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Médias et opinion publique

Arnaud Mercier (dir.)

DOI : 10.4000/books.editionscnrs.19027
Éditeur : CNRS Éditions
Année d'édition : 2012
Date de mise en ligne : 29 octobre 2019
Collection : Les essentiels d'Hermès
ISBN électronique : 9782271121974

http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782271073419
Nombre de pages : 180

Référence électronique
MERCIER, Arnaud (dir.). Médias et opinion publique. Nouvelle édition [en
ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2012 (généré le 18 novembre 2019). Disponible
sur Internet : <http://books.openedition.org/editionscnrs/19027>. ISBN :
9782271121974. DOI : 10.4000/books.editionscnrs.19027.

Ce document a été généré automatiquement le 18 novembre 2019.

© CNRS Éditions, 2012


Conditions d’utilisation :
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Les médias ont historiquement joué un rôle considérable pour donner la
parole à l’opinion publique, notamment avec la radio et la télévision.
Aujourd’hui, les relations sont devenues plus complexes. Les médias se sont
autonomisés, renforçant leur rôle y compris avec Internet, et l’opinion
publique a rendu visibles son existence et son influence, notamment par
l’intermédiaire des sondages. Les relations et les interactions sont donc plus
difficiles, même si elles sont plus nombreuses, mais toujours indispensables
à la communication politique contemporaine où l’on retrouve le triangle des
acteurs politiques, des médias et de l’opinion publique.

ARNAUD MERCIER
Politologue, professeur en sciences de l’information et de
la communication à l’université de Lorraine où il dirige la
licence professionnelle journalisme et médias
numériques et où il est responsable de l’Observatoire du
webjournalisme (http://obsweb.net).
SOMMAIRE

Avant-propos. Communication et démocratie


Éric Dacheux

Présentation générale. L’utile fiction de l’opinion publique


Arnaud Mercier
Cerner une notion ambiguë
L’opinion publique sondagière : une fiction sociale utile
Comprendre le succès de l’assimilation sondages/opinion publique
L’opinion médiatico-publique
L’opinion publique comme ajustement des opinions individuelles
L’opinion en partie façonnée par les médias
L’opinion publique internationale : une notion tout aussi usitée et incertaine
Une notion ambiguë qui a pourtant un vrai impact politique
Plan de l’ouvrage

Médias : acteurs des transitions en Russie


Anne Nivat
Les médias : acteurs inconscients de la détotalitarisation du système
soviétique
Les médias : acteurs conscients de la marche vers la démocratie en Russie

Le rôle d’Internet dans l’émergence d’une opinion


publique en Chine
Aïli Feng
Une propagande qui formate l’opinion publique
L’internet : lieu d’expression d’avis protestataires
L’alliance des sites d’affaire et d’un désir de parole
Des « événements » de plus en plus critiques sur l’internet chinois
Les astuces rhétoriques des internautes chinois
Conclusion

Les trois âges du regard occidental sur l’opinion publique


arabe
Tourya Guaaybess
Premier âge : l’opinion publique arabe n’existe pas
Deuxième âge : à la recherche de l’opinion des Arabes
Troisième âge : des opinions publiques dans les pays arabes
L’opinion et la participation : la campagne présidentielle
de Ségolène Royal
Rémi Lefebvre
La carte de la participation
« Au dehors et au-dedans » : l’opinion contre le parti, le parti avec l’opinion
La controverse des jurys citoyens
Une campagne interactive : « les forums participatifs »
S’ajuster à l’opinion. Une campagne « réactive »

Langue de bois d’hier et parler vrai d’aujourd’hui : de la


« novlangue » aux « spin doctors »
Michaël Oustinoff
Langue(s) de bois et langue totalitaire : bref historique d’un glissement de
sens paradoxal
Orwell : de la langue de la politique à la « novlangue »
Langue(s) de bois et « parler vrai »
Conclusion

Les contradictions du nouvel espace public médiatisé


Dominique Wolton
Les faits
Les changements dans l’espace public et la communication politique
Questions pour aujourd’hui et demain

Bibliographie sélective
Glossaire
Les auteurs
Avant-propos.
Communication et
démocratie
Éric Dacheux

1 Pas de démocratie sans communication. Hier, à Athènes,


il s’agissait d’organiser un débat public pour que chaque
citoyen, rassemblé sur l’agora, puisse avoir la possibilité
de s’exprimer, se forger une opinion et voter.
Aujourd’hui, dans nos démocraties de masse, il s’agit de
construire notamment des règles médiatiques pour que
les diverses sensibilités politiques puissent s’adresser à
des millions d’individus qui veulent s’informer avant de
voter.

Sortir des idées reçues


2 La communication, particulièrement en période
électorale, est accusée de pervertir la démocratie. La
critique n’est pas nouvelle. Déjà Platon accusait les
Sophistes de tromper les citoyens. Aujourd’hui encore,
nombreux sont ceux qui confondent communication et
manipulation. Deux arguments principaux venant de
deux traditions théoriques différentes sont évoqués.
Dans la filiation marxiste, la communication est un
système symbolique d’aliénation des individus, un
produit de l’idéologie capitaliste qui « hypnotise » les
foules. Tandis que, dans une tradition rationaliste, la
communication est l’ennemie de la raison. Elle détruit
l’information et transforme la démocratie en un
spectacle. On rencontre, sous des formes diverses et
avec des dosages variés, la combinaison de ces deux
argumentations dans la plupart des propos faisant de la
communication « le cancer » de la démocratie.
3 Or, de tels propos reposent, en partie, sur la nostalgie
d’un âge d’or de la politique qui n’a jamais existé. En
effet, comme dans tous les régimes politiques passés ou
actuels, la communication est logée au cœur du
processus politique. On la retrouve, tout d’abord, au
pouvoir et dans l’administration interne du pays, qu’il
s’agisse de la transmission des ordres, de la récolte des
informations ou de la création de voies de
communication. On la retrouve, ensuite, dans la gestion
de la politique étrangère : l’art du langage diplomatique,
la coordination des armées, le renseignement, etc. On la
retrouve enfin, et la liste n’est pas exhaustive, dans la
mise en scène de l’autorité : fabrication d’images et de
symboles concernant l’Histoire et la nation, discours de
mobilisation de l’opinion, instauration de fêtes
commémoratives, etc. Si la communication est présente
dans l’exercice du pouvoir démocratique, elle est aussi
active pour la conquête de ce pouvoir, puisque les
différents acteurs politiques l’utilisent pour soutenir ou
contester le gouvernement élu (circulation de
caricatures, création d’identités collectives dissidentes,
etc.) ; s’entraider ou s’entre-déchirer (négociation
d’alliance, rédaction de contre propositions, etc.) ;
convaincre la population (animation de réunions,
rédaction de tracts, etc.), etc. Bien entendu, les actions
de communication élaborées par les acteurs politiques
ne sont pas toujours couronnées de succès. Elles se
contrarient entre elles, se heurtent aux capacités
critiques, à l’indifférence des publics. Elles génèrent des
effets imprévus ou nourrissent des processus qui leur
échappent (comme la rumeur, par exemple).
4 Bref, la communication politique est une science autant
qu’un art qui touche à l’essence même du politique. Pour
autant, cette liaison étroite entre communication et
activité politique ne signifie pas que les deux termes
soient synonymes. La politique ne se réduit pas à la
faculté de bien communiquer. La politique et la
communication sont des processus symboliques
distincts. La première renvoie à la gestion de la chose
publique et n’exclut pas le recours à la violence
physique, la seconde renvoie indistinctement à la sphère
privée et à la sphère publique et s’arrête là où
commence la violence.

L’apport de la revue Hermès


5 S’intéresser au processus de communication dans nos
démocraties, c’est donc combattre les idées reçues
assimilant communication et manipulation. Mais c’est
aussi rappeler que, de tout temps, les outils de
communication, de la presse à l’internet en passant par
la radio et la télévision, ont fasciné les élites politiques
qui ont presque toujours été tentées de les utiliser pour
essayer de contrôler l’opinion. La communication n’est ni
l’ange gardien ni le diable tentateur de la démocratie.
C’est un processus formidablement ambivalent. Un débat
télévisé peut éclaircir l’opinion publique en permettant à
chaque acteur de développer ses arguments, il peut être
aussi source de confusion. De même le marketing
électoral peut-il transformer l’homme politique en un
simple ventriloque du segment électoral le plus large, ou
conduire à choisir un candidat de manière publique.
6 Depuis plus de vingt ans, la revue Hermès, créée par
Dominique Wolton, invite à penser autrement l’espace
public. Un espace de débats contradictoires où les
stratégies, des élus, des journalistes, des sondeurs, des
responsables associatifs se croisent, se contrarient, en
mêlant raison et émotion, faits et interprétations, désirs
de révéler et de proposer. Pour comprendre les
évolutions de cet espace public, au centre des relations
entre communication et démocratie, la revue a publié
plusieurs numéros spécifiques 1 .
7 Elle publie aussi régulièrement des études empiriques
sur les débats publics dans les différents médias,
l’impact des nouvelles technologies dans les
mobilisations militantes, le rôle des sondages et de la
mesure d’audience dans nos démocraties, les différentes
conceptions de l’opinion publique, etc.
Une thématique, trois Essentiels
8 L’objectif est ici de reprendre ces analyses du rapport
entre communication et démocratie en trois volumes :
Internet et politique, Médias et opinion publique et Le
marketing politique. Ceci afin que chacun puisse, dans
cette période électorale dense qu’est l’élection
présidentielle, faire la part des choses. Ni vampire vidant
le politique de sa substance démocratique, ni simple
courroie de transmission des partis, la communication
est un art ambivalent que la recherche peut décrypter.
C’est pourquoi Dominique Wolton, dans un texte
synthétique, rappelle les mutations considérables qui ont
bouleversé la réalité et le fonctionnement de l’espace
public et de la communication politique depuis un demi-
siècle. Tout devient de plus en plus complexe à
comprendre et à penser dans un monde ouvert, où tout
le monde voit tout et s’exprime.
9 L’ensemble de ces trois ouvrages se conçoit comme un
tout cohérent, même si chacun peut être lu de manière
indépendante. Chaque volume fait écho aux deux autres,
en croisant à plusieurs reprises des enjeux ou des
terrains communs (le printemps arabe, les élections
américaines, etc.), mais en approfondissant un aspect
essentiel différent à chaque fois :
L’influence contrastée des médias sur l’opinion publique (Médias et
opinion publique, A. Mercier).
Les fondements et les pratiques du marketing politique (Le marketing
politique, T. Stenger).
Le poids limité d’Internet dans le renouvellement des pratiques
démocratiques (Internet et politique, A. Coutant).
10 Dans chacun de ces trois numéros, on retrouvera le
positionnement de la revue Hermès : la mise en lumière
des tendances contradictoires permettant de restituer la
complexité des liens unissant communication et
démocratie. Il s’agit de montrer dans Médias et opinion
publique, que si les médias sont souvent
instrumentalisés pour influencer l’opinion dans les
démocraties contemporaines, celle-ci est loin d’être aussi
manipulable qu’on le dit. On soulignera même que dans
des pays autoritaires, les publics peuvent s’emparer des
médias pour se constituer en opinion publique et aider à
bousculer, voire renverser des régimes en place. De
même, pour l’ouvrage Le marketing politique, il s’agit de
souligner les spécificités de cette méthode d’analyse et
d’influence de l’électorat, mais aussi de mettre en
lumière ses limites, conceptuelles, opérationnelles et
éthiques. Enfin, Internet et politique met en avant les
aspirations à la démocratie participative véhiculées par
Internet, jusqu’à l’utopie. Mais il interroge aussi les
limites inhérentes à cet outil de communication qui se
régule d’une manière de plus en plus opaque et
technocratique.
11 Vecteurs de contestation et d’affirmation démocratiques
mais aussi outils d’influence et de contrôle politique, ces
diverses facettes des médias, d’Internet et du marketing
politique, notamment en période électorale, sont donc
étudiées dans ces trois ouvrages complémentaires. Le
projet ? Mettre en regard les intentions persuasives des
acteurs qui structurent la communication politique avec
les aptitudes citoyennes, individuelles ou collectives, à
en faire des vecteurs d’approfondissement
démocratique. Et ces interactions constantes entre
communication et politique concernent autant la période
qui précède l’élection que celle qui la suit, avec l’action
politique. Aujourd’hui les relations entre communication
et politique sont incessantes et constitutives du
fonctionnement de la démocratie. Réfléchir à ces
interactions est l’objectif de ces trois livres pour
revaloriser ce concept indispensable de la
communication dans l’espace politique contemporain.

NOTES
1. Voir par exemple : Hermès, no 1, Théorie politique et communication,
1988 ; Hermès no 4, Le nouvel espace public, 1989 ; Hermès no 10, Espaces
publics, traditions et communautés ; Hermès no 17-18, Communication et
politique, 1995 ; Hermès no 26-27, www.démocratielocale.fr, 2000.

AUTEUR
ÉRIC DACHEUX

Responsable de la collection « Les Essentiels d’Hermès ». Professeur à


l’Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand. Il dirige le département
communication et anime le groupe de recherche « Communication et
solidarité ».
Présentation générale.
L’utile fiction de l’opinion
publique
Arnaud Mercier

1 La notion d’opinion publique est très couramment


utilisée, au niveau national et désormais international.
Pourtant, elle reste ambiguë, car elle est autant une
(re)construction intellectuelle – dans laquelle les médias
jouent un rôle décisif – qu’une réalité incontestable. Elle
est une notion que certains font parler en fonction de
leurs intérêts : « L’opinion ne s’y trompe pas… »,
« L’opinion publique est scandalisée et elle a raison
car… » Les sondages font alors exister cette construction
sociale. On ne peut nier pour autant que des
convergences émergent parfois au sein des sociétés sur
certains sujets, qu’un fond commun de valeurs
largement partagées peut être constitutif d’une opinion
publique. Ainsi, dans un régime démocratique, l’opinion
publique croit que le suffrage universel est, à minima, le
moins mauvais système de régulation des préférences
politiques et que le résultat du scrutin doit être respecté
pacifiquement. De même, quand des centaines de
milliers de Français se désespèrent de voir Jean-Marie Le
Pen se qualifier pour le second tour de l’élection
présidentielle, en 2002, et qu’ils descendent dans la rue,
signent des pétitions, font écho à des mobilisations
multiples dans la société civile et l’univers politique,
comment ne pas y voir un phénomène d’opinion
publique, avec des faits matériels de mobilisation qui
attestent de son existence ? Il convient donc aussi de
savoir « retrouver la positivité de l’opinion publique » et
« repenser les pratiques démocratiques » selon Nicole
d’Almeida (2009, p. 19).
2 Pour y voir plus clair dans l’ensemble de ces conceptions,
il convient de revenir sur quelques définitions pour
souligner l’impossibilité de trancher une fois pour toutes
en faveur d’une définition consensuelle. En effet,
l’imbrication des intérêts politiques et sociaux et des
conceptions normatives est telle, que la notion est un
écheveau indémêlable. Une posture d’objectivation
scientifique, toujours délicate pour des notions
socialement très investies, est ici impossible. Cela doit
conduire l’analyste lucide à essentiellement poser les
enjeux qui sous-tendent chaque approche, en ne
cherchant pas à soupeser la légitimité de tel ou tel usage
ou en tranchant le débat selon un critère de véracité qui
ne fait pas sens ici.
3 Dès lors, nous tenterons de montrer que si la notion peut
parfois être qualifiée de fiction, son succès incontestable
ouvre la voie à l’idée qu’il s’agit d’une fiction socialement
utile. Nous montrerons alors que les médias exercent un
rôle crucial dans l’élaboration de cette fiction, soit
directement (les journalistes) ou indirectement (comme
relais de stratégies de communication politique), au point
de pouvoir parler d’opinion médiatico-publique ; tout en
n’oubliant pas qu’ils ont aussi une influence dans la
structuration de toutes les formes d’opinion publique,
même celles qui apparaissent moins construites et
artificielles que d’autres. Nous aborderons également la
question particulière de l’opinion publique internationale,
puisque la notion s’utilise aussi, désormais, dans un
contexte mondialisé. Enfin, nous interrogerons l’impact
politique que la croyance en l’existence d’une opinion
publique tangible peut avoir sur la conduite politique,
justifiant les stratégies de communication pour tenter de
la conquérir, la séduire, l’influencer.

Cerner une notion ambiguë


4 Le politiste Loïc Blondiaux souligne le paradoxe de cette
notion dont la fréquence des usages est presque
inversement proportionnelle à sa clarté conceptuelle. « Il
existe un contraste saisissant entre la fréquence des
usages scientifiques et politiques de cette notion et les
difficultés qui président à sa définition, entre sa longévité
et sa labilité*, sa résistance et son évanescence* 1 . »
5 L’opinion publique se caractérise à la fois par le fait
d’être collective, exprimée publiquement et sur un sujet
d’intérêt général. Un usage rigoureux de la notion
implique que les gens aient une certaine conscience d’un
sentiment partagé, car elle n’est pas la simple somme
d’opinions individuelles. Elle peut se concrétiser par des
mobilisations de masse, indiquant qu’un nombre très
conséquent de personnes partagent et défendent la
même opinion, même si une mobilisation de masse ne
suffit pas à caractériser l’opinion publique. Il faut aussi
que ce mouvement de foule connaisse un réel soutien
dans le reste de la population. Par exemple, si des
étudiants mobilisés descendent massivement dans la rue
pour lutter contre une réforme universitaire, on parlera
d’un mouvement social. Mais si leurs parents et familles
les encouragent à le faire, si d’autres groupes défenseurs
d’intérêts collectifs (syndicats, partis, associations) leur
témoignent un soutien, alors on peut parler d’une
expression de l’opinion publique. Souvent, dans les
sociétés démocratiques modernes, les sondages
viendront alors ratifier ce soutien et matérialiser
l’existence d’un sentiment largement partagé. Si un
même point de vue global (un rejet, une indignation, un
accord, etc.) se cristallise en une opinion publique, celle-
ci peut néanmoins représenter des appréciations et des
motivations différentes (dans le cas des mobilisations en
Grèce : rejet d’un diktat venu du FMI ou sentiment de
trahison d’électeurs déçus par des mesures antisociales
prises par un pouvoir socialiste, ou encore
compréhension partielle de la situation d’urgence mais
demande d’ajustements budgétaires différents, etc.). De
par son sens même, l’opinion publique est composite et
fluctuante. Elle apparaît éphémère, car elle se compose
et recompose autour des sujets immédiats de
préoccupation, dans le débat et les controverses.
6 Dans un effort de catégorisation des différentes
acceptions du terme, Robert Entman et Susan Herbst
distinguent quatre définitions afin de rendre compte de la
complexité attachée à ce terme 2 . Il y a « l’opinion de
masse », agrégation des préférences individuelles telles
que mesurées par les sondages ; « l’opinion publique
activée », celle des personnes mobilisées, engagées,
informées, organisées, qui est rarement de masse ;
« l’opinion publique latente », selon la terminologie de
Key reprise ensuite par John Zaller : « Sans doute la
forme la plus importante d’opinion publique » (Zaller,
1992, p. 208). Elle est le point d’aboutissement raisonné
suite à un débat politique qui a fait progresser la
réflexion, « ce que les gens sentent vraiment en dessous
de tous les chaos et changements d’opinion que nous
voyons dans le feu de la pratique démocratique » (ibid.).
Il s’agit des valeurs fondamentales, des préférences
véritables d’une population donnée, le socle constitutif
des opinions individuelles. Enfin, il y a « les majorités
perçues », c’est-à-dire les perceptions portées par les
observateurs (politiciens, journalistes, membres influents
de l’opinion elle-même) sur les positions d’une majorité
de citoyens sur tel ou tel enjeu. C’est une « fiction
commode » (convenient fiction). Ces quatre approches
synthétisent bien les critères divergents d’appréciation,
allant du constat sociopolitique à l’approche normative,
en passant par le poids des stratégies argumentatives et
de la fonction performative* du langage.
7 Dans ce panorama, la question des sondages est sans
conteste celle qui fait le plus polémique, qui justifie un
approfondissement, d’autant que dans le lien entre
médias et opinion publique, les commanditaires de
sondages sont le plus souvent les journalistes.

L’opinion publique sondagière : une


fiction sociale utile
8 Bien qu’elle soit abondamment utilisée et considérée
comme valide par les médias et les hommes politiques,
la notion d’opinion publique reste controversée dans les
sciences sociales. En effet, elle n’est souvent qu’une
construction sociale, une représentation de ce qu’est
censé penser la population sur les questions d’actualité.
Elle est souvent parlée, exposée comme concrétisée à
travers des artefacs* comme les sondages d’opinion ou
à travers les discours journalistiques et politiques. Dans
une célèbre querelle entamée en 1973 dans la revue Les
Temps modernes, le sociologue Pierre Bourdieu allait
jusqu’à affirmer que « l’opinion publique n’existe pas 3
». Il n’y aurait aucun sens à considérer comme formant
un tout cohérent, une agglomération, dans des
sondages, des opinions d’individus qui ne comprennent
pas la question de la même façon, qui n’ont pas la même
compétence pour appréhender les enjeux du débat, ou
encore qui ne font que reproduire la représentation que
donnent les médias d’un fait. En même temps, comme le
rappelle Roland Cayrol, politologue et sondeur : « il n’y a
pas d’opinion collective mesurable autre que l’opinion
sondagière. On ne rencontre jamais l’opinion publique. »
Ou alors, « elle se manifeste quand la volonté s’exprime,
quand on passe à l’action. En tant que telle elle n’existe
pas, elle ne prend corps que lorsque d’opinion elle
devient volonté générale 4 . » Ce que Loïc Blondiaux
conteste dans son effort de recadrage conceptuel, en
affirmant que pour sortir des controverses sur les
définitions possibles de la notion, il faut oser un
paradoxe, en affirmant « une fois pour toutes que les
sondages ne mesurent pas l’opinion publique et que leur
réussite repose sans doute sur le fait qu’ils mesurent tout
autre chose 5 ».
9 À partir de sept critères, il montre l’ampleur des écarts
entre les traits de définition admis et ce que font ou ne
font pas les sondages : « a) le sondage ne recense que
des opinions privées, lesquelles, sans lui, avaient peu de
chances d’être exprimées sur la place publique ; b) le
sondage recueille une opinion provoquée, réactive et non
spontanée ; c) le sondage réunit des opinions atomisées,
individuelles et non organisées ; d) le sondage ne
reconnaît que des opinions verbalisées et ne prend pas
en compte les expressions symboliques ou violentes de
l’opinion ; e) le sondage ne différencie pas les opinions
selon leur degré d’intensité ou d’engagement et admet
que toutes les opinions sont de force égale ; f) le
sondage ne différencie pas les opinions selon leur degré
d’information ou de compétence et postule que chacun
possède une opinion sur tous les sujets ; g) le sondage
n’attend pas forcément qu’une discussion ou une
délibération ait eu lieu au sein du public pour sonder
l’opinion 6 ». Dès lors, « l’opinion publique des sondages
ne correspond ni à l’opinion éclairée de l’espace public*
habermassien ni à l’expression spontanée ou encadrée
du nombre telle qu’elle peut se faire entendre dans la rue
ou dans les organisations politiques. Elle n’évoque ni le
jugement social obtenu sur une question d’importance
générale après une discussion publique consciente et
rationnelle qu’évoquaient les politistes américains dans
les années 1920, ni l’activisme de groupes de citoyens
cherchant à peser sur la décision politique. La
perspective produite sur l’opinion publique par ce
dispositif de mesure a conduit à la production d’une
entité sociale entièrement nouvelle, qui ne correspond à
aucun des modèles historiques ou critiques décrits
précédemment 7 . »
10 Pour fondée que soit la démarche de l’auteur, on peut
toutefois s’étonner de ce déni d’appellation qui fait fi de
l’inventivité sociale. La question n’est pas tant de savoir
si un nouvel instrument et son usage social généralisé (le
sondage) colle parfaitement ou pas aux conceptions
antérieures, que de comprendre ce que signifie l’accord
social assez large qui se dessine autour de l’idée que le
sondage est devenu une expression possible et acceptée
de l’opinion publique moderne. On rejoint cet auteur et
d’autres sur le fait que l’opinion sondagière est une
construction approximative, de même que les taux
d’audience à la télévision sont un miroir grimaçant de la
satisfaction réelle des publics. Mais son emprise sociale
est réelle et ce n’est pas résoudre la question que de nier
le droit à une telle labellisation.
Comprendre le succès de l’assimilation
sondages/opinion publique
11 Interrogeons donc les raisons de ce succès. Si la notion
d’opinion publique moderne, sondagière, s’impose si
bien, c’est sans doute parce qu’elle est politiquement et
journalistiquement utile, et l’on voit ici poindre le rôle
crucial des médias dans l’appréhension de ce qu’est
l’opinion publique. L’idée d’opinion publique est
convoquée par les détenteurs d’un pouvoir, par leurs
concurrents ou par ceux qui les contestent, afin de se
prévaloir d’un certain soutien populaire et d’en tirer ainsi
une légitimité plus grande. C’est typiquement le cas au
moment de la victoire électorale où la somme incertaine
des comportements individuels de vote est reconstruite
en une volonté collective : « les Français ont décidé
que... ».
12 Les sondages sont un des outils de ce que Walter
Lippman a appelé la « fabrique du consentement »,
puisque leur interprétation permet d’incarner une volonté
générale qui est au cœur du principe démocratique, en
plus du vote. À partir du moment où, dans la théorie
démocratique, le pouvoir est censé revenir au peuple, les
hommes politiques trouvent un intérêt évident à
interpréter cette volonté par un indicateur chiffré qui se
pare des atours d’une certaine scientificité. Comme le
souligne Anne-Marie Gingras (2006, p. 169) : « L’opinion
publique participe aux croyances fondamentales de la
démocratie libérale, celles voulant que le peuple soit
capable d’édicter des choix valables pour la gouverne et
que ses décisions orientent véritablement la gestion
publique. » À cet égard, l’opinion publique n’a de sens
réel comme concept que dans un univers de référence
démocratique, où la légitimité provient d’une adhésion
populaire exprimée dans les urnes si le régime est
démocratique, ou d’un peuple qui revendique sa capacité
à intervenir sur la décision politique pacifiquement.
Encore faut-il que la libre expression existe ou que le
peuple sache surmonter la peur engendrée par un
appareil répressif pour s’organiser et prendre la parole
publiquement, comme ce fut le cas en Europe centrale et
orientale autour de 1989, ou dans certains pays arabes à
partir de l’hiver 2011.
13 L’évocation politique de la figure de l’opinion publique,
sous forme de sondages à l’ère moderne, s’enracine
dans les exigences ancestrales de la symbolique
politique. Faire exister l’opinion publique via le recours
aux sondages, c’est inscrire ceux qui s’en font les porte-
parole dans la croyance fondatrice de l’idéal
démocratique. Or, « la mobilisation des croyances
propres au groupe et l’insertion du pouvoir dans ces
croyances constituent un moyen des plus constants pour
réorienter vers le pouvoir les forces émotionnelles
contenues dans les croyances » (Ansart, 1983, p. 58).

L’opinion médiatico-publique
14 L’opinion publique sondagière est également fort utile
pour les médias. Dans la longue histoire de la presse, les
inventions se sont succédé pour remplir l’espace éditorial
et offrir de nouveaux services ou informations aux
lecteurs. On a inventé les rubriques, ajouté des cartes
météo, de l’infographie, on a inventé l’interview ou utilisé
les sondages d’opinion. Ces derniers ont pour mérite
d’ouvrir un espace aux commentaires, permettant aux
journalistes de faire étalage de leur qualité
interprétative. De plus, le sondage comme reflet supposé
de l’opinion joue sur un registre décisif pour attirer les
lecteurs : l’identification. Le sondage peut être perçu
comme une façon d’avoir un peu la parole, d’être
entendu dans l’espace public. Ajoutons
qu’économiquement, l’opération peut s’avérer rentable,
car si le sondage est pertinent, les résultats inattendus
ou spectaculaires, la probabilité devient forte qu’il soit
repris et cité dans les autres médias ; sorte de placement
publicitaire gratuit qui ne peut faire de mal pour la
notoriété du titre éditeur du sondage. Voilà pourquoi,
sans doute, les médias français ont manipulé avec tant
d’imprudence les résultats des sondages d’intention de
vote en 2002, alors que de multiples indices révélaient
leur valeur fautive 8 , ce qui aurait dû conduire en bonne
logique à en abandonner la commande et la publication.
15 De plus, les médias revendiquent aussi une mission de
porte-parole du peuple, ici le public, leur public, et ils
(re)fondent leur légitimité dans l’aptitude qu’ils ont à
donner la parole au public par leur entremise. Sonder le
peuple est un des moyens à leur disposition pour affirmer
qu’ils cherchent bel et bien à rester à l’écoute de la
volonté du plus grand nombre.
16 Mais au-delà de l’artefact du sondage, l’intrication entre
médias et opinion publique est plus profonde. On suivra
donc la recommandation de Entman et Herbst :
« L’opinion publique et les médias sont si souvent
confondus et si intimement liés que nous devons
consolider l’étude des médias et de l’opinion publique 9
. » On évoquera donc un système d’opinion publique ou
encore une opinion médiatico-publique, pour désigner le
poids essentiel des médias dans le cadrage proposé de
l’information politique et des données sur l’opinion
publique.

L’opinion publique comme ajustement


des opinions individuelles
17 Dans un effort analytique de reconceptualisation, la
sociologue Laurence Kaufmann 10 présente l’opinion
publique comme « orientée normativement par des
prétentions à un commun accord et comprend comme
propriété constitutive la procédure de montée en
généralité qui la rend apte à être publicisée et reconnue
par autrui ». Cela induit l’existence de mécanismes
d’ajustement, « direction d’ajustement qui va de l’esprit
individuel à la communauté des esprits, aidée en cela
par tous les ajustements antérieurs qui se sont
sédimentés, dans le monde social, sous la forme des
opinions reçues et des usages institués ». « Bien
entendu, les modalités de l’ajustement auquel les
opinions individuelles sont tenues d’obéir varient,
notamment en fonction des médiations qui leur
permettent de s’élargir à la mesure de l’accord commun,
virtuel ou effectif, qu’elles visent à susciter. » Un tel
processus repose sur un socle de significations qui
rendent « le monde immédiatement intelligible et
assurent d’emblée l’accord minimal des esprits. Un tel
socle n’est autre que la matrice commune de jugement
et d’évaluation qui borne le dicible et l’indicible, le
pensable et l’impensable, le justifiable et l’injustifiable, le
valide et l’invalide », « matrice constamment produite et
régénérée par le travail interactionnel et les ajustements
mutuels que mettent en œuvre les membres de la
communauté ». On retrouve là le rôle des institutions de
socialisation, de transmission des normes et des valeurs,
famille, école, pairs, mais aussi des médias qui
contribuent par leur caractère de masse à délimiter un
espace commun de référence, en donnant à voir des
expériences possibles, en attestant de façons
divergentes ou nouvelles de voir les choses, d’interpréter
le monde.
18 Les médias jouent alors un rôle de fenêtre ouverte sur le
monde des possibles, qui vient concurrencer la définition
dominante du monde que les détenteurs d’autorité
cherchent à imposer. L’internationalisation des
programmes culturels et d’information, la
mondialisation* du réseau* Internet peuvent dès lors
s’interpréter comme des points de fuite dans un circuit
contrôlé de l’information et des valeurs. Les citoyens
apprennent grâce à cela ce qui se passe ailleurs, que les
vérités d’un régime en place ne sont pas celles que l’on
perçoit vues d’ailleurs… Ils transmettent hors des
frontières, vers la diaspora des amis et familles, aux yeux
du monde, les vérités inavouables que les autorités
voudraient cacher pour ne pas avoir à se justifier, à subir
des pressions internationales.

L’opinion en partie façonnée par les


médias
19 L’opinion publique est en partie façonnée par les moyens
d’information, car ils présentent les faits et événements
et livrent au public les discours et actions des groupes
militants et des gouvernements. Les médias peuvent
servir, ou pas, de caisse de résonance à une mobilisation
collective et de moyen de pression sur les gouvernants.
On retrouve là la longue problématique des effets
politiques des médias. À court ou moyen termes, on peut
considérer cette influence comme une série d’effets
directs inscrits dans un processus à trois dynamiques :
les médias peuvent forger notre vision de la réalité et
favoriser l’engagement civique ; ils peuvent redéfinir
l’agenda de nos priorités politiques et réorienter notre
intérêt vers certains enjeux ; ils peuvent finalement
persuader les électeurs de changer leurs préférences
politiques.
20 Les acquis des études scientifiques insistent ainsi sur les
effets d’agenda-setting. Si les médias ne nous disent pas
exactement ce qu’il faut penser, ils disent aux citoyens
ce à quoi il faut penser. Ce faisant, en privilégiant une
thématique ou une approche, les médias disent ce qui
mérite attention pour entrer dans notre système global
d’évaluation et en faire éventuellement un critère de
jugement ou de décision (choix électoral notamment).
C’est ce qu’on nomme l’effet d’amorçage (priming en
anglais). Autre théorie disponible, celle des effets dits de
cadrage (framing effects). Les journalistes mettent en
exergue des schémas interprétatifs dans leur sujet,
souvent de façon récurrente (la psychologie individuelle
du personnel politique ; le goût du pouvoir ou l’avidité
comme moteur comportemental des hommes ; un
certain chauvinisme, etc.). Ce faisant, ils contribuent
auprès de certains citoyens à transmettre une grille de
décodage de la réalité sociale. À n’en pas douter, les
médias jouent un rôle considérable dans la détermination
du sens donné à une action politique. Les journalistes
sont les premiers marqueurs de l’événement, et ils le
font souvent en introduisant une dimension morale,
désignant les bons et les mauvais. Ils peuvent ainsi
imposer auprès du public une interprétation des faits et
une identité aux protagonistes d’un conflit (victimes,
coupables ou co-responsables). Une posture sarcastique
à l’encontre des stratégies de communication des
dirigeants politiques alimenterait ainsi un certain rejet de
la classe politique en accréditant une lecture cynique de
la vie politique. À l’inverse, l’éclatement de l’information
en de multiples sujets courts, rubriqués, ne favorise pas
les interprétations globalisantes, reliant des faits entre
eux via une grille de lecture unique. Cela nourrirait, chez
certains, un découragement face au politique et
engendrerait un sentiment d’impuissance et d’angoisse
face à l’accumulation de faits (divers) bouleversants. On
a ainsi fait le procès aux médias français d’avoir créé un
climat d’opinion anxiogène en 2002, à force d’accumuler
les reportages sur des faits d’insécurité. Que ce soit donc
par les informations fournies pour nous permettre de se
faire nos opinions ou par la mise en scène offerte de ce
qui serait l’opinion commune face à laquelle nous
sommes incités à nous positionner (pour ou contre), les
médias jouent un rôle non négligeable dans l’élaboration
de l’opinion publique reconnue ou des « majorités
perçues ».

L’opinion publique internationale : une


notion tout aussi usitée et incertaine
21 Toutes les ambiguïtés autour du terme se retrouvent
avec plus d’acuité encore lorsque l’on évoque l’opinion
publique internationale. Celle-ci serait une vaste
convergence d’opinions nationales dominantes dont on
pourrait extraire une ligne de conduite à tenir, un objectif
à atteindre : le désarmement mondial, le rejet du
terrorisme, la protection des grandes forêts équatoriales,
etc. En fait, il faut distinguer trois lieux concurrents où
peut se construire une opinion internationale : l’opinion
des États, l’opinion militante, l’opinion des peuples.
22 Des réunions de chefs d’État et de gouvernement dans le
cadre d’institutions à dimension internationale (Sommet
européen, G7, ONU) peuvent se présenter comme
reflétant l’opinion de leurs pays, en déterminant des
priorités politiques nouvelles. Ce faisant, ils jouent un
rôle de leaders d’opinion, plaçant sur l’agenda politique
un thème sur lequel les peuples devront se déterminer.
Une forte mobilisation militante peut également
contribuer à constituer une opinion publique. La capacité
de groupes sociaux (les fameuses ONG) à manifester, à
organiser des campagnes nationales et internationales
de dénonciation, d’opposition aux politiques conduites,
donne sens à l’idée d’une opinion publique
internationale. Enfin, celle-ci peut se construire par
simple agrégation, par simple constat d’une convergence
des aspirations de plusieurs peuples, ou une similitude
des réactions face à un fait donné : émotion généralisée
face au spectacle d’une famine en Éthiopie ou en
Somalie, face aux ravages d’un tsunami en Thaïlande,
avec afflux de dons à la clé ; apeurement renouvelé face
à un accident nucléaire au Japon prouvant que le risque
zéro est illusoire en la matière.
23 Les révolutions technologiques dans le domaine de la
communication ont beaucoup fait pour offrir aux
individus une capacité d’action directe sur la scène
internationale, sans maîtrise totale possible de la part
des pouvoirs, sans que les frontières ne jouent un rôle
protecteur et autarcique. « De tels bouleversements
atteignent – doublement – l’opinion publique : en
favorisant un essor significatif de l’opinion publique sur
l’international (OPSI) insérant celle-ci dans les
mécanismes mêmes du jeu international, et en créant
ainsi une véritable opinion publique internationale (OPI).
Sujet observant et sujet agissant, l’opinion publique
devient un intrus significatif dans ce monde de monstres
froids. Ces derniers sont condamnés à s’en accommoder
et, tour à tour, à ruser, manipuler, mais aussi suivre, plier
parfois, et souvent à composer 11 . »

Une notion ambiguë qui a pourtant un


vrai impact politique
24 Les gouvernants peuvent utiliser les médias pour
informer leurs concitoyens et chercher à obtenir leur
adhésion sur les choix mis en œuvre. Cette politique de
communication des États peut se transformer en action
de propagande, les médias étant alors un outil de
manipulation pour imposer une certaine opinion. Lors des
guerres, la censure et la propagande visent ainsi à faire
croire que la victoire est proche ou à exalter les vertus
patriotiques. Notons cependant, que l’apparition des
chaînes mondiales d’information comme CNN ou Al-
Jazeera représente un défi pour les États. Elle rend plus
délicates les dissimulations et n’autorise plus les doubles
jeux de communication. Impossible désormais pour un
pays de faire une communication interne, destinée à son
seul public national pour produire un effet particulier.
Toute image est susceptible d’être reprise par des pays
de culture différente contre qui le message est adressé.
Les stratégies de communication doivent devenir
globales.
25 La référence à cette idée d’opinion publique a des effets
politiques bien réels dans la détermination de la conduite
de l’action gouvernementale ou la gestion de la politique
internationale. Elle pèse sur les jeux politiques. Elle est
crainte ou désirée. Elle est annoncée ou déniée. Elle est
constatée ou construite si besoin. Logiquement, si « les
médias continuent à affirmer que le public possède une
opinion particulière, les perceptions qui en résultent des
désirs du public peuvent façonner les comportements
réels des gouvernements et des citoyens. Beaucoup de
campagnes stratégiques sont conçues pour influencer,
ou influencent réellement, les majorités perçues plutôt
que l’opinion de masse elle-même 12 . »
26 C’est très vrai dans les pays démocratiques, car l’opinion
publique est vue comme la préfiguration des orientations
du suffrage universel et donc comme ressource
argumentative. Mais c’est vrai itou dans les autres pays,
si une mobilisation menace les intérêts des gouvernants
ou s’il faut forcer les gens à se rassembler pour jouer le
jeu du soutien au régime. On l’a vu ces dernières années,
en Iran, où le régime a réprimé durement de grandes
manifestations exprimant une opinion publique favorable
à des réformes et où il a mobilisé ses partisans, les
incitant à descendre dans la rue en guise de
démonstration publique de soutien.
27 Si « l’opinion publique » s’indigne ou s’émeut d’une
situation catastrophique (famine dans un pays d’Afrique),
les gouvernements pourront difficilement rester à ne rien
faire. Si « l’opinion publique » se mobilise via un
boycott* de certains produits par exemple, la cible de ce
boycott pourra difficilement restée indifférente. Par
exemple, lorsque des dizaines de milliers de personnes à
travers le monde ont manifesté devant les ambassades
françaises en 1995 pour protester contre la reprise de
nos essais nucléaires dans le Pacifique. Ou lorsque
Greenpeace a réussi une campagne de communication
mettant l’armée française en situation d’agresseur
indigne, au cours d’un arraisonnement de la flottille de
l’ONG au large de l’atoll de Mururoa, elle a soulevé une
« vague d’indignations » dont le gouvernement français
a bien dû tenir compte, en reculant, diminuant le nombre
des essais prévus et annonçant leur fin définitive au
profit de simulations informatiques.
28 Mais c’est au moment des guerres que le soutien de
l’opinion est perçu comme décisif, notamment parce qu’il
influe sur le moral des troupes et la perception qu’elles
ont de la légitimité de leur combat. Les stratèges
modernes soulignent la nécessaire existence dans la
population d’un esprit de défense. La défaite américaine
lors de la guerre du Vietnam a ainsi été interprétée
comme le résultat de l’absence d’adhésion de l’ensemble
de la collectivité nationale aux buts et moyens mis en
œuvre dans ce conflit par la faute des images négatives
véhiculées dans les médias. C’est à cause de cette
expérience, qu’un système d’encadrement de l’activité
journalistique et de contrôle de l’information par les
militaires a été mis en place durant la Guerre du Golfe,
en 1991, donnant lieu à de multiples manipulations et
mensonges. Les États modernes se soucient de maîtriser
les effets de cadrage médiatique de leur activité
diplomatique (Entman, 2004), tout comme les
gouvernants ont adopté de nombreuses tactiques pour
se concilier les bonnes grâces du champ journalistique et
éviter les impairs de communication (Louw, 2010 ;
Mercier, 2008).
Plan de l’ouvrage
29 Dans la suite de l’ouvrage, nous retrouvons des textes
agencés autour de deux axes. Dans la relation entre
médias et opinion publique, on peut souligner une forme
de tension en fonction des situations. Les médias
peuvent être amenés à jouer un rôle démocratique
important en aidant à la constitution et à la cristallisation
d’une opinion publique. Ils ont alors un rôle de
contestation de l’ordre établi. C’est le cas dans les
situations de transition démocratique, où les médias
internes et extérieurs peuvent être utilisés pour appuyer
des revendications contestataires, voire révolutionnaires.
À l’opposé, dans les situations démocratiques instituées,
les médias et les mises en scène politico-médiatiques
peuvent servir à contrôler ou à influencer l’opinion
publique, à fabriquer du consentement.
30 Nous verrons donc le rôle que les médias nationaux et
transnationaux peuvent jouer dans l’émergence
d’opinions publiques agissantes dans l’URSS finissante
de Gorbatchev, en Chine aujourd’hui et comment on peut
concevoir les mouvements d’opinion dans le monde
arabe, surtout depuis le « printemps arabe » de 2011.
Puis nous exposerons le jeu sur et avec l’opinion dans le
cadre de la rhétorique politique et des stratégies
électorales en pays démocratiques.
31 Ces questions ont été traitées de façon régulière dans la
revue Hermès. Dès les premiers numéros, les
interactions entre médias et opinion ont été au cœur de
ses préoccupations. C’est le cas avec le numéro
inaugural sur Théorie politique et communication (1988)
ou le n ° 4 sur Le Nouvel espace public (1989), ou bien
en 1995, avec le dossier consacré à Communication et
politique et enfin le no 31, en 2001, sur L’opinion
publique. À chaque fois, l’orientation intellectuelle se
veut pluraliste et compréhensive, plaçant l’opinion à
l’une des pointes du « triangle de la communication
politique », selon l’heureuse métaphore de Dominique
Wolton ; avec aux autres extrémités, les médias et les
hommes politiques. Loin de défendre une vision
manichéenne et systématiquement manipulatrice de la
liaison médias – opinion, la revue Hermès a toujours
défendu une approche interactive, où les uns et les
autres s’influencent réciproquement, où la domination
imputée aux médias n’est pas conçue comme un mal
permanent et inéluctable, soulignant au contraire les
aptitudes des populations à ruser, à conserver une
lucidité critique en fonction des contextes.

BIBLIOGRAPHIE
Références bibliographiques
ALTHAUS, S., Collective Preferences in Democratic Politics: Opinion Surveys
and the Will of the People, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
ANSART, P., La gestion des passions politiques, Lausanne, L’âge d’homme,
1983.
D’ALMEIDA, N. (dir.), L’opinion publique, Paris, CNRS Éditions, coll. « les
Essentiels d’Hermès », 2009.
ENTMAN, R., Projections of Power: Framing News, Public Opinion and U.S.
Foreign Policy, Chicago, The University of Chicago Press, 2004.
GINGRAS, A.-M., Médias et démocratie, le grand malentendu, Sainte Foy,
Presses de l’université du Québec, 2006.
LOUW, E., The Media & political process, Londres, Sage, 2010.

MERCIER, A. (dir.), La communication politique, Paris, CNRS Éditions, coll. « les


Essentiels d’Hermès », 2008.
ZALLER, J., The Nature and Origins of Mass Opinion, New York, Cambridge
University Press, 1992.

NOTES
1. BLONDIAUX, L., « L’opinion publique », in GINGRAS, A.-M. (dir.), La
Communication politique, état des savoirs, enjeux et perspectives, Sainte
Foy, Presses de l’université du Québec, 2003, p. 139.
2. ENTMAN, R. M., HERBST, S., « Reframing Public Opinion as we Have Known
it », in BENNETT, L., ENTMAN, R. (dir.), Mediated Politics : Communication and
the Future of Democracy, New York, Cambridge University, Press, 2001,
p. 203-225.
3. BOURDIEU, P., « L’opinion publique n’existe pas », Questions de sociologie,
Paris, éditions de Minuit, 1984, p. 222-235.
4. CAYROL, R., La revanche de l’opinion. Médias, sondages, Internet, Paris,
éditions Jacob-Duvernet, 2007, p. 19.
5. BLONDIAUX, L., « L’opinion publique », in GINGRAS, A.-M. (dir), op. cit., 2003,
p. 141.
6. Ibid., p. 150-151.
7. Ibid.
8. Voir notre analyse : MERCIER, A., « Les Médias en campagne », in PERRINEAU,
P., YSMAL, C. (dir.), Le vote de tous les refus, Paris, Presses de Sciences-Po,
2003, p. 53-87.
9. ENTMAN, R. M., HERBST, S., op. cit., 2001, p. 221.
10. KAUFMANN, L., « L’opinion publique : oxymoron ou pléonasme ? »,
Réseaux, vol. 21, no 117, 2003, p. 272-274.
11. BADIE, B., « L’opinion à la conquête de l’international », Raisons
politiques, 2005, vol. 3, no 19, p. 10.
12. ENTMAN, R. M., HERBST, S., op. cit., 2001, p. 209.

AUTEUR
ARNAUD MERCIER

Politologue, professeur en sciences de l’information et de la communication


à l’université de Lorraine où il dirige la licence professionnelle journalisme et
médias numériques et où il est responsable de l’Observatoire du
webjournalisme (http://obsweb.net).
Médias : acteurs des
transitions en Russie
Anne Nivat

NOTE DE L’ÉDITEUR
Reprise du no 19 de la revue Hermès, Voies et impasses
de la démocratisation, 1996
1 Au cœur du phénomène inédit de la chute subite du
système totalitaire russe, de l’abrupt passage du
communisme à la démocratie, de l’économie planifiée au
libéralisme, on trouve les « moyens d’informations de
masse » selon la terminologie officielle (soit : presse,
radio, télévision). Ils sont les premiers vecteurs de cette
« révolution par le haut » instaurée par Mikhaïl
Gorbatchev dès son arrivée au pouvoir en 1985. Dix ans
plus tard, la construction d’un nouveau paysage
médiatique témoigne du fait que les médias ne se sont
pas uniquement imposés en tant que témoins privilégiés
des transitions, mais qu’ils ont été un acteur à part
entière du processus.
2 L’évolution et le degré d’ouverture du domaine social
constitué par ces médias influencent et accompagnent
les réformes générales de la transition. Mais, s’il est
indéniable que ces nouveaux acteurs sociaux sont
aujourd’hui volontairement actifs dans les
transformations de la jeune Russie démocratique en y
participant amplement, ce n’est qu’après avoir
longtemps constitué des rouages involontaires du
système. Malade, ce dernier s’est éteint après une crise
que les médias ont subie de plein fouet. Dans le même
temps, celle-ci a été le foyer de constitution d’un nouvel
espace public*, mis en place dès 1986 avec la mise en
pratique des deux mots d’ordre gorbatchéviens :
glasnost* – politique de transparence – et perestroïka –
politique de reconstruction. Aujourd’hui, l’existence de
cet espace public est une preuve de la démocratisation
russe.

Les médias : acteurs inconscients de la


détotalitarisation du système soviétique
3 Entre 1985 et 1991, pendant le « règne » de Gorbatchev,
premier leader communiste démocratique, les moyens
d’informations de masse sont à la fois les spectateurs
passifs – puisqu’ils n’ont pas encore été dotés des
moyens de leur autonomie économique, juridique ou
rédactionnelle – et les principales victimes des
transformations politiques imposées par le pouvoir.

Médias spectateurs
4 Pendant soixante-quinze ans, les médias ont participé de
l’essence despotique du régime soviétique. Leur mode de
fonctionnement (les médias sont les « suiveurs » de la
pensée politique du Comité Central du PCUS, le porte-
voix du parti unique) est à la fois idéologique et
« contraint » : ils ne sont qu’une courroie de transmission
entre un État omnipotent et les masses populaires, un
vulgaire maillon instrumentalisé de l’idéologie* de l’élite
dont le rôle se borne à éduquer les masses. En juillet
1918, la censure est instaurée. Dès lors, les médias ont
toujours obéit aux ordres.
5 Pendant plus de soixante-dix ans, toutes les semaines,
les rédacteurs en chef des différents journaux
soviétiques se réuniront au CC du PCUS afin de recevoir
les instructions des chefs des départements sur les
événements du monde et d’y préparer la réaction
officielle de l’URSS. De plus, le monopole de l’État sur
tous les moyens matériels de communication est
proclamé. Les médias soviétiques ont donc été organisés
dans l’unique but de servir le PCUS, de défendre les
intérêts de l’élite au pouvoir et de forger un imaginaire
social nourri par des représentations globales et une
mythologie servile.
6 Au cœur du système totalitaire, les médias sont à la fois
les serviteurs les plus fidèles des timides réformes
politiques et économiques (1986-1989) et les premiers à
être totalement dépassés par les événements. La
déviation d’un iota du système provoquera une crise
médiatique profonde. Le système totalitaire ne
fonctionne que s’il est sans faille, abrupt, mécanique. Or,
entre 1986 et 1991, le hiatus entre l’existence de médias
fidèles au pouvoir et la surprenante volonté d’auto-
libération de ces mêmes médias se mue en une brèche
béante dans laquelle s’engouffrent toutes les angoisses
de la société.

Les bouleversements de la Perestroïka

7 Le statut et le fonctionnement des médias sont peu à


peu considérablement bouleversés par l’évolution
politique : on assiste d’abord à l’âge d’or de la
perestroïka gorbatchévienne. De nouveaux titres
fleurissent, l’engouement du public pour de nouveaux
sujets d’enquêtes et de nouvelles émissions de télévision
est général. Le peuple redécouvre son histoire et, par là
même, son identité.
8 Lors de son discours inaugural le 11 mars 1985, Mikhaïl
Gorbatchev, le nouveau secrétaire général du PCUS
s’engage à fournir plus d’informations à la population sur
le travail du Parti. Depuis le XXVIIe congrès du PCUS (25
février-6 mars 1986), la « démocratisation » de la société
est devenue son leitmotiv. La drogue, la détérioration de
la qualité du système de santé, la corruption, la censure,
sont des sujets officiels de discussion. L’opinion publique
entre sur la scène sociale et commence même à jouer un
certain rôle dans les décisions prises par le PC. Par
exemple, le grand projet de détournement du cours des
fleuves du grand nord vers le sud est stoppé après avoir
été l’objet de larges débats politiques publics.
9 Si, malgré les dérives inattendues qu’elle engendre, la
glasnost survit, c’est qu’elle est considérée par le pouvoir
comme une part essentielle de la restructuration de la
société, et une condition préliminaire à la réussite des
réformes économiques. La direction du PCUS va même
plus loin en affirmant que cette restructuration ne peut
advenir tant que « l’inertie et la démoralisation patentes
n’auront pas été surmontées ». Inertie dont il est
officiellement admis qu’elle résulte d’un manque
d’informations véritables sur le pays. Une fois de plus, le
doigt accusateur est pointé sur les médias, fauteurs de
troubles puisque vecteurs d’alternatives. Or, qu’est-ce
que la démocratie sinon l’admission de l’altérité ?
10 La XIXe Conférence du Parti (du 28 juin au 1er juillet
1988) ne fait que confirmer l’attitude de Gorbatchev face
aux médias. Mais si la conférence précise les principes de
base de la glasnost, elle omet toutefois sciemment de
leur donner une forme légale de protection 1 . Le 1er août
1990, la loi sur les moyens d’informations de masse
rendant caduque la censure préalable, le nombre des
publications indépendantes augmente. On assiste à un
véritable boom des parutions qui se divisent en trois
genres : celles des groupes non sponsorisés par le PCUS
ou le gouvernement ; celles émanant des parlements et
soviets locaux – là où les représentants des nouveaux
groupes politiques ont obtenu la majorité aux élections ;
celles qui se sont auto-libérées du contrôle officiel.
11 Les nouveaux sujets traités par la presse et la télévision
déchaînent d’incessantes polémiques, les titres et les
tirages de la presse explosent, des émissions « coups de
poing » à la télévision choquent une opinion publique en
manque de scoops, puis instantanément conquise, donc
rassasiée par ce mouvement émancipatoire violent.
Cependant, la modification des programmes ne
s’accompagne pas d’une modification des structures, du
moins, jusqu’à ce que Gostelradio devienne, par décret
du 8 février 1991, une « compagnie fédérale de
télévision d’État », ce qui ne constitue pas un
changement d’envergure.
12 Les médias soviétiques, qui, au départ, avaient été
chargés par le régime de dénoncer en douceur les tares
du système dans le seul but d’aider le nouveau pouvoir à
les corriger et à affiner sa politique de propagande, sont
pris à leur propre piège. Quel complexe et dangereux défi
que de se donner une image libérale surfaite tout en
maintenant les structures répressives ! Ce sont là les
limites de la démocratisation gorbatchévienne.

Médias victimes

13 En tant qu’institution du système politique en évolution,


les médias ne peuvent échapper à la crise profonde qui
anéantit l’Union soviétique dans son ensemble. Courant
1990, l’affrontement politique entre « réformateurs » et
« conservateurs » proches du président du Soviet
suprême de l’URSS, Anatoli Loukianov, atteint son
apogée avec, le 20 décembre, la démission fracassante
d’Edouard Chevarnadze. Quittant son poste de ministre
des Affaires Étrangères 2 , il évoque publiquement « la
dictature qui arrive ». Les médias sont les premières
victimes de ce recadrage : en novembre, Léonid
Kravtchenko – celui-là même qui avait programmé à
l’antenne dès 1985 des émissions particulièrement
novatrices dans le ton, le style et les sujets abordés – est
catapulté à la tête de la radiotélévision où,
paradoxalement, il œuvre en faveur d’un grand retour à
une ligne des plus conservatrices. Très rapidement, les
émissions-phares de la glasnost telles que Vzgliad sont
interdites. Cet état de censure atteindra son paroxysme
avec les événements de Vilnius en janvier 1991.
14 Gorbatchev marque ainsi les limites de la glasnost : il
n’est donc pas question qu’elle aille plus loin que les
frontières imposées par le parti qui doit continuer à
contrôler, non seulement le volume de nouvelles, mais
également la qualité des informations « indépendantes 3
». Dès lors, l’enthousiasme qui avait prévalu pour les
médias quant à leur influence potentielle sur le
« processus démocratique » à la Gorbatchev retombe.
Les problèmes idéologico-politiques issus de la glasnost
conduisent à un irrémédiable et profond
désenchantement, ainsi qu’à une rapide désaffection de
la population vis-à-vis de ces médias. Car, en 1991, les
médias doivent, en s’autonomisant, s’engager.
Incapables pour la plupart de jouer ce rôle, de nombreux
journalistes commencent à éroder leur capital-confiance
trop facilement acquis durant la glasnost. Résultat : la
confiance du public baisse de façon continue depuis
1990. Et, même si les meilleurs journalistes ont compris –
c’est désormais un sujet de débats au sein de la
profession – que leur salut ne dépendait que de leurs
capacités d’apprentissage d’un nouveau type de
journalisme, ce processus, comme tous les autres
aspects afférant à la construction de la démocratie en
Russie, est lent.
15 Les médias sont, de plus, les victimes économiques de la
démocratisation : la déliquescence de l’économie
planifiée est remplacée par une course effrénée vers
l’économie de marché et le libéralisme sauvage. Les
problèmes matériels des médias sont à l’image de l’état
de l’économie globale du pays, dramatiquement affectée
par la libéralisation des prix du gouvernement Gaïdar en
janvier 1992.
16 Leur vision hautement politisée et didactique est peu à
peu devenue contreproductive, ce qui a été clairement
ressenti par la population. Et ils sont prisonniers de leur
passé : ils restent considérés par le peuple comme une
courroie de transmission du pouvoir. Celui-ci a créé la
perestroïka et réformé le pays en faisant de la publicité
pour ses propres actions ; ces réformes ayant
globalement échoué, ce qui a provoqué la colère de la
population. Ces médias, intermédiaires donc instruments
de cet échec, deviennent le réceptacle du
mécontentement de la population qui cherche des boucs
émissaires.
17 En outre, les médias sont soumis à de fortes pressions
idéologiques tant du gouvernement que du Parlement.
En fait, rares sont les titres qui soient parvenus à obtenir
une indépendance financière réelle grâce à la publicité,
au soutien de businessmen bien intentionnés ou à
d’autres ressources non gouvernementales. À la
dépendance politique et idéologique s’est substituée une
dépendance économique, laquelle constitue une autre
forme de censure – « importée », selon certains, par la
transition. Fin 1990, toutes les publications sont
engagées dans une fiévreuse course aux abonnés, les
chiffres de la campagne d’abonnement pour 1991 en
témoignent. Pour certains, l’ironie réside dans le fait que
la transition vers une économie de marché pour laquelle
une partie de la presse a durement combattu, est en
train de provoquer sa propre ruine !
18 Les anciens titres sont confrontés à des difficultés
croissantes alors que les nouveaux ont du mal à survivre.
Et la multiplication des titres a bien impliqué une baisse
des tirages : entre 1991 et 1993, les ventes de la Pravda
ont baissé de 3,1 millions à 500 000 exemplaires, celles
des hvestia de 4,7 à 1,1 million et celles de Troud de
18 millions à 1,5. À cela s’ajoute la hausse vertigineuse
du coût du papier, des techniques d’impression et du
réseau de distribution. Se tourner résolument vers
l’économie de marché, impliqua donc durant une
« période transitoire », que la vie des journalistes et des
éditeurs soit de plus en plus difficile.

Les médias : acteurs conscients de la


marche vers la démocratie en Russie
19 C’est la tentative de putsch du 19 août 1991 qui rendit
les médias acteurs conscients du rôle qu’ils ont à jouer
dans la Russie renaissante. En influant désormais avec
plus ou moins d’intensité sur le système politique
démocratique progressivement mis en place par Eltsine
et son équipe, les médias sont devenus un élément actif
de la société civile. Ils sont l’intermédiaire obligé entre
les sphères dirigeantes du pays et la nation russe, au
sein de laquelle s’est formée, en l’espace de six à sept
ans, une réelle « opinion publique » qui ne se laisse pas
passivement abreuver d’informations parfois douteuses.

Les réussites du nouveau système médiatique

20 Après le simulacre de putsch, de nouveaux acteurs


médiatiques apparaissent. Mentionnons ici les réussites
de quelques « pionniers » : Écho de Moscou pour la radio
FM, Nezavissimaïa Gazeta (L’Indépendant, création en
décembre 1990) puis Sevodnia (Aujourd’hui, création
début 1993) pour la presse écrite, Argoumenty i Fakty, la
Komsomolsskaïa Pravda, le Mosskovsskii Komsomolets
pour les nouvelles formes de presse populaire et la
nouvelle chaîne de télévision NTV pour l’audiovisuel.
21 Dans toutes les sociétés, l’audiovisuel reste un secteur
très proche de l’État, duquel le pouvoir renâcle toujours à
se séparer. En Russie, ce principe ne fait pas exception,
et cette caractéristique a autant constitué une
composante du régime Gorbatchev qu’elle en constitua
une sous Boris Eltsine, et après, sous Poutine. Après le
putsch, Eltsine, dans sa hâte à s’approprier tout ce qui
dépendait du Centre fédéral, a même nationalisé les
quatre chaînes de télévision : de « soviétiques », elles
sont devenues « russes », mais toujours sous la tutelle
étatique.
22 La privatisation, gage économique de la démocratie, fut
néanmoins mise en route. Notons, par exemple, la
création en 1993 de la chaîne de télévision NTV et, le 1er
avril 1995, la privatisation partielle du canal I
(Ostankino). NTV est la première compagnie de télévision
indépendante russe. Elle est dirigée par un ancien vice-
directeur d’Ostankino, Igor Malachenko et financée par
les banques privées Most, Stolitchny et par la banque
nationale de crédit. C’est le même groupe de sponsors
qui a fondé le quotidien privé Sevodnia.
23 S’est alors mis en place en Russie un réel marché des
médias, où créations et disparitions obéissent aux lois de
l’offre et de la demande. Le temps de la « consommation
forcée » semblait révolu. Les Russes ont désormais le
choix de l’information. L’apparition de la notion de
concurrence et de son corollaire, la course à l’audience,
ont également constitué des accélérateurs de la
transition. Mais les interactions entre les sphères
financières, politiques, médiatiques et mafieuses peuvent
devenir violentes. À l’automne 1994, le ministère de
l’Intérieur n’a-t-il pas envoyé quelques hommes de ses
forces spéciales entourer le siège de la banque Most en
guise d’intimidation ? Le premier mars 1995, une star du
petit écran, Vladislav Listiev, n’a-t-elle pas été retrouvée
assassinée au bas de son domicile ? Et, en novembre
1994, le monde ébahi n’a-t-il pas été informé du meurtre
tout aussi crapuleux et inexpliqué d’un autre journaliste,
Dmitri Kholodov, enquêtant pour le très populaire
quotidien de Moscou Mosskovsskii Komsomolets, sur la
corruption au sein de l’armée ?
24 Hormis cette diversification de l’offre, un autre élément
de cette évolution est l’apparition d’un espace public
autonome, ou en passe de le devenir. C’est-à-dire un
espace de liberté d’expression bien réel, qui s’est libéré
de la coupe d’une vision politique, économique et sociale
unique, celle de l’État communiste totalitaire.
25 Outre l’équipe révolutionnaire de Vzgliad, le premier talk-
show qui a tenu en haleine des milliers de Soviétiques et
dont Vladislav Listiev faisait partie, la « starisation »
touche également des personnalités nettement plus
contestées, comme Alexandre Nevzorov, présentateur de
l’émission grand public de la télévision de Saint-
Pétersbourg « 600 secondes ». Connu pour ses positions
anti-gouvernementales et ses remarques xénophobes,
son show a été interdit à de nombreuses reprises depuis
1990 mais constamment reprogrammé. Le succès de
l’émission de Nevzorov – ainsi que celui, tout autant
dérangeant pour le pouvoir, de l’hebdomadaire
Argoumenty i Fakty – sont les preuves d’une popularité
sans borne auprès de l’opinion publique, dont, en tous
cas, aucun homme politique ne peut se prévaloir et
montrent à quel point, en Russie, les doléances du
peuple ont un inextinguible besoin de s’exprimer au
grand jour. En ce sens, l’existence d’un espace public en
tant que « lieu accessible à tous les citoyens, où un
public s’assemble pour formuler une opinion publique 4
» est bien réelle.
26 Et l’autonomisation de cet espace par rapport aux
sphères de l’État est perceptible dans deux domaines :
celui des médias en temps d’élections et celui des
médias en temps de crise politique. Prenons l’exemple du
scrutin législatif à la Douma du 12 décembre 1993. Pour
la première fois, les médias dans leur ensemble y ont
joué un rôle important en menant une campagne « à
l’occidentale ». Et même si, au vu des résultats, ils ont
été accusés de ne pas avoir véritablement servi les
valeurs démocratiques 5 , la Commission électorale
centrale avait pourtant promulgué des résolutions
garantissant aux candidats et aux treize listes en lice un
accès égal à l’antenne et aux journaux.
27 Quant aux rapports entre les médias et un événement de
crise touchant l’État, l’exemple le plus évident est celui
des médias russes dans la guerre en Tchétchénie. Dès les
prémisses de cette crise, les informations officielles se
sont faites parcimonieuses, puis de plus en plus timides,
quant au récit des événements, et de plus en plus
subjectives et unilatérales, quant à leur interprétation. La
presse moscovite s’est divisée en deux camps, celui des
partisans de la paix, dont le quotidien les Izvestia, et
celui de ceux qui n’osaient pas réellement prendre le
parti de l’intervention armée, donc de la guerre contre
ces « frères » tchétchènes qui parlent russe. NTV a été la
seule à diffuser les propres images de son correspondant
dans la capitale assiégée.

Les dysfonctionnements du système médiatique

28 En Russie, les médias reflètent autant les avancées


démocratiques que ses reculs. Ces derniers apparaissent
d’ailleurs beaucoup plus comme l’expression de
maladresses dues à un manque de formation et de
renouvellement du personnel médiatique dans son
ensemble, plutôt qu’une véritable volonté d’entraver
sciemment la marche du pays vers la démocratie. Sur le
marché des médias, la concurrence est rude ; tous les
titres de la presse s’affichent indépendants, même s’ils
sont dévorés par une invisible et terrible gangrène : la
corruption. Le salaire des journalistes étant très bas,
ceux-ci résistent peu au danger de l’article
« subventionné ». Les publi-reportages se multiplient ;
les politiques n’hésitent pas à se faire payer en devises
pour toute interview ; ces pratiques douteuses
dissimulent mal une absence totale de déontologie
journalistique. Si elle existait déjà sous le régime
communiste, la corruption est désormais ouvertement
érigée en principe de fonctionnement vital pour la survie
du journaliste.
29 Vladimir Fedoutinov, directeur général de la radio FM
indépendante Écho de Moscou, s’explique : « la
corruption existe y compris dans la station que je dirige.
Si je programme une émission sur les loisirs à Moscou et
qu’en l’écoutant, j’entends de la publicité pure et dure, je
peux chasser le journaliste fautif, mais d’autres
recommenceront. » Acerbe, il ajoute : « cette situation
perdurera au moins pendant ma génération, ceux qui
auront appris à gagner de l’argent ainsi ne pourront plus
faire autrement 6 ».
30 La déréglementation de la scène médiatique russe et
l’autonomisation des différents médias (le secteur presse
étant le « champion » de l’indépendance, puis vient la
radio, avec le « boom » de la FM musicale, et enfin, en
dernière position, la télévision, lourde bureaucratie qui
reste traditionnellement le « bras armé » de l’État) ont
provoqué un enchevêtrement politique quasi
inextricable.
31 Conséquence : les médias sont en proie à de constantes
attaques des politiques ; en effet, si l’idéologie
communiste n’est plus de mise, les relations
passionnelles entre le pouvoir et les médias restent
ambiguës et l’équipe mise en place par Eltsine ne se
prive pas d’user et d’abuser de ce qu’elle pense être ses
droits à la protection de l’objectivité de l’information.
Pour preuve la création de la télévision russe (RTR,
second canal), en mai 1991, considérée par les
observateurs comme le bras audiovisuel de la politique
du Président. Autre signe alarmant : les structures
juridiques que le pouvoir impose aux médias sous
couvert de lui garantir sa liberté, mais qui, en fait,
l’asservissent de plus en plus.
32 Au plus fort de la « bataille d’Ostankino », qui a atteint
des sommets à l’été 1992, alors que l’opposition avait
qualifié le premier canal « d’empire du mensonge », le
président du Parlement, Rouslan Khasboulatov a, à son
tour, tenté de mettre l’audiovisuel sous son contrôle
direct. La réplique a été immédiate : par le décret du 28
décembre 1992, Eltsine a créé le « Centre fédéral
d’informations », une institution étatique, qui, sous
couvert de « mieux défendre la liberté de la presse »
s’arrogeait en fait le contrôle des médias les plus
importants. Aujourd’hui, cette institution n’existe plus,
mais les médias restent un domaine sous contrôle
permanent du Président, qui a toujours du mal à accepter
et reconnaître que l’on puisse émettre un avis
défavorable sur sa politique.
33 Si, en ex-URSS, les médias, à commencer par la presse,
ont joué un rôle certain dans l’affaiblissement de l’ancien
système, ils devront ensuite consolider les acquis
démocratiques. Sont-ils, aujourd’hui en Russie, à la
hauteur de la tâche qui les attend ? Qui, du médiatique
ou du politique, l’emportera ? Comment réguler et
empêcher certaines dérives ? Que doit-on contrôler ?
Quelle part de décision sur les médias doit-on laisser aux
consommateurs de cette marchandise précieuse, mais
périssable, qu’est l’information, c’est-à-dire à l’opinion
publique ? La réponse à ces questions donnera, à
l’avenir, des indications sur le degré de démocratie réelle
en Russie.

Où en est la fragile liberté de la presse en


Russie, aujourd’hui ?
Avec beaucoup de clairvoyance, Anne Nivat concluait
donc son texte sur une note dubitative. Elle avait
bien compris que l’avenir des médias en Russie était
très loin de se dessiner sur une route pavée de
bonnes intentions et d’esprit démocratique. La
société russe contemporaine se caractérise par un
autoritarisme à visage démocratique (il y a bien des
élections en Russie mais elles sont une parodie) avec
un climat d’opinion nationaliste intimidant (entretenu
notamment par deux guerres successives en
Tchéchénie) qui vise à disqualifier les opposants
démocratiques ou écologistes au nom du risque
d’affaiblissement de la Russie et de son image dans
le monde. L’intimidation touche beaucoup les
journalistes. Figure emblématique : la journaliste
Anna Politkovskaïa, froidement assassinée le 7
octobre 2006, a payé de sa vie ses investigation sur
les crimes de guerre de l’armée russe et de ses
supplétifs tchéchènes et sur la corruption endémique
régnant dans le pays. Elle était selon le macabre
décompte de Reporters sans frontières, la 21e
journaliste tuée depuis l’arrivée de Poutine au
pouvoir en 2000. Le respect, plutôt formel, de l’État
de droit a sombré dans la caricature. En effet,
Vladimir Poutine a cessé d’être Président après deux
mandats maximum consécutifs de 2000 à 2008, pour
devenir aussitôt Premier ministre le temps d’un
mandat de transition de quatre ans, qui lui a préparé
la place pour se représenter à l’élection
présidentielle de 2012 avec l’opportunité cette fois
d’enchaîner trois mandats, ce qui fait que Poutine
pourra et devrait être resté à la tête de l’exécutif
durant un quart de siècle.
Dans ce contexte, les médias n’ont pas pu tenir les
promesses d’une démocratie naissante. Quand on
interroge Henrikas Yushkiavitshus (ancien directeur
général adjoint de l’Unesco pour la communication et
ancien dirigeant de l’organisme d’État régissant
l’audiovisuel en Russie) à ce sujet, il répond :
corruption et connivences politiques.
« Après 1990, plusieurs choses sont parties dans la
mauvaise direction. D’abord, la théorie du quatrième
pouvoir qui nous venait des États-Unis a été
appliquée de travers en Russie. Nous avons eu tout à
coup des journalistes qui devenaient membres du
Parlement, ce qui créait un conflit d’intérêts entre
leur profession de journaliste et leur profession de
politicien. Au lieu de devenir le « chien de garde » du
pouvoir, le journalisme devenait le pouvoir tout
court, et comme tous les pouvoirs, il s’ouvrait à la
corruption. Ensuite, la privatisation des médias
publics ne s’est pas faite dans un véritable contexte
d’économie de marché. Derrière les nouveaux
journaux, les nouvelles radios et télévisions, vous
avez eu tout de suite des groupes politiques. Et la
plupart de ces groupes et des personnalités qui les
animaient, comme Vladimir Goussinski ou Boris
Berezovski, n’avaient aucun intérêt à donner à ces
médias la possibilité de fonctionner dans
l’indépendance. Elles voulaient détenir des moyens
d’influence sur le pouvoir. La meilleure illustration de
cette situation malsaine a été donnée en 1996
lorsque Goussinski, patron de la télévision MTV, s’est
engagé à faire campagne pour la réélection de
Eltsine à la présidence et que Eltsine, en échange, a
donné l’ordre à Gazprom (compagnie d’État) de faire
à MTV un prêt de 800 millions de dollars qui,
naturellement, n’a jamais été remboursé 7 . » Depuis
cette loi de 1990 de libéralisation (finalement toute
relative) des médias, beaucoup de pressions et de
manipulations politiques ont entouré lesdits médias.
Mais la Cour suprême de Russie a essayé en juin
2010 d’apporter une aide à cet idéal de
démocratisation des médias. La résolution no 16 sur
les pratiques judiciaires liées à la loi sur les médias
de masse se veut un guide de jurisprudence
d’inspiration libérale, étayé sur des décisions de la
Cour européenne des droits de l’homme. La
résolution no 16 affirme ainsi avec force l’existence
de droits incontestables aux journalistes (droit à la
satire et la caricature, protection des sources
d’information, libre accès aux informations d’utilité
publique, libre accès aux audiences judiciaires, etc.).
Arnaud Mercier

NOTES
1. Cf. BERMAN, H. J., « Political and Legal Control of Freedom of Expression in
the Soviet Union », Soviet Union/Union Soviétique, vol. 15, no 2-3, janv.-fév.
1988, p. 263-272.
2. Il l’occupait depuis 1985 et avait depuis manifesté un soutien sans faille à
son ami Mikhaïl Gorbatchev.
3. Début 1991, Kravtchenko a dépourvu Radio Rossii (créée en 1990) de la
plupart de ses fréquences, et les autorités de la RSFSR ont dû mener une
très longue bataille pour que la deuxième chaîne de la télévision centrale
soviétique soit allouée à la Radio Télévision de Russie, ou RTR. Elle a
commencé à émettre en mai 1991, un mois avant l’élection de Boris Elstine
à la présidence de la Russie.
4. Définition issue du glossaire de WOLTON, D., La dernière utopie : naissance
de l’Europe démocratique, Paris, Flammarion, 1993, p. 411.
5.WISHNEVSKY, J., « Le rôle des médias dans la campagne d’élections
parlementaires » in RFE/RL Weekly report, 19 novembre 1993.
6. Entretien avec l’auteur, Moscou, été 1993.
7. « Comment dit-on “presse libre” en russe ? », entretien réalisé par Claude
Moisy, Médias, no 8, mars 2006. http://www.revuemedias.com/Comment-dit-
on-presse-libre-en,181.html

AUTEUR
ANNE NIVAT

Journaliste indépendante et écrivain français spécialisée dans la couverture


des zones de guerre et de misère, là où les journalistes ne vont pas ou plus.
Elle n’a pas hésité à plusieurs reprises à braver les interdictions officielles
pour aller à la rencontre de populations victimes de guerre auxquelles on ne
donne que rarement la parole. Elle a obtenu le très prestigieux prix Albert
Londres en 2000 pour son livre Chienne de guerre : une femme reporter en
Tchétchénie, écrit après un séjour clandestin en Tchétchénie.
Le rôle d’Internet dans
l’émergence d’une opinion
publique en Chine
Aïli Feng

NOTE DE L’ÉDITEUR
Inédit
1 Traditionnellement, les médias chinois sont conçus
comme un rouage de la propagande du parti
communiste. Ils ne décident pas librement de leur
contenu et ne donnent au peuple qu’un maigre accès à
une parole très contrôlée. Les informations sur ce que le
régime appelle les « sujets sensibles » sont
soigneusement filtrées. Par ailleurs, dans la foulée du
décollage économique de la Chine des années 1980, les
technologies modernes, dont Internet, ont rapidement
été adoptées pour répondre aux besoins de
développement du commerce et aux besoins pratiques
du peuple chinois.
2 Ces deux réalités sont entrées en contradiction politique
et sociale. Si le régime a besoin de laisser l’internet se
développer pour la prospérité de la société, c’est au
risque d’un accroissement du danger politique que ce
nouvel espace d’expression représente. Car l’expansion
de l’internet s’accompagne d’une augmentation de
l’expression d’opinions publiques sur ce support,
notamment sur les forums. La propagande politique et le
contrôle de la parole politique se trouvent donc petit à
petit grignotés. Le pouvoir réagit, tente de mettre en
place de nouveaux outils de contrôle, renforce
éventuellement sa répression, mais peut-il vraiment
empêcher que les internautes chinois se constituent peu
à peu en fragment d’une opinion publique ?

Une propagande qui formate l’opinion


publique
3 La propagande contrôle la diffusion médiatique afin de
vanter le travail socialiste, d’améliorer l’image du Parti
communiste chinois et de renforcer sa position. Elle est
présentée comme un service rendu au peuple et comme
le pendant d’une politique efficace (faire connaître nos
bons résultats). Le résultat de cette propagande
médiatique est de museler le droit à la parole du peuple
et de monopoliser le droit à l’expression par et pour le
gouvernement chinois. Seuls s’expriment ouvertement
ceux qui soutiennent les positions du gouvernement. Cet
endoctrinement a pour but de juguler la capacité de
réflexion du peuple et d’éviter l’apparition d’événements
sociaux négatifs. Les reportages doivent traiter de la vie
politique officielle de manière positive et le
gouvernement cherche à prévenir les débordements liés
à la prise de parole en direct. Le « vrai » direct n’existe
pas en Chine : durant un tournage dans les conditions du
direct, du temps est donné à la censure pour contrôler
les propos tenus, en décalant légèrement la diffusion.
4 Les médias chinois peuvent être quelquefois critiques,
mais ces critiques sont aussi influencées par la
propagande. Elles vont surtout porter sur des faits ou des
personnes qui trahissent les exigences du chemin
politique imposé par le Parti communiste. On peut citer
en exemple les informations traitant de la corruption des
dirigeants intermédiaires et locaux. Cette critique n’est
pas objective et se base surtout sur l’opinion que se fait
le Parti de lui même, sur l’image qu’il aimerait donner, vu
de l’intérieur.
5 De manière plus générale, le gouvernement chinois a mis
en place un dispositif de surveillance de la société
chinoise, dès l’école jusqu’aux entreprises, afin de brider
l’expression de l’opinion publique. Le gouvernement a
pour but de réguler et d’unir la société chinoise, d’y
établir l’ordre d’une manière dite « harmonieuse », afin
de stabiliser et renforcer la politique communiste.

L’internet : lieu d’expression d’avis


protestataires
6 Le développement de l’internet a bouleversé les
anciennes règles de la communication en Chine, en
libérant quelque peu la parole critique, publiquement
exprimée. En conséquence, le gouvernement a
développé un nouveau projet de contrôle de
l’information. Dès lors, autorités et internautes jouent au
jeu du chat et de la souris. D’un côté, on a une attitude
offensive, répressive, de l’autre, défensive et de
contournement pour résister à cette volonté de contrôle.
7 Les rassemblements dans des lieux publics pour
manifester sont considérés comme « illégaux » (Fei Fa Ji
Hui) par la Constitution de l’État. L’internet chinois est
donc assimilé à un espace public*, puisque des
opinions publiques sont exposées sur des forums ouverts
au public. Faute d’une législation idoine, cette activité est
donc définie comme un « rassemblement illégal »
puisque sont abordés des sujets sensibles, interdits par
la censure officielle, dans un espace public. La fluidité de
la circulation en réseaux* de points de vue, d’appels
discrets à des actes de contestation ou des témoignages,
facilite, il est vrai, un type de réaction en chaîne, qui
représente un vrai défi pour la volonté de contrôle du
gouvernement. Ce type de comportement est donc
considéré comme une atteinte grave, dirigée contre la
politique chinoise.
8 Des événements de la vie quotidienne perçus comme
injustes ou absurdes par des groupes locaux ou des
communautés, deviennent de plus en plus souvent sujets
d’échanges d’opinons sur la toile. S’y expriment
différents points de vue critiques sur l’ordre social, ainsi
que des mécontentements vis-à-vis des compétences du
gouvernement. En l’absence de consensus sur tous les
diagnostics ou solutions, des dissensions apparaissent
souvent entre ceux qui s’expriment ainsi. Mais,
précisément, ces divergences critiques sont constitutives
de l’émergence de ce que l’on peut alors nommer une
opinion publique. Des opinions indignées, critiques,
dénonciatrices, révélant des problèmes de société, des
turpitudes politiques, se coagulent lors de forums ou
débats improvisés et donnent naissance en Chine à des
phénomènes d’opinion publique. Les échanges publics
sur Internet traitent souvent de la corruption des
dirigeants au sein du gouvernement, des problèmes de
sécurité, de l’alimentation, des problèmes de hausse des
prix, de hiérarchie sociale et expriment une réflexion sur
la moralité sociale et la culture nationale. Les Chinois
apprennent ainsi les usages de la mobilisation sociale et
font entrer leurs comportements dans ce que la
sociologie de la mobilisation nomme des « répertoires
d’action collective », là où le Parti s’est toujours arrogé le
monopole des actions mobilisatrices et certains
événements à résonance politique ont été déclenchés et
se sont développés grâce à la participation des
internautes.
9 M. An, militant d’une association de défense des petits
animaux, à Beijing, a sauvé la vie de 580 chiens jugés
errants, en avril 2011. Voyant un camion bondé,
visiblement en route vers un abattoir, il lui a illégalement
barré la route puis a appelé un ami militant, qui a envoyé
un message d’alerte sur Sina Weibo (plateforme
assimilable à Twitter, très populaire en Chine). En très
peu de temps, plus de 100 défenseurs des animaux ont
accouru avec eau, médicaments et nourriture pour les
chiens. Suite à une bagarre avec le chauffeur, la police
est intervenue contre les militants. L’affaire a été décrite
sur Internet et au bout de 15 heures, deux autres
associations ont fourni l’argent pour acheter les chiens,
qui ont pu être emmenés dans des refuges et soignés.

L’alliance des sites d’affaire et d’un


désir de parole
10 Les sites commerciaux aussi constituent des tremplins
pour la volonté d’expression des internautes chinois.
Ainsi, www.mop.com, un site de monnaie virtuelle,
récompense l’expression de points de vue sur ses
forums. Ce site a bien compris la psychologie des jeunes
internautes et utilise leur désir de dialogue en ligne pour
stimuler leur consommation. Les sites offrent un espace
d’expression publique aux opinions, ce qui amène une
certaine forme de « liberté » d’expression, même si tout
reste sous surveillance. Concrètement, dans les
cybercafés, les vigiles et les caméras de surveillance
contrôlent les internautes et surveillent leur
comportement. Les utilisateurs doivent aussi présenter
une pièce d’identité, puis enregistrer leur nom, adresse,
numéro de carte, dates et heures d’accès à Internet. Pour
renforcer cette surveillance, les sites utilisent souvent
des logiciels pour filtrer les mots sensibles ; ils emploient
aussi des « maîtres de forum » (Ban Zhu) pour réguler
l’expression des opinions, car ils peuvent supprimer les
écrits relatifs aux informations sensibles et interdites ou
aux critiques dirigées contre la politique et le
gouvernement chinois, pouvant nuire à la sécurité de
l’État.
11 Dès leur apparition, les blogs ont été intégrés par les
sites commerciaux, encourageant les jeunes internautes
à s’en emparer pour générer du trafic sur leurs sites.
Cela a élargi les espaces de communication et
conséquemment, l’expression d’opinions publiques mais
non politiques, car surtout centrées sur les personnalités
people. On peut citer le site Sina, qui a ouvert des blogs
de stars chinoises afin de séduire les fans, dans le but de
favoriser les discussions publiques autour de ces stars.
Celui de Xiu Jing Lei 1 est ainsi devenu le premier blog
en Chine grâce à la participation et au soutien de ses
fans. Parallèlement, les sites commerciaux se soumettent
aux instructions officielles visant à limiter et contrôler
l’expression trop audacieuse des internautes chinois.
Pour autant, les sujets de discussion les plus prisés sont
peu à peu devenus ceux concernant les inégalités de
traitement dans la société, l’aspiration à plus de justice
ou au droit d’expression, ainsi que les problèmes
psychologiques des Chinois.
12 L’intérêt des internautes s’est aussi rapidement tourné
vers la recherche d’informations pratiques sur des sites,
comme Bai Du, pour trouver les informations qui les
intéressent. Bai Du respecte à la lettre les directives et
contraintes imposées par la censure en Chine, à l’inverse
de Google. Les internautes y cherchent souvent des
documents pour alimenter et illustrer leurs discussions
sur les forums. Il s’agit, dans bien des cas, d’informations
précises et souvent personnelles relatives à des
personnalités ou des groupes sociaux. On trouve, par
exemple, des informations concernant un dirigeant
politique, relatives à son mode de vie, comme la marque
de sa voiture. Ces informations éparses sont rassemblées
par les internautes, lesquels mettent en lumière un profil
et des comportements plus ou moins douteux. Plusieurs
témoignages de ce type, agrégés, peuvent aller jusqu’à
permettre de dévoiler des affaires de corruption.

Des « événements » de plus en plus


critiques sur l’internet chinois
13 Depuis 2007, les internautes traitent de problèmes
sociaux. Des sites commerciaux tels que Tian Ya, Xi Si Hu
Tong et Mop, offrent des espaces propres à l’expression
de la colère et, plus généralement, du mécontentement
des internautes. Les événements sociaux rencontrent de
plus en plus d’échos sur Internet (déraillement d’un train,
scandale du lait contaminé, pollution industrielle,
expropriations abusives, conditions de travail et de
salaire, etc.). Les questions soulevées stimulent les
identifications personnelles, donc les réactions sont
nombreuses. Les internautes qui s’expriment finissent
par jouer un rôle de « journaliste civil ». Ils expriment un
point de vue personnel et le confrontent aux avis des
autres internautes. Les échanges sont souvent
véhéments. Ils ont recours à des moyens sophistiqués
pour argumenter. Ils modifient quelquefois des contenus
originaux contestés à l’aide de photographies, de vidéos.
Ils exagèrent les faits ou ridiculisent les protagonistes, y
compris lorsqu’il s’agit du gouvernement.
14 Depuis l’apparition d’événements sur les forums des
sites commerciaux chinois, le gouvernement considère
l’espace internet comme un espace important de sa
propagande politique. Une instruction centrale définit
donc les buts de la propagande dans l’espace numérique.
De plus, le gouvernement a initié une réflexion pour
renforcer la « protection » du peuple chinois, tant à
l’intérieur du pays que vis-à-vis de l’extérieur. Mais
comme les internautes s’expriment de plus en plus à
propos d’événements sociaux puisant leurs racines dans
la vie quotidienne, avec une sensibilité grandissante des
citoyens pour la justice et contre les inégalités, cela
représente un vrai problème pour le gouvernement. Les
relations entre le gouvernement et les internautes sont
de plus en plus tendues, à cause de cet accroissement
de l’expression de l’opinion publique sur Internet. Le
gouvernement est dans une situation de plus en plus
inconfortable. Ces dirigeants deviennent surveillés par
l’opinion publique sur Internet, et ce courant d’air
commence à souffler sur les médias traditionnels.
15 En 2007, l’événement du Tigre de Hua Nan est apparu
sur les sites commerciaux : des photos soi-disant prises
par un paysan permettaient d’attester du retour de cette
espèce parmi les plus menacées au monde après plus de
vingt ans sans la moindre trace de ce tigre. Cela a
stimulé des discussions intenses de la part des jeunes
internautes chinois sur différents forums. Ils ont collecté
des informations dans le but d’établir la vérité sur cet
événement et ils ont analysé les activités ainsi que
l’attitude du gouvernement de la province de Shan Xin.
Le trucage des photos et les mensonges officiels ont été
dévoilés grâce à l’action de l’opinion publique sur les
forums, via différents témoignages 2 .
16 Les internautes se focalisent principalement sur les
événements du quotidien, notamment dans le secteur de
la protection du droit de l’individu, en manifestant leur
envie de discuter et leur soif d’exigence. En mars 2007,
un titre est apparu sur les sites 3 et divers forums 4 :
« la famille entêtement » (Shi Shang Zui Niu Ding Zi Hu).
« La famille entêtement » a dévoilé le scandale de
l’immobilier chinois : certaines entreprises, par pur
intérêt commercial, détruisent des constructions privées
dans la plus parfaite illégalité. Elles bafouent les droits
civils des Chinois afin de s’emparer de leurs habitations.
Ce type d’événement met en lumière certains aspects de
la politique gouvernementale qui tend à protéger les
intérêts des entreprises au détriment de ceux des
individus. Ces exemples ne sont plus isolés.
« Aujourd’hui, les groupes de citadins qui ont subi une
atteinte à leurs droits ou qui ont des revendications et
qui ne peuvent obtenir satisfaction ont la possibilité de
s’organiser pour résister à l’oppression politique ou pour
entrer dans un processus de participation à la vie
politique. Pour le moment, les mouvements urbains
prennent la forme d’actions organisées de défense des
droits des citadins. Ce sont des actions collectives
d’intensité faible, les situant entre l’action collective et le
mouvement social 5 . »
17 En 2008, lors du tremblement terre dans la province du
Si Chuan, les internautes chinois ont manifesté un
sentiment de solidarité. Ils ont, de plus, porté attention à
la capacité du gouvernement à traiter une crise de cette
ampleur. Sur les forums, des questions ont été posées
aux dirigeants, traitant de l’approvisionnement et de la
distribution des premiers secours sur les lieux du
tremblement de terre. Internet a joué un vrai rôle
mobilisateur à un moment important. Les internautes ont
aussi fait des propositions concernant le besoin de
transparence dans les informations sur la réaction
gouvernementale 6 .
18 Les internautes classent les événements Internet par
types, en leur donnant des titres (Tie Biao Qian) 7 . Leurs
actions se rapprochent de celle des journalistes publiant
les informations sur les forums et les blogs. Ils ont
tendance à orienter l’opinion publique vers plus de
protection des droits de chacun, et illustrent souvent
leurs points de vue à l’aide de témoignages de
photographies, ou de vidéos. Ces développements
débordent sur les médias traditionnels qui sont
influencés par ce nouveau mode d’expression. Les
programmes officiels de télévision modifient leur façon
de considérer la propagande afin de s’adapter au
changement de goût des téléspectateurs. Ils citent
souvent des sources provenant des forums afin de
présenter l’expression de l’opinion publique dans la
société 8 .
19 En décembre 2010, le décès du chef du village de Zhen
Zaiqiao, Qian Yunhui, a provoqué une large discussion sur
les forums quant à la vérité sur les circonstances de sa
mort, écrasé par un camion de chantier. Il était connu
pour ses appels, pétitions et dénonciations contre les
abus supposés de nombreux élus locaux. Sa mort
suspecte a donc provoqué de grandes manifestations
dans le village, opposant civils et forces de police. Dans
le même temps, les médias ont fait un reportage pour
décrire cet événement de manière objective, en
enquêtant auprès du gouvernement local et en posant
les bonnes questions : sur les quatre hommes en
uniforme vus poussant l’homme sous les roues ; sur la
détention en isolement du témoin occulaire 9 .
20 En 2011, l’expression de l’opinion publique sur Internet
est devenue incontournable. Elle fait partie integrante de
l’expression globale de l’opinion publique dans la societe
10 . Une autre affaire a contribue fortement a accelerer

les relations de contradiction entre les medias, les


internautes et le gouvernement. Le 23 juillet 2011
survient un evenement tragique : « la collision meurtriere
impliquant deux trains dans la province du Zhe Jiang 11
». Cet evenement, au-dela de l’accident, a genere une
reaction vive de la part des internautes chinois. Les plus
grands medias de Chine tels que la CCTV de Pekin 12 et
la chaine de television Phenix de Hong Kong 13 en ont
fait leurs gros titres. Mais ces medias n’ont pas adopte
l’attitude habituelle consistant a suivre la propagande
officielle, ils se sont tout de suite positionnes de maniere
objective pour realiser leurs reportages. De plus, le
journal Nan Fan de la province de Guang Dong a publie
un article critique et pour la premiere fois 14 , cette
critique s’est adressee directement a l’Etat. Ceci est du
principalement a la pression concurrentielle exercee par
l’opinion publique, par le biais d’Internet 15 .
21 La surveillance des internautes ne s’exerce pas
uniquement dans le domaine politique, mais aussi dans
les domaines du social, notamment au niveau de la
moralite dans la societe chinoise moderne. On peut citer
la critique envers Guo Mei mei, une jeune heritiere très
riche, qui a etale sa richesse tres largement sur les
forums 16 . Les internautes chinois n’ont pas apprecie cet
etalage et ont exprime leur colere contre les familles
riches, l’injustice et les ecarts de hierarchie sociale.

Les astuces rhétoriques des internautes


chinois
22 Pour les sujets les plus sensibles, les plus politiques, les
internautes doivent user de tactiques particulieres pour
pouvoir s’exprimer sur Internet, puisque les forums et les
blogs sont soumis à la censure. La plupart des
internautes chinois expriment donc leurs points de vue
en usant de subterfuges rhetoriques, en utilisant des
metaphores, en choisissant des mots de contournement.
Certains mots cles non interdits deviennent les referents
d’evenements sociaux ou politiques permettant la libre
expression des points de vue des internautes en
contournant la censure automatique. Le plus bel exemple
est celui de la date anniversaire de la repression de
Tian’anmen le 4 juin 1989. Cette date est un des mots
clés qui génère automatiquement une censure.
Qu’importe : les internautes parlent donc du « 35 mai »
soit les 31 jours de mai + les 4 jours de juin. La
phonétique est une autre ressource. Pour certains mots
filtrés et censurés, les internautes utilisent des mots qui
ne s’écrivent pas de la même manière mais qui se
prononcent de façon identique ou très proche. Ces mots
ne sont pas bloqués par les logiciels de filtrage.
23 Pour s’exprimer et étancher sa soif d’informations, un
petit nombre d’internautes utilisent aussi des
technologies sophistiquées pour « gravir la muraille » du
Firefox chinois, c’est-à-dire contourner les logiciels de
filtrage, et obtenir ainsi des informations sur des sites
interdits. Cette technologie de contournement est
symptomatique d’un changement de mentalité de
l’internaute chinois et d’un net progrès au niveau de la
technologie qu’il maîtrise. Ceci est dû à la généralisation
et la diffusion des connaissances en informatique dans
les écoles spécialisées et les universités chinoises. L’État
ne pouvant faire autrement pour la future prospérité du
pays que d’encourager les formations pointues en
informatique pour ses ingénieurs, il fabrique de ce fait
des citoyens qui ont accès aux technologies nécessaires
pour utiliser librement leurs ordinateurs et contourner la
censure imposée par lui. Leur mentalité évolue aussi
dans le sens qu’ils sont de plus en plus audacieux et
curieux de s’informer du contenu des sites non autorisés.

Conclusion
24 Les vieux chinois, ceux qui ont vécu la révolution du parti
communiste (avant 1949), la révolution culturelle (1966-
1976) et la phase avortée de contestation politique (Tian
An Men en 1989), n’osent pas parler des sujets sensibles.
Ces personnes se sont trouvées confrontées très
concrètement au pouvoir politique répressif (guerre,
contestations et conflits politiques en face à face). Ces
expériences se sont inscrites très profondément dans les
mentalités et génèrent une véritable crainte politique. Au
contraire, la jeunesse chinoise (la génération des
années 1980 et 1990), a grandi dans des conditions bien
meilleures. Les révolutions et les pressions politiques ne
l’ont pas tant marquée, elle s’oppose ainsi à la politique
chinoise sans trop de crainte. La jeunesse préfère se fier
à des choix personnels, elle est plus audacieuse, libre,
critique, mécontente et rebelle. Cependant, face aux
carcans de la société chinoise (la politique, la moralité
etc.), l’expression de la jeunesse reste bridée. Et si on
peut parler d’émergence d’une opinion publique
chinoise, toute extension vers l’idée d’une société
civile* démocratique qui l’accompagne généralement,
serait encore une extrapolation. « Les structures définies
ailleurs comme des organisations sociales sont apparues
en Chine, mais leur nature, leurs actions et leurs
fonctions ne possèdent pas les caractéristiques que l’on
reconnait a la société civile, c’est-a-dire des fonctions
publiques, une independance et une contribution à la
croissance de la societe civile 17 . »
NOTES
1. Actrice, réalisatrice et écrivain chinoise contemporaine.
2. http://news.xinhuanet.com/society/2007-12/03/content_7188664.htm.
3. http://cd.club.sohu.com/rchongqing-427933-0-0-0.html.
http://tt.mop.com/read_1501813_1_0.html
4. http://www.tianya.cn/publicforum/content/free/1/2069244.shtml.
5. CHEN, Y., « Les Mouvements de protestation des classes moyennes », in
ROCCA, J.-L. (dir.), La Société chinoise vue par ses sociologues, Paris, Presses
de Sciences-Po, 2008, p. 216.
6. http://bbs.city.tianya.cn/tianyacity/content/63/1/617734.shtml
7. http://wjga.wangjiang.gov.cn/include/web_content.php?id=36728
8. « La presse en 30 minutes » de CCTV.
http://cctv.cntv.cn/lm/xinwensanshifen/20111019.shtml
9. http://en.wikipedia.org/wiki/Qian_Yunhui
10.YE GUOPING, « Hong Qi Wen Gao », 2011.
http://www.qstheory.cn/hqwg/2011/201117/201109/t20110913_109664.htm
11. http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2011/07/25/04016-
20110725ARTFIG00435-la-fiabilite-du-tgv-chinois-mise-encause.php
12. http://xiyou.cntv.cn/v-111ff8a8-b75d-11e0-b474-a4badb4689bc.html
13. http://video.sina.com.cn/v/b/57625117-1648989295.html
14. http://www.laahaa.com/shizhengxinwen/201108/02-64479.html.
15. http://www.lefigaro.fr/international/2011/07/27/01003-
20110727ARTFIG00530-le-web-chinois-veut-la-verite-sur-laccident-de-
train.php
16. http://french.china.org.cn/china/txt/2011-08/04/content_23143273.htm
17.ZHANG, J., « Évolution politique et justification des normes de légitimité
dans le discours social », in ROULLEAU-BERGER, L. (dir.), La nouvelle sociologie
chinoise, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 384.

AUTEUR
AÏLI FENG

Étudiante chinoise diplômée en communication de la Chinese University of


Communication, à Beïjing, elle achève actuellement une thèse en
information – communication sur la régulation politique de l’internet en
Chine à l’université de Lorraine.
Les trois âges du regard
occidental sur l’opinion
publique arabe
Tourya Guaaybess

NOTE DE L’ÉDITEUR
Inédit
1 L’opinion publique arabe est un sujet d’étude qui suscite
toute l’attention des observateurs occidentaux. Cette
notion, vague et protéiforme, intéresse particulièrement
les chancelleries et spécialistes des relations
internationales, car l’accent est porté prioritairement sur
son rôle géopolitique réel ou supposé. Cette approche
instrumentale de l’opinion publique n’a rien d’inédit. Les
sondages, qui en sont l’incarnation depuis Gallup, sont
un outil quotidien à la disposition des pouvoirs politiques
ou économiques. Ce qui est singulier s’agissant de
l’opinion publique arabe, c’est qu’elle n’a été perçue, que
depuis peu, comme étant similaire à l’opinion publique
européenne, par exemple, échappant enfin à une vision
culturaliste qui donnait aux populations des pays arabes
– et par extension à leurs opinions publiques – un
caractère d’exception. En effet, l’opinion publique définie
dans son sens le plus général, c’est-à-dire associée à un
agrégat d’opinions de citoyens informés et dotés de
raison – que ces derniers soient assujettis ou non à des
régimes politiques autoritaires – est devenue chose
entendue à l’heure du « printemps arabe ».
2 Notre propos ici n’est pas ici de statuer sur la pertinence
d’un tel concept dans la mesure où l’opinion publique
arabe existe au moins pour les chercheurs, think-thanks
1 , médias et décideurs politiques. Elle existe au moins

dans les discours et les actions qui sont menées pour


l’appréhender et donc l’influencer. Et c’est déjà
beaucoup. Cet article se propose de distinguer « trois
âges » de la représentation de l’opinion publique dans les
pays arabes, et les inflexions qui ont marqué la manière
dont on l’envisage depuis l’émergence des pays arabes
en tant qu’États-nations. La précision apparente de ce
découpage chronologique est davantage d’ordre
analytique, tant il est hasardeux de dater avec
exactitude pareils processus. Il vise surtout à révéler
l’appréhension toute contemporaine de l’opinion
publique arabe.
3 Quels sont ces trois âges ? Jusqu’à une période récente,
l’opinion publique arabe était un objet pour ainsi dire
inexistant. Puis, le succès des médias transnationaux et
de la chaîne transnationale Al-Jazeera, suite notamment
à l’offensive américaine en Afghanistan, a rendu ce sujet
plus crucial et l’on s’est passionné dès le début des
années 2000 pour l’impact que pouvaient avoir les
médias transnationaux sur les opinions publiques dans
les pays arabes 2 . Enfin, à la faveur des « révolutions
arabes », dites « révolutions web2.0 », amorcées en
décembre 2010, nous vivons le troisième âge du regard
porté sur l’opinion publique dans les pays arabes : de la
masse indistincte et passive (« la rue arabe »), nous
sommes passés à des individus responsables, actifs dans
l’espace public*, et ayant des positionnements
politiques clairs. Finalement, l’opinion publique arabe a
pris le chemin de la « normalisation » dans le sens où
elle se conçoit désormais comme toute opinion publique,
c’est-à-dire autonome et dotée d’un réel pouvoir d’action
politique sur les États.
4 Si l’on s’en tient aux peuples arabes et à leur rapport aux
médias, on pourrait au moins remonter aux XIXe et
XXe siècles, à savoir la Nahda, ou renaissance arabe qui
n’aurait pu se faire sans le recours à l’imprimerie (Dakhli,
2009). Cette période témoigne d’une grande activité
intellectuelle où une opinion publique éclairée, incarnée
par une élite lettrée, autour d’une presse naissante, de
revues savantes et de salons, donnera lieu à des
mouvements de pensée laïcs comme religieux ainsi qu’à
des réformes politiques. On avait ainsi les prémisses d’un
espace public au sens d’Habermas.
5 Certes, nous ne sommes pas sur le terrain européen et
l’environnement sociopolitique est différent. Alors que là
les États-nations sont figés (dans la description
habermassienne de l’espace public), la région arabe est
encore sous domination ottomane avant d’être sous
l’autorité des pouvoirs coloniaux européens. Pour autant,
le nationalisme arabe, enrichi par la fascination exercée
par la culture européenne, témoigne de la vivacité d’une
opinion publique arabe façonnée par une élite éduquée.
En retraçant la généalogie des médias dans le monde
arabe, Dale F. Eickelman et Jon W. Anderson (2003)
parlent d’une « sphère publique musulmane » générée
par les médias de plus en plus disponibles pour le plus
grand nombre. Les musulmans finissent par s’affranchir
des autorités religieuses et politiques car ils ont
l’opportunité d’être de plus en plus connectés les uns
aux autres. Ils finissent par former cette « communauté
imaginée », partageant ce sentiment d’appartenance à
une nation commune en raison, notamment, de l’usage
dans les médias d’une même langue, même si elle
évolue et se transforme au fil des ans 3 .

Premier âge : l’opinion publique arabe


n’existe pas
6 Le concept d’opinion publique est intimement lié au
rapport entre les citoyens (ou consommateurs) et les
médias. D’où une approche quantitative (les sondages)
qui viendra enrichir l’analyse qualitative de l’opinion.
Héritière de la sociologie de la réception américaine,
cette notion visait à traiter de l’effet des mass-médias au
sein des nouvelles sociétés de consommation.
7 Pendant la période d’euphorie consumériste des
lendemains du second conflit mondial, les opinions
publiques arabes n’existaient pas en tant qu’objet de
recherche pas plus qu’elles n’existaient comme masse
de consommateurs à mobiliser sur un marché à
conquérir. En sciences de l’information, les pays arabes
étaient intégrés dans l’espace symbolique et réel des
pays du Sud, terreau de recherche fertile en
communication internationale. Avec une approche
d’économie politique, plutôt d’orientation marxiste, on
s’intéressait à l’impact des médias sur les politiques de
développement social (Mattelard et Mattelard, 1964,
p. 187-193). Grosso modo, les populations du Sud étaient
perçues comme des sujets qu’il convenait de libérer de la
pauvreté, de l’ignorance ou d’une situation de
soumission dans un rapport de force déséquilibré sur le
marché de l’information. La domination ou le
« leadership d’un Nord et surtout d’un Occident faisant
figure d’élu 4 » sur le Sud, est critiquée de la façon la
plus claire par les travaux de chercheurs tels qu’Herbert
Schiller.
8 Du côté du « Sud », Georges Corm (2011) montre bien,
dans un ouvrage sans cesse réédité, la concurrence à
laquelle se livraient les leaders des pays arabes dès les
années 1950 pour imposer leur présence et leurs
idéologies*. Les radios transnationales mises en place
par ces derniers ne visaient pas tant à asseoir leur
légitimité à l’intérieur de ces nations nouvellement
indépendantes qu’à élargir leur zone d’influence dans la
région. L’opinion arabe n’est pas perçue comme un
agrégat d’individus mais comme des foules par-delà les
frontières : les « masses arabes » (al-jamahir, al-arabiya)
entrent en scène. Ces « masses », entendues comme des
populations, des foules manifestantes à mobiliser, dans
le cadre de stratégies politiques concurrentes,
correspondent ainsi à une vision des dirigeants arabes
eux-mêmes.
9 Au niveau régional, deux types d’acteurs ont tenté de
toucher une opinion transnationale arabe via la radio :
les États arabes eux-mêmes et les pays occidentaux. La
radio fut alors le vecteur de ces rivalités sur l’espace
médiatique panarabe. Premier média de masse par
excellence, la radio est facile d’accès eu égard à son
coût, sa transportabilité (s’agissant du transistor).
Surtout, sa fréquentation dépasse largement la
population alphabétisée et aisée qui avait, elle, accès à
la presse écrite.
10 Le panarabisme du président égyptien Nasser s’imposait
via les radios égyptiennes et notamment la Voix des
Arabes. Face au nassérisme, les idéologies concurrentes,
à l’instar du Baathisme, mouvement laïque de la radio
irakienne, ne parvinrent pas à s’imposer sur la scène
régionale. La Voix des Arabes, ou sawt al-Arab, marqua
l’histoire comme aucun autre média arabe, si ce n’est Al-
Jazeera qui a aujourd’hui le même écho et présente
quelques analogies troublantes avec la radio. Comme la
chaîne qatarie, elle gênait les régimes arabes en raison
de son indéniable popularité et embarrassait également
les puissances coloniales qui tentèrent de la faire taire 5
(Boyd, 1993, p. 28). La radio était le chantre des pays
arabes dominés par les puissances occidentales, elle
condamna l’exil du roi Mohammed V, défendit la Tunisie
de Bourguiba et, d’après Boyd, des révolutionnaires
algériens avaient pris leur quartier au Caire pour s’y
exprimer. Évidemment, en dernier ressort, elle servait les
desseins de l’Égypte nassérienne et de sa politique
étrangère comme le fait Al-Jazeera, qui peut être
considérée comme la voix des arabes mais surtout du
Qatar (Fandy, 2007). Ces similitudes masquent des
réalités sociodémographiques différentes, une
orientation aujourd’hui moins socialiste et des pratiques
professionnelles bien distinctes : la Voix des arabes était
la voix de son directeur et chroniqueur vedette Ahmad
Saïd et d’un Gamal Abdel Nasser charismatique qui
intervenait directement dans ce « média chaud » qu’est
la radio. Aujourd’hui, Al-Jazeera affiche bien moins l’émir
duquel elle dépend si étroitement.
11 Du côté des puissances occidentales, une véritable
« bataille pour le contrôle des ondes » eut lieu, moins
pour toucher les populations que pour contrer le discours
des puissances concurrentes (Naba, 1998). Cela faisait
partie de l’arsenal diplomatique dans une optique
conquérante et dans le cadre d’une logique coloniale.
Avant même l’avènement et le succès de la radio
égyptienne, il faut rappeler que la zone arabe était
considérée comme l’une des plus stratégiques et des
plus convoitées par les grandes puissances. Dans les
années 1930, une radio arabophone italienne est créée,
radio Bari, qui pousse les Anglais à réagir en lançant la
première radio internationale en langue arabe en 1934. À
ceci s’ajoutent les radios allemande, française et
soviétique en 1938. Après la guerre et jusqu’aux
années 1980, d’autres radios arabophones se
multiplieront : à côté de la prestigieuse BBC, de la
Deutsche Welle et de la Voice of America, RMCMoyen-
Orient et Radio Medi 1 représentent la France. Encore,
d’autres, plus modestes, ont émergé : radios de Chypre,
d’Espagne, d’Autriche, d’Italie, de Grèce, de Malte ou
même des Pays-Bas, qui viseront les pays arabes et qui
profiteront du crédit dont pouvaient jouir les médias
occidentaux jusqu’aux années 1990.

Deuxième âge : à la recherche de


l’opinion des Arabes
12 Évidemment, la vision dichotomique Nord/Sud des
tenants de la domination culturelle ne survivra pas dans
un monde moins clivé, plus multipolaire. À la suite de la
chute du mur de Berlin et dans le contexte de la
libéralisation des économies arabes sous l’impulsion du
FMI, les pays arabes feront l’objet de nombreux travaux
en sciences sociales. Parmi les thèmes récurrents : la
démocratisation et/ou l’Islam comme nouvelle idéologie.
L’islamisme, brouillant les représentations, donnera lieu
à une appréhension ambiguë des sociétés arabes 6
laissant s’installer l’idée qu’elles devaient être tenues par
des régimes autoritaires pour ne pas être en proie aux
mouvements extrémistes qui les menacent. Il faudra
attendre le troisième âge de l’opinion pour que ce
masque tombe.
13 L’apparition des chaînes satellitaires dans les
années 1990, et notamment des chaînes d’information
en continu, va permettre d’introduire dans les discours
l’idée d’une opinion publique arabe avec l’usage répété
de l’expression de « rue arabe » qui renvoie sans doute à
des attentes populaires, avec lesquelles les régimes
autoritaires doivent désormais composer. Ainsi, pour
l’anthropologue Eickelemen, « L’utilisation du terme
“rue” plutôt que de “sphère publique” ou “public”, sous-
entend de la passivité ou une propension à la
manipulation facile et implique un manque de leadership
formel ou informel. Néanmoins, cette utilisation de la
notion “rue” montre comment les décideurs politiques
reconnaissent désormais que les États autoritaires et à
parti unique ont aussi des “publics” à prendre en compte
7 . » Reste que « rue » connote un phénomène moins

rationnel et plus imprévisible qu’une « opinion


publique ».
14 Des années 1990 au début des années 2000, les agences
de mesure d’opinion voient le jour dans les pays arabes,
largement sollicitées par les pouvoirs publics et les
annonceurs dans le contexte de la libéralisation affichée
du secteur de l’audiovisuel. Les flux de programmes
traversent les frontières sans que les États n’y puissent
plus rien. Si les informations d’ordre politique qui
circulent, restent, au départ, très respectueuses des
règles qui régissent l’espace régional arabe (dont les
recommandations explicites de la Ligue arabe ne sont
qu’un aspect), il faudra bien admettre que les nouveaux
programmes de divertissement (avec son lot d’émissions
de téléréalité), les talk-shows et les émissions religieuses
d’un nouveau type symbolisent la fragilisation de la doxa
et du discours politique traditionnel (Kraidy, 2010).
Inutile ici de s’appesantir sur les faux-semblants du
libéralisme débridé du secteur audiovisuel initié par la
plupart des États arabes, mais retenons que la télévision
satellitaire dans un marché ultra concurrentiel libère,
sans le vouloir, le spectateur (consommateur potentiel)
mais aussi le citoyen qui attend que cette offre subite
d’une multitude de chaînes et ce libéralisme trouvent un
écho dans la sphère politique.
15 Alors que les travaux sur les chaînes satellitaires
commencent à se multiplier, l’opinion publique arabe
n’est pas encore une préoccupation majeure dans la
décennie 1990. Un étonnant virage s’opère avec le
phénomène al-Jazeera. Étonnant d’abord parce qu’il
laisse à penser que les Arabes ne pouvaient pas se forger
une opinion sans cette chaîne ; ensuite et surtout parce
que, alors que la chaîne – créée en 1996 – était très
regardée par les populations arabes lors de certains
événements (à l’instar des bombardements aériens
américano-britanniques de l’opération renard du désert,
en 1998 en Irak), elle ne devient un sujet d’observation –
de passion même – qu’après 2001 et plus encore à partir
de 2003. Les ouvrages à son sujet se multiplieront, bien
après son avènement, témoignant d’une fascination sans
précédent pour un média arabe. Rappelons les faits :
suite aux attentats du 11 septembre 2001 mais surtout
aux conflits qui s’en sont suivis sur les terrains afghan
puis irakien, la chaîne est devenue une source
d’information alternative, parfois exclusive, non
seulement sur la scène arabe mais aussi internationale.
Dès lors, les états-majors britanniques et américains
devaient contrôler l’opinion arabe pour endiguer un
sentiment anti-américain. Autrement dit, l’étonnant
virage s’explique moins par un intérêt pour l’opinion
publique arabe en tant que telle mais pour l’opinion que
les Arabes avaient des autres 8 .
16 Le lancement des chaînes étrangères et arabophones sur
le théâtre arabe traduit donc cette volonté d’être présent
et d’endiguer toute image négative. En effet, à l’instar du
temps glorieux des radios internationales, la période
satellitaire a, elle aussi, vu les pays occidentaux établir
des médias arabophones à destination des publics
arabes, à une différence importante près : de nouveaux
entrants de poids sur la scène médiatique arabe
traduisent de nouveaux rapports géopolitiques (Russie,
Chine, Iran, Japon, et un dernier arrivé prometteur, la
Turquie).
17 Les États-Unis, désireux de corriger l’image qu’ils avaient
au Moyen Orient décident de lancer une chaîne
d’information, Al-Hurra, (la Libre, appellation qui fait
penser dans un autre contexte et un autre temps à Radio
Free Europe, pendant la guerre froide en Europe
orientale). La chaîne, basée aux États-Unis, émet depuis
quatre villes dans la région : Le Caire, Dubaï, Beyrouth et
Jérusalem, via les satellites Nilesat et Arabsat. Comme
Radio Sawa lancée dans la foulée, Al-Hurra est placée
sous l’autorité du Broadcasting Board of Governors. Elle
est directement financée par le Congrès des États-Unis.
Elle constitue, avec Radio Sawa, le volet audiovisuel de
l’arsenal diplomatique des États-Unis dans la région
arabe. C’est un des vecteurs par lesquels l’administration
américaine s’adresse aux audiences arabes (on parle de
soft power en relations internationales). Sans ambigüité,
c’est directement aux opinions arabes que ces médias
s’adressent. En dépit du recrutement de près de 150
journalistes arabes, la chaîne continue de souffrir de ses
assignations initiales qui étaient de justifier la politique
très critiquée de l’administration Bush, ce qui la place
loin derrière les leaders arabes que sont Al-Jazeera et la
chaîne saoudienne d’information Al-Arabiyya. Il faut
également mentionner le fait que la direction de la
chaîne n’est pas arabophone pas plus qu’elle ne jouit
d’une légitimité professionnelle reconnue, donnant
l’impression de nominations politiques, ce qui réduit
encore la crédibilité de la chaîne 9 .
18 Si Al-Hurra ne peut rivaliser avec les leaders arabes, elle
apparaît néanmoins comme un acteur important à côté
des autres chaînes étrangères visant la région, parmi
lesquelles on citera la française France 24, la russe
Russya-al-youm, ou encore l’anglaise BBC World Arabic.
19 Ci-dessous, nous récapitulons les chaînes étrangères de
langue arabe lancées à destination de la région :

Pays Chaîne Année de création

Allemagne Deutsche Welle TV Arabia 2002

Iran Al-Alam (le monde) 2003

États-Unis Al-Hurra (la libre) 2004

France France24 en Arabe 2007

Russie Russya Al-Youm ( la Russie aujourd'hui) 2007

Royaume-Uni BBC Arabic Television 2008


Chine CCTV Central China TV 2009

Europe Service arabe d’Euronews 2010

Turquie TRT7 2010

20 Deustche Welle TV Arabia fut la première chaîne lancée à


destination du monde arabe ; elle diffuse 24 heures sur
24, pour moitié en arabe et pour moitié en anglais, et est
disponible dans toute la région. Là encore, l’audience de
la chaîne n’a jamais vraiment décollé, en raison d’une
inadéquation entre les bulletins d’informations et les
préoccupations des téléspectateurs : peu de références
au Moyen-Orient, bulletins d’informations centrés sur les
conflits ; on pourrait également citer un soutien
institutionnel insuffisant de la part du gouvernement
allemand 10 . La chaîne France 24 souffre également de
ces travers, et n’apparaît pas aussi « aboutie » qu’Al-
Hurra ; comme Deustche Welle, on pourrait lui reprocher
une ligne éditoriale floue, une inadaptation marquée aux
préoccupations et centres d’intérêt des publics arabes,
incertitudes sur la stratégie internationale de l’AEF
(Audiovisuel Extérieur de la France), incertitudes sur son
positionnement par rapport à TV5 Monde et Radio France
Internationale, soutien institutionnel public insuffisant
alors que France 24 est appelée à être la « voix de la
France » à l’étranger 11 . Comme les autres chaînes
arabes émanant d’États étrangers, La BBC Arabic Service
ne dépend pas de l’audiovisuel public « classique », mais
est financée par le Foreign Office, témoignant là encore
d’un intérêt particulier pour la région.
21 Le fait que toutes ces chaînes sont des chaînes
d’information, financées par leurs États d’origine
témoigne, si besoin était, de l’aspect éminemment
politique de l’établissement de chaînes d’information à
destination de la région. Qu’elles aient voulu informer, ou
divertir, elles ont toutes été un échec – plus ou moins
marqué – d’un point de vue commercial. Les audiences
arabes ne sont tout simplement pas au rendez-vous,
concentrées qu’elles sont sur leurs propres chaînes. Ce
qui est une première et qui annonce leur progressive
autonomie des programmes d’information émanant du
Nord. Les tentatives occidentales de structurer une
audience arabe afin de contrôler l’émergence d’une
opinion publique arabe sont donc des échecs.
22 Par contre, il sera intéressant de suivre l’évolution de la
jeune chaîne turque TRT. La Turquie est déjà présente
dans les foyers arabes de façon très intime, en particulier
via les feuilletons : un des très grands succès du
ramadan de ces dernières années est le feuilleton turc
Nour, doublé en arabe, et dont le triomphe frise le
phénomène de société. Lors du lancement en janvier
2010 de la chaîne TRT Arabic Service, le Premier Ministre
turc Tayyep Recip Erdogan a déclaré que le lancement de
la chaîne marquait « une journée historique pour l’amitié
turco-arabe », ajoutant « c’est une voie de
communication entre nos cœurs, c’est une chaîne qui
unit nos cœurs », disant espérer que la chaîne
favoriserait la fraternité, l’unité et la solidarité entre les
peuples arabe et turc 12 . La chaîne n’est pas une chaîne
d’informations, mais diffuse une programmation
diversifiée (divertissements, films, politique, programmes
pour enfants). Ce pas important dans le champ
médiatique trouve un pendant politique dans le virage
entamé récemment par la diplomatie turque, peut-être
déçue par la conduite et le résultat des négociations
d’adhésion à l’Union européenne.

Troisième âge : des opinions publiques


dans les pays arabes
23 Grâce au rôle des chaînes satellitaires et d’Internet, les
mobilisations populaires en Tunisie ont rapidement gagné
l’ensemble des pays arabes, donnant corps à la vieille
théorie américaine des dominos. Ces mouvements
sociaux ont formidablement incarné une opinion publique
arabe, transnationale, sur le thème de l’incapacité des
pouvoirs politiques à répondre à leurs attentes. En raison
de ce contexte de crise tout à fait ponctuel, l’opinion
publique arabe a pu se conjuguer au singulier. Non pas
pour signifier une vision holiste des pays arabes mais
parce des individus, solidaires, partageaient une volonté
commune de s’affranchir de systèmes politiques
illégitimes et dépassés à leurs yeux. Une opinion
publique panarabe s’est bel et bien exprimée et s’est
donnée à voir sur les médias du monde entier en
reprenant les mêmes mots d’ordre d’une manifestation à
une autre, d’un pays arabe à un autre, et en
reconnaissant à la révolution tunisienne son rôle
d’élément déclencheur des révoltes qu’elle animait.
24 Les « révolutions arabes » qui continuent de secouer
l’ensemble des pays arabes actuellement ont été à
l’origine d’un phénomène sans précédent : pour la
première fois, l’opinion publique dans les pays arabes
s’est mise en scène sans l’intermédiation de leur régime,
ni de celle de journalistes d’ici ou d’ailleurs. L’usage
d’Internet et des réseaux sociaux, relayés par une presse
alternative et des chaînes satellitaires (dont, à dire vrai,
les positionnements à échelles variables ont révélé les
limites de leur réelle autonomie) a dopé la volonté
ancienne des populations d’en finir avec leurs régimes.
Massivement, des individus en Tunisie, en Égypte, au
Yémen, au Bahreïn, en Syrie, au Maroc, au Soudan, etc.,
ont parfois risqué leur vie pour exiger plus de justice
sociale, de démocratie, de travail… rappelant
étrangement aux opinions publiques occidentales,
ébahies, quelques unes de leurs propres revendications
dans un contexte de crise.
25 Figures symboliques de ces mobilisations, les jeunes
internautes, bloggeuses et blogueurs, animateurs de
pages Facebook, sont les têtes de proue de ces
révolutions dites web.2.0. Souvent sollicités par les
médias occidentaux en raison de leur capacité de
communication et de leur bilinguisme, ils relaient les
contestations sociales et politiques en termes simples et
intelligibles. Au-delà de l’idée simpliste qui consiste à
penser que les brèches des mouvements sociaux sont
exclusivement dues au travail de sape des
cyberdissidents, il est intéressant de constater que ces
mouvements sociaux sont à l’origine d’une
représentation inédite de l’opinion publique arabe. Elle
n’est pas fanatique et ne convoque pas plus la religion
que le conflit israélo-palestinien pour se recentrer sur des
problématiques d’ordre national. Ce faisant, elle révèle à
l’opinion publique internationale les limites d’une
compréhension parfois biaisée d’elle-même et corrige
une vision brouillée par des représentations totalisantes
et stéréotypées mettant en scène des sociétés soumises,
travaillées par un islamisme menaçant. Vision dont
s’accommodaient fort bien les régimes arabes.

BIBLIOGRAPHIE
Références bibliographiques
BOYD, D. A., Broadcasting in the Arab World, Iowa State University Press,
1993.

CORM, G., Le Proche Orient éclaté 1956-2010, Paris, Gallimard, 2011.


DAKHLI, L., Une génération d’intellectuels arabes, Paris, Khartala, 2009.

EICKELMAN, D. F., ANDERSON, J. W. (eds.), New Media in the Muslim World : The
Emerging Public Sphere, Bloomington, Indiana University Press, 2003.
FANDY, M., (Un) Civil War of Words : Media and Politics in the Arab World,
Westport, Praeger, 2007.

GUAAYBESS, T., Les médias arabes. Confluences médiatiques et dynamique


sociale, Paris, CNRS Éditions, 2012.
KRAIDY, M., Reality Television and Arab Politics (Contention in Public Life),
Cambridge Cambridge, University Press, 2010.
MATTELART, A., MATTELART, M., Histoire des théories de la communication, Paris,
La Découverte, 1995.
NABA, R., Guerre des ondes, guerre de religion, la bataille hertzienne dans le
ciel méditerranéen, Paris, L’Harmattan, 1998.

NOTES
1. Par exemple la Brookings Institution aux États-Unis. Cf. TELHAMI, S., Arab
Public Opinion Poll : Results of Arab Opinion Survey conducted June 29-July
20, 2010. En France, on peut mentionner l’Institut Français des Relations
Internationales qui tient compte des opinions publiques arabes
http://www.ifri.org/files/Moyen_Orient/cr_opinionspub.pdf
2. EL OIFI, M., « L’opinion publique arabe entre logique étatique et solidarité
transnationale », Raisons Politiques, no 19, 2005.
3. BERQUE, J., « Le problème de la langue », Cinéma et culture arabe,
Beyrouth, Centre interarabe du cinéma et de la télévision, 1964, p. 187-193.
4. BADIE, B., « L’opinion à la conquête de l’international », Raisons politiques,
no 19, 2005, p. 14.
5. La chaîne qatari a été la cible de l’armée américaine à plusieurs reprises
en Afghanistan et en Irak.
6. GUAAYBESS, T., « Orientalism and the Economics of Arab Broadcasting », in
KAI, H. (ed.), Arab Mass Media : a Research Handbook, New York, Continuum
Publishers, 2008.
7. EICKELMAN, F. D, « The Arab “Street” and the Middle East’s Democracy
“Deficit” », Naval War College Review, Vol. 55, no 4, automne 2002, p. 40.
8. Cf. FURIA, P. A., LUCAS, R. E., « Determinants of Arab Public Opinion on
Foreign Relations », International Studies Quarterly, no 50, 2006, p. 585–605
ou WILLIAM, R. A., « How Washington Confronts Arab Media », Global Media
Journal, vol. 3, no 5, 2004.
9. Voir MIKAIL, B., INA Global, octobre 2010
http://www.inaglobal.fr/television/article-al-hurra-ou-les-raisons-d-une-
atonie-americaine
10. Pour une étude plus détaillée, voir RICHTER, C., « International
Broadcasting and Intercultural Dialogue : Deutsche Welle in the Arab
World », Arab Media and Society, no 6, automne 2008.
11. Voir l’avis de la Commission des Affaires Etrangères sur l’action
audiovisuelle extérieure de la France, no 2861, octobre 2010. En ligne :
http://www.assemblee-nationale.fr/13/budget/plf2011/a2861-tviii.asp
12. Turkey’s broadcasting agency launches Arabic channel, Hürriyet Daily
News, 5 avril 2010.

AUTEUR
TOURYA GUAAYBESS

Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à


l’université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, groupe de recherche
« Communication et solidarité ». Elle travaille depuis des années sur les
médias arabes, qu’ils soient nationaux ou transnationaux.
L’opinion et la participation :
la campagne présidentielle
de Ségolène Royal
Rémi Lefebvre

NOTE DE L’ÉDITEUR
Varia repris du no 52 de la revue Hermès, Les guerres de
mémoires dans le monde, 2008
1 La candidature et la campagne électorale de Ségolène
Royal ont constitué de véritables « analyseurs » des
transformations de la démocratie représentative et des
résistances dont elles font l’objet. L’émergence de cette
candidate inattendue, dépourvue de ressources
partisanes, traduit la prégnance des logiques d’opinion,
l’avènement de la « démocratie du public » mais aussi
ses limites. Ce sont les médias plus que les partis qui
sélectionnent désormais les candidats sur la base de leur
« popularité » mesurée dans les sondages, comme la
candidature de Ségolène Royal semble le démontrer. La
candidate a court-circuité le PS pour construire une
relation personnelle avec l’opinion. Le phénomène
« Royal » témoigne aussi de la fortune actuelle de « la
démocratie participative », des ambiguïtés qui fondent
son succès mais aussi des oppositions auxquelles cette
notion se heurte.
2 Le « royalisme », qui a déjà fait l’objet d’innombrables
exégèses, peut s’analyser comme une tentative de
redéfinir symboliquement les relations entre
représentants et représentés. Partant du diagnostic
fondateur du discrédit du personnel et de la parole
politiques, Ségolène Royal a très largement construit son
offre politique, lors de la dernière campagne
présidentielle, sur la relation qu’elle a instaurée
« personnellement » avec les Français, sur son identité
construite comme distinctive (inflation du « je » dans ses
énonciations, mise en scène permanente de sa
« liberté ») et sur une nouvelle manière de « faire de la
politique » associant les citoyens « ordinaires ». Ce style
censé restaurer la confiance a quasiment tenu lieu de
projet.
3 La candidate socialiste à l’élection présidentielle est un
pur produit des nouvelles élites socialistes qui émergent
au sein du parti depuis sa montée au pouvoir dans les
années 1980. Malgré ce profil standard, elle est parvenue
à styliser une identité distinctive qui la fait apparaître
comme une candidate extérieure à l’establishment
socialiste. Quand elle est encore au plus haut niveau
dans les sondages, on lui fait crédit de bousculer les
pesanteurs idéologiques, de faire bouger les lignes, de
transgresser les interdits et le « politiquement correct ».
La carte de la participation
4 La promotion de la « démocratie participative » par la
candidate est au centre de cette stratégie politique au
point d’être devenue sa principale valeur ajoutée et la
marque distinctive du « royalisme ». Elle en fait le
« troisième pilier » de l’exercice du pouvoir. Ce thème,
d’une grande plasticité, lui permet de se démarquer du
personnel politique traditionnel. Il lui permet de se parer
d’une certaine modernité et de valoriser son action de
« proximité » et les ressources de son ancrage local. La
candidate et son entourage, qui disent largement puiser
leur inspiration dans la littérature des sciences sociales
portant sur la démocratie 1 , ont pris la mesure de la
profondeur du discrédit politique et de « la dissociation
de la légitimité et de la confiance » (Rosanvallon, 2006).
La posture qu’elle construit s’inscrit dans la volonté de
dépasser cette défiance, de restaurer cette confiance
perdue, d’où un style (langagier, corporel…) fondé sur la
proximité, l’interactivité, l’intersubjectivité, la prise en
compte des savoirs ordinaires et profanes (Le Bart et
Lefebvre, 2005). La politique n’est comprise par les
individus que si elle est intégrée à leur vécu : tel en
serait l’axiome. La candidate construit son autorité non
sur un mode surplombant et vertical (sur le mode
sarkozyste) mais sur un mode intersubjectif : « suivez-
moi car je me reconnais en vous. » Ces diverses
conceptions contreviennent à certaines croyances
constitutives du champ politique qui sont au cœur de la
symbolique présidentielle de la Ve République : l’idée que
l’homme politique est omniscient, omnipotent, qu’il
« décide », qu’il a le pouvoir à lui seul de peser sur le
cours des choses, qu’il doit tracer la ligne et indiquer le
chemin…
5 Le « royalisme » mérite ainsi d’être pris au sérieux parce
qu’il entre en résonance avec de nouvelles légitimités de
l’action politique et de l’agir démocratique valorisant la
concertation, la proximité, la participation, le débat, la
discussion… Cette valorisation de « la démocratie
d’expression » est néanmoins lourde d’ambiguïtés. La
candidate a joué sur deux tableaux à la fois : la
démocratie d’opinion avec l’usage intensif qu’elle fait des
sondages et ses appels constants au public (contre le
Parti socialiste notamment) ; la démocratie participative
à partir de laquelle elle a construit son identité politique
et sa démarche. Elle a contribué par là même à la
confusion de ces deux notions, rabattues l’une sur l’autre
par de nombreux observateurs 2 . Les sondages ainsi que
les forums participatifs apparaissent comme des
manières convergentes de « donner voix à l’opinion »,
des technologies d’ajustement à la demande sociale
voire de marketing politique. Le concept et la légitimité
de la « démocratie participative » sortent peut-être
affaiblis d’un épisode où ils ont été si fortement mis en
avant. Le reflux très net de la thématique participative
lors des dernières élections municipales n’y est peut-être
pas étranger.
6 Au-delà de principes généraux et de la volonté affichée
d’associer les citoyens, les contours de la démocratie
participative selon Ségolène Royal sont demeurés très
flous. Les forums participatifs lancés pendant la
campagne sont apparus comme une forme bricolée, peu
codifiée et tardive de prise en compte des aspirations
des électeurs. L’usage événementiel et stratégique fait
de la démocratie participative et ses ambiguïtés l’ont fait
glisser vers la démocratie d’opinion, elle-même
caricaturée en forme moderne du populisme. La
candidate a ainsi donné prise, fût-ce à son corps
défendant, à un procès en populisme sinon en
démagogie. On reviendra ici sur la campagne de
Ségolène Royal pour analyser ces divers glissements et
les tensions qu’elle révèle entre démocratie d’opinion et
démocratie participative.

« Au dehors et au-dedans » : l’opinion


contre le parti, le parti avec l’opinion
7 Ségolène Royal apparaît en première analyse comme un
pur produit de la « démocratie d’opinion ». Elle a
construit son autorité sur une légitimité extra-partisane
et sur le capital de reconnaissance médiatique et
sondagière qu’elle acquiert à partir de 2005. Ségolène
Royal s’est imposée au PS en le contournant, en
capitalisant des ressources de popularité à l’extérieur de
l’organisation qu’elle est parvenue ensuite à convertir en
soutiens internes lors de la primaire socialiste. Sa force
semble résider dans sa virginité partisane et dans la
présomption de pureté et de renouvellement qu’elle lui
confère. Devant l’irréversibilité de la candidature Royal,
les ralliements de l’appareil se multiplient à la rentrée
de 2006. L’élection primaire a été constamment placée
sous la pression de l’opinion et des médias 3 . Elle a ainsi
été rythmée par les sondages externes (scénarios
d’élection présidentielle où était mesurée la capacité des
divers candidats à battre le candidat UMP) et internes
(qui portaient sur les sympathisants, pourtant non
électeurs à la primaire, la direction du PS ayant refusé de
donner les listings des militants). La désignation de
Ségolène Royal a été analysée, par la plupart des
commentateurs, comme une victoire de la démocratie
d’opinion sur la démocratie des partis. Cette explication,
par laquelle les journalistes célèbrent leur propre
pouvoir, apparaît insuffisante. Il faut en effet comprendre
ce qui rend possible la « bulle spéculative » Royal dans
l’opinion. Ce sont bien les militants socialistes qui ont
adoubé leur héraut présidentiel (et non directement les
sondages) et c’est dans la logique même de la
microsociété que forment les socialistes qu’il faut trouver
les raisons du succès inattendu de l’outsider Royal. Les
socialistes sont d’autant plus enclins à désigner une
femme jugée providentielle qu’ils sont affaiblis et repliés
sur eux-mêmes. C’est précisément parce que le PS est
désormais principalement une entreprise de conquête de
mandats électifs, prête à tous les ajustements tactiques,
qu’un nombre croissant de ses élus et de ses membres
sont si attentifs aux verdicts à court terme des sondages
d’opinion et font passer au second plan les positions
politiques prises par les candidats en présence (Lefebvre,
Sawicki, 2006).
La controverse des jurys citoyens
8 Ségolène Royal a placé le concept de « démocratie
participative » au coeur de son discours, de sa démarche
et de sa dénonciation de la « vieille politique ». Elle a
contribué ainsi à diffuser un thème, certes à la mode,
mais qui n’avait jamais connu une telle visibilité. Cette
diffusion élargie ne s’est pas produite sans déformations
et instrumentalisations. La démocratie participative a été
largement caricaturée. La publicité acquise par la notion
s’est faite au prix d’une dilution de son sens. La
candidate a alimenté les controverses par les ambiguïtés
et l’imprécision de son discours. L’affaire des jurys
citoyens apparaît emblématique de ce point de vue. La
proposition de mise en place de jury citoyen est formulée
par la candidate le 22 octobre. Elle est largement dictée
par l’opinion puisqu’elle constitue la réponse quasi-
immédiate de la candidate à un sondage commandé par
le Cevipof en 2006 qui établit que 60 % des Français
jugent les dirigeants politiques « plutôt corrompus ». Ce
qui va donner prise et crédit au discours accusant la
candidate de « démagogie anti-élitiste », même si elle
avait défendu cette proposition très en amont de la
campagne présidentielle.
9 La candidate justifie en ces termes cette « surveillance
populaire » de l’action des élus : « Il n’y a pas
d’évaluation au long cours. Or c’est une demande
profonde des Français. C’est pourquoi je pense qu’il
faudra clarifier la façon dont les élus pourront rendre
compte, à intervalles réguliers, avec des jurys citoyens
tirés au sort. » La proposition reste très floue en dépit
des précisions apportées dans une note de Sophie
Bouchet-Petersen diffusée à la presse. Il s’agit avant tout,
pour la conseillère de la candidate, de « rénover la
démocratie représentative », non de créer « un
instrument punitif de coercition envers les élus » mais
d’« élargir le cercle au-delà des professionnels de la
participation (militants, couches moyennes diplômées) et
de refléter la diversité sociale en incluant les catégories
ordinairement exclues des dispositifs de participation
fondées sur le volontariat (milieux populaires, précaires,
immigrés, femmes, jeunes). » Mais les détracteurs ne
vont retenir, de manière intéressée, que l’aspect
« surveillance » et la dimension « punitive » du dispositif.
L’idée n’est ni nouvelle ni véritablement subversive. La
proposition suscite pourtant un tollé général dans la
classe politique. Les condamnations invoquant des
expériences historiques opposées se multiplient : on
accuse Ségolène Royal, pêle-mêle, de « robespierrisme »,
« polpotisme », « maoïsme », « boulangisme »,
« lepénisme », « populisme »… Les jurys
institutionnaliseraient et organiseraient la défiance des
citoyens à l’égard des représentants. Une semaine après
sa première déclaration, Ségolène Royal reviendra sur sa
proposition initiale, retirant le mot « jury », « mal
interprété ou volontairement déformé », pour lui préférer
ceux de « panel de citoyens » ou d’« observatoires de
politiques publiques » sans pour autant clarifier leur
statut et leurs objectifs. La controverse, si elle révèle les
résistances des élus arcboutés sur le principe
représentatif, illustre aussi les ambiguïtés de Ségolène
Royal. La démocratie participative ne dépasse guère
chez elle un registre incantatoire qui positionne
subtilement la candidate à la fois « au-dedans » et « au-
dehors » du jeu politique, et vise à produire surtout des
effets d’annonces et de légitimité. En matière de
« démocratie participative », outre les jurys, la candidate
a fait peu de propositions. Quelques semaines avant le
vote interne du PS, Ségolène Royal lance, sur son site
Désirs d’avenir, la rédaction interactive d’un ouvrage
programmatique, censé être « co-produit » avec les
internautes, invités à réagir à partir d’une note de
cadrage sur un thème déterminé. Cette initiative ne s’est
pas concrétisée et n’a pas dépassé, sur le site, le
troisième chapitre.

Une campagne interactive : « les forums


participatifs »
10 La candidate a toutefois voulu mettre en pratiques son
engagement en faveur de la démocratie participative dès
la campagne. Elle lance ainsi après sa désignation une
campagne participative. La relation électorale n’est plus
uniquement pensée, mise en scène ou construite dans
les termes et les registres de la « promesse » ou de
l’offre programmatique. Elle n’est plus mise en forme et
donnée à voir comme un échange unilatéral où l’électeur
se prononce sur une offre politique exogène, arbitre et
tranche, mais comme une conjoncture où il co-produit
cette offre, participe en quelque sorte à sa définition.
11 La multiplication des émissions pendant la campagne
donnant la parole à des citoyens ordinaires panélisés et
valorisant leur témoignage ou leurs doléances participe
de ces tendances. Mais on ne saurait être dupe de ces
redéfinitions du lien électoral : elles relèvent à l’évidence
de stratégies de réassurance du lien représentatif dont
les professionnels de la politique gardent l’initiative. Les
candidats ou les élus restent maîtres de la parole, des
conditions de sa production et de l’usage qu’ils font de la
contribution des électeurs.
12 La candidate a ainsi voulu donner un débouché à
l’aspiration des citoyens à une « démocratie
d’expression » et a voulu casser la traditionnelle relation
asymétrique entre candidats et électeurs. Selon Godefroy
Beauvallet 4 , qui a analysé le dispositif mis en place par
l’association Désirs d’avenir pendant la campagne, on
fait un double reproche aux responsables politiques : ne
pas savoir écouter ; parler de manière incompréhensible.
Il en découle que « légitimer la relation avec les
électeurs est donc l’investissement de forme fondateur
d’une campagne ». Il s’agit de « convaincre en faisant
participer ».
13 C’est sur la base du projet du PS voté en juin 2006 que la
primaire socialiste s’était engagée, chacun des candidats
se disant tenu par lui. Ce n’est qu’à la marge ou dans les
points aveugles du projet que les candidats peuvent
marquer une différence. Une fois désignée, Ségolène
Royal repose néanmoins la question de la définition du
programme en lançant la phase « participative » de sa
campagne qui commence à la mi-décembre. Cette
méthode permet à la candidate de desserrer l’emprise du
parti et de son projet. Les structures locales du PS, mais
aussi les réseaux Désirs d’avenir qu’elle contrôle, sont
invités à multiplier les forums participatifs. La candidate
définit le 16 décembre 2006, au CNIT de la Défense
devant les cadres du PS, la méthodologie qui doit
présider aux débats. Un « kit participatif » est distribué
aux participants. La candidate les invite à « oser jouer
des contradictions et des conflits pour créer la
dynamique du débat ». Il faut éviter les « discours
fleuve », le « bla-bla », les « formules recuites ». Les
hiérarchies politiques et les préséances doivent être
remises en cause, au moins le temps du débat.
L’animateur doit être, dans la mesure du possible,
debout au centre d’un cercle. Il s’agit d’éviter les formes
spatiales du meeting. La candidate invite à organiser les
débats dans « des lieux inhabituels ». Les initiatives
locales se multiplient. La campagne participative s’est
surtout déployée sur et via Internet. Elle aurait vu
émerger, selon Godefroy Beauvallet, « un régime de
légitimité fondé sur la traçabilité hypertextuelle des
arguments ». Les débats participatifs impliquant la
candidate (quatre ont été organisés) répondent à un
schéma précis : Ségolène Royal ne s’exprime en
introduction que quelques minutes pour cadrer le débat,
puis elle écoute les témoignages et analyses qui se
succèdent tout en prenant des notes. Ils émanent
d’experts, d’élus, de responsables associatifs, plus
marginalement de membres du public. La candidate clôt
le débat en répondant aux questions. Mais son propos
final qui permet quelques effets d’annonce sur ses
propositions a été rédigé au préalable… Le dernier débat
participatif consacré à la jeunesse à Grenoble,
rassemblant plus de 4 000 personnes, tenait plus du
meeting que du débat, même s’il y a eu des
interventions de la salle. Le processus participatif s’est
accompagné d’un travail constant de synthèse (la
candidate ou son entourage indiquant sur le site Désirs
d’avenir ce qu’elle conservait des échanges – rubrique
« ce que je retiens »).
14 Les synthèses citent les thèmes les plus marquants des
contributions d’internautes et renvoient
hypertextuellement au message originel, le feed-back
permanent étant censé renforcer l’implication. Les fiches
de recueil de pratiques, constituées par les membres de
l’association Désirs d’avenirs, ont pour objectif de
constituer à l’usage de la candidate un répertoire
d’innovations de terrain et de modèles internationaux.
Des journées régionales de restitution des débats
participatifs sont organisées par le PS, le 3 février 2007.
La candidate a reçu ainsi plus de 135 000 contributions
provenant de Désirs d’avenirs et des 5 000 débats
participatifs organisés dans toute la France (estimation
de la candidate). Selon la candidate, 300 000 Français
ont participé à l’ensemble des débats. Pour autant, la
phase participative n’est pas sans risques : elle constitue
de fait dans la campagne une période de flottement et
de latence. La candidate ne peut alors lancer des
propositions dans le débat qu’au risque de délégitimer sa
propre démarche, d’en dilapider le profit électoral
attendu et de se déjuger (il faut écouter les Français, ce
qu’ils ont à dire, recueillir doléances et propositions).
Cette phase renforce par là même les doutes émis sur la
campagne de la candidate, chez les socialistes en
premier lieu qui apparaissent marginalisés par le choix
de cette méthode alors qu’un projet a été voté par les
militants socialistes. Le terrain est libre pour ses
adversaires qui proposent, précisent et « prennent de
l’avance », et notamment pour Nicolas Sarkozy qui s’en
tient au classicisme de la parole « verticale », tenue d’en
haut. L’entourage de campagne en est parfaitement
conscient. La candidate n’imprime plus le rythme à la
campagne alors qu’on lui fait crédit de toujours l’avoir
fait auparavant. En jouant la proximité et l’écoute, la
candidate s’est exposée sur le registre de la compétence
et de la volonté politique (sur le mode : si elle cherche la
parole du public c’est qu’elle se cherche une ligne et un
projet ; si elle recherche l’expertise des citoyens, c’est
qu’elle en est dépourvue).
15 Certaines déclarations de Ségolène Royal donnent crédit
à l’idée selon laquelle ces forums fonctionnent
essentiellement, dans son dispositif de campagne,
comme des coups de sonde dans l’opinion ou des micro-
sondages, ce qui révèle une conception de la démocratie
participative proche du marketing. La candidate récupère
chaque matin le verbatim des interventions des
participants aux débats participatifs organisés sur tout le
territoire et les compare à des études d’opinion : « C’est
bien mieux que les études qualitatives », analyse-t-elle
(Le Monde, 27 janvier 2007). Des doutes légitimes sont
émis par ailleurs sur l’opacité de la synthèse des 5 000
débats participatifs organisés : quel est le statut véritable
de la parole citoyenne recueillie ? Quelle est sa
traçabilité ? Quelles ont été les règles adoptées ? Quelles
propositions ont été finalement retenues ? Le flou
domine sur ces questions. La boîte noire de ladite
synthèse n’a pas été ouverte. « Au mieux, on aura fait
fonctionner une sorte de think tank populaire », note Loïc
Blondiaux (Libération, 5 février 2007). Ce qui n’est pas
rien et traduit une évolution incontestable des
campagnes électorales. La candidate présente son projet
à Villepinte, le 11 février, en faisant une synthèse toute
personnelle de ce qu’elle appelle les « pépites » des
débats participatifs et du projet socialiste. Ces
propositions seront largement modulées au cours de la
campagne en fonction de leur réception dans l’opinion et
les sondages 5 .

S’ajuster à l’opinion. Une campagne


« réactive »
16 « Le candidat écoute puis il décide » : telle était la
philosophie de la campagne participative. Mais l’offre
électorale a été, une fois le programme défini, fortement
évolutive. Les forums participatifs n’ont constitué qu’une
étape d’un processus permanent de prise en compte de
l’opinion. L’interactivité procède surtout d’une exigence
de réactivité. Ségolène Royal ne cache pas l’usage
intensif qu’elle fait des sondages dans la campagne et
son goût pour les enquêtes d’opinion qui lui permettent,
selon elle, d’être « en phase avec les profondeurs de la
société » : « Le bilan annuel de la Sofres, je dévore ça !
Les publications de l’Ined, l’Institut national des études
démographiques, je les dévore aussi 6 . » La pré-
campagne de la candidate à l’investiture socialiste est
basée sur une analyse méthodique des sondages
d’opinion. Ses propositions sont largement modulées au
cours de la campagne en fonction de leur réception dans
l’opinion. Dans le dernier document de campagne de la
candidate (24 pages reprenant les sept piliers de son
pacte), la hausse du SMIC à 1 500 euros a ainsi disparu.
Vincent Peillon reconnaît que la mesure n’est plus mise
en avant parce que « cette augmentation passe mal dans
l’opinion ».
17 Une certaine confusion s’opère au final dans la
campagne de Ségolène Royal entre démocratie
participative et démocratie d’opinion. Si ce brouillage est
le produit de commentaires (journalistiques et politiques)
ne dissociant pas les deux notions pour stigmatiser la
démarche de la candidate, il est le fait également de
Ségolène Royal qui a joué des deux registres de l’opinion
et de la participation, le plus souvent indistinctement.
Communication se mêle à participation, interactivité à
réactivité dans un usage qui relève du marketing. La
démocratie participative, si on cherche à la clarifier
conceptuellement, n’est pourtant réductible ni à la
démocratie de proximité ni à la démocratie d’opinion
(Blondiaux, 2008). La démocratie de proximité est
essentiellement micro-locale et centrée sur l’amélioration
des interactions entre gouvernants et gouvernés. « En
renforçant à la fois l’autonomie de “ceux d’en bas” et la
qualité délibérative de la politique, la démocratie
participative se situe aux antipodes de la démocratie
d’opinion » note Yves Sintomer (2007). Ces ambiguïtés
révèlent que le succès de la démocratie participative
relève très largement de la plasticité de son contenu et
de ses objectifs : c’est parce que les principes qui la
sous-tendent sont équivoques que le discours et les
pratiques « prennent » et s’institutionnalisent 7 . La
démocratie participative, faute de clarification, n’est
souvent ainsi que « la continuation du marketing par
d’autres moyens » 8 . Les responsables cherchent eux-
mêmes à entretenir cette confusion et ces ambiguïtés en
tirant les profits symboliques attachés à la
« participation ».

BIBLIOGRAPHIE
Références bibliographiques
BLONDIAUX, L., Le nouvel esprit de la démocratie, Paris, Seuil/La République
des idées, 2008.

LE BART, C., LEFEBVRE, R. (dir.), La proximité en politique, Rennes, PUR, 2005.


LEFEBVRE, R., SAWICKI, F., La société des socialistes, Éd. Du Croquant, 2006.

ROSANVALLON, P., La contre-démocratie, Paris, Seuil, 2006.


SINTOMER, Y., Le pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et
démocratie participative, Paris, La Découverte, 2007.
NOTES
1. Jacques Rancière ou Yves Sintomer sont présentés un moment par la
presse comme les inspirateurs de la candidate et de sa conseillère Sophie
Bouchet-Petersen, lectrice assidue de travaux de sciences sociales.
2. Alain Duhamel évoque ainsi, sur RTL, en octobre 2006, « une démocratie
de participation, c’est-à-dire, en clair, la démocratie d’opinion »…
3. DOLEZ, B., LAURENT, A., « Une primaire à la française. La désignation de
Ségolène Royal par le PS », Revue française de science politique, vol. 57,
no 2, 2007.
4. BEAUVALLET, G., « Partie de campagne : militer en ligne au sein de “désirs
d’avenir” », Hermès, no 47, 2007, p. 155-166.
5. La phase participative achevée, après le discours de Villepinte, la
candidate n’y a guère plus fait référence. La campagne a repris un tour
relativement classique (meetings, interviews, « grandes émissions
télévisées », débat du deuxième tour…).
6. Voir « Ségolène Royal, l’opiniomane », Le Monde, 8 novembre 2006.
7. LEFEBVRE, R., « Non-dits et points aveugles de la démocratie
participative », in ROBBE, F. (dir.), La démocratie participative, Paris,
L’Harmattan, 2007 ; BACQUE, M.-H., Rey, H., SINTOMER, Y., « La démocratie
participative : un nouveau paradigme de l’action publique ? », in BACQUE M.-
H., Rey, H., SINTOMER, Y. (dir.), Gestion de proximité et démocratie
participative. Une perspective comparative, Paris, La Découverte, 2005.
8. BLONDIAUX, L., « La démocratie participative, sous conditions et malgré
tout », Mouvements, no 50, 2007.

AUTEUR
RÉMI LEFEBVRE

Professeur de sciences politiques à l’université Lille 2, et chercheur au


CERAPS, spécialiste des partis politiques et particulièrement du Parti
socialiste français. Il a publié récemment Les primaires socialistes La fin du
parti militant, chez Raisons d’agir.
Langue de bois d’hier et
parler vrai d’aujourd’hui : de
la « novlangue » aux « spin
doctors »
Michaël Oustinoff

NOTE DE L’ÉDITEUR
Reprise du no 58 de la revue Hermès, Les langues de
bois, 2010
1 Le terme « langue de bois » est d’une extrême
polysémie : il s’emploie, pourrait-on dire, à tout bout de
champ, tant ses emplois sont vastes. Un ouvrage récent
en témoigne, car, sous le titre de Langue de bois.
Décryptage irrévérencieux du politiquement correct et
des dessous de la langue, l’auteur s’applique à en
analyser les manifestations dans les domaines les plus
divers : économie, médias, politique, publicité, sport,
société, etc. (Guilleron, 2010). C’est que le terme n’est
plus réservé, du moins dans l’usage courant, au domaine
de la seule politique. Un autre ouvrage récent comme
Une histoire de la langue de bois, de Lénine à Sarkozy
(Delporte, 2009) ne couvre donc par définition qu’une
partie des emplois possibles de ce concept devenu
protéiforme en français. Qui plus est, la langue de bois
serait aujourd’hui en voie de disparition. On citera un
troisième ouvrage au titre on ne peut plus parlant,
Promis : j’arrête la langue de bois de Jean-François Copé
(2006), mais que les hommes et femmes politiques de
tous bords sont prêts à reprendre à leur compte : la
nouvelle communication, qu’elle relève ou non de la
sphère politique, aurait abandonné la langue de bois,
vestige ringard du passé, au profit du « parler vrai ».
Mais le « parler vrai » n’est souvent en réalité que la
dernière manifestation en date de la langue de bois et de
ce que l’on pourrait appeler la nouvelle communication,
qu’il s’agit tout autant d’apprendre à décrypter. Pour
s’orienter dans cette jungle d’acceptions les plus
diverses, voire les plus contradictoires que peut revêtir le
terme de « langue de bois », Orwell constitue un fil
d’Ariane de premier ordre : mieux encore, il permet d’en
faire apparaître le dénominateur commun.

Langue(s) de bois et langue totalitaire :


bref historique d’un glissement de sens
paradoxal
2 Pour aller vite, on peut dire que le terme de « langue de
bois » est, en réalité, un emprunt au russe par
l’intermédiaire du polonais. En effet, c’est à l’occasion du
mouvement initié par le syndicat Solidarność, au début
des années 1980, que la presse française (et notamment
le journal Libération) utilise ce terme pour traduire le
polonais dretwa mowa (littéralement : « langue figée »)
ou drewniana mowa, lui-même calque sur le russe
derev’annyj jazyk 1 . Dans ce contexte, la langue de bois
est celle, très précisément, du régime soviétique pris
pour cible en tant que régime totalitaire étendant sa
domination sur la Pologne du Général Wojciech Jaruzelski.
D’autres vocables se concurrençaient en polonais pour
dénommer cette langue, car outre drewniany język
(« langue d’arbre ») et język propagandy (« langue de
propagande »), on trouve également l’assimilation à la
nowomowa, traduction-calque correspondant au
newspeak d’Orwell 2 , que l’on traduit en français par
novlangue et, en russe, par novojaz. Le calque en russe
est, à cet égard, on ne peut plus parlant. Il semble bancal
en ce sens qu’il faudrait, en bonne logique, traduire
newspeak par novojazyk, mais ce n’est là qu’une
impression : on reconnaît immédiatement dans cette
troncation un procédé courant de la « sovietlangue »
(komintern, agitprop, etc.).
3 Aujourd’hui, pour un Polonais, ou, plus généralement,
pour un habitant de l’Autre Europe ou de l’Europe de
l’Est, le terme de « langue de bois » n’évoque pas du
tout la même chose que pour un Français (la remarque
vaut sans doute pour tous les francophones). Dans son
acception la plus courante, notamment depuis la chute
du mur de Berlin, la langue de bois fait penser (pour s’en
tenir à la sphère politique), hors contexte, à son
utilisation dans le cadre des régimes démocratiques. La
preuve en est qu’il faut normalement ajouter une
précision si l’on veut éviter les malentendus. On dira
ainsi « la langue de bois de l’ex-Union soviétique », etc. Il
n’en va pas de même en polonais : la précision y est
inutile. Voilà qui explique, en particulier, un paradoxe : le
terme « langue de bois », emprunté au polonais et au
russe, n’est plus traduisible par l’expression même dont
il est le calque. L’extension de sens qu’il a connue en
français est telle que cette rétrotraduction devient le plus
souvent inopérante.
4 Un court, mais excellent article 3 (Shapina, 2008) fait le
tour de la question, en partant du russe : il signale que,
déjà du temps du tsarisme, la langue de l’administration
était qualifiée de « langue de chêne » (dubovyj jazyk) en
raison de sa rigidité, pour se transformer en « langue de
bois » à l’époque bolchevique. Mais ce terme a un sens
fondamentalement politique. Il est impossible, par
exemple, de garder l’expression « langue de bois » en
russe dans la phrase suivante, pourtant banale en
français (il s’agit d’un extrait de L’Express du 23 mars
1984) :
5 « Si les élèves, dès leur plus jeune âge, sont “bloqués”
dans cette discipline [le français], c’est à cause de l’écart
grandissant entre la langue scolaire, véritable “langue de
bois”, qu’ils sont censés utiliser à l’école, et celle de leurs
parents, de la rue, de la vie. » C’est que l’expression est
utilisée ici sans connotation politique. Voilà pourquoi,
comme le relève à juste titre Lyudmila Nikolaevna
Shapina dans un dictionnaire franco-russe, « langue de
bois » n’est plus traduite par derevjannyj jazyk, mais par
shablonnyj, kazënnyj jazyk (« langue stéréotypée,
administrative ») putanaja boltovn’a (« verbiage
incompréhensible »).
6 La boucle est bouclée : en raison de l’extension prise par
« langue de bois » en français, le terme devient
intraduisible par le terme qui lui a donné naissance dans
un très grand nombre de cas. La constatation peut
d’ailleurs s’étendre à bien d’autres langues : la
traduction de « langue de bois » en anglais, en allemand,
et dans bien d’autres langues est tout aussi
problématique… sauf quand « langue de bois »,
justement, est synonyme de novlangue. Comment
expliquer qu’une telle polysémie ait pu apparaître, ne
serait-ce que dans une seule langue (le français faisant,
à notre connaissance, figure d’exception) ? Orwell en
fournit la clé.

Orwell : de la langue de la politique à la


« novlangue »
7 On associe habituellement Orwell à son roman 1984.
Viennent immédiatement à l’esprit Big Brother et, en
l’occurrence, la novlangue, qui sont rentrés dans l’usage
courant (y compris dans les autres langues : le newspeak
est devenu en allemand Neusprech, en italien neolingua,
en norvégien nytale, etc.). La novlangue est la langue du
système totalitaire par excellence décrit dans 1984, et
l’œuvre est suffisamment connue pour qu’il ne soit pas
besoin de l’analyser ici dans le détail. Ce qu’on sait
moins, c’est que la novlangue n’est que l’aboutissement,
sur le mode fictionnel, d’une réflexion profonde sur la
langue en général et sur son utilisation dans l’espace
public* en particulier – et pas seulement dans les
régimes totalitaires. Il est donc facile, notamment, de
parler de novlangue en démocratie. Ce premier
glissement de sens, Orwell l’avait déjà, pour ainsi dire,
effectué en amont, dans l’article intitulé « Politics and the
English Language » (« La politique et la langue
anglaise ») qu’il avait écrit en 1946 pour la revue
Horizon, au sortir de la guerre, soit deux années avant
d’achever la rédaction de 1984 4 . L’article se lit comme
une attaque en règle contre l’utilisation mécanique,
stéréotypée de la langue en politique : « À notre époque,
on peut dire que dans l’ensemble, les textes politiques
sont mal écrits. Quand tel n’est pas le cas, il s’avère en
général que celui qui les rédige est une sorte de rebelle,
qui exprime ses propres opinions et non la “ligne d’un
parti”. L’orthodoxie, quelle qu’en soit la couleur, semble
exiger un style imitatif et sans vie. » (notre traduction).
8 L’exercice est tellement mécanique qu’il semble
transformer celui qui le pratique en machine : « Lorsque
l’on observe un politicard fatigué répéter
mécaniquement à la tribune les formules familières –
atrocités sans nom, le “talon de fer”, la tyrannie
sanguinaire, les peuples libres de la planète, se serrer les
coudes – on a souvent l’impression curieuse que ce n’est
pas un être vivant que l’on voit, mais une sorte de pantin
articulé. […] L’orateur qui utilise ce genre de
phraséologie est en bonne voie pour se transformer en
machine » (notre traduction). On est là dans la langue de
bois, pourrait-on dire « classique » : une langue faite,
littéralement, de bois, en cela qu’elle est mécanique,
stéréotypée, et perçue comme telle. Inutile de dire que
cette langue n’est pas l’apanage des politiques. Mais
Orwell ne lui donne pas de nom spécifique, car la langue
anglaise ne lui en fournit aucun 5 . Pas plus, d’ailleurs,
que pour caractériser la fonction de l’utilisation de cette
langue stéréotypée, qu’il définit laconiquement d’une
phrase : « À notre époque, les discours et écrits
politiques sont largement la défense de l’indéfendable 6
».
9 La « défense de l’indéfendable » : telle est la logique
sous-jacente. Et pas seulement dans les régimes
autoritaires ou totalitaires, comme l’extrait suivant le
démontre sans la moindre ambiguïté : « Les discours et
les écrits politiques sont aujourd’hui pour l’essentiel une
défense de l’indéfendable. Des faits tels que le maintien
de la domination britannique en Inde, les purges et les
déportations en Russie, le largage de bombes atomiques
sur le Japon peuvent sans doute être défendus, mais
seulement à l’aide d’arguments d’une brutalité
insupportable et qui ne cadrent pas avec les buts affichés
des partis politiques. Le langage politique doit donc
principalement consister en euphémismes, pétitions de
principe et imprécisions nébuleuses. Des villages sans
défense subissent des bombardements aériens, leurs
habitants sont chassés dans les campagnes, leur bétail
est mitraillé, leurs huttes sont détruites par des bombes
incendiaires : cela s’appelle la pacification. Des millions
de paysans sont expulsés de leur ferme et jetés sur les
routes sans autre viatique que ce qu’ils peuvent
emporter : cela s’appelle un transfert de population ou
une rectification de frontière. Des gens sont emprisonnés
sans jugement pendant des années, ou abattus d’une
balle dans la nuque, ou envoyés dans les camps de
bûcherons de l’Arctique pour y mourir du scorbut : cela
s’appelle l’élimination des éléments suspects [unreliable
elements]. Cette phraséologie est nécessaire si l’on veut
nommer les choses sans évoquer les images mentales
correspondantes 7 . »
10 La novlangue est donc bien à l’origine la transposition de
cette logique poussée à l’extrême, dans le cadre d’un
monde crépusculaire asservi par le totalitarisme. Il n’en
demeure pas moins que la manipulation de l’information
à des fins politiques ne lui appartient pas en propre. Pour
s’en tenir au monde occidental, on pourrait aisément
remonter jusqu’à l’Antiquité et aux sophistes attaqués
par Platon (Delporte, 2009) : c’est ce qui explique que
l’on utilise encore le terme de novlangue dans le cadre
des régimes démocratiques. On ne s’est pas privé, par
exemple, dans le monde anglophone, d’accuser
l’administration Bush de recourir au newspeak pour
justifier l’intervention américaine en Irak ; travaillistes
comme conservateurs au Royaume-Uni ne manquent pas
de s’accuser mutuellement du même travers, mais on
peut aller beaucoup plus loin encore dans l’extension du
concept. Le français en constitue apparemment le cas le
plus achevé : toute utilisation du langage qui s’écarte du
« parler vrai » peut en effet se voir qualifier, par
contraste, de « langue de bois ». N’est-ce pas là un signe
des temps, né du sentiment que la langue de bois est
omniprésente, et pas seulement chez nos politiques ?

Langue(s) de bois et « parler vrai »


11 Un tel succès a un revers : celui de se faire de plus en
plus remarquer. Or, la meilleure langue de bois est celle
qui ne se voit pas : quand ses ressorts apparaissent trop
clairement, elle se ringardise et devient obsolète. Orwell,
en notant à quel point la langue des politiques de son
temps semblait les transformer en pantins articulés, nous
les rend sinistres, mais Bergson les trouverait sans doute
comiques, puisqu’il s’agit là d’une mécanique plaquée
sur du vivant. Dans un cas comme dans l’autre, on va à
l’encontre du but poursuivi qui est, en régime
démocratique, de convaincre (y compris par la
manipulation) plutôt que d’asservir.
12 Orwell préconisait que l’on s’exprime en « bon anglais »
(plain English), c’est-à-dire dans une langue simple,
directe et sans artifices. Plus précisément encore, il
donnait six règles à suivre : ne jamais utiliser une
métaphore, une comparaison, ou toute autre figure de
style que l’on soit habitué à voir imprimée ; ne jamais
utiliser un mot long quand un mot court fait l’affaire ; s’il
est possible de retrancher un mot, toujours le
retrancher ; ne jamais utiliser le passif quand on peut
utiliser l’actif ; ne jamais se servir de locution étrangère,
de terme savant, ou de mot de jargon quand on dispose
d’un équivalent dans la langue de tous les jours ;
enfreindre n’importe laquelle des règles précédentes
plutôt que d’aboutir à quelque chose de barbare.
Visiblement, son article n’a rien perdu de son actualité.
La preuve en est qu’un assez grand nombre de nos
contemporains semble aujourd’hui lui faire écho. On n’en
prendra qu’un exemple, cette fois-ci en dehors du champ
politique, à savoir celui de la communication des
entreprises. Laissons donc la parole à Patrick Arnoux et à
l’article qu’il a écrit pour Le Nouvel Économiste (2008) au
titre on ne peut plus évocateur : « Le numérique va
dynamiter la langue de bois en vigueur dans les
entreprises. » L’auteur n’y va pas par quatre chemins :
« Avec ses formules toutes faites, son jargon et ses
expressions convenues, la langue de bois a envahi la
communication “corporate”. Elle n’est plus l’apanage des
hommes politiques mais se déploie dans toute la sphère
microéconomique comme l’art de l’esquive, grâce à ce
“prêt à communiquer pour ne rien dire” défini par le Petit
Larousse comme une “manière rigide de s’exprimer en
multipliant les stéréotypes et les formules figées,
notamment en politique”. Les Allemands parlent de
“langue de béton”, les Chinois de “langue de plomb”, les
Cubains du “tac-tac”… Les langues changent, mais il
s’agit toujours du même bla-bla banalisant permettant
de faire l’économie d’un message réel et d’un robuste
parler vrai quand la situation paraît insaisissable. »
En 2009, le même journal consacrait un dossier aux
« règles du jeu » du storytelling. La langue de bois ne
faisait déjà plus recette, comme le souligne Alain Roux :
« Le consommateur ne prend plus pour argent comptant
les discours informatifs des entreprises et de leurs
marques. Il se détourne de leur communication
traditionnelle. De ce fait, pour se faire entendre, celles-ci
se mettent en scène en racontant leur histoire ou des
séquences de leur histoire. Et jouent la transparence
pour être plus crédible. Au risque de surjouer
l’authenticité. Car l’histoire est romancée, esthétisée ou
enjolivée. Et peut mener aux mensonges et à la
manipulation. Gare alors au retour de bâton. Reste donc
à trouver le subtil dosage entre récit et réalité – à placer
le curseur entre la vérité pure et la manipulation 8 . »
13 Pour ces deux auteurs, comme pour bien d’autres
analystes, un tel phénomène s’explique par le
développement des nouvelles sources d’information qui
rendent les consommateurs (dans le domaine de
l’économie) ou les électeurs (dans le domaine de la
politique) de plus en plus à même de décrypter les
discours, qu’ils soient informatifs ou politiques, et l’on
pourrait généraliser le propos. Pour Patrick Arnoux, la
solution est simple : « Internet a changé la donne : les
bruits de couloirs, hier cantonnés en interne, ont
désormais trouvé une impressionnante caisse de
résonance. Les nouvelles technologies, voilà le meilleur
antidote 9 . » Autrement dit, on se trouverait à une
nouvelle phase de la communication : au lieu de recourir,
comme par le passé, à la langue de bois opacifiante et
manipulatrice, la « nouvelle communication » se voit
entraînée dans un cycle vertueux par les nouvelles
technologies de l’information et de la communication,
Internet en tête, qui consiste à recourir au « parler vrai ».
N’est-ce pas là une vision par trop idyllique des choses ?
Qu’en aurait pensé Orwell ?

Conclusion
14 Que la communication s’évertue à jouer la carte de la
transparence, en raison de la pression de l’opinion
publique, aujourd’hui mieux informée, personne ne s’en
plaindra. Néanmoins, ce serait se tromper que de croire
que le « parler vrai » soit la panacée. Si Orwell préconise
de s’exprimer dans une langue simple et directe, c’est là
une condition nécessaire mais non suffisante de
transparence. Il est inutile d’être grand clerc pour savoir
que l’on peut manipuler les autres avec des mots
simples. L’exemple des spin doctors* est à cet égard
éclairant : les conseils qu’ils ont donnés aux hommes et
aux femmes politiques les ont amenés à recourir à une
langue qui s’écarte le moins possible de la langue de
tous les jours et qui fait mouche.
15 Le « parler vrai » peut très bien se révéler comme la plus
récente manifestation de la langue de bois. Plus que
jamais, l’heure est au décryptage. Qui peut croire que la
technique, fût-elle « nouvelle » soit le remède absolu ?
(Wolton, 2005). De ce point de vue, le fait que le français
donne à la langue de bois une polysémie si vaste est un
atout conceptuel non négligeable en permettant de
démultiplier la perspective sur une faculté inhérente au
langage : celui de dire la vérité comme de la manipuler,
pour le meilleur comme pour le pire. Sans oublier les cas
de figure intermédiaires. Car il n’est pas toujours possible
de dire directement les choses. Les langues de bois ont
donc de beaux jours devant elles, quels qu’en soient les
avatars. Le « parler vrai », certes dernier en date, n’en
est qu’un parmi d’autres.

BIBLIOGRAPHIE
Références bibliographiques
COPÉ, J.-F., Promis : j’arrête la langue de bois, Paris, Hachette Littérature,
2006.

DELPORTE, C., Une histoire de la langue de bois, de Lénine à Sarkozy, Paris,


Flammarion, coll. « Histoire », 2009.
GUILLERON, G., Langue de bois. Décryptage irrévérencieux du politiquement
correct et des dessous de la langue, Paris, First Editions, 2010.
LUTZ, W. D., The New Doublespeak. Why No One Knows What Anyone’s
Saying Anymore, New York, Harper Collins Publishers, 1996.
ORWELL, G., Nineteen Eighty-Four, introd. par Thomas Pyncheon, Londres,
Penguin Books, 2004 (1949).

WOLTON, D., Il faut sauver la communication, Paris, Champs-Flammarion,


2005.

NOTES
1. Dans drewniana (pol.) et derev’annyj (rus.) on reconnaît la racine indo-
européenne *deru-, qui a donné, par exemple, d-aru en sanskrit, doru en
grec et tree en anglais (« arbre »). Au russe jazyk correspond également le
polonais język, mais mowa (que l’on retrouve, par exemple, en ukrainien),
signifie plus exactement « langue, parole », le verbe mowi ´c signifiant
« parler ».
2. PINEIRA, C, TOURNIER, M., « De quel bois se chauffe-t-on ? Origines et
contextes de l’expression langue de bois », Mots, no 21, décembre 1989,
p. 5-19.
3. SHAPINA, L. N., « Efemizmy v sotsial’nyx sferax dejatel’nosti :
politkorreknost’I “derevjannyj jazyk” (na primere frantsuzskogo jazyka) »
[Les euphémismes dans l’espace public : le politiquement correct et la
“langue de bois” (l’exemple de la langue française) »], Vestnik Adygejskogo
gosudarstvennogo universiteta, Adygueïsk (Russie), 2008.
4. Le calcul est simple à faire : Orwell écrit son roman en 1948, et inverse
les deux derniers chiffres pour se projeter dans un futur à l’époque perçu
comme lointain. Le roman paraît l’année suivante à Londres.
5. Dans le domaine anglophone, à la novlangue d’Orwell (newspeak) est
venu s’ajouter notamment le doublespeak (littéralement, « doublelangue »),
néologisme forgé par William D. Lutz sur le modèle du doublethink
orwellien(« doublepensée ») mais appliqué aux régimes démocratiques (en
particulier aux États-Unis). Le terme a fait florès : 382 000 résultats sur
Google, soit presque autant que newspeak (413 000 résultats). La définition
en est la suivante (Lutz, 1996, p. 6) : « La doublelangue est une langue qui
prétend servir à communiquer mais qui en réalité fait tout le contraire : c’est
une langue qui donne au mal l’apparence du bien, qui fait passer le négatif
pour positif, le déplaisant pour attirant ou, du moins, tolérable. La
doublelangue est une langue qui évite ou déplace la responsabilité, une
langue qui est en désaccord avec son sens véritable ou supposé. C’est une
langue qui dissimule ou entrave la pensée : plutôt que de lui permettre de
s’étendre, la doublelangue en réduit la portée » [notre traduction].
6. ORWELL, G., « Politics and the English Language », Horizon, avril 1946.
7. ORWELL, G., « La politique et la langue anglaise » (1946), Essais, articles,
lettres, volume IV (1950), traduit de l’anglais par Anne Krief, Bernard
Pécheur et Jaime Semprun, Paris, Ivrea, 2001, p. 169.
8. ROUX, A., « Storytelling. Les règles du jeu », Le Nouvel Économiste,
no 1490, jeudi 24 septembre 2009.
9. ARNOUX, P., « Le numérique va dynamiter la langue de bois en vigueur
dans les entreprises », Le Nouvel Économiste, no 1507, 4 février 2010.
AUTEUR
MICHAËL OUSTINOFF

Maître de conférences à l’Institut du monde anglophone de l’université


Sorbonne Nouvelle – Paris 3, et chercheur en délégation à l’Institut des
sciences de la communication du CNRS (ISCC). Polyglotte, spécialiste de la
traduction, il a publié en 2011 : Traduire et communiquer à l’heure de la
mondialisation, CNRS Éditions.
Les contradictions du nouvel
espace public médiatisé
Dominique Wolton

NOTE DE L’ÉDITEUR
Inédit
1 Il y a trente ans, soit une génération, la mondialisation*
n’avait pas atteint son niveau actuel, le communisme
existait encore. La Chine, l’Inde et les États émergents
étaient encore faibles. Les espaces publics nationaux
encore forts ; la presse, la radio et la télévision à
l’apogée de leurs rôles ; Internet était un embryon. Les
hommes politiques dominaient dans une communication
politique où les sondages existaient, certes, mais moins
omniprésents qu’aujourd’hui. Les fractures idéologiques
étaient beaucoup plus marquées. L’Occident l’emportait
économiquement, culturellement et politiquement. On
devine l’ampleur des ruptures sans qu’il soit encore
possible de savoir lesquelles sont réellement
structurelles…
2 Une chose est sûre dans le domaine de la
communication : si la plupart des idéologies* se sont
affaissées, l’idéologie technique, elle, est envahissante.
Peut-être pour compenser la crise de la pensée politique
liée à cette restructuration de toutes les valeurs et
échelles du monde. Le défi de demain n’est pourtant pas
technique mais politique et peut se résumer de la
manière suivante : « Comment apprendre à cohabiter
pacifiquement quand, grâce à la performance des
systèmes d’information, les différences sont beaucoup
plus visibles que les ressemblances ? » Cette question
anthropologique centrale est masquée par l’idéologie
technique qui suppose que puisqu’il y a beaucoup plus
d’informations, circulant plus vite et avec d’innombrables
interactions, les hommes, les cultures et les sociétés se
comprendront mieux…
3 Il y a trois réalités différentes : le progrès technique, qui
facilite les échanges ; les utopies politiques, qui
renaissent régulièrement ; la réalité de
l’incommunication entre les hommes et les sociétés
expliquant que depuis des siècles, sous tous les
prétextes, ils préfèrent se battre et se dominer plutôt que
de coopérer. L’idéologie technique consiste très
exactement à établir un lien de cause à effet entre les
trois : des techniques performantes d’information et de
communication permettront de réaliser les utopies
politiques en faveur d’un monde meilleur. C’est cela
l’idéologie technique. Faire jouer à des outils un rôle
politique. Les investir d’une mission qui ne relève pas de
leur logique. D’ailleurs, s’il suffisait qu’il y ait plus de
techniques pour changer l’homme et la société, il y a
longtemps que l’on aurait dû en voir le résultat. En effet,
en trente ans, le taux d’équipement en nouvelles
technologies de communication n’a cessé d’augmenter
vertigineusement. Pour quel progrès humain ? La volonté
de « ne pas savoir », de « ne pas se comprendre » est
hélas entière. Les hommes et les sociétés sont infiniment
plus complexes que les techniques et leur progrès.
4 Du télégraphe (1820) au téléphone (1880), la radio
(1910), la télévision (1930), l’ordinateur (1960) et à
Internet (2000), toutes les techniques de communication
qui se sont succédé ont été investies des mêmes utopies
en faveur d’un monde meilleur.
5 Au fond, penser par exemple que la « révolution
Internet » va changer l’homme et la société est
beaucoup plus simple que de réfléchir aux raisons pour
lesquelles, depuis des siècles, des utopies politiques et
culturelles échouent, ou, en tout cas, rencontrent plus de
difficultés à se réaliser.
6 La paix, la tolérance, la réduction des inégalités ont-elles
évolué au rythme du progrès technique ? Le décalage est
considérable. Les nouvelles techniques peuvent relancer,
accélérer, amplifier les utopies politiques, sociales et
culturelles, mais leurs performances ne peuvent pas se
substituer à ce qui fait l’essence de la politique et qui est
d’une autre nature. Un projet politique peut trouver de
l’aide dans les techniques de communication, mais
celles-ci ne font pas un projet politique.
7 Dans l’espace de la politique et de la communication, qui
est l’objet de ces trois Essentiels publiés à l’occasion de
l’élection présidentielle française de 2012, on peut
distinguer trois plans. Celui des faits à l’échelle de la
mondialisation et dans les États-nations. Celui des
transformations visibles aujourd’hui. Celui des questions
ouvertes pour demain.
8 Par ailleurs, si les questions de la place d’Internet, des
médias, de l’opinion publique, du marketing, sont
générales, elles ne sont analysables qu’au travers de la
diversité des situations culturelles et sociales et
nécessitent du comparatisme. C’est pourquoi les quinze
remarques qui suivent s’inscrivent dans le cadre
européen et plus spécifiquement français, même si
certaines ont un caractère plus général. Enfin, ces
analyses concernent les démocraties et non les sociétés
dictatoriales ou autoritaires.

Les faits
1. La mondialisation de l’information. CNN, pionnière dans le domaine
(1980), mais qui renforça finalement l’antiaméricanisme, par sa vision
trop étroite du monde, a provoqué la naissance de plus de trente
chaînes d’information mondiales qui toutes dramatisent l’événement et
sont obsédées par une concurrence effrénée « au nom du droit de savoir
du citoyen ». Droit qui sert souvent de caution à une bataille financière,
médiatique et entre journalistes. Ces chaînes amplifient un des
problèmes majeurs de « l’information de demain » : la différence
croissante des points de vue sur l’information en fonction de la
géographie et des choix idéologico-politiques. Rappelons que la
révolution de l’information du XXe siècle, le message, ouvre sur
l’incertitude de la communication du XXIe siècle, c’est-à-dire la relation.
Plus il y a de messages, plus la diversité et la capacité critique des
récepteurs s’imposent et réduisent la communication. Informer ne suffit
pas à communiquer. Plus il y a d’interactions, plus le récepteur s’impose.
En matière d’information, comme de culture, il faudra admettre la
nécessité de faire cohabiter des points de vue différents sur le monde, la
politique, l’information. La diversité culturelle, longtemps tenue à l’écart
de la question de l’information, la retrouve.
2. La concurrence entre les médias augmente compte tenu du nombre
croissant de supports et de chaînes accessibles. Avec un effritement
quasi mécanique de l’audience des chaînes généralistes, publiques ou
privées, par rapport aux chaînes thématiques. De l’audiovisuel à
Internet en passant par la VoD et la télévision interconnectée, tout va en
faveur de la segmentation. « Ne regardez que ce que vous voulez. »
Cette segmentation croissante, et la place prépondérante du secteur
privé de l’audiovisuel, mettent en cause le rôle de lien social des médias
généralistes, notamment publics. La problématique des médias de
masse reviendra évidemment en force, mais la conjonction d’une
concurrence accrue, alliée à l’individualisation de la demande relativise,
pour le moment, la position des médias généralistes. La question pour
l’avenir est de savoir la proportion qui devra s’établir entre médias
généralistes liés à la logique de l’offre et à une problématique du « être
ensemble », par rapport à la logique de la demande et de la
segmentation. Jusqu’où l’individualisation et la segmentation sont-elles
un progrès ? À partir de quand accélèrent-elles les replis individualistes
et communautaires ?
3. La place grandissante d’Internet et des réseaux qui y sont liés renforce
le sentiment faux, mais persistant, d’une hiérarchie qualitative entre
« les anciens et les nouveaux médias ». La génération Internet a le
sentiment de représenter l’avenir, le futur, le progrès contre le passé et
le conservatisme. Chaque nouvelle étape technique dans la
communication suscite le même processus, mais ici plus qu’auparavant
compte tenu de l’échelle mondiale des réseaux, de la valorisation de la
liberté individuelle qui les accompagne et de l’idée complémentaire
d’émancipation. Le règne de la demande est perçu comme un progrès
par rapport à celui de l’offre. Abondance, liberté, segmentation,
interactivité, connexion, caractérisent cet univers qui donne le
sentiment d’être synchrone avec le processus de la mondialisation.
Même si le retour des identités culturelles, des références nationales et
des cadres culturels et politiques modifiera progressivement cette
impression d’un espace « commun » à l’échelle de la mondialisation.
Certes, la culture mondiale de la musique est le contre exemple, mais
sans doute le seul. Elle relie, c’est vrai, les peuples et les générations. Et
même bien plus que le sport.
4. À l’intérieur des espaces nationaux, le triomphe des sondages, bien au-
delà de la politique donne le sentiment d’une connaissance possible de
la société et d’une certaine transparence. Les sondages accentuent le
sentiment d’une « société interactive », même si le dynamisme et la
complexité des processus sociaux échappent à cette technique
d’expression des opinions publiques constituées. Les sondages,
omniprésents et tous azimuts, complètent la logique de la culture
numérique. Des instantanés sur tout, tout de suite. Connaître la réalité
aussi vite et aussi facilement que l’on voit le résultat de ses photos
numériques. Un monde immédiat. C’est peut-être d’ailleurs ce qui
caractérise la modernité actuelle. Le sentiment que chacun peut
accéder librement, à tout, instantanément. Avant que les inégalités
économiques et sociales ne viennent recréer des fossés et que le retour
des identités culturelles ne vienne compliquer la perception de vivre
dans ce « village global ».
5. Ces mutations tournent autour du règne de l’individu et de sa
valorisation. Il n’est plus question de pays, du Nord ou du Sud, des
riches, des pauvres, des classes, des religions ou des familles. Tout part,
s’adresse et revient vers un individu qui pense, peut s’exprimer et
prendre des initiatives. Incontestable discours d’émancipation et de
liberté qui touche tous les continents et correspond à une certaine
réalité, même si, là aussi, l’expérience compliquera les schémas. Ce
n’est pas seulement la consommation qui est au cœur de cette liberté
individuelle, mais aussi une certaine idée de libération, même si la
question de l’appartenance collective, les difficultés de la solidarité et de
l’action, relativiseront le processus actuel.

Les changements dans l’espace public


et la communication politique
1. L’élargissement de l’espace public et de la communication politique.
Tout peut devenir objet de débat et d’affrontements, des mœurs à la
crise financière internationale. Non que les frontières public/privé aient
disparu, mais elles sont devenues plus poreuses. Le règne de l’individu
se manifeste aussi dans sa capacité à débattre et prendre position plus
librement sur un plus grand nombre de sujets. Ce mouvement
d’élargissement de l’espace public* et, simultanément, de
l’individualisation des rapports humains et sociaux, concerne presque
tous les continents. Avec une conscience critique des citoyens de plus
en plus grande à l’égard de leurs élites, conscience critique dont ces
élites, de plus en plus enfermées dans l’univers politique, médiatique et
sondagier, sous-estiment largement la force.
2. L’augmentation considérable du nombre de « tuyaux » d’information,
des médias aux nouveaux réseaux. Chacun est multibranché, pour des
textes, des sons, des images… Avec en contrepartie ce sentiment
permanent de vitesse et d’urgence. Comme si se débrancher du monde
pendant 24 heures risquait de nous faire perdre pied. Comme si chacun
avait autant d’« urgence à savoir » qu’un chef d’État. « Le droit à
l’information » du citoyen est aussi devenu l’occasion d’une guerre
impitoyable de l’information, dans laquelle l’individu est souvent moins
héros que victime. D’autant, et c’est la mauvaise surprise, que cet
élargissement de l’information et la multiplication des tuyaux, ne
provoquent pas la diversité des thèmes traités. Le champ de
l’information ne s’est pas élargi à la mesure des techniques. Le
conformisme règne le plus souvent. Tout le monde traite de la même
chose, de la même manière et pendant la même durée. Finalement,
comme cela se passait déjà il y a trente ans, quand il y avait moins de
médias. Abondance d’informations et interactions croissantes font bon
ménage avec le conformisme…
3. La peopolisation, par contre, est en expansion dans tous les pays. Elle
est probablement la grande bénéficiaire de cet élargissement de
l’espace public, et de l’augmentation du nombre de médias et de
supports. Elle constitue un certain progrès parce qu’on parle plus
naturellement de presque tout. C’est aussi une limite parce qu’elle met
en scène et valorise un milieu, qui à lui tout seul ne peut résumer la
complexité des sociétés et dont les opinions, attentes, expressions ne
sont pas toujours à la hauteur des défis politiques, scientifiques et
culturels de nos sociétés. Être vu et s’exprimer sur tout n’est pas
forcément un progrès démocratique. La société et ses contradictions ne
se réduisent pas à l’espace médiatique, aux confidences et révélations
des réseaux, qui traversent aujourd’hui tous les milieux sociaux. Et
particulièrement, comme par hasard, celui qui est aux confins de la
politique, des médias, et d’une certaine « élite » médiatique.
4. La dévalorisation de la culture, pas seulement académique, mais de
toutes les professions à compétences techniques et culturelles qui
contribuent à la structuration de la société, est la contre partie évidente
de la place grandissante de la peopolisation. C’est en réalité la
complexité des compétences, la réalité des savoirs et des expériences,
qui aujourd’hui « ennuient ». On veut de l’expression, du témoignage,
de la vie, des sentiments et pas trop de choses compliquées. La culture,
oui, mais sur « i-pad », avec cette idée séduisante, et fausse, qu’on lira
davantage en accédant facilement à 20 000 livres. Avec les techniques,
on a le sentiment de « résoudre » la question si désagréable de la
« lenteur » de la culture. On veut bien de la culture à condition qu’elle
ressemble au fonctionnement de toutes les autres techniques et que
tout soit rapide. C’est la temporalité, la valeur et les mécanismes
mêmes de la culture, au sens large, qui sont décalés par rapport aux
valeurs actuelles du temps immédiat. Sans parler de l’érudition qui
paraît encore plus anachronique. Si l’on peut faire si vite, et si bien, le
tour du monde par avion et en faisant le tour de son ordinateur,
pourquoi s’intéresser à tout ce qui va beaucoup plus lentement, de
manière plus difficile et moins satisfaisante ?
5. Cette symbolique de la vitesse, de la facilité d’accès, de la
fragmentation des contenus et de l’augmentation des interactions, est
aussi un immense marché de l’audience, sous ses multiples formes. Tout
se paye, ou se payera dans l’usage multifonctions de toutes ces
techniques interconnectées. Non seulement la traçabilité permet de
calculer des audiences, et parfois à la seconde près – pour respecter
cette culture « nomade », instantanée et interactive qui s’est installée –
mais elle permet de pister les internautes, leurs goûts et les contours de
cette fameuse culture multimédias. Tout simplement pour en faire,
demain, autant de nouveaux marchés.

9 L’horizon marchand de cet univers interconnecté est


évident, même si nombre de ses adeptes n’y voient
encore que la trace d’une culture « anarchique » et
« libre » qui se serait enfin échappée des multiples
carcans des cultures officielles. Les mêmes discours sur
les cultures « alternatives » ont existé avec l’apparition, il
y a cinquante ans, des télévisions communautaires, puis
des radios libres qui devaient, les unes et les autres,
« subvertir » l’ordre officiel. On voit ce qu’il en est
advenu… Tout est rentré dans l’ordre des industries de la
culture et de la communication, dont la plupart opèrent à
l’échelle mondiale, avec des degrés de concentration et
de rationalisation qui n’ont plus grand chose à voir avec
les propos libertaires d’il y a un demi-siècle. La culture,
l’information, la connaissance sont devenues des
industries mondiales florissantes. Seule la volonté
politique peut éviter qu’elles ne deviennent en accord
avec la culture du zapping actuelle, autant de marchés
rentables. La liberté individuelle n’a rien d’incompatible
avec une hiérarchisation et une mercantilisation de
toutes ses dimensions.

Questions pour aujourd’hui et demain


1. Quel est l’impact de cette omniprésence de l’information, de l’image et
de l’interaction sur la mondialisation ? La vitesse et la transparence
permettront-elles de mieux comprendre, domestiquer, apprivoiser cette
si monstrueuse complexité de la mondialisation ? Ou bien, au contraire,
tout cela débouche-t-il sur encore plus de bruit ? Le village global est-il
devenu une réalité autre que technique ? L’ensemble de ces dispositifs
peuvent-ils empêcher la perception du retour de la tour de Babel ? Quel
lien construire entre information, connaissance et culture ?
2. Comment gérer le décalage entre la fin des distances physiques et la
visibilité de l’immensité des distances culturelles ? Que peut la vitesse
de l’information et des connexions, par rapport à la lenteur des
processus de connaissance et aux efforts mutuels considérables à
entreprendre pour se comprendre, ou du moins se tolérer ? La
multiplication des voyages et des échanges d’informations n’a jamais
suffi à réduire la méfiance à l’égard d’autrui. Peut-il y avoir un autre
miracle que celui de la musique, qui est devenue à la fois une des
grandes industries culturelles mondiales et sans doute le passeport le
plus efficace pour accéder à l’autre. Ni les jeux vidéo, ni la cuisine, ni la
culture n’ont obtenu de tels résultats. Les inventions à créer pour
réduire les fractures culturelles et historiques sont beaucoup plus
complexes. Sera-t-il réellement possible de respecter un jour cette
diversité culturelle inscrite à l’Unesco (2006) et néanmoins bafouée par
tous les pays ? Pourra-t-on passer de la quasi obsession à respecter la
biodiversité à la quasi indifférence à l’égard de la disparition des
diversités culturelles ? Comment prendre à bras le corps cette question
si complexe de la diversité culturelle, c’est-à-dire celle de la cohabitation
avec l’autre.
3. Comment repasser de la performance et de la vitesse de l’univers
technologique à la lenteur et la complexité du fonctionnement des
sociétés et surtout de la politique ? La politique ne se fait pas avec des
tweets, des sites ou des blogs. La logique de l’action a de moins en
moins à voir avec celle de l’information, des images et de
l’interconnexion technique. La performance des systèmes d’information
renforce l’idée, fausse, que la réalité peut obéir aux mêmes logiques. Le
Net introduit une culture de l’urgence, de la continuité et du même alors
que la politique et la société illustrent la réalité des discontinuités et de
la difficulté à gérer des altérités. Ceci repose notamment la question du
devenir des journalistes, centraux pour l’information et intermédiaires
entre le monde et les citoyens au moment où fleurit le mythe d’un
citoyen libre, branché directement sur la réalité grâce à l’ordinateur et
aux bornes interactives. Chacun peut devenir journaliste-citoyen et les
sites dénonçant toutes les « turpitudes » du monde fleurissent.
Wikileaks est-il la justification ultime et la revanche des journalistes ou
leur tombeau ? Autrement dit, que faire pour revaloriser cette fonction
indispensable d’intermédiaire entre le spectacle du monde et la réalité
des citoyens ? Comment expliquer les limites d’une information « en
direct » faite par le citoyen lui-même en fonction de ses propres
compétences et centres d’intérêts ? Là aussi, comment préserver la
place pour l’altérité dans l’information comme dans la culture et la
connaissance ?
4. Comment résoudre cette contradiction : « Les citoyens sont des géants
en matière d’information et des nains en matière d’action politique » ?
Comment éviter le sentiment d’impuissance face à ce décalage et
l’envie de se « débrancher » de la politique, trop lente, trop complexe,
trop décevante ? Comment résister au désir du repli sur soi et sur ses
communautés d’affection et pourquoi continuer de s’intéresser au
monde avec sa complexité et ses déceptions ? Autrement dit, le citoyen
multibranché et saturé d’informations n’est pas forcément mieux armé
pour franchir le cap, toujours aussi difficile et décevant, du passage à
l’action. D’autant que sa méfiance à l’égard du couple de plus en plus
consanguin entre hommes politiques et journalistes ne cesse de croître.
L’altérité de ce que représente l’action politique est encore plus visible
et la défiance à l’égard des hommes politiques, envahis par l’information
et la peopolisation de plus en plus perceptible. Surtout compte tenu des
changements d’échelle de la politique. Ce qui repose la question
redoutable du statut de l’action et de l’expérience. En quoi beaucoup
plus d’informations et d’interactions facilitent-elles l’action et
l’expérience ? L’expérience est une catégorie à repenser quand on voit
le décalage croissant entre la performance de l’information et le tohu
bohu de l’action publique et politique.
5. Comment gérer le décalage croissant entre la performance de
l’information et l’irrationalité de la communication ? Comment admettre
les discontinuités entre information et communication et la complexité
de la seconde par rapport à la première ? Comment reconnaître que le
message, l’information, est toujours plus simple que la communication,
la relation, c’est-à-dire l’autre ? Comment accepter qu’il n’y ait plus de
lien direct l’accroissement du volume d’informations et la
compréhension mutuelle ? Comprendre que la grande nouveauté du
XX
e siècle est cette rupture entre les deux. Informer n’est plus
communiquer. C’est l’abondance et la performance même de
l’information qui révèlent et accentuent ce fossé, brisant le rêve de
toute l’histoire de l’information depuis deux siècles. Du coup, la difficulté
n’est plus seulement du côté du message, même s’il est toujours aussi
difficile de produire une information libre et honnête, mais aussi du côté
du récepteur. Comment celui-ci accepte-t-il, refuse-t-il, négocie-t-il ce
bombardement continu d’informations ?

10 Le mystère, c’est le récepteur, pour l’information, mais


aussi pour les sondages, le vote et l’action politique. Les
individus et les groupes – de plus en plus réticents à
l’égard des idéologies – tout en étant souvent beaucoup
plus critiques que les forces politiques officielles le
croient – ont un comportement de plus en plus
imprévisible. D’autant qu’entre l’information et la
communication s’installent les interactions trop
facilement identifiées à la communication. L’interaction
reste raisonnable, ce qui est visible dans les interactions
techniques, la communication, par contre, est beaucoup
moins rationnelle et plus hasardeuse.
11 Le paradoxe de cette révolution des techniques de
communication est de compliquer encore plus le
processus de communication humaine et politique qu’elle
devait, au contraire, simplifier. Le récepteur constitue en
quelque sorte la revanche des hommes, des cultures, des
valeurs, et des représentations sur les dispositifs
techniques. Comme si la communication s’échappait et
l’incommunication s’installait, au fur et à mesure qu’il est
de plus en plus aisé d’interagir. On est loin d’en avoir fini
avec cette « savonnette » qu’est la communication.

AUTEUR
DOMINIQUE WOLTON

Fondateur et directeur de publication de la revue Hermès (depuis 1988, 62


numéros), ainsi que de la collection « Les Essentiels d’Hermès » (depuis
2008, 27 volumes). Directeur de l’Institut des sciences de la communication
du CNRS (ISCC).
Bibliographie sélective

ALTHAUS, S., Collective Preferences in Democratic Politics : Opinion Surveys


and the Will of the People, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
BLONDIAUX, L., REYNIE, D., LA BALME, N. (dir), L’opinion publique, perpectives
anglo-saxonnes, Hermès, no 31, Paris, CNRS Éditions, 2001.
CHAMPAGNE, P, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, Éditions de
Minuit, 1990
GINGRAS, A.-M. (dir.), La communication politique, état des savoirs, enjeux et
perspectives, Sainte Foy, Presses de l’université du Québec, 2003.
CORNU, D., Les médias ont-ils trop de pouvoir ? Paris, Seuil/Presses de
Sciences-po, 2010.
D’ALMEIDA, N. (dir.), L’opinion publique, Paris, CNRS Éditions, coll. « Les
Essentiels d’Hermès », 2009.
DEWEY, J., Le public et ses problèmes, Paris, Léo Scheer, 2003 (trad.).
GOULET, V., Médias et classes populaires : les usages ordinaires des
informations, Bry sur Marne, INA, 2010.
LIPPMANN, W., Le public fantôme, Demopolis, Paris, 2008 (trad.).
LOUW, E., The Media & Political Process, Londres, Sage, 2010.
MUHLMANN, G., Du journalisme en démocratie, Paris, Payot, 2004.
ROSANVALLON, P., La contre-démocratie, la politique à l’âge de la défiance,
Paris, Seuil, 2006.
SIMON, A., Mass Informed Consent : Evidence on Upgrading Democracy with
Polls and new Media, New York, Lanman, 2011.
SINTOMER, Y., Le pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et
démocratie participative, Paris, La Découverte, 2007.
WOLTON, D., Indiscipliné, 35 ans de recherches, Paris, Odile Jacob, 2012.
Glossaire

1 Les mots qui figurent dans le glossaire sont signalés par


un astérisque* dans le texte.
2 Artefacts : le terme émerge en science pour désigner
un phénomène créé de toute pièce par les conditions
expérimentales. Il souligne l’artificialité de certaines
notions pourtant présentées comme décrivant une réalité
tangible.
3 Boycott : le boycott est la manifestation d’un refus
systématique de consommer une marchandise ou un
service. En politique, le boycott concerne le rejet d’un
processus électoral, d’un parti ou d’un mandataire. Il
désigne également une forme de résistance pacifique
comme l’illustre la Révolution américaine où le boycott
du thé fut utilisé par les colons pour faire pression sur la
métropole britannique. En Inde, dans les années 1930, le
Mahatma Gandhi fit usage d’un boycott sur les impôts
liés au sel, donnant ainsi naissance à un mouvement de
désobéissance civile de masse.
4 Espace public : le concept d’espace public fait à la fois
référence à un processus historique concret (la lente
séparation entre l’État et la société civile), mais aussi à
une théorie particulière de ce que doit être, dans l’idéal,
une démocratie (un espace de délibération rationnelle).
Le concept d’espace public est donc tout à la fois
descriptif (il rend compte d’un phénomène) et normatif (il
véhicule une conception particulière de la démocratie).
5 Évanescence : capacité à disparaître progressivement.
6 Glasnost : littéralement « parole publique ». Mot
employé par Mikhaïl Gorbatchev en URSS en 1985 pour
désigner sa politique de transparence.
7 Idéologie : dans une perspective marxiste, l’idéologie
est un reflet, inversé, manipulateur, de la réalité sociale.
Dans une perspective plus compréhensive, l’idéologie
peut être définie comme un système de pensée qui a
pour fonction de garantir la cohésion de la société en
justifiant l’ordre social en place. La cohésion d’une
société n’est donc pas uniquement assurée par la force
(la violence légitime du pouvoir), mais aussi par une
structure sociale inconsciente : l’idéologie.
8 Labile/Labilité : se dit d’un composé instable. Par
extension, labilité signifie capacité à être déformé, à
avoir plusieurs sens.
9 Mondialisation : n’est pas que le processus d’ouverture
de toutes les économies nationales sur un marché
devenu planétaire. En réalité, ce n’est là que la deuxième
en date des mondialisations qui se sont succédé depuis
la fin de la Seconde Guerre mondiale (cf. Wolton, L’autre
mondialisation, 2003). La première est d’ordre politique
et coïncide avec la création de l’ONU. La troisième est
d’ordre culturel, et, contrairement à une idée reçue, c’est
maintenant la plus importante des trois, car c’est d’elle
dont dépend la cohabitation culturelle, enjeu majeur du
XXIe siècle.

10 Performative : la notion de performativité a été


développée par le philosophe John Langshaw Austin dans
son ouvrage Quand dire c’est faire. Il existe certaines
phrases qui sont aussi des actions. Par exemple,
répondre « Oui » à une demande en mariage concrétise
cette demande.
11 Réseaux : un réseau informatique est composé
d’équipements, de moyens matériels et logiciels qui
permettent de relier entre eux des ordinateurs, des
terminaux informatiques. L’internet est un « réseau des
réseaux », permettant l’interconnexion de milliers de
réseaux différents.
12 Société civile : terme qui a plusieurs sens, le plus
courant renvoyant à un ensemble de citoyens
intervenant indépendamment de l’espace politique
étatique, notamment dans un cadre associatif.
13 Spin doctor : conseiller en communication et marketing
politique agissant pour un leader. L’appellation est
souvent employée de façon péjorative et fait débat ; elle
est parfois contestée par les professionnels.
Les auteurs

1 Éric Dacheux. Responsable de la collection « Les


Essentiels d’Hermès ». Professeur à l’Université Blaise
Pascal, Clermont-Ferrand. Il dirige le département
communication et anime le groupe de recherche
« Communication et solidarité ».
2 Aïli Feng. Étudiante chinoise diplômée en
communication de la Chinese University of
Communication, à Beïjing, elle achève actuellement une
thèse en information – communication sur la régulation
politique de l’internet en Chine à l’université de Lorraine.
3 Tourya Guaaybess. Maître de conférences en sciences
de l’information et de la communication à l’université
Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, groupe de recherche
« Communication et solidarité ». Elle travaille depuis des
années sur les médias arabes, qu’ils soient nationaux ou
transnationaux.
4 Rémi Lefebvre. Professeur de sciences politiques à
l’université Lille 2, et chercheur au CERAPS, spécialiste
des partis politiques et particulièrement du Parti
socialiste français. Il a publié récemment Les primaires
socialistes La fin du parti militant, chez Raisons d’agir.
5 Arnaud Mercier. Politologue, professeur en sciences de
l’information et de la communication à l’université de
Lorraine où il dirige la licence professionnelle journalisme
et médias numériques et où il est responsable de
l’Observatoire du webjournalisme (http://obsweb.net).
6 Anne Nivat. Journaliste indépendante et écrivain
français spécialisée dans la couverture des zones de
guerre et de misère, là où les journalistes ne vont pas ou
plus. Elle n’a pas hésité à plusieurs reprises à braver les
interdictions officielles pour aller à la rencontre de
populations victimes de guerre auxquelles on ne donne
que rarement la parole. Elle a obtenu le très prestigieux
prix Albert Londres en 2000 pour son livre Chienne de
guerre : une femme reporter en Tchétchénie, écrit après
un séjour clandestin en Tchétchénie.
7 Michaël Oustinoff. Maître de conférences à l’Institut du
monde anglophone de l’université Sorbonne Nouvelle –
Paris 3, et chercheur en délégation à l’Institut des
sciences de la communication du CNRS (ISCC).
Polyglotte, spécialiste de la traduction, il a publié
en 2011 : Traduire et communiquer à l’heure de la
mondialisation, CNRS Éditions.
8 Dominique Wolton. Fondateur et directeur de
publication de la revue Hermès (depuis 1988, 62
numéros), ainsi que de la collection « Les Essentiels
d’Hermès » (depuis 2008, 27 volumes). Directeur de
l’Institut des sciences de la communication du CNRS
(ISCC).

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