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Chercheur au quotidien
Sébastien Balibar

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Ève Charrin

La Femme aux chats


Guillaume le Blanc
Collection dirigée
par Pierre Rosanvallon
et Pauline Peretz

Pour aller plus loin


(vidéos, photos, documents et entretiens)
et discuter le livre :
www.raconterlavie.fr/collection

ISBN : 978-2-37021-018-0

© Éditions du Seuil et Raconter la vie, janvier 2014

www.seuil.com

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TABLN DNs MATINRNs

Couverture

Dans la même collection

Copyright

Première partie - Une société à la recherche d’elle-même

Une attente de reconnaissance

Les origines de la mal-représentation

La société illisible

Une ambition démocratique

Vers une démocratie narrative

Une société davantage capable d’agir sur elle-même

Un projet moral et social

DeuXième partie - L’histoire d’une préoccupation

Une représentation généralisée

Déchißrer la France

Le roman et l’enquête

L’exemple américain du Projet fédéral pour les

écrivains Une histoire à prolonger

Troisième Partie - Les formes d’un projet


Les voies plurielles de la connaissance du monde

Une collection de livres

Un site internet

Résister et refonder

Références des ouvrages cités

D’autres références sur l’histoire d’une préoccupation


PREMIÈRE PARTIE

UNE SOCIÉTÉ
À LA RECHERCHE
D’ELLE- MÊME
Le projet Raconter la vie, dont cet essai expose les ambitions et
les moyens, veut contribuer à sortir le pays de l’état inquiétant dans
lequel il se trouve. Chacun sent bien que des déchirements décisifs,
peut-être irréversibles, sont en train de se produire dans les
profondeurs de la société. Et chacun peut en même temps constater
qu’une lente dérive démocratique commence à faire sentir ses
effets – la marge inédite de progression du Front national en étant
une des expressions les plus perceptibles. De multiples facteurs,
d’ordre économique notamment, peuvent expliquer le
désenchantement et la peur de l’avenir qui taraudent les esprits.
Mais l’un d’entre euX joue un rôle probablement majeur : le pays ne
se sent pas écouté.
Une impression d’abandon exaspère et déprime aujourd’hui de
nombreuX Français. Ils se trouvent oubliés, incompris. Ils se sentent
exclus du monde légal, celui des gouvernants, des institutions et des
médias. De fortes prises de parole, coups de gueule ou coups de
cœur, surgissent certes parfois dans l’épreuve d’une fermeture
d’entreprise, dans la résistance à des projets bouleversant un
territoire, ou encore dans des manifestations visant à obtenir la
reconnaissance de droits. Des faits divers laissent aussi parfois
apparaître des misères cachées et des détresses insoupçonnées. Des
morceauX de vie font alors brutalement surface et s’imposent dans le
débat public. L’écho qu’ils rencontrent peut faire illusion et laisser
croire à une attention plus générale à la société. Mais cela ne
représente qu’un nombre limité de situations. Et n’implique souvent
que ceuX qui savent s’organiser, parce qu’ils sont les héritiers d’une
tradition revendicative ou parce qu’ils ont un accès facile auX
médias. Seule apparaît donc la partie émergée d’un immense iceberg
qui reste invisible sous les flots et ne se laisse deviner que sous les
espèces d’une protestation diffuse ou d’une désillusion amère, dont
les sondages ou les bulletins de vote traduisent périodiquement
l’ampleur.

Une attente de reconnaissance


Le pays ne se sent pas représenté. Les existences les plus humbles
et les plus discrètes sont certes les plus manifestement concernées.
Mais le problème est plus général et vaut pour toutes les
composantes de la société. La démocratie est minée par le caractère
inaudible de toutes les voiX de faible ampleur, par la négligence des
existences ordinaires, par le dédain des vies jugées sans relief, par
l’absence de reconnaissance des initiatives laissées dans l’ombre. La
situation est alarmante, car il en va à la fois de la dignité des
individus et de la vitalité de la démocratie. Vivre en société, c’est en
effet au premier chef voir son existence appréhendée dans sa vérité
quotidienne. Des vies non racontées sont de fait des vies diminuées,
niées, implicitement méprisées. C’est une absence qui redouble la
dureté des conditions de vie. Être invisible – puisque c’est de cela
qu’il s’agit – a d’abord un coût pour les individus euX-mêmes. Car
une vie laissée dans l’ombre est une vie qui n’existe pas, une vie qui
ne compte pas. Être représenté, à l’inverse, c’est être rendu présent
auX autres, au sens propre du terme. C’est être pris en compte, être
reconnu dans la vérité et la spécificité de sa condition. Ne pas être
seulement renvoyé à une masse indistincte ou à une catégorie qui
caricature et obscurcit la réalité dans une formule sonore, un
préjugé ou une stigmatisation (la banlieue, les cités, les bobos, etc.).
L’aspiration à une société plus juste est donc inséparable aujourd’hui
d’une attente de reconnaissance.
L’invisibilité a aussi un coût démocratique. Elle laisse en effet le
champ libre au développement d’un langage politique saturé
d’abstractions, qui n’a plus de prise sur le réel et s’enfonce dans
l’idéologie, c’est-à-dire la constitution de mondes magiques et
factices. L’invisibilité alimente ainsi le désenchantement vis-à-vis du
politique. La tentation est alors forte, pour les citoyens, de se laisser
séduire par les mouvements antipolitiques et populistes qui
prétendent être, euX, les authentiques porte-parole des sans-grade et
les véritables défenseurs de la dignité bafouée. Mais « le » peuple
qui est alors invoqué comme la figure restauratrice de toutes ces
absences, la vérité d’un monde inconnu des puissants, n’a que
l’apparence d’un être de chair. Cet hercule verbal n’est que
l’expression d’impatiences et de rancœurs cumulées, la désignation
impérieuse d’une juste frustration qu’il ne fait que redoubler sans en
donner l’explication. Il exprime des attentes et des rejets, dont il
dissout les causes et les ressorts précis dans une protestation confuse
et globalisée. L’invocation d’un peuple-un, indistinct, vise à conjurer
la mal-représentation, mais elle ne formule pas les conditions
positives d’une reconnaissance et d’une expression plus fidèles du
monde social. Elle se contente d’opposer, dans une rage sourde et
impuissante, la masse oubliée à l’arrogance ou à l’indifférence
supposée des dirigeants.
Rien n’est donc plus urgent que de s’atteler à déchiffrer la
société, pour la restaurer dans sa dignité, et refonder en même
temps la démocratie. Il s’agit de redonner consistance au mot
« peuple », en l’appréhendant dans sa vitalité. De montrer qu’il
n’existe qu’au pluriel, qu’il ne peut être saisi que dans sa diversité et
sa complexité. Il faut pour cela retourner à la multiplicité des
existences et des expériences, qui en décline la vérité pratique et les
contradictions. Le peuple n’est vivant que sur le mode d’une image
animée qui naît de la succession de multiples photographies
instantanées. Le figer en un bloc de marbre, c’est le dénaturer, le
mutiler. C’est aussi oublier qu’il est le nom donné à une forme de
vie commune à construire, qui n’est pas encore donnée.
Ce besoin de représentation et de déchiffrement se fait
aujourd’hui sentir avec une plus grande intensité. Instinctivement,
certains ont commencé à en saisir l’urgence. Davantage d’ouvrages
parlant de la vie ordinaire sont ainsi apparus, explorant aussi bien
les nouveauX territoires que les champs du travail ou ceuX de la vie
personnelle. Des émissions de radio ou de télévision ont aussi été
marquées par ce souci. Quelques journauX ont de leur côté plus
souvent envoyé leurs reporters enquêter sur les choses de la vie, les
invitant à s’immerger dans le pays. De façon plus dispersée, des
forums se sont multipliés sur internet ; un nombre considérable de
personnes y parlent de leur vie, demandent des conseils et tentent
d’établir des liens avec ceuX qui ont vécu des expériences similaires
à la leur. Au moment où les partis et les syndicats ne sont plus des
lieuX privilégiés de rencontre et d’expression, un nouveau type de
sociabilité s’y expérimente. À sa façon, le monde politique lui-même
s’est fait l’écho de ces attentes en sacralisant le terme de
« proXimité ». Toutes ces initiatives témoignent à la fois d’une
attente du public et d’une nouvelle approche du monde social en
train de se chercher.
Le projet Raconter la vie prolonge ces expériences et ces
publications. Il a l’ambition d’en généraliser la démarche, en
associant les gens euX-mêmes à ce mouvement. Entreprise
indissociablement intellectuelle et citoyenne, ce projet vise à
constituer par les voies du livre et d’internet l’équivalent d’un
Parlement des invisibles pour remédier à la mal-représentation qui
ronge le pays. Il entend ainsi répondre au besoin de voir les vies
ordinaires racontées, les voiX de faible ampleur écoutées, les
aspirations quotidiennes prises en compte. Il entend aussi donner un
cadre à ces aspirations et leur permettre de se constituer en un
mouvement social d’un nouveau type, fondé sur l’interaction et
l’échange. Les formes et les modalités en seront présentées plus loin.
Il importe au préalable d’en préciser les enjeuX, aussi bien sociauX et
morauX que politiques et intellectuels, et de bien appréhender les
ressorts de cette attente de déchiffrement de la société.

Les origines de la mal-représentation


Une coupure s’est creusée entre la société et les élus censés la
représenter. Ce constat est aujourd’hui bien établi. Le sentiment de
mal-représentation vient d’abord de là. Il s’enracine avec évidence
dans la tendance des partis à se professionnaliser et à fonctionner en
vase clos. Il y a là comme une sorte de loi d’airain des organisations
en général, et de la vie politique en particulier. Celle-ci tend de plus
en plus à s’ordonner autour des enjeuX de conquête et d’exercice du
pouvoir, et non autour du souci d’exprimer la société ou de
gouverner adéquatement l’avenir. Simultanément, le langage et les
comportements du « moment électoral » et ceuX du « moment
gouvernemental » n’ont cessé de s’éloigner. D’un côté, un langage
nourri par l’affirmation d’une chaleureuse proXimité, de l’autre,
celui d’une beaucoup plus froide Realpolitik. Cette constante, on la
retrouve partout. Les historiens ont commencé à en retracer
l’histoire, et nombre de sociologues ont depuis longtemps décrit les
mécanismes producteurs de cette distanciation. Cette tendance peut
certes être contrecarrée. Ne serait-ce que parce qu’une expression
plus fidèle de la société accroît les chances de remporter une
élection ! Des mesures institutionnelles régulant le mandat électoral
sont également susceptibles d’infléchir le cours des choses. Cette
tendance n’en pèse pas moins continuellement, malgré ces forces de
rappel qu’il faut donc fortifier.
DeuX autres types de facteurs, plus structurels, liés auX tensions
internes à la modernité démocratique elle-même, rendent difficile la
représentation politique de la société. Le premier tient au fait que
l’élection est écartelée entre deuX fonctions : choisir des gouvernants
(fonction de délégation du pouvoir des citoyens), et transmettre les
attentes des électeurs (fonction d’expression des besoins de la
société). Ces deuX fonctions recouvrent les deuX sens du verbe
« représenter » : exercer un mandat et restituer une image. D’un
côté, un sens procédural, de l’autre, un sens figuré. Ces deuX
fonctions se sont longtemps assez bien superposées, lorsque les
partis étaient clairement l’expression de groupes sociauX, qu’ils
étaient, si l’on veut, des partis de classe. Ce n’est plus le cas depuis
l’avènement des partis d’opinion.
Une seconde indétermination, plus fondamentale encore, tient à
la nature même de la société moderne. S’il était aisé de représenter
des ordres, des classes ou des castes – structures sociales et
institutions formelles se superposaient alors –, comment représenter
une société d’individus ? Comment en donner une image fidèle ?
Cette question est depuis l’origine au cœur de la difficulté
démocratique. D’un côté, la démocratie entend mettre le peuple,
comme souverain collectif, au poste de commandement ; de l’autre,
elle sacralise l’individu, car c’est à partir de la valorisation de son
autonomie et de ses droits que se constitue l’idéal moderne d’égalité.
Il y a ainsi, dès l’origine, une contradiction entre le principe politique
de la démocratie et son principe sociologique. Le principe politique
consacre la puissance d’un sujet collectif, dont le principe
sociologique tend à dissoudre la consistance et à réduire la visibilité.
Un monde d’individus a été à la fois condition de l’égalité et
problème pour la constitution du commun.
Dans le processus électoral de la démocratie, le peuple perd en
effet toute densité corporelle, il devient positivement nombre, c’est-
à-dire force composée d’égauX, d’individualités purement
équivalentes sous le règne de la loi. C’est ce qu’exprime à sa façon
radicale le suffrage universel. Avec lui, la société n’est plus
composée que de voiX identiques, totalement substituables, réduites
dans le moment fondateur du vote à des unités de compte qui
s’amassent dans l’urne. Le peuple se résume du même coup à un pur
fait arithmétique : il prend la forme d’une majorité électorale. Cette
majorité ne peut être assimilée au peuple comme totalité sociale que
par le recours à une fiction. Le problème est aussi que l’épaisseur du
monde social s’efface du même coup complètement. Le nombre qui
triomphe emporte l’idée de ce qu’on ne peut décrire, de ce qui est
sans forme, littéralement irreprésentable, dissocié de toute idée du
commun. Dans les urnes, ni le peuple, ni la nation ne prennent en
effet sensiblement corps. D’où la tendance compensatrice à les
constituer sur un mode purement idéologique dans le discours
politique. Celui-ci n’invoque alors le peuple ou la nation que comme
des icônes et des slogans, des puissances justificatrices ou
restauratrices, lointaines et abstraites, dont on entretient le culte,
sortes de dieuX cachés. Tous s’en revendiquent les serviteurs ; bien
peu leur donnent effectivement chair.
La contradiction entre la nature de la société démocratique (la
société sans corps) et les présupposés de la politique démocratique
(l’existence d’un peuple-corps) a donc entraîné une quête
permanente de figuration qui ne pouvait jamais être adéquatement
satisfaite. La démocratie a institué un souverain dont l’appréhension
n’a cessé d’être problématique. Cette question n’a pas trouvé de
réponse dans la distinction classique entre démocratie formelle et
démocratie réelle. Car c’est le peuple concret qui reste d’une certaine
façon lui-même indéterminé. Pour qu’il cesse de n’être qu’un
principe commandant abstrait, il a donc continuellement fallu le
constituer avec le double secours de l’élaboration intellectuelle et de
la description sensible.

La société illisible
On ne doit donc pas se tromper de diagnostic. La distance entre
le monde politique et la société n’est pas seulement le produit d’une
coupable indifférence ou l’effet d’un règne de la langue de bois. Elle
procède aussi d’une société contemporaine devenue plus opaque,
moins lisible, qui a vu s’élargir la coupure originelle entre le
principe politique et le principe sociologique de la démocratie. Ce
qu’on appelle la « crise de la représentation » est en effet
simultanément une crise de compréhension de cette société : celle-ci
est devenue illisible, introuvable à ses propres yeuX, comme à ceuX
de l’observateur.
Cette difficulté à lire la société plonge ses racines dans
l’individualisme constitutif de la modernité. Au début du XIXe siècle,
il était ainsi fréquent de parler de « société en poussière ». Après
l’effondrement de l’ancien monde des corps et des corporations sous
les coups de boutoir de 1789, dominait en effet le sentiment d’une
perte générale de repères. Mais le développement du capitalisme, en
créant une société de classes, avait paradoXalement redonné une
évidente lisibilité au monde social – Marx disait qu’une fabrique
textile produit à la fois du coton et des prolétaires. Par un effet de
balancier, ce sont les mutations contemporaines du capitalisme qui
ont bouleversé le précédent monde formé de blocs stables et
compacts, de classes bien délimitées. D’où le retour à une
indétermination originelle qui engendre simultanément une
pressante attente de déchiffrement et d’expression de soi.
Le capitalisme, tel qu’il s’est recomposé à partir des années 1980,
produit en effet du social sur un mode inédit. Il se distingue du
précédent capitalisme d’organisation d’une double façon. En termes
de rapport au marché et de rôle des actionnaires, avec évidence.
Mais aussi dans son mode de mobilisation de la force de travail. La
gestion de l’ouvrier-masse de l’ère fordiste a cédé la place à une
valorisation des capacités individuelles de création, et les qualités
d’attention personnelle, d’engagement et de réactivité sont devenues
des facteurs essentiels d’efficacité. Le travail s’est de la sorte
davantage singularisé.
DeuX autres raisons majeures expliquent cette mutation. La
nature même de la production a d’abord changé. Les nouveauX biens
de l’information et de la communication sont plus directement
constitués par de la connaissance, et les objets techniques euX-
mêmes incorporent essentiellement du savoir scientifique.
L’innovation est donc devenue le principal facteur de production. Le
développement d’une économie de services donne en second lieu
une importance centrale à la qualité de la relation avec le
consommateur, car cette qualité est constitutive de ce service. Là
aussi, on peut donc parler d’un processus de singularisation du
travail. C’est évident lorsqu’on pense à des activités de soins, de
conseil, d’enseignement, ou à l’artisanat spécialisé (comme la
cuisine). C’est également le cas des métiers de livraison ou de
réparation à domicile. La notion de qualité est donc devenue
centrale. Elle correspond à la diversification potentiellement infinie
des différentes façons d’accomplir ces tâches et à la différenciation
croissante des produits qui l’accompagne, marquant la rupture avec
la précédente économie de la quantité. D’où encore le fait que les
variations des conditions d’« employabilité » (mot nouveau s’il en
est !) produisent d’importants effets de distinction ou de
segmentation dans le monde du travail.
Les lieuX de travail euX-mêmes ont aussi changé. Globalement, la
production est beaucoup plus éparpillée, tandis que la place
croissante de la distribution (la mise à disposition des produits)
engendre, elle aussi, dissémination et mutation de la force de
travail. Avec la grande distribution, les caissières et les travailleurs
en entrepôt se sont multipliés alors que l’emploi industriel
diminuait. Les usines géantes ont par ailleurs quasiment disparu. On
ne compte aujourd’hui en France que trois établissements employant
plus de diX mille personnes, alors qu’il y en avait des dizaines dans
les années 1960. Et lorsqu’il existe encore de grandes concentrations
de travailleurs, c’est dorénavant dans les entrepôts logistiques qu’on
peut les observer.
Autre manifestation encore de cette évolution, les inégalités ont
changé de nature. S’il existe encore plus que jamais des inégalités
entre catégories sociales (entre les riches et les pauvres, entre les
cadres et les ouvriers, etc.), ces inégalités se sont elles aussi
individualisées. Cela en change la perception. Les inégalités
résultent dorénavant autant de situations (individuelles par nature)
qui se diversifient, que de conditions (sociales, elles) qui se
reproduisent. Les économistes parlent d’inégalités intracatégorielles
pour caractériser ces nouvelles inégalités. Elles sont parfois les plus
durement ressenties, car elles font ressortir des variables de
trajectoires personnelles susceptibles d’être considérées comme
marquées par l’échec ou l’incapacité. Elles n’ont pas le caractère
objectif, et donc psychologiquement rassurant, des inégalités
traditionnelles de condition. Si elles peuvent être attribuées à la
malchance ou à l’injustice, elles n’en sont pas moins associées dans
les têtes à un nouveau rapport auX idées de mérite et de
responsabilité. Dans un monde qui valorise la singularité, ces idées
sont en effet mécaniquement réhabilitées. La responsabilité devient
indissociablement une contrainte qui pèse sur les individus
(l’injonction à être efficace, à s’engager) et une valeur positive dans
une société qui se réindividualise. Se sont simultanément
développées des discriminations résultant des différences de
traitement des personnes en fonction de leur sexe, de leur origine,
de leur religion ou d’autres caractéristiques. Elles aussi invitent à
porter un regard neuf sur les nouvelles modalités de l’inégalité et à
lire autrement la société.
En termes plus générauX, la période contemporaine marque
l’entrée dans un nouvel âge de l’individualisme : l’individualisme de
singularité. S’ouvre avec lui une nouvelle étape de l’émancipation
humaine, une étape caractérisée par le désir d’accéder à une
existence pleinement personnelle. Son avènement a été lié à la
complexification et à l’hétérogénéisation du monde social, auX
mutations du capitalisme donc également. Mais, plus profondément
encore, il tient au fait que les individus sont dorénavant autant
déterminés par leur histoire personnelle que par leur condition
sociale. Ce sont la confrontation avec les événements, les épreuves
subies ou les opportunités rencontrées qui façonnent aujourd’hui les
existences, marquent des points d’arrêt, condamnent à des
régressions ou entraînent des améliorations de position. DeuX
personnes issues d’un même milieu ou ayant eu la même formation
auront ainsi des parcours qui pourront fortement diverger selon
qu’elles aient ou non fait l’expérience de situations de chômage ou
d’un divorce. Les travauX des psychologues ont d’ailleurs mis
l’accent sur le fait que les individus n’étaient dorénavant pas tant
sensibles à ce qu’ils possédaient à un moment donné qu’à ce qu’ils
craignaient de perdre ou à ce qu’ils espéraient gagner. C’est de façon
dynamique qu’ils considèrent de plus en plus leur existence.
L’individu-histoire, nécessairement singulier, s’est superposé à
l’individu-condition, davantage identifié de façon stable à un groupe,
lui-même constitué autour d’une caractéristique centrale.
Cet individualisme de singularité induit aussi de nouvelles
attentes démocratiques. Dans la démocratie comme régime politique
lié au principe d’universalité d’origine, le suffrage pour tous
signifiait que chacun détenait une portion de souveraineté égale à
celle des autres. Être égal voulait dire être semblable auX autres.
Dans la démocratie comme forme sociale de l’individualisme de
singularité s’ajoute l’aspiration à être important au X yeuX d’autrui, à
être unique. Est ainsi implicitement formulé un droit égal pour
chacun à voir ses idées et ses jugements pris en compte, reconnus
comme ayant une valeur. Plus largement, c’est l’ensemble des
attentes et des frustrations sociales qui se trouvent de la sorte
remodelées et redéfinies.
L’invisibilité renvoie donc à deuX phénomènes dont les effets se
superposent sans se confondre : l’oubli, la relégation, la négligence,
d’une part, et l’illisibilité d’autre part. L’objectif de Raconter la vie
est lui aussi double. Il est de faire sortir de l’ombre des existences et
des lieuX. Mais il est aussi de contribuer à la formation de nouvelles
catégories pour appréhender la société d’aujourd’hui et en
comprendre plus efficacement les ressorts et les problèmes. Il a dans
ce cadre une triple dimension : politique, sociale et morale.
Une ambition démocratique
Face à la mal-représentation par les partis, qui conduit à
idéologiser et à caricaturer la réalité, il faut construire une
représentation-narration pour que l’idéal démocratique reprenne vie
et forme. Le temps est venu de proposer une forme d’ensemble à
toutes les attentes de reconnaissance qui se manifestent, pour les
constituer en un mouvement explicite, leur donner un sens positif et
une cohérence. Cette forme aura une dimension authentiquement
démocratique parce qu’elle tissera, à partir de multiples récits de vie
et prises de parole, les fils d’un monde commun. Forme
démocratique encore, parce que la connaissance qu’elle produira
aura en elle-même une vertu émancipatrice, en permettant auX
individus de se réapproprier leur existence et de se situer dans le
monde. Cette connaissance les aidera à sortir du désenchantement
dans lequel ils sont enfermés.
Donner la parole, rendre visible, c’est en effet aider des individus
à se mobiliser, à résister à l’ordre existant et à mieuX conduire leur
existence. C’est aussi leur permettre de rassembler leur vie dans un
récit qui fait sens, de s’insérer dans une histoire collective. L’histoire
du monde ouvrier a montré que c’était essentiel. On ne devient
acteur de sa propre vie que si l’on cesse de subir passivement les
choses, d’être ballotté par les flots de l’existence immédiate, que si
l’on sort de son isolement. On ne peut se projeter dans l’avenir que
si l’on a les moyens de resituer son expérience dans une vision plus
large et plus longue de l’émancipation humaine. Sortir de l’ombre et
de l’anonymat, c’est assurément pouvoir inscrire sa vie dans des
éléments de récit collectif ; affirmer sa singularité et en même temps
se découvrir participant d’une communauté d’expérience ; lier son
« je » à un « nous » ; retrouver en même temps dignité et capacité
d’action.
Ceci est vital dans la période de mutation rapide du capitalisme
que nous connaissons. Cette mutation a en effet provoqué une
coupure entre deuX univers sociauX. D’un côté, l’ancien monde
ouvrier, celui de l’automobile, de la sidérurgie, de la construction
navale, des industries mécaniques et chimiques. Héritier d’une
longue histoire de luttes, il s’est constitué dans les « forteresses
ouvrières » du capitalisme industriel et reste encore assez fortement
syndicalisé. Depuis près de trente ans, il mène la bataille pour tenter
de sauvegarder ses emplois et maintenir les bénéfices d’une
condition salariale chèrement acquise. De l’autre côté, l’univers des
entrepôts logistiques, des sociétés de service, des chauffeurs-livreurs,
des dépanneurs… La nouvelle classe ouvrière qui le compose s’est
développée durant les années de crise. Elle résulte d’un vaste
mouvement contemporain de reprolétarisation. Elle est familière des
salaires voisins du SMIC, dispersée, sauf quelques rares exceptions,
dans une multitude de petites et moyennes entreprises, pas ou peu
syndicalisée. Les ouvriers de l’industrie traditionnelle ne sont donc
plus majoritaires aujourd’hui. CeuX que l’INSEE recense désormais
sous cette rubrique sont pour l’essentiel les bataillons de
conducteurs, livreurs, manutentionnaires, magasiniers, préparateurs
de commande, ou réparateurs à domicile. Et ce qui subsiste du
travail à la chaîne dans sa forme la plus dure ne se trouve plus dans
l’automobile, où la production est largement automatisée, mais dans
l’agro-alimentaire (voir le travail dans les abattoirs par exemple).
C’est là que bat aujourd’hui le cœur inexploré du travail invisible.
En dessiner et en détailler les traits, c’est sortir ceuX qui le
composent du repli sur euX-mêmes et mettre un terme à leur
sentiment d’abandon. C’est leur offrir un miroir pour qu’ils ne soient
plus condamnés à subir les choses ; pour qu’ils se constituent en
acteurs de leur propre vie ; pour qu’ils puissent à leur tour se
projeter dans une vérité collective.
Au-delà de cette figure centrale, bien d’autres professions
inaperçues, situations de vie ou de travail, ne font l’objet d’aucune
attention. Songeons seulement au vaste univers souterrain constitué
par les employés de ménage de toute nature, et plus largement à
tous ceuX qui œuvrent dans l’ombre ou en dehors des horaires
ordinaires de travail pour que la vie économique et sociale
fonctionne. De même, bien des facettes de la vie personnelle et
sociale ne sont pas racontées et ne sont pas intégrées dans la sphère
des préoccupations communes. Si les problèmes de sécurité ou ceuX
du transport retiennent par exemple l’attention politique, bien
d’autres difficultés constituantes du quotidien restent dissimulées
dans les replis des vies individuelles, secondarisées. Considérons, à
titre d’illustration, la difficulté de divorcer, avec l’obligation
conséquente de continuer à cohabiter, que rencontrent certaines
personnes pour des raisons matérielles, ou bien encore celle que
peut rencontrer un jeune pour quitter son milieu familial. Ces types
de situation sont légion. Mais elles ne sont jamais constituées en
véritables questions sociales. Les raconter, c’est commencer à le faire
et contribuer à la formation d’une communauté de citoyens comme
communauté de préoccupation mutuelle.

Vers une démocratie narrative


En 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
notait avec force que « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de
l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la
corruption des gouvernements ». La précision est essentielle : c’est
bien de la présence permanente dans la vie publique des réalités
vécues par les citoyens et du rappel de leurs droits que dépend aussi
la qualité de la démocratie. Démocratie ne veut pas seulement dire
pouvoir collectif ou délibération publique, démocratie signifie aussi
attention à tous, prise en compte explicite de toutes les conditions.
C’est décisif. Il s’agit là d’envisager le développement de l’idéal
démocratique dans une nouvelle direction. Après la conquête
fondatrice du suffrage universel, ce développement s’est
historiquement articulé autour de deuX grandes ambitions. Celle
d’abord de rendre la démocratie plus participative, c’est-à-dire de ne
pas restreindre l’intervention des citoyens au seul moment électoral.
Celle ensuite de mettre en place une démocratie délibérative,
insérant les décisions publiques dans un débat citoyen vivant.
L’objectif a été dans les deuX cas de passer d’une démocratie
intermittente à une démocratie permanente et, simultanément,
d’une démocratie de délégation à une démocratie d’implication. Il y
a certes encore beaucoup à faire dans ces deuX directions, mais c’est
également la démocratie comme forme de société, et pas seulement
comme régime politique, qu’il faut aujourd’hui refonder. C’est dans
cette perspective que le projet d’une démocratie narrative prend
pleinement sens : elle est la condition pour constituer une société
d’individus pleinement égauX en dignité, également reconnus et
considérés, et qui puissent vraiment faire société commune.

Une société davantage capable d’agir


sur elle-même
Plus de visibilité et de lisibilité conduit par ailleurs à rendre la
société mieuX gouvernable et mieuX réformable. Une société en
déficit de représentation oscille en effet entre la passivité et les
peurs. Elle tend à être dominée par le ressentiment, qui marie la
colère et l’impuissance, et ne peut donc penser concrètement l’action
sur elle-même. Elle doit en effet sans cesse simplifier et caricaturer
le réel pour espérer le rendre malléable. La mal-représentation
conduit à gommer la réalité, à la rendre indicible. Un rapport
simultanément magique et soumis au monde se durcit sur cette base.
La société finit par ériger des boucs émissaires en uniques causes de
tous ses mauX, et à ne plus pouvoir s’appréhender que sous les
espèces d’un bloc indistinct en butte à des puissances maléfiques
radicalement étrangères. En même temps, la politique est de plus en
plus violemment rejetée, assimilée à ce qui est structurellement
extérieur à la vie des gens.
C’est dans ces termes aussi qu’il faut comprendre ce qui apparaît
simultanément comme une crise de la volonté. Le sentiment
d’impuissance que beaucoup d’hommes et de femmes ressentent
tragiquement aujourd’hui n’a pas seulement pour origine une
démission paresseuse du politique. Il naît également de la résistance
de la réalité auX vieuX concepts avec lesquels on l’appréhende. Les
mots ne disent plus les choses et s’avèrent donc incapables de les
modeler. L’écart entre la réalité vécue et la réalité pensée constitue
pour cela désormais un verrou majeur à la transformation de la
société autant qu’à la reconquête de la dignité des individus.
Une société illisible à ses propres yeuX, dominée par l’ignorance
d’autrui, est simultanément une société opaque pour les
gouvernants. C’est l’autre face du problème. Ces derniers s’avèrent
incapables d’en saisir les ressorts, d’en cerner les attentes. EuX aussi
perdent contact avec le réel. La langue de bois politique se
développe sur cette base, expression d’un rapport également
incantatoire à la réalité. Le populisme des gouvernés et
l’impuissance des gouvernants font de la sorte système, entraînant la
vie politique dans une spirale fatalement régressive.

Un projet moral et social


Raconter la vie contribuera aussi à encourager l’intérêt pour
autrui ; c’est en cela que le projet a également une dimension
morale. À rebours d’un mouvement de « pipolisation » qui cultive un
voyeurisme focalisé sur un petit nombre de personnalités
caractérisées par leur hypervisibilité médiatique en même temps que
par leur distance abyssale avec le commun des mortels, il s’agit de
sortir de l’invisibilité toute la société, et de produire une
connaissance qui rapproche ses membres entre euX. C’est une
connaissance interactive de l’ordinaire, en lieu et place d’une mise
en scène distanciée de l’extraordinaire. Dans la presse people, c’est
uniquement par leurs petitesses et leurs traits de vulgarité que les
stars participent d’une même humanité que la masse des hommes et
des femmes. Avec ces stars, tout se passe comme si seules la bassesse
et la démesure façonnaient le monde social. Avec ce type de presse
est à l’œuvre une sorte de dérapage de la transparence
compensatrice de l’invisibilité dominante. Dans ce cas, c’est donc
une connaissance dégradante et non constructive de ce qui lie les
gens entre euX qui est à l’œuvre.
La démocratie, on l’a dit, ne peut vivre si les hommes et les
femmes ne font pas société. La connaissance d’autrui est le socle de
cette entreprise. La fabrication d’un monde commun exige qu’existe
une forme d’intercompréhension entre ses membres. Le coût de
l’invisibilité est pour cela autant social et moral qu’individuel.
« Nous sommes dans une terrible ignorance les uns des autres »,
déplorait déjà Michelet en 1848 pour expliquer la difficulté des
individus à former un peuple fraternel dans la nouvelle république
démocratique. Lorsque les réalités sont masquées, les vies laissées
dans l’obscurité, ce sont en effet les préjugés et les fantasmes qui
gouvernent les imaginations. C’est aussi cela qui alimente la
défiance et nourrit les peurs. Lorsque les individus s’ignorent, la vie
sociale se trouve diminuée, comme hors sol, les mécanismes de repli
et de ghettoïsation se multiplient. Une société ne peut mettre en
œuvre de la redistribution, développer des mécanismes de solidarité
et de réciprocité, s’il ne règne pas un certain degré de confiance en
son sein. Or cette « institution invisible » qu’est la confiance a une
dimension directement cognitive. On ne peut en effet faire confiance
à celui qui est un pur étranger, sur lequel on ne sait rien. On ne peut
rien construire avec ceuX dont on ignore presque tout. D’où le fait
que tendent à surgir dans ce vide les clichés et les fantasmes qui
durcissent les distances et attisent les frustrations. Pendant
longtemps, une certaine homogénéité culturelle a de fait servi de
substitut à ce besoin de connaissance. Dans une société plus diverse,
dans laquelle les vies et les situations sont plus mobiles, c’est
l’information sur autrui qui a cette fonction de réduction des
distances, dans les têtes comme dans les faits.
Un tel projet d’intercompréhension a aussi une portée
individuelle. Raconter sa propre vie, c’est s’ouvrir à autrui, solliciter
son intérêt. Chacun en fait l’expérience : parler de soi suscite un
échange qui constitue une forme d’expérimentation du commun. En
retour, s’intéresser à la vie des autres, c’est aussi s’en rapprocher,
transformer son regard sur euX, nouer une relation du seul fait de
cette curiosité. La parole et l’écoute sont en euX-mêmes producteurs
de communauté, de lien social. Le site internet lié au projet Raconter
la vie amplifiera la création de ce type de liens. Il aura dans cette
mesure une dimension de « Facebook sociétal » ; il permettra de lier
un projet de transformation sociale avec un changement personnel.
DEUXIÈME PARTIE

L’HISTOIRE D’UNE
PRÉOCCUPATION
Une représentation généralisée
Comment représenter adéquatement la société, en dessiner les
traits et en exprimer fidèlement les attentes ? Cette question s’est
confondue avec l’histoire même de la démocratie. Donner
consistance à la démocratie, c’est en effet donner une voiX et un
visage – des voiX et des visages, devrait-on plutôt dire – au peuple
souverain. Cette ambition s’est liée dès l’origine à des entreprises de
connaissance et de déchiffrement distinctes des mécanismes de la
représentation électorale. Être représenté, ce n’est en effet pas
seulement voter et élire un « représentant », c’est voir ses intérêts et
ses problèmes publiquement pris en compte, ses réalités vécues
exposées. Raconter la vie fait sur ce point écho à une longue
tradition.
Au XIXe siècle, bien avant d’avoir obtenu le droit de suffrage, le
monde ouvrier s’était ainsi doté de journauX – en France L’Artisan,
L’Écho de la fabrique, La Ruche populaire – pour faire connaître les
réalités du travail. La réalisation de toute une série d’enquêtes sur la
condition ouvrière avait alors constitué une sorte d’alternative à une
absence de représentation politique institutionnelle. Après 1840, au
moment où avait échoué la grande mobilisation pour obtenir la
réforme électorale, ces initiatives s’étaient d’ailleurs multipliées.
« Les ouvriers, disaient par exemple les rédacteurs de L’Atelier, n’ont
pu jusqu’à présent se faire entendre que parce qu’ils ont accepté les
intermédiaires que le hasard ou les spéculations politiques leur
faisaient rencontrer sur leur route. Dorénavant, ils parleront d’euX-
mêmes : ce sera moins bien dit, mais ce sera vrai, et on devra croire
des ouvriers parlant au nom de tous les ouvriers. »
Alors que les ouvriers étaient éloignés des urnes, se
développaient des initiatives qui visaient à leur donner la parole
sous d’autres formes, compensant un déficit politique premier. La
chanson, la poésie et la littérature d’origine populaire ont ainsi joué
un rôle considérable sous la monarchie de Juillet, avant la conquête
du suffrage universel. C’est donc bien dans la perspective élargie
d’une économie générale de la représentation qu’il faut appréhender
les choses : la représentation est aussi compréhension et expression
de soi.
On a peine à imaginer aujourd’hui l’immense audience des
poètes ouvriers de l’époque. Le cordonnier Lapointe, le serrurier
Gilland, le maçon Poncy, le tisserand Magu et quelques dizaines
d’autres ont écrit des chansons et des poèmes fredonnés et lus avec
enthousiasme auX quatre coins du pays. Ces « voiX d’en bas »,
comme on disait alors, ont eu pour commune obsession de donner la
parole à tous les prolétaires obscurs que la société traitait
politiquement en mineurs et socialement en parias. « Faire parler les
muets », tel était l’objectif qu’ils ont obstinément poursuivi. À
rebours de la vision romantique habituelle de l’artiste comme génie
incompris et séparé des hommes, vivant sur un mode héroïque les
contradictions du monde moderne, ces poètes n’ont pas eu d’autre
prétention que d’être les porte-parole de la masse anonyme et de
faire connaître les réalités de l’atelier ou de la rue.
Des poètes ? Pas seulement. En publiant un premier recueil de
leurs textes, le saint-simonien Olinde Rodrigues parlait d’euX comme
les « vrais élus des classes ouvrières ». Ils étaient en effet à la fois la
voiX des sans-voiX, les porte-parole des obscurs, mais aussi ceuX qui
rendaient lisible et compréhensible une réalité opaque. Ils
remplissaient ainsi une double fonction d’expression et
d’élucidation. Une vibrante préface à un recueil de l’imprimeur sur
tissus Théodore Lebreton l’avait souligné en des termes tout à fait
typiques de la mystique sociale alors en vogue : « Il appartient au
poète prolétaire de manifester, y lisait-on. C’est à lui à porter la
lumière au fond de ces limbes obscurs où se cachent si souvent
encore des vertus radieuses. Lui seul, qui a senti comme eu X, pourra
se faire le digne interprète de ses frères, interprète de leurs intérêts
trahis, de leurs besoins oubliés et, plus encore, de leurs sentiments
méconnus. » Le poète était bien dans ce cas un député. Mais un
député d’un genre nouveau, totalement immergé dans l’univers de
ses mandants, vivant leur vie, partageant leurs difficultés, dans une
négation radicale de l’esprit de notabilité. En lui se superposaient
exactement les notions de représentation et d’expression. Un appel
publié en 1841 par L’Atelier l’exprimait parfaitement : « Ouvriers !
Nous ne vous appelons pas autour de nous, parce que nous ne
sommes ni une personne ni un parti : nous sommes la foule ; soyez
la foule comme nous. » La représentation était là pure incarnation.
Le poète était un homme-foule, il était la simple métaphore du
nombre. Il pouvait s’appeler « million », comme le suggérait alors de
façon saisissante le Polonais Adam Mickiewicz.
Cette dimension représentative de la poésie ouvrière de l’époque,
nul ne l’a mieuX exprimée qu’Eugène Sue, l’auteur des Mystères de
Paris. « À défaut de représentation politique, ces ouvriers ont créé
une sorte de représentation poétique », avait-il résumé. La
représentation poétique comme béquille d’une représentation
politique défaillante : tout était dit dans cette extraordinaire formule
inscrivant la représentation dans une entreprise multiforme
d’expression de soi et de connaissance sociale, qui ne pouvait se
laisser enfermer dans les bornes étroites du processus électoral.
Déchiffrer la France
Au-delà de l’œuvre des poètes ouvriers, c’est à travers la
littérature et l’essai qu’a souvent été entreprise au XIXe siècle la tâche
de rendre lisible la société issue de la Révolution, qui avait perdu les
points de repère donnés par son ancienne organisation en ordres et
en corporations. C’est ce qui a expliqué la véritable fièvre
d’autoanalyse qui a saisi la France dans les premières décennies du
e
XIX siècle. On a ainsi vu émerger une foule de livres, de brochures et
de feuilletons proposant de décrypter la nouvelle société de
l’époque. Tout cela allait beaucoup plus loin que le simple souci du
pittoresque ou de la satire de mœurs qui avaient fait auparavant le
succès du Tableau de Paris de Louis Sébastien Mercier. Il s’agissait
en effet d’entreprises au caractère ouvertement sociologique.
Dans cette masse de publications soucieuses de déchiffrer la
France, l’une d’entre elles retient tout particulièrement l’attention :
la série Les Français peints par eux-mêmes, publiée à partir de 1839,
constituée de quatre cents petites brochures illustrées consacrées
chacune à un « type social ». Des écrivains de renom ont apporté
leur plume à l’entreprise, lancée par un éditeur, Léon Curmer. C’est
Balzac qui a inauguré la série avec le portrait de l’épicier. Mais il a
aussi saisi la figure du rentier, comme celle de « la femme de
province » ou encore celle de « la femme comme il faut ». D’autres
noms de la littérature de l’époque – Louise Colet, Alphonse Karr,
Charles Nodier – ont été mobilisées. Les plus grands dessinateurs de
l’époque, de Daumier à Henry Monnier, ou de Gavarni à Traviès, ont
illustré ces brochures. La société française a été explorée par euX en
tous sens, dans ses mœurs politiques, culturelles ou sociales, comme
dans ses activités économiques. Si les petits métiers traditionnels de
la rue et de l’atelier ont bien été croqués, le nouvel univers
capitaliste a aussi soigneusement été pris en compte : l’enfant de
fabrique, le canut, les ouvriers du fer et le spéculateur ont ainsi
composé une saisissante galerie de l’économie moderne. Les marges
du social ont également été étudiées. Moreau-Christophe, un des
grands pionniers des enquêtes sociales, a par exemple donné une
extraordinaire série de portraits de pauvres et de détenus.
Contrebandiers, forçats, mendiants, prostituées ont ainsi vu leur
condition auscultée. Les styles de vie et les modes ont été examinés
au scalpel, fournissant l’occasion de séduisants portraits de « la
grande dame de 1830 », du « viveur », du comédien de boulevard,
du touriste, de l’étudiant en droit ou du directeur de théâtre. Ce
qu’on appelait à l’époque « la province » n’a pas non plus été oublié.
Près du tiers des brochures lui a été consacré.
« Toutes les classes de la société ont été explorées, a écrit
l’éditeur en conclusion de la série, les salons les plus élégants, les
bouges les plus honteuX, les plus nobles sentiments de la nationalité,
les plus sales instincts du vice, les plus touchantes émotions du
cœur, les plus affreuX débordements de la débauche, tout a été
sondé avec la patience et la résignation de l’opérateur, qui conduit
d’une main sûre le scalpel à travers les tissus gangrenés de la plaie
qui va être dénudée, mais que toute la science du praticien ne
guérira pas. Ouvrez donc ce livre, la société y est reflétée tout
entière. Chaque classe de la société a trouvé son peintre. »
L’engouement pour les statistiques qui a simultanément marqué
la période a participé d’un même désir du pays de mieuX se
connaître et d’exposer à la face des pouvoirs les réalités vécues. Les
journauX de la période ont d’ailleurs constaté qu’ils augmentaient
leurs ventes lorsqu’ils publiaient des données économiques, sociales
ou démographiques sur l’état du pays ou de la société. « La
statistique, disait-on alors, est comme un des organes essentiels du
gouvernement représentatif. Sous toutes les variétés que comporte
ce régime, il est fondamental que les gouvernés interviennent dans
la gestion de leurs intérêts, qu’ils aient le droit de scruter leurs
affaires. […] On peut dire qu’à plus d’un égard la sincérité du
régime représentatif peut se mesurer au soin dont la statistique est
1
l’objet et à l’abondance des documents qu’elle produit . » Le succès
public rencontré par les grandes enquêtes sociales de la période –
celles de Buret, Villermé, Parent-Duchâtelet – s’explique pour la
même raison. C’est à ce même esprit de curiosité, à cette même soif
de décryptage que fait écho, à un siècle et demi de distance, le
projet Raconter la vie.

Le roman et l’enquête
Le roman a aussi joué un rôle essentiel dans cette entreprise de
représentation. Dans son avant-propos à la Comédie humaine, Balzac
se présente comme un nouveau Buffon, désireuX de décrire toutes
les « espèces sociales ». Hugo, lui aussi, a explicitement voulu faire
le roman de la société. S’il entendait tenir les deuX bouts de la
chaîne de l’individuel ou du collectif, notant que « l’homme est une
profondeur encore plus grande que le peuple », il a d’abord voulu
sortir l’homme d’en bas de l’ombre dans laquelle il était confiné,
donner forme à cette « chose sans nom » que constituait la misère.
Cela a été le programme indissociablement politique et littéraire des
Misérables. « L’Observateur social, a-t-il noté dans l’ouvrage, doit
entrer dans les ombres. Elles font partie de son laboratoire. » Les
mots « ombre », « nuit », « souterrain », « gouffre », « invisible »
sont de fait omniprésents dans l’œuvre. Hugo parle ainsi de Jean
Valjean
comme celui qui « ressemblait auX êtres de nuit tâtonnant dans
l’invisible ou souterrainement perdus dans les veines de l’ombre ».
Son but était d’exposer ces êtres en pleine lumière, de rendre
familières au lecteur ces existences négligées et enfouies dans les
profondeurs du social. Pour cela, le romancier ne s’était pas
contenté de faire appel à la puissance de son imagination, il s’était
aussi nourri d’innombrables lectures, il avait dévoré les enquêtes
sociales de l’époque afin de représenter cet homme d’en bas. Un
contemporain pouvait ainsi dire que les romans avaient pour finalité
2
de devenir les « mémoires de tous ».
En Grande-Bretagne, Dickens, Thackeray ou Trollope se sont
donné comme même objectif de faire prendre conscience à leurs
concitoyens de la vérité des mœurs de l’époque, des maladies
sociales qui l’affectaient et de rendre leur dignité auX exclus. Une
nouvelle forme de journalisme a simultanément fait son apparition
dans le pays, autour de l’œuvre pionnière de Henry Mayhew qui a
chroniqué dans les années 1840 et 1850 la vie des anonymes en
collectant directement leurs témoignages. Il a décrit son travail
comme une tentative « de recueillir l’histoire des gens sur leurs
propres lèvres, et de décrire leur travail, leurs gains, leurs
espérances et leurs souffrances dans leur propre langage ». Au
tournant du siècle, en 1904, Charles Booth a publié les quatre
volumes de Vie et travail du peuple de Londres, qui ont marqué une
date en faisant pénétrer le lecteur dans le quotidien populaire. Avec
Dans la dèche à Paris et à Londres (1933), George Orwell a poursuivi
cette tradition en faisant le portrait des « hommes au rabais » dans
les deuX capitales.
Plus tard, auX États-Unis, Upton Sinclair ou John Steinbeck se
sont fiXé un objectif identique, certains de leurs ouvrages jouant un
rôle social ou politique majeur. Que l’on songe à La Jungle (1906) du
premier, saisissante dénonciation du sort fait auX ouvriers des
abattoirs de Chicago au début du XXe siècle, ou auX Raisins de la
colère (1939) du second, au sortir de la Grande Dépression. Outre-
Atlantique, il faut aussi mentionner l’œuvre singulière et
monumentale de Studs Terkel. Homme de radio, il a interrogé des
centaines d’anonymes, dont les récits ont été publiés dans des
ouvrages découpant de grands thèmes (le travail, les relations
interraciales, les souvenirs de la Grande Dépression, etc.) qui ont
marqué l’édition et enthousiasmé le public. Ces « histoires orales »
ont été consacrées par un priX Pulitzer, ce qui permit à l’auteur de
dire avec humour qu’il était devenu célèbre « pour avoir célébré
ceuX que l’on ne célèbre pas ».
La sociologie s’est parallèlement construite dans ce pays pour
rendre lisible une société en pleine ébullition et en démonter les
ressorts. Elle a été d’autant plus solidement greffée sur des enquêtes
de terrain qu’elle traitait d’une société en changement rapide. C’est
de cette façon qu’il faut resituer le caractère pionnier de « l’École de
Chicago », née au tournant du XXe siècle du souci de saisir une
métropole qui avait vu sa taille décupler en une décennie au
tournant du siècle, notamment sous l’effet d’un affluX exceptionnel
d’immigrants, de Polonais venus d’Europe autant que de Noirs ayant
quitté le Sud. Cette sociologie était avant tout soucieuse de produire
de minutieuses monographies dont Robert Park et Everett Hughes
ont fourni les premiers modèles. Tournant le dos auX grandes
théories sociales qui avaient alors le vent en poupe en Europe, leur
travail avait une dimension essentiellement ethnographique. Des
figures comme celles du « hobo », du paysan polonais immigré ou
du jeune délinquant, ont fait l’objet d’ouvrages devenus des
classiques, tandis qu’une attention particulière était portée auX
relations interraciales, auX formes de déviances, et à tout ce qui
minait silencieusement la qualité de la vie sociale. Ces livres avaient
pour caractéristiques d’être attentifs au grain de la vie et de
proposer une compréhension sensible de leurs objets, fondés qu’ils
étaient sur une longue immersion de leurs auteurs sur le terrain. Fait
significatif, le père fondateur de cette école, Park, n’était devenu
universitaire que sur le tard. Son travail novateur de sociologue
s’était situé à ses yeuX dans la continuité de sa profession première
de journaliste d’investigation, qu’il avait exercée à Minneapolis,
Détroit, puis New York. Le refus des stricts cloisonnements
académiques contribua puissamment à l’originalité de tous ces
travauX. La même attitude a guidé le lancement d’autres projets
novateurs dans l’Amérique des années 1930.

L’exemple américain du Projet fédéral


pour les écrivains
Au moment où Roosevelt lançait le programme du New Deal,
l’administration américaine mettait en place, en 1935, une
expérience originale, celle du Federal Writers’Project. Son but était
de faire le portrait du pays alors qu’il sortait de la crise de 1929 et
que de grandes réformes sociales affichaient l’objectif d’améliorer le
sort des plus démunis. Il était aussi de donner du travail à une
population de romanciers, de dramaturges, de journalistes ou même
d’enseignants au chômage. De quatre à siX mille personnes par an
furent ainsi impliquées dans le projet. Une série de guides d’un
genre inédit furent produits dans ce cadre sur chacun des États. Au X
antipodes d’une vision platement touristique, ils proposèrent une
approche sociale du « folklore » américain, cette expression étant
prise au sens propre et global du terme de culture et de mode de vie
populaires. Ils mirent l’accent sur les nouveauX loisirs de masse,
célébrèrent l’Amérique de la vie quotidienne et des petites gens. Une
grande place fut faite auX fermiers modestes, auX communautés
ouvrières, auX minorités ethniques, à la foule des métiers ordinaires.
On y parlait des conditions de travail, des salaires, des formes
d’habitat. On y rapportait aussi les chansons que les gens écoutaient,
les musiques qu’ils jouaient, le type de blagues qu’ils faisaient, la
façon dont ils se retrouvaient entre euX. On y montrait ce qui
constituait l’identité spécifique des différents groupes et en même
temps ce qu’ils avaient en commun. Dans le sillage de cette vaste
entreprise, quelques grands livres personnels marquèrent la période.
On peut penser en particulier au classique de James Agee, Louons
maintenant les grands hommes (1936) qui, adossé à un reportage
photographique de Walker Evans, a fait découvrir à une foule de
lecteurs la misère des petits métayers blancs du Sud.
Des séries de récits de vie furent aussi rassemblées dans ce cadre
sous le titre Nos vies telles qu’elles sont. Principalement dans les États
du Sud, dans lesquels régnait une littérature auX accents
traditionnalistes et racistes. Les initiateurs de la série entendaient
montrer le Sud tel qu’il était vraiment, dans sa dureté, avec toutes
ses contradictions, et l’arracher auX visions sentimentalistes de la
littérature blanche dominante. L’idée avait été pour cela de donner
la parole auX gens euX-mêmes. « Avec tous nos discours sur la
démocratie, il n’est pas déplacé de laisser parler les gens d’en bas »,
avaient résumé les éditeurs.
Quelques grandes plumes firent leurs premières armes littéraires
dans ce cadre. On peut notamment mentionner Ralph Ellison, qui
publia au sortir de la guerre un des ouvrages les plus forts de la
littérature américaine sur la condition noire, l’Homme invisible.
Ouvrage emblématique à plus d’un titre d’une volonté de
représenter autrement le pays et qui explorait en même temps les
obstacles qui se dressaient face à cette entreprise. Le héros d’Ellison
se décrit comme « un homme qu’on ne voit pas ». Alors qu’il est
physiquement le plus repérable des individus, son existence
singulière est niée en étant renvoyée à une indistinction de masse. Il
est « invisible parce que les gens refusent de le voir », mais aussi
parce qu’ils sont incapables de le faire : cela « tient à la construction
de leurs yeuX internes », notait l’auteur. Le roman voulait réintégrer
cette existence dans la vie commune, lui donner consistance et
dignité, la rétablir dans sa vérité, l’extraire de la gangue des
stéréotypes et des fantasmes qui aveuglent le monde blanc. Mais il
visait aussi à donner une confiance en lui-même au monde noir, à
lui donner foi en sa valeur propre. À le rendre en quelque sorte
visible à ses propres yeuX, en l’émancipant des projections des
blancs sur lui, en même temps que de la tentation de s’y conformer.
À donner, en un mot, des repères à sa quête d’identité et de
reconnaissance.
Pour Ellison, la littérature avait une fonction indissociablement
morale et politique de participation à la reconstruction d’un monde
commun. Il s’en expliqua dans son essai Le Roman comme fonction de
la démocratie américaine. Dans la même veine, James Baldwin
intitula un recueil d’essais Personne ne sait mon nom. EXpression d’un
anonymat subi que symbolisa à sa façon le nom de Malcolm X, sous
lequel entendit se faire connaître le leader des Panthères noires.

Une histoire à prolonger


Cette préoccupation de faire sortir le monde social de
l’invisibilité s’est à nouveau exprimée dans la période récente. Dans
la littérature française, avec l’œuvre exemplaire d’Annie ErnauX qui
a révélé l’intérêt du public pour une écriture qui réussissait à révéler
la vie des plus humbles dans toutes ses dimensions, autant sociales
que psychologiques. Mais on peut aussi penser auX Vies minuscules
de Pierre Michon, ou encore à Jean-Christophe Bailly, François Bon,
Emmanuel Carrère ou Jean Rolin, pour ne citer que quelques noms
significatifs. Ces œuvres ont opéré une rupture avec le ton plus
nostalgique de certains des plus fameuX titres (voir Le Cheval
d’orgueil) de la collection Terre humaine, qui avait marqué les
années 1970, tout en prolongeant son souci de donner leur dignité
et leur
intérêt auX récits de vies banales. Le roman policier s’est
parallèlement redéfini pour traiter des misères et des lâchetés
ordinaires, se métamorphosant en roman noir sous l’impulsion
d’auteurs comme Didier Daeninckx, Thierry Jonquet ou Jean-
Patrick Manchette. Le journalisme d’enquête s’est de son côté lui
aussi élargi auX questions sociales, comme en a témoigné Le Quai de
Ouistreham de Florence Aubenas ; et le cinéma a évolué dans une
direction similaire.
Les sciences sociales ont aussi progressivement reconsidéré leurs
méthodes et leurs objets. En publiant dès 1980 les deuX volumes de
leur Invention du quotidien, Michel de Certeau et son équipe ont fait
œuvre de pionniers en s’attachant à pénétrer l’invisible social et en
se donnant comme programme de rédiger les « Annales de
l’anonymat », selon une formule empruntée à Paul Valéry. Ils ont
mis l’accent sur les microrésistances et les microlibertés que
mobilisaient les gens ordinaires. Ils ont par exemple montré
comment la vie de quartier devait être comprise comme une
« organisation collective de trajectoires individuelles », ayant sécrété
l’équivalent d’une « convention collective tacite » reposant sur le
savoir-faire pratique d’une coexistence indécidable et inévitable à la
fois. Cette façon de lier l’attention auX détails de la vie quotidienne
et auX capacités des individus à une compréhension générale du
fonctionnement social était alors très neuve. La « science pratique
du singulier » qu’ils entendaient édifier était auX antipodes d’une
sociologie encore massivement déterministe.
Michel Foucault avait de son côté également commencé à
s’engager dans cette direction. Alors qu’il travaillait sur les lettres de
cachet, celui qui venait de publier Surveiller et Punir avait en effet
formulé le projet de former un recueil de « vies infimes et
singulières », d’existences « obscures et infortunées » révélées à
l’occasion de rencontres d’hommes ordinaires avec le pouvoir. Il
exposera le projet de cette entreprise d’« histoire minuscule » dans
un magnifique article de 1977, « La vie des hommes infâmes », alors
conçu comme l’introduction à un premier rassemblement d’éléments
pour la constitution d’une « légende des hommes obscurs », ou
encore d’une « anthologie d’existences ». Ce projet de déploiement
d’un « savoir du quotidien » (on notera la parenté avec les
recherches mentionnées de Michel de Certeau) n’aura pas de suites
sous cette forme. Foucault publiera cependant en 1978 et 1979 les
deuX premiers et uniques volumes d’une collection intitulée « Les
vies parallèles » (Herculine Barbin dite Alexina B., puis Le cercle
amoureux d’Henry Legrand).
La publication de La Misère du monde en 1993, sous la direction
de Pierre Bourdieu, a fait sentir qu’une page était en train de se
tourner. Il y était question d’abandonner « le point de vue unique
central, dominant […] au profit de la pluralité des perspectives
correspondant à la pluralité des points de vue ». Et c’est à Faulkner,
Joyce et Virginia Woolf, et non plus auX pères fondateurs de la
discipline, que le sociologue se référait pour faire comprendre
l’esprit de ce travail collectif. Les travauX de la première génération
de l’École de Chicago, ainsi que les œuvres d’Erving Goffman et
Howard Becker devinrent alors de plus en plus lus et cités en France
et la pratique des observations participantes acquit sa pleine dignité
intellectuelle. La France invisible, un ouvrage collectif publié en
2006, a pu à juste titre être considéré comme le manifeste des
sociologues de la nouvelle génération, désireuX de s’engager dans la
direction de ce type d’investigation sociale. Fait significatif,
l’ouvrage a d’ailleurs mêlé des plumes de sociologues et d’historiens
à celles de journalistes, un côte à côte qui aurait été peu de temps
auparavant considéré comme sacrilège.
Ce mouvement de retour auX récits de vie ne s’est évidemment
pas limité à l’Hexagone ou auX pays anglo-américains. Il a partout
accompagné l’essoufflement des constructions idéologiques et
l’aspiration à l’émergence d’une politique du réel. Particulièrement
significatif est à cet égard l’exemple indien. Comme en témoignent
du côté littéraire les œuvres d’Arundhati Roy (Le Dieu des petits
riens), Rohinton Mistry (avec Fine Balance centré sur la vie dans un
bidonville de Bombay), ou plus récemment Siddhartha Deb, auteur
de The Beautiful and the Damned, Life in the New India. Et, du côté de
l’investigation journalistique, Behind the Beautiful Forevers : Life,
Death and Hope in a Muslim Slum, de Katherine Boo. Mais plus
significatif encore est le développement spectaculaire des
autobiographies de dalits en hindi dans l’Inde du Nord, un ensemble
de publications directement associé au débordement du Parti du
Congrès par les nouveauX mouvements issus des basses castes. Le
lien entre récit et représentation politique a été évident dans ce cas.
1. Michel Chevalier, installant en 1860 la Société de statistique de Paris.
2. Émile Souvestre, « Du Roman », Revue de Paris, octobre 1835.
TROISIÈME PARTIE

LES FORMES D’UN


PROJET
Les voies plurielles de la
connaissance du monde
Pour raconter la vie, il faut des écritures et des approches
multiples. Celles du témoignage, qui restitue le langage immédiat du
vécu ; celles de l’analyse sociologique, qui rend le monde lisible en
resituant les existences singulières dans une conceptualisation des
formes sociales ; celles de l’enquête journalistique, fondée sur la
curiosité d’un regard libre qui révèle des situations méconnues ;
celles de l’enquête ethnographique, avec son attention au grain des
choses et l’engagement de l’auteur ; celles de la littérature, qui
apporte un supplément d’intelligibilité grâce auX ressorts de la mise
en scène du récit et à la force de révélation de l’écriture ; celles de la
poésie et de la chanson encore, qui rendent différemment présentes
les choses de la vie par les effets d’un arrangement des sons et des
mots. Multiples sont en effet les voies pour s’approprier le monde et
dire la vérité des existences. Le verbe « raconter » rassemble
commodément sous un même vocable toutes ces manières de
connaître le monde.
Il y a en effet bien des façons de concevoir la connaissance et
l’intelligence des êtres ou des choses. Ces approches et ces écritures
ont pourtant longtemps tracé des routes séparées. Une grande ligne
de démarcation distinguait deuX univers : celui de la littérature d’un
côté, et celui des sciences humaines et sociales de l’autre. La
littérature explorait les vies singulières comme la pulsation des
foules, sondait les rapports humains, démontait le ressort des
psychologies, exprimait sans fauX-semblants les indéterminations et
la complexité des sentiments morauX, en un mot, rendait sensible le
monde. Les sciences humaines et sociales, elles, pensaient la société
dans ses structures et sa dynamique historique, mettaient à jour ses
lois de fonctionnement, conceptualisaient la réalité.
Ces deuX voies ont été parallèlement esquissées, puis
approfondies, du fait même de l’entrée dans un « âge de l’individu »
dont il fallait essayer par tous les bouts de déchiffrer l’énigme, avec
la fracture inédite entre le singulier et le général qu’il instaurait. La
séparation qui en est résultée ne s’est vraiment rigidifiée que lorsque
les logiques universitaires et éditoriales ont tendu à organiser le
cloisonnement, voire la hiérarchie, des approches, les constituant en
disciplines et en écoles d’un côté, et en collections bien différenciées
de l’autre. Dans ce contexte, le roman a longtemps été le genre qui
s’était montré le plus poreuX auX différentes modalités de la
connaissance de l’homme et de la société. Les grands romans du
e
XIX siècle ont en effet par bien des aspects proposé une approche
plurielle de la réalité. Balzac, Hugo, Flaubert ou Zola, pour ne
mentionner que les géants, ont mêlé l’exploration de l’intime et la
saisie du collectif, dépassé l’opposition entre le registre de la fiction
et celui de la pensée. Pour euX, la littérature était ouverte à l’essai,
et ils ont souvent rassemblé une documentation dont l’ampleur
pouvait rivaliser avec celle de l’historien et du publiciste. Flaubert
est ainsi célèbre pour avoir compulsé une documentation de 1 500
volumes pour préparer Bouvard et Pécuchet, et multiplié les voyages
pour situer les actions de ses personnages. Zola a lui aussi rempli de
nombreuX carnets d’enquête pour construire ses ouvrages. Avant
d’entreprendre Au Bonheur des dames, qui voulait décrire l’activité
moderne à partir de l’histoire d’un grand magasin, il a ainsi passé
plus de deuX mois sur le terrain au Bon Marché et auX Grands
Magasins du Louvre, les deuX modèles de l’époque. Il a multiplié les
entretiens avec des vendeurs, pris rendez-vous avec les directeurs,
s’est informé sur le système d’intéressement des employés, les
techniques de vente et de publicité. Il a dressé le plan des magasins,
étudié en détail la disposition des rayons, visité les chambres où
étaient logées les employées, inspecté les réserves. Le roman avait là
une ambition d’écriture totale.
Cette ouverture du roman à l’enquête s’est ensuite refermée, en
France tout particulièrement, sous l’effet des différents « démons de
la théorie » qui ont exercé leur empire des années 1960 auX années
1980, quand Althusser d’un côté et Tel quel de l’autre étaient les
arbitres des élégances intellectuelles. Depuis, le ciel s’est éclairci et
l’exigence de dire plus précisément le réel ou d’en critiquer les
dérives a amené de concert les écrivains et les auteurs de sciences
sociales à se nourrir davantage d’enquêtes, à s’immerger dans les
entreprises, les quartiers ou les territoires, à parler des souffrances,
des espérances ou des résistances quotidiennes. En près de vingt ans
déjà, la liste des ouvrages dus à la plume de ceuX qui ont été
qualifiés d’écrivains du réel est devenue longue. Nous en avons déjà
cité quelques-uns. En même temps, des philosophes entendaient
davantage travailler en partant du « sol raboteuX de l’ordinaire ».
Raconter la vie entend participer activement à la poursuite de ce
décloisonnement et de cette pluralisation des modes de
compréhension de la réalité. Tant des disciplines que des registres
d’écriture, avec une collection d’ouvrages résolument divers sur les
choses de la vie.
En explorant et en mettant en valeur la vie des gens ordinaires
dans leur diversité, il ne s’agit pas, soulignons-le, de se limiter à
exposer le malheur social. Cette approche conduit aussi à valoriser
les expériences positives qui jalonnent la vie de chacun, les fiertés
au travail, les réussites. À souligner les capacités latentes d’action et
de création. En outre, la narration des vies ordinaires ne prend pas
seulement sens par la forte consistance qu’elle donne auX différentes
existences individuelles. Elle ouvre aussi la voie à la définition de
nouvelles catégories d’analyse permettant de mieuX saisir les
problèmes et les potentialités de la société. Elle renouvelle d’abord
les catégories anciennes d’ouvriers, d’employés, de cadres pour les
nourrir des réalités du monde économique contemporain. Mais cette
reconquête du sensible conduit surtout à réévaluer les modalités du
commun. Au-delà des « identités » professionnelles, territoriales,
ethniques, familiales ou sexuelles données, le « social » est en effet
aussi constitué par des communautés d’épreuves ou d’ambitions, de
partages d’expériences, de similarités de parcours, de convergences
de préoccupations qui dessinent des communautés mouvantes mais
essentielles. C’est à les explorer et à les cartographier que les
sciences sociales servent.

Une collection de livres


L’écriture de ces ouvrages sera aussi variée que le sont les modes
de connaissance : connaissance par l’écriture, par l’enquête, par le
témoignage. Toutes les hiérarchies de « genres » ou de « styles »
seront de la sorte abolies au sein de la collection « Raconter la vie ».
Les paroles brutes y seront considérées comme aussi légitimes que
les écritures des professionnels de l’écrit. Cette abolition se
revendique comme ayant une fonction intellectuelle autant que
démocratique. Ces livres auront donc pour auteurs des écrivains
aussi bien que des journalistes, des chercheurs en sciences sociales
ou des témoins. Ils pourront faire place à la fiction, mais aussi à la
bande dessinée ou au reportage photographique.
Ces ouvrages s’attacheront au premier chef à explorer trois
ensembles :
– Les récits et trajectoires de vie, mêlant histoires singulières et
portraits types. Ils auront pour objectif d’appréhender sensiblement
la société française et de rendre leur importance auX métiers mal
connus, auX expériences ignorées, en les rendant plus visibles. Ils
plongeront dans le quotidien d’activités célébrées mais qui restent
abstraites. Ils appréhenderont des métiers situés à des points de
tension du social et s’attacheront auX figures de moments critiques.
Ils parleront des catégories émergentes ou des communautés mal
répertoriées. Ils n’oublieront pas les « héros positifs » non plus : les
figures de l’investissement de soi et de la réussite ; ou encore celles
de l’engagement associatif et de l’action sociale qui façonnent un
monde moins dur auX plus faibles.
– Les lieux producteurs ou expressions du social, qui peuvent être
des espaces exemplaires d’un nouveau mode de vie, des lieuX
révélateurs d’une crise sociale, des lieuX de fluX, ou encore des
nouveauX lieuX de travail. Ces ouvrages s’attacheront aussi auX non-
lieuX caractéristiques d’une sociabilité de hasard, auX lieuX
éphémères, ou à ceuX témoignant de la rémanence de l’ancien
monde industriel.
– Les moments de la vie. CeuX qui résultent d’un basculement (une
naissance, la fin des études, une séparation, un accident, la perte
d’un emploi : 40 % des Français connaissent chaque année un
moment décisif, positif ou négatif). Ou ceuX marqués par de
nouveauX départs.
Il s’agira aussi de comprendre la société à partir de ses zones
d’ambiguïté ou de basculement. À partir des dynamiques régressives
qui la minent, ou encore des modes d’équilibre singuliers que
bricolent des individus. Tous ces cas de figure seront appréhendés à
partir d’histoires singulières. Mais leur déclinaison permettra
d’appréhender des formes de résistance, des refus d’endosser les
habits d’un certain rôle social, des consentements silencieuX à
l’échec, des façons de surmonter l’ennui ou de biaiser avec
l’insupportable. Pourront ainsi apparaître progressivement les
termes d’une économie des contradictions de l’individu, de ses
façons de composer avec l’adversité.
Par leur facture ou leurs objets, ces ouvrages devraient aussi
permettre à terme de mieuX comprendre comment se produit
aujourd’hui du lien social ou du commun, sur un autre mode que
celui de l’identification classique.

Un site internet
C’est cependant au site internet raconterlavie.fr que cet essai, Le
Parlement des invisibles, doit au premier chef son titre. Ce site aura
une double fonction. Il élargira le contenu ou la réception des livres
en les adossant à des ensembles documentaires incluant aussi de
l’image et du son, et proposera un espace de discussion sur les
ouvrages. Surtout, le site offrira un espace d’édition virtuelle dans
lequel tous les récits de vie pourront être accueillis, faire l’objet de
rapprochements et dessiner un espace social d’un type inédit.
En proposant à tous ceuX qui le souhaitent, et on sait qu’ils sont
nombreuX, de publier en ligne leur récit de vie 1, il aura une fonction
démocratique. En offrant d’abord un espace de représentation, c’est-
à-dire de présentation de soi à autrui, il fera sortir des vies de
l’anonymat, de l’oubli ou de l’indifférence. Il les établira dans un
rapport d’égalité avec les autres. Il leur donnera aussi une dignité en
les faisant connaître et reconnaître. Fonction démocratique encore,
parce qu’il contribuera à arrêter l’effritement du commun qui
s’enracine aujourd’hui dans l’ignorance croissante de la vie réelle.
Le site aura aussi une dimension communautaire. Il sera en effet
directement producteur de lien social, autant par la dynamique
d’intercompréhension et de curiosité pour autrui qui le sous-tendra
que par les échanges et les formes d’entraide qu’il favorisera.
raconterlavie.fr aura de la sorte une double dimension de lieu et de
lien. Il permettra de développer les virtualités démocratiques
d’internet et de faire reculer ses usages étroits et déconstructeurs. Il
portera sa pierre au développement des réseauX sociauX d’essence
citoyenne.

Résister et refonder
Par le livre et par le site internet, de nouvelles formes de
représentation directe de la société émergeront pour restaurer une
vie démocratique capable de résister auX évolutions inquiétantes qui
se dessinent aujourd’hui. Raconter la vie contribuera à faire reculer
les idéologies de l’identité et du repli sur soi qui fondent la montée
en puissance des populismes et du racisme, qui pourrissent la
politique en hypostasiant la figure abstraite d’un peuple un et
homogène. À rebours d’une telle vision négative du lien social qui
n’opère que par soustractions et rejets, ce projet fournira en effet les
éléments d’une reconstruction positive d’un monde commun,
reconnu dans sa diversité et dans sa réalité. En substituant à
l’affrontement des slogans une attention auX réalités, il aidera le
pays à sortir des peurs et des fantasmes qui le minent. Il participera
ainsi à la refondation d’une démocratie aujourd’hui dangereusement
fragilisée.
1. Qui prendra la forme d’un petit livre numérique téléchargeable gratuitement.
Références des ouvrages cités

Agee James et Evans Walker, Let Us Now Praise Famous Men, Boston,
Houghton Mifflin, 1960 [1941] ; trad. fr. : Louons maintenant les
grands hommes. Alabama : trois familles de métayers en 1936,
Paris, Plon, 1972 (rééd. 1993).
Aubenas Florence, Le Quai de Ouistreham, Paris, Éditions de
l’Olivier, 2010 et « Points », 2011.
Baldwin, James, Nobody Knows My Name : More Notes of a Native
Son, New York, Dial Press, 1961 ; trad. fr. : Personne ne sait mon
nom, Paris, Gallimard, 1963.
Beaud Stéphane, ConfavreuX Joseph, Lindgaard Jade (dir.), La
France invisible, Paris, La Découverte, 2006.
Boo Katherine, Behind the Beautiful Forevers : Life, Death and Hope in
a Muslim Slum, Londres, Portobello Books Ltd, 2012 ; trad. fr. :
Annawadi : vie, mort et espoir dans un bidonville de Mumbai, Paris,
Buchet-Chastel, 2013.
Booth Charles, Life and Labour of the People, vol. I (1889) et Life
and Labour of the People, vol. II (1891) [Vie et Travail du Peuple
de Londres].
Bourdieu Pierre (dir.), La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993 et
« Points », 2007.
Certeau Michel de (dir.), L’Invention du quotidien, 2 vol., Paris,
Gallimard, 1980.
Deb Siddhartha, The Beautiful and the Damned, Life in the New India,
Londres, Faber & Faber, 2011.
Ellison, Ralph, Invisible Man, Londres, Vintage, 1995 [1952] ; trad.
fr. : Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, Paris, Grasset, 1984.
« The Novel as a Function of American Democracy », (Le Roman
comme fonction de la démocratie américaine), in The Collected
Essays of Ralph Ellison, New York, Modern Library, 1995.
Foucault, Michel, « La Vie des hommes infâmes », in Dits et Écrits,
vol. III, Paris, Gallimard, 1994.
Herculine Barbin dite Alexina B., Paris, Gallimard, 1978.
Le Cercle amoureux d’Henry Legrand, Paris, Gallimard, 1979.
Hélias Pierre Jakez, Le Cheval d’orgueil, Paris, Plon, 1975 (rééd.
Pocket, 1999).
Michon Pierre, Vies minuscules, Paris, Gallimard, 1984.
Mistry Rohinton, A Fine Balance, Londres, Faber & Faber, 2006 ;
trad. fr. : L’Équilibre du monde, Paris, Albin Michel, 1998.
Orwell George, Down and Out in Paris and London, Londres, Victor
Gollancz Ltd, 1933 ; trad. fr. : Dans la dèche à Paris et à Londres,
Paris, 10/18, 2003.
Roy Arundhati, The God of Small Things, IndiaInk, India, 1997 ;
trad. fr. : Le Dieu des petits riens, Paris, Folio, 2000.
Sinclair Upton, The Jungle, New York, Doubleday, Jabber &
Company, 1906 ; trad. fr. : La Jungle, Montpellier, Mémoires du
livre, 2003.
Steinbeck John, The Grapes of Wrath, New York, Vinking Press,
1939 ; trad. fr. : Les Raisins de la colère, Paris, Gallimard, 1947.
These Are Our Lives [Nos vies telles qu’elles sont], Federal
Writers’Project, Chapel Hill, The University of North Carolina
Press, 1939.
D’autres références sur
l’histoire d’une
préoccupation

Sur l’histoire des formes non électorales de la représentation de


la société française au XIXe siècle, voir, pour une présentation
d’ensemble, Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la
représentation démocratique en France, Paris, Folio-Histoire, 2002. Sur
les formes de prise de parole ouvrière dans les années 1830-1850, se
reporter au premier chef à l’œuvre de Jacques Rancière, et
notamment à La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris,
Pluriel, 2012, ainsi qu’à son recueil Les Scènes du peuple, Lyon,
Horlieu, 2003. La série Les Français peints par eux-mêmes.
Encyclopédie morale du XIXe siècle, éditée par Léon Curmer, a été
réunie en huit volumes publiés de 1840 à 1842. Sur cette entreprise
et d’autres du même type (comme les célèbres Physiologies), voir
Ségolène Le Men et Luc Abélès, Les Français peints par eux-mêmes.
Panorama social du XIXe siècle, Paris, Dossiers du musée d’Orsay,
1993.
Sur le roman français et la représentation de la société au
e
XIX siècle, voir Judith Lyon-Caen, « Saisir, décrire, déchiffrer : les
mises en texte du social sous la Monarchie de Juillet », Revue
historique, n° 2, 2004, et Pierre Macherey, « Figures de l’Homme
d’en bas », Hermès, n° 2, 1988.
Sur l’histoire des enquêtes sociales, voir Michelle Perrot, Enquêtes
sur la condition ouvrière au XIXe siècle, Paris, microéditions Hachette,
1972.
Sur l’école littéraire dite « populiste » de la première moitié du
e
XX siècle, voir notamment les œuvres d’Eugène Dabit (Hôtel du Nord,
1929) et Charles-Louis Philippe (Bubu de Montparnasse, 1901), ainsi
que le texte programmatique d’Henry Poulaille, Nouvel âge littéraire
(1930). Philippe Roger a analysé la portée et l’échec de cette
entreprise dans « Le Roman populiste », Critique, janvier-
février 2012.
Pour les États-Unis, l’ouvrage de Jean-Michel Chapoulie, La
Tradition sociologique de Chicago (1892-1961) (Paris, Seuil, 2001)
offre une synthèse des travauX de cette École. Un choiX de textes
fondateurs se trouve dans L’École de Chicago : naissance de l’écologie
urbaine, textes traduits et présentés par Yves Grafmeyer et
Isaac Joseph (Paris, Flammarion, 2004).
L’expérience du Projet fédéral pour les écrivains est présentée et
analysée par Jerrold Hirsch dans Portrait of America. A Cultural
History of the Federal Writers’Project, Chapel Hill, The University of
North Carolina Press, 2003. Pour une introduction en français à
l’œuvre de Ralph Ellison, voir Nathalie Cochoy, Ralph Ellison : la
musique de l’invisible, Paris, Belin, 1998. Plusieurs volumes
recueillant les « histoires orales » de Studs Terkel ont été traduits en
français, dont : Working. Une adaptation graphique ; Hard Times.
Histoires orales de la Grande Dépression ; Race. Histoires orales d’une
obsession américaine (auX Éditions Amsterdam, 2009 et 2010). Pour
une présentation d’ensemble de son entreprise, voir
Laure Bordonaba, « L’Amérique vue d’en bas », La Vie des idées,
7 septembre 2011, http://www.laviedesidees.fr/L-Amerique-vue-d-
en-bas.html
Sur la littérature comme mode de connaissance du monde, voir,
pour l’approche d’un écrivain, les notes d’Annie ErnauX, L’Atelier
noir, Éditions des Busclats, 2011. Pour le point de vue des
philosophes, lire Jacques Bouveresse, « La littérature, la
connaissance et la philosophie morale » et Martha Nussbaum, « La
littérature comme philosophie morale » dans Sandra Laugier (dir.),
Éthique, littérature, vie humaine, Paris, PUF, 2006.
Sur les récits de vie dans d’autres pays, voir, pour l’Inde,
Sarah Beth, « Hindi Dalit Autobiography : An EXploration of
Identity », Modern Asian Studies, vol. 41, n° 3, mai 2007, p. 545-
575 ; et Debjani Ganguly, « Pain, Personhood and the Collective :
Dalit Life Narratives », Asian Studies Review, vol. 33, n° 4, p. 429-
442. Pour la Chine, lire Jin Siyan, « Subjective Writing in
Contemporary Chinese Literature », China Perspectives, juillet-
août 2004, n° 54. Pour l’Afrique, Njabulo Ndebele, « The
Rediscovery of the Ordinary : Some New Writings in South Africa »,
Journal of Southern African Studies, vol. 12, n° 2, avril 1986, p. 143-
157 et Apollo Amoko, « Autobiography and Bildungsroman in
African Literature », in Abiola Irele ed., The Cambridge Companion to
the African Novel, Cambridge, Cambridge University Press, 2009,
p. 195-208.

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