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Humanités numériques

5 | 2022
Enseigner et apprendre les humanités numériques

Dominique Cardon, Culture numérique


Paris, Presses de Sciences Po, 2019

Michaël Bourgatte

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/revuehn/3028
DOI : 10.4000/revuehn.3028
ISSN : 2736-2337

Éditeur
Humanistica

Référence électronique
Michaël Bourgatte, « Dominique Cardon, Culture numérique », Humanités numériques [En ligne], 5 | 2022,
mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 21 juin 2022. URL : http://journals.openedition.org/revuehn/
3028 ; DOI : https://doi.org/10.4000/revuehn.3028

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Creative Commons Attribution 4.0 International.
humanités
numériques

5 | 2022
Enseigner et apprendre les humanités numériques
COMPTE RENDU

Dominique Cardon, Culture numérique


Paris, Presses de Sciences Po, 2019

Michaël Bourgatte

Référence(s) :
Dominique Cardon, 2019. Culture numérique. Paris : Presses de Sciences Po. 430 p.

Entrées d’index
MOTS-CLÉS : sociologie, sciences politiques, sciences de l’information et de la communication,
histoire des techniques, littératie numérique
KEYWORDS: sociology, political sciences, information and communication sciences, history of
technology, digital literacy

1 Paru en 2019, le livre Culture numérique prend la suite de cours assurés


par Dominique Cardon à Sciences Po Paris, ainsi que d’un MOOC qu’il a
animé dans le courant des années 2010. Professeur de sociologie au Mé-
dialab, l’auteur est reconnu comme l’un des intellectuels français les plus
éminents sur la question du numérique et d’Internet. Sa vision englo-
bante lui vaut d’ailleurs d’être très souvent sollicité par les médias dès
lors qu’il faut traiter de sujets d’actualité – la surveillance, la censure, les
fausses nouvelles (fake news), l’expression des émotions en ligne… On re-
cense ainsi plus d’une cinquantaine d’articles – individuels ou collectifs
– de l’auteur sur Cairn à ce jour (dans des revues majeures comme Com-
munications, Pouvoirs ou Réseaux), tandis que ses interventions sur les
antennes de radios comme France Inter ou France Culture se comptent
par dizaines.
2 Culture numérique est un ouvrage qui synthétise les travaux de l’auteur
sur les fondamentaux du numérique. L’écriture conserve beaucoup de la
spontanéité du discours oral, ce qui rend le texte très accessible pour
une grande diversité de publics (étudiants en licence, master ou doctorat
et enseignants). Par ailleurs, son caractère hautement didactique est
renforcé par la présence d’encarts à la fin de chaque section pointant une
somme de ressources complémentaires à consulter pour prolonger sa
lecture : livres, articles ou vidéos en ligne. Enfin, si le côté massif de l’ou-
vrage – environ 400 pages – peut rebuter, il faut lui reconnaître d’emblée
une vertu : l’ensemble des fondamentaux utiles à l’acquisition d’une
culture numérique y sont compilés.
3 Culture numérique est divisé en six chapitres, chacun d’entre eux mar-
chant par paire : histoire et idéaux (chapitre 1, « Généalogie d’Internet »,
et chapitre 2, « Le Web, un bien commun ») ; vie sociale et vie politique en
ligne (chapitre 3, « Culture participative et réseaux sociaux », et cha-
pitre 4, « L’espace public numérique ») ; nouvelle économie et nouvelle
gouvernance algorithmique (chapitre 5, « L’économie des plateformes »,
et chapitre 6, « Big data et algorithmes »). Ces thématiques nous éclairent
sur les atouts et les limites d’une société désormais intégralement fa-
çonnée par le numérique. Il faut les maîtriser si on veut être désormais
un acteur social éclairé.
4 Je voudrais ci-après dire quelques mots de ce livre sans le commenter
ni linéairement, ni point à point, mais plutôt en opérant des réagence-
ments thématiques pour inciter lecteurs et lectrices à l’explorer plus en
profondeur et à en extraire les éléments qui leur semblent les plus perti-
nents pour leurs propres recherches ou leurs propres enseignements.
Car il est incontestable que quiconque anime aujourd’hui un cours sur le
numérique ne peut pas faire l’impasse sur sa lecture. Ce livre ne répon-
dra cependant pas directement aux attentes des enseignants-chercheurs
et des étudiants en humanités numériques, car il ne traite pas des
usages du numérique en sciences humaines et sociales. Mais il leur sera
utile pour acquérir une bonne culture générale autour du numérique.

Naissance et idéologie du numérique et


d’Internet
5 Dans Culture numérique, Dominique Cardon revient sur un ensemble
d’événements marquants : l’histoire des machines à calculer, de l’infor-
matique et bientôt du numérique, depuis le xviie siècle jusqu’à nos jours.
On voit très tôt se dessiner la binarité d’un langage informatique (le co-
dage repose sur des suites de 0 et de 1, tandis que le modèle essai-erreur
est au cœur du fonctionnement même de la machine) faisant entrer
l’humanité dans un nouveau moment de son histoire. D’un effort scien-
tifique visant à énoncer des théories et proposer des lois universelles –
tel que cela a été fait par Darwin ou Newton –, on bascule dans un mo-
dèle probabiliste et statistique de la connaissance. Ce modèle repose sur
un principe de conversion des modes d’apprentissage chez l’humain –
celui du sachant vers l’apprenant, celui de l’adulte vers l’enfant – vers la
machine, tel que cela a été énoncé par Turing ou Wiener.
6 L’auteur s’attache ensuite à nous raconter l’histoire d’Internet dans
une perspective qui est plus proche du constructivisme social que du dé-
terminisme technique. Il nous rappelle que plusieurs projets de mise en
réseau des machines ont cohabité dans la courte histoire du Web, par-
tant des recherches militaires et géostratégiques en contexte de guerre
froide pour pénétrer ensuite la société civile (de l’Arpanet à Internet).
Différents modèles technologiques ont ainsi cohabité pendant un temps,
donnant plus ou moins de pouvoir aux acteurs marchands ou aux utilisa-
teurs selon les cas. Mais à la fin, c’est Internet (le World Wide Web et son
protocole HTTP) qui s’est imposé, au moins pour deux raisons : c’est
d’abord une forme suffisamment résiliente d’un point de vue infrastruc-
turel ; Internet permet ensuite de collecter et d’exploiter les données des
utilisateurs du réseau à des fins commerciales.
7 Cette deuxième observation – Dominique Cardon nous le rappelle – va
conduire à l’émergence d’un débat d’envergure autour du respect de la
vie privée des internautes. Dès lors que l’utilisateur accepte de révéler
des choses le concernant ou qu’il abandonne des traces d’activité sur la
toile (éléments d’identité, expression du goût ou des envies…), il entre
dans une logique de donnant-donnant : il accroît sa capacité d’action
(Amazon ou Netflix pouvant lui faire des recommandations toujours
plus précises), mais il accroît aussi la puissance du Web – Google ou
Facebook connaissent toujours plus de choses sur lui. À l’inverse, en re-
fusant de partager des données le concernant, l’utilisateur maîtrise da-
vantage sa vie numérique, mais au prix d’un effort souvent coûteux que
peu de personnes sont capables de produire parce que c’est une situation
qui est difficile à comprendre et, plus simplement, parce qu’elles n’ont
pas les compétences techniques requises (couper sa géolocalisation, uti-
liser des moteurs de recherche ne collectant pas de traces, n’utiliser que
des logiciels libres…).

Économie et politique du numérique et


d’Internet
8 Dominique Cardon explore ensuite les arcanes du marché du numé-
rique et d’Internet. De la fin des années 1960 au début des années 1980,
les milieux de l’informatique sont peuplés de gens remplis d’idéaux hu-
manistes qui voient dans l’ordinateur et les réseaux un formidable
moyen de mise en circulation de la connaissance. Pensons à des figures
comme Steve Jobs et Steve Wozniak, qui imaginent le premier ordinateur
personnel, Richard Stallmann, qui initie le mouvement du logiciel libre,
Ted Nelson, qui porte le projet avorté d’un Internet ouvert et éthique, ou
encore Kevin Kelly, fondateur de la revue Wired tournée vers la démocra-
tisation et la vulgarisation des cultures technologiques. Certains ont des
intérêts industriels, d’autres sont des chercheurs ou des universitaires,
plusieurs ont un statut d’ingénieur, voire sont des hackers ou des hippies,
mais ils sont tous d’accord pour reconnaître que la technologie a une va-
leur émancipatrice. C’est ce qui explique leur engagement dans des pro-
jets souvent périlleux et parfois utopistes, mais qui vont changer la face
du monde.
9 Dans ce contexte, une nouvelle économie voit le jour. Dans les garages
de villas californiennes bientôt réaménagées en incubateurs de fortune,
de jeunes entrepreneurs font fleurir des projets qui donnent le plus
souvent naissance à de petites start-up sans lendemain. Quelquefois,
certaines d’entre elles connaissent le succès et croissent au point de de-
venir des icônes culturelles. Amazon, Apple, Facebook ou Google sont les
têtes de proue de cet eldorado qui s’étend du sud de San Francisco jus-
qu’à San José et qu’on nomme Silicon Valley – en référence au silicium, le
matériau utilisé dans la conception des composants électroniques. On le
voit : les États-Unis sont au cœur de cette révolution culturelle et tech-
nologique. Mais ses effets se font ressentir partout, notamment en
France, qui est un pays avec une longue tradition d’innovation, en parti-
culier autour de l’invention de son Minitel (1980-2012). On y a créé égale-
ment le label « French Tech » en 2014 pour soutenir nationalement et
internationalement les initiatives françaises parmi les plus audacieuses.
10 Si les services propriétaires – c’est-à-dire entre les mains de puissants
groupes industriels – dominent le monde du numérique (Apple, Mi-
crosoft), ainsi que le monde du Web (Amazon, Google), une culture alter-
native des communs parvient à prospérer, car elle est dépourvue
d’intérêts économiques, tournée vers la mise à disposition et la circula-
tion de technologies et de ressources à la fois libres et open source. Des
programmeurs, souvent indépendants, parfois réunis en corporations,
donnent de leur temps et de leur énergie pour déployer des projets et en
maintenir d’autres à flot. Certains ont des financements, d’autres non ;
certaines initiatives aboutissent à la création de mastodontes comme le
système d’exploitation Linux ou la suite bureautique OpenOffice.
D’autres non : c’est ainsi qu’une myriade de petits projets cohabite de
manière harmonieuse et non prédatrice.

Sociabilités et prises de parole avec le


numérique et Internet
11 Dominique Cardon nous rappelle enfin qu’au tournant des années
2010, Internet échappe peu à peu aux experts pour s’ouvrir au grand pu-
blic. Ainsi, tout le monde ou presque peut désormais se lancer dans la
création de sites, de plateformes ou de services, tandis que la parole
d’autorité des médias ou des spécialistes est battue en brèche par celle
des internautes. Ce moment a longtemps été nommé le « Web 2.0 ». Une
appellation qui permettait de distinguer le Web d’avant – dans lequel les
services et l’information étaient unilatéralement descendants – d’avec
un Web émergent organisé autour des réseaux sociaux, des blogs, de Wi-
kipédia ou de GitHub. En quelques années à peine, l’appellation a dispa-
ru : Internet a muté, et il est devenu intrinsèquement et organiquement
social.
12 Aujourd’hui, le Web est devenu une vaste arène sociopolitique dans la-
quelle chaque prise de parole ou réalisation peut faire l’objet de régula-
tions ou de sanctions par les pouvoirs publics et les acteurs du Web eux-
mêmes, en particulier sur les réseaux sociaux où circulent fausses nou-
velles et autres propos offensants. Des prises de paroles ou des réalisa-
tions en ligne qui peuvent aussi faire l’objet de commentaires par les
médias. L’auteur pose ainsi la question de la régulation du Web à cinq
endroits : le contrôle d’une circulation excessive de données sur les utili-
sateurs ou, pour le dire autrement, la lutte contre le principe de gouver-
nance algorithmique ; la protection sociale des travailleurs prolétaires
du Web ; l’abolition des modèles de surveillance ; la libération des don-
nées publiques à des fins de transparence et d’analyse ; la création d’une
législation encadrant les intelligences artificielles. Ce sont autant de
principes d’une culture numérique qu’il convient de mettre au cœur des
enseignements et de la recherche sur le numérique et, a fortiori, en hu-
manités numériques.

Quel intérêt pour la recherche et


l’enseignement en humanités
numériques ?
13 En conclusion, que pouvons-nous dire de l’intérêt de ce livre pour la
communauté des chercheurs et des étudiants en humanités numé-
riques ? Comme indiqué brièvement dans l’introduction de ce compte
rendu de lecture, Dominique Cardon ne parle jamais dans son livre d’hu-
manités numériques, du mouvement ou des recherches qui y sont asso-
ciées. Il ne se préoccupe pas plus de la question des usages de la
technologie à des fins de production scientifique. Culture numérique
reste un ouvrage généraliste et non destiné spécifiquement à des cher-
cheurs et des étudiants appartenant à ce mouvement.
14 Il apparaît toutefois que ce livre sera utile pour la communauté, car il
permet d’acquérir une culture de base sur l’histoire des technologies, de-
puis les premières machines à calculer jusqu’aux intelligences artifi-
cielles d’aujourd’hui. Ce livre viendra également alimenter les réflexions
de son lectorat issu du champ des humanités numériques sur les condi-
tions de développement des technologies : est-il préférable de travailler
en autonomie ou en collaboration ? Quelles sont les différences entre des
technologies dont le code est ouvert et des technologies propriétaires ?
Doit-on favoriser ou non la participation de différents groupes d’usagers
dans l’enrichissement d’une base de données ?
15 En résumé, Culture numérique trouvera parfaitement sa place dans les
bibliographies de cours de licence sur le numérique et pourra servir d’in-
troduction en master et au-delà, car il permet de saisir une somme d’en-
jeux (sociaux, politiques, économiques…) qui sont rattachés aux usages
des technologies. Une dernière vertu de ce livre est notamment de ne pas
s’inscrire exclusivement dans une seule perspective disciplinaire, même
si la double approche en sociologie et en sciences politiques – discipline
à laquelle l’auteur reste attaché – teinte légèrement le propos sans ja-
mais le rendre inaccessible à un lectorat de non-initiés – spécialisés en
littérature, en langue ou en histoire, par exemple.
Auteur

Michaël Bourgatte
EA 7403, Institut catholique de Paris, Paris, France
Michael Bourgatte est maître de conférences HDR en sciences de l’information et de la
communication. Ses recherches portent sur les usages éducatifs et militants des vidéos
numériques.
ORCID 0000-0002-5244-1604
m.bourgatte@icp.fr

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