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Sous-titré « Un ministre décrit comme le serait une femme de pouvoir ? », ce portrait, on l’aura
compris, est rédigé en utilisant volontairement les stéréotypes de présentation habituellement réservés
aux femmes politiques : salutaire inversion des formules, qui révèle que l’on n’emploie pas les mêmes
mots pour parler des hommes et des femmes. Les femmes ne sont pas des hommes comme les
autres...
Au-delà du savoureux pastiche que constitue cet exercice de style, il permet de toucher du doigt le
sexisme, souvent inconscient, des médias. Considérant le genre comme « un système de
bicatégorisation hiérarchisée entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et représentations
qui leur sont associées (masculin/féminin) », nous tenterons ici de cerner le rôle joué par les médias
dans cette partition genrée.
Cinquante ans plus tard, où en est-on ? Si l’étau des assignations genrées s’est desserré — en
témoignent une plus grande égalité entre hommes et femmes, tout au moins en Occident, et une
définition plus large des sexualités —, la place et le rôle des médias dans la société se sont accrus,
rendant leur analyse plus que jamais nécessaire.
En effet, les derniers chiffres de l’Insee révèlent que 96,3 % des ménages sont aujourd’hui équipés
d’un téléviseur, 93,6 % d’un téléphone portable (100 % pour les individus entre 16 et 24 ans), 81,1 %
d’un ordinateur (94,1 % des 25 - 39 ans), tandis que 81,7 % disposent d’une connexion Internet et ce
chiffre passe à plus de 90 % pour les 16 - 59 ans. Ajoutons que les Français et les Françaises ont en
moyenne 44 contacts médias par jour, un chiffre considérable et en constante augmentation depuis
l’apparition de nouveaux appareils (smartphones, tablettes...) et de nouveaux usages comme la VOD
ou le replay.
Le premier geste en se réveillant le matin ne consiste-t-il pas à jeter un coup d’œil sur son portable
pour accéder à l’information via les réseaux sociaux ou les sites en ligne des journaux, puis à écouter
la radio en prenant son petit-déjeuner ou sa douche ? Si la télévision prend le relai pour les uns et les
unes, les autres, en quittant leur domicile pour aller travailler, voient s’étaler les affiches sur les murs
et les panneaux consacrés, tandis que la lecture des gratuits les accompagne dans les transports en
commun. Omniprésents dans notre vie quotidienne, les médias participent plus que jamais des
processus de socialisation des individus : ils fixent le cadre de ce qui est visible, audible, voire dicible.
Pour le philosophe Michel Foucault, à l’instar de la famille, de l’école ou des tribunaux, les médias
contribuent à l’imposition des normes qui structurent la société... tout en prétendant n’en être que le
reflet. Les médias sont des « technologies du pouvoir ». Prolongeant sa réflexion, Teresa de
Lauretis parle à leur propos de « technologies de genre » : si le genre est une représentation, analyse la
féministe, la représentation du genre est sa construction. Comprendre comment la représentation du
genre est construite par une technologie donnée est alors considéré comme une étape prioritaire du
programme de recherche établi par la chercheuse, les médias étant au cœur de ce processus.
Le Global Media Monitoring Project (GMMP) est une enquête mondiale diligentée tous les cinq ans
et analysant sous l’angle des sexo-spécificités, un jour donné de l’année, le plus grand nombre de
médias d’information possible dans le monde. La cinquième et dernière enquête date de 2015 : elle
porte sur 114 pays totalisant 82 % de la population mondiale, analyse 22 136 reportages, 2 030 médias
différents, mobilise 26 010 journalistes, mettant en scène 45 402 personnes. Au-delà des chiffres à
donner le tournis mais qui permettent de mesurer l’ampleur du corpus, quelques résultats sont mis en
avant : seuls 24 % des sujets des nouvelles sont des femmes, un ratio qui n’a pas bougé depuis
l’enquête de 2010. Ce « miroir » que nous tendent les médias révèle donc un monde avant tout
masculin.
Sur un plan plus qualitatif, l’étude révèle que les femmes sont plus que les hommes caractérisées par
leur apparence physique, leur âge et leur situation familiale : biologisées, elles sont ainsi renvoyées à
leur supposée « nature ». Elles sont en outre fréquemment identifiées par leur seul prénom, y compris
s’agissant de femmes en situation professionnelle et de responsabilité : il y est question de « Marine »,
« Ségolène » ou « Najat », mais plus rarement de « François », « Édouard » ou « Emmanuel ». Or, si
l’usage du prénom est de règle dans l’espace privé, son usage dans l’espace public contribue à
décrédibiliser les femmes. Enfin, les femmes sont plus que les hommes présentées comme victimes,
même dans des situations comme des attentats ou des catastrophes naturelles qui frappent les individus
sans distinction de sexe : la vulnérabilité des femmes fait partie des poncifs de représentation.
Ajoutons que 83 % des experts sollicités sont des hommes, que les hommes représentent 70 % des
sources d’informations et 70 % des porte-paroles. La parole d’autorité reste un monopole masculin.
Cette formidable sous-représentation des femmes parmi les experts et expertes a d’ailleurs été perçue
comme emblématique de la question plus globale de la représentation des femmes dans les médias au
point qu’un rapport complet (réalisé par Michèle Reiser et Brigitte Grésy) lui a été consacré en 2011 et
qu’un annuaire des femmes expertes a été constitué et mis à la disposition des rédactions afin de
susciter leur prise de conscience et de mettre fin à cette situation (Les Expertes France).
Or, alors qu’il y a autant d’hommes candidats que de femmes candidates, et que ces dernières sont
effectivement présentes sur le marché, ce reportage ne donne la parole qu’aux candidats. Les seules
femmes interviewées le sont dans le cadre de micro-trottoirs : cabas au bras, elles font leur marché et
donnent leur point de vue sur la campagne. Hommes politiques et identifiés par leur nom, femmes
ménagères et anonymes : les stéréotypes ont la vie dure.
Les médias ne retranscrivent pas fidèlement un monde qui existerait en-dehors d’eux, ils l’interprètent.
Cette construction renvoie à leur vision du monde autant qu’à la réalité dont ils sont censés rendre
compte. Le Chat de Geluck dit qu’en lisant le journal, les gens croient apprendre ce qui se passe dans
le monde alors qu’en réalité, ils n’apprennent que ce qui se passe dans le journal. Il n’a pas tout à fait
tort !
Mais, comme ailleurs dans le monde du travail, les professionnelles des médias sont victimes d’une
double ségrégation verticale et horizontale, pour reprendre le jargon des sociologues. Ségrégation
verticale : moins bien payées, elles sont surreprésentées dans les emplois précaires et parmi les bas
salaires : c’est le fameux « plancher collant » dont parlent les Canadiennes et les Canadiens. Elles
sont, en revanche, sous-représentées dans les postes à responsabilité et les plus rémunérés : c’est le
bien connu « plafond de verre ».
Pour ce qui est de la ségrégation horizontale, comme dans les autres secteurs de la société, les
journalistes femmes travaillent d’abord dans des secteurs considérés comme le prolongement dans la
vie publique de leurs compétences domestiques. Elles sont majoritaires dans la presse féminine et pour
enfants ; et dans les médias généralistes, elles sont souvent en charge des rubriques liées à la santé ou à
l’éducation, tandis que la politique, la défense, les relations internationales et le sport restent fortement
masculinisés.
« Physique de radio » et « matimâles » radiophoniques
Ce sexisme systémique est également perceptible à un autre niveau. L’importance de l’image à la
télévision y a conforté un « usage » des femmes conforme à leur assignation dans la société
patriarcale, où il importe d’abord que celles-ci soient agréables à regarder (on se souvient des
emblématiques speakerines !). L’expression « physique de radio » pour désigner celles qui
dérogeraient à cet impératif est révélatrice : la journaliste Élisabeth Quin (par ailleurs fort jolie) dit
avoir été ainsi qualifiée par un collègue lui conseillant d’abandonner ses rêves de télévision. Elle a eu
raison de ne pas l’écouter : elle est aujourd’hui aux manettes du 28 Minutes d’Arte.
Une rapide comparaison entre les journalistes en charge des journaux d’information télévisés permet le
constat de femmes conformes aux critères de beauté dans la société occidentale : elles sont en général
minces et élancées, le teint clair, les cheveux lisses et longs et, surtout jeunes. Ainsi d’Anne-Sophie
Lapix sur France 2, d’Anne-Claire Coudray sur TF1, d’Ophélie Meunier sur M6, etc. Cette dernière
contrainte semble beaucoup moins forte s’agissant des hommes : que l’on songe à William Leymergie,
qui a présenté Télématin (France 2) jusqu’à l’âge de 70 ans, ou à Jean-Pierre Pernaud, toujours en
charge du Journal de 13 heures de TF1 à 68 ans passés. Lié à la prégnance de l’image, l’impératif de
jeunesse, associé aux impératifs physiques précédemment évoqués, pèse d’abord sur les femmes : le «
male gaze (regard masculin) dénoncé par Laura Mulvey (Visual Pleasure and Narrative Cinema) reste
d’actualité : notre culture visuelle nous impose d’adopter sur les femmes le point de vue des hommes
hétérosexuels.
#MeToo et après ?
Depuis plus de 20 ans, les enquêtes se suivent et effectuent le constat ad nauseam des inégalités
femmes-hommes dans les médias, sans que la donne n’en soit bouleversée. Michel Foucault, cité plus
haut, rappelle que les technologies de pouvoir se caractérisent par leur inertie, que la résistance au
changement est leur force.
On ne saurait cependant prendre prétexte de ce constat pour renoncer à faire bouger les lignes. La
société est traversée de tensions et les rapports de force évoluent. Les pouvoirs publics ont édicté un
certain nombre de règles visant à une plus grande égalité entre les femmes et les hommes et le CSA
(Conseil supérieur de l’audiovisuel) en particulier doit veiller à leur appropriation par les médias
audiovisuels. Conscients qu’ils ont tout à gagner à une plus juste représentation des hommes et des
femmes, certains médias se sont engagés dans un processus d’autorégulation et certaines
professionnelles, se sont regroupées pour peser dans la balance (Prenons la Une, etc.) Et sur le terrain,
les associations féministes veillent (La Meute...).
Enfin, on peut espérer que l’affaire Weinstein et ses ondes de choc (le phénomène #MeToo sur les
réseaux sociaux...) — avec le rôle central joué par les médias dans la publicisation de l’événement —
permettront une prise de conscience salutaire à la fois du côté des rédactions s’engageant à modifier
leurs pratiques et du côté des citoyens et citoyennes refusant de cautionner les représentations sexistes.
La prochaine étude du GMMP, en 2020, permettra sans nul doute d’apporter des éléments de réponse.