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Débats télévisés et espace public

Le débat politique est consubstantiel aux démocraties et aux conditions


d’échanges de parole dans des lieux dévolus à la délibération. Sa présence
suppose l’actualisation de l’un des trois genres de discours mentionnés par
Aristote (Rhétorique, I, 3, 1358 b 13-20) : le genre délibératif. Ce dernier vise à
statuer sur le devoir-faire (projets, loi, décrets) d’une communauté nationale
dans un lieu d’exercice du pouvoir. Ainsi le débat politique (et donc le genre
délibératif) ne renvoie-t-il ni à la recherche de la vérité d’une factualité passée
(c’est le genre judiciaire), ni aux louanges ou au blâme d’une personne (voir le
genre épidictique), même si l’épidictique n’est pas toujours absent de certains
débats politiques contemporains. Il est alors peu surprenant de constater
l’articulation entre, d’une part, le débat politique et, d’autre part, la présence
d’un public à convaincre, voire l’intervention de celui-ci, qui trouve son origine
dans la démocratie grecque, plus particulièrement athénienne, du V éme siècle
avant J.-C.

En tant que format de parole privilégiant l’égalité de statut et de condition des


débatteurs (Vion, 1992) doté de régularités structurales (égalité présumée des
ressources des participants au débat, cohérence thématique, présence d’un
arbitre ou modérateur), mais aussi en sa qualité de genre discursif délimité par
un contrat de parole (Charaudeau, 1997) qui fixe les attendus du genre, le débat
politique ne saurait se cantonner à des situations d’énonciation et à des lieux
institutionnels (parlements, assemblées) où les publics font office de persona in
absentia et non grata. Si le débat d’opinions, au XIXe siècle, ne se réduisait pas
à l’activité du débat politique, entendu comme genre discursif, c’est dans la
mesure où il existait aussi, et le phénomène s’intensifiera à la fin du XIX e siècle,
des publics esthétiques et religieux (Tarde, 1901). L’importance de ces derniers
a grandi à l’aune du développement de la presse populaire, en France et en
Angleterre notamment, une presse qui a agi comme catalyseur de la
conversation, nourricière des débats d’opinions.

En Occident, l’émergence des débats politiques a précédé l’avènement des


démocraties parlementaires ou monarchiques. Jürgen Habermas (1962) montre
que, durant le XVIIe siècle déjà, l’existence de lieux de sociabilité, tant publics
(clubs, cafés) que privatifs (salons), conférait un rôle actif aux acteurs
(bourgeois, une partie de la noblesse, écrivains, etc.) qui devinrent partie
prenante de la sphère publique bourgeoise. Dans ces lieux de sociabilité, les
œuvres (littéraires, théâtrales) et, partant, leurs enjeux politiques notamment,
étaient discutés à travers un usage public de la raison et selon un principe
d’égalité de conditions au fondement des « débats » politiques contemporains.

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Aujourd’hui, à l’ère des médias tant de masse qu’informatisés (web, médias
sociaux), les débats politiques s’inscrivent dans un espace public nettement plus
composite et fragmenté : dans celui-ci, la communication politique tient lieu
d’instance d’intermédiation. En cela, le rôle majeur que jouent tant l’opinion
publique que les journalistes dans la reconfiguration de cet espace public a déjà
été mis en lumière (Wolton, 1989 ; Champagne, 1990), notamment à travers une
opinion publique sondagière (Blondiaux, 1998).

Ritualisation du débat télévisé en démocratie :

Contrairement à la société animale où la seule alternative de l’argument de la


force reste immuablement la force, la société humaine a le privilège d’opposer à
la raison de force la solidité de l’argument. Mieux, la société a inventé des
moyens de dissoudre la force dans la culture de la délibération. L’opinion en
démocratie n’est certes pas souveraine, mais elle a son pesant d’or. Car une
opinion finit toujours par emballer et embarquer une foule, or ce sont les foules
qui créent une dynamique. Une fois que la dynamique est enclenchée, il est plus
aisé de la transformer en machine électorale. Puisque toutes les grandes œuvres
ont commencé par de petits pas, on voit que la présence effective et massive des
cadres du Pastef dans les débats télévisé est d’une impérieuse nécessité. Les
débats télévisés et les émissions de téléréalités sont des solides leviers
d’actionnement de l’opinion. Les cadres de ce parti sont suffisamment outillés
pour savoir que l’opinion est versatile, qu’il faut la conquérir au quotidien,
dépister sa moindre évolution.

On parle de plus en plus de ritualisation du débat télévisé en démocratie : les


débats télévisés ne sont pas seulement des moments d’échanges et de
confrontation d’idées. Ils sont devenus de véritables rites communicationnels.
Rite d’abord, parce qu’ils sont de véritables institutions, des cérémonies pour
fixer quelque chose dans la mémoire collective. Rite ensuite parce qu’ils
permettent soit de conserver des valeurs sacrées soit de conjurer un mal possible
ou imminent. Dans le premier sens, les programmes d’un parti ne sont en
général recevables auprès de l’opinion que lorsqu’ils sont vulgarisés au point de
devenir un patrimoine pour les militants et les citoyens de façon plus générale.
Or puisque le Pastef n’a jamais été aux affaires, il gagnerait doublement à être
plus présent qu’il ne le fait (par ses cadres) dans ces rituels démocratiques.
D’abord parce qu’ils doivent faire connaitre leur vision ; ensuite parce qu’ils
doivent habituer leur visage au public pour congédier ce préjugé selon lequel, le
parti serait tiré par une seule personne.

La télévision n'est pas par essence un lieu d’expression d’idées académiques. Ce


que les téléspectateurs retiennent, c’est moins la science de l’homme politique
que son « parler vrai », sa « sincérité », sa « hauteur », son « ouverture

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d’esprit », son « intransigeance sur les questions de principe », sa
« prestance », sa « locution », sa « gestuelle », ses « choix esthétiques », etc. Les
journalistes français ont forgé le concept d’effet « Rocard » par exemple
pour symboliser le « parler vrai » ! La télévision a sa rhétorique différente de
celle ordinaire : les partis politiques doivent par conséquent former leurs
débatteurs à la gestion de leur image, de la façon de prendre la parole à la télé,
de s’asseoir, de gesticuler et même l’intonation. Car, faut-il le rappeler, l’instant
télé est très court, mais il peut être un ascenseur ou un fossoyeur politique. Bien
des destins politiques ont pris leur essor à partir d’une prestation télévisuelle et
d’autres ont décliné et se sont assombris depuis un très mauvais passage à la
télévision.

Les débats télévisés comme leviers d’actionnement de l’opinion : les enjeux


pour le Pastef

Une particularité dans la communication d’Ousmane Sonko : c’est d’avoir


compris très tôt que la diversification des visages dans une entreprise politique
est la meilleure forme de communication. Le simple fait qu’il ait réussi à les
convaincre de la pertinence de son projet est une preuve de crédibilité et de
celui-ci et de son propre leadership. On ne fait pas la politique en étant seul ; il
faut savoir choisir son entourage, le premier cercle avec lequel on apparait
constitué d’hommes et de femmes aux profils différents et, si possible, issus
d’horizons différents. La présence d’un homme public (par sa science, sa probité
morale, sa réussite économique) dans une réunion autour d’un leader est une
façon de communiquer qu’aucun homme politique ne peut ignorer. Tout leader
doit avoir comme preuve de son leadership la capacité à créer des leaders dans
son entourage. En tout cas, en ce qui concerne la communication politique,
particulièrement la prise de la parole publique, le parti Pastef est réputé régner
en maître indiscutable aussi bien sur les plateaux de télévision que sur les
réseaux sociaux : toute la stratégie politique de ce parti comme tout parti
moderne qui se respecte, repose sur le lobbying, l’influence et la fabrique de
l’opinion. Le phénomène Ousmane Sonko a certes des talents intrinsèques, mais
que serait-il, sans l’occupation systématique des médiats, sa participation aux
différents débats télévisés ou radiophoniques entre 2013 et 2018 avec le vide
créé par Macky dans l’opposition. Profitant de l’absence des deux grandes
figures de l’opposition (Karim Wade et Khalifa Sall), il a littéralement accaparé
le débat public par des sorties télévisées, indexant les problèmes de mal
gouvernance, d’éthique et de démocratie. Un homme politique doit toujours
s’identifier par rapport à des valeurs, une certaine demande sociale, une vision
de la société et de l’économie de son pays. La télévision reste pour lui le
meilleur canal pour vendre une image faite de ces différents principes : faire des
sorties à la télévision, c’est une institution, une demande sociale qu’aucun
homme politique ne peut ignorer sauf à ses dépens.
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L’intérêt pour les débatteurs de Pastef de se poser comme de véritables prêtres
de ce rituel démocratique que sont les débats télévisés, c’est que l’actualité et les
données changent de façon extrêmement rapide. Il faut, en fonction de leur
localité, mais aussi de leur spécialisation, exposer les problèmes du pays de
façon méthodique. Le principe du débat en démocratie, c’est l’examen de toutes
les postures, de toutes les initiatives et de tous les discours. Examiner, c’est
inspecter, observer et analyser avec minutie, et ici comme en science
l’expérience fait la différence. Il faut être habitué à ces grands rendez-vous pour
pouvoir prétendre compter aux yeux et aux oreilles des citoyens. La maîtrise
théorique d’un sujet ne garantit guère sa maîtrise dans un débat, car
l’organisation de celui-ci, le cadre physique, l’atmosphère psychologique et la
nature des interlocuteurs contribuent à vicier ou à valoriser un débat. Or de la
nature viciée ou valorisée d’un débat découlent souvent la posture et l’éloquence
des différents intervenants. La dernière participation de Me Ngagne Demba
Touré à l’émission Jakaarlo en est une preuve éloquente.

Une émission comme Jakaarlo1 ne permet pas à un homme politique de


communiquer efficacement et ce, pour plusieurs raisons. Les tendances savantes
voire la tentation de la suffisance intellectuelle de certains chroniqueurs rendent
la tâche presque désespérée pour les invités. Ils ne réussissent pas à développer
leur argumentaire, non par un défaut d’outil, mais parce que ceux qui sont censé
produire et organiser le débat finissent par se l’accaparer eux-mêmes. Un
journaliste ou chroniqueur court toujours le risque d’onanisme intellectuel :
recevoir un invité er lui imposer ses certitudes ou ses angles de prise de la réalité
est toujours plus commode que de suivre ses arguments et de tenter de leur
apporter l’analyse lucide qu’il faut. La critique est facile l’art est difficile :
couper la parole à un invité, débiter des grandiloquences et des vérités bibliques,
c’est transformer le débat sur des questions en commentaire sur sa perception
des choses. Les élans de préciosité n’ajoutent rien à la qualité d’un débat ; le
dogmatisme dans ses prises de position alors qu’on a un invité auquel on doit
soustraire des informations ou à qui on doit permettre de décliner sa vision des
choses relèvent de l’intolérance ou du pédantisme qui cache mal une profonde
vacuité intellectuelle.

La présence et les prestations d’un homme comme Birima dans Jakaarlo posent
des problèmes aux téléspectateurs. Car en plus de revendiquer son appartenance
au camp du pouvoir, ses analyses sont d’une superficialité et incompatibles avec
une quelconque éthique communicationnelle. Rudoyer ses invités par des
invectives ou des injures n’a aucun intérêt pour la démocratie, ça ne rapporte
aucune plus-value au débat sur les questions politiques ou économiques. On ne
doit jamais oublier que quelle que soit l’émission, la télévision a un service
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Emission Jakarlo20 janvier 2023 https://www.youtube.com/watch
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public à remplir et pour y arriver, elle doit prendre le pluralisme comme un
dogme démocratique. S’asseoir à la place d’un chroniqueur et abattre le travail
d’un militant politique, ce n’est pas seulement acceptable, c’est aussi une
injustice démocratique

La prestation de Me Ngagne Demba Toure à l’émission Diakaarlo face à Me El


Hadji Diouf a été de haute facture, malgré les assauts répétés de son co-
débatteur, ses piques assassines qui dés fois, n’avaient rien à voir avec le débat.
La raison de cette réussite est bien simple : il n’y a aucune fantaisie, aucune
généralité : factuel et analytique à la fois dans la prise de parole de Me Ngagne
Demba Touré, dans tous ses débats, il se sert de faits et d’exemples précis et
irréfutables pour laisser son interlocuteur se ridiculiser lui-même dans ses
propres contradictions. Savoir ramener les vérités scientifiques à l’intelligence
du commun des mortels, n’est peut-être pas une un exercice facile, mais c’est le
premier stade de la maîtrise de la communication politique. L’intelligence du
peuple n’est pas forcément celle du technocrate ou du savant, il faut, en tant
qu’homme politique savoir asseoir son discours sur les ressentis du peuple sans
donner l’impression d’être trop vulgaire ou ordinaire.

Tout le secret de la communication politique de Me Ngagne Demba Toure,


réside dans le bon dosage entre le discours scientifique (quantification,
démonstration, inférence, déterminisme, projection et prévisions, etc.) et le
langage populaire. Savoir ramener les vérités scientifiques à l’intelligence du
commun des mortels, n’est peut-être pas une un exercice facile, mais c’est le
premier stade de la maîtrise de la communication politique. La pédagogie n’est
donc pas une ressource exclusivement requise dans l’enseignement, elle est
vitale dans la communication politique. Un homme capable de dire tant de
choses sérieuses et complexes avant autant d’aisance et surtout de conviction est
forcément attachant. Me Ngagne Demba Toure, parle avec assurance, de façon
quasi axiomatique ce qui a comme avantage de « forcer » l’attention et de ses
interlocuteurs et du récepteur. Le franc-parler peut se jouer, se parodier, mais
réussir à incarner toutes les forces de son corps dans le débit de sa parole sans
faire ni de faute ni de lapsus, c’est difficile en communication.

L’attachement des citoyens aux émissions politiques montrent qu’ils ont besoin
d’être éclairés ou du moins d’affermir leurs perceptions et conceptions en
fonction de la lecture qu’en font les autres, notamment les hommes politiques
eux-mêmes. A part le sport et les séries télévisées, il est difficile de trouver au
Sénégal des émissions qui ont plus d’audimat que celles politiques. Sous ce
rapport, les prestations des débatteurs semblent être une demande sociale. Il faut
donc savoir satisfaire cette demande sociale en déroulant sa propre stratégie
d’enrégimentement des consciences. S’il est toujours bon d’avoir un discours
cohérent et construit sur du factuel, mais il est tout aussi utile d’avoir une
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maîtrise de ce factuel, précisément dans la façon de le présenter aux citoyens.
« La communication d'aujourd'hui sort des tripes, pas des neurones ». Ces
propos de Jacques Séguéla montrent à quel point tout exercice de
communication engage l’homme politique dans la totalité de son être. Les
énergies intellectuelles ne sont pas les seules à mobiliser et à investir dans ce
type de communication, il faut bien plus. La communication mobilise beaucoup
d’énergie mentales et physiques interviennent dans la communication. Les
protagonistes des débats télévisions sont dans une situation très délicate : il
s’adresse à deux interlocuteurs par le même message mais avec des effets
escomptés très différents. Quand on parle à la télé, le public est une cible, mais
les moyens de l’atteindre ne sont pas forcément les mêmes qui permettent de
compromettre ou de convaincre ses interlocuteurs autour de la table. Entre le
public, les co-débatteurs et le journaliste, se nouent des relations
communicationnelles différentes.

On porte un message, une information à transmettre au public, on cherche


également à lui inculquer des vérités, des perceptions et des croyances qui sont
en conformité avec leurs convictions politiques. Le communicant politique est
persuadé que sa parole doit féconder des attitudes, des façons de penser ; des
choix politiques à infléchir ou à influencer. Il lui faut suivre ses interlocuteurs
dans le débat, répondre à leurs interpellations, répliquer à leurs allégations et en
même temps chercher à atteindre un public dont les préoccupations ne sont pas
toujours les mêmes que celles du téléspectateur. Parmi les téléspectateurs, il y a
le partisan ou fan, l’adversaire politique et le « neutre ». Au-delà de la question
de la vérité, il se pose le problème l’opportunité de la forme du discours
relativement à la diversité des cibles. Faut-il, pour répondre à son interlocuteur,
utiliser un langage technocratique, un langage populiste ou simplement surfer
sur la dynamique locale des débats ?

La réponse à cette question n’est jamais évidente, d’où la difficulté de mener ce


genre de débat. Heureusement que le format de ces débats est très variable, ce
qui donne une grande marge de manœuvre aux formations politiques concernant
le profil de ceux qu’elles envoient dans ces débats. Une prestation chez
Maimouna Ndour Faye, « MNF » ne requiert pas les mêmes aptitudes que celles
requises dans Sen show de la Sentv. La personnalité de l’animatrice et le nombre
d’intervenants très sobre font qu’un polémiste risque d’être désarmé face à
« MNF ». Ensuite le professionnalisme et la pugnacité de l’animatrice dans ses
questions et ses relances qui ne laissent presque aucune marge de manœuvre à
ses invités. Un polémiste n’a aucune chance de s’en sortir face à Maimouna
Ndour Faye. Un polémiste ne cherche pas à dire la vérité ni même à dire quelque
chose qui a un sens. Tel un sophiste, il considère la discussion comme une
épreuve de force qu’il faut remporter à tout prix. Or il nous semble que « MNF »
prépare bien ses émissions. Le polémiste n’a pas besoin d’argument, car son but
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est de scandaliser, de faire de l’obstruction pour empêcher son interlocuteur de
dérouler, mais en même temps de brouiller les téléspectateurs. Par contre un
débatteur comme Bassirou Diomaye Faye est très à l’aise face à la percutante
« MNF ».

La prouesse de Bassirou Diomaye Faye qui passe régulièrement à l’émission de


« MNF » est dans le fait qu’il est capable de parler aux plus doctes comme aux
moins informés dans la société. Si l’on part du principe qu’en politique le fait
d’avoir des convictions n’est ni une faiblesse ni une faute, la question est
désormais comment faire de ses convictions une rampe de lancement d’une
vision ou d’un projet politique ? La réponse est à chercher dans la ferveur et la
générosité avec lesquelles ont on défend ses idées. Mais la condition, c’est de
porter ses idées avec fierté : la plus grande entrave dans la communication
politique, c’est de ne pas être fière de ses convictions. La plus belle femme
écrase sa beauté si elle n’est pas assurée de son charme, le meilleur artiste perd
une partie de ses moyens s’il est inhibé par la peur de ne pas convenir à son
public.

La chance de Bassirou Diomaye Faye, c’est qu’il communique de façon


complètement décomplexée. En l’écoutant parler on a tout de suite la certitude
qu’on a affaire à quelqu’un qui est prêt à mourir pour les idées qu’il défend. Son
accent sérère, sa gestuelle économe, sa voix un peu grave et sa mine toujours
sérieuse ajoutent du piquant et du charme à sa façon de communiquer. Cet
homme issu d’une famille qui militait traditionnellement dans le parti
socialiste, est d’abord perçu comme quelqu’un qui a su se défaire cette tradition
socialiste pour se frayer un chemin totalement opposé. Au regard de l’héritage
lourd qu’ont été les quarante ans de règne du PS, réussir à se forger une
personnalité politiquement vierge à l’ombre de son père est déjà en soi une
prouesse. Mais tout cela ne serait pas possible si BDF n’étaient pas nanti de
qualités intellectuelles et morales très appréciées même parmi ses adversaires
politiques. Être bien formé sur le plan professionnel est toujours un atout dans
une carrière politique ; c’est ce qui explique que dans l’administration
américaine on fait souvent appel à d’anciens militaires ou à de diplomates dans
des secteurs stratégiques.

Un polémiste se sentirait plus à l’aise dans une émission comme « Quartier


Général » du fait que cette émission regroupe des chroniqueurs qui n’ont ni la
même culture ni les mêmes motivations. Certains chroniqueurs qui officient
dans cette émission ont pour rôle de dérouter l’inviter, d’autres de lui arracher
des vérités tues, d’autres encore le pousser à la faute (se dédire, faire un lapsus
révélateur, montrer ses limites objectives, etc.). Face à un Ndoye Bane, l’homme
politique qui voudrait argumenter et faire des démonstrations théoriques
risquerait de perdre son sang-froid en plus de ses moyens intellectuels. Vouloir
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répliquer à ses attaques ou même répondre à ses questions de diversion, c’est
rater sa prestation, se ridiculiser devant les téléspectateurs. L’attitude
d’Ousmane Sonko2, lors de son dernier passage à cette émission est la plus
prudente et la plus pertinente. Ignorer systématiquement ses assauts et donner
l’impression qu’on est au-dessus du sensationnel, de l’émotionnel et du ludique.
Un présidentiable ne s’occupe pas d’invectives ni de querelles de borne fontaine.
Ce jour-là, le leader de Pastef a préféré afficher la posture de hauteur à la
télévision, de la grandeur. Voilà pourquoi les Sénégalais ont la nostalgie de Sidy
Lamine Niass. La majesté de « Dine ak Diamono » aux temps du concepteur et
présentateur, Sidy Lamine Niass donnait à l’invité la chance de parler au public
dans un langage pas trop académique ni trop au rabais, parce que la relance de
l’animateur vedette servait parfois de boussole au débatteur égaré dans les
discussions. Sidy était également capable de remettre à sa place tout parvenu
arrogant en lui rappelant son passé trop peu enviable. Un animateur de débat
politique doit être crédible, brillant, très au fait de la psychologie et la sociologie
de sa société.

En plus de tels aléas, il faut compter avec le niveau des différents protagonistes
ou parties prenantes dans un débat. Le communicateur est très souvent dans la
même situation que le professeur d’université : le déroulement de son cours
dépend du niveau des étudiants et des préjugés qu’il a sur son public. Beaucoup
de professeurs d’université sont sous-évalués voire complètement dévalués par
les étudiants parce qu’ils ne réussissent pas à imprimer à leurs cours le
déroulement qui colle avec leur propre personnalité. C’est exactement la même
chose dans les débats télévisés : un bon débatteur peut être dopé par le bon
niveau de ses interlocuteurs. Même s’il est moins nanti (intellectuellement
parlant) une bonne dose d’habileté peut lui permettre d’exploiter les
informations ou arguments avancés par les uns et les autres pour construire un
argumentaire acceptable. Il est des débatteurs qui savent rebondir sur ce qui se
dit durant le débat télévisé : même s’ils sont venus avec de très pauvres
informations, ils réussissent à se bonifier au cours des débats.

Concernant la confrontation des arguments dans un débat télévisé, le


communicant politique peut avoir plusieurs motivations. Remporter l’épreuve de
force, (car l’homme politique n’est pas finalement différent du sophiste) ;
ridiculiser son interlocuteur ; le mettre en mal avec le public (en insistant sur
l’inconsistance l’incohérence de ses arguments) ; polir son image ou celle de son
leader (c’est une propagande qui ne dit pas son nom ; élever le niveau de la
conscience citoyenne (sans doute pour amener le peuple à comprendre les
graves enjeux du moments) ; décrédibiliser autrui, etc. Les interlocuteurs d’un
Amadou Ba, sont généralement asphyxiés par ses questionnements : il met
2
Ousmane Sonko émission : « Quartier général » https://www.youtube.com/watch?v=Z7oDLoIs9JU 01 juin
2017
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toujours en demeure ses débatteurs de justifier leurs prétentions si c’est
nécessaire. Il est très doué en matière de déconstruction des arguments de ses
co-débatteurs peu politiquement scrupuleux et peu vertueux sur un plateau : il
réussit toujours par des arguments à semer le doute dans la conscience de son
interlocuteur. Il se montre scandalisé par le caractère erroné, impertinent et à la
limite hors-sujet des critiques de la majorité sur certaines actions de
l’opposition. Son débat face à Babacar Mar de Rewmi est resté dans la mémoire
des sénégalais. Pour démontrer l’inconstance de son interlocuteur dans ses prises
de position, il n’a pas hésité à recourir au « VAR » (vidéo assistance reféree).
Ceux qui pratiquent le sport de combat et même les sports collectifs comme le
football et le basket savent qu’on peut diminuer la force de son adversaire rien
qu’en le déstabilisant psychologiquement. Une fois déstabilisé, il s’occupera
davantage à mobiliser des forces pour se remettre à l’endroit qu’à concevoir une
stratégie discursive convaincante. Si aujourd’hui les Sénégalais apprécient
Amadou Ba, c’est aussi surtout pour sa grande humilité : ni pédant ni arrogant, il
a toujours l’intelligence d’imposer l’agenda de sa communication même dans les
cas où le plateau semble dégager une atmosphère délétère.

Mais tout cela ne serait pas possible si Amadou Ba n’était pas nanti de qualités
intellectuelles et morales très appréciées même parmi ses adversaires politiques.
A cela s’ajoute la chance qu’il a d’avoir fait des études dans un univers socio-
culturel autre que le Sénégal. Ce qui lui a certainement permis de se confronter
à des nouvelles réalités sociologiques qui lui permettent de voir le monde au-
delà des œillères de sa culture.

Beaucoup de Sénégalais ont découvert Balla Moussa Fofana, banquier d'Affaires


et Expert en Planification et ancien Conseiller technique du gouvernement
récemment avec ses apparitions à la télévision à l’occasion des débats
politiques. Balla Moussa Fofana a tout de suite marqué les esprits par la clarté
de son verbe, sa posture placide qu’il adopte quelle que soit la tournure du débat.
Lui, il sait articuler ses positions sur du factuel et des analyses plus ou moins
profondes, théoriquement probante. S’exprimer aussi aisément aussi bien en
français qu’en wolof est un atout non négligeable pour une classe politique qui
souffre de l’image d’extravertie que lui renvoie une bonne partie de l’opinion.
Nos hommes politiques comme les communicants qu’ils font travailler souffrent
parfois d’un excès de tropicalité, ce qui ne semble pas être le cas de Balla
Moussa Fofana. Les problèmes de ce monde si interconnecté étant
interdépendants, complexes, toute analyse que se veut exclusivement autochtone
ou locale s’avère erronée. L’économie, les relations internationales, les
problèmes de jeunesse, l’agriculture, les ressources naturelles, les problèmes de
société, etc. transcendent les frontières.

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Pour les analyser de façon holistique, il faut apprendre à porter sa vue au loin,
comme dirait Rousseau. « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder
près de soi ; mais pour étudier l'homme, il faut apprendre à porter sa vue au
loin : il faut d'abord observer les différences, pour découvrir les propriétés ».
Tant qu’on est replié sur soi, tant que notre regard est autocentré, on ne voit que
les différences, mais derrière ces différences il y a toujours des choses
universelles. C’est en cela qu’un intellectuel n’est jamais confiné dans son
espace culturel, social ou politique, il se définit par la transcendance des cadres
socioculturels parce qu’il a un regard qui porte sur l’universel. Les problèmes
politiques et économiques du Sénégal ne peuvent pas être analysés et compris en
dehors de la structure du monde qui les crée et les façonne. La gêne que les co-
débatteurs de Balla Moussa Fofana éprouvent provient de ce qu’il les éclabousse
par l’ancrage de ses positions à l’aune du contexte international.

Amadou Ba dit Babo Aba est une autre icône de la nouvelle génération redoutée
par la vieille classe politique, mais également par les jeunes qui n’ont pas su
faire de leur cursus politique un garant de leur engagement politique. Sa prise de
la parole, notamment ses débats sont rares, mais il reste un excellent débatteur.
Ce docteur en science de gestion est très posé dans ses prises de parole. Il est
conceptuel et sa perspicacité dans l’argumentation révèle la force de son
caractère. Son expertise dans la finance, le domaine du droit fiscal et de la
taxation lui donne une longueur d’avance sur ses adversaires en ce qui concerne
la lecture de la structure économique et financière de notre pays.

En politique comme en sport de combat, chaque acteur a son point fort, sa prise
favorite, sa technique matrice. Les principaux responsables de son parti, le
Pastef, étant nantis des mêmes compétences en matière de fiscalité, ça lui donne
un patrimoine de données qu’il exploite avec une remarquable
aisance. L’économie, la finance et la politique sont des vases communicants : la
politique devrait en principe réguler l’économie, mais nous avons tous que
l’économie détermine largement les questions politiques surtout dans ce monde
libéralisé. La force de l’homme politique avisé est de comprendre que ce sont
des questions intimement liées avec des portes d’entrée multiples. La statistique,
la fiscalité, la monnaie, la politique sociale, etc. sont des clefs pour ouvrir ces
portes, des fils d’Ariane pour se mouvoir avec aisance dans le labyrinthe de la
politique. Amadou Ba dit Babo Aba tient donc son fil d’Ariane et reste
imperturbable dans ses prises de position quelle que soit la gravité ou la
solennité de la question politique et économique. Mais Amadou Ba dit Babo
Aba ce n’est pas seulement la pertinence dans l’exposé des arguments, ses
différentes sorties montrent qu’il est également un redoutable polémiste.
Certains communicants sont, en effet, très convaincants lorsqu’ils
sont interviewés par un journalistes (le dialogue étant ici la forme de la
communication) mais ils sont vite dépassés lorsqu’il s’agit d’un débat avec
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plusieurs pôles libres et de niveau différents. Lui il a le bonheur de pouvoir de
pouvoir évoluer dans la sphère de la polémique, tout en gardant sa pertinence
dans l’analyse et l’explication pédagogique des questions de finance, de
politique ou économiques.

Concrètement cela suggère que même les télévisions et radios réputées hostiles à
la ligne du Pastef doivent être fréquentées par les cadres, car ce qui se fait à son
insu se fait généralement contre soi. La culture du civisme, du patriotisme ne
peut plus se faire uniquement à l’école, la télévision et le lieu le mieux indiqué
pour atteindre l’éducation citoyenne à laquelle on aspire. Celui qui veut arracher
la culture politique et la démocratie des mains étroites et ostracisant des
oligarchies doit faire de ces rituels démocratiques son principal levier. La
participation des citoyens aux affaires politiques s’esquisse par et dans ces
débats. Les débatteurs doivent être surmotivés surtout parce qu’ils ont entre
leurs épaules une partie importante de l’éducation des militants. La plupart du
temps, on ne s’en rend pas toujours compte, les militants font de ces joutes, des
écoles pour affiner leurs arguments et relayer en même temps la VOIX du parti.

Pour faciliter la bataille de l’opinion, ou de façon plus générale, la bataille


politique, il faut allier les théâtres d’opération et le terrain de la communication.
Bien souvent d’ailleurs, c’est la communication qui déclenche la dynamique
d’une révolution ou d’une conquête victorieuse du pouvoir. Auparavant elle se
faisait par les livres, c’était l’époque de l’accumulation de la culture comme
condition de l’engagement citoyen. Il fallait lire Marx, Lénine, Mao, Trotski,
Cheikh Anta Diop, Kwame Nkrumah, etc. pour avoir une certaine légitimité
politique. Aujourd’hui, c’est la télévision et les réseaux sociaux qui semblent
être les moyens par excellence d’acquisition de la culture. Il faut donc faire de
sorte que débattre devienne le palliatif de « se débattre » seul dans des difficultés
qu’on aurait pu solder dans le regard et la critique de l’autre.

Les communicants ont l’habitude, pour briefer, les candidats à ces débats, de
rappeler que les défis ne sont pas les mêmes selon qu’on est nouveau venu ou
habitué. Le premier doit prouver sa solidité, c’est-à-dire sa capacité à
s’approprier les questions (à ne pas les subir), à dominer la scène au lieu de se
laisser hypnotiser par elle et, surtout, à être précis quand là où on se sent fort et
plus ou moins généralisant là où on est moins fourni. Le second quant à lui doit
relever l’épreuve de la notoriété : il y en a qui ont perdu tout leur patrimoine
politique à la suite d’une prestation médiocre ou controversée dans un débat. Le
plus difficile en sport, comme en politique, donc en communication aussi, ce
n’est pas de monter, mais plutôt de se maintenir le plus longtemps possible. Aux
sportifs, on prescrit une hygiène de vie, aux politiciens, on devrait prescrire une
hygiène politique pour ne pas sombrer dans les délices du succès, sommes toute,
relatif et très précaire. Car il en est ainsi de tout pouvoir sur les hommes ;
11
pouvoir politique comme pouvoir persuasif par le biais de la communication :
tout pouvoir est par essence instable. Un débatteur avisé d’un parti d’opposition
comme le Pastef doit comprendre que la télévision, même celle réputée « amie »
est là pour analyser les débatteurs et les offrir à la consommation du public. La
télévision se nourrit d’audimat, elle n’a pas d’alliés politique, du moins ce ne
serait que circonstanciel.

Le Pastef doit par conséquent engager ces cadres à comprendre la psychologie


des media en étudiant de façon rigoureuse comment les rapports entre les
différents media et les différentes formations politiques évoluent. Un ancien
directeur de publication d’un des plus vieux quotidiens de la place a dit que
l’erreur commise par le régime du président Abdoulaye Wade, c’est d’avoir eu
la naïveté de croire, parce que les journalistes les défendaient dans l’opposition,
qu’ils sont avec eux. C’est un leurre, un media n’a pas d’amis éternels, il a tout
au plus des intérêts, et personne n’a jamais vu un journaliste et un media chuter
à cause de la défense obstinée d’un homme politique. Ils n’hésitent pas à lâcher
leurs plus fidèles prêtres quand ils sont lâchés par l’opinion. En principe le
media n’a pas-ou du moins ne devrait pas avoir- des visées d’influence : ce sont
les débatteurs qui ont de telles visées et qui se débrouillent pour concilier les
exigences « techniques » des organisateurs de ces débats et leurs visées. Ceux
qui ne prennent pas les risques de participer au rituel (en religion comme en
politique) ne sont pas concernés par les retombées des valeurs qu’ils distillent ni
prémunis du mal qu’ils exorcisent.

Les hommes politiques ont d’ailleurs beaucoup à apprendre sur les autres débats
organisés dans ces télévisions. De préférence ceux où on parle de littérature,
d’esthétique et de questions techniques. Dans les débats esthétiques, car jamais
dans ce type de débat on ne voit des invités verser dans la passion malgré le
caractère contradictoire des points de vue et des choix esthétiques très divers. Il
faut tout simplement murir ses arguments et savoir les tester dans l’altérité, car il
n’y a pas d’arguments humains qu’on ne puisse contester ou relativiser.
L’essentiel, c’est de faire bonne figure, de montrer sa bonne foi et de laisser une
impression positive auprès du public. Car il ne faut pas l’oublier, que la défiance
et la méfiance que les citoyens (militants, sympathisants en particulier) ont
l’égard de la télévision s’explique par l’exigence de transparence qu’ils
attendent de sa part. Or cette transparence qui est le poumon de la respiration
démocratique doit être entretenue aussi bien par le pouvoir que par l’opposition.
Cette dernière a l’obligation d’imposer certains thèmes, d’orienter le débat sur
les questions qui suscitent des controverses ou des suspicions. Le Pastef qui
revendique légitimement d’être l’opposition la plus représentative a donc du
pain sur la planche au regard de la tournure que prennent certains débats
télévisés.

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S’il vrai que les peuples font souvent confiance à des hommes ; c’est-à-dire à
des individus et non à des groupes, cette confiance s’affermit et s’élargit s’ils
perçoivent qu’autour de cet homme qui cristallise espoir et confiance, il y
d’autres hommes. Et plus leur crédibilité est évidente, davantage celle du leader
s’accroit : il y a un effet miroir entre leader politique charismatique et cadres de
parti. Autant l’aura d’Ousmane Sonko peut aider à asseoir une épistémè et à
infléchir une partie de l’opinion, autant les prestations de qualité des porteurs de
la voix et de l’image du parti déteignent sur sa popularité. Son envergure, sa
personnalité, son éthique et sa carrure d’homme politique sont largement
tributaires de la qualité du personnel politique que l’on voit défendre ses idées,
critiquer celles de ses adversaires et prêcher dans la voie de l’idéologie du parti.
La force de Barack Obama dépassait largement le parti démocrate, il a su faire
porter sa voix par des jeunes et des professionnels recrutés pour rendre sa vision
accessible au grand public. Nous ne sommes certes pas dans le même modèle
démocratique, mais on est en droit d’attendre des cadres du Pastef qu’ils
relèvent d’avantage qu’ils le font, le défi de transformer leur conviction
politique en culture populaire.

Les débatteurs de Pastef dans la fabrication de l’opinion

La nouvelle génération de débatteurs de Pastef montre dans chacune de ses


sorties que la grandiloquence n’est guère pertinence. En général ils sont capables
de dire les choses les plus techniques dans un langage accessible au
public. Leurs forces réside peut-être même dans le fait qu’ils refusent
souverainement d’être embarqués dans des débats spéculatifs, déconnectés de la
réalité et trop généraux. Les spécialistes de la généralité et du discours creux
sont souvent dans tous les plateaux télé mais ils lassent les spectateurs. Un
expert qui descend sur la scène politique doit se garder de troquer ses
compétences contre le populisme qui consiste à vouloir parler de tout. Il
doit s’efforcer d’être imbattable dans son domaine, car ses études académiques
doivent constituer la caution intellectuelle et la justification de son engagement
politique. La tentation de tout savoir, d’être expert en tout, guette tout homme
politique, mais ce que risque celui qui tombe dans ce piège, c’est la dispersion
de son énergie et le discrédit de sa personnalité.

Albert Jacquard a dit : « Communiquer, c'est mettre en commun ; et mettre en


commun, c'est l'acte qui nous constitue. Si l'on estime que cet acte est
impossible, on refuse tout projet humain. ». Ce propos montre que la
communication comme fondation de notre société est également le fondement
de notre humanité. Nous échangeons des idées, des valeurs, des compétences,
des sentiments et nous sommes faits de ces éléments : nous sommes un tissu fait
de communication. Le pouvoir, qu’il soit spirituel ou temporel, se construit, se
conquiert et se conserve en grande partie par la communication. Avec la
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révolution technologique, la communication est devenue le moteur de toute la
réalité : économie, recherche scientifique, religion, art, politique... Rien ne
réussit sans une communication maîtrisée, dynamique, offensive. Il faut donc
comprendre la ruée des hommes politiques vers les outils de communication
comme l’expression d’une exigence de survie, d’être. La télévision est un
moyen de communication mais en même temps aussi une instance de
légitimation et de création d’une identité politique.

Être vu comme…, être compris comme..., être jugé comme… Exister est une
propriété commune aux vivants et aux choses inanimées, mais seul l’homme est
capable de revendiquer un être, de s’identifier à un être, de se fixer lui-même un
être. Les meilleurs Sénégalais ne font certainement pas de la politique et
n’apparaissent à la télévision que très rarement. Mais les hommes politiques,
quel que soit leur statut, occupent l’espace public et particulièrement celui
audiovisuel. Ceux qui sont pressentis pour diriger la cité n’en ont pas forcément
la meilleure solution, mais ils se sont imposés aux esprits. Les recettes qu’ils
proposent, les idées qu’ils développent, les discours qu’ils tiennent ne sont pas
forcément ce qu’il y a de plus vrai, de plus beau et de plus convaincant, mais ils
occupent la place. L’habitude devient nature d’où la synonymie entre naturel et
normal. A force d’être vue, pratiquée ou dite, une chose devient naturelle et
donc normale ; de même à force d’être écouté, entendu, vu à la télévision un
homme politique acquiert une notoriété et fait désormais partie du paysage
intellectuel et moral de ses concitoyens. Pour les meilleurs les choses sont
tellement évidentes que la communication est parfois négligée ; pour l’homme
politique, la communication est le meilleur habit de l’être.

Maîtriser la communication n’est pas seulement un enjeu informationnel, c’est


aussi et surtout un enjeu politique de premier ordre : les mots agissent sur les
consciences et leur indiquent ou suggèrent la façon dont elles doivent voir ou
comprendre la réalité. L’opinion publique ne nait pas ex nihilo, il y a toujours
une ou plusieurs manières de susciter, de créer des éléments de langage, des
formes de pensées plus ou moins rationnelles. Mais la communication devient
plus performante lorsqu’elle navigue allégrement entre le pathos et le logos.
Envolées lyriques, surenchères verbales, storytelling épiques, etc. sont des
techniques largement utilisées par les débatteurs et communicants du Pastef.
Leur jeunesse et leur virginité politique (ils sont la plupart du temps des néo
politiciens sans souillure politique connue) ainsi que leur talent naturel sont,
pour les jeunes débatteurs du Pastef, des atouts de taille. Il est difficile de faire
de la politique sans traîner des casseroles ; il est difficile de communiquer
pendant des décennies sans se compromettre ou commettre des impairs. Par
conséquent, plus on dure sur la scène politique davantage sa « voix » est rouillée
par les aléas des prises de position et de parole somme toute contingentes. Toute
prise de parole est un risque, de même que toute prise de position publique car,
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en tant qu’humains nos raisons sont toutes contingentes, nous n’avons qu’une
perception limitée de la complexité du réel.

La question n’est pas de savoir si la vérité n’existe pas en politique, ce serait une
absurdité et même un contresens. Il s’agit plutôt de mettre en exergue les failles
naturelles qui accompagnent tout discours : c’est d’ailleurs ce qu’utilisent les
protagonistes pour tenter de discréditer ou de couler au pilori leur adversaire. La
nouveauté du visage est donc un atout même si c’est la nouveauté du discours
qui sera déterminant pour la suite. Par-delà leur formation académique les
débatteurs du Pastef ont un préjugé favorable sur ces deux points : ils sont
jeunes (inconnus du landerneau politique) mais ils ont également eu l’heur de
proposer un type de discours fondamentalement nouveau. L’aisance dans la
communication est en plus un signe extérieur de rigueur et de maitrise des sujets
abordés. Or sur ce point, les prestations des cadres chargés de porter la parole du
Pastef dans les différents plateaux de radio et télé impressionnent leurs vis-à-vis
par l’assurance qu’ils dégagent dans la défense de leur projet et dans la critique
de l’action du gouvernement.

Communiquer sans filtre et, s’il le faut, sans retenue n’est pas permis à tous, or
en suivant les débatteurs du Pastef comme Bassirou Diomaye Faye, El Malick
Ndiaye, Balla Moussa Fofana, Amadou Ba, Moustapha Sarré, Aldiouma Sow,
Sadikh Top, Amadou Ba dit Babo Aba, etc. sont naturels dans leurs différentes
prestations. Les mots qu’on exprime bien, avec aisance et conviction, traduisent
des pensées probablement vraies et comme les pensées elles-mêmes sont des
images de la réalité, l’opinion en déduit que la maîtrise de la communication est
naturellement la preuve d’une maîtrise de la réalité. Celui qui parle en
balbutiant, en baragouinant, renvoie l’image d’un homme qui, soit ne maitrise
pas son sujet, soit ne croit pas à ce qu’il dit. Il n’y a jamais de plus aisé dans la
communication que pour celui qui parle avec passion de ce qu’il considère
comme vérité ou comme vertueux. A l’inverse, le mensonge mobilise toujours
plus d’énergie et de savoir-faire factice, d’où la difficulté qu’éprouvent les
chargés de communication recrutés uniquement à titre de professionnels à
décliner la quintessence de la politique ou de la vision de leur patron.

Quand on entend un membre du Pastef parler, on sent qu’il croit à son message
avec la même ferveur qu’un croyant croit aux dogmes et rites de sa religion. La
force argumentative qu’il mobilise ne peut être comprise si on ne prend pas en
compte cette dimension militante du verbe des pastéfiens. Ecouter un prêtre ou
un imam parler de sa religion est toujours un délice, car il n’en parle pas
seulement, il la vit. C’est tout son être qui est ainsi mobilisé pour exprimer des
convictions, des certitudes qui se font d’ailleurs voir, non seulement dans le
discours, mais dans leur attitude physique. Les pastéfiens ont cette chance de
faire Un avec les idées qu’ils défendent et ce, indépendamment de la valeur
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épistémique ou morale de celle-ci. Ils vivent leurs idées et aspirent à donner
l’opportunité à leurs concitoyens de vivre la même chose : c’est là tout le secret
de la hargne qu’ils mettent dans leur discours. Les hommes sont avant tout homo
locutus, sans la capacité à communiquer et à échanger (l’échange étant lui-même
une forme de communication), ils ne pourraient jamais édifier tant de
civilisations, de progrès à la fois scientifiques et technologiques. Tous les acquis
passent par le langage et se perpétuent par lui. Le silence peut être politique,
mais par stratégie, jamais par nature. De même la politique du silence ne peut
être opératoire que de façon conjoncturelle, d’où la stratégie d’occupation de
l’espace médiatique par les pastéfiens est purement stratégique.

On a tous besoin de maitre (dans toutes les acceptions du mot) ; on a besoin


d’être guidés, car ça nous renforce dans notre perception de la réalité. Le besoin
d’être guidé est également motivé par la peur du délaissement : pouvoir
s’adosser à des certitudes, à des dogmes, ou à des paradigmes qui nous
dispensent de la besogne de devoir nous-mêmes trouver les fondements
rationnels de nos choix. C’est ce que Pastef a proposé aux citoyens : il y a
évidemment un vide communication et politique qui était là et qui s’explique
pour l’essentiel par le fait que la plupart des hommes politiques étaient
compromis. En proposant un type de discours dont le levier est la rupture par
rapport à une longue et pénible tradition politique, les débatteurs pastéfiens ont
balisé le terrain à l’engouement populaire dont bénéficie aujourd’hui leur leader.
Une grande faiblesse des communicants des partis traditionnels a été compensée
ou éradiquée par les débatteurs de Pastef. Tandis que les autres avaient un
discours plus ou moins technocrate sur les enjeux économiques, politiques et
sociaux du pays, ils ont quant à eux choisi de faire descendre le langage
politique à un niveau susceptible d’être répété par n’importe quel citoyen.
D’aucuns y voient une sorte d’avilissement du discours avec les dérapages
qu’on connait, mais il est également possible d’en avoir une autre lecture. Il
s’agit plutôt d’une démocratisation de la politique, car les élites ne font pas la
démocratie : elle se fait par et dans une synergie entre le savoir et le savoir-faire
des élites et les sensations des masses. Ce que pensent les élites n’est pas
forcément plus légitime que ce que sentent les masses, on peut même se
demander si la réalité tangible n’est pas davantage du côté des masses que de
celui des élites. Chaque peuple a son modèle démocratique, le type de discours
qui traduit le plus fidèlement sa culture politique ainsi que ses émotions et ses
aspirations. Sous ce rapport, on peut dire que le type de discours proposé par les
Pastéfiens, notamment les cadres reflète les réalités socioculturelles sénégalaises
dans leur diversité.

La réussite de ce type de discours ne serait pas possible s’il y avait un divorce


entre sa forme et son contenu d’une part et d’autre part entre le discours lui-
même et ses destinateurs. S’il est vrai que la démocratie doit avoir entre
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obligations celle d’élever les masses au niveau des élites, ça ne dit nullement
signifier que le ressenti de ces dernières doit être étouffée ou voilées dans des
sophismes de technocrates plus soucieux de faire admettre leurs idées que
d’exprimer la réalité telle qu’elle est. On ne parle pas à la masse de la même
façon qu’on parle des diplomates : un discours qui ne sait pas galvaniser les
jeunes aura du mal à prospérer dans leur univers. La jeunesse, c’est certes les
études et la quête de la science, mais c’est aussi et avant tout la fougue, la
virilité, la détermination dans l’engagement, qu’ils soit sportif, politique, ou
religieux. Toute communication politique qui ne prend pas en compte le va-et-
vient nécessaire entre le vécu ou ressenti des peuples et les exigences théoriques
des élites porte en elle-même les causes de sa disgrâce.

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