Vous êtes sur la page 1sur 25

TWITTER, ESPACE POLITIQUE,

ESPACE POLÉMIQUE

L’exemple des tweet-campagnes municipales


en France (janvier-mars 2014)

ARNAUD MERCIER

Résumé en français

Au cours de notre étude sur l’utilisation de Twitter durant la campagne


municipale dans les 260 plus grandes villes de France, en 2014, nous
avons observé de nombreuses controverses et des attaques politiques
très violentes, qui ont acquis une certaine visibilité. Cette utilisation
polémique lors des élections fait écho à certaines caractéristiques
générales des usages des réseaux sociaux. On y retrouve l'agressivité, les
insultes, la dénonciation et l'indignation. L'intégration de Twitter dans le
répertoire d'action électorale fait de Twitter non seulement un espace
politique, mais aussi un espace polémique où tout semble permis.

DOI:10.3166/LCN.11.4.145-168 © 2015 Lavoisier


146 Les cahiers du numérique – n° 4/2015

Dans un contexte d’expression politique croissante sur les réseaux sociaux,


l’observatoire du webjournalisme (Obsweb, programme de recherche du
CREM) s’est associé à la société d’étude de la conversation sociale, Semiocast,
pour mettre au point un baromètre hebdomadaire, présenté sur l’antenne et le
site de France Info, afin de mesurer et d’analyser le retentissement des élections
municipales sur Twitter. L’objectif de ce dispositif de veille était de répondre de
façon chiffrée à plusieurs questions : quelles municipalités cristallisent le plus de
conversations ? Qui est le plus actif sur Twitter, candidat ou citoyen ? Quel est
le volume de conversations autour des enjeux locaux et des candidats ? Ce
dispositif a permis de suivre en continu du 23 janvier au 27 mars, l’ensemble
des échanges relatifs aux 260 municipalités de plus de 30 000 habitants, en
prenant pour mots-clés, le nom des villes, des candidats locaux et des partis,
contenus dans des tweets en contexte électoral. Le tout constituant un
baromètre du « bruit » des municipales sur Twitter, grâce à un stock de dizaines
de milliers de messages constitutifs de la tweet-campagne dans les grandes villes
de France.
L’un des résultats majeurs de cette observation en temps réel fut de voir
émerger sur ces réseaux de nombreuses polémiques qui ont déclenché un effet
dit de « buzz » (nombreux commentaires et partages d’informations sur un
sujet). Ces polémiques étaient d’autant plus notables qu’à plusieurs reprises,
elles ont constitué une part très importante de la tweet-campagne globale d’une
ville et que certaines controverses ne nous sont apparues que grâce à Twitter,
les médias ne s’en étant pas toujours fait l’écho. Nos observations nous ont
conduit à la conclusion que l’outil Twitter se prête très bien à un usage
polémique, parce qu’il est à la fois une technologie de l’affirmation de soi et de
mobilisation sociale.
Plusieurs auteurs se sont employés à définir la polémique en termes
d’analyse argumentative. Il en ressort que la polémique sert « à constituer une
propagande pour le point de vue du locuteur » (Yanoshevsky, 2003, 5), qu’elle « prend
toujours pour objet un discours autre et porte des jugements de valeur sur celui-ci » (Micheli,
2011, 97) et que « le pathos, la passion, jouent donc un rôle essentiel dans les discours
polémiques » (Kerbrat-Orecchioni, 1980, 10-11). Et cette linguiste de poursuivre :
« en ressortent inexorablement des procédés discursifs relatifs au champ sémantique guerrier
Twitter, espace politique, espace polémique 147

que sont l’agressivité, la véhémence, les insultes, etc. Cela va de pair avec une attaque vers la
personne plutôt qu’à l’encontre des arguments. Le discours polémique attaque une cible,
souvent personnalisée au travers d’une personne ou d’un groupe. En cela, la polémique définit
un camp adverse. Elle est alors considérée comme dialogique ». Et pour Ruth Amossy
(Amossy & Burger, 2011, 7) pareille joute verbale est assimilable à « un cas limite
de communication conflictuelle en ce que domine un désaccord fondamental, radical, et qui
semble durable ». Par conséquent, tous les coups sont permis, la mauvaise foi le
dispute à l’invective. Tout est bon pour disqualifier la parole de l’adversaire,
quitte à falsifier ses propos, à détourner des images, à surinterpréter des faits…
Nous montrons ici comment Twitter, en tant que technologie de
l’affirmation de soi et de mobilisation sociale est approprié comme moyen
d’attaquer personnellement des adversaires politiques, ou de crier ses
indignations ou encore de dénoncer de supposés complots.

1. Les réseaux socionumériques comme technologies d’affirmation de soi

Les réseaux socionumériques connaissent un fort développement depuis


une dizaine d’années grâce notamment au potentiel d’expressivité qu’ils offrent
aux abonnés. À l’instar du blog, lié à l’idée d’expression personnelle libre
pouvant être facilement partagée, les comptes sur des réseaux comme
Facebook, Tumblr ou Twitter sont associés à un désir d’affirmation de soi,
souvent dans un mixte de récits mettant en jeu sa vie privée et sa face publique,
ce que Allard et Vandenberghe (2003) nomment un « individualisme expressif ».
En adoptant un point de vue goffmanien, on peut considérer les réseaux
socionumériques comme des scènes nouvelles, où se joue de façon renouvelée,
le jeu des rôles et des faces donnant lieu ou non à des interactions sociales
réussies. Bien sûr, chaque réseau social tend à essayer d’imposer des normes de
comportements, que les usagers viennent sanctifier ou transformer. L’usage
professionnel de LinkedIn ou Viadeo n’induit par exemple pas les mêmes
présentations de soi et les mêmes règles de confirmation des faces (Goffman, 1973)
que sur des réseaux réputés plus décalés et libératoires.
Sur les réseaux numériques, l’individualisme expressif suit souvent une
logique de libération de certains cadres et conventions sociales qui régissent les
interactions sociales ordinaires. Le succès de ces dispositifs technologiques de
communication auprès de nombre d’usagers s’explique par son adéquation avec
des aspirations sociales à ce que le sociologue néerlandais, Cas Wouters nomme
informalization. Ce sociologue se veut le continuateur à l’époque contemporaine
de l’analyse diachronique initiée par Norbert Elias, au sujet de la civilisation des
mœurs. Il constate une égalisation relative de nos sociétés depuis 1945, grâce à
une baisse tendancielle de la pompe rigide, des codes cérémoniels ancestraux.
148 Les cahiers du numérique – n° 4/2015

En parallèle monte un sentiment de liberté assumé pour vivre comme on


l’entend. Il détecte « un accroissement des alternatives comportementales et émotionnelles,
socialement acceptées » (Wouters, 2007, 57). Cela se traduit dans la vie sociale par
une série de faits qui vont dans le sens d’une acceptabilité plus grande des
formes de familiarité. On peut relever une montée de l’appellation des acteurs
sociaux par leur prénom (y compris au travail) ; l’extension dans toutes les
classes sociales de l’usage en situation sociale d’un vocabulaire plus relâché (y
compris gros mots ou registres grivois). Cela correspond à une tendance lourde
d’aspiration à ne pas être contraint. Ainsi, le protocole ou les marques
traditionnelles de déférence tendent à être perçues comme trop hiérarchiques et
formelles par nombre de protagonistes. Cela s’accompagne donc d’une
injonction à rester « nature », « spontané », « soi-même »...
Les réseaux socionumériques sont perçus et vécus comme des technologies
d’affirmation de soi, permettant de laisser libre cours à l’exposition de son
intimité, de ses goûts, de sa personnalité, sans censure, au risque même de
l’impudeur. Cette expression de soi dans un cadre jugé libératoire et
« informalisé » nous l’appellerons ici : expressivité de soi.

2. Les réseaux socionumériques comme technologies politiques

À l’heure où la plupart de nos démocraties connaissent de réelles faiblesses


au niveau de la participation traditionnelle (hausse de l’abstention électorale,
baisse du militantisme partisan), les nouvelles technologies peuvent favoriser un
regain de mobilisation. Par le haut, les facilités de contact qu’elles autorisent,
offrent des moyens supplémentaires de toucher les citoyens. Les sites
électoraux regorgent, dans les partis minoritaires comme de gouvernement, de
matériel de propagande (argumentaires de campagne, programme officiel des
réunions publiques, vente de produits dérivés au sigle du parti ou du candidat,
bons conseils pour organiser chez soi une réunion de proximité…). Par le bas,
les nouvelles technologies favorisent la diffusion ultra-rapide de formes
protestataires de mobilisation : les sollicitations de pétition sur des sites dédiés
se multiplient ; chaque citoyen peut recevoir par courriel, un appel à
manifestation, à boycott, une dénonciation et avoir l’impression d’agir en se
contentant d’en faire profiter leur carnet d’adresses, par un simple « transférer ».
La dérision politique aussi se porte bien sur l’Internet, grâce aux vidéos
diffusées sur les sites spécialisés, grâce à la circulation accélérée et massive de
caricatures, blagues ou clips, comme la campagne sarkostique de 2006-2007 l’a
bien montré. Grâce à l’effet d’archivage que ce support permet, il est aussi
devenu plus facile de proposer des montages mettant des élus en flagrant délit
de contradictions entre leurs propos d’un jour et leurs propos et actes présents.
Twitter, espace politique, espace polémique 149

Ajoutons que les formes de militantisme observables en ligne relèvent en


partie d’une autre logique que les actions collectives traditionnelles. Lance
Bennett parle alors de connective actions (Bennett & Segerberg, 2012). Les auteurs
insistent sur le poids désormais, dans nos sociétés individualistes de masse, des
« orientations politiques individualisées qui se traduisent par un engagement politique comme
une expression personnelle d’espoirs, de modes de vie, ou de griefs » (p. 743) et « les idées et
les mécanismes pour l’organisation d’actions deviennent plus personnalisés que dans les cas où
l’action est organisée sur la base d’un groupe à identité sociale, d’une appartenance, ou d’une
idéologie » (p. 744). Le tout s’accompagne de la montée des « réseaux à liens
faibles » théorisés dès 1973 par Mark Granovetter. Le niveau de fragmentation,
de ces populations individualisées difficiles à atteindre, rend plus difficile encore
à atteindre l’objectif propre à toute mobilisation de partager un sentiment
d’identité collective. L’usage des réseaux socionumériques vus comme des
technologies de communication personnelle est particulièrement en phase avec
ces évolutions sociopolitiques. Benkler (2006) considère que la participation
politique est de plus en plus souvent redevable d’une auto-motivation dès lors
qu’un contenu expressif personnel est partagé avec, et reconnu par, d’autres
qui, à leur tour, répètent ces activités de partage en réseau. Lorsque ces réseaux
interpersonnels sont activés par des plates-formes technologiques qui offrent
des moyens de coordination en réseaux, les actions qui en résultent peuvent
ressembler à une action collective, mais sont en fait redevable d’un nouveau
label : des connective actions. « Les réseaux de communication personnalisée basés sur la
technologie impliquent plus que de l’échange d’informations ou de messages. La nature souple
et recombinante des DNA (digitally networked actions) font de ces sphères web et de leurs
extensions hors ligne, plus que de simples systèmes de communication. Ces réseaux sont en
eux-mêmes des organisations flexibles, qui permettent souvent des ajustements coordonnés et
des actions rapides adaptés à des objectifs politiques souvent changeants, permettant même de
traverser les frontières géographiques et temporelles dans ce processus » (p. 753).
Twitter offre ainsi un bon moyen de créer des communautés de partage, y
compris qui ne sont reliées que provisoirement par un hashtag, véritable outil de
coordination servant à construire un fil conversationnel critique, sur un
événement ou un thème précis, souvent polémique, comme nous l’avons
montré pour la présidentielle de 2012 en France (Mercier, 2013). Ce mot-clé
relie ensemble des individus qui ne se connaissent pas, qui ne se suivent pas
forcément les uns les autres. C’est la force de cet outil de coordination sociale
que d’établir des ponts entre des gens qui s’ignorent. « Chaque utilisateur
participant à une conversation forgée par un hashtag possède le potentiel d’agir comme un pont
entre la communauté hashtag et de son propre réseau de followers » (Bruns & Burgess,
2011). Il existe donc des situations sociales où le hashtag permet de construire ce
que ces auteurs nomment « des publics ad hoc ». Indignations, attaques tactiques
ou dénonciations deviennent les ressorts constitutifs de ces groupes qui vont
150 Les cahiers du numérique – n° 4/2015

alors s’affronter sous formes de polémiques.

3.° Twitter comme espace polémique

Dans le stock de données recueillies sur Twitter durant la campagne des


municipales dans les 260 premières villes de France, on a pu repérer de très
nombreuses polémiques et attaques politiques, qui ont acquis une certaine
visibilité, enflammant la twittosphère, générant de nombreux messages
contradictoires, avec pour ferment la hargne et l’injure, ou la dénonciation et
l’indignation, etc. Notre objectif ici est de comprendre la manière dont a pu
s’installer des phénomènes polémiques qui ont fait le « buzz ». Durant toute
cette période d’observation, on a ainsi vu des hommes politiques qui ont
déchaîné par leur propos, leurs actes, ou parfois de par leur personnalité même,
des campagnes très vives de mobilisation contre eux, et des interpellations ou
attaques ad hominem, parfois d’une grande violence, comme si la posture
militante sur ces réseaux pouvait s’affranchir des règles ordinaires de la civilité,
répondant du même coup à la double logique de fonctionnement sus-décrite :
forte expressivité de soi, sans retenue, dans le cadre d’un combat politique
renouvelé car numérique, fait d’ironie, d’agressivité et d’aigreur.
Mais avant d’entrer dans le vif de la tweet-campagne municipale, rappelons
l’affaire du hashtag #unbonjuif, qui défraya la chronique en octobre 2012. À
cette époque a été lancé un concours nauséeux de blagues antisémites, avec ce
hashtag. Mot-dièse qui devint le troisième plus populaire sur Twitter en France,
autour du 10 octobre. Loin d’être un épiphénomène, on a vu les internautes sur
ce réseau exprimer librement, sans vergogne, leur antisémitisme, comme si le
fait de l’exprimer sur Twitter, sous couvert de blagues suffisait à les dédouaner
de toute accusation d’antisémitisme1. L’un des initiateurs de ce concours de
« vannes », s’appelle EternelEnculé, ce qui suffit à dire le degré d’agressivité et
d’informalisation dont il est capable. Les condamnations que déclenche cette
campagne de calomnie ad communitatem n’ont pas démobilisé ceux qui y
participaient, beaucoup invoquant juste « l’humour » ou se retranchant derrière
« la liberté d’expression », insultant en retour ceux qui s’indignent.

1. Qu’il nous soit permis de ne pas donner une publicité excessive à ces propos, en n’en
citant aucun.
Twitter, espace politique, espace polémique 151

(* fdp = fils de pute)


Figure 1. Tweet polémique antisémite

On trouve dans cet épisode une série d’enjeux caractéristiques des


polémiques les plus véhémentes sur Twitter : propos orduriers et diffamatoires,
insultes, syntaxe relâché, fautes d’orthographe fréquentes, identité masquée
sous un avatar, désignation d’une cible sur laquelle on encourage d’autres à
s’acharner, formes de surenchères dans l’outrance verbale, la dénonciation d’un
supposé pouvoir, de turpitudes coupables, plus ou moins cachées et graves.

3.1. Insultes et attaques ad hominem

Le contrat communicationnel est ce pacte fondateur de tout échange


langagier entre deux interlocuteurs par lequel ils se reconnaissent l’un l’autre des
traits identitaires et une position sociale qui les définissent en tant que sujet de
cet acte, par lequel ils s’entendent implicitement sur la visée de l’acte et le thème
de l’échange. La force illocutoire de l’injure tient à sa puissance de rupture du
contrat communicationnel, de transgression des conventions, afin d’entrer dans
une logique d’agression, sans toutefois avoir besoin d’en venir aux mains ou à
défaut de pouvoir agresser physiquement sa cible. « L’insulte est un acte de langage
interlocutif ; elle porte une force émotionnelle, voire pulsionnelle, et vit l’autre dans la volonté
de le rabaisser et de le nier. Elle tient un rôle éminemment perlocutoire (« Parce que je te traite
de gros lard, tu vas te sentir comme ça ») » (Auger & alii, 2008, 639).
Pragmatiquement, l’insulteur vise à rompre les nœuds relationnels
conventionnels qui délimitent les interactions sociales possibles entre lui et sa
cible : il rabaisse le destinataire qu’il interpelle ou le délocuteur dont il parle, il le
fait déchoir de son statut, de sa position sociale ; il lui dénie une posture de
supériorité qui imposerait de « mettre les formes » pour s’adresser à lui ou
parler de lui (règles de politesse, protocole). Les injures sont des « interpellations
qui à la fois ‘expriment’ l’affectivité venimeuse du parleur et dévalorisent l’auditeur qu’elles
‘représentent’ » (Chastaing, Abdi, 1980, 35). L’utilisation de gros mots, du
152 Les cahiers du numérique – n° 4/2015

tutoiement, l’interpellation directe, sont autant de marqueurs de cette


égalisation des statuts voulue par l’insulteur qui sonne souvent comme une
revanche sociale, un retournement de l’ordre du monde dans le cas où ce
dernier se sent dominé socialement. Le dominé se donne alors la puissance de
l’injure comme moyen de rabaisser celui que les normes sociales placent au-
dessus de lui et de neutraliser son pouvoir social. La violence verbale s’assimile
à un refus des catégorisations sociales et impose avec brutalité une
renégociation du sens attribué à la situation.
Mais pour atteindre sa pleine efficacité, l’insulte suppose une configuration
discursive mettant en jeu un auditoire. « Le rôle de ce tiers écoutant est capital dans
l’identification de la portée de l’acte de langage – interprétable comme moquerie, raillerie,
diffamation, provocation, humiliation, etc. – et la latitude de sens qu’on peut lui associer. Si le
tiers écoutant peut susciter chez les interlocuteurs une retenue dans l’échange (autocensure), il
peut au contraire y susciter une stimulation, une théâtralisation de l’insulte » (Rosier,
Ernotte, 2004, 38). Les insulteurs et provocateurs ont besoin d’un public devant
lequel exposer leurs paroles illicites afin de sentir monter ce sentiment de
triomphe sur la loi et les usages lié au plaisir de se conduire en contestataires et
afin de se sentir intégrés au groupe de ceux qui partagent cette même révolte,
cette même transgression, les mêmes dénonciations. Les réseaux
socionumériques sont alors vécus comme un micro-espace public permettant
d’acquérir une visibilité sociale, et ce, d’autant plus que sa parole ne passe pas
inaperçue car elle est transgressive, iconoclaste et fait polémique.
L’autre vertu appréciée dans cet usage polémique de Twitter est de
permettre d’interpeler directement sa cible, de faire en sorte que les accusations
habituellement partagées dans un entre-soi touchent directement leur cible,
puisque nommer une personne, un groupe, un compte Twitter, garantit que
ceux concernés finiront par savoir qu’on parle d’eux sur le réseau, et qu’ils
recevront donc bien les flèches ainsi décochées contre eux.
La bataille sur Twitter a été très active et régulière à Marseille.
Conformément à sa réputation de culture politique locale aux mœurs rudes, les
noms d’oiseaux volaient, les critiques acerbes furent légion. Voici un bref
florilège de ce qu’on peut trouver sur Twitter entre les trois principaux rivaux :
momie, menteur ou arnaqueur, connard, gros connard « corromput » (sic),
grosse merde c’est selon.

@Bassounov: Les candidatures des #momies #Bouteflika et #Gaudin montrent la


persistance de l’influence #égyptienne sur tout le bassin méditerranéen !
@Pikadilly13: @patrickmennucci est un menteur qui n’aime pas sa ville et se fout des
marseillais : pas de ça à Marseille ! Votons @jcgaudin
Twitter, espace politique, espace polémique 153

Le FN recrute des arnaqueurs au moins ils comprennent le programme en voici l’exemple


avec michel Cataneo. http://fb.me/…
@belami_ : si j’habitais à Marseille je préfère encore voter pour Gaudin que pour ce
connard parachuté du FN
@boulededogue : marseille, campagne de Gaudin, faut régler le blém des poubelles passque
ça fait po joli. Et l’HYGIENE gros connard corromput #paradisésrats
@momomducoin : @AvecMennucci c’est bon avec mennucci on sens bas les couilles de
cette grosse merde !!! (sic)

La force polémique de Twitter résulte donc d’une combinatoire mêlant :


informalisation amplifiée, publicisation facilitée, interpellation directe favorisée.
Sur ces réseaux socionumériques on peut à la fois attaquer directement sa cible
et être en position de rendre visible à des tiers ses attaques, rompant les règles
de bienséance ordinaire. « La montée des incivilités, de l’agressivité et des violences
verbales (…) constitue un signe de transformation indéniable de nos sociétés (…) d’une
informalisation progressive des relations sociales » (Boutet, 2010, 94).

3.2. Indignations

Un autre ressort puissant de la polémique sur les réseaux socionumériques


relève de l’indignation. Sans forcément tomber dans l’invective et l’injure, les
internautes emploient ce support à forte expressivité pour pousser des cris de
colère face à ce qui leur apparaît comme une injustice ou des faits indignes d’un
comportement politique et civique. On trouve dans cette catégorie, les
dénonciations de mensonges et de manipulations plus ou moins grossières dont
les candidats se rendent coupables. Dans la société française contemporaine où la
défiance vis-à-vis de la classe politique se répand, on trouve des campagnes assez
vives contre les élus qui bénéficieraient de privilèges indus, de passe-droit…
Qu’un article dans la presse soit publié mettant en cause un élu, et l’on verra
très vite le lien url sur cet article circuler, être partagé, avec un discours
d’accompagnement souvent peu amène. On songe en premier lieu au maire
UMP sortant de Levallois-Perret, Patrick Balkany, ami connu de Nicolas
Sarkozy, qui cristallise sur sa personne bien des rancœurs et des haines. Il a été
l’objet à plusieurs reprises de vives polémiques sur Twitter, qui font que dans
notre baromètre de la tweet-campagne, la ville de Levallois Perret a souvent été
sur le podium de notre classement des villes de moins de 100 000 habitants, y
compris par la remise en circulation de « vieilles affaires ». Mais plus
globalement, il s’agit souvent de dénoncer des turpitudes de candidats et
colistiers (photo truquée, vidéos cachées, dérapages racistes ou xénophobes
154 Les cahiers du numérique – n° 4/2015

etc.). Un certain nombre de citoyens agissent sur le réseau social comme des
redresseurs de tort, incarnant une figure du fact checking dont ils ne souhaitent
pas laisser aux journalistes le monopole. Messages qui peuvent amener en
retour des messages de soutien aux mis en cause par leur entourage et des
militants ou sympathisants.

3.3. Complots

Enfin, lorsqu’on observe attentivement ce qui circule sur ces réseaux, on


découvre aussi une posture de « révélation » dénonciatrice de ce qui serait
caché, tu, maquillé, tant par les institutions que par les médias ou les élites. Les
réseaux socionumériques sont vécus comme un espace public alternatif,
assurant de la publicité, donnant de la visibilité à ce qui mériterait de circuler
dans l’espace médiatique et public mais que des forces inavouées bloquent et
occultent.

Figure 2. Tweet polémique complotiste

Dans ce registre, on trouve une twittosphère d’extrême-droite très active,


dès lors qu’elle peut s’emparer d’un fait, d’un événement pour dénoncer à la
fois les médias et leur silence complice face à des faits insuffisamment mis en
lumière, et la gauche ainsi que les autorités officielles. Les émeutes urbaines à
Rennes et Nantes, en offrent l’illustration parfaite. Les très nombreux messages
mis en circulation ne se contentent pas d’exprimer un dégoût et une
condamnation des actes de vandalisme constatés. Ils donnent lieu dans les deux
cas à une montée en généralité autour de la dénonciation du deux poids deux
mesures dans l’attitude des autorités politiques et policières entre les mouvances
gauchistes et le FN et les groupes identitaires et nationalistes. L’amertume
d’être stigmatisé doublée du sentiment d’impunité réservée aux forces
d’extrême-gauche, déchaînent les passions et engagent des joutes verbales sur
Twitter. Se donne à voir une vision plus ou moins obsidionale et complotiste de
la société, Twitter servant alors de moyen d’expression publique pour redresser
la situation, pour « dire tout haut » ce dont les médias ne parlent pas, ce qui
gêne le pouvoir en place et qu’il cherche à tout prix à taire et cacher.
Twitter, espace politique, espace polémique 155

4. Retour sur quelques polémiques électorales des municipales de 2014

Pour qu’on puisse parler de polémique, il faut quelques ingrédients de base :


un sujet qui oppose nettement au moins deux camps, des prises de parole qui se
font fortes et passionnées, un débat qui a de l’écho, qui se répercute. Or notre
baromètre Semiocast/France info/Obsweb visait à identifier les thèmes faisant
l’objet des conversations et circulations les plus nombreuses, qui faisaient le
buzz. Et bien sûr, parmi les thèmes concernés, nous avons eu à relever de
nombreuses polémiques. La controverse facilitant à la fois la visibilité d’un
sujet, l’envie d’en parler et de le partager avec les internautes. Sont exposés ci-
après une sélection de ces polémiques illustrant notre typologie.

4.1. Attaques ad hominem

La ville de Pau, pourtant commune moyenne de 80 000 habitants a été le


théâtre d’une tweet-campagne très active, surtout à partir de l’annonce officielle
du soutien de l’UMP à la liste préparée par le dirigeant du Modem François
Bayrou. Il s’était illustré en 2012 par son appel à voter Hollande au second tour
de la présidentielle, contre Nicolas Sarkozy. Conséquence : François Bayrou
généra à lui seul dans les deux semaines suivant le 17 janvier, plus de 90 % des
messages évoquant le nom d’un des candidats locaux, avec plus de 20 000
tweets dans notre baromètre. Beaucoup expriment des attaques violentes et une
réprobation. Les mots-clés de ces messages évoquent la « trahison », le « félon »,
le « collabo » « la girouette », la « momie Bayrou ». Les militants et
sympathisants UMP évoquent aussi leurs réactions quasi viscérales très liées à
l’indigestion : « Ce BAYROU me fait vomir », « c’est pas une couleuvre qu’il
faut avaler, mais un boa », « beurk », « La cuisine à PAU est indigne! »,
« merde », « fuck ». Et si ce type de messages a diminué au fil de la campagne et
que les messages de soutien ont cru, les insultes ont néanmoins continué
jusqu’aux lendemains de sa victoire.
Au final, la moitié des tweets sur la campagne ont porté sur ce soutien et sur
le jeu des alliances du MoDem, avec une nette dimension nationale à la
conversation. L’importance du buzz sur cette alliance s’explique par le malaise
qu’elle représente, souligné par les multiples rebondissements de soutiens et de
défiances des différents cadres de l’UMP, et par le rejet massif par un grand
nombre de militants UMP, surtout ceux qui ne sont pas électeurs à Pau.
Un autre élu a été l’objet d’une vindicte constante sur les réseaux
socionumériques : le maire de Levallois-Perret. Dans la semaine du 17 janvier,
une (nouvelle) information judiciaire fut ouverte contre le maire UMP Patrick
Balkany, ce qui suscite des tweets d’indignation comme par exemple :
156 Les cahiers du numérique – n° 4/2015

@guerin_apollo : qui est le #con qui a donné la #légion d’honneur à


#Balkany ?
La semaine suivante les tweets dépassent le cap des 6 500 en 6 jours. Une
série de polémiques assurent une telle activité : Mediapart publie un nouvel
article dénonçant des turpitudes financières supposées du couple Balkany.
Isabelle Balkany répond de façon provocatrice, comme à son habitude sur
France 5, puis publie sa réaction sur son compte, en lettres majuscules, comme
pour donner plus de force encore à son propos : « JE SOUHAITE DU FOND
DU COEUR LA FAILLITE DE MARIANNE ET MEDIAPART » (le lien
vers cette vidéo a été posté dans les 24 h une centaine de fois rien que sur
Twitter). Par ailleurs, le maire de Levallois-Perret initie une polémique en
annonçant un dépôt de plainte contre un groupe de rap local, qui a tourné une
vidéo pro-Dieudonné, faisant l’éloge de la « quenelle » et de la « liberté
d’expression ». Les images aux paroles virulentes (comme il sied au rap) ont été
filmées devant la mairie, sans autorisation. D’où la plainte. Toutes ces
polémiques agitent du coup la twittosphère (mais aussi sur Facebook bien sûr et
sur You Tube). Résultat, le nom Balkany occupait 75 % des tweets de notre
b@romètre sur la ville lors de la deuxième semaine.
Cet exemple est intéressant car il fournit un beau cas d’étude du processus
de viralité. On voit que beaucoup de cas qui alimentent la conversation sur
Twitter proviennent d’abord d’un propos tenu par ou dans un média. France 2
a diffusé un reportage sans complaisance (« Les seigneurs de Levallois »). Les
adversaires l’exploitent pour le faire connaître à ceux qui n’étaient pas devant
leur écran le 23 janvier après 23 h. Mediapart publie un nouvel article dont le
lien est retwitté plus de 270 fois en 36 h (« Des travaux à l’œil dans la résidence
des Balkany à Giverny »). Et du coup, cela donne une seconde jeunesse à des
articles issus du même site d’information, parus à l’automne (liens retwittés plus
de 50 fois à chaque fois).
Les turpitudes du maire sortant, Patrick Balkany, ont encore garanti à la ville
sa première place sur le podium, début février, avec plus de 14 000 tweets. Il
faut dire que le maire a piqué une grosse colère contre un journaliste de
BFMTV, devant la caméra allumée, pour finir par lui confisquer de rage, sa
caméra, la scène restant filmée, y compris l’empoignade verbale avec sa femme
et un de ses conseillers l’enjoignant de se calmer et de restituer l’engin. Une
scénographie spectaculaire, digne des émissions de caméra cachée, qui a
évidemment généré un énorme buzz, tous les sites d’information s’en faisant
l’écho. Rien que sur la plateforme You Tube de la chaîne, la vidéo a été vue
plus de 95 000 fois en 48 h. À lui seul Patrick Balkany rassembla donc 91 % des
tweets, avec énormément de commentaires accusateurs. Soit plus de 12 700
messages, le plus souvent à connotation négative.
Twitter, espace politique, espace polémique 157

Une autre polémique, fin février surgit lors d’une opération « bourrage de
tweets ». Utilisant l’application Tweetvote, les deux adversaires de droite se sont
livrés à une piteuse guerre des boutons… numérique. Recourant à des
subterfuges aussi grossiers que vains, ils ont créé des faux comptes Twitter qui
furent programmés pour retweeter automatiquement les messages reçus
comportant leur nom de candidat. Comment reconnaître cette petite tweet-
manipulation ?
D’abord à l’émergence de comptes sans autre activité réelle qu’un
matraquage systématique, et ici, sur une seule journée ! Ces comptes n’ont pas
de profils, pas de photos, suivent peu de gens et sont peu ou pas du tout suivis.
Les internautes les appellent des « œufs », à cause de l’image neutre qui s’affiche
par défaut pour le profil : une forme d’œuf sur fond monochrome.
Fun92300 a été un de ces faux comptes. Le 27 février il a posté 123 tweets
avec le nom de Patrick Balkany, dans des messages plus ou moins similaires.

Figure 3. Bourrage de tweets en période électorale


158 Les cahiers du numérique – n° 4/2015

Figure 4. Tweets polémique en période électorale

Messages ensuite 88 fois retweetés par un compte tout aussi faux :


@Gustave_1994. Tout ceci étant aussi retweeté par Isabelle Balkany, ce qu’elle
finit par admettre, en prétextant ne faire qu’agir comme les autres ! Et
dénonçant donc la supercherie du côté de l’équipe Courson. Manipulation tout
aussi avérée d’ailleurs et dont on fait grâce ici de la démonstration, puisque les
mécanismes sont les mêmes.
Et Isabelle Balkany de conclure par ce tweet définitif :
Twitter, espace politique, espace polémique 159

Figure 5. Tweet polémique en période électorale

On le voit, les polémiques personnelles sur Twitter peuvent aussi prendre


des allures de gamineries, à peine digne des cours de récréation.

4.2. Indignation et dénonciation

Un bel exemple de double polémique dénonciatrice s’est déroulé à Paris, qui


a généré plus de 100 000 tweets de campagne par semaine, en moyenne. Un
soutien de la candidate UMP, Nathalie Kosciusko-Morizet (NKM) a voulu
dénoncer ce que serait la saleté à Paris liée à un ramassage des ordures
défectueux. Adrien met donc en ligne une critique de la gabegie de l’adjointe au
maire sortante, avec photos à l’appui pour illustrer son propos. Hélas pour lui,
des internautes se livrent à un travail de vérification et dévoilent une
exploitation fautive (ou manipulatrice ?) d’une photo prise à Marseille, preuves
visuelles à l’appui. La dénonciation de cette petite supercherie a entraîné un
important trafic. Les liens URL vers les sites ou blogs relatant l’incident ont été
mis en circulation plusieurs centaines de fois.

Figure 6. Tweet polémique en période électorale


160 Les cahiers du numérique – n° 4/2015

Figure 7. Tweet polémique en période électorale


Twitter, espace politique, espace polémique 161

Figure 8. Tweet polémique en période électorale

Et le fact-checking se veut pédagogique, puisqu’on fait des captures écrans du


profil de l’auteur du tweet, surlignant qu’il se vante bel et bien d’être membre de
l’équipe de campagne de NKM : « #UMP bosse à la campagne de #NKM ».
Dès lors, le militant tente de reprendre la main, en republiant le même
message avec une illustration de poubelles parisiennes. Mais, il est désormais
dans le collimateur d’internautes qui l’interpellent, l’asticotent, continuent à
l’accuser d’intoxication électorale. Ce dont il cherche à se défendre, générant un
fil de conversation direct entre les accusateurs et leur cible (dont nous publions
ici un extrait).
Mais des villes où la tweet-campagne fut morne où inexistante, ont aussi
connu leur polémique sur Twitter, notamment grâce à une médiatisation initiale
d’un dérapage verbal ou iconographique. À Laval, petite préfecture tranquille de
la Mayenne, le candidat Front national, Jean-Christophe Gruau déclencha la
polémique par ses propos tenus sur son blog de campagne. Il y enchaîne les
propos douteux, voire juridiquement condamnables, sur l’immigration, les
homosexuels… Le lien URL le plus partagé qui déclenche la campagne
162 Les cahiers du numérique – n° 4/2015

d’attaques vient d’un article du Nouvel Observateur qui en propose des morceaux
choisis : « L’immigration ? "Un cancer", écrit-il. "L’africanisation de Laval est en marche"
et, à l’entendre, la culture des immigrés consiste à "balancer tout par la fenêtre, y compris les
excréments". De plus "l’argent envoyé en Afrique n’est que trop souvent gagné qu’avec la
braguette du père de famille" », article qui a aussi fait le buzz sur Facebook, puisque
plus de 4 300 personnes le recommandèrent dans la semaine de sa publication.
Le candidat a du coup eu les « honneurs » du Petit journal de Canal+, 6 minutes
de démontage en règle de ses propos, avec interview du candidat, qui reste
spontané et dit ce qu’il pense sans trop de circonlocutions. La polémique
redoubla. Des centaines de tweets mirent en circulation l’extrait vidéo de ses
déclarations marquées au sceau du racisme ordinaire et béat. La plupart
s’indignent, mais d’autres tentent de le défendre.

@anonnewsfrance : Islam, immigration... Les propos nauséabonds du candidat FN à


Laval: Le candidat Jean-Christophe Gruau multiplie les provocations bit.ly/1b…
@heterovox2014 : Le seul candidat estampillé @laManifPourTous à Laval est
JC.Gruau (FN). Il est à vomir ! #ManifDeLaHonte
@bettonkevin : JC Gruau assure que tous les cambrioleurs de Laval viennent d’Europe
de l’Est... Comment peut on avoir un tel discours ? Pathétique!
@clairedegenne : Honte de voir notre ville dans #lepetitjournal réduite au candidat
Gruau… affligeant… non !!! Laval ce n’est pas ça ce n’est pas lui!
@negeuz45 : Bande de... que vous êtes a laval vous faites la mala a Gruau mais c bien
lui qui passe au seconde tour
@droitenationale : JC Gruau, tête de liste FN à Laval (Mayenne): "Laval est en train
de s’africaniser à vitesse grand V" explore.fr/pdfpanorama/BD…

Dans le même esprit, mi-mars, la ville de Nevers accède à une forte


notoriété dans la tweet-campagne, avec une énorme polémique concernant une
candidate du FN sur place, dont une photo de famille (scène de vie ordinaire en
apparence) mise sur son compte Facebook se déroule avec tendu au mur, un
drapeau nazi et un tee shirt aux armoiries SS. Les esprits s’échauffent, entre
tous ceux qui la dénoncent haut et fort, et ceux qui tentent de la défendre.
On peut aussi évoquer la polémique surgie subitement fin mars, à Avignon,
qui a cumulé 17 000 tweets en une semaine, dont les trois-quarts commentaient
les déclarations d’Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, sur le départ du
festival en cas de victoire du candidat Front national au second tour. De tels
propos ont déclenché une polémique à plusieurs angles. Les partisans du FN,
Marie Le Pen en tête, se sont déchaînés contre la « gauche culturelle bobo » et
ont pu à bon compte dénoncer « l’intolérance » de leurs adversaires. Une partie
Twitter, espace politique, espace polémique 163

des citoyens ont apporté leur soutien à l’homme de théâtre, pendant que
d’autres, pourtant hostiles au FN, ont dénoncé ce qui s’apparente à un
chantage, craignant même ouvertement que cette position ne produise l’effet
inverse de celui souhaité, en renforçant dans leur choix, certains électeurs tentés
par le FN. Avec une telle configuration d’opinions, tout était réuni pour que la
polémique enfle sur les réseaux.

Figure 9. Tweet de dénonciation

@jeanduma1 J’avoue que l’arrêt du Festival d’Avignon serait la meilleure raison de votre
FN là-bas. #SousCulture Pour le reste…
@andrebercoff #avignon2014 : si les habitants ne votent pas bien, pas droit, pas dans
la ligne juste, ces salauds seront privés de Festival. De mal en Py.

Évoquons pour terminer, ce qui s’est passé à Metz autour des 18-20 février.
Nora Aline Herbet, colistière de l’UMP Marie-Jo Zimmermann à Metz, a posté
un message sur son compte Twitter en réponse à des joutes verbales qu’elle
conduisait sur ce réseau avec ses adversaires, dont un devenu depuis adjoint au
maire. Elle a souhaité défendre publiquement l’ex-humoriste Dieudonné et son
mentor intellectuel, l’idéologue Alain Soral, en réponse à des arguments hostiles
164 Les cahiers du numérique – n° 4/2015

émis. Elle écrivit : « Soral n’est pas facho, Dieudonné non plus, ce sont des adeptes de la
polémique. Les médias ne font que manipuler. Honteux ! ». Évidemment ses adversaires
se sont engouffrés dans la brèche, profitant de cette faute morale et politique
pour crier à la tentation Front national (très implanté en Moselle) de la liste
UMP Centriste.
La tête de liste s’est empressée de réagir pour essayer de couper court à la
polémique. Dans un communiqué, elle annonça que sa jeune colistière « a eu un
avertissement. Elle a enlevé son tweet parce que je l’ai exigé ». Reconnaissant le
« dérapage » elle prit même la décision de « suspendre » quelques jours sa
campagne sur les réseaux sociaux, le temps de recadrer tout le monde sur le
bon usage électoral de Twitter et Facebook (« je suspends jusqu’à nouvel ordre mon
compte Twitter mais en plus j’ai demandé formellement à chacun de mes colistiers d’agir de
même et de cesser tout commentaire sur Facebook »). La mesure spectaculaire ne fit que
donner une visibilité nationale à l’affaire locale, et elle décida finalement
d’écarter la candidate de sa liste.
Le cas est intéressant à deux titres. Il manifeste le défaut de maîtrise dont
font encore preuve de nombreux candidats de ce nouvel outil intégré à leur
répertoire d’action électoral depuis pas assez longtemps pour avoir acquis tous
les « bons réflexes » d’usage. La spontanéité et la facilité de publication
conduisent certains twittos à diffuser trop vite, de façon irréfléchie, des propos
qu’ils auraient sans doute formulés autrement, avec plus de recul. On se
souvient que Valérie Trierweiler apprit à ses dépens qu’un simple tweet (certes
vengeur) possédait une capacité de déflagration mal évaluée. Elle l’a reconnu
d’ailleurs, affirmant avec autodérision que « la prochaine fois je tournerai sept fois mon
pouce avant de twitter ».
Le cas est intéressant aussi, par l’analyse qu’en fit la tête de liste UMP dans
son communiqué : « Twitter, halte aux dérives ». La députée de Moselle écrivit :
« Depuis de nombreuses semaines, nos adversaires politiques se livrent à une campagne de
dénigrement et de harcèlement sur internet. Des caricatures littéralement ordurières ont même
été diffusées à mon encontre. En janvier dernier, des propos désobligeants tenus sur Twitter
par un élu municipal socialiste nous ont également amenés à quitter la séance du conseil
municipal. Au lieu d’utiliser les tweets et les réseaux sociaux pour des propositions
constructives et une campagne positive, certaines listes passent leur temps à faire de la
provocation ». Elle identifie alors le piège que représente ce moyen de
communication personnel et spontané, accessible depuis un simple
smartphone, très adapté à une stratégie de déstabilisation, par harcèlement de
candidats, et favorisant une volonté épidermique de réagir, de répondre du tac
au tac, alimentant donc une polémique. « Cette stratégie peut conduire mes colistiers à
réagir de manière excessive. Je tiens donc à ce que qu’il soit bien clair que ne suis pas engagée
par tel ou tel propos qui serait tenu par l’un ou par l’autre ». La tête de liste est amenée
Twitter, espace politique, espace polémique 165

à avouer que si les réseaux socionumériques sont devenus un outil de


propagande électoral, ils restent un support d’expressivité de soi, aux mains de
chaque colistier, avec autant de risques de dérapages, dont la tête de liste doit
donc ne pas être jugée solidaire.

4.3. Complot

La fachosphère a été très active sur les réseaux socionumériques, puisqu’ils


ont ainsi accès à un micro-espace public venant compenser leur déficit de
médiatisation. Ces militants déversent des accusations plus ou moins délirantes,
et qui tutoient le plus souvent le racisme, l’islamophobie et la xénophobie. On
peut retenir deux exemples. La campagne hyperactive du candidat identitaire à
Nice, qui a réussi à se glisser au deuxième rang de notre baromètre sur la ville
de Nice durant le premier mois de campagne. Philippe Vardon avec plus de
5 000 abonnés qui relaient ses messages et lui-même qui relaie abondamment
les comptes comme francaisdesouche, a acquis une certaine visibilité dans la
fachosphère. Il publie de nombreux tweets par jour pour attaquer ses
adversaires, pour dénoncer l’influence de l’Islam (véhiculant la théorie du
« grand remplacement », les populations d’origine arabe remplaçant à grande
vitesse les Français « de souche »), pour pointer les liens pernicieux entre les
élus qu’il dénonce et les musulmans. Donnons quelques exemples :

Figure 10. Tweets islamophobes


166 Les cahiers du numérique – n° 4/2015

Figure 11. Tweet islamophobe

Mais qu’on se rassure, Christian Estrosi serait aussi sous l’influence de la


communauté juive (via l’UOIF) :

Figure 12. Tweet antisémite

Rennes permet d’observer un autre versant de l’activisme polémique de la


fachosphère sur Twitter, grâce aux réactions engendrées sur les réseaux par la
manifestation nocturne contre le meeting du FN du samedi 8 février.
L’expression faire le buzz a prise ici tout son sens ! La moitié de tous les tweets
qui concernent la ville de Rennes et la campagne électorale des candidats (du 16
janvier au 9 février) se sont concentrés sur les 36 h après les faits. La violence
des militants d’extrême-gauche, qui se sont heurtés aux forces de l’ordre, ont
brûlé des voitures, cassés des vitrines de commerces ou même d’un
commissariat, a été abondamment filmée et photographiée. Du coup, ces
images spectaculaires ont circulé. La vidéo que Ouest France a déposée sur son
compte Dailymotion, sous le titre explicite : « Rennes manif anti FN guérilla
urbaine », a été vue plus de 90 000 fois en 24 h.
Une partie de ce trafic est le fruit des militants et sympathisants du Front
national et des mouvances qui peuvent s’en sentir proches, notamment le
compte activiste Français de souche (dont le lien URL vers la dénonciation des
émeutes a été partagé plus de 400 fois en deux jours). Les militants identitaires
et d’extrême-droite sont traditionnellement très actifs sur les réseaux sociaux,
car c’est pour eux un moyen d’accéder à une parole publique que les médias
traditionnels leur refusent. Aussi, rien d’étonnant à ce qu’ils commentent avec
fougue ces violences politiques de leurs pire adversaires : les militants
Twitter, espace politique, espace polémique 167

d’extrême-gauche. Pour l’ensemble des sympathisants qui vont dénoncer ces


violences, les arguments sont les suivants :
Il s’agit d’abord d’une rhétorique de retournement du stigmate : les
dangereux pour la démocratie, les fascistes ne sont pas ceux qu’on croit.
@SissiPatriote: Meeting #FN à Rennes : les #antifas attaquent le commissariat. Qui
sont les fachos? Où est la menace?==> Les Gauchistes
http://www.fdesouche.com/421202…
@FrDesouche: En France on attaque les meetings politiques du 3e parti avec des fusées...
Cela s’appelle la démocratie http://www.fdesouche.com/421202-meeting-fn…

Figure 13. Tweet polémique complotiste

On dénonce également, ce qui est une rhétorique très classique dans cette
sphère politique, le deux poids, deux mesures des médias et des hommes
politiques, singulièrement de gauche :
@FrkGuiot: Tiens @le_Parisien ne publie pas l’identité des #Antifa "cagoulés et
armés de barres de fer" arrêtés à #Rennes ? http://www.leparisien.fr/politique/rennes-une-
manifestation-antifasciste-degenere-en-marge-d-un-meeting-du-fn-08-02-2014-3572777.php
@PaulAlexandre_M: 4 interpellés hier vs. 262 il y a 2 semaines et des milliers l’an
passé. Comparez : http://www.rennestv.fr/catalogue/web-tv/antifasciste-rennes-meeting-
front-national-affrontements-fevrier-2014-municipales.html #AmisDuPouvoir Poke
@manuelvalls
168 Les cahiers du numérique – n° 4/2015

5. Conclusion

L’étude des usages électoraux de Twitter montre que la technologie est


propice au déclenchement de polémiques, tant dans les usages des citoyens que
des candidats. Pour ces derniers, Twitter peut s’analyser comme une sorte de
terre vierge, où les consignes des stratèges en communication politique, n’ont
pas encore pleinement pénétré. Le potentiel polémique y est donc plus élevé
que là où règnent le langage et les postures aseptisés des tactiques pensées en
amont par les spin doctors de tout poil. Si Twitter (et Facebook) ont donc fait leur
entrée dans le répertoire d’action électoral local, les usages sont loin d’être
encore maîtrisés, et l’informalisation demeure encore chez nombre de candidats.
Chez les citoyens la spontanéité associée à l’expressivité de soi ouvre la voie
à un relâchement du contrôle social dans l’interaction avec autrui et ouvre un
espace d’expression substitutif, qui autorise de nombreux débordements
polémiques, où l’injure tient une place de choix. Mais on a pu aussi constater
que les polémiques sur les réseaux sont pour partie liées à des polémiques
médiatiques auxquelles Twitter sert de caisse de résonance.
L’enjeu est de savoir si une netiquette va venir progressivement réguler ce
type d’échanges et si la professionnalisation des stratégies de communication
politique touchera aussi les réseaux socionumériques pour imposer des usages
régulés et aseptisés, ou si, à contrario, les satisfactions données par cet usage
libre et contestataire de Twitter forgeront une résistance à toute volonté de
régulation.

Bibliographie

Allard L., Vandenberghe F. (2003). Express Yourself ! Les pages perso entre
légitimation techno-politique de l’individualisme expressif et authenticité
réflexive peer-to-peer. Réseaux, 117, p. 191-219.
Amossy R., Burger M. (2011). Introduction : la polémique médiatisée. Semen, 31,
p. 7­24.
Auger N., Fracchiolla B., Moïse C., Schultz-Romain C. (2008). De la violence verbale,
pour une sociolinguistique des discours et des interactions. In Durand J. Habert B.,
Laks B. (dir.) Congrès Mondial de Linguistique Française, Publié en ligne le 9 juillet 2008,
p. 631-643.
Benkler Y. (2006). The Wealth of Networks: How Social Production Transforms Markets and
Freedom. Yale University Press, New Haven.
Bennett W. L., Segerberg A. (2012). The Logic of Connective Action. Information,
Communication & Society, vol. 15, n° 5, p. 739-768.
Twitter, espace politique, espace polémique 169

Boutet J. (2010). Le Pouvoir des mots. Paris, La Dispute.


Bruns A., Burgess J. E. (2011). The Use of Twitter Hashtags in the Formation of ad
hoc Publics. 6th European Consortium for Political Research General Conference, 25-27
August, University of Iceland, Reykjavik. Sur : http://eprints.qut.edu.au/46515/
Chastaing M., Abdi H. (1980). Psychologie des injures. Journal de psychologie normale et
pathologique, 1, p. 31-62.
Goffman E. (1973). La Mise en scène de la vie quotidienne 1. La présentation de soi. Paris, Les
Editions de Minuit.
Kerbrat-Orecchioni C. (1980). Le Discours polémique. Lyon, Presses Universitaires de
Lyon.
Mercier A. (2013). Avènement du twiléspectateur et hashtags contestataires, faits marquants
de la campagne sur les réseaux socionumériques. In Maarek P. (dir.), Présidentielle
2012 : une communication politique bien singulière, Paris, L’Harmattan, p. 165-200.
Micheli R. (2011). Quand l’affrontement porte sur les mots en tant que mots : polémique
et réflexivité langagière. Semen, 31, p. 97-112.
Rosier L., Ernotte P. (2004). L’ontotype : une sous-catégorie pertinente pour classer les
insultes ? Langue française, 144, p. 35-48.
Wouters C. (2007). Informalization. Manners and Emotions since 1890. London, Sage.
Yanoshevsky G. (2003). De la polémique à la polémique journalistique. Recherches en
Communication, 20, p. 37-52.

Vous aimerez peut-être aussi