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L'identwité des journalistes. Etude des profils Twitter des journalistes français
et anglophones.

Conference Paper · May 2013


DOI: 10.13140/2.1.3639.0088

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1 author:

Arnaud Mercier
Université Panthéon-Assas Paris 2
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II Colóquio Internacional Mudanças Estruturais no Jornalismo.
Brasília: Programa de Pós-Graduação em Comunicação da Universidade de Brasília, 2013.
ISSN: 2237-4248
Disponível em: www.surlejournalisme.com

L’identwité des journalistes :


entre affirmation de soi et normalisation déontologique

Arnaud Mercier•

Résumé : L’adoption très rapide de la technologie Twitter dans l’exercice du métier de


journaliste questionne les pratiques professionnelles à plusieurs titres. Se pose d’abord la question
de l’autonomie éditoriale relative que les journalistes tentent de se donner sur ce support, situé en
périphérie de l’espace rédactionnel « légitime », autonomie qu’ils affichent dans leur présentation
de soi sur leur compte. De plus, les réseaux sociaux produisent une accélération supplémentaire
dans le tempo de l’actualité en direct, qui devient proche de l’urgence absolue. Cela ne manque
pas de produire des dérapages de journalistes, des atteintes aux principes déontologiques, qui
peuvent donner lieu à des sanctions de leur hiérarchie et à la publication de chartes de bon usage
pour réguler les pratiques. Cet article revient donc sur les tensions qui se font jour autour du
journalisme sur Twitter entre volonté d’autonomisation rédactionnelle et d’expression de soi et
contrôle hiérarchique par les groupes de médias.

Mots-clés : Twitter, réseaux sociaux, journalistes, déontologie, identité professionnelle"

Introduction

Les sites de réseaux sociaux connaissent un fort développement depuis une dizaine
d’années grâce notamment au potentiel d’expressivité qu’ils offrent aux abonnés. A l’instar du
blog, lié à l’idée d’expression personnelle libre pouvant être facilement partagée, les comptes sur
des réseaux comme Facebook, Pinterest, Tumblr ou Twitter sont associés à un désir
d’affirmation de soi, souvent dans un mixte de récits mettant en jeu sa vie privée et sa face
publique, ce que Allard et Vandenberghe (2003) nomment un « individualisme expressif ». Les
rédactions ne pouvaient rester en retrait d’un mouvement d’adhésion continue de la population à
ces réseaux socionumériques. Aussi, ont-elles laissé des journalistes à l’esprit pionnier s’essayer à
l’apprentissage de ces outils à des fins professionnelles, afin d’aller tisser de nouveaux liens avec
les publics.
Les réseaux socionumériques sont en constante appropriation par les journalistes sous


* Professeur à l’université de Lorraine, France, chercheur au CREM. Responsable de l’Observatoire du webjournalisme
(http://obsweb.net). E-mail: mercierarno@gmail.com

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des formes qui s’inventent au fil du temps. Nous avons procédé à une première étude
systématique des usages de Twitter et Facebook par les journalistes français et les sites
d’information, durant le mois de janvier 2012, en établissant une liste d’environ 600 comptes sur
chacun des deux supports. Une synthèse des principaux résultats a été mise en ligne
(http://obsweb.net/2012/05/14/enquete-sur-les-usages-des-reseaux-sociaux-par-les-
journalistes-francais/). Il apparaît que Twitter est bien plus apprécié et donc approprié par les
journalistes, pour l’exercice de leur métier, que Facebook. Twitter sert aussi bien d’outil
promotionnel pour annoncer ce qui est paru sur le site, que de lieu de commentaire et d’annonce
d’infos chaudes (« breaking news »), de couverture en direct d’événements spécifiques, ou encore
de source de repérage de faits en train d’advenir, ou enfin de lieu de crowdsourcing. Nous
aboutissons à des conclusions similaires à celle d’une étude faite aux États-Unis sur 13 supports
d’information (The George Washington university, 2011).
L’adoption de ces outils socionumériques ne va pas sans questionner le métier de
journaliste. Les comportements émergents font apparaître des polémiques et le besoin de définir
de nouveaux réglages entre les acteurs concourant à la production d’information. L’objet de cet
article est de cerner ces rapports conflictuels qui émergent dans les médias occidentaux, depuis
quelques années, liés à :
- la façon dont les journalistes, à titre individuel, négocient leur identité sur le réseau
Twitter ;
- des situations de « dérapages » ou jugés tels par la hiérarchie éditoriale, qui ont valu à des
journalistes des sanctions, souvent lourdes ;
- la manière dont la déontologie est convoquée pour aider à la mise en place d’un
(re)cadrage normatif collectif avec les résistances qui perdurent côté journalistes.

Affirmation de soi, expressivité et bricolage identitaire

Les réseaux socionumériques reposent en partie sur l’expression de soi, et souvent dans
une logique de libération de certains cadres et conventions sociales qui régissent les interactions
sociales ordinaires.

Des technologies de l’affirmation de soi


Les réseaux socionumériques sont perçus et vécus comme des technologies d’affirmation
de soi permettant de laisser libre cours à l’exposition de son intimité, de ses goûts, de sa
personnalité, sans censure, au risque de l’impudeur, ce que nous appellerons ici : expressivité de soi.

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Les modalités d’une telle appropriation sont multiples : choix des contenus diffusés, façon de
s’exprimer, portrait de soi dans son profil public (photos, informations sur soi, ses titres et
fonctions…), investissement ou non des capacités offertes de personnaliser le dispositif de
présentation des pages écrans. Cela implique que les médias sociaux, tout sociaux qu’ils soient
puisqu’ils s’inscrivent dans une économie de la circulation, du partage et de l’interaction, n’en
sont pas moins aussi des médias personnels, au sens où « des particuliers créent du contenu
multimédia personnel dans un cadre non institutionnalisé » et où « tout le monde devient assez
qualifié pour être un producteur de médias et est susceptible d'avoir un public pour ses
productions » (Lüders, 2008: 393; 394).
Du coup, ce qui se joue sur les profils des utilisateurs touche à l’identité. Identité
personnelle et sociale. Que ce soit par les actes, mots, photos posés là sciemment pour construire
l’identité que l’on souhaite donner à voir, ou que ce soit par les contenus que l’on laisse : véritable
livre ouvert sur notre personnalité, offert à l’herméneutique des internautes. Fred Dervin et
Yasmine (2009) énumèrent une série de questions autour de cette réalité sociale dont celles-ci :
« quelles sont les spécificités des (co-)constructions du soi par le biais des technologies
numériques ? Comment ces technologies contribuent-elles à présenter le soi ? Que dit-on du soi ?
Comment le dit-on ? Comment le construit-on ou le met-on en scène ? Avec qui ? Pour qui ?
Pourquoi ? Quels mythes de l’identité sont identifiables dans les productions de soi ? » (Dervin &
Abbas, 2009 : 12). Les réseaux socionumériques peuvent être utilisés de façon à proposer à ceux
qui nous suivent une « identité supplémentaire » (Idem : 19), identité sociale et personnelle tout
en maîtrise voire en idéalisation, car retravaillée et valorisée ; identité en décalage, hors des codes
imposés ou attendus, pour surprendre ou s’affirmer ; identité renouvelée, le dispositif
technologique étant l’occasion de se fabriquer sui generis une identité numérique (avec force
avatars, noms d’emprunt, références à des personnages, convocation de nos mythologies
personnelles…).
En adoptant un point de vue goffmanien (Goffman, 1973) on peut considérer les réseaux
socionumériques comme des scènes, où se rejoue, mais de façon renouvelée, le jeu des rôles et des
faces donnant lieu ou non à des interactions sociales réussies. C’est dans cette perspective
théorique que travaillent Coutant et Stenger (2010), en définissant le profil d’un titulaire de
compte sur réseau socionumérique comme « une narration par laquelle on présente sa face et
dont le vocabulaire et la syntaxe sont constitués par les activités en ligne. Cette construction
commence dès l’inscription au moment où l’individu remplit les quelques renseignements qui
apparaitront dans la partie "infos". Elle ne fait ensuite que se développer à chaque nouvelle action
de l’individu qui vient allonger le fil d’actualité. Ainsi s’illustre parfaitement l’aspect processuel,

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multi-facette et narratif de l’identité ». Dans la construction de son profil numérique, cela renvoie
notamment à la mise en avant de marqueurs identitaires liés à la civilité (nom, genre,
profession…) ou de marqueurs constitutifs de ce que Cardon (2008) nomme « l’identité
agissante », celle des actes, des productions, des valeurs…
La gestion de l’image de soi sur les réseaux socionumériques, dès lors qu’on en fait un
usage d’expressivité de soi, est une vraie difficulté, faite de dialectiques subtiles voire
contradictoires entre ce qu’on veut, doit et peut montrer et exposer à la face du monde mais
d’abord à son entourage, ses amis, ses pairs, ceux qui nous connaissent déjà, qui nous fréquentent
et ceux qu’on ne connaîtra que virtuellement ou, mieux encore, qu’on espère attirer vers son
compte grâce à son profil. Danah Boyd a bien mis en évidence ces possibles contradictions pour
les adolescents. « Ils doivent travailler sur la façon dont ils se voient eux-mêmes et dont ils
veulent être vus et doivent alors utiliser des outils pour articuler formellement les deux, souvent
sans les mécanismes de rétroaction et sans le contexte qui rendent transparente la gestion des
impressions » (Boyd, 2008: 128-129).

Twitter et le requestionnement de l’identité journalistique


Dès lors que les journalistes ont adopté le site de micro-blogging Twitter (créé en 2006)
pour le détourner en un outil de traitement de l’information (ce qui n’était pas du tout envisagé
par ses concepteurs), ils ont réouvert la question si souvent posée dans l’histoire du métier, des
contours de leur identité professionnelle, entre affirmation de la personnalité de l’individu
journaliste et l’inscription de son action dans le cadre collectif et contraignant, d’une rédaction,
d’une ligne éditoriale et de règles déontologiques ; entre nouvel « art de faire » et modes de
traitement de l’information ayant acquis force d’évidence car largement admis, pratiqués et même
routinisés.
L’adoption très rapide de ce dispositif de communication est l’objet de discours de la
profession sur elle-même,. Une querelle entre les « anciens » et les « modernes » semble se jouer
entre ceux qui ont initialement refusé et dénigré ce nouveau support jugé sans intérêt pour
l’expression journalistique et les primo adoptants suivis par d’autres après (Ahmad, 2010; Farhi,
2009).
La polémique interne autour de la notion d’egobranding où le journaliste construirait sa
marque personnelle en ligne, faisant fi des solidarités de rédaction et d’une humilité attendue,
s’est beaucoup nourrie des façons d’être sur les réseaux socionumériques (Lomborg, 2011), où
« une partie des messages consiste en une autoédition de publiants construisant eux-mêmes les
conditions de leur reconnaissance » (Merzeau, 2013 : 46). Les jugements oscillent entre usages

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pour valoriser le site et la rédaction et attitudes plus personnelles voire égocentrées mais qui se
justifieraient par les nécessités actuelles du marché du travail et l’obligation de construire sa
notoriété en ligne pour être vu et accéder in fine aux médias traditionnels. Investir sur Twitter est
aussi une façon de consolider ou acquérir ce que Nathalie Heinich nomme « un capital de
visibilité ». Capital qui est accumulable : « plus une vedette est visible, plus augmente le nombre
de ses fans, plus l’exploitation de son image rapporte de profits, plus elle passe dans les médias et
plus augmente sa visibilité » (Heinich, 2012 : 49). Sur les réseaux socionumériques, ce capital de
visibilité est mesurable, grâce au nombre de friends ou de followers qui s’affiche sur le compte. Une
partie de la stratégie de présentation de soi des journalistes sur Twitter est donc déterminée aussi
par cet enjeu : attirer l’attention, voir donc ses message être repris, disséminés, espérer en tirer
pour bénéfice de voir son nombre d’abonnés croître. De façon plus générale, « la visibilité est au
cœur du dispositif de Twitter » (Domenget, 2013 : 186). L’enjeu de visibilité n’est cependant pas
le même pour les journalistes déjà célèbres sur leurs médias grand public et ceux, moins connus
ou émergeant sur le marché journalistique, qui doivent accumuler du capital de visibilité. Avec
pour enjeu de se retrouver dans une situation de « prestige » où l’assymétrie entre le nombre de
ceux qui nous suivent et la petite quantité de ceux qu’on suit, sera flagrante.
Se pose aussi la question de l’autonomie relative que les journalistes sur Twitter tentent de
se donner par ce moyen, situé en périphérie de l’espace rédactionnel « légitime ». On trouve des
similitudes avec ce qui a pu s’expérimenter un temps avec les journalistes bloggeurs (Le Cam,
2006) même si la question fut là redoublée fortement par l’enjeu du journalisme amateur. Les
réseaux sociaux reposent également la question du rythme et du manque de recul, puisqu’ils
produisent une accélération supplémentaire dans un tempo de l’information pourtant déjà
marqué par l’urgence. Les usages des réseaux sociaux pour l’information approfondissent aussi le
questionnement des journalistes sur ce qui fait leur métier et leur spécificité, dès lors qu’ils
plongent dans le bruit ambiant en mêlant leur parole à celle des anonymes. Alfred Hermida
(2010) évoque à cet égard des « formes de para-journalisme » qui contribuent à créer un
« ambient journalism ». Alors quelle est donc l’identité que les journalistes français les plus actifs
sur Twitter donnent à voir ?

L’identwité des journalistes

Le passage expressif sur Twitter a pour potentielle conséquence une remise en cause de
l’identité statutaire du journaliste, selon la manière dont chacun s’empare de ce dispositif. C’est
cette oscillation entre engagement expressif individuel et privé et adoption professionnelle cadrée

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que nous retrouvons dans la façon dont les journalistes français (mais aussi américains et
britanniques) conçoivent leur profil et personnalisent leur interface - pour ceux qui le font. À
partir d’un corpus de 600 comptes Twitter élaboré en janvier 2012, nous avons extrait les 150
premiers journalistes, selon une combinatoire nombre de followers, nombre de comptes suivis et
nombre de tweets émis. Nous avons également utilisé plusieurs twitter lists élaborées par et pour
des journalistes anglophones pour parcourir les profils de presque 1000 journalistes, en recherche
de confirmation des observations faites en France.
La psychosociologie nous a appris que l’identité est le fruit d’une articulation entre les
diverses combinatoires possibles des identifications attribuées (identité par et pour autrui) et des
identités construites et revendiquées (pour soi). L’identité se présente donc comme un point
d’équilibre (souvent à restabiliser) entre l’affirmation d’une singularité individuelle et la pression
d’appartenance à un groupe donné par incorporation des figures d’identification prescrites.
Zygmunt Bauman (2006 : 44) parle à ce titre « d’une quête d’identité toujours tiraillée dans des
directions opposées ». Pour le sociologue Claude Dubar, il y a crise des identités sociales (Dubar,
2000) dès lors que les figures traditionnelles d'identification prescrites des individus (culturelles
ou statutaires) ont perdu de leur légitimité et de leur efficacité et que les formes plus récentes
(réflexives et narratives, reposant sur un projet personnel d’accomplissement…) ne sont pas
encore pleinement constituées. Or, plus les identifications stables s’affaiblissent, plus les identités
individuelles ont besoin d’être racontées et exposées.
Prolongeant ces analyses, Danilo Martuccelli conceptualise ces transformations en cours,
en essayant de cerner ces « labilités identitaires ». Il constate que le caractère composite de
l’identité individuelle est accentué « par la prolifération de topiques narratives de soi auxquelles
peut recourir un acteur pour parler de ses pratiques ou pour s’autoreprésenter » (Martuccelli,
2002 : 356). Si ces topiques restent enracinées dans des traditions culturelles et sociales, leur usage
ouvre pourtant une voie assez vaste à des formes d’individualisation, ne serait-ce que par
l’ouverture très large de la palette des combinaisons possibles. Le savant mélange entre les figures
d’identification relevant de la réalité et celles puisées dans l’imaginaire, est amené à se recombiner
en laissant une part plus grande au registre de l’imagination. L’identité est néanmoins marquée
par la quête d’unité entre ces exigences. Martuccelli parle alors d’un « double individualisme »
pour décrire ce tiraillement entre des « aspirations culturelles opposées », à la recherche d’une
unité personnelle. « L’une est axée sur la performance, la capacité de maîtrise de l’environnement,
une rationalité qui met en accord les moyens et les fins. L’autre est fondée sur l’expression, le
désir de montrer son authenticité, une raison humanitaire engagée dans un rapport
communicationnel à autrui et expressif envers soi-même. (…) L’identité est ici la capacité à tenir

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ensemble un discours sur sa propre authenticité et une pratique qui l’insère dans un projet de
réussite sociale » (Martuccelli, 2002 : 378 & 379). Et Papacharissi évoque d’une autre manière
cette idée de quête délicate d’unité, en parlant d’un « équilibre privé/public présent dans tout
réseau social », avec pour paradoxe oxymorique que les styles de présentation de soi prennent
corps dans « des espaces privativement publics et publiquement privés » (Papacharissi, 2013 :
217).
En plus de ses vertus pour la circulation de l’information, l’adoption de Twitter par les
journalistes peut donc s’interpréter comme une volonté d’adopter des figures nouvelles
d’identification dans ce dispositif technologique qui fait la part belle à l’expressivité, la
convivialité, le partage.
Il apparaît toutefois dans notre corpus qu’une majorité de profils sont pensés comme
professionnels et très neutres. Souvent, les journalistes les plus connus, appartenant aux médias
les plus reconnus, font assaut d’ascétisme dans leur présentation d’eux-mêmes. Une photo des
plus classiques trône sur un fond noir et l’arrière plan global est un de ceux fournis par
l’hébergeur. Leur biographie est souvent laconique, on y mentionne le média d’exercice, la
fonction, parfois l’émission. Des versions plus développées font état des derniers ouvrages du
journaliste, de l’existence d’un blog personnel ou de son émission, de sa trajectoire journalistique
antérieure. Ces journalistes, d’autant plus nombreux qu’ils sont en responsabilité, rendent donc
public un acte d’allégeance et d’appartenance à leur rédaction, faisant taire leur expression de soi
au profit de leur identité professionnelle et institutionnelle.

Identité mosaïque : journaliste… et autre chose


Un peu plus complexes sont les comptes qui entremêlent franchement le professionnel et
le personnel. On en trouve beaucoup aux États-Unis et quelques-uns très emblématiques en
France, comme celui d’un des fondateurs de Rue89, Pascal Riché. Le symbole de la mosaïque mis
en fond de son profil illustre l’idée qu’il n’est pas que journaliste puisqu’il est aussi « bien d’autres
choses ».

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Ce profil nous renseigne sur la claire conscience chez certains, du mélange des genres
inhérent à la présence des journalistes sur les réseaux sociaux. À travers les quatre exemples ci-
ci
dessous on perçoit différentes motivations de cette ouverture vers la sphère privée. Gilles
Donada affiche son hobby : la marche, il est « caminophile » et propose un lien vers son compte
Twitter « blog du marcheur », où l’on voit que sont liés marche et catholicisme (il est dans un titre
de presse confessionnel) car il est beaucoup question de pèlerinages. Il propose aussi un lien vers
son blog consacré à un exercice autoréflexif sur le métier. Cédric Garofé
Garofé étale ses compétences
musicales et revendique son statut de créateur d’un réseau social dédié aux végétariens.

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Exaltation d’un espace de liberté

On remarque aussi la forte présence d’images qui associent les comptes Twitter à un
espace géographique, à une étendue large et ouverte qui connotent la liberté et la libération. C’est
vrai des espaces ouverts et « sauvages » où la ligne de fuite visuelle donne un sentiment
d’infinitude et d’évasion : nuages et ciels (promesses du blue bird symbole de Twitter), mers et
étendues d’eau, routes et chemins, paysages grandioses. Ces images illustrent l’idéal qui associe
Internet aux mots et notions de « navigation », « surf », « plongée »…

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Le compte de Xavier Ternissien est intéressant car il fait coup double : il offre à la fois
une référence cinématographique, étalant ainsi ses goûts esthétiques, tout en renvoyant à une
mythologie de la route, de l’évasion, puisqu’il reprend une image du film d’errance libertaire Into
the wild.

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Profils décalés et journalisme LOL
L’investissement expressif de soi dans son profil devient plus fort chez les journalistes qui
décident d’adopter une posture décalée, par le texte et/ou l’image. La rupture avec les
conventions journalistiques est réelle et assumée, puisque la mise en scène de soi et de son
compte vise à intriguer, à y voir autre chose que le journaliste de métier, mais bien l’humain qui
est derrière la façade professionnelle.
On trouve des exemples sur les comptes anglophones de présentations gentiment
décalées, très axées sur les goûts personnels, comme Joyce Chen : « Enthusiast of square plates,
bubble tea, good beats, sweet treats. Web editor at http://Usmagazine.com . Not a fan of onions,
loves Funyuns ». Le compte du journaliste de la chaîne LCI Benoit Gallerey est un bien curieux
mélange, donc atypique à bien des égards. Son fond d’écran est totalement décalé, puisqu’il
exploite un fond d’images issu d’un site suédois rendant hommage à des groupes musicaux
improbables, de dance rock. Les images kitch se succèdent, comme en ce moment avec le groupe
Pererix. Son portrait est remplacé par un dessin expressif de lui. Son arrière-plan de portrait a une
teneur plus militante. Il reprend une photo engagée de députés polonais du parti démocratique
Palikot protestant, par des masques, contre l'accord commercial anti-contrefaçon (ACTA) visant
à mieux protéger le droit de la propriété intellectuelle et industrielle sur Internet et jugé liberticide
par nombre d’internautes libéraux ou libertaires. Le texte de présentation est tout aussi décalé le
rédacteur en chef qu’il est, devient sous sa plume : un « raide red chef » et on apprend que,
mystérieusement le groupe de rock Pink Floyd « diffuse mon visage sur écran géant ». Il nous a
donné pour explication (en direct message) que cela renvoyait aux débuts de concert où Roger
Waters cassait à la masse son portrait sur écran géant avant d’entonner The wall. Et de poursuivre

163
avec autodérision : « J'ai préféré mentionner cette utilisation de mon image qu'écrire "je suis une
légende". :-) »

Georges Kaplan choisi l’autoportrait décalé,


avec pour avatar une célèbre scène du film La
mort au trousse d’Hitchcock. En sa qualité de
secrétaire de rédaction, il s’autoproclame, non
sans ironie sans doute, « aristocrate du print,
du bon français et du code typo ». Il affirme
son appartenance à un club de défenseurs des
pâtes à l’italienne. Il ne fait aucune mention de
son employeur mais juge bon de préciser
quand même que son « compte est
indépendant de toute rédaction ».

Un journaliste de France info personnalise son


profil, avec une photo de Christopher Walken
dans le film de M. Cimino Heaven’s gate. Son
arrière-plan reprend la pochette d’un album du
groupe de hip hop, Slum village. Et
l’affirmation de son ancrage culturel américain
est complétée par son arrière-plan global : une
photo des buildings de New York.

On retrouve logiquement dans les présentations de soi, un des usages des messages
journalistiques émis sur Twitter, à savoir la recherche de l’humour au profit d’un journalisme
LOL, en quête du bon mot, du clin d’œil moqueur et amusé que nous avons identifié dans notre
étude précédente (Mercier, 2013). Samuel Goldschmidt (@rtlgrandest) se présente ainsi comme
« Reporter pour RTL. Vers la Lorraine, l'Alsace, la Franche-Comté, la Champagne-Ardenne et
au-delàààà ! », dans un phrasé tout droit venu de Buzz l’éclair dans le dessin animé Toys story.

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Laurent Guimier, directeur de l'information
numérique du pôle news de Lagardère Active,
rompt avec l’esprit de sérieux attendu d’une
telle fonction : son fond d’écran est une photo
de pièces de Légo et il s’affiche comme
« clown en formation… ».

S’afficher en provocateur
La provocation est un des ressorts de ces portraits décalés et une façon efficace, parfois
radicale de s’affirmer dans sa singularité et de se faire remarquer dans le flot des journalistes qui
arpentent Twitter.

Que l’on songe à cette journaliste de Mediapart,


Med Marine Turchi,
qui a choisi pour avatar un buste de Christ sur la croix en
Playmobil

David Abiker détourne une photo Reuters prise


en 2011 pour célébrer le 90e anniversaire du Parti
communiste chinois. Son avatar est un
spiderman portant turban. Et son texte
d’accompagnement est une sentence un brin
provocante : « touche pas à mes élites ! »

C’est dans un esprit punk, que Jean-Claude


Jean
Ferraud
raud se portraiture. Il se revendique de la
« dinguerie numérique », et n’hésite pas à se
désigner comme simple « supplétif culturel ». Il
existe des autoportraits plus flatteurs. En janvier
2012, il formulait un peu différemment :
« Journaliste old school mais pas vieux. Maître
Gonzo autoproclamé. TwitterAddict. Blogueur
erratique. Punk avec un futur. Econoclaste ».

La provocation peut aller plus loin encore. Chez Philippe Brochen, son portrait est
remplacé par un cliché (de Reuters, en 2011) d’un chien à lunettes noires fumant le cigare.

165
L’arrière-plan est composé d’une provocatrice photo de l’actrice et icône trash connue, Asia
Argento, nue, dans une position lascive et fumant elle aussi.

Il évoque par un texte décalé lui aussi, son appartenance au journal Libération, mais tout se
passe comme si le journaliste poussait très loin la provocation pour bien ancrer l’idée d’une
séparation radicale entre sa parole personnelle et celle de son journal.

La promesse d’un engagement journalistique


Certains journalistes jouent des effets de mise en scène de leur compte pour afficher ou
réaffirmer leurs convictions et engagements journalistiques. Les journalistes (singulièrement
d’investigation) utilisent des photos qui renvoient à des événements où des journalistes ont joué
leur rôle de contre-pouvoir. Philippe Mathon, rédacteur en chef du Vanity Fair France, a
remplacé sa photo par celle des deux acteurs jouant le rôle des découvreurs du Watergate dans le
film Les hommes du président. Fabrice Arfi, enquêteur chez Médiapart, a tapissé son fond de compte
d’un article de Seymour Hersh, grand journalistes d’investigation américain qui a dévoilé les
horreurs de la guerre du Vietnam ou fait tomber des têtes au sein de la CIA pour diverses
turpitudes coupables.

L’un des cofondateurs du site Médiapart, illustre la volonté de « porter la


plume dans la plaie » selon l’expression d’Albert Londres et d’incarner un
journalisme engagé, sa photo étant remplacé par un dessin de stylo poing
levé :

On retrouve cette verve engagée dans des profils de journalistes anglophones. Ainsi Ben
Swann, journaliste à Cincinnati qui affiche une posture de combat contre la domination des

166
techniques de relation publique : « Journalism is printing what someone else does not want
printed. Everything else is public relations ».
Le ton engagé se retrouve aussi sur une forme différente, de l’ordre de la revendication
syndicale. Les réseaux sociaux comme espace d’expression et de diffusion d’informations auprès
des publics commencent aussi à être utilisés par les journalistes pour faire passer des messages
concernant leur situation salariale ou l’avenir de leur rédaction. Ainsi Kefti Widad, après avoir
travaillé pour le Bondy blog, exprime-t-elle son amertume et sa colère par rapport à sa situation
personnelle qu’elle présente avec un certain humour noir.

En mars 2013, les journalistes du San Francisco Chronicle ont utilisé l’espace profil de leurs
réseaux sociaux pour attirer l’attention de leurs followers sur leur plateforme revendicative
(Facebook et Twitter principalement) en remplaçant leurs photos personnelles par un carré
rouge, en signe de protestation contre la politique sociale de leur direction et en y diffusant un
appel à soutien auprès du public. Leurs réseaux sociaux apparaissent comme d’efficaces « new
picket lines ».

Dérapages et sévères recadrages

Faire usage de Twitter pour s’exprimer à titre très personnel, tout en se revendiquant de
son statut de journaliste, pire : de son appartenance à une rédaction, n’a pas manqué de soulever
des polémiques au sein des titres. Suite à des écarts jugés trop importants entre la ligne d’un titre,
ses intérêts financiers et d’image et la manière de s’exprimer sur Twitter de certains journalistes,
des mesures sévères de recadrages ont été prises, pouvant aller jusqu’au licenciement.

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Les risques de vanner et persifler
L’éviction de Pierre Salviac en mai 2012 suite à un Tweet d’un goût douteux, est un bel
exemple de ce que Twitter a de libératoire dans la parole journalistique, surtout quand on se laisse
déborder par le désir de faire ce qu’on croit être un bon mot : « à toutes mes consœurs je dis :
« baisez utile vous avez une chance de vous retrouver première Dame de France » ;-) .
La goujaterie insultante de ce tweet visant Valerie Trierweiler (compagne du Président
Hollande) a été intensément commentée sur les réseaux socionumériques, suscitant des centaines
de réactions indignées, d’internautes comme de journalistes, manifestant ainsi le pouvoir
d’autorégulation de cet « espace en commun ». Il est intéressant de noter que le patron de
l’information de RTL, Jacques Esnoux, s’est senti obligé de dénoncer lui aussi sur Twitter le
propos injurieux de son collaborateur, avant de l’évincer, en l’interpellant directement : « Ton
tweet est absolument intolérable. J’y vois un sexisme vulgaire inqualifiable que je condamne ».

Le 3 mai 2012, durant le « printemps d’érable » au Canada, une journaliste travaillant pour
The Gazette (Montréal) a couvert une manifestation d’étudiants canadiens ayant décidé de défiler
presque nus. Anne Sutherland dans sa couverture de l’événement sur Twitter, a joint, dans ses
sarcasmes, jugement politique (elle ne soutient visiblement pas le mouvement) et remarques
blessantes sur le physique de certains étudiants dénudés. Son ton de raillerie laissait prise à
l’accusation de mépris, appelant certains à se rhabiller pour des raisons esthétiques.

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Comme on pouvait s’y attendre, de nombreux internautes se sont sentis blessés par cette
attitude et ont protesté sur Twitter et sur Facebook (une page dédiée a même été ouverte). Dès le
lendemain, la journaliste a présenté ses excuses sur son fil Twitter puis l’a fermé définitivement
(ce qui explique qu’on ne retrouve plus trace de ces excuses). Le quotidien a également réagi sur
Twitter, le lendemain matin, en publiant deux tweets pour redire sa stratégie d'utilisation des
médias sociaux.
-@mtlgazette La politique de The Gazette énonce que nos journalistes doivent se
comporter d'une manière à ne pas se compromettre eux-mêmes, leurs collègues ou le
journal...
-@mtlgazette The Gazette prend tous les manquements à l'éthique très au sérieux.

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Les risques de critiquer sa rédaction sur Twitter

Aux lendemains de l’élection présidentielle, un grand


reporter de la chaîne publique France3 se réjouit
bruyamment et réclame sans ménagement le départ
du PDG et du directeur de l’information, sur son
compte. Se justifiant ensuite au nom « d’un humour
potache », il a toutefois dû subir les foudres de sa
hiérarchie. Convoqué pour un entretien de
licenciement préalable, il a finalement (grâce au
soutien syndical) vu sa sanction commuée en mise à
pied, avec
ec excuses publiques à la clé. L’incident est
censé faire jurisprudence comme le reconnaît le
syndicaliste Marc Chauvelot, représentant de la CGT
« La direction a envoyé un message fort : on ne peut
pas faire n'importe quoi sur Twitter. Joseph Tual a
lui-même recadré ses propos ».

Dans une radio de l’Arkansas, Renee Gork a été virée, en août 2010, à cause d’un seul de
ses tweets. Son directeur s’en est expliqué dans une interview. Il lui reproche un défaut de loyauté
sur son compte personnel Twitter. Elle a osé dire sur son compte alors
alors qu’elle était affectée à la
couverture d’un événement, qu’elle aurait préféré en couvrir un autre, se déroulant au même
moment. La faute peut sembler assez vénielle, mais son supérieur affirme : « We can’t allow
employees covering the Razorbacks to get
get on the Twitter account and say how much she’d prefer
to be covering the Gators and things like that ».
Fin novembre 2012, suite à des critiques émises publiquement par des salariés de la BBC
contre leur station (“the Newsnight crisis”) sur leurs comptes sociaux, deux salariés ont été
renvoyés.

Les risques d’exprimer ses opinions personnelles

Octavia Nasr, ex-senior


senior editor pour le Proche et Moyen Orient à CNN a été licenciée
parce qu’à l’occasion d’un de ses tweets, en juillet 2010, elle a osé afficher son « respect » pour un
dignitaire chiite décédé du Hezbollah, alors qu’il s’agit d’une organisation terroriste
ter aux yeux des
États-Unis. « Sad to hear of the passing of Sayyed Mohammed Hussein Fadlallah … One of
Hezbollah’s giants I respect a lot ». Les internautes israéliens se sont insurgés de cette prise de

170
position d’une journaliste de CNN. Elle a dû présenter des excuses mais en vain, puisque sa
direction l’a congédiée, estimant que sa crédibilité était durablement obérée à l’avenir :
« credibility in her position as senior editor for Middle Eastern affairs has been compromised
going forward ».
Au Canada, en mai 2011, le groupe Rogers Sportsnet a licencié le journaliste Damian
Goddard en raison d’un tweet personnel contre le mariage gay. L’histoire a commencé par un
tweet désapprobateur du Uptown Sports renvoyant vers un lien où le joueur Sean Avery participe
à une publicité en faveur de la Marriage Equality Campaign.

@uptownhockey Very sad to read Sean Avery's misguided support of same-gender "marriage". Legal or not, it
will always be wrong.

Ce tweet émane de Todd Reynolds, Vice-Président de Uptown Sports, une société qui
gère les intérêts de joueurs de la ligue de hockey (sport national du Canada). Encouragé sans
doute par cette première prise de position, sur Twitter, Damian Goddard a jugé utile et nécessaire
d’afficher son soutien à Reynolds :

@heydamo I completely and whole-heartedly support Todd Reynolds and his support for the traditional and
TRUE meaning of marriage.

Une série de tweets de protestation a été adressée au compte The Rogers Sportsnet, au
point de générer une sorte de réponse automatique, par le biais de la diffusion, une dizaine de
fois dans la journée, du même tweet : « Today's tweet from Damian Goddard does not reflect the views of
Rogers Sportsnet ». Puis le journaliste fut renvoyé, le groupe estimant qu’il n’avait pas à mélanger ses
commentaires sportifs avec ses convictions politiques.

Normalisation déontologique

Ces quelques exemples parmi d’autres prouvent que les rédactions ont dû très vite,
réfléchir à une régulation collective. Ainsi, pour ce qui concerne la vitesse de diffusion d’une
information sur le fil Twitter, la plupart des directions de médias en continu ont freiné la
tentation du « Twitter first » pour revenir à une obligation de transmettre d’abord l’information à
la rédaction, avant éventuel relais sur Twitter.
Dès mai 2009, les premiers journaux diffusaient des consignes sur la gestion des réseaux
socionumériques par leurs journalistes. À l’époque, des journalistes américains se sont insurgés

171
contre pareille restriction, tuant dans l’œuf le déploiement de Twitter pour l’information,
pensaient-ils.
En mars 2010, The New York Times, suivi de l’agence Reuters ont diffusé des consignes
internes sur le bon usage des réseaux. En octobre 2010 est apparu chez un autre titre prestigieux,
un mail de cadrage pour des usages informatifs de Twitter qui balbutiaient encore. Suite à un
article du Washington Post donnant la parole à des personnes expliquant une série de suicides chez
de jeunes gays par le fait que l’homosexualité serait une maladie mentale, des internautes ont réagi
sur le compte Twitter du journal et des journalistes y ont répondu en défendant l’article…
maladroitement. Cela a justifié une intervention hiérarchique pour poser de premières limites
pour une activité pourtant encouragée. « No branded Post accounts should be used to answer
critics and speak on behalf of the Post ».
Dans les Social Media Guidelines de l’agence Bloomberg, qui datent du printemps 2011, les
restrictions sont si nombreuses et portant sur des points si cruciaux du point de vue des usages
des réseaux socionumériques, qu’on peut y voir une forme de refus même s’ils restent tolérés. Il
ne faut pas exprimer d’opinion personnelle et tendancieuse, ne pas parler de son boulot pour
l’agence, ne pas débattre avec les publics des sujets traités, être très prudent sur le fait de retwitter,
ne pas annoncer des infos d’abord sur le fil Twitter…

Dans une interview au JDD, le 9 juillet 2011, le PDG de France télévision, Rémy Pflimlin
alerte ses rédactions sur la responsabilité de chaque journaliste lorsqu’il twitte. « Un journaliste est
une signature, qui est identifiée à la maison. Quelqu’un qui signe sous son nom, sur un blog ou
sur Twitter, engage son statut de représentant de la télévision publique. Il est tenu au respect des
règles professionnelles. S’il émet une opinion personnelle en contradiction avec celle de
l’entreprise, cela posera problème ».
Les directions des grands médias ont donc compris très vite les enjeux éthiques et
réputationnels de ce nouveau support d’expression. Newman (2009) dans son étude pionnière
pour le Reuters Institute mit au jour que les grands médias ont rapidement réagi face à l’essor des
comptes personnels de journalistes. Observant selon une logique expérimentale de type bottom-
up, les premières pratiques, ils ont choisi d’encadrer et de formaliser ces activités. Mais il faut
noter qu’ils n’ont pas choisi d’interdire, ce qui est un signe que face à l’engouement de nombreux
journalistes pour ces dispositifs, il était sans doute impossible d’être trop censeur. On assiste
donc à une « normalisation » de Twitter (Lasorsa & al, 2012) dans une esprit proche de ce que
décrivait Jane Singer pour les blog (Singer, 2005).

172
Conclusion

Pour reprendre la main dans cette lutte avec leurs employeurs pour acquérir des formes
d’autonomisation dans l’affirmation de soi, qui peut aller jusqu’à utiliser Twitter pour s’ouvrir ce
que nous avons appelé « un espace d’éditorialisation » (Mercier, 2013), les journalistes mettent en
avant dans leur profil le fait qu’ils séparent leur appartenance éditoriale de leur compte. Des
phrases ritualisées existent pour avertir le lecteur que « Tweets are my owns », « RT≠
endorsement or approbation », « mes tweets n’engagent que moi » et on peut même ajouter « et
pas ma rédaction » pour ceux qui n’auraient pas bien compris ! Cette phrase sonne comme un
principe régulateur de type énoncé performatif : par la magie du verbe, le point d’équilibre serait
trouvé dans les usages et l’employeur est prié de ne plus se mêler de ce que le journaliste twitte.
Dans ce petit échantillon anglophone des formulations offertes, les journalistes affichent
que leurs « opinions », leurs « point de vue », leurs « favoris », leurs « retweets », leurs « réponses
à » sont personnels, ou même « very much » personnels.

Cette posture de dissociation pose problème. Elle introduit une forme de schizophrénie
identitaire : journaliste produisant de l’information pour un titre, mais faisant circuler de
l’information sur Twitter à titre individuel. Des voix se sont élevées pour contester cet

173
arrangement. Bruno Patino directeur du développement numérique, disait en juillet 2011,
justifiant la nouvelle charte des antennes de France télévision : « Il n’est pas possible d’avoir sur
les réseaux sociaux deux identités, une privée et une professionnelle, qui soient imperméables
l’une à l’autre. En clair, il ne faut pas dire des choses sur Twitter que l’on n’assumerait pas à
l’antenne »1.
Face à la volonté de normalisation des usages journalistiques des réseaux
socionumériques, des journalistes résistent donc et veulent continuer à affirmer leur appartenance
à un idéal du journalisme libre et frondeur. Nombreux sont les journalistes qui persistent dans
leur approche expressive, humoristique, libertaire. Ils détournent alors la phrase qui tend à se
ritualiser, pervertissant de l’intérieur le code de recadrage qui tend à s’imposer. Voici un florilège
issu de comptes de journalistes français, beaucoup plus prompts que leurs homologues anglo-
saxons à adopter pareille posture. Voici donc un dégradé de la gestion de cette formule, allant de
la reprise non neutre car avec un investissement personnel au détournement de la formulation
pour dire le contraire.

Ceux qui affichent une séparation nette entre leur compte et leur
employeur, mais en persiflant contre ce dernier.

Ceux qui se revendiquent du « journalisme LOL » ce qui, du coup, ne


peut engager la ligne éditoriale du journal, selon eux.

1 Alice Antheaume, 2011, « Réseaux sociaux et journalistes : l’école des chartes », Slate.fr, mis en ligne le 20 juillet.

174
Ceux qui laissent entendre qu’ils ne croient qu’à moitié à la formule

Ceux qui torpillent la formule pour affirmer une forme de refus de ce


principe de régulation de Twitter

175
L’explicitation de règles de bon usage n’a pas empêché l’émergence de nouveaux incidents
depuis. Cela tient à ce qu’une partie des journalistes continue à surfer sur les limites, à tester
jusqu’où ils peuvent aller trop loin. On trouve toutefois trace des effets de recadrage sur
l’évolution diachronique du profil de certains journalistes, c’est une piste de recherche à explorer.

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