Orbán pour faire taire le journal. « Une décision
économique rationnelle, pas politique », a commenté le parti du gouvernement.
« Un jour noir pour la presse », a alerté l’opposition. Y a-t-il finalement autre
chose qu’une différence de degré entre cela et le rachat d’un titre français par un
groupe proche du pouvoir qui, l’étranglant financièrement ou le maltraitant
managérialement, n’aura même plus besoin d’intervenir a posteriori pour le faire
marcher droit ? Cela peut du reste ne procéder que d’une affinité objective,
même pas d’ordres donnés. On pense bien sûr au cas de Canal+ détruit par
Vincent Bolloré, ou au triste sort de L’Obs au sein du groupe Le Monde, et
également bien sûr aux menaces qui pèsent aujourd’hui sur l’audiovisuel public
où, en novembre 2017, le gouvernement envisageait des coupes meurtrières dans
les magazines d’investigation venant régulièrement gâcher l’insouciance des
grandes fortunes du pays. Chaque type de régime a ses moyens à lui d’obtenir
l’autocensure des journalistes, sans en passer par la censure directe. Chacun sait
utiliser leur envie de s’épargner des ennuis, et la chose sera d’autant plus efficace
qu’elle sera plus insidieuse, en amont, moins directe. Assez drôlement, l’article
du Monde commentant la situation hongroise à l’automne 2016 dénonçait le fait
que « de larges secteurs des médias privés y aient été achetés par des oligarques proches
du gouvernement ». Soit exactement la situation présente du quotidien français4.
Pourtant, les journaux, quoi qu’ils fassent ou disent, persistent à revendiquer
aujourd’hui le statut de remparts de la démocratie. L’expérience montre au
contraire qu’ils peuvent ponctuellement devenir l’inverse, à savoir de véritables
nuisances démocratiques. Mais, là encore, le mythe perdure, le public ayant
soigneusement été entretenu dans cette idée depuis de longues années, à travers
tout un discours ronflant. À travers le cinéma et les séries aussi, où l’enquêteur
en butte à sa hiérarchie éditoriale et aux puissants fait recette, de la militante
écologiste d’opérette dans Erin Brockovich jusqu’au guère plus crédible nanar
hollywoodien Spotlight, qui en 2015 avait redonné le moral à toute la profession.
Ainsi, dans ce sillage, la majorité de la population croit-elle encore en l’existence
d’une presse garante de la liberté. Le public n’est presque jamais exposé à un
discours qui, au-delà de quelques attaques ad hominem, par ailleurs souvent
justifiées, contre les excès de certains journalistes stars, lui montre que
l’information est faussée à la source par sa mise sous tutelle financière. Au
contraire, les médias l’abreuvent de discours édifiants sur les forcenés de la
gauche radicale ou de la « fachosphère », qui tentent criminellement de
décrédibiliser la presse, jetant le doute sur sa probité immaculée. Comme s’il y
avait le moindre rapport entre une équipe de campagne comme celle de François
Fillon, aux abois, faisant siffler les médias en meeting pendant la présidentielle
2017, et le réquisitoire argumenté d’un député comme François Ruffin, qui la
même année évoquera à l’Assemblée nationale la situation inquiétante d’un pays
où les « maîtres de l’armement, les maîtres du bâtiment, les maîtres du luxe et les
maîtres de la téléphonie, sont également les maîtres des médias »5.
En contribuant à décomposer l’espace public, ces médias-là préparent pourtant
le terrain à de futures violences politiques. J’achèverai ce sixième point par une
remarque de Noam Chomsky, qu’il ne faut jamais perdre de vue quand on essaie
de se rassurer à peu de frais sur l’innocuité des médias : « La propagande est à la
société démocratique ce que la matraque est à l’État totalitaire. » Lorsqu’une presse
démocratique verse ouvertement dans la propagande, il n’y a donc aucune raison
de ne pas en mener la critique impitoyable.
1. « Des médias au service du peuple », livret de l’Avenir en commun #21 presse et médias,
France Insoumise, 2017.
2. Jürgen Habermas, L'espace public, Payot, 1988.
3 « Le journalisme fragilisé par l’érosion démocratique », entretien avec Catherine Monnet,
rédactrice en chef adjointe de Reporters sans Frontières, dans Diplomatie, « Médias, entre
puissance et influence », octobre-novembre 2017.
4. « En Hongrie, le principal journal d’opposition cesse brutalement de paraître », Le Monde,
8 décembre 2016.
5. Assemblée nationale, intervention du député François Ruffin, membre du groupe FI,
16 novembre 2017.
7
Septième et dernière idée fausse : les médias ne peuvent pas
grand-chose
1. Gilles Deleuze et Claire Parnet, L'Abécédaire de Gilles Deleuze, téléfilm produit par Pierre-
André Boutang, Arte, 1995.
2. Courrier International évoque ainsi en mai 2017 la nouvelle loi sur la radiodiffusion en
Israël, qui aboutira, entre autres, à l’arrêt du journal télévisé Mabat LaHadashot de la chaîne 1,
diffusé depuis 49 ans. Cités par le journal Ha’Aretz, des journalistes accusent Benjamin
Netanyahou « d’être mécontent de ce qu’il considère comme une couverture médiatique critique à
son encontre ». The Jerusalem Post évoque de son côté une « tempête politique » concernant « le
degré de contrôle du gouvernement sur le nouvel organisme ». En 2017, au Venezuela, le
gouvernement de Nicolás Maduro ferme, lui aussi, un total de quarante médias. « Nous en
arrivons à une phase très avancée en termes de contrôle de l’opinion », alerte le Collège national des
journalistes (CNP).
Ce texte est une version travaillée et augmentée de la conférence prononcée par Aude
Lancelin le 13 septembre 2017 au colloque « Penser l’émancipation », qui s’est tenu
à l’université de Vincennes, sur le thème : « Médias, la nouvelle trahison des clercs ».
Merci aux organisateurs de la revue Période.
Si vous souhaitez être tenu informé des parutions et de l’actualité des éditions
Les Liens qui Libèrent, visitez notre site :
Ou Twitter
Cette édition électronique du livre
La pensée en otage
d’Aude Lancelin a été réalisée le 16 janvier 2018
par Melissa Luciani
pour le compte des éditions
Les Liens qui Libèrent et du studio Actes Sud.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage,
achevé d’imprimer en décembre 2017
par l’imprimerie Normandie Roto Impression
(ISBN : 979-10-209-0603-8).
ISBN : 979-10-209-0604-5