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Questions de communication

40 | 2021
Plateformiser, un impératif ?

Les vidéos d’information diffusées sur les réseaux


sociaux numériques : dire la société via les
métriques de consultation
Une étude de cas à partir des vidéos du média Brut

Aurélie Aubert

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/27020
DOI : 10.4000/questionsdecommunication.27020
ISSN : 2259-8901

Éditeur
Presses universitaires de Lorraine

Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2021
Pagination : 257-282
ISBN : 978-2-38451-005-4
ISSN : 1633-5961

Référence électronique
Aurélie Aubert, « Les vidéos d’information diffusées sur les réseaux sociaux numériques : dire la
société via les métriques de consultation », Questions de communication [En ligne], 40 | 2021, mis en
ligne le 01 juin 2022, consulté le 12 octobre 2022. URL : http://journals.openedition.org/
questionsdecommunication/27020 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.
27020

Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International
- CC BY-NC-ND 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/
questions de communication, 2021, 40, 257-282

> NOTES DE RECHERCHE

AURÉLIE AUBERT
Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, Cemti, F- 93200 Saint-Denis, France
aurelie.aubert03@univ-paris8.fr

LES VIDÉOS D’INFORMATION DIFFUSÉES


SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX NUMÉRIQUES :
DIRE LA SOCIÉTÉ VIA LES MÉTRIQUES DE CONSULTATION
UNE ÉTUDE DE CAS À PARTIR DES VIDÉOS DU MÉDIA BRUT

Résumé. — Alors que la dépendance aux Gafa s’accentue pour la plupart des médias
dans le monde, de nouveaux acteurs médiatiques apparaissent, s’appuyant uniquement
sur la force de diffusion des réseaux sociaux, en utilisant la vidéo qui permet à des formats
courts de devenir viraux. Cette contribution rend compte des premiers résultats d’une
recherche menée sur ces médias apparus au milieu des années 2010 dont Brut est en
France le visage le plus connu, et plus particulièrement sur les contenus proposés dans ces
vidéos. Nous proposons une réflexion sur ces objets médiatiques : celle du lien qui existe
entre évolution des contenus et métriques de consultation. L’hypothèse principale est la
suivante : les métriques de consultation se substituent, en partie, au travail de définition
d’une ligne éditoriale. Mais on montrera aussi, à la lumière de l’analyse chronologique
d’un corpus constitué de vidéos de Brut, qu’une ligne éditoriale spécifique se dégage,
consistant à proposer une narration de certains problèmes de société via une incarnation
à la première personne, qui vise à discuter de manière renouvelée de certaines
problématiques dans l’espace public.

Mots clés. — réseaux sociaux numériques, médias, métriques, Brut, vidéos d’information

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A. Aubert

L
’enquête sur les pratiques culturelles des Français menée pour la sixième
fois par le ministère de la Culture depuis 1973, parue en 2020, revient,
entre autres points, sur leurs pratiques médiatiques. On y découvre que la
consommation de l’information reste stable quelles que soient les tranches d’âge,
mais un phénomène nouveau est saisi par cette enquête1 : une modification des
supports de consultation. La consultation de l’information en ligne n’est pas une
nouveauté, mais celle des vidéos en est bien une dont rend compte cette étude
(Lombardo et Wolff, 2020 : 28).

Apparues en 2016 en France, les vidéos d’information diffusées uniquement


via les réseaux sociaux sont des sujets informatifs, de durée variable (autour de
3 minutes en général). Le leader du secteur en France, Brut, dont la première
vidéo a été diffusée en novembre 2016, s’est lancé quelques semaines plus tard
dans la diffusion live d’événements et manifestations publics grâce à Facebook
live. Brut est aujourd’hui présent sur la scène internationale et diffuse des vidéos
d’information aussi bien aux États-Unis, qu’en Inde, en Grande-Bretagne, au
Mexique, en Chine et dans quatre pays d’Afrique2… Le principal concurrent
de Brut sur le terrain français est Loopsider lancé en janvier 2018 par le
journaliste Johan Hufnagel, sans atteindre les mêmes chiffres de consultation.
De grands groupes de médias traditionnels comme Prisma se lancent aussi
sur ce créneau, comme le montre l’exemple de Simone Media depuis 2018
sur des sujets dits féministes, ou encore celui de la société de production
Elephant qui, entre 2017 et 2019, a tenté de lancer le format de Monkey : des
vidéos d’informations explicatives à destination de jeunes étudiants, mais qui
n’a, semble-t-il, pas trouvé son public.

L’entretien avec le Président de la République, Emmanuel Macron, accordé au


média Brut le 4 décembre 2020 a suscité un intérêt du grand public pour ce
type de médias bien souvent perçus, jusque-là, comme marginaux, y compris par
beaucoup de journalistes français, car s’adressant à un public ciblé (les 15-34 ans)
et ne disposant pas d’une interface très visible comme une chaîne de télévision
ou un support facilement identifiable comme un magazine papier. Le choix de la
communication présidentielle de passer par le média Brut, qui s’enorgueillissait
déjà bien avant cet entretien de ses chiffres de consultation de l’ordre du
million de vues et de partages3, a mis en lumière ces nouveaux médias, diffusés
uniquement via les réseaux sociaux numériques (RSN).

1 Cette enquête est réalisée tous les dix à douze ans jusqu’à maintenant
2 Le média est fondé en 2016 par des anciens de Canal+ : Renaud Le Van Kim, Laurent Lucas et par
Guillaume Lacroix. Dès 2018 Brut comptabilise 820 millions de vues. Le média fonde son modèle
économique sur la publicité et le brand content (contenu de marque). Il se décline sur plusieurs
« chaînes » thématiques (dont Brut Nature) et dans plusieurs pays. Sa rédaction parisienne est
composée en 2021 d’environ 80 personnes (journalistes, documentalistes, monteurs, community
managers, data analysts, etc.). En avril 2021, Brut lance un service de SVOD (vidéos à la demande)
appelé BrutX et proposant des formats longs.
3 « Sur les réseaux sociaux on fait 1 milliard de vues par mois, dans six pays actifs. On est le plus gros
média social en langue anglaise, en Inde, on est rentré dans le top quatre américain, donc on est plus un

258 NOTES DE RECHERCHE


Les vidéos d’information diffusées sur les réseaux sociaux numériques

Nous proposons de considérer les capsules vidéos diffusées par ces médias
(Brut permettra d’effectuer une étude de cas) comme un genre médiatique à
part entière qui mérite d’être analysé dans une perspective communicationnelle,
dans la mesure où le mode de diffusion (le partage via les réseaux sociaux)
vient réinterroger beaucoup de questions à propos de la capacité des médias
à dire la société, à construire des questions dans l’espace public et à s’adapter
à leurs publics. En effet, nous considérons que ces productions médiatiques
sont des récits de la réalité sociale, produits par les acteurs sociaux, culturels
et politiques au sein de l’espace public, mis en forme par des journalistes. Cette
« médiaculture » (Maigret et Macé, 2005) n’est qu’une médiation parmi d’autres
exprimant des enjeux de société. Les médiacultures produisent de la discussion
dans la démocratie, elles alimentent les débats et sont elles-mêmes des mises
en récit des problèmes publics (Céfaï, 1996). La sphère publique est à la fois
configurée par les médias, et transformée par eux : tous les débats passent par
les médias et s’incarnent dans diverses formes de médiacultures. Comme le
rappelle Éric Macé (2005), les productions des industries culturelles sont des
moyens d’observer à la fois, comment la sphère publique exerce des pressions
pour modifier les représentations dans les productions culturelles, et comment,
en retour, certaines productions font changer les individus de la sphère publique,
leurs représentations, et permettent d’incarner des identités en profond
changement. La sphère publique, vue sous cet angle, n’est plus un lieu symbolique
où l’on vient débattre rationnellement, mais un lieu qui permet à toutes formes
de cultures qui cherchent une plus grande visibilité, d’être discutées, refusées,
mises à distance, avalées, repensées…

Dans cette contribution, nous proposons une piste de réflexion sur ces objets
médiatiques : celle du lien qui existe entre évolution des contenus et métriques
(chiffres de partages et de vues sur les réseaux sociaux) dans la mesure où
ces chiffres témoignent de ce qui peut parler à un public, en termes d’actualité.
Ces métriques ne sont pas des outils permettant de qualifier précisément une
réception, mais ils apportent des informations différentes par rapport à des
chiffres d’audience classiques, car le nombre de vues ou le nombre de likes
peuvent être considérés comme des prises de position à part entière (Bastard,
2015). L’hypothèse principale est la suivante : les métriques de consultation se
substituent, en partie, au travail de définition d’une ligne éditoriale dans ce type
de médias vidéo. Cependant, les data (données) ne sont pas les seuls facteurs
de choix des sujets traités, car on perçoit, à la lumière de l’analyse chronologique
d’un corpus constitué de ces capsules d’information, qu’une ligne éditoriale
spécifique consistant à proposer une narration de certains problèmes de société
via une incarnation à la première personne se dégage.

petit acteur avec les plateformes sociales », propos de Guillaume Lacroix le PDG de Brut dans l’émission
L’instant M animé par Sonia Devillers sur France inter le 24 juin 2019. Accès : https://www.franceinter.fr/
emissions/l-instant-m/l-instant-m-24-juin-2019.

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A. Aubert

Médias d’information et plateformisation des contenus


Plateformisation et journalisme
Comme on le sait, Google et Facebook jouent un rôle d’infomédiaires (Smyrnaios
et Rebillard, 2010 ; 2019) : une fonction centrale pour la distribution de contenus
informatifs. Deux appellations se concurrencent pour ce phénomène : celle
d’« infomédiaire » discutée en France par Franck Rebillard et Nikos Smyrnaios dès
le début des années 2000 et qui a l’avantage de bien mettre en avant cette fonction
d’intermédiaire économique que jouent les Gafa ayant complexifié le financement
des médias. Au milieu des années 2010, c’est le terme de « plateformisation » qui
commence à apparaître, notamment dans les publications américaines qui souligne
davantage l’ingérence éditoriale des dits Gafa au sein des médias.
« La plateformisation […] marque le passage, pour la production et la diffusion d’information, d’un
processus de choix éditoriaux à un processus guidé par la demande au sein duquel le contenu est
continuellement modulé et réassemblé sur la base de données collectées à propos des utilisateurs
et de leurs pratiques » (Poell et al., 2017 : 10, cité et traduit par Rebillard et Smyrnaios, 2019)

La place des plateformes sociales dans le modèle économique des médias


d’information est incontournable aujourd’hui. Celles-ci ont aussi une incidence sur le
modèle journalistique lui-même en offrant aux médias des incitations à faire évoluer
leurs contenus en fonction de leurs standards et de leurs attentes et plus en général
de leurs logiques de fonctionnement, largement liées à leur modèle économique.
Ainsi Facebook rémunère-t-il des éditeurs de presse pour diffuser de la vidéo,
car celle-ci est plus facilement monétisable ; Snapchat, par l’intermédiaire de son
programme « Discover », s’associe avec des équipes rédactionnelles dédiées pour
penser, confectionner et diffuser des formats spécifiques pour une audience plus
jeune ; quant à Google, il incite les médias à utiliser son standard de diffusion pour
mobile AMP. Facebook, avec « Instant Articles » fait de même.

L’apparition des vidéos d’information


Au mitan des années 2010 apparaît une tendance à propos de la consommation
de vidéos d’information dont la particularité est leur format court. Ainsi, 49 % des
enquêtés français dans le rapport annuel de la fondation Reuters – le Digital News
Report – en 2018 déclaraient-ils avoir vu une vidéo d’information en ligne dans la
semaine précédant l’enquête. La majorité des vidéos d’information est maintenant
consommée en dehors des sites d’information eux-mêmes, par l’intermédiaire des
plateformes socionumériques : 32 % via Facebook à l’échelle mondiale en 2018, 26 %
pour YouTube et 17 % pour les autres réseaux sociaux (Newman et al., 2018).

La vidéo étant vraisemblablement le format rapportant le plus de publicité, Facebook


en a fait une priorité à partir de 2015. Il existe une forte demande sur le marché de
la vidéo initiée par le patron de Facebook qui, en 2015, déclarait que « dans les cinq

260 NOTES DE RECHERCHE


Les vidéos d’information diffusées sur les réseaux sociaux numériques

ans à venir tout allait être vidéo »4. Facebook a ainsi largement financé des médias du
monde entier afin qu’ils produisent des contenus natifs, adaptés à ses exigences, le live
en a fait partie, tout comme les vidéos d’information. De manière générale, les outils
émis par les plateformes à destination des éditeurs de contenus médiatiques visant à
les aider à produire des contenus spécifiques poursuivent un double but : d’une part,
permettre aux journalistes et aux groupes de médias de produire des informations
directement sur les plateformes, et d’autre part, permettre aux plateformes d’inciter
les éditeurs à produire un genre et un format journalistique particuliers qui seraient
ceux « collant » le mieux à leur modèle (Mattelart, 2020).

La prise en considération de la force de frappe – du point de vue de la diffusion –


des réseaux sociaux numériques aboutit à la création de médias dont le modèle
repose en entier sur la distribution via Facebook, YouTube (qui appartient à
Google), Snapchat ou encore Instagram (qui appartient à Facebook). Adossés
à de grands groupes pour certains (par exemple, en 2014, Al Jazira lance
AJ+, déclinaison en vidéo pour le web diffusant au départ exclusivement sur
Facebook), ces médias sont, pour d’autres, comme Now This, né en 2012 aux
États-Unis, véritablement natifs. Brut, le petit frère français, épouse la philosophie
et les principes de Now This5 et se lance en novembre 2016.

Les acteurs dont nous parlons ici correspondent donc à une catégorie très spécifique
de médias qui ne font pas des plateformes un diffuseur complémentaire – par rapport
à un site web ou une application propre – mais bien de ceux qui ne peuvent exister
sans les plateformes et qui ont tout simplement été conçus en tenant compte du
fonctionnement de ces dernières et de leurs exigences. Ces contenus sont pensés avec
les codes des réseaux sociaux et de leurs usagers, ils doivent donc aussi être conçus
pour circuler sur les RSN afin de pouvoir être monétisés grâce à la publicité et s’adapter
aux logiques internes de ces grands acteurs du web, c’est-à-dire aux logiques de leurs
algorithmes. Plus précisément, une vidéo rapporte de l’argent à ces médias lorsqu’elle
est largement diffusée : plus une vidéo est vue et partagée, plus elle sera monétisée.

Un contenu en évolution,
construit au plus près des chiffres de consultation
Nous cherchons donc à comprendre le lien qui existe entre le type de contenus
de ces vidéos d’information circulant via les réseaux sociaux numériques et les
chiffres de consultation et de partage de ces mêmes contenus. Ceci permet de
mettre en évidence les éléments caractérisant une vidéo virale d’une part, et ce
qui définit la ligne éditoriale de ce type de média d’autre part.

4 « Fast forward five years, it’s going to be video », phrase prononcée en 2015 par Mark Zuckerberg
à la conférence des « géants de la Tech » à San Francisco.
5 C’est-à-dire : une vidéo doit pouvoir se passer du son ; les cinq premières secondes doivent être
convaincantes ; il ne faut pas reproduire ce qui est déjà viral sur le net et se souvenir que c’est
l’émotion qui conduit au partage (Kalogeropoulos et al. 2016 : 30-31).

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A. Aubert

Méthodologie de l’enquête
Nous proposons une analyse effectuée sur les vidéos diffusées par le média Brut
entre novembre 2016 et mai 2019 mettant en évidence une corrélation nette
entre les évolutions de la ligne éditoriale du média et les chiffres de consultation
des réseaux sociaux (en l’occurrence ici la plateforme Youtube). Ce travail a été
conduit sur un corpus de 828 vidéos et s’appuie sur un recueil de données à la
fois quantitatives (nombre de vues, nombre de likes, nombre de commentaires
recueillis et recodés en classes) et qualitatives, grâce aux discours d’escorte
accompagnant ces vidéos (Jeanneret et Souchier, 2001 ; Bigey et Simon, 2018). Les
données quantitatives et les discours d’escorte ont été récoltés par l’INAthèque6
et traités par nos soins.

Ainsi avons-nous classé les nombres de vues sur YouTube en plusieurs catégories
(classes) permettant d’avoir une vue d’ensemble du corpus. Nous avons procédé
de la même manière avec les nombres de likes, de dislikes, de commentaires sur la
plateforme Youtube permettant, là encore, de percevoir les interactions qui existent
à partir des vidéos constituant ce corpus7. Nous rendons compte ici de quelques
conclusions appartenant à une enquête plus vaste. Il est important de noter que
les chiffres utilisés ici ont vocation à refléter des tendances, des volumes. Ils sont
moins significatifs en volume que n’auraient pu être les chiffres de Facebook si
nous y avions eu accès, ils sont donc présentés ici moins pour eux-mêmes que
pour dire quelque chose d’un ordre de grandeur, d’une proportion (une vidéo est
peu vue ou beaucoup vue, elle est peu likée ou beaucoup likée) dans la mesure
où l’une des premières hypothèses de ce travail est qu’il existe une corrélation
forte entre l’évolution de la ligne éditoriale et les chiffres de consultation des
vidéos. Par ailleurs, la métrique la plus pertinente aujourd’hui pour les plateformes
et les médias en ligne est celle du « taux d’engagement », qui correspond au
nombre d’interactions rapportées sur une page au nombre d’abonnés ou de vues
de cette page8. Cette appellation peut mieux se comprendre si l’on se rapporte
au sens de to engage en anglais qui veut dire : commencer une conversation9. À
partir de ces données chiffrées, nous avons donc calculé manuellement un « taux
d’engagement » spécifique à Youtube correspondant au rapport entre le nombre
total d’interactions sur une vidéo et le nombre total de vues de cette vidéo.

6 Nous remercions tout particulièrement Boris Blanckemane de l’INAthèque qui a effectué cette
collecte à partir de nos indications.
7 En revanche, le nombre de partages n’était pas une donnée accessible par la collecte de
l’INAthèque, nous n’avons donc pas pu utiliser cette variable.
8 On trouva alternativement l’expression engagement rate ou interaction rate en anglais qui permet
bien de comprendre que ce qui est perçu comme une forme d’engagement ici n’a rien à voir avec
une valeur morale ou philosophique, mais bien avec l’intervention de l’internaute sur un contenu
qui vise à en discuter et donc à le faire connaître au plus grand nombre.
9 Ainsi l’algorithme de Facebook est-il conçu en fonction de ce qui suscite le plus de « conversation »
c’est-à-dire de commentaires, likes et partages sur le réseau. Accès : https://about.fb.com/
news/2018/01/news-feed-fyi-bringing-people-closer-together/

262 NOTES DE RECHERCHE


Les vidéos d’information diffusées sur les réseaux sociaux numériques

De même, l’INA a mis à notre disposition les discours d’escorte de ces vidéos
Youtube, c’est-à-dire les textes accompagnant la vidéo lorsqu’elle est postée
par le community manager ainsi que le titre de la vidéo que ce dernier lui
donne. Même si ces textes peuvent légèrement varier entre différents réseaux
sociaux numériques, ils sont souvent assez proches. Ces données textuelles ont
permis une première enquête qualitative consistant à repérer les traits saillants
des vidéos de Brut, complétée par un visionnage exhaustif des contenus ayant
débouché sur différentes classifications. Nous avons cherché à savoir de quoi
parlait cette vidéo, ce qui a abouti à la catégorie « sujet principal » qui se décline
en plusieurs thématiques (voir tableau 1). Les titres des catégories composant
les « sujets principaux » correspondent à la classification en rubriques qui est
généralement celle de l’information télévisée ou de la presse écrite. Elle est
proche de celle pratiquée par INA stat, concernant les baromètres des JT10.
La catégorie « société » regroupe ce qui a trait aux politiques sociales, aux
conditions de vie, aux conditions de travail, mais aussi aux questions judiciaires.
Même s’il s’agit de sujets classables comme des « sujets de société », nous
avons choisi de traiter à part la catégorie des discriminations d’une part et
celles des violences de genre d’autre part, car elles représentaient une part très
importante du contenu et nécessitaient des analyses spécifiques. La question
du contenu s’est ensuite orientée sur celle de l’orateur principal, présent dans
la vidéo : s’agit-il d’un homme ? D’une femme ? Les deux sont-ils cités à égalité ?
S’agit-il d’une personne transgenre – la thématique émergeant largement au
cours des différentes périodes analysées11 ? Cette variable du genre de l’orateur
nous a semblé pertinente à relever dans la mesure où la question du genre
et de son appréciation dans la société contemporaine, notamment au travers
de la problématique des inégalités et des discriminations, était prégnante dans
l’enquête exploratoire12. Enfin, l’importance de la narration dans la diffusion virale
d’une vidéo nous a incités à nous interroger sur la manière de présenter un sujet
d’actualité via l’angle personnel ou celui du « journalisme de solution » : la vidéo
raconte-t-elle l’histoire personnelle de quelqu’un ? La vidéo raconte-t-elle une
initiative personnelle émanant d’un particulier, ou d’une association, d’une ONG,
plus rarement d’une entreprise ?

L’ensemble du corpus correspond à 828 vidéos que nous avons collectées sur
cinq périodes de six semaines différentes : la période 1 (P1 sur les tableaux 4 et 6)
correspond à la période de lancement du média Brut (novembre-décembre 2016) ;
la période 2 (P2) correspond à juin-juillet 2017 ; la période 3 (P3) correspond à
janvier 2018, la période 4 (P4) à novembre-décembre 2018 et la période 5 (P5)

10 Pour un aperçu de la méthodologie et des catégories appliquées pour INA stat, on se référera au
site de l’INA : http://www.inatheque.fr/publications-evenements/ina-stat/ina-stat-methodologie.html
11 Il faut noter que la vidéo peut ne présenter que des images et non une personne, dans ce cas,
nous avons porté dans la grille la mention NP pour « non pertinent »
12 Enquête exploratoire réalisée en novembre-décembre 2018 sur un corpus de 228 vidéos
de Brut, 277 vidéos de Loopsider. Une partie de ces résultats ont été présentés au colloque
« Journalisme et plateformes, de la symbiose à la dépendance » à Toulouse en janv. 2019.

NOTES DE RECHERCHE 263


A. Aubert

à mai-juin 2019 afin d’avoir une vision de l’évolution de la ligne éditoriale de Brut
sur environ 3 ans. À partir de toutes ces données quantitatives et qualitatives, nous
pouvons, dans un premier temps, dresser un premier portrait-robot du corpus.

Une évolution rapide dans le temps des contenus


Ce que l’on peut retenir sur l’ensemble des cinq périodes étudiées est que le succès
des vidéos de Brut diffusées sur les réseaux sociaux numériques s’accentue dans
le temps. Les premières vidéos diffusées en novembre 2016 ont en moyenne un
nombre de vues relativement faible (moins de 1 600 vues sur Youtube au moment de
la captation par l’INA), tandis que, au fur et à mesure du temps qui passe, le nombre
de vues devient de plus en plus significatif, profitant de la notoriété du média Brut
qui augmente. Ainsi, sur la période 4 (fin 2018), 44 % des vidéos diffusées totalisent
un nombre de vues entre 15 000 et 100 000 vues, tandis que sur la période 5, ce
sont plus de 50 % des vidéos diffusées qui se classent dans cette catégorie et 16 %
de l’ensemble de ce qui est diffusé en période 5 totalise plus de 100 000 vues sur
Youtube. Ces constats sont également significatifs sur le nombre de likes (mais aussi,
assez logiquement, de dislikes) qui augmentent avec le temps, comme le nombre de
commentaires et donc le « taux d’engagement ».

Tableau 1. Sujets principaux des vidéos Brut de novembre 2016 à mai 2109 (n=828).

Effectifs Fréquence
Environnement 219 26,4 %
Société 151 18,2 %
Discrimination 92 11,1 %
Sujet léger politique 80 9,7 %
Politique 77 9,3 %
Sexisme/machisme/violences
52 6,3 %
faites aux femmes
Bio 51 6,2 %
Sciences 46 5,6 %
Insolite 18 2,2 %
Culture/loisirs 14 1,7 %
Économie 11 1,3 %
Sujet léger people 11 1,3 %
Sport 6 0,7 %
Total 828 100,0 %

Méthode : Collecte des vidéos Brut par l’INAthèque sur YouTube entre novembre 2016 et mai 2019 sur
5 périodes de 6 semaines (n=828). Catégorisation effectuée après un visionnage des vidéos.

264 NOTES DE RECHERCHE


Les vidéos d’information diffusées sur les réseaux sociaux numériques

En ce qui concerne les thématiques abordées dans ces sujets vidéos,


les 828 vidéos analysées offrent un panorama de sujets très centrés sur
l’environnement, la question des discriminations, ou plus largement des
sujets que l’on appelle traditionnellement « de société », regroupant des
sujets portant sur la pauvreté, l’injustice, la situation des migrants, etc. À
l’issue de l’enquête exploratoire, les deux thématiques des discriminations
et des violences faites aux femmes, qui sont des thèmes de société, ont
fait l’objet d’un codage à part et constituent deux nouvelles catégories tant
elles prennent de l’importance dans le corpus. Pour un détail de ce que
contiennent plus précisément ces catégories, on se réfèrera à l’analyse en
deuxième partie de cette contribution.

Concernant le genre des orateurs, dans son ensemble, Brut donne la parole, en
moyenne, à davantage d’hommes que de femmes : sur l’ensemble du corpus,
170 vidéos sont incarnées principalement par des femmes, 322 par des hommes,
34 à parts égales et 295 ne sont pas incarnées, mais utilisent simplement des
images d’illustration. On remarquera que ce ratio est en tout point comparable à
celui calculé par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) pour la télévision et
la radio, médias traditionnels. Selon le CSA (2019), en 2018, le taux de présence
des femmes sur les antennes radio et télévision en France était de 39 %. Il faut
noter également que Brut donne la parole au fur et à mesure de l’étude à des
personnes transgenres, qui apparaissent progressivement au cours des 3 ans
que couvre l’étude, mais ils ne représentent que moins de 1 % des orateurs
principaux des vidéos analysées.

La dimension narrative d’une vidéo avait déjà été repérée comme un critère
favorisant la viralité (Gella et al., 2018). On remarque, sans surprise, que l’angle
de l’initiative ou de l’histoire personnelle est tout à fait représentatif du corpus
puisque 41 % du corpus total a été codé de cette manière, comme on peut
le noter ci-dessous (tableau 2). L’angle du journalisme de solution (initiative
associative ou d’une ONG) colore également le corpus, mais de façon moins
accentuée : près de 20 % du corpus tout de même peut être classé comme
répondant à la définition du journalisme de solution (Amiel, 2017).

Tableau 2. La vidéo présente-t-elle une histoire ou une initiative personnelle ?

Effectifs Fréquence
La vidéo ne présente pas une initiative ou une histoire personnelle 199 24,0 %
NP (non pertinent, car la vidéo n’est pas incarnée) 290 35,0 %
La vidéo présente une initiative ou une histoire personnelle 339 40,9 %
Total 828 100,0 %

Méthode : Collecte des vidéos Brut sur YouTube par l’INAthèque sur 5 périodes de 6 semaines de
novembre 2016 à mai 2019 (n=828). Catégorisation après visionnage des vidéos

NOTES DE RECHERCHE 265


A. Aubert

Du point de vue du contenu, les vidéos ont largement, mais aussi rapidement
évolué dans le temps, passant de sujets légers que nous avons qualifiés de
« people » ou de sujet portant sur un détournement des images et des
phrases des politiques (sujets que nous avons qualifiés de « sujet léger
politique », comme le montre l’illustration 1) qui portaient la marque de
fabrique du Petit Journal de Canal+13 à des sujets quasiment essentiellement
dits « de société », porteurs de témoignages incarnés, d’une longueur pouvant
varier de 2 minutes 30 à plus de 5 minutes. Un angle majoritairement adopté
est celui de la personnalisation (incarnation d’un sujet par une personnalité
qui n’est pas toujours connue du grand public), la vidéo présente alors une
histoire ou une initiative individuelle, comme on peut le noter dans les
descriptifs accompagnants les vidéos sur les réseaux sociaux. Interrogé sur la
question, Guillaume Lacroix, PDG de Brut, précise la nature de cette évolution
en effectuant un raisonnement de nature techniciste : selon lui, la nature des
échanges sur les réseaux sociaux modifierait le mode de réception d’un
contenu. Si à la télévision, le second degré est bien reçu, il le serait beaucoup
moins via Facebook.

Les deux illustrations ci-dessous montrent le changement de cap induit


dans la ligne éditoriale : à des vidéos légères mettant en scène les politiques
dans des situations parfois ridicules, se substituent des vidéos incarnées,
par des personnalités connues du grand public ou des anonymes (comme
c’est le cas ici, illustration 2) qui racontent leur histoire, leurs difficultés,
mais aussi la manière qu’ils ont eue de les surmonter et pointent du doigt
l’incurie des politiques. La question de l’imputabilité des politiques, c’est-à-
dire, le fait de les désigner comme responsables de cer taines situations et
de les mettre en accusation, va prendre de l’ampleur au fur et à mesure de
l’étude chronologique.

Illustration 1. « Les enfarinages et entartages des politiques », sujet diffusé en avril 2017.

13 Renaud Le Van Kim était le producteur du Grand Journal et Laurent Lucas le rédacteur en chef
adjoint du Petit Journal.

266 NOTES DE RECHERCHE


Les vidéos d’information diffusées sur les réseaux sociaux numériques

Illustration 2. « Vivre aux États-Unis six mois après l’élection de Trump », sujet diffusé le 20 juillet 2017.

Pourquoi une évolution de ce type ? Nous l’avons dit, le suivi très fin des métriques
et chiffres de partage peut être un facteur d’explication. Ainsi remarque-t-on une
corrélation nette entre certaines thématiques et certaines métriques.

On peut noter une corrélation entre le nombre de vues, le nombre de likes


et le « taux d’engagement ». De plus, certains sujets comme ceux traitant
d’environnement (plus de 10 %)14 qui suscitent davantage plus d’échanges que
d’autres. Les sujets « une vie » (classés « Bio » dans nos recodages) effectuent des
scores, du point de vue des taux d’engagement, relativement élevés. À l’inverse,
les sujets classés « Économie » ont un taux d’engagement moyen ou faible.
Le cas des sujets que nous avons classés comme des « sujets légers people »
(abandonnés après la première période) est intéressant, car ces derniers se
classent dans le bas du tableau avec des taux d’engagement très bas. Les taux
d’engagement sont également médiocres pour les « sujets légers politique »
peu à peu délaissés, alors qu’ils avaient fait la notoriété du Petit Journal (voir
tableau 4). Le pourcentage à l’écart maximum (PEM15), signalé sur ce tableau
croisé par le caractère plus ou moins ombré des cases (avec une gradation selon
la valeur plus ou moins forte du PEM) permet de noter que les sujets de société
sont proportionnellement plus présents en période 4 (fin 2018), que les sujets
« légers politiques » (voir illustration 1) sont particulièrement représentatifs de
la période 1, jusqu’à disparaître totalement en période 5. Parallèlement, les sujets
de société, les sujets liés aux discriminations et à l’environnement prennent une
place de plus en plus conséquente. Ainsi l’environnement correspond-il à 4,3 %
des sujets traités en période 1, alors qu’il représente plus de 42 % des sujets
traités en période 5.

14 Le taux d’engagement ici a été calculé sans le nombre de partages dont nous ne disposons pas,
mais exclusivement à partir du nombre de commentaires, likes et dislikes rapporté au nombre total
de vues. Nous considérerons que plus de 10 % est un taux d’engagement significatif, tandis que
moins de 1 % est un taux d’engagement très peu significatif.
15 Dans les tableaux croisés qui suivent, chaque case donne des effectifs (réels ou en pourcentage)
au croisement de chaque modalité et le PEM – pourcentage à l’écart maximum – souligne l’écart
entre la valeur effective et la valeur théorique en cas d’indépendance, c’est-à-dire comme si les
sujets étaient équi-répartis entre toutes les modalités. Plus le PEM est élevé, c’est-dire plus la case
est foncée, plus l’écart est important et correspond à une corrélation entre ces deux modalités.

NOTES DE RECHERCHE 267


A. Aubert

Tableau 3. Les sujets recueillant les plus forts « taux d’engagement ». Effectifs réels.

Inférieur à 1 % Entre 1 et 5 % Entre 5 et 10 % + de 10 % Total


Bio 1 7 43 51
Culture/loisirs 1 2 11 14
Discrimination 13 78 1 92
Économie 2 6 3 11
Environnement 6 32 172 9 219
Insolite 9 9 18
Politique 2 29 46 77
Sciences 21 25 46
Sexisme/
machisme/
3 11 37 1 52
violences faites
aux femmes
Société 3 32 116 151
Sport 1 5 6
Sujet léger
5 5 1 11
people
Sujet léger
15 46 19 80
politique
Total 38 214 565 11 828

Khi2=181,4 ddl=36 p=0,001 (Val. théoriques < 5 = 30)


Lecture du tableau : Sur 219 sujets classés « environnement », 172 recueillent des taux d’engagement entre 5
et 10 %, 9 ont un taux d’engagement de plus de 10 %. Les cases ombrées signalent une attraction forte entre
deux modalités et donc une significativité de ces croisements, plus la case est foncée, plus l’attraction est forte.

Tableau 4. Tri croisé entre la période de diffusion et le sujet principal de la vidéo (pourcentage en colonnes).

P1 P2 P3 P4 P5 Total

Bio 2,9 8,8 8,1 9,2 6,2

Culture/loisirs 1,0 2,2 5,8 1,7

Discrimination 19,6 14,8 8,5 4,2 11,1

Économie 6,4 0,5 1,1 0,9 1,3

Environnement 4,3 12,9 34,1 33,6 42,5 26,4

Insolite 1,1 3,8 1,6 1,8 1,7 2,2

Politique 20,2 10,5 5,5 9,9 3,3 9,3

Sciences 11,5 3,3 4,5 5,0 5,6

268 NOTES DE RECHERCHE


Les vidéos d’information diffusées sur les réseaux sociaux numériques

Sexisme/
machisme/
3,2 6,7 8,2 5,4 6,7 6,3
violences faites
aux femmes
Société 2,1 17,7 20,3 23,3 19,2 18,2

Sport 0,5 0,9 2,5 0,7

Sujet léger people 11,7 1,3


Sujet léger
51,1 12,9 1,6 0,9 9,7
politique
Total 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0

Khi2 =456,6, ddl = 48, p=0,001 valeurs théoriques <5=25


Lecture du tableau : Sur 100 % de sujets diffusés en période 1 (soit en novembre et décembre 2016),
6,4 % portaient sur l’économie. Les cases ombrées signalent une attraction forte entre deux modalités et
donc une significativité de ces croisements, plus la case est foncée, plus l’attraction est forte.

Un focus plus précis sur les sujets que nous avons classés comme racontant une
histoire individuelle (qu’il s’agisse d’une célébrité ou d’un anonyme) permet de
faire les mêmes constats. Au lancement du média, la pertinence de ce type de
sujets n’est absolument pas repérée et presque aucun sujet diffusé ne choisissait
cet angle, alors que la corrélation est très nette en 2018 et 2019 (périodes 4
et 5). La variable de l’angle adopté est significative quand elle est testée sur la
caractéristique « histoire ou initiative personnelle » : ce type de vidéo génère plus
de vues, plus de likes et plus de commentaires proportionnellement que celles qui
n’adoptent pas cet angle. Le tableau 6 met en évidence des changements nets dans
les contenus traités dans le temps. Ces infléchissements sont à mettre en parallèle
avec les chiffres de consultation qui montrent un intérêt croissant pour certains
sujets (l’environnement) et un désintérêt pour d’autres (l’économie, la politique…).

Tableau 5. Tri croisé entre le nombre de likes et l’angle d’initiative ou histoire personnelle
(pourcentage en colonnes).

Moins de 51 à de 201 de 500 de 1000 + de


Total
de 51 200 à 500 à 1000 à 5000 5000
La vidéo raconte une histoire
23,6 42,7 41,7 48,7 53,4 60,0 41,0
personnelle
La vidéo ne raconte pas une
34,9 25,9 17,3 18,5 15,0 35,0 24,0
histoire personnelle
NP (la vidéo n’est pas
41,5 31,4 41,0 32,8 31,6 5,0 35,0
incarnée)

Total 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0

Khi2=52,5 ddl=10 p=0,001


Lecture du tableau : sur 100 % de vidéos récoltant plus de 5000 likes,
60 % sont des vidéos racontant une histoire personnelle.

NOTES DE RECHERCHE 269


A. Aubert

Tableau 6. Tri croisé entre la période de diffusion et le fait que la vidéo présente une histoire ou une
initiative personnelles (pourcentage en colonnes).

P1 P2 P3 P4 P5 Total

La vidéo ne présente pas une


70,2 28,2 9,3 17,0 15,8 24,0
histoire ou initiative personnelle

NP (non pertinent : la vidéo n’est


28,7 27,3 44,0 37,7 35,0 35,0
pas incarnée)

La vidéo présente une histoire ou


1,1 44,5 46,7 45,3 49,2 40,9
initiative personnelle

Total 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0

Khi2=160,1 ddl=8 p=0,001 (très significatif)


Lecture du tableau : En période 1, sur 100 % de vidéos diffusées, 70,2 % ne présentent pas une histoire
ou une initiative personnelle

En revanche, la corrélation n’est pas significative dans le cas où la vidéo adopte


un angle axé sur une initiative associative ou de celle d’une ONG. L’hypothèse
de la caractéristique narrative pour expliquer un fort taux de partage est donc
en partie validée, mais il semble que l’histoire, pour bien fonctionner, doive être
avant tout incarnée. Le fait de présenter uniquement une initiative associative ou
institutionnelle ne suscitera pas les interactions de la même manière.

Il est donc avéré que la ligne éditoriale de Brut a évolué de manière significative
entre le lancement du média à l’automne 2016 et la date à laquelle s’arrête
notre relevé quantitatif et qualitatif. La nature de cette évolution doit être mise
en parallèle avec celle des chiffres de consultation des contenus.

Un renouvellement dans les modes de narration


des problèmes publics ?
S’il est avéré que la ligne éditoriale est en partie indexée à l’évolution des
métriques, nous n’affirmons pas pour autant que ces dernières dictent la
ligne éditoriale. D’autres médias se plaisent à ne suivre que ce qui créerait
uniquement du buzz, comme le montre l’exemple de Melty (Targnon, 2019).
Nous avons plutôt affaire dans ces médias d’information à une manière
renouvelée de faire du journalisme : les sujets de société sont appréhendés
avec un angle spécifique centré sur un public cible, les 18-34 ans16. Ils sont

16 Tous les acteurs et fondateurs de ces médias parlent de leur cible comme celle des millennials.
Aussi appelés milléniaux, millénariaux ou génération Y, il s’agit de l’ensemble des personnes nées

270 NOTES DE RECHERCHE


Les vidéos d’information diffusées sur les réseaux sociaux numériques

abordés de manière à intéresser une génération particulière, et en cela les


chiffres que sont les métriques issues des réseaux sociaux ne sont qu’une
forme renouvelée des chiffres d’audience autrefois obtenus via des enquêtes
Médiamétrie17. Cependant, ces sujets se colorent d’un angle spécifique issu
du choix d’une rédaction dont nous tentons de rendre compte dans la partie
qui suit. Par ailleurs, le format de cet article incite à faire des choix, c’est la
raison pour laquelle nous ne traiterons pas ici la dimension de la sociologie
professionnelle des journalistes composant ces rédactions qui pourra faire
l’objet d’une autre publication.

La thématique de l’environnement
Ainsi, assez logiquement lorsque l’on sait que la question environnementale et
climatique est une des thématiques les plus discutées parmi la jeune génération
aujourd’hui, et plus globalement, chez les populations des pays développés et que
les jeunes sont aussi la figure à laquelle s’adressent de plus en plus d’initiatives
autour des questions climatiques (Kovacs, 2012), l’un des sujets les plus mis en
avant dans les vidéos est celui de l’environnement. Or, il est possible d’aller plus
loin dans l’analyse des sujets environnementaux proposés dans le corpus. En effet,
nous avons codé pour ces vidéos fort nombreuses (219 en tout) une deuxième
caractéristique afin d’affiner la compréhension analytique du corpus. Sur les
219 sujets « environnement », voici selon quelles sous-thématiques ils se ventilent :

Tableau 7. Ventilation des sujets classés « environnement » en sous-catégories.

Sujets environnement Effectifs Fréquence sur l’ensemble du


corpus « environnement »
Protection des animaux 54 24,6 %
Pollution/déchets 53 24,2 %
Sujet explicatif nature 37 16,8 %
Biodiversité 27 12,3 %
Développement durable 20 9,1 %
Climat 18 8,2 %
Divers 10 4,5 %
Total 219 100

Méthode : collecte des vidéos Brut par l’INAthèque entre novembre 2016 et mai 2019 (n=219).
Catégorisation après visionnage.

entre le début des années 1980 et la fin des années 1990. C’est un terme que nous ne pouvons
déconstruire ici étant donné le format de l’article.
17 N’ayant pas accès aux variables sociodémographiques des publics concernés, cette enquête,
dans sa version actuelle, ne peut approfondir cette dimension.

NOTES DE RECHERCHE 271


A. Aubert

La première sous-thématique émergente correspond à des sujets très prisés par


la rédaction de Brut consistant à mettre en avant des images d’espèces protégées
ou en voie de disparition18. Ces sujets sont à rapprocher de ceux que nous
avons appelés des « sujets explicatifs nature » qui permettent à la rédaction de
sous-titrer des images animalières pour raconter la particularité originale d’un
comportement animalier.

Illustration 3. Un sujet classé « sujet explicatif nature » diffusé en avril 2019.

On peut donc remarquer que ce corpus « Environnement » n’est pas tout entier
orienté vers une critique de nos comportements polluants, mais vise plutôt à
offrir une vision renouvelée des merveilles terrestres. Les comportements
polluants et la lutte contre le réchauffement climatique par un usage plus
responsable de nos ressources arrivent néanmoins peu après, puisque les sujets
sur les déchets et la lutte contre la pollution correspondent à un quart du
corpus « Environnement ». Il faut d’ailleurs noter que les angles choisis portent
souvent sur la vie quotidienne et les attitudes à adopter pour devenir davantage
écoresponsable. Les sujets classés dans « développement durable » vont dans le
même sens (taxe carbone, transition écologique).

Illustration 4. Un sujet classé « pollution/lutte contre la pollution », diffusé en novembre 2018.

18 Cette surreprésentation de sujets sur les animaux provient de la présence dans le corpus de
nombre de sujets réalisés pour la chaîne Brut Nature, petite sœur de Brut, correspondant à une
déclinaison thématique.

272 NOTES DE RECHERCHE


Les vidéos d’information diffusées sur les réseaux sociaux numériques

Les risques que nos comportements induisent pour la planète sont bel et
bien présents dans le corpus. Ce dernier oscille entre un regard silencieux
et culpabilisant sur la destruction annoncée de l’écosystème d’un côté et un
sursaut d’orgueil visant à tenter de faire changer nos comportements quand cela
s’avère encore possible de l’autre côté (« Pourquoi de plus en plus de Français
choisissent de consommer en vrac ? » 29 janvier 2018 ; « Le tri sélectif c’est bien,
la consigne c’est mieux », 12 février 2018), etc.

La cause des femmes


Si l’on s’intéresse maintenant de plus près à l’ensemble des sujets de société, il
est là aussi possible de proposer une perspective plus approfondie de ce qui y
est traité. Ainsi les sujets classés comme sujets de société correspondent-ils aux
thématiques suivantes regroupées au sein du tableau 819.

Tableau 8. Ventilation des sujets de société dans le corpus Brut.

Sujets de société Effectifs Fréquence au sein du corpus Fréquence dans l’ensemble


« sous corpus Société élargi » du corpus
Discrimination 92 31,1 % 11,1 %
Sexisme/machisme/violences 52 17,6 % 6,3 %
faites aux femmes
Santé 31 10,5 % 3,7 %
Lutte contre la pauvreté 27 9,1 % 3,3 %
Divers 26 8,8 % 3,3 %
Mouvements sociaux 15 5% 1,8 %
Éducation 15 5% 1,8 %
Migrants 13 4,4 % 1,5 %
Justice 12 4% 1,7 %
Insolite 8 2,7 % 1,1 %
Séniors 4 1,5 % 0,5
Total 295 100 100

Méthode : collecte des vidéos Brut par l’INAthèque entre novembre 2016 et mai 2019 (n=295).
Catégorisation après visionnage.

Ces chiffres permettent de bien percevoir la surreprésentation de certains thèmes de


société par rapport à d’autres dans le corpus. De fait, si la question des discriminations

19 Nous fusionnons dans ce tableau les deux méta-catégories « violences faites aux femmes » et
« Discrimination » et ventilons de façon plus précise en sous-catégories les sujets de société : si l’on
adopte cette perspective, soit le fait de réintégrer dans une méta-catégorie « sujets de société » les
contenus liés d’une part à la discrimination, d’autre part aux sexisme et violences faites aux femmes,
on obtient 295 vidéos, soit 35,6 % de l’ensemble du corpus.

NOTES DE RECHERCHE 273


A. Aubert

et plus globalement des violences de genre est très prégnante, d’autres thématiques,
notamment celle des migrations, sont pourtant reléguées au second plan – sans
être absentes. L’exemple des mouvements sociaux est intéressant parce que cette
catégorisation secondaire ne nous a été utile que sur 15 sujets en tout dans le corpus
comprenant 828 vidéos, dont 11 sujets en période 4 correspondant au plus fort
du mouvement des gilets jaunes (novembre-décembre 2018). Ceci indique que la
rédaction de Brut, sans être particulièrement réactive à l’actualité chaude (il ne s’agit pas
d’une chaîne d’information en continu) est néanmoins perméable aux soubresauts de
l’actualité20. Mais force est de constater que les mouvements sociaux sont peu couverts
en règle générale dans les vidéos courtes21, alors que, proportionnellement parlant, les
questions relatives à la lutte contre la pauvreté qui n’ont pas d’actualité particulière, mais
résultent davantage d’actions de fond plus invisibles émanant d’associations, semblent
intéresser davantage les internautes (9 % des sujets de société, 3 % du corpus total).

De même, au sein du sous-corpus des sujets relatifs aux discriminations, il existe


aussi une forme de hiérarchie : les sujets traitant de discriminations raciales d’une
part et de discrimination envers les femmes d’autre part sont les plus traités
(chacune de ces catégories correspond à 34 % du corpus). En revanche, les
autres formes de discrimination comme l’homophobie (12 %), ou encore celles
visant les personnes transgenres (3,2 %) sont plus marginales, même si elles
existent bel et bien dans le corpus.

La réflexivité des personnes qui apparaissent dans le corpus irrigue une bonne
partie des sujets proposés aux internautes, par le biais du récit de soi. La dimension
narrative via des histoires personnelles racontées par les protagonistes de ces récits
de vie eux-mêmes est fondamentale dans le corpus, comme nous avons été amenés
à le montrer (tableau 2). Il s’agit d’individus qui racontent comment ils ont surmonté
une difficulté, souvent liée à une discrimination ou à un handicap (près de 54 % des
sujets codés comme racontant une histoire ou une initiative personnelle relatent
comment la personne a su faire face à un handicap ou à une discrimination). Le récit,
la narration devient une forme de catharsis créant de l’émotion et une identification
forte de la part de l’internaute qui sera plus enclin à liker ou partager le contenu.

Comme on le voit sur cette dernière illustration (5), le récit de soi, la narration
sont constitutifs de nombre de vidéos du corpus. Si les récits abordant la question
transgenre restent marginaux, les conflits de définition du rôle des femmes dans
l’espace public et la visibilisation croissante des inégalités de genre sont bien ce qui

20 Ainsi la « question terroriste » n’est-elle pas absente du corpus, mais elle était trop diffuse
pour constituer une catégorie à part entière, les vidéos qui en traitent sont donc classées dans
« divers » ou bien dans « discrimination », car le corpus donne aussi la parole à plusieurs personnes
musulmanes se vivant comme discriminées en raison du climat de suspicion qui s’installe en France
vis-à-vis de la religion musulmane, après des attentats.
21 Il faut mentionner que nous n’analysons pas les lives de Rémy Buisine qui ont vocation à couvrir
les mouvements sociaux. Le mode de couverture de ce type de mouvements « en live » c’est-à-dire
sans aucun filtre, au milieu des manifestants, sans coupe et sans montage a suscité de nombreuses
réactions et commentaires, de la part du corps journalistique lui-même.

274 NOTES DE RECHERCHE


Les vidéos d’information diffusées sur les réseaux sociaux numériques

caractérise le mieux ce corpus. L’hypothèse selon laquelle le corpus est perméable


aux évolutions sociétales de grande ampleur – rappelons que le corpus se déploie
avant et après ce que l’on a maintenant coutume d’appeler « #metoo » – se trouve
vérifiée. Les contenus sur les violences de genre existent avant #metoo, et montent
en puissance après le début du mouvement tout en l’accompagnant. L’interaction
entre ces médias et leurs publics se fonde sur la représentation d’enjeux du débat
public ultra contemporain. Le public concerné est à l’origine de certaines productions
et se trouve en même temps représenté par ces dernières.

Illustration 5. Exemple d’une histoire personnelle racontée par la personne qui a vécu une violence de genre
(sujet diffusé en mai 2019).

Néanmoins, des permanences demeurent. Si les femmes sont plus largement


interrogées sur des sujets qui les concernent directement (35 femmes
sont interrogées ou se racontent pour 52 sujets classés sur le sexisme, 42
sur la discrimination), elles sont en revanche minoritaires quand Brut parle
d’environnement. Ainsi, sur 219 sujets « environnement », seuls 70 sont incarnés,
55 fois par un homme, 15 fois par une femme.

Une narration des problèmes publics


à la première personne
La dimension narrative et la dimension identitaire du corpus se trouvent associées
à la cause écologique autour s’incarne donc logiquement dans la diffusion de
sujets mettant en avant une adolescente, ayant surmonté un handicap (une
forme d’autisme) et militante infatigable de la cause environnementale, acharnée
à mettre en accusation les politiques en raison de leur incapacité supposée à
prendre en compte l’avenir des jeunes générations : Greta Thunberg. Si la jeune
femme est aujourd’hui fortement médiatisée, son apparition dans l’espace public
est assez récente et s’est faite via les réseaux sociaux à la fin de l’année 2018,
suite à la grève scolaire qu’elle avait entamée en Suède. Ses propos sont très
vite repérés par les algorithmes de ces médias (dans la mesure où des vidéos

NOTES DE RECHERCHE 275


A. Aubert

d’elle et de ses discours circulent)22, et elle fait l’objet dans notre corpus de
pas moins d’une dizaine de vidéos. L’illustration 6 date de décembre 2018 à une
époque où la télévision et les médias traditionnels ne s’intéressaient pas encore
à l’activiste du climat. La viralité de ce type de vidéos, qui au départ n’émanent
pas de médias traditionnels, est une caractéristique de la diffusion de certaines
informations : elles sont visibles sur les RSN, elles sont reprises par des médias
natifs, puis elles deviennent des incarnations médiatiques à grande échelle, les
médias traditionnels les intégrant dans un tout sociétal plus vaste comme en
témoigne le nombre de couvertures de news magazines qui ont mis à leur une
la jeune G. Thunberg en 2019 (illustration 7).

Illustration 6. Vidéo retransmettant un discours de G. Thunberg (diffusée en décembre 2018).

Illustration 7. Couvertures de 3 news magazines publiés en 2019 : l’Obs, Valeurs actuelles et Society.

22 Les journalistes de Brut utilisent, entre autres outils, Crow Tangle, logiciel maison de Facebook
permettant de repérer ce qui est en tête des discussions sur les réseaux sociaux numériques. Voir
le post du blog Facebook media du 15 novembre 2018 : « Brut is seeing Phenomenal Growth – They
say it’s because of Crowd Tangle”, https://www.facebook.com/facebookmedia/blog/Brut-is-seeing-
phenomenal-growth-they-say-its-because-of-crowdtangle.

276 NOTES DE RECHERCHE


Les vidéos d’information diffusées sur les réseaux sociaux numériques

Pour la sociologie pragmatique, l’élaboration des problèmes publics se fait au


travers d’une pléiade d’acteurs de nature différente, des récits temporaires
se mettent en place et des sens émergent, les acteurs sociaux mobilisent des
cadres d’interprétation, au sens goffmanien. Les différents acteurs de la société
mobilisent des discours et des registres d’action différents : les médias sont un des
maillons de cette chaîne (Céfaï, 1996). Mobiliser les travaux de Paul Ricœur sur la
narratologie comme le fait Daniel Cefaï peut avoir un intérêt ici. Car, pour décrire
un phénomène, explique P. Ricœur (1983), il faut en passer par la narratologie,
c’est-à-dire l’étude de la mise en récit : le récit servira à articuler le temps de
manière à lui donner la forme d’une expérience humaine. Or, que font d’autre
ces médias que de proposer une narration des problèmes de société selon un
angle bien particulier : celui de l’histoire personnelle, de la prise en charge des
problèmes climatologiques ou de pauvreté, non pas par la puissance publique,
mais par l’individu qui est présenté comme acteur de son destin ?

L’analyse du corpus Brut telle que nous l’avons effectuée dans les pages qui
précèdent offre cette perspective : celle d’une société travaillée d’une part par les
inquiétudes sur le sort de la planète, d’autre part par une conflictualité autour du
genre, que celui-ci soit en transition ou que les femmes soient malmenées dans
l’espace public et dans l’espace privé. On note que le corpus oscille entre une
forme de dénonciation, d’inquiétude et une volonté de valoriser des solutions,
du moins des formes de prise de position qui auraient vocation à faire avancer
ces débats de société. Le travail des journalistes consiste alors à aller chercher
sur différents canaux et essentiellement sur les RSN des histoires, des discours,
qui permettent de visibiliser ces narrations dans l’espace public : elles existent
(par exemple, le discours de G. Thunberg à la COP24 avait été capté et diffusé
sur le site de la COP), mais leur récupération, leur montage, sous-titrage, permet
une nouvelle forme de narration, au sein d’un public large qui va ensuite avoir
une capacité à le rediffuser.

Pour protéger « la planète qui se meurt », il est possible d’adopter les bons
gestes à l’échelle individuelle, mais il est aussi possible de se révolter comme G.
Thunberg qui choisit l’action individuelle et la mise en accusation des politiques
pour tenter de réveiller les consciences. Sur le plan des violences faites aux
femmes, le corpus est riche d’histoires particulières de femmes dénonçant le
sort qui leur a été réservé, mais appelant aussi à la prise en main individuelle.
Après la dénonciation, la lamentation, le héros/héroïne du quotidien raconté par
Brut va exhorter celui qui regarde la vidéo à agir pour ne pas se laisser enfermer
dans son assignation23. Le récit mettra largement en scène des émotions afin de
toucher un nombre important d’internautes.

23 Voir le discours d’escorte accompagnant la vidéo de l’illustration 5 qui parle de « paroles de


combattantes ».Voici quelques exemples d’autres discours accompagnant des vidéos caractéristiques
de ce sous-corpus : « “Il arrivait à me faire croire que c’était de ma faute et que ça ne recommencerait
pas”. Du premier coup à la difficile reconstruction : la série Brut “Parcours de combattantes” donne
la parole à des femmes qui ont été battues par leur compagnon. Épisode 1 : les coups. » (Période 5,

NOTES DE RECHERCHE 277


A. Aubert

Nous pourrions faire l’hypothèse que le succès du modèle Brut (et de certains
réseaux sociaux comme Twitter) est celui d’une délégation de l’action. Agir
concrètement est finalement réservé à un très faible nombre de personnes
(militants, associatifs…). En revanche, utiliser un témoignage à la première
personne et le faire circuler peut être considéré comme une forme minimale
d’action, un engagement a minima permettant à l’individu de se situer dans une
proto-action et lui faisant croire qu’il agit, à son niveau, pour servir une cause,
à l’image du « chaque geste compte » qui caractérise bien des campagnes
d’incitation à la réduction de nos déchets.

Conclusion
Nous partons du principe, comme Antoine Hennion (1989) et à sa suite Éric Macé
(2006) que le média – A. Hennion parle du média télévision, mais prenons-le au sens
large – doit être considéré comme une médiation : « Ce qui nous intéresse dans
les matériaux télévisuels, c’est ce qu’ils nous disent de la réalité contemporaine des
rapports sociaux et des conflits de définition propres aux sociétés contemporaines »
rappelle É. Macé (2006 : 12). L’espace public médiatique est le cadre, l’arène, de ces
conflits de définition, il met en scène des représentations entre acteurs inscrits dans
des rapports sociaux de domination et engagés dans des luttes de représentations.
Le produit médiaculturel dit quelque chose du monde social dans lequel il s’insère.

La prise en charge d’une narration par les acteurs sociaux mis en scène par
Brut lui permet de déléguer cette prise de parole : ce n’est plus au média de
l’assurer, c’est à la société civile de dire sa vérité, son sentiment. La rédaction qui
revendique une ligne éditoriale souple s’efface ainsi devant ceux qui prennent la
parole à sa place. Si l’on part du principe que les vidéos des médias du corpus
mettent en scène des personnes qui se racontent, qui dénoncent, qui véhiculent
des messages expliquant que chacun peut agir à son niveau, que chacun peut se
prendre en main, on peut donc affirmer que le public qui diffuse cherche à briser
un statu quo sur des sujets de société.

L’analyse présentée ici met d’abord en évidence une corrélation forte entre
évolution des contenus dans le temps et évolution des chiffres de consultation. Par
ailleurs, on note que des choix rédactionnels qui témoignent de choix éditoriaux
sont toujours vivaces. Les professionnels de la communication et du marketing
utilisent depuis plusieurs années ce qui est fourni par les plateformes pour
produire des indicateurs utiles pour évaluer la performance d’actions marketing
ou évaluer des stratégies à mettre en place (Alloing, 2015). Reste que ce type de

13 avr. 2019). « Avocate, Caroline Vigneaux a quitté son travail pour devenir humoriste et monter
sur scène.Voilà comment un jour, elle a pris la décision de changer de vie. » (12 nov. 2018, Période 4).
« Harcelé à l’école, Jonathan Destin a tenté de mettre fin à ses jours en s’immolant par le feu à 16 ans.
Aujourd’hui, il raconte ce qui l’a poussé à commettre ce geste… » (4 nov. 2018, Période 4).

278 NOTES DE RECHERCHE


Les vidéos d’information diffusées sur les réseaux sociaux numériques

stratégie peut conduire à proposer tout type de sujets et que Brut, Now This ou
Loopsider ont bien une ligne éditoriale, différente de celle de Melty, par exemple,
qui revendique proposer des contenus en fonction des tendances repérées sur les
réseaux sociaux. Brut, Loopsider, comme Melty sont bien des industries culturelles
à part entière, obéissant à des stratégies de programmation et de diffusion choisies
et élaborées en fonction d’une compréhension des enjeux publics, de problèmes
de société particuliers. Brut et Loopsider en France se placent sur le terrain de
l’actualité, des sujets de société, très peu de la politique traditionnelle, même si
elle n’est pas absente. Simone choisit l’angle féminin/féministe. Melty, lui, se place
quasiment uniquement sur le terrain du divertissement. Ce sont des choix faits par
les directions en place qui résultent de leur propre analyse du marché dans laquelle
entrent un certain nombre de paramètres. Il reste que la cible de ces médias, c’est-
à-dire « les jeunes », n’est pas homogène et les modes de réception peuvent varier
considérablement. Cette enquête, dans sa version actuelle, n’ayant pas accès aux
variables sociodémographiques des publics concernés, ne peut appréhender cette
question qui reste ouverte pour le moment.

Néanmoins, le rôle des amis dans le partage d’actualité doit ici être rappelé (Bastard,
2015 : 265-266) : sur un réseau social, la motivation à cliquer sur un lien partagé
provient du fait que l’on connaît la personne, on a confiance en elle, c’est un ou
une ami (e). Cette dimension homophile dans le partage d’information et donc,
par ricochet, dans l’élaboration du contenu par les médias est un point novateur
dans l’analyse des publics qui ne nous semble pas suffisamment pris en compte
dans les études actuelles sur les publics. La tranche d’âge à laquelle se destinent les
vidéos du corpus correspond à un âge où l’on apprend à se situer dans l’espace
social : la nécessité de pointer vers des sujets qui font réagir, mais qui ne font pas
polémique nous semble centrale pour comprendre le succès de ces vidéos. Les
sujets sont graves (le risque écologique ; le scandale des discriminations), mais ils
souffrent peu la contestation ou la polémique, ils ont plutôt vocation à susciter « la
conversation » comme le martèlent leurs concepteurs et jamais le débat, l’absence
relative de ce terme dans les discours d’escorte en témoigne, comme si le mot
conversation était plus neutre et, d’une certaine façon, plus aseptisé.

Références
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fabriquent-ils les publics et les imaginaires de l’e-reputation ? » Communication, 33 (2).
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NOTES DE RECHERCHE 279


A. Aubert

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280 NOTES DE RECHERCHE


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