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LA PENSÉE EN OTAGE

« On peut éteindre peu à peu le caractère authentiquement démocratique d’un


système d’information sans toucher aux apparences. C’est la situation que vit la
France, où le CAC 40 a massivement racheté les médias, imposant une idéologie
de la “neutralité” mortifère, propulsant sur le devant de la scène ses valets
intellectuels, dévastant l’esprit public. Toutes sortes de mensonges, de pseudo-
évidences et de mythes consolateurs empêchent les gens de prendre conscience
de la gravité de ces manœuvres. Il est urgent de démasquer celles-ci pour que
tous s’emparent enfin de la situation. »

Aude Lancelin, spécialiste de la vie des idées, a été directrice adjointe des rédactions de Marianne et de
L’Obs avant d’en être brutalement licenciée. Événement marquant qui inspirera son ouvrage Le monde libre
(éditions LLL), prix Renaudot essai 2016.
Aude Lancelin

LA PENSÉE EN OTAGE

S’armer intellectuellement contre les médias


dominants

ÉDITIONS LES LIENS QUI LIBÈRENT


© Les Liens qui Libèrent, 2018
Prologue

La divergence entre la mission que les journalistes aiment à se voir assigner et


celle que la population les soupçonne désormais de remplir ne cesse de
s’accentuer jusqu’au burlesque. Gardiens de la démocratie, ils sont de plus en
plus perçus comme son verrou. Intraitables combattants de la vérité, ils sont vus
comme ce qui fait obstacle à sa découverte. Gêneurs infatigables, ils sont pointés
comme les domestiques de puissances qui truquent le jeu démocratique. Les
journalistes ont-ils trahi, au sens où Julien Benda put parler en son temps d’une
trahison des clercs ? On pourrait le penser, à voir l’ardeur que mettent certains
d’entre eux à défendre les pouvoirs en place, mordre les mollets des quelques
réfractaires, et comment ils se satisfont globalement d’un fonctionnement où
leurs seuls interstices de liberté sont condamnés à demeurer sans vraie portée.
L’idée de trahison n’est pas adaptée néanmoins, la plupart des journalistes
n’ayant pas une claire conscience de l’idéal professionnel qu’ils sacrifient en se
faisant les défenseurs d’un système des médias devenu profondément vicieux
dans son fonctionnement, et dangereux dans ses implications démocratiques.
Si ceux-ci ont une rhétorique bien rodée pour se garder de toute critique et
continuer à passer pour des héros de la liberté de la presse tout en verrouillant
notre système d’information, la plupart n’agissent pourtant pas avec l’intention
de nuire. Eux-mêmes sont en effet devenus, via l’instruction reçue dans les écoles
de journalisme, ou la formation sur le tas dans les open spaces des rédactions
contemporaines, le produit d’une vision javellisée de ce métier qui ne leur
permet plus d’accéder au sens que celui-ci pouvait avoir lorsque la grande presse
d’opinion existait encore. Accompagnateurs enthousiastes de la ruine de leur
profession, beaucoup de journalistes ont l’impression sincère de défendre un
système actionnarial certes pas parfait, mais suffisamment bon, au sens où la
psychanalyste Melanie Klein parlait de soins maternels suffisamment bons pour
ne pas trop amocher un psychisme. Lorsqu’ils interviennent dans l’espace public
pour patrouiller en faveur de leurs actionnaires, qualifier de complotistes les
détracteurs d’un système d’information gardienné dans sa quasi-totalité par les
entreprises du CAC 40, certifier la liberté d’expression dont ils jouissent, certains
d’entre eux ont même réellement le sentiment de s’inscrire dans un glorieux
combat historique en faveur de la vérité des faits. Si on les attaque, n’est-ce pas
d’ailleurs le signe qu’ils gênent ? Si on les malmène dans les meetings, si on les
insulte sur les réseaux, n’est-ce pas la preuve qu’ils ont mis leurs pas dans les
traces des deux Albert, Londres et Camus ?
À cela, il faut ajouter que l’idée de félonie ne convient pas davantage à la
sociologie nouvelle de ce métier, aux nouvelles lignes de front que celle-ci
commence malgré tout à esquisser, et aux espoirs qui peuvent tout de même en
naître. Plutôt que des agents malintentionnés, beaucoup de journalistes sont en
effet désormais des estropiés de ce système. Si on laisse de côté la fine pellicule
des éditorialistes surpayés et fanatiquement dévoués à la perpétuation de ce
dernier, la précarisation galopante de la profession est désormais une réalité. Il
s’agit désormais d’un milieu où, pour parler crûment, on peut obtenir une carte
de presse, et donc être déclaré journaliste professionnel, pour un revenu mensuel
correspondant à la moitié d’un SMIC. Lorsque l’on sait que, malgré cela, le
nombre de cartes de presse ne cesse de reculer en France depuis quelques
années1, cela en dit long sur la réalité salariale d’un métier que la destruction en
cours du Code du travail va d’ailleurs, plus encore que d’autres,
considérablement contribuer à dégrader. Ainsi, beaucoup de journalistes sont-ils
en train de changer de classe, c’est un fait. Seulement voilà, même chez ces gens-
là, et à cet égard la puissance de l’idéologie ne laisse pas d’impressionner, on en
trouvera encore très peu à cette heure pour remettre en question le système
général de possession des médias pourtant en grande partie responsable de leur
situation. Ou pour quitter le domaine de la plainte purement locale, et réclamer
autre chose que des « chartes éthiques », c’est-à-dire rien d’autre que de bonnes
paroles de la part de leurs actionnaires, des promesses de non-intervention sur la
ligne notamment, et autres airs de flûte grandioses qui n’engagent que ceux qui
les écoutent.
Autant de raisons pour lesquelles, aujourd’hui, il semble important d’identifier
les différentes idées fausses qui empêchent le public de prendre conscience de la
nécessité de s’emparer de la question des médias, et d’en faire une question
politique prioritaire. Ces verrous-là, je viens de le dire, ils sont souvent
entretenus par les journalistes eux-mêmes. Parfois, ce sont de pseudo-évidences
en réalité erronées, parfois des mensonges éhontés, parfois des mythes
consolateurs pour la profession, mais tous ont un très fort pouvoir de
neutralisation, et entretiennent le public dans l’idée que finalement, il y a
quelques malfaisants dans ce métier, mais que, globalement tout ne va pas si mal,
que tout pourrait même être pire, et surtout que l’on ne voit pas comment cela
pourrait aller beaucoup mieux. J’en ai listé sept au total. Il est absolument
indispensable d’avoir ces sept idées trompeuses en tête, et de s’armer
intellectuellement face à elles. Car désormais, c’est bien le drame, nous ne
retrouverons pas une véritable vie démocratique tant que, d’une façon ou d’une
autre, la situation dans les médias n’aura pas été déverrouillée.

1. En 2016, 35 238 cartes de presse ont été attribuées. Il y en avait 37 307 en 2009, soit un
recul de 2 000 journalistes en sept ans.
1
Première idée fausse : les actionnaires de médias
« n’interviennent » pas

Ils n’exigent rien des directeurs de rédaction, qu’ils ont pourtant directement
choisis pour la plupart. Ils découvrent donc dans le journal, comme n’importe
quel lecteur, le travail de leurs soutiers qui, par une espèce d’harmonie préétablie
leibnizienne, se trouvent miraculeusement être à l’unisson de leur vision du
monde. Ainsi les actionnaires de médias, Bernard Arnault, Xavier Niel ou
Patrick Drahi par exemple, seraient donc les seuls actionnaires, tous secteurs
confondus, à n’attendre aucun retour sur investissement d’aucune nature, et ce
en dépit d’injections substantielles de fonds dans une activité notoirement
déficitaire.
Alors évidemment, c’est une insulte à l’intelligence des gens. Mais c’est
pourtant un discours couramment tenu, et pas seulement par les managers de ces
groupes, mais par les journalistes aussi, dont certains ferraillent dur sur les
réseaux sociaux pour défendre l’incorruptibilité de leurs patrons. Ainsi est-ce un
crève-cœur que de voir, par exemple, des petites mains d’empires de presse
comme Altice, maison mère de SFR, propriétaire de Libération et de L’Express,
aller au carton sur le Web contre les critiques visant les grands timoniers des
affaires qui ont fait de leur métier, le journalisme, un inoffensif théâtre de
marionnettes. Véritable armée de réserve précarisée de groupes dont le business
même est de faire payer aux entreprises rachetées leur propre coût d’achat, on
peut les voir clamer haut et fort que leur liberté d’investigation est complète, que
jamais un ordre ne leur est parvenu depuis l’Olympe actionnarial, que, par
exemple, dans le cas de l’année 2017, leur traitement de la réforme à la
tronçonneuse du Code du travail fut exemplaire de sévérité. Qu’importe si leur
journal, Libération pour prendre un seul exemple, exprima quelques mois
auparavant sa consigne de vote pour le second tour de l’élection en des termes
d’un cynisme que même un régime dictatorial n’oserait pas – « Faites ce que vous
voulez, mais votez Macron » –, la présence de l’extrême droite face au futur
président autorisant toutes les intimidations intellectuelles. Qu’importe si, des
années durant, Libération, passé du maoïsme ou macronisme, a mené un travail
de sape acharné contre la vraie gauche, contribuant activement à mener la France
de façon désormais récurrente au choix liberticide suivant : ou la finance, ou la
xénophobie la plus rance. Qu’importe si, une fois le chérubin du CAC 40 élu,
l’assurance était donnée de voir ledit Code du travail massacré, sans que rien ne
puisse aucunement se mettre en travers, l’opposition parlementaire étant
laminée, les forces syndicales notoirement affaiblies, discréditées ou achetées,
toutes les résistances se voyant émoussées, après une année 2016 de luttes aussi
épuisantes qu’impuissantes.
On ne se lasse pas de méditer sur le formalisme des journalistes, qui les pousse à
proclamer fièrement que, bien qu’ayant tout fait pour faire élire le chouchou des
seigneurs de l’économie, « dès le lendemain » de son élection, ils s’opposeront à
lui de toutes leurs forces. Tartufferie, absence de sens politique crasse, propos
réflexe inconséquent ? Tout cela à la fois pour certains, mais au fond, sonder les
psychés n’est pas l’essentiel en l’espèce. Toute la culture journalistique moyenne
conspire en effet à cette représentation inconséquente des choses. La démocratie
de marché étant le seul cadre mental autorisé, la politique consiste tous les cinq
ans à pousser vers le sommet « le moins pire », puis à intimer ensuite aux gens
l’ordre de rentrer chez eux sans se mêler des affaires publiques autrement que
comme commentateurs de canapé ou de bistrot. Ainsi la politique est-elle
condamnée à demeurer un jeu de dupes où le troupeau ne garde la possibilité de
choisir qu’entre deux faces d’un même système d’accord sur l’essentiel : laisser le
parti des affaires manœuvrer à son aise. Reconfiguré ainsi, le sérieux même du
choix qu’une présidentielle pourrait contenir s’est évaporé de longue date. Ce
que contenait encore de gravité l’ordre massivement donné à la population par
les médias en 2002 de voter pour le candidat de la droite libérale Jacques Chirac,
fût-ce avec une « pince à linge », n’a plus lieu d’être singé quinze ans plus tard.
Ainsi, la une de Libération peut-elle se faire obscènement ludique, avouant le
non-sérieux absolu de ce choix, et pas uniquement parce que les standards
intellectuels de la presse se sont encore dégradés entre-temps, simplement parce
que, pour les milieux financiers et patronaux français, la politique est
littéralement devenue un « jeu d’enfant », au point qu’ils peuvent directement
imposer l’un des leurs à la tête de l’État.
Revenons toutefois au mythe de la non-intervention actionnariale, et aux
différents registres d’argumentation qui le soutiennent. Pour ne prendre que des
exemples récents, on a pu entendre le directeur général de BFM TV expliquer
dans une édition d’« Envoyé Spécial » sur France 2, alors que l’animateur le
confrontait au soupçon de faire une « Télé Macron » décomplexée, qu’il avait
rencontré une seule fois Patrick Drahi, actionnaire du groupe, dans sa vie. Est-ce
vraiment le problème ? Ou encore, on a pu voir le responsable du Décodex au
journal Le Monde, sorte d’Index du Vatican mis au point par un organe de presse
privé pour trier les sites fréquentables des poubelles de l’information, expliquer
que les actionnaires ne les « appelaient pas », je cite, avant la parution des papiers,
affirmation à la fois peu contestable et puissamment comique. Mais l’on peut
aussi voir le même personnage batailler inlassablement sur les réseaux pour se
porter garant du fait qu’aucun de ses patrons n’avait jamais soutenu
publiquement la candidature de « Jupiter redux Macron », ce qui est
factuellement faux1, et que des chartes d’indépendance intraitables leur servaient
en tout état de cause de ceinture de chasteté éditoriale, ce qui est simplement
ridicule. Il semblerait en tout cas que cela suffise à rassurer pleinement ledit
responsable du Décodex quant à la marche vertueuse du système, ce qui au
minimum ne témoigne pas d’une grande curiosité de la part d’un « décodeur »
professionnel.
L’actuel directeur de la rédaction de ce même quotidien, Le Monde, a aussi pu,
dans un éditorial publié à l’occasion de la mort d’un de ses actionnaires, Pierre
Bergé, assimiler les gens qui prêtaient la moindre influence sur la ligne aux
actionnaires à des « complotistes »2. Face à ce verrou-là, les gardiens des médias ne
prennent même pas la peine de répondre par des arguments. Ils se bornent à
discréditer les personnes, voire à les psychiatriser. Car qu’est-ce qu’un
complotiste, sinon un paranoïaque et un malade mental à la fin des fins ? On
voit en tout cas à quel point il est important pour le système de neutraliser tout
discours cherchant à révéler au public le poids que pèsent les actionnaires de
médias sur la vie d’un journal, et le genre de catastrophe démocratique qu’ils
peuvent organiser à l’échelle d’un pays quand leurs vues convergent, c’est-à-dire
entièrement quand le coût du travail est, par exemple, en jeu.
Il est pourtant assez évident que dans une société démocratique, où le suffrage
universel existe encore, et cela même s’il est en passe de devenir une farce
organisant l’impuissance collective, le contrôle capitalistique des médias est une
question politique cruciale. Il est évident que ce constat-là n’a rien à voir avec un
propos conspirationniste, et que prêter des arrière-pensées aux géants des
télécoms quand ils investissent dans les médias n’a rien à avoir avec le fait d’être
agité par les Illuminati ou une quelconque autre société secrète horrifique du
type Skull and Bones. Il est évident que lorsque, comme eux, on opère sur un
marché régulé par l’État, un grand titre ou une chaîne peuvent notamment être
des leviers d’influence décisifs dans leurs rapports avec le pouvoir. Celui qui ne
comprend pas cela, le responsable du Décodex par exemple, est-il équipé dans
ces conditions pour décoder quoi que ce soit au champ de pouvoir capitalistique
extraordinairement violent dans lequel il se meut semble-t-il en toute
inconscience ? On peut au moins se poser la question.
Tout cela est d’autant plus inquiétant à observer que ce qui se passe chez nous
aujourd’hui s’est produit il y a exactement vingt ans aux États-Unis, avec des
conséquences dramatiques quant à l’indépendance de la presse et à la persistance
même de l’existence d’un espace public digne de ce nom. L’ex-rédacteur en chef
du Chicago Tribune, James Squires, un ancien Prix Pulitzer qui rompit avec le
système et en fit un livre3, soutenait ainsi en 1993, que la prise de contrôle
intégrale des médias par les grandes compagnies états-uniennes avait entraîné la
« mort du journalisme », je cite ses mots. En deux décennies, ainsi qu’il
l’établissait, la mainmise de la « culture Wall Street » sur les médias, soit
l’équivalent de notre presse CAC 40, avait réussi à détruire entièrement les
pratiques et l’éthique de ce métier, réduisant les responsables de journaux à être
des cost killers plutôt que des intellectuels, des managers plutôt que des artisans de
l’intelligence collective. James Squires, un autre grand paranoïaque, sans doute.
On peut bien entendu comprendre l’intérêt subjectif qu’il y a chez les
journalistes à nier tout lien de sujétion à l’actionnaire. Il est toujours plus
gratifiant, d’un point de vue narcissique, de se fantasmer en Bob Woodward que
de se voir en Rantanplan. Reste qu’en cherchant ainsi à désarmer la méfiance
légitime des lecteurs, ces professionnels de l’information portent un mauvais
coup à la démocratie. Car cette sujétion actionnariale est réelle, et elle s’exerce
surtout à de très nombreux niveaux. Au premier d’entre eux, il y a tout d’abord
l’intervention bête et brutale, que les sociologues de la gauche radicale spécialisés
dans les médias sous-estiment toujours, quand ils n’en nient pas naïvement la
réalité, faute d’avoir jamais mis les pieds dans les étages de direction d’une
rédaction, ce dont nul ne les blâmera. Cela peut être une chose aussi dérisoire,
par exemple, que l’actionnaire survolté qui envoie des textos en rafale parce
qu’une actrice célèbre, amie de lui, s’inquiète de la parution d’une enquête dans
le journal. Cela peut aussi être, de façon plus inquiétante, ce propriétaire qui
s’indigne qu’une journaliste ait tweeté dans un recoin de la Toile un
commentaire insolent à son sujet. « Est-ce ainsi que l’on traite l’actionnaire ? »
Tout cela existe et existera toujours, n’en déplaise aux chartes pleines d’emphase
entendant dresser un mur de Berlin entre l’argent et les rédactions.
À ce niveau pourtant, on reste encore dans l’anecdote de la Vie des 12 Césars,
les nerfs qui lâchent, on n’est pas encore dans le dur de la terreur actionnariale.
Dans le registre de l’intrusion plus grave, on a celle de l’actionnaire qui signale
sur un ton faussement innocent qu’il a reçu un appel menaçant du Premier
ministre au sujet d’un papier très problématique concernant les activités de sa
femme. Au climax de la gravité, cela peut être aussi, un an avant une élection
présidentielle, l’homme fort du groupe et son factotum qui convoquent le
directeur de la rédaction pour un déjeuner faussement débonnaire afin de lui
repréciser le cap à suivre, au cas où la moindre ambiguïté existerait à ce sujet, et
de lui suggérer les yeux dans les yeux d’en tirer toutes les conséquences. Tout
cela existe aussi, et même couramment. Le fameux « coup de fil », dont
l’existence préfère être niée par les penseurs des médias, sans doute parce qu’il
gâcherait la beauté d’un système parfait où, dans la fourmilière, chaque fourmi
connaîtrait exactement la place qui lui est dévolue, ce « coup de fil » existe bel et
bien.
Mais le plus grave, car c’est bien entendu le plus ordinaire, c’est l’anticipation
constante des colères et des désirs actionnariaux, l’autocensure au quotidien, le
front directorial qui blêmit à l’idée de publier telle information embarrassante,
les domaines d’enquête systématiquement découragés, la ligne constamment
infléchie dans un sens aimable pour le capital, les penseurs critiques écartés au
profit du cheptel d’intellectuels zélotes du système. La crainte ordinaire, aussi, de
se trouver pris entre le marteau de l’actionnaire et l’enclume d’un journaliste qui,
tenant à son scoop ou à ses idées, la chose existe encore, irait par exemple jusqu’à
ameuter la Société des rédacteurs pour éviter de le voir enterré. En 2010, Le
Nouvel Observateur ira ainsi jusqu’à refuser les enregistrements du majordome
des Bettencourt, qui partiront de ce fait directement chez Mediapart, consolidant
décisivement la viabilité financière du site outsider qui venait d’être cofondé par
Edwy Plenel4. Au nom de la bienséance, officiellement : la gauche Lubéron
n’écoute pas aux portes. En réalité parce que l’hebdomadaire phare de la social-
démocratie était alors dirigé par un membre de la Sarkozie, ordinaire mélange
des genres dans ces milieux, qui redoutait d’avoir un jour à porter la
responsabilité de ces révélations possiblement explosives. C’est du reste pour ce
genre d’office qu’on met ce genre de personnages à ce genre de postes, et qu’on
les paie cher à gardienner un collectif, affaiblir toute velléité de rébellion et
prévenir tout départ de feu. Ainsi un journal peut-il en venir à préférer se
suicider commercialement en favorisant l’ascension de nouveaux titres, et à
enterrer sciemment des informations d’intérêt général plutôt que de risquer de
nuire à la sérénité de ses propriétaires.
Pour ce qui est de la réalité du fameux « coup de fil », scène primitive que les
critiques des médias n’osent apparemment même pas imaginer, on se reportera
également au récit des événements ubuesques mettant aux prises Éric Fottorino,
ex-directeur de la rédaction du Monde, avec le président de l’époque, Nicolas
Sarkozy, et ses actionnaires de médias amis. Le journaliste en a récemment livré
post festum, en 2016, le récit dans un texte intitulé « Les valets de l’Élysée »5.
Non content de se plaindre régulièrement des unes du quotidien par des « appels
rugueux » à son directeur, le locataire de l’Élysée le convoqua afin de faire
pression sur lui pour qu’il vende le groupe à son ami Arnaud Lagardère, déjà
propriétaire entre autres de Paris Match, de Elle et du JDD. Maniant l’insulte et
la menace, Sarkozy, furieux de ne pas obtenir gain de cause, passera à l’action
dans les mois suivants. Ainsi, afin d’obtenir l’asphyxie financière du journal et de
rendre sa prédation plus aisée, il convaincra ce même groupe Lagardère, ainsi
que ses amis Vincent Bolloré et Bernard Arnault de retirer au Monde
l’impression de leurs journaux respectifs. Tous s’exécuteront comme un seul
homme, creusant un trou brutal dans les recettes du quotidien. Le lendemain de
son rendez-vous houleux à l’Élysée, Éric Fottorino recevra un coup de fil digne
du Parrain de la part de Raymond Soubie, très influent conseiller « social » dudit
Sarkozy : « Le président ne s’intéresse pas à ces sujets, il faut que ce soit bien clair.
Sinon nous démentirons. » C’est peu de dire que les interventions directes entre
politiques, actionnaires et patrons de rédaction ne sont pas seulement des contes
horrifiques pour complotistes, mais une pratique ordinaire que, de la part d’un
journaliste, il est profondément déloyal envers le public de contester.
Pourquoi cet acharnement à nier l’évidence ? Le penseur critique des médias,
Noam Chomsky, évoque, dans « Les exploits de la propagande », texte actualisé
en 2002, la prémisse implicite à tout le système dont les responsables doivent se
cacher à eux-mêmes l’existence. À savoir les véritables raisons pour lesquelles ils
ont été choisis eux, et pas d’autres, pour accéder à ces postes de décision.
« Naturellement, ils n’y parviennent qu’en se mettant au service des gens qui
disposent du pouvoir réel, c’est-à-dire de ceux qui possèdent la société. » Dans
l’intérêt de tous, tout cela doit se faire le plus discrètement possible, aussi ces
professionnels doivent-ils avoir assimilé les dogmes et doctrines qui servent les
puissants en limitant le nombre de rappels à l’ordre nécessaires. On comprend
que ce genre de réalités soit assez déplaisant à regarder en face. Mieux vaut
l’oublier aussitôt, à la fois savoir et ne pas savoir, comme dans le mécanisme de
« la double pensée » décrit par Orwell. Mieux vaut se raconter qu’en effet Xavier
Niel, actionnaire du groupe Le Monde, est sincère lorsqu’il dit, fin 2017 dans le
magazine XXI, qu’il rachète massivement des médias pour « les aider à passer au
numérique » et pour « faire de l’argent ». Faire de l’argent dans un secteur
notoirement sinistré ? Tout au plus peut-on espérer en perdre le moins possible
en vissant à mort les boulons grâce à quelques cost killers lâchés dans les bureaux
d’un monde déjà à l’agonie.
L’influence, la respectabilité, le pouvoir de peser sur les politiques, voilà ce que
ces gens viennent évidemment cueillir sur les dépouilles du journalisme. Ce
discours patronal de recouvrement grossier passe plutôt bien en interne
néanmoins. Comme l’écrit avec sévérité mais justesse Alain Accardo dans un
livre paru en 2017, Pour une socioanalyse du journalisme6, le public sous-estime
absolument quel degré de médiocrité intellectuelle et d’imposture morale règne
aujourd’hui dans les rédactions contemporaines. « Adhérant sans le moindre recul
à l’idéologie des managers capitalistes », beaucoup de spécimens issus d’écoles de
journalisme, c’est-à-dire de formations post-bac courtes, se caractérisent avant
tout par une « inculture branchée et culottée, bavarde et narcissique ». Mal payés,
quand ils ne sont pas cruellement précarisés, ils sont souvent les plus féroces
défenseurs du système qui les exploite, les plus acharnés à blanchir l’intégrité des
financiers qui tiennent leur laisse7. L’avenir leur appartient néanmoins, c’est à
eux que la responsabilité de mouler l’esprit public se verra remise pour des
années encore, tandis que les baby-boomers cauteleux qui dirigent encore pour
quelque temps ces rédactions se frottent les mains face à des gens si faciles à
manœuvrer.
Pour achever ce point d’une citation, on en appellera à Robert McChesney,
autre grand spécialiste de ces questions aux États-Unis, notamment auteur d’un
texte aussi alarmant qu’important paru en 1997, qui s’intitulait « Les géants des
médias, une menace de la démocratie ». McChesney y énonçait la chose
suivante, dont on aimerait qu’elle devienne un jour une évidence : « L’idée que le
journalisme puisse en toute impunité présenter régulièrement un produit contraire
aux intérêts primordiaux des propriétaires des médias et des annonceurs est dénuée de
tout fondement. Elle est absurde8. »
1. « J’apporte mon soutien sans la moindre restriction à Emmanuel Macron pour être le président
qui nous conduira vers une sociale-démocratie (sic). », écrit par exemple Pierre Bergé,
coactionnaire du groupe Le Monde le 30 janvier 2017 sur le réseau Twitter.
2. « Pierre Bergé, lecteur et actionnaire du Monde », éditorial du 8 septembre 2017.
3. James D. Squires, Read all about it ! The corporate takeover of America’s newspapers,
Random House, 1993 (non traduit en français).
4. Le majordome de Liliane Bettencourt s’était résolu à enregistrer les conversations de sa
patronne, afin de mettre un terme aux abus de faiblesse dont elle était victime, révélant par là
même tout un système de financement politique, d’évasion fiscale, ainsi que certains
enrichissements indus. Il n’en a tiré aucun bénéfice personnel, se bornant à remettre ces
enregistrements à sa fille, qui les fit parvenir à la police. « L’affaire Bettencourt » a fait surgir en
2010 la presse numérique comme un acteur nouveau du journalisme français, à même de
retrouver l’audace des origines grâce à son indépendance financière. Devenu pour les lecteurs
une référence de l’investigation, Mediapart fut à l’époque violemment décrié par ses confrères –
aimable euphémisme.
5. Le 1 hebdo, 23 novembre 2016.
6. Alain Accardo, Pour une socioanalyse du journalisme, Agone, 2017.
7. Nous avons tenté en 2016 une description de ce phénomène dans Le monde libre, paru aux
éditions Les Liens qui Libèrent : « Rien n’oblige au fond le journaliste à devancer les opinions
grégaires, à mordre là où il faut, à anticiper les attentes supposées des directeurs d’une rédaction, ni
de ceux qui les manœuvrent, encore plus haut. Et pourtant la plupart le font. Comme un seul
homme, sans qu’aucun ordre n’ait à être formellement donné. Souvent je me suis demandé comment
une telle chose, un rêve de législateur fou, était simplement possible. Tout repose en réalité sur la
qualité du recrutement des troupes. En quinze ans, un directeur de la rédaction aguerri peut
littéralement paralyser un corps collectif, le priver de ses nerfs, saper toute sa capacité de résistance, y
rendre l’intelligence odieuse, l’originalité coupable, la syntaxe elle-même suspecte, y changer
entièrement la nature des phrases qui sortiront de l’imprimerie. Pour cela il faut être extrêmement
rigoureux dans la sélection des pousses » (extrait du chapitre 4, « La domesticité publique »).
8. Robert W. McChesney, « Les géants des médias, une menace pour la démocratie », dans
Propagande, médias et démocratie, écosociété, 2000 (pour la traduction française).
2
Deuxième idée fausse : on ne peut pas se passer de ces grands
capitaux privés

Les actionnaires issus de l’industrie et de la finance ont même sauvé la presse,


lit-on ad nauseam. Seule leur injection massive de capitaux était en mesure de
venir à bout des gouffres financiers créés par le journalisme, corporation
inefficace aux méthodes passéistes. La restructuration de la presse après guerre,
les ordonnances de 1944 visant à la préserver de toute compromission avec le
capital, tout en lui épargnant la tutelle de fer de l’État ? Mais vous voulez rire,
vous répondra-t-on. Cette chimère a créé des « entreprises sans capitaux et sans
gestionnaires », écrit par exemple un Patrick Eveno1, historien partisan
d’accommodements raisonnables avec un système actionnarial à ses yeux
indépassable.
Dans un même ordre d’idées, on vous répondra : ça se passe pareil à l’étranger.
Le genre d’argument typique de l’arsenal néolibéral quand il s’agit de mettre au
pas une résistance locale, remarquera-t-on au passage. Le genre d’observation à
peu près aussi pertinente que celle qui nous inclinerait à renoncer au « prix
unique » du livre en France, une de nos seules vraies exceptions culturelles, au
motif qu’aux États-Unis le réseau de librairies est d’ores et déjà massacré, et que
la scène intellectuelle publique n’y est également plus qu’un aimable souvenir.
Regardez les États-Unis, vous suggérera-t-on ainsi, Jeff Bezos, patron d’Amazon
presque plus puissant à lui seul que la Maison-Blanche, y a racheté le Washington
Post. Impossible de ne pas en passer par là, on vous dit. Or tout cela est une
présentation des faits en réalité fallacieuse. Et l’on oublie aussi soigneusement au
passage de rappeler que ledit Bezos a commencé à s’intéresser au Post quand il
s’est trouvé dans le viseur de l’administration fédérale, autant pour sa sale manie
de contourner l’impôt qu’en raison des pratiques monopolistiques de sa
compagnie Amazon. Lui aussi était bien sûr dans une logique d’influence, même
si, en choisissant d’investir plutôt que de gérer à l’os, il obtient pour l’heure de
meilleurs résultats que nos tycoons français, qui ne se bornent pas seulement à
anesthésier politiquement les médias, mais qui au passage les détruisent aussi
économiquement.
L’irruption d’Internet a changé les équilibres financiers de la presse, c’est une
évidence. Elle a mis celle-ci face au défi du gratuit, rebattu les cartes avec les
publicitaires, créé de nouveaux kiosques mondiaux de l’information, comme les
monstres américains Facebook et Google, dont la mainmise étrangle tout le
monde. Mais elle n’a aucunement créé ex nihilo ces problèmes financiers. Il faut
en avoir conscience, le financement a toujours été un problème pour la presse
d’opinion, le Web n’a rien introduit de nouveau sur ce point, contrairement à ce
qu’on tente de faire croire au public pour justifier l’injustifiable, à savoir la prise
de contrôle intégrale de l’espace public par de grands conglomérats.
Indépendamment du Web, tout système fondé sur la publicité tend
naturellement à marginaliser les médias contestataires, que les pubards estiment
foncièrement hostiles au monde du business, et dont les lecteurs sont estimés
socio-économiquement faibles, peu consommateurs, a fortiori de produits de
luxe. Des retraités de l’éducation nationale, des intellos précaires, des pousse-
cailloux sans pouvoir d’achat – le cauchemar de l’annonceur. En remontant un
peu dans le temps, c’est par un processus finalement semblable que les trois
grands titres proches des idées socialistes furent entièrement détruits en
Angleterre au début des années 1960, comme le racontent Noam Chomsky et
Edward Herman dans La Fabrication du consentement2. Une série de faillites et
d’absorptions par les médias de l’establishment, qui contribua fortement à la
perte d’audience nationale du Parti travailliste. Car c’est cela qu’il faut
comprendre : les médias façonnent au fil du temps leur propre public. Quand la
pression publicitaire détruit l’écosystème des titres de gauche, les électeurs de
ladite gauche se raréfient d’autant plus, fournissant après coup un justificatif à la
disparition de ces titres. « Vous voyez bien que personne n’en veut ! » Le crime
parfait, en somme.
Aujourd’hui encore, nous subissons en France le même cercle parfaitement
vicieux : à entendre les patrons de régies publicitaires, s’ils ne distribuent pas leur
manne aux médias apparentés à la gauche, c’est parce que ceux-ci véhiculent des
idées dépassées, « old », ringardes en somme, qui déplaisent à leurs marques
clientes. Ce faisant, même sans intervenir directement, non seulement ils
exercent une pression objective sur les contenus rédactionnels, mais ils étranglent
aussi les titres qu’ils n’alimentent pas en liquidités, ceux-ci finissant par devenir
des feuilles en effet crépusculaires et déplumées, quand ils ne disparaissent pas
purement et simplement. La chose paraît à peine croyable, mais, par exemple, la
marque Le Nouvel Observateur, hebdomadaire pourtant passé à un social-
libéralisme débridé de longue date, portait encore dans les années 2000 un
stigmate rouge difficile à négocier auprès desdites régies. Une pub Rolex y était
devenue un événement dans les années 2010. Un budget Yves Saint Laurent, et
c’était carrément la promesse de champagne débouché. Encore n’étaient-ce que
les parfums qui pouvaient s’y voir promus, le prêt-à-porter et autres vrais signes
extérieurs de luxe étant réservés au Point et autres suppléments week-end de
magazines néolibéraux décomplexés, où les CSP+ aux idées vigoureuses et
portefeuilles bien garnis se ramassent au chalut.
Ceci vise à faire comprendre quel genre de pressions insidieuses s’exercent sur la
ligne des médias, dès lors qu’ils acceptent d’évoluer dans un environnement où,
plus que leurs lecteurs, ce sont les annonceurs qui décident, sans même parler
des actionnaires, puisque la pression s’exerce à ces deux niveaux. Maintenir une
ligne critique, hors système, sans même parler de monter un média aux idées
radicales, est toujours une lutte presque désespérée dès lors que l’on renonce à
briser les règles du jeu. Tous les journaux qui défendent des idées dignes de ce
nom ont connu à toutes les époques des difficultés financières, et contrairement
à ce qu’on raconte, la problématique n’a pas tellement changé depuis le
XIXe siècle. La plus grande méfiance s’impose toujours, en conséquence, vis-à-vis
des gens qui mettent sur le dos de mutations technologiques, de changements de
contexte économique, ou d’un quelconque Zeitgeist contre lequel il serait vain de
lutter, le nécessaire recours à l’argent d’investisseurs venus du CAC 40. Une fois
le renard dans le poulailler, il dévorera tout, jusqu’à la raison d’être du journal
dans lequel il a investi. Le processus est fatal. Non pas du fait d’une malignité
intrinsèque de ces bailleurs de fonds, simplement parce que leurs buts de guerre
divergent de ceux de tout journalisme engagé.
Ainsi, pour remonter dans le temps, L’Humanité, fondé en 1904, avait déjà des
problèmes d’argent, et plus tard, aux lendemains de la guerre, Le Monde et
Combat connurent eux aussi régulièrement de très mauvaises passes financières.
Leurs fondateurs allèrent-ils pour autant se jeter aux pieds des grands industriels,
tendirent-ils la sébile auprès de banquiers d’affaires déjà à l’affût de leur
dépouille ? Évidemment non ; citons leurs fondateurs sur ce point. Jaurès au
sujet de L’Humanité : « Toute notre tentative serait vaine si l’entière indépendance
du journal n’était pas assurée et s’il pouvait être livré, par des difficultés financières, à
des influences occultes3. » Notons au passage que celui-ci, pour qualifier les
intérêts industriels pesant sur la presse, parlait « d’influences occultes ». Sans doute
Jaurès était-il la proie de tentations complotistes, écrirait aujourd’hui le directeur
du Monde. Mais l’on pourrait aussi citer Hubert Beuve-Méry, exactement dans
la même veine, en 1956 : « Bien que les journaux ne soient pas toujours prospères,
tant s’en faut, l’argent, sous une forme ou sous une autre, ne cesse d’affluer. Comment
expliquer que tant de gens aient tant d’argent à perdre, et d’où peut donc provenir cet
argent4 ? » On sent également dans cette dernière formule interrogative une forte
pente au complotisme le plus débridé, diraient aujourd’hui les nouveaux
responsables de son propre journal.
Ainsi, si les géants des télécoms, Xavier Niel ou Patrick Drahi, ont désormais
élu pour terrain de jeu les médias depuis les années 2010, ce n’est pas parce
qu’eux seuls étaient en état de supporter les coûts prétendument astronomiques
de la presse et des chaînes de télévision, pour ce qui est du second. C’est parce
qu’ils y avaient un intérêt stratégique majeur, et que, avec la complicité du
pouvoir politique, et à la faveur d’un affaiblissement de la culture démocratique
chez les journalistes autant que chez les citoyens, ils ont commis un véritable raid
sur la circulation des opinions dans notre pays. Là encore, tournons nos regards
vers les États-Unis, où les géants des télécoms comptent également parmi les
groupes de pression les plus redoutés et les plus influents de tous ceux qui
cherchent à avoir les faveurs du Capitole. Une fois encore, nous vivons avec
vingt ans de retard le désastre du journalisme américain, et nous en franchissons
patiemment toutes les étapes, commettant les mêmes erreurs.
Au registre des arguments aussi pénibles que dangereux concernant la
prétendue fatalité de la présence de ce genre d’actionnaires de médias, on
comptera évidemment les objections du type : mais le service public, ce n’est pas
mieux ! Les mêmes travers existent à Radio France ou à France 2, l’indépendance
des journalistes y est aussi peu patente, l’interventionnisme aussi dérangeant : le
problème, ce n’est donc pas l’invasion par le CAC 40 ! Là encore, cascades
d’erreurs, dont la première d’entre toutes consiste à croire qu’il existe encore un
service public de l’information dans ce pays. Le drame de ce dernier, c’est
justement de s’être entièrement calé au fil des ans sur les mœurs du privé.
Mêmes journalistes passant alternativement de la Maison ronde au groupe
Lagardère ou à la station RMC, et retour, car le petit carrousel n’en finit pas de
tourner. Mêmes managers, à la fois en collusion directe avec l’Élysée et ignorants
du métier de base de ceux qu’ils malmènent. À signaler, par exemple, que
l’actuelle présidente de France Télévisions est elle-même directement issue du
groupe Orange, c’est-à-dire du monde des télécoms, en train de détruire les
médias privés. Même course aux audiences aussi, quitte à recourir aux plus
sordides recettes de la télé commerciale, même haine de la culture qui fait que,
au fil du temps, tous les programmes haut de gamme ont été abolis, relégués à
des horaires indignes, ou évacués sur les chaînes périphériques. Au final, il
n’existe désormais plus un seul lieu véritable où la parole des intellectuels se voit
relayée sur les écrans publics, ce qui est simplement inouï pour un pays comme
la France, autrefois vu comme le méridien de Greenwich de la pensée mondiale.
Sur ce terrain aussi, l’État et le privé ont fusionné dans notre pays, additionnant
les pires défauts de chacun d’entre eux : l’allégeance totale d’un côté, la vulgarité
assumée, de l’autre.
Dernière remarque sur cette affaire de financement lourd à assumer, toujours
mise en avant pour justifier la présence de pollueurs des libertés publiques dans
l’actionnariat des médias. Pour ce qui est de la faisabilité de lancer un titre sans
ces magnats des télécoms, du luxe ou de la banque d’affaires, nul besoin
d’épiloguer davantage. Après tout, la création d’une entreprise de presse en ligne
comme Mediapart, devenue l’une des plus lucratives rédactions françaises en
moins de dix ans, est de facto une preuve que le désir des lecteurs peut suffire à
faire vivre un titre, même si cela ne va jamais sans épreuves5. Un peu différent est
le cas du Monde diplomatique, dont la prospérité s’est consolidée ces dernières
années grâce à un succès d’estime mérité6, des enquêtes et contributions
rigoureuses dans un paysage médiatique dévasté, une certaine radicalisation de
l’air du temps aussi. Détenu encore à 51 % par le groupe Le Monde, il pourrait
pourtant ne rien devoir qu’à ses lecteurs, et n’aurait en principe pas besoin de
l’actionnariat majoritaire de Xavier Niel et Matthieu Pigasse, entrés au capital
avec Pierre Bergé fin 2010, ce dernier étant depuis décédé. Le groupe en
question ne souhaite néanmoins pas accorder son indépendance au « Diplo », en
dépit de plusieurs démarches faites en ce sens au fil du temps. Depuis l’été 2016,
le patron de Free s’est même mis, dans ses interventions publiques, à utiliser
comme cache-sexe ce titre historique, référence dans les milieux de la gauche
radicale, pour démontrer sa soi-disant « ouverture » d’esprit, et nier les soupçons
de collusion induits par sa proximité avec l’Élysée de Hollande, puis avec celui
de Macron, redoublée cette fois de liens privés étroits, de nature à jeter toutes
sortes de doutes sur l’impartialité revendiquée par un journal comme Le Monde7.
Un cynisme à couper le souffle de la part du patron de Free, quand on sait que
le Monde diplomatique fut en France l’un des pionniers de la dénonciation de la
collusion entre médias et puissances d’argent, notamment grâce à son directeur
de la rédaction, Serge Halimi, auteur des Nouveaux Chiens de garde il y a vingt
ans, ainsi qu’à la diffusion dans ses colonnes de la pensée de quelques grands
critiques des médias précédemment cités, sans parler de l’ombre tutélaire de
Pierre Bourdieu, influence majeure pour le titre. Élu bien avant le rachat par le
trio Bergé-Niel-Pigasse, et bénéficiant fort heureusement de statuts plus
protecteurs que les autres directeurs de rédaction du groupe8, c’est peu de dire
que Serge Halimi ne doit rien à l’ogre des télécoms, et qu’il constitue une
exception qui confirme la triste règle de l’allégeance régnant partout ailleurs au
sein de ce groupe désormais tentaculaire.
D’autres titres en ligne, Arrêt sur images ou Là-bas si j’y suis fonctionnent eux
aussi en grande partie sans capitaux extérieurs et ne vivent que de leurs
abonnements payants. Ce n’est pas un hasard si leurs fondateurs, et aussi certains
membres de ces pure players, sont quasiment tous des mavericks éjectés des
grands médias. Des gêneurs politiques, des nuques raides et autres victimes de
« la chasse aux rouges » sévissant dans les médias français contemporains avec
une intensité discrète mais bien réelle, se voient ainsi évacués dans les marges par
le système. Là, ils peuvent tenir des discours hétérodoxes, non sans effets bien
sûr, mais bien loin tout de même des oreilles trop sensibles des auditeurs de
France Inter, des lecteurs du groupe Le Monde, ou des téléspectateurs des
chaînes d’information en continu. Certains se rassurent ainsi, en se disant :
voyez, des espaces non pollués par les intérêts financiers existent, des titres se
créent loin du paysage dévasté des médias mainstream, l’alternative est là, elle
existe. C’est en grande partie une illusion.
Une voix libre qui disparaît d’un grand média, c’est toujours une tragédie pour
la libre élaboration des opinions, pour la reconstruction d’une pensée émancipée,
car c’est autant de millions d’auditeurs, ou de centaines de milliers de lecteurs,
qui ne seront plus jamais confrontés à un discours inhabituel, à une dissonance
dans les incessantes palabres conformistes qui occupent les ondes, à un
déraillement dans les débats sans issue et voués à ne mener nulle part qu’on y
subit. C’est autant d’auditeurs que l’on condamne à subir les « Pour ou contre
Charlie ? », les « Condamnez-vous le régime vénézuélien, oui ou non ? », et
autres « Vous désolidarisez-vous d’un tel ou d’une telle ? », toutes ces
admonestations binaires à quoi se résume l’interview contemporaine
archétypique dès lors qu’on se rapproche des centres névralgiques du pouvoir. Le
réalisateur des Nouveaux Chiens de garde, Gilles Balbastre, a un jour rappelé
« qu’autoproduire une information alternative à la propagande » était un objectif
résolument insuffisant pour les journalistes décidés à peser décisivement, voire à
déverrouiller le système. Ce qu’il faut c’est viser la libération du quartier général.
Si, politiquement, on se contente de « défendre l’idée de médias alternatifs, quelle
sera la prochaine étape ? », s’interrogeait le documentariste à juste titre en 2016.
« Une éducation alternative ? Un hôpital alternatif ? Des transports alternatifs ?
Non, la vraie question reste la réappropriation démocratique de tous les médias.
Nous devons nous rendre compte que nous vivons sous occupation. Certes ce n’est pas
l’Occupation nazie, mais l’occupation néolibérale produit d’insupportables
catastrophes humaines et écologiques9. »
La limite des sites alternatifs, aussi indispensables soient-ils, c’est bien sûr de
rester cantonnés à un public de niche, deux ou trois dizaines de milliers
d’abonnés dans le meilleur des cas, public déjà convaincu, déjà vertébré
intellectuellement, et souvent déjà fortement politisé, venant se réchauffer sur un
îlot préservé où le conformisme et la peur n’ont pas encore tout détruit. Ce n’est
pas ainsi néanmoins qu’on peut espérer reconquérir la circulation des idées dans
le pays. Pour cela, il faut travailler dans la masse. Ne jamais perdre de vue en
effet, que le but est la reconquête de l’espace public, aujourd’hui tenu par un
parti des affaires puissant, et sa garde prétorienne journalistique, rodée à
l’intimidation idéologique, qui montre férocement les dents dès que surgit la
moindre dissidence. C’est la raison pour laquelle ce combat-là ne pourra jamais
être mené indépendamment de la politique. Seul le volontarisme d’un
mouvement politique très déterminé sera en mesure un jour d’affronter des
groupes aussi puissants qui, depuis tant d’années, ont pris leurs aises et
bénéficient de la complicité constante des gouvernements successifs. Il est à cet
égard comique de voir les herses qui se sont dressées hystériquement, à
l’automne 2017, dès l’annonce de la fondation d’une webtélé, nommée Le
Média, par quelques proches de La France insoumise, et financée par une
campagne de souscription, sans appel aux capitaux du CAC 40. « Pravda », outil
de propagande, atteinte à la sacro-sainte objectivité de la carte de presse, a-t-on
entendu aussitôt, tous les miradors de l’information étant en état d’alerte
maximale ! Comme s’il était possible d’ignorer qu’un mouvement dépourvu de
tout relais médiatique, en butte à l’hostilité générale des milieux de pouvoir, et
devant faire face quotidiennement aux campagnes de discrédit de médias
résolument malveillants, avait la moindre chance d’accéder un jour aux
commandes du pays. Voilà ce que les médias du capital attendent de leurs
adversaires : qu’ils se laissent étrangler dans l’ombre au nom de la neutralité
journalistique qu’eux-mêmes piétinent résolument chaque jour.
1. Auteur d’une Histoire de la presse française (Flammarion, 2012), par ailleurs président de
l’Observatoire de la déontologie de l’information.
2. Les trois titres sociaux-démocrates anglais à gros tirages de l’époque étaient le Herald, la
News Chronicle et le Sunday Citizen. Le récit de leur triste fin est à lire dans La Fabrication du
consentement. De la propagande médiatique en démocratie, de Noam Chomsky et Edward
Herman, Agone, coll. « Contre-feux », 2008.
3. Cité par Laurent Mauduit dans Main basse sur l’information, Don Quichotte, 2016.
4. Ibid.
5. Un modèle de réussite économique fondé sur l’abonnement payant et le refus de la
publicité qui suscite l’intérêt à l’étranger : au printemps 2017, la très peu marxiste Business
School de Chicago s’est même rapprochée de Mediapart afin de venir sur place en faire l’étude.
Les dernières nouvelles en provenance des médias états-uniens, fin 2017, montraient en effet la
crise profonde que connaissent les médias en ligne « gratuits », dont le modèle est fondé sur la
publicité, du type BuzzFeed, Vice media, etc. Le duopole Facebook et Google captant
désormais la moitié des revenus publicitaires mondiaux, tout le secteur est à la peine. Le
nouveau credo en passe de s’imposer est : ni papier ni publicité, donner la priorité aux
contenus de valeur, seuls monétisables auprès des abonnés. Le résultat sera-t-il une hausse de la
qualité de ceux-ci, la fin de l’info poubelle, et des pandas rigolos en timeline sur Twitter ? On
retient son souffle.
6. La diffusion totale du Monde diplomatique est en progression de 20,5 % depuis 2014,
contrairement aux tendances générales de la presse.
7. Une enquête du magazine Vanity Fair, datée de décembre 2017, révélait ainsi l’intensité
très problématique des liens entre Emmanuel Macron, passé de la banque Rothschild à
l’Élysée, et Xavier Niel, patron d’un grand groupe de médias aspirant à l’objectivité. Extrait :
« Les deux amis dialoguent en continu sur la messagerie chiffrée Telegram, celle qui ne laisse pas de
trace. Un encouragement quand le président est avec les ouvriers de Whirlpool ; un smiley quand il
annonce la flat tax à 30 % pour les revenus du capital… » Le précédent président de la
République française, François Hollande, révèle la même enquête, était lui-même très réceptif
aux SMS de « Xavier », auxquels on pouvait le voir répondre « à la seconde ». À la fin de son
mandat, il a du reste ouvert les bureaux de sa fondation à Station F, chez Niel donc, et « admet
sans états d’âme ces échanges d’intérêts bien compris. » Difficile de nier dans ces conditions que
l’État, le CAC 40 et certains grands médias français ont fusionné dans des proportions
désormais ouvertement dangereuses pour les libertés publiques.
8. Il n'est pas vrai que L'Obs et Le Monde diplomatique aient « les mêmes actionnaires », ils
ont certains actionnaires en commun, d'autres non. La particularité du Monde diplomatique est
que c’est l'équipe qui y propose le nom du directeur. Le Conseil de surveillance peut le refuser,
mais jamais en proposer un autre qui n'ait pas l'aval de celle-ci. Ailleurs dans le groupe, la
situation est exactement inverse : l'actionnaire intervient en amont, et propose un nom jusqu’à
obtention d’un homme lige satisfaisant.
9. « Pour en finir avec le journalisme alternatif », entretien avec Gilles Balbastre dans la revue
L’Intérêt général, 1er décembre 2016.
3
Troisième idée fausse : critiquer les médias, c’est attaquer les
personnes

On connaît cette forme de chantage grossier, hélas très commun ; j’en


rappellerai la teneur. Dès que les médias se voient mis en cause, ils sortent le
rayon paralysant : les journalistes font de leur mieux, certains travaillent très
bien, avec les meilleures intentions du monde, si vous persistez à dénoncer
agressivement le système de financement des médias, si vous persistez à pointer
leur rôle d’auxiliaires dans le contrôle de la population, vous aurez des
journalistes agressés sur la conscience demain. Variante de l’argument : critiquer
les médias, c’est déjà avoir un pied dans le fascisme ou le bolivarisme – ce qui est
presque plus grave encore.
Ce chantage est inacceptable pour plusieurs raisons.
D’abord, il est pernicieux de faire reposer sur des individus, leur résistance et
leur intégrité isolées, le devoir de contrebalancer la puissance de groupes entiers.
Quand le CAC 40 a fait main basse sur les médias, quand l’intégralité des
chaînes d’information en continu pesant de tout leur poids sur une présidentielle
sont dans la main d’un Drahi et d’un Bolloré, on ne peut pas se contenter de
dire : il y a des petites mains qui travaillent très bien dans leur coin, certains
journalistes ont une vraie éthique, figurez-vous, il n’y a pas que des idiots utiles
ou des vendus dans ces chaînes-là. Nul n’en doute, à vrai dire, mais ce n’est pas
la question. On ne peut pas tabler sur l’héroïsme ordinaire d’un salarié, si tant
est qu’il soit même ponctuellement praticable, pour aller à l’encontre de
l’orientation politique générale de ses employeurs – supérieurs hiérarchiques et
autres possesseurs de son groupe. D’autant moins que les réductions d’effectifs
drastiques dans la presse, en dégradant le marché de l’emploi pour les
journalistes, ont totalement déséquilibré le rapport de force avec les directions.
Là encore, comme aux États-Unis dans les années 1990, l’autonomie de la
profession est en passe d’être détruite par le chantage à l’emploi.
C’est donc au niveau systémique qu’il faut agir, les individus ne peuvent rien
seuls contre des forces aussi écrasantes. Une poignée de journalistes, même de
valeur, est nécessairement impuissante face à la marée de leurs confrères qui, eux,
acceptent les règles du jeu, et produisent un journalisme insipide défendant les
intérêts de l’élite. Tout au plus cette petite poignée de gens à la sensibilité
politique différente peut-elle ponctuellement servir d’alibi, mais elle est en réalité
toujours maintenue dans la position du minoritaire. Or, par définition, un alibi
ne débloque pas le système. Au contraire, il sert de force d’ajustement pour
empêcher que le système ne soit un jour débloqué.
Ensuite, ce sont précisément dans les pays où l’on a laissé la culture
démocratique se dégrader constamment que les journalistes se voient aujourd’hui
emprisonnés, comme en Turquie, victimes « d’agressions de rue », comme on dit
pudiquement au Maghreb ou en Russie, voire d’assassinats, comme on a pu le
voir récemment à Malte au sujet d’une journaliste, Daphné Caruana Galizia,
enquêtant sur la corruption gangrénant l’île, et que sa notoriété immense ne
protégea pas d’une mort résonnant comme un avertissement. C’est justement
dans les pays où le despotisme de l’argent et de l’État a à ce point gagné la
bataille que ceux-ci n’ont plus rien à redouter de la justice, que ces choses-là
arrivent. À l’inverse de ce qu’on nous raconte pour dissuader toute critique, c’est
donc précisément afin de garantir à l’avenir la sécurité des personnes qu’il faut se
battre aujourd’hui pour sauver l’indépendance des médias.
4
Quatrième idée fausse : il y a de la diversité, « les médias » ça
n’existe pas

Combien de personnes pour vous dire hardiment, et parfois même de bonne


foi : on peut tout de même choisir entre Le Figaro, Les Échos ou Libération, et
leurs lignes ne sont à l’évidence pas les mêmes, voyons ! Et les journalistes
d’abonder constamment dans l’idée que la diversité règne dans les médias, bien
sûr. C’est l’article premier du dictionnaire des idées reçues dans le métier
aujourd’hui : « les médias », en soi, ça n’existe pas. Il y a une offre riche, la
gauche et la droite s’affrontent à travers médias interposés dans une espèce de
gigantomachie palpitante. Pourtant, à moins d’être fétichiste, on conviendra
qu’il est devenu difficile de faire la différence sur bien des sujets entre un journal
de centre gauche comme Le Monde, passé au social-libéralisme macronien
décomplexé, et un journal de droite comme Le Figaro défendant désormais le
même président, issu du hollandisme et de la banque d’affaires, parce qu’il a le
mérite de se charger du sale boulot sur le marché de l’emploi et a supprimé l’ISF
sur les patrimoines financiers. De la même façon, à moins d’avoir un goût pour
la dissection des pattes de mouche, difficile de voir ce qui sépare sur les sujets
identitaires et sécuritaires la méfiance de principe à l’égard des musulmans d’une
rédaction comme Marianne de celle d’un hebdomadaire comme Valeurs actuelles,
ou de la ligne du Figaro là encore, devenu à certains égards le véritable
barycentre du débat public.
« Ça n’a rien à voir, absolument rien ! », vous répondra-t-on pourtant dans les
rangs journalistiques, cramponnés aux petites différences qui permettent de se
regarder encore dans une glace. Parfois la chose est dite, du reste, avec une
désarmante sincérité, car l’automystification est l’adjuvant nécessaire pour huiler
tout le système, et elle est d’autant plus facile à obtenir que la peur de Pôle
Emploi empêche de faire la fine bouche, et bloque beaucoup de salariés dans des
journaux que sur le fond ils réprouvent, dont ils n’ont parfois même pas la force
de ramener un exemplaire chez eux – propos très souvent entendu dans les
milieux de la presse notamment, où la honte de soi est devenue une maladie
professionnelle endémique. Mais l’on trouvera aussi hélas cette idée d’une
diversité véritable des médias chez les lecteurs. Ainsi vous expliqueront-ils qu’eux
piochent ici et là, font leur marché à différentes sources, et qu’ils sont donc
informés de manière tout à fait pluraliste. Évidemment, ces discours sont en
large partie illusoires. Il y a même ici toute une série d’erreurs encastrées les unes
dans les autres à vrai dire ; essayons de les détailler.
Chez certains citoyens, persuadés d’être encore confrontés à une offre
médiatique diverse et abondante, l’illusion est renforcée par l’existence des
réseaux sociaux. Leur irruption a certes créé un formidable appel d’air dans un
univers des médias à l’atmosphère totalement viciée. Désormais il est devenu
beaucoup plus compliqué pour l’oligarchie de s’assurer de l’étanchéité du
système d’information. À tout moment une vidéo virale, ou une campagne du
type « On vaut mieux que ça », qui contribua pour beaucoup à lancer le
mouvement contre la loi Travail en 2016, peut venir troubler un agenda
institutionnel réglé comme du papier musique. Ou encore lever des omertas sur
certains sujets, révéler des leaks que les grands médias seront dans l’obligation
ultérieure de reprendre, faire exister des figures tenues à la marge des projecteurs
publics. Ces réseaux constituent parfois une issue plus qu’appréciable, réellement
salutaire, à la puissance du verrou médiatique. Reste que ceux-ci n’offrent pas
une alternative à l’existence d’un système de production de l’information, et
qu’ils contribuent même pour le grand public à masquer la profonde
dégradation de ce dernier. Beaucoup de gens ont du reste tout à fait renoncé à se
demander d’où leur parvenaient les contenus échoués sur leur timeline.
Les réseaux sociaux, mélangeant pêle-mêle tous les contenus, rendent en effet la
question de la source, de l’« origine contrôlée » si l’on veut, totalement superflue.
Cela peut ainsi donner des propos franchement lunaires, lorsqu’on demande aux
gens d’où ils tiennent telle ou telle information. Une étude révélait ainsi en 2017
que moins de la moitié des internautes ayant atterri sur un site par le biais de
réseaux comme Facebook ou de moteurs comme Google citaient la bonne
source.1 Pour autant, ils se souvenaient grosso modo du chemin d’accès qui les
avaient menés vers telle ou telle nouvelle. D’où l’affirmation devenue rituelle :
« J’ai vu ça sur Facebook », qu’on ne trouve hélas pas que dans la bouche des
moins de seize ans. Ainsi, énormément de personnes aujourd’hui ignorent non
seulement la provenance de ce qu’ils lisent, mais ont développé en outre le
sentiment que la puissante multinationale américaine de Mark Zuckerberg était
une centrale de production d’informations autonome, ou du moins une
plateforme de partage innocente entre internautes, et non un sélectionneur de
contenus à visée commerciale, exerçant de fortes pressions sur les acteurs du
milieu, et dont les critères de choix sont pour le moins opaques, soulevant de ce
fait toutes sortes de problèmes démocratiques. Ne parlons même pas des
questions de souveraineté numérique posées par la mainmise désormais achevée
des États-Unis sur nos échanges de données personnelles nationales. On n’ose
même plus mettre une telle affaire sur le tapis tant sa résolution paraît désormais
utopique.
La plupart ont également chassé de leur esprit, ou ignorent tout simplement,
que les articles « vus sur Facebook » proviennent exactement des mêmes
journalistes que ceux des rédactions papier traditionnelles entre les mains du
CAC 40 et qu’ils charrient donc logiquement les mêmes biais, propagent les
mêmes partis pris politiques prétendument neutres, en réalité chargés en
particules idéologiques fines fortement polluantes pour l’esprit. Ils n’ont
évidemment pas davantage à l’esprit que les Konbini et autres Brut, nouveaux
producteurs de contenus qui utilisent uniquement les réseaux sociaux pour se
propager, recyclent les informations de ces rédactions traditionnelles, saignées à
blanc par les nouvelles logiques actionnariales à l’œuvre dans le secteur, et
entraînent celles-ci au passage dans une course folle au moins-disant intellectuel,
les formats chocs de quelques minutes et la tyrannie du simplisme rigolard
s’imposant comme le modèle à suivre pour la course à l’audience au sein de toute
la corporation.
Double peine donc pour les journalistes, dans la mesure où ces lecteurs
accordent souvent plus de crédit à ces plateformes qu’aux médias traditionnels,
produisant pourtant la quasi-totalité de « l’information souche » sur laquelle les
premières prospèrent. Elles ignorent aussi le lien de sujétion financière croissant
entre les médias et ces réseaux gigantesques, devenus des checkpoints obligés pour
faire connaître ses articles. Elles ignorent que Facebook vient ainsi de réaliser un
véritable hold-up sur les médias français, versant désormais chaque mois des
sommes colossales à ces rédactions à l’agonie afin qu’elles lui fournissent des
contenus adaptés en échange de leur mise en valeur2. Au détriment des médias
indépendants bien sûr. Compte tenu de leur asphyxie financière, ces titres
acceptent, sans que les conséquences à long terme dévastatrices d’une telle
servitude volontaire soient mêmes envisagées. C’est aussi cela la conséquence
inaperçue de l’appartenance de tout le système d’information français à des
groupes tels que Bouygues (TF1), Free (Le Monde), Dassault (Le Figaro) ou
encore LVMH (Le Parisien), jamais les conséquences démocratiques de ce genre
de pacte léonin avec quelque multinationale que ce soit ne seront prises en
compte par de tels acteurs. Seul le sursis accordé à des investissements peu
rentables compte, et le profit à court terme. À signaler aussi qu’en faisant
allégeance ainsi à Facebook, ces groupes renforcent de facto leur mainmise
toxique sur le système d’information français, les petits acteurs des médias étant
bannis des fils, condamnés à la marginalisation.
Les mêmes personnes qui vous disent que « grâce à Facebook » elles sont
informées de façon satisfaisante, vous diront au surplus que, grâce aux articles
« vus sur Facebook », elles s’informent gratuitement. D’autres vous expliqueront
même que, quoiqu’« étant sur Facebook », ils ne sauraient être influencés par
quelque Big Brother médiatique que ce soit, et conservent leur entière liberté de
penser, tout simplement parce que… ils ne s’informent pas. Ils ne lisent jamais la
presse, n’ont parfois pas de poste de télévision, ne vont jamais sur un site :
comment seraient-ils sous influence ? Une rapide conversation avec ces « esprits
forts » montre pourtant qu’ils sont au courant du dernier esclandre survenu sur
un plateau télé, ou des agissements supposément troubles du leader du moment
de la gauche radicale, quel que soit celui-ci, sans plus de détails généralement.
Une sorte de bain amniotique toxique d’infotainment et de ragots récréatifs
charrie vers eux les quelques signaux utiles à transmettre à la population pour ne
pas laisser la longe trop longue. Les titres défilent sur les fils Facebook, et certes
la majeure partie des gens ne passent plus jamais par la home page d’un site et
lisent rarement un article jusqu’au bout, mais ils sont exposés à un contexte
informatif dont les éléments saillants sont pour le moins loin d’être anodins.
La logique des médias audiovisuels de masse, « si c’est gratuit, vous êtes le
produit », s’applique encore plus implacablement aux réseaux sociaux, qui non
seulement s’ingénient à détourner votre temps d’attention, mais qui vendent
aussi vos données personnelles, et vous font au passage travailler à leur service,
puisque c’est vous qui mettez en ligne les contenus, en les « partageant », et
fournissez ainsi le logorrhéique magma de pseudo-débats qui permet à Facebook
de barboter au passage de nombreux renseignements sur vous, de connaître vos
habitudes vestimentaires, vos opinions politiques ou vos fantasmes immobiliers,
et de renvoyer vers vous les prestataires adéquats. Tout cela, il va falloir le faire
un jour comprendre énergiquement aux gens. Ils continueront sans doute, tant
ces réseaux ont pris d’importance dans une société où ils tiennent désormais lieu
d’anxiolytique, de « doudou » pour les grands, mais au moins porteront-ils un
peu plus sciemment leur collier d’esclaves des GAFA3.
Pourtant, même dans les milieux de la gauche radicale, on trouvera toutes
sortes de naïfs pour vous dire que le Web est encore l’Eldorado de la diversité et
de la liberté intellectuelle retrouvées. Comme si la création de petits sites
reposant le plus souvent sur un semi-bénévolat, même s’ils ont le mérite de
valoriser utilement les travaux d’intellectuels méconnus ou chassés des grandes
ondes, pouvait être une alternative suffisante à la marée noire de l’information
mazoutant tous les citoyens et biaisant inflexiblement leur vision des enjeux
politiques. Comme si l’existence de médias de niche tels que ceux évoqués plus
haut, aussi précieux et louable que soit leur travail de défrichage et même de
résistance, pouvait un jour déboucher sur une récupération massive d’esprits
littéralement colonisés par une vision du monde si orientée.
Le paradoxe des réseaux, c’est aussi cela : chacun est enfermé dans sa propre
boucle d’informations, les algorithmes ne délivrant pas à chacun les mêmes
contenus, et en même temps, la pauvreté des stimuli intellectuels qui surnagent
de toute cette mixture et, surtout, leur homogénéité, n'en sont pas moins
stupéfiantes. Il est très facile de se retrouver pris dans des chaînes auto-
justificatives d’articles établissant la preuve du bien-fondé de votre opinion
initiale par la simple logique cumulative du nombre. Ce faisant, par exemple,
vous pouvez avoir le sentiment que votre vision progresse dans le pays, alors que
vous êtes simplement désorbités des autres boucles où l’inverse exact se dit,
l’information ne pouvant plus jouer dans ces conditions le rôle de ciment social.
Mais ce qui est fascinant, c’est qu’au même moment, à l’intérieur de votre
boucle, les comportements grégaires se voient, eux, renforcés. Nous sommes à la
fois massifiés et segmentés par les réseaux censés nous informer. Après tout, si
l’on y réfléchit bien, comment s’attendre à autre chose venant d’un modèle
économique basé sur la computation de données, aux antipodes d’un
quelconque souci d’informer équitable et démocratique.
Si vous ne payez pas, répétons-le, c’est que quelqu’un d’autre, quelque part,
paie à votre place pour que vous ayez ce que vous lisez sous le nez, et il s’agit
généralement d’annonceurs. Or, entre autres inconvénients, ces derniers ont
tendanciellement les mêmes intérêts oligarchiques que les actionnaires des
médias. Donc, il se trouve que, en vous informant seulement ainsi, non
seulement vous détruisez les chances de survie du journalisme de qualité, mais en
plus vous contribuez à renforcer l’homogénéité idéologique de l’information
produite. Il est impressionnant de voir comment sur cette affaire de la gratuité
l’idéologie de la piraterie gauchiste rejoint celle du laisser-faire néolibéral le plus
impudent, dans un même éloge débile de la sacro-sainte Toile, pourvoyeuse de
libertés pour tous. L’histoire se souviendra ainsi, entre autres pionniers du
désastre de la presse mondiale, du rédacteur en chef du Guardian, Alan
Rusbridger, qui prôna l’idée catastrophique de la gratuité en ligne du célèbre
quotidien anglais, aujourd’hui en déficit de près de 40 millions de livres par an.
Il fut finalement évacué du conseil d’administration du journal en 2014, après
avoir pris sa retraite de la rédaction. Longtemps, ce journaliste par ailleurs
courageux, qui se battit pour défendre les révélations d’Edward Snowden, fut
l’un des militants les plus convaincus de ce slogan totalement aberrant,
« Information wants to be free », comme si une quelconque liberté pouvait passer
par la soumission aux exigences des marques ou à celles d’un Mark Zuckerberg.
L’information veut se libérer, oui, mais ce n’est pas en se suicidant, comme le
ferait une boulangerie qui livrerait gratuitement son pain des années durant,
qu’elle était à même d’y parvenir.
Plus généralement, la prétendue diversité des médias s’avère être une arnaque
sur un plan encore plus directement politique. Lorsque les médias appartiennent
à des groupes d’affaires, il existe toutes sortes de sujets sur lesquels leur
communauté de vue est totale, en effet. Sur la loi Travail XXL de 2017, par
exemple, vous n’aurez pas eu de vision différente si vous avez lu Les Échos de
Bernard Arnault, ou Le Figaro de Serge Dassault, ou L’Obs de monsieur Niel, ou
Le Point de monsieur Pinault, hebdomadaire de la droite libérale dont un des
éditoriaux de l’automne 2016 commençait par la phrase suivante : « Emmanuel
Macron est notre dernier espoir ». Tous propagent comme par enchantement les
mêmes idées quand la restriction du droit des salariés et le montant des
dividendes actionnariaux sont en jeu. L’existence même d’un phénomène
politique comme Emmanuel Macron, véritable media darling de toute cette
presse CAC 40 pendant la présidentielle, prouve que ce qu’on appelle la
« diversité » idéologique de ces titres est bidon. Ce phénomène qu’est le
macronisme a même permis, mieux qu’aucun autre par le passé, de faire toute la
lumière sur cette affaire : la droite LR et la gauche PS étaient en réalité deux
factions d’un même « parti des affaires » qui vient officiellement de se réunifier.
On pourrait bien sûr citer d’autres exemples que celui de la réforme du Code
du travail pour illustrer le fait que, via leurs médias, les chiens de garde du
marché réussissent à vitrifier l’opinion publique sur certains sujets cruciaux
lorsqu’ils le veulent. Ainsi, en France après 2005, a-t-on assisté à une
neutralisation publique complète de la question européenne après le référendum,
où le peuple s’était pourtant prononcé on ne peut plus clairement.
L’euroscepticisme, invariablement criminalisé idéologiquement dans l’ensemble
des médias, a rendu cette discussion entièrement « taboue » dans le débat public,
au mépris de la démocratie la plus élémentaire. C’est la raison pour laquelle
lorsque, participant à certains plateaux de télévision, vous entendez des
journalistes, entièrement ventriloqués par ces mêmes milieux d’affaires, aller
jusqu’à remettre en question l’idée d’un « système » médiatique, et qualifier bien
sûr au passage cette représentation de « complotiste », il y a là de quoi rire
longtemps, et même très longtemps.
Autre argument fréquemment entendu pour ménager l’idée de pluralité et
démentir le fait que les journalistes pencheraient systématiquement du côté de la
ligne néolibérale de leurs actionnaires : l’idée selon laquelle les journalistes
seraient plutôt spontanément des rebelles à l’ordre établi. Le mythe selon lequel
ils auraient des affinités électives « de gauche », des penchants « liberals » comme
on dit aux États-Unis. Ce point est important, car il constitue un verrou très
puissant du système. La perversité de la chose, c’est bien sûr de faire mine de
confondre les opinions sociétalement de gauche, mollement pro-migrants,
globalement favorables aux libertés publiques, féministes à la petite semaine, ou
encore « gay friendly », et les opinions politiquement de gauche, anticapitalistes,
« radicals » comme on dit aux États-Unis.
Les premières ne gênent en rien l’actionnariat, qui aura plutôt tendance à les
encourager. Cette comédie du journalisme spontanément « de gauche » est
même nécessaire à la bonne marche du système. Elle fournit en effet, et je citerai
une fois encore Robert McChesney sur ce point, l’apparence « de l’existence d’une
opposition loyale ». L’illusion qu’il existe encore un journalisme combatif, animé
par de puissantes valeurs démocratiques. Ainsi a-t-on pu voir l’été 2017 pas
moins de seize sociétés des rédacteurs françaises, parmi lesquelles les plus
macroniennes d’entre toutes, s’assembler bruyamment pour se plaindre du fait
que l’Élysée entendait désormais choisir les reporters embedded avec le président
jupitérien. Quelle bravoure ! Quelle prise de risque ! Il fallait le faire bien sûr,
marquer le coup, mais typiquement c’est le genre de posture qui non seulement
ne nuit en rien au système général, mais induit à tort l’idée que les journalistes
restent des vigies de la démocratie. On laissera chacun juge de la réalité sur ce
point.
Dans le même esprit qui prête aux journalistes des médias mainstream une
vision culturellement « de gauche » sur le plan des libertés publiques et des
questions sociétales, vous trouverez bien sûr aussi toute la droite dure, leurs trolls
et leurs pantins médiatiques, qui voient derrière chaque journaliste, homme ou
femme, une « gauchiasse » ou une « journalope » à la solde des « merdias ».
Chacun a déjà croisé ce vocabulaire délicieux sur les réseaux sociaux. Alors là, il
faut faire attention, car c’est bien sûr un leurre complet. Dans cette affaire, la
droite extrême joue le rôle d’« idiote utile » du milieu des affaires. Ainsi les
Zemmour, les Finkielkraut ou les Élisabeth Lévy vous expliqueront tous que les
journalistes sont « de gauche ». Ce n’est même pas un mensonge dans leur
bouche : c’est une croyance qu’ils ont. Une persistance rétinienne qui résiste à
tout apprentissage par l’expérience. Évidemment, vue du Sirius réactionnaire,
toute personne qui ne milite pas pour jeter les Arabes à la mer est à mettre dans
la catégorie « gauchiasse ». De Jean-Luc Mélenchon à Pierre Arditi en passant par
Harlem Désir ou feu Pierre Bergé, le monde est ainsi peuplé de « gauchiasses ».
Sauf qu’il est bien évidemment grotesque de soutenir en 2017 que la population
journalistique penche massivement à gauche. Bien au contraire, on ne compte
quasiment plus aucun journaliste « radical » au sens américain dans ce pays. Ils
ont tous été éliminés, placardisés, et l’on trouve même toutes sortes de
tricoteuses dans les rédactions ou sur le Net pour trouver ça tout à fait normal
puisque ce sont, je cite, des « extrémistes ». L’intimidation, le harcèlement
idéologique au quotidien et les guichets de départs successifs ont fini par exclure
des grands médias jusqu’aux plus petites parcelles de dissidence. Jamais la
situation n’a été aussi caricaturale, aussi grave. Quiconque dit aujourd’hui
l’inverse se moque du monde, ou accomplit une triste besogne, profondément
antidémocratique. Et il ne faut pas se raconter que de nouvelles pousses
repartiront de sitôt. Plusieurs générations de journalistes ont été sacrifiées, ceux
qui sont aujourd’hui aux commandes ont souvent été sélectionnés pour leur
stéréotypie, leur servilité, leur parfaite adéquation aux normes.
La plupart des nouvelles « aventures de presse » qui se lancent aujourd’hui le
font du reste, elles aussi, sur une absence de ligne revendiquée, caractéristique du
moment de vide que nous traversons. On y voit leurs fondateurs mettre plutôt
en avant les formats : « On fera du long, des stories », combien de fois a-t-on
entendu cette phrase au cours des années 2010 ? Aujourd’hui, on lance même
encore des titres sur une non-idée pareille. Ou on les entend prononcer des
déclarations d’intention prudemment démagogiques, « on écoutera les lecteurs,
ce sont eux qui feront le journal », sans qu’on sache trop à quoi cela rime, ni si
c’est ce que lesdits lecteurs attendent, ni surtout s’ils savent ce qu’ils attendent.
Les lecteurs ont-ils envie de rester « à hauteur de lecteurs », comme certains
professionnels inclinent à le croire désormais tautologiquement ? Les gens savent
qu’ils ont des choses à apprendre, ils ne voient nul inconvénient à être tirés vers
le haut, arrachés aux petites roues de hamster de leurs certitudes, et rien ne les
enthousiasme plus en réalité que les phrases de réveil d’un penseur original, fût-il
beaucoup plus complexe que les clients habituels des médias, qui ronronnent les
idées bonasses usuelles.
Cette affaire de journalistes à l’humeur spontanément « de gauche » est donc
une commode imposture – elle arrange en réalité beaucoup de monde. Ce n’est
d’ailleurs pas un hasard si beaucoup de salariés de la presse la plus néolibérale
exhibent fièrement les insultes évoquées plus haut comme une Légion d’honneur
sur les réseaux sociaux – retweetant même frénétiquement la moindre injure à
eux adressée par le plus insignifiant troll lepéniste. « Gauchiasse », voilà qui vous
gonfle d’importance et fait de vous un fusillé du mont Valérien pour quelques
minutes délicieuses. Cette comédie flatte l’amour-propre des journalistes et, au
passage, protège leurs actionnaires.

1. « Moins de la moitié des internautes ayant atterri sur un site par le biais de réseaux sociaux
(47 %) ou de moteurs de recherche (37 %) citent la bonne source » ; cité dans « Les internautes se
souviennent rarement de la source d’une information », article signé Camille Rivieccio,
Libération, 20 juillet 2017.
2. « Facebook a versé des millions aux médias français », enquête de Nicolas Becquet,
14 novembre 2017, en ligne sur le site de l’European Journalism Observatory (EJO). Extrait :
« TF1, Le Figaro, Le Parisien ou les titres du groupe Le Monde font également partie des éditeurs
qui touchent de l’argent pour produire des contenus vidéo pour Facebook. Et les sommes donnent le
tournis, entre 100 000 et 200 000 euros par mois sur des périodes renouvelables. On parle ici de
millions d’euros distribués aux médias hexagonaux par Facebook. Il va sans dire que dans les
rédactions contactées, on est peu disert sur les détails de ces accords confidentiels. » À LCI, par
exemple, chaîne du groupe Bouygues, « l’argent de Facebook versé sur la période aurait financé les
deux tiers de la rédaction web. » On ne se lasse pas de méditer aux conséquences d’une telle
situation. Heureusement, le responsable du site et des réseaux sociaux du journal Le Monde,
interrogé dans le même article, nous rassure : « L’argent versé n’a pas fondamentalement changé
notre façon de travailler ». Ouf, on avait failli avoir peur. Rendormez-vous, bonnes gens.
3. Acronyme désignant Google, Apple, Facebook et Amazon, les quatre fameuses
multinationales issues de la Silicon Valley.
5
Cinquième idée fausse : les journalistes doivent être neutres

C’est le premier commandement enseigné dans les écoles de journalisme. Au


harem des idées, le journaliste est nécessairement cantonné dans le rôle de
l’eunuque. Il doit rester neutre. Sinon, c’est un « militant ». Et ça, ce n’est pas
bon du tout. Ça sent le couteau entre les dents, l’intransigeance, voire l’agenda
secret. Si le journaliste a des combats, ça ne peut être que de grandes généralités
concernant les libertés publiques, par exemple. Une cause d’autant plus prisée
chez les journalistes qu’elle ne mange le plus souvent pas de pain, le titre pour
lequel la plupart d’entre eux travaillent ayant même le plus souvent,
discrètement mais consciencieusement, fait campagne pour le gouvernement qui
fera voter les lois saccageant lesdites libertés. Autre sujet d’enquête qui permet à
échéances régulières aux médias de se refaire une virginité contestatrice : les
paradis fiscaux, sujet avantageux à bien des égards, qui autorise une dénonciation
d’un troupeau de brebis galeuses à col blanc sans remettre globalement en
question le système qui leur permet de prospérer. À cet égard, les opérations
internationales du type Paradise Papers, et précédemment Panama Papers,
permettent de prendre des postures intransigeantes, de se prendre pour Julian
Assange, tout en se sachant condamné à l’impuissance, puisque, là encore, le
gouvernement élu grâce aux efforts en tapinois du journal qui les publie ne
votera aucune loi contraignante contre les fraudeurs, en admettant même qu’il le
puisse. Ces opérations-écrans, généralement traitées de façon purement légaliste
et dépolitisée par les grands médias, s’avèrent au final utiles à masquer l’absence
de vrai contre-pouvoir qu’offrent des lignes politiques plus lisses que jamais.
Autre fer de lance de l’exaltation de la neutralité dans ce métier, le fact checking
compulsif. Utile pour déblayer les mensonges de diverses puissances et autres
fausses nouvelles sciemment répandues, celui-ci tient hélas trop souvent lieu
désormais de seule colonne vertébrale à la profession, de « Décodeurs » en
« Désintox ». La vérification factuelle semble être littéralement devenue la seule
raison d’être de ce métier, pour beaucoup de journalistes sortant d’écoles.
Mesure-t-on la pauvreté d’âme, l’attrition intellectuelle complète que cela
implique pour ce métier, d’où les plumes engagées, vibrantes, susceptibles
d’ouvrir les consciences, ont quasiment toutes été chassées ? La presse est-elle née
pour servir de garde-barrière aux petits faits exacts, ou bien parce que des gens
avaient des combats à mener ? Cette pente-là, aboutissant à un affaissement du
sens même de ce métier, est accentuée par le rachat intégral de l’espace
médiatique par le CAC 40, contrairement à ce que toutes sortes de tartarins du
décodage aiment à se raconter. L’extrême prudence factuelle et le genre
« neutre » qui lui sied au teint sont en effet aussi des protections, parfois même
des assurances-vie, pour des journalistes fragilisés, sentant bien la contrainte
latente qui s’exerce sur eux. Les plus lucides en témoignent. « La tension est
énorme, plus un petit doigt ne bouge de la couture du pantalon », affirmait ainsi off
à l’automne 2017 un journaliste médias travaillant pour un de ces grands
groupes. « On sent bien qu’en face de chaque affirmation gênante, il faut avancer
un chiffre. Et ne surtout pas se tromper de chiffre. »
Entre les opérations-coups d’épée dans l’eau, d’un côté, et le fact checking, de
l’autre, on observe un véritable trou noir des combats admissibles. Ce point-là
est évidemment très important. Et mon propos ne sera pas en la matière de
renvoyer chacun à « sa » vérité, et à sa commune absence d’objectivité. D’abord,
parce que l’alternative aux trucages politiques des médias mainstream ne peut pas
être le n’importe quoi factuel, et que la fiabilité des faits est évidemment la
condition sine qua non de ce métier. Ensuite, parce que c’est à l’évidence un très
mauvais angle d’attaque sur cette question. Ce dont il faut se persuader, au
contraire, c’est que l’on peut à la fois respecter scrupuleusement les faits et avoir
des combats véritables. On met dans la tête du public et des journalistes que c’est
incompatible, mais c’est ce verrou mental là qu’il faut faire sauter justement.
Seule notre presse contemporaine, revenue peu à peu quasi entièrement dans le
poing du capital depuis la Libération, tend à rendre ces deux choses
inconciliables.
On en appellera à nouveau sur ce point à Jaurès, directeur de L’Humanité. Ce
qui frappe en relisant son premier éditorial de 1904, c’est de quelle façon sa très
haute conception du journalisme nouait le souci de l’exactitude factuelle à la
radicalité de l’engagement, sans que les deux choses apparaissent nullement
comme contradictoires. Extrait : « La grande cause socialiste et prolétarienne n’a
besoin ni du mensonge, ni du demi-mensonge, ni des informations tendancieuses, ni
des nouvelles forcées ou tronquées, ni des procédés obliques ou calomnieux. Elle n’a
besoin ni qu’on diminue et rabaisse injustement les adversaires, ni qu’on mutile les
faits. Il n’y a que les classes en décadence qui ont peur de toute la vérité. » Il n’y a
que les classes en décadence en effet qui diabolisent les adversaires, qui trafiquent
la vérité continûment sous couvert de chasse aux fake news, qui parlent
Venezuela quand on leur parle casse du droit du travail. Ce texte d’il y a plus de
cent ans devrait être une source d’inspiration constante, aux antipodes de
l’idéologie journalistique contemporaine qui revendique à l’inverse une
neutralité absolue, une absence totale d’engagement partisan. La chose
dissimulant au demeurant le plus souvent la mise en place d’un contrôle
politique d’autant plus violent qu’il demeure sournois.
Rappelons aussi au passage que cette idéologie de la neutralité a une histoire
qui est consubstantielle à celle de la presse sous perfusion capitalistique. Aux
États-Unis, elle naît avec les écoles de journalisme, et cela dès les années 1920.
Le journaliste professionnel diplômé est censé acquérir un système « neutre » de
valeurs – on appelle cela « l’objectivité », mais, évidemment, la grande maestria
de ces écoles, c’est d’arriver à faire passer les médias « capitalistes friendly » pour
la seule source fiable, et à leur fournir au passage les troupes adéquates à cette
tâche. Pour un panorama de l’impact de ces écoles sur le débat public
aujourd’hui en France, on se reportera bien sûr au livre de François Ruffin,
fondateur de Fakir, tirant le bilan de son expérience décevante au CFJ, Les Petits
Soldats du journalisme, toujours aussi pertinent1.
Il faut observer que ce journalisme-là a pleinement et activement contribué à la
dévitalisation de nos sociétés. Lorsque vous videz de tout contenu politique
apparent un journal télévisé, vous le rendez ennuyeux et indéchiffrable, vous en
faites une litanie de faits sans enjeu véritable pour celui qui le regarde. Y a-t-il
par ailleurs encore des gens à convaincre que ce journalisme apparemment
« neutre », objectif et propre sur lui, est en réalité le véhicule d’une idéologie très
identifiée, faite d’apologie sans nuance du libéralisme, de mépris spontané pour
le combat politique, de reddition complète à la domination sous des faux airs
d’indépendance ? Outre les desiderata de leur actionnariat, les médias,
aujourd’hui, reflètent et accentuent un air du temps général à nos sociétés, qui
balaie autant les milieux de pouvoir que les salles de rédaction, les ministères que
les institutions financières, et dont le philosophe Alain Deneault est aujourd’hui
certainement devenu l’un des penseurs les plus puissants2. « L’extrême centre »,
nommons-le ainsi à sa suite, est le cœur de cette idéologie régnante, et ce n’est
pas un hasard si Macron président en est une des plus spectaculaires incarnations
contemporaines. Cet extrême centre se pare des atours de la modération, alors
même qu’il est profondément dur et mortifère, et que l’un de ses principaux buts
de guerre, placer l’autorité du « marché » hors de tout débat politique, supprimer
l’axe droite-gauche en somme, est le contraire même de la neutralité, et vise
simplement à faire de la soumission des populations à la ploutocratie une
question de logique, et même de nécessité.
Lorsqu’elle s’assume entièrement, la presse néolibérale peut aller jusqu’à
afficher son goût pour la « neutralité objective » en organisant la disparition des
signatures en bas des articles. C’est le choix fait par The Economist notamment,
l’hebdomadaire néolibéral anglais de référence que la gauche aime à lire, effaçant
ainsi toute trace d’individualité risquant d’entacher la ligne. La vérité
économique dans toute sa pureté s’exprimant dans les colonnes communes, à
quoi bon en effet les signerait-on d’un nom propre ? Le prolétariat n’avait pas de
patrie chez Marx. Le bon chroniqueur économique n’a pas de point de vue chez
The Economist. Il ne fait qu’exprimer l’orthodoxie la plus parfaite, à l’unisson de
toute sa rédaction. Il y a quelques années encore, le projet faisait fantasmer
certains patrons de rédactions françaises, au point que la chose fut sérieusement
envisagée, sous le règne d’un directeur de la rédaction directement issu du
CAC 40, Air France et la FNAC en l’occurrence. On voit bien quels bénéfices
en effet on peut tirer à ôter la dernière touche d’individualité autorisée aux
journalistes. Un seul regard, une seule vision, et tout le monde bien aligné, dans
l’axe du libéralisme financiarisé. Certains se sont même mépris de bonne foi sur
cette affaire à l’époque, voyant là, possiblement, une salutaire façon de tordre le
cou à l’individualisme des journalistes. Heureusement, dira-t-on, l’ego bien
dimensionné des professionnels français a pour l’heure sauvé ces titres de cette
désastreuse manœuvre.
Notons aussi, pour finir, qu’en période de mobilisation guerrière – prenons,
par exemple, le cas de la première guerre du Golfe, ou celui de l’invasion de
l’Irak en 2003 –, on a par ailleurs vu de quel genre de respect viscéral des faits le
journalisme dit « neutre » et strictement « objectif » était en réalité animé. Au
contraire, on a pu voir à l’œuvre une solide culture du mensonge. Non
seulement les hérauts de la presse américaine, à commencer par les columnists
démocrates bien sûr, ont secondé la présidence Bush dans cette affaire, avalisant
tous les mensonges de l’État. Mais, pire encore, « le super objectif New York
Times et le très sobre New Yorker ont carrément déclenché la guerre », va jusqu’à
dire aujourd’hui John R. MacArthur, directeur du plus ancien mensuel
américain, Harper’s, l’un des seuls titres américains à avoir combattu pied à pied
la perspective de celle-ci, sans hélas qu’il faille voir dans sa phrase une simple
formule. À un lecteur français, le souvenir de l’orgasme guerrier collectif suscité
dans la presse par le déclenchement de l’intervention en Libye sous la présidence
Sarkozy, et emmenée par le tambour-major BHL, laissera aussi, entre autres, des
souvenirs amers. Aujourd’hui, le pays est détruit, alimentant une crise migratoire
aux conséquences mondiales incalculables, des marchés aux esclaves y ont été
recréés, et la Libye est plus que jamais devenue un enfer terrestre. Les médias,
eux, tartinent désormais sur l’abominable crise humanitaire qui ravage
quotidiennement ce coin d’Afrique subsaharienne.
Qui les confronte à leurs appels d’hier à intervenir urgemment contre Kadhafi ?
Qui tire les leçons du désastre médiatico-intellectuel de ce printemps 2011 ?
Aujourd’hui encore, ceux qui s’y risquent se voient ostracisés, et traités bien sûr
de complotistes. Ainsi a-t-on pu entendre l’éditorialiste en charge des questions
internationales sur France Inter expliquer un matin de novembre 2017 que le
désastre libyen actuel était dû à la complaisance occidentale persistante à l’égard
de Bachar El-Assad. Doit-on en déduire qu’une nouvelle expédition guerrière
règlerait la situation ? Voilà ce que le stratège de la grande radio publique
française, qui prend manifestement ses cours du soir chez BHL, a donc retenu
du cataclysme.

1. François Ruffin, Les Petits Soldats du journalisme, Les Arènes, 2003.


2. Entre autres titres : La Médiocratie et Politiques de l’extrême centre, par Alain Deneault, Lux
éditeur, 2015 et 2017.
6
Sixième idée fausse : les journaux sont par définition des
forces démocratiques, à défendre quoi qu’il arrive

Sinon c’est le Venezuela où l’on ferme des médias, sinon c’est le trumpisme où
un président traite les journalistes d’« êtres humains les plus malhonnêtes du
monde » et où s’élucubrent des alternative facts, sinon c’est le poutinisme où l’on
retrouve des journalistes morts dans leur cage d’escalier. Voilà ce qu’on vous
répondra dès lors que vous pointez la partialité des éditocrates. Cette vision-là
d’un journalisme « rempart de la démocratie » s’avère très utile pour couvrir les
méfaits tout à fait réels de médias dans des pays où les journalistes ne risquent
nullement leur peau. Il s’agit vraiment d’un bouclier en carton, un peu obscène
même, car se cacher derrière des cadavres et des héros quand on ne risque rien
est d’une obscénité avérée, mais redoutablement efficace. On l’utilise beaucoup
contre La France insoumise, mouvement dont le leader se serait rendu coupable
d’attaques verbales innommables contre les lanceurs d’alerte-nés que sont les
journalistes français. L’un des rares programmes de la présidentielle à avoir
proposé une refonte démocratique ambitieuse de tout le système des médias, l’un
des seuls à avoir proposé l’adoption d’une loi anti-concentration capitalistique
contraignante, plutôt que de se borner à réclamer le pansement des chartes
éthiques sur la jambe de bois des médias corporate, eh bien, c’est justement ce
programme-là1, celui de La France insoumise, que l’ensemble la presse perfusée
au CAC 40 a présenté comme potentiellement liberticide et menaçant. Cette
opération, aussi stupéfiante qu’elle soit, est ordinaire. Toute remise en question
du système de concentration actuel du système d’information fait de vous un
nostalgique de la doctrine Jdanov, ou un Hibernatus castriste. Pourtant, il est
évident même à un philosophe aussi européiste, libéral-compatible, et peu
contestataire que Jürgen Habermas, qui est même allé jusqu’à s’enivrer de
l’élection d’Emmanuel Macron, que l’espace public perd toute capacité à nourrir
la vie démocratique dès lors qu’il est pris en charge par la puissance publique, ou
par de grandes entreprises, sans parler bien sûr de la combinaison intime des
deux, soit la situation exacte que nous connaissons, alors que le sommet de l’État
français a pour ainsi dire récemment fusionné avec le CAC 402.
En France, en effet, « jamais la concentration de la plupart des grands médias n’a
été aussi avancée et le risque de conflits d’intérêts aussi grand », écrit ainsi une
association aussi modérée que Reporters sans frontières3, dont la présidence, loin
d’être occupée par des chiens fous antisystème, est souvent le bâton de maréchal
de journalistes en fin de carrière ayant donné pleine satisfaction au milieu. Les
violences envers des médias commises par les forces de l’ordre ont d’ailleurs
explosé lors des manifestations contre la loi Travail en 2016, souligne également
RSF, certains journalistes « expliquant que leur brassard presse faisait d’eux une
cible au lieu de les protéger ». Une évolution pour le moins inquiétante dans un
pays habitué à s’enorgueillir de plus en plus grotesquement d’être l’avant-poste
mondial des droits de l’homme.
Pris en tenaille entre la paranoïa politique et les milieux de l’argent, les
journalistes français ont en réalité une marge de plus en plus étroite pour faire
leur travail. Par des moyens détournés, et sous des oripeaux encore apparemment
démocratiques, le résultat est exactement le même que chez les plus mauvais
élèves du classement mondial de la liberté de la presse, où en 2017 nous
n’apparaissions du reste piteusement qu’au 39e rang, entre la Slovénie et le
Burkina Faso. Il est plus que jamais important de le faire comprendre au public :
on peut éteindre peu à peu le caractère authentiquement démocratique d’un
système médiatique sans toucher aux apparences.
Prenons ainsi l’exemple de la Hongrie, 71e à ce même classement, et voyons si
notre situation nationale est franchement incomparablement meilleure. Le
principal journal d’opposition au gouvernement, Népszabadság (« Le peuple
libre »), institution de la presse hongroise, y a été la cible d’une sorte de putsch
économique aussi spectaculaire qu’instructif. Fin 2016, ce titre socialiste très
critique a été purement et simplement fermé, au prétexte de non-rentabilité, par
son propriétaire. Un homme d’affaires autrichien fortement soupçonné d’être
complice avec Viktor Orbán pour faire taire le journal. « Une décision
économique rationnelle, pas politique », a commenté le parti du gouvernement.
« Un jour noir pour la presse », a alerté l’opposition. Y a-t-il finalement autre
chose qu’une différence de degré entre cela et le rachat d’un titre français par un
groupe proche du pouvoir qui, l’étranglant financièrement ou le maltraitant
managérialement, n’aura même plus besoin d’intervenir a posteriori pour le faire
marcher droit ? Cela peut du reste ne procéder que d’une affinité objective,
même pas d’ordres donnés. On pense bien sûr au cas de Canal+ détruit par
Vincent Bolloré, ou au triste sort de L’Obs au sein du groupe Le Monde, et
également bien sûr aux menaces qui pèsent aujourd’hui sur l’audiovisuel public
où, en novembre 2017, le gouvernement envisageait des coupes meurtrières dans
les magazines d’investigation venant régulièrement gâcher l’insouciance des
grandes fortunes du pays. Chaque type de régime a ses moyens à lui d’obtenir
l’autocensure des journalistes, sans en passer par la censure directe. Chacun sait
utiliser leur envie de s’épargner des ennuis, et la chose sera d’autant plus efficace
qu’elle sera plus insidieuse, en amont, moins directe. Assez drôlement, l’article
du Monde commentant la situation hongroise à l’automne 2016 dénonçait le fait
que « de larges secteurs des médias privés y aient été achetés par des oligarques proches
du gouvernement ». Soit exactement la situation présente du quotidien français4.
Pourtant, les journaux, quoi qu’ils fassent ou disent, persistent à revendiquer
aujourd’hui le statut de remparts de la démocratie. L’expérience montre au
contraire qu’ils peuvent ponctuellement devenir l’inverse, à savoir de véritables
nuisances démocratiques. Mais, là encore, le mythe perdure, le public ayant
soigneusement été entretenu dans cette idée depuis de longues années, à travers
tout un discours ronflant. À travers le cinéma et les séries aussi, où l’enquêteur
en butte à sa hiérarchie éditoriale et aux puissants fait recette, de la militante
écologiste d’opérette dans Erin Brockovich jusqu’au guère plus crédible nanar
hollywoodien Spotlight, qui en 2015 avait redonné le moral à toute la profession.
Ainsi, dans ce sillage, la majorité de la population croit-elle encore en l’existence
d’une presse garante de la liberté. Le public n’est presque jamais exposé à un
discours qui, au-delà de quelques attaques ad hominem, par ailleurs souvent
justifiées, contre les excès de certains journalistes stars, lui montre que
l’information est faussée à la source par sa mise sous tutelle financière. Au
contraire, les médias l’abreuvent de discours édifiants sur les forcenés de la
gauche radicale ou de la « fachosphère », qui tentent criminellement de
décrédibiliser la presse, jetant le doute sur sa probité immaculée. Comme s’il y
avait le moindre rapport entre une équipe de campagne comme celle de François
Fillon, aux abois, faisant siffler les médias en meeting pendant la présidentielle
2017, et le réquisitoire argumenté d’un député comme François Ruffin, qui la
même année évoquera à l’Assemblée nationale la situation inquiétante d’un pays
où les « maîtres de l’armement, les maîtres du bâtiment, les maîtres du luxe et les
maîtres de la téléphonie, sont également les maîtres des médias »5.
En contribuant à décomposer l’espace public, ces médias-là préparent pourtant
le terrain à de futures violences politiques. J’achèverai ce sixième point par une
remarque de Noam Chomsky, qu’il ne faut jamais perdre de vue quand on essaie
de se rassurer à peu de frais sur l’innocuité des médias : « La propagande est à la
société démocratique ce que la matraque est à l’État totalitaire. » Lorsqu’une presse
démocratique verse ouvertement dans la propagande, il n’y a donc aucune raison
de ne pas en mener la critique impitoyable.

1. « Des médias au service du peuple », livret de l’Avenir en commun #21 presse et médias,
France Insoumise, 2017.
2. Jürgen Habermas, L'espace public, Payot, 1988.
3 « Le journalisme fragilisé par l’érosion démocratique », entretien avec Catherine Monnet,
rédactrice en chef adjointe de Reporters sans Frontières, dans Diplomatie, « Médias, entre
puissance et influence », octobre-novembre 2017.
4. « En Hongrie, le principal journal d’opposition cesse brutalement de paraître », Le Monde,
8 décembre 2016.
5. Assemblée nationale, intervention du député François Ruffin, membre du groupe FI,
16 novembre 2017.
7
Septième et dernière idée fausse : les médias ne peuvent pas
grand-chose

Lorsqu’un journaliste de cour est totalement acculé, c’est généralement la


dernière cartouche qu’il tire. Arrêtez avec « les médias » ! Les gens, on ne peut
pas leur mettre n’importe quoi dans le crâne. Ils ont « leur libre arbitre », comme
le disait avec solennité la responsable de la revue de presse matinale de Radio
France peu après l’élection de Macron. Là encore, c’est du complotisme, voyons,
d’ailleurs, « les médias » ça n’existe pas, et puis les médias sont en réalité très
« divers », etc., et évidemment on reconnaîtra ici synthétisées toutes nos idées
fausses précédemment passées en revue.
Quel sens cela a pourtant de parler de « libre arbitre » pour des individus isolés
qui subissent un tel tapis de bombes ? Où trouver la base factuelle et les analyses
pour exercer son discernement quand de tels flux d’opinions vous sont infligés à
de si haute dose ? Vers quoi se tourner si même les réseaux sociaux, lieu de
convivialité apparente pour toutes sortes de gens, vous enferment dans les faux-
semblants d’un système d’information en réalité entièrement verrouillé ? Il existe
certes une grande conscience chez toutes sortes de gens de la menace que fait
peser sur leurs libertés un espace public dévitalisé, truqué en coulisses par toutes
sortes de grandes fortunes jouant aux mécènes pour mieux contrôler l’opinion et
lui donner les inflexions requises au moment opportun. Beaucoup plus que chez
certains journalistes, hélas ! Mais au point où nous en sommes, cela ne suffit
plus.
Abreuvés de rasades entières de communication politique, manipulés par
l’argumentaire dont nous venons d’essayer de démonter l’artifice, les gens sont
en proie à un sentiment d’immense découragement. Beaucoup retournent donc
à leur « petite affaire » pour reprendre les mots de Deleuze1, et tournent
purement et simplement le dos à la politique. C’est ainsi que cinquante ans de
luttes sociales ont pu se trouver anéantis en 2017, la machine médiatique ayant
servi à administrer une immense péridurale au pays, à base de boucles de langage
vidées de sens, et autres héroïsation grotesque d’une fonction présidentielle en
réalité dépassée. L’élection de Macron a donné le sentiment à beaucoup, en
grandeur nature, de se trouver pris dans une gigantesque souricière. En amont,
les médias ont expliqué qu’il n’y avait d’autre choix possible que Macron, et qu’il
serait antidémocratique de ne pas voter pour lui. En aval, qu’il n’y avait rien à
faire contre les mesures de Macron, qu’il avait au demeurant annoncées avant
son élection, et contre lesquelles il serait donc antidémocratique de lutter. Donc,
oui, les médias peuvent beaucoup, et même tout en réalité quand il s’agit de
décourager les gens. Et oui, la presse indépendante peut un jour disparaître dans
notre pays. Pas seulement parce qu’un État autoritaire fermerait des médias,
comme en Israël ou au Venezuela au cours de l’année 20172. Mais parce qu’une
démocratie aurait laissé sa presse entièrement dévorée par les intérêts privés.
Nous pouvons un jour tomber dans un coma semblable à celui des États-Unis.
Être un journaliste ou un intellectuel de gauche là-bas ne relève même pas de
l’héroïsme, plutôt de l’excentricité sans conséquence politique. Il est très difficile
de ressusciter un espace intellectuel démocratique quand il a été entièrement
dévasté ; mieux vaut faire en sorte qu’il ne meure jamais.

1. Gilles Deleuze et Claire Parnet, L'Abécédaire de Gilles Deleuze, téléfilm produit par Pierre-
André Boutang, Arte, 1995.
2. Courrier International évoque ainsi en mai 2017 la nouvelle loi sur la radiodiffusion en
Israël, qui aboutira, entre autres, à l’arrêt du journal télévisé Mabat LaHadashot de la chaîne 1,
diffusé depuis 49 ans. Cités par le journal Ha’Aretz, des journalistes accusent Benjamin
Netanyahou « d’être mécontent de ce qu’il considère comme une couverture médiatique critique à
son encontre ». The Jerusalem Post évoque de son côté une « tempête politique » concernant « le
degré de contrôle du gouvernement sur le nouvel organisme ». En 2017, au Venezuela, le
gouvernement de Nicolás Maduro ferme, lui aussi, un total de quarante médias. « Nous en
arrivons à une phase très avancée en termes de contrôle de l’opinion », alerte le Collège national des
journalistes (CNP).
Ce texte est une version travaillée et augmentée de la conférence prononcée par Aude
Lancelin le 13 septembre 2017 au colloque « Penser l’émancipation », qui s’est tenu
à l’université de Vincennes, sur le thème : « Médias, la nouvelle trahison des clercs ».
Merci aux organisateurs de la revue Période.
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Cette édition électronique du livre
La pensée en otage
d’Aude Lancelin a été réalisée le 16 janvier 2018
par Melissa Luciani
pour le compte des éditions
Les Liens qui Libèrent et du studio Actes Sud.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage,
achevé d’imprimer en décembre 2017
par l’imprimerie Normandie Roto Impression
(ISBN : 979-10-209-0603-8).

ISBN : 979-10-209-0604-5

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