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produit dans une grande confusion sémantique (la démocratie est devenue
« bavarde » selon Sandrine Rui). Un effort de clarification conceptuelle s’impose
même si, en la matière, la rationalité poursuivie par la recherche est différente de
celle qui gouverne les acteurs. Les nouveaux concepts « démocratiques » existent
principalement à travers leurs usages pratiques et le plus souvent pragmatiques.
Les acteurs qui mobilisent ces notions ne cherchent pas forcément à les clarifier
et souvent entretiennent un flou opportuniste.
Selon une analyse répandue, l’élection n’est plus la seule source de légitimité – 3
quand bien même reste-telle le principal moyen d’organiser la dévolution du
pouvoir. La vie démocratique s’élargit de plus en plus au-delà de la sphère
électorale et des mécanismes de représentation. « L’élection a dorénavant une
fonction plus réduite : elle ne fait que valider un mode de désignation des
gouvernants. Elle n’implique plus une légitimation a priori des politiques qui
seront ensuite menées » (Pierre Rosanvallon). De nombreux acteurs sont appelés
à contribuer continûment à l’élaboration des choix collectifs. Le vocable de
« gouvernance » se substitue à celui de « gouvernement ». La gouvernance repose
sur un mode d’exercice du pouvoir moins unilatéral, plus partenarial, plus ouvert
sur les intérêts privés et la « société civile » et plus délibératif. De nouveaux modes
d’expression débordent en conséquence les dispositifs traditionnels de
représentation.
I. « La crise de la représentation »
Dans une économie mondialisée, les acteurs sont moins prévisibles et les 8
interdépendances sont plus fortes (le sentiment d’une vulnérabilité généralisée se
développe). La mondialisation remet en cause l’État-nation et sa souveraineté sur
lequel s’est construit le lien politique alimentant un sentiment de dépossession et
de moindre protection. En France, elle est d’autant plus mal « vécue » qu’elle
remet en cause la tradition d’interventionnisme étatique et le rôle de l’État,
« instituteur du social » (Pierre Rosanvallon) et volontariste. Des déclarations
comme « l’État ne peut pas tout » (L. Jospin) choquent l’opinion. La dramaturgie
électorale qui exalte périodiquement la puissance du politique (inflation de
promesses, « tout est possible » pour Nicolas Sarkozy en 2007, « Le changement
c’est maintenant » pour François Hollande en 2012) apparaît d’autant plus
artificielle que le pouvoir apparaît impuissant face à des forces économiques qui
le dépassent ou des contraintes (européennes notamment) qui limitent
fortement ses possibilités d’action. La mondialisation affecte les marges de
manœuvre des gouvernants et réduit sans doute l’espace des « possibles »
politiques, ce qui altère la légitimité des gouvernants. Ceux-ci, pour maintenir
l’enchantement du jeu politique, doivent eux-mêmes sans cesse réaffirmer la
capacité du jeu politique à peser sur le monde social (d’où des cycles de
désillusion et de réenchantement, cf. la rhétorique de « rupture » de Nicolas
Sarkozy en 2007). La domination du néolibéralisme affecte quant à elle le champ
du pensable dans le sens d’un rétrécissement des alternatives (leçons 37 et 38).
Ce sont sans doute les médias qui donnent une résonance plus grande à la « crise 10
du politique ». Les discours sur la crise de la représentation doivent à des logiques
proprement journalistiques d’appréhension du politique. Le discours critique à
l’égard des hommes politiques est surtout porté par les journalistes et renforcé
par leur tendance à « stratégiser » le jeu politique et à faire prévaloir le jeu sur les
enjeux (leçon 45) (ce qui peut conduire à dévaluer et à désacraliser la politique
auprès des citoyens, Daniel Gaxie).
Le discours sur la crise de la représentation est de plus en plus mobilisé par les 11
élus eux-mêmes (qui restent très attachés à l’onction démocratique qu’est censé
leur donner le vote). Pour Bernard Lacroix, si les hommes politiques se sont saisis
du thème de la crise de la représentation et l’ont même promu, c’est pour mieux
réaffirmer la fonctionnalité et la nécessité de la représentation et donc maîtriser
les solutions à la dite « crise ». Cette crise de la représentation ne serait qu’« un
avatar conjoncturel du travail de légitimation, jamais organisé ni explicitement
comme tel, de la justification élective de la délégation ». On peut aussi émettre
l’hypothèse qu’une partie des citoyens, plus critique car plus diplômée ou moins
politisée, est portée à développer une vision plus désenchantée des hommes
politiques (il y a, dans une mesure limitée, une démocratisation de la réflexivité
démocratique). Les différentes marques de défiance à l’égard des hommes
politiques sont aussi l’expression d’une exigence démocratique (peut-être plus
grande pour une partie des citoyens) et de la tolérance moins grande à l’égard de
certaines pratiques (corruption). Enfin, « la crise de la représentation » peut
s’analyser comme un effet du déclin de la représentativité sociale des élites
(recrutement de plus en plus endogamique). Au sens de la représentation comme
« miroir », les élites politiques sont de moins en moins représentatives (leçon 49).
C’est un fait sociologique indiscutable. D’où une première stratégie de
relégitimation de la démocratie représentative.
Les formes d’« association » des citoyens à la décision et aux débats publics se 17
multiplient. Tout se passe comme s’il n’était plus envisageable de ne pas les
associer à l’activité politique entre deux échéances électorales en appelant à la
patience civique, au pouvoir « souverain » des représentants désignés au suffrage
universel ou encore en arguant de l’incompétence des « masses » (la France est
marquée par un long refus de la participation des citoyens aux affaires de la cité
hors du suffrage universel). La légitimité électorale conférée par l’onction du
suffrage universel, expression de la volonté générale, a longtemps été considérée
comme centrale. La montée de l’abstention, l’apparition d’un abstentionnisme
« dans le jeu » c’est-à-dire « politisé », la multiplication des alternances,
symptômes d’« une crise du politique » ont érodé cette légitimité. La mise en
débat ou la « discutabilité » d’un certain nombre d’enjeux, auparavant réservés
aux experts ou aux élus, s’élargissent de manière significative, dessinant la
perspective d’une démocratie « dialogique ». Les dispositifs – comités,
commissions, conférences citoyennes… – se multiplient visant à permettre la
confrontation de points de vue entre individus d’horizons très différents, ce que
Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe appellent des « forums
hybrides ». Dans ces cadres, sont sollicités des citoyens sélectionnés non pas
forcément pour leur connaissance du sujet débattu mais dans le souci de restituer
la diversité la plus grande des opinions.
Sur des terrains multiples et autour d’enjeux divers, des dispositifs sont 18
aujourd’hui promus et expérimentés dans le but affiché de renforcer l’implication
des citoyens dans l’espace public et de prendre en compte leur jugement
politique : les sondages délibératifs visent à recueillir une opinion éclairée en
fournissant des informations communes aux individus interrogés et en les
invitant à débattre les uns avec les autres ; les conférences de consensus et les
jurys citoyens mettent des profanes en rapport avec des experts et organisent des
échanges d’arguments censés déboucher sur la formulation de propositions
avisées (Yves Sintomer) ; les comités de quartiers sont supposés permettre aux
« habitants » de confronter publiquement leurs points de vue sur les problèmes
gérés à l’échelle locale et de prendre une part plus ou moins active à la prise de
décision…
Sur le plan des objectifs, on peut dégager quatre approches des dispositifs 22
participatifs. Ce ne sont pas seulement des fondements « démocratiques » qui
servent à justifier et légitimer les dispositifs participatifs. Le premier est
fonctionnel et managérial. Il vise l’amélioration de la gestion urbaine avec l’idée
que « mieux gérer, c’est gérer plus près et gérer avec ». C’est une approche
d’« incorporation » des aspirations et des énergies des habitants dont la visée est
la plus grande efficacité des processus décisionnels et la gestion des conflits
potentiels. L’échange entre habitants permet d’optimiser la rationalité des
solutions proposées et des décisions, d’anticiper les conflits et de les désamorcer,
de construire l’indiscutabilité des projets. C’est l’acceptabilité des décisions que la
participation renforce dans ce registre. Le New Public Managment s’appuie
fortement sur la participation des usagers, leur expertise d’usage. Ce premier
objectif permet d’« infirmer les présupposés élitistes qui opposent démocratie et
efficacité » (Bacqué, Rey, Sintomer). Le second objectif est social. Il s’agit à travers
l’implication des habitants d’améliorer la cohésion sociale à l’échelle d’un
territoire donné voire de maintenir « la paix sociale ». Le rôle de la démocratie
locale est alors de retisser du « lien social », de reconstruire une confiance
mutuelle, de reconstituer une sociabilité même minimale. La démocratie locale
devient le support d’une communication interpersonnelle retrouvée et une
manière d’inclure les « exclus ». Les dispositifs de la politique de la ville
s’intègrent dans ce type d’objectifs. Le troisième objectif est politique. Il est latent
et implicite même s’il est de plus en plus assumé par les élus à mesure que
chemine la réflexion critique sur la démocratie participative : il s’agit de réassurer
la légitimité des représentants. Les élus font feu de tout bois pour susciter de
l’assentiment, de la loyauté, de la légitimité. La démocratie participative par le
style qu’elle imprime à l’action publique et les signes qu’elle permet d’adresser à la
population participe de cet activisme symbolique. Les rituels participatifs
relèvent d’un nouvel événementiel politique et d’une mise en scène recomposée
du pouvoir politique. Il ne faut pas perdre de vue à cet égard que la relance de la
démocratie participative relève le plus souvent des élus et de l’offre
institutionnelle de participation qu’ils créent, parfois en l’absence de toute
revendication sociale. Ce qui différencie ainsi les conseils de quartier des années
1990 des comités de quartier des années 1970 c’est que l’initiative est désormais
essentiellement « descendante » et provient des élus eux-mêmes. Le quatrième
objectif est « démocratique ». Il s’agit de renouveler et d’approfondir la
participation dans une perspective de « démocratisation de la démocratie ». « La
participation est alors censée ne pas se cantonner à de l’ingénierie gestionnaire
ou sociale et déboucher sur une transformation des relations civiques » (Bacqué,
Rey, Sintomer).
Ainsi conçu, le modèle délibératif ne saurait être confondu avec celui que 28
cherchent à promouvoir les théoriciens américains du pluralisme (David Truman,
voir leçon 43) : il appelle à un dialogue évolutif plutôt qu’à des marchandages et
des compromis entre des intérêts intangibles ; l’échange d’arguments y prévaut
sur le rapport de force. Un écart peut également être marqué avec le schéma de la
démocratie participative dont les contours sont moins strictement délimités : la
participation est appuyée sur divers dispositifs qui n’exigent pas tous une
délibération à proprement parler. Celle-ci peut néanmoins être conçue comme un
moyen de favoriser celle-là : de ce point de vue, « la démocratie participative se
doit d’être aussi une démocratie délibérative car l’efficacité et la légitimité de la
participation dépendent pour une large part de la qualité des délibérations
menées » (Yves Sintomer).
Les promoteurs du modèle délibératif forment le pari que les citoyens peuvent 29
être éclairés par le débat. Il s’agit dès lors de créer les conditions théoriques et
pratiques d’un échange ouvert et informé. Cette démarche se heurte néanmoins à
plusieurs difficultés. Force est tout d’abord de constater que le concept de
« délibération » relève davantage de la pensée politique que du discours et des
pratiques des agents. Le risque est grand de céder à une forme d’idéalisme et de
plaquer sur la réalité une problématique encore peu intégrée par les enquêtés en
confondant – selon la formule de Marx – « la logique des choses » avec « les choses
de la logique ». Les dispositifs mis en place sont très inégalement « délibératifs »
ensuite, quand bien même ce label est-il revendiqué. Nombreuses sont les études
empiriques qui évaluent leur fonctionnement concret et qui mesurent des écarts
significatifs avec le schéma de référence (Rémi Lefebvre, Antoine Roger).
Pierre Bourdieu développe dans ses Méditations pascaliennes une critique sans 30
concession d’Habermas (un des philosophes de la démocratie délibérative) qui,
selon lui, « refoule la question des conditions économiques et sociales qui
devraient être remplies pour que s’instaure la délibération publique propre à
conduire à un consensus rationnel ». Le philosophe de l’agir communicationnel
tend à réduire les rapports de force politiques à des rapports de communication
régis par des normes de rationalité argumentative et délibérative. Il sous-évalue
l’inégalité de l’accès à l’opinion dite personnelle.
Au final on peut dire avec Bernard Manin que « la démocratie s’est assurément 32
étendue mais il est au mieux incertain qu’elle se soit approfondie ».
Bernard Manin a offert une des analyses les plus stimulantes du concept de 36
« démocratie du public » (notion qu’il préfère à celle de démocratie d’opinion).
Dans son ouvrage Principes du gouvernement représentatif (Manin, 1996), il cherche à
caractériser l’évolution historique des relations entre représentants et
représentés. Son analyse, d’ordre plus philosophique que socio-historique,
l’amène à dégager trois séquences, conçues comme des idéaux types, qui
organisent le gouvernement représentatif depuis son avènement aux XVIIIe et
XIXe siècles. Il nomme « démocratie des notables » la première configuration de
rapport représentésreprésentants qui marque le XIXe siècle, âge d’or du
parlementarisme. Les élus, fortement ancrés dans les territoires d’une société
encore rurale, entretiennent alors des liens locaux et personnels avec les citoyens
qui fondent leur notabilité. L’ère de la « démocratie des partis » s’impose à la fin
du XIXe siècle. Les partis politiques qui émergent à cette période contribuent à
une collectivisation de la vie politique. La discipline partisane s’impose peu à peu
dans le fonctionnement parlementaire. La relation politique tend à se
dépersonnaliser. La vie politique s’idéologise et devient affaire de labels partisans.
On vote moins pour une personnalité locale qu’en fonction de la fidélité à un parti
auquel on s’identifie. La liberté de l’élu et le choix de l’électeur sont cadrés par les
partis à travers les programmes qui servent désormais de base à la transaction
électorale. L’identification partisane se reproduit par sa transmission via la
socialisation familiale. Les partis politiques porteurs d’intérêts sociaux bien
définis deviennent une médiation essentielle entre représentants et représentés.
Cette médiation est « représentative » dans la mesure où les partis sont le reflet,
plus ou moins fidèle, des classes sociales sur lesquels ils s’appuient. Les
organisations partisanes structurent à la fois la compétition électorale (ils
investissent les candidats et produisent des programmes) et organisent
l’expression de l’opinion publique par le militantisme, l’activisme, la mobilisation
sociale.
Cette domination des partis est remise en cause à partir des années 1970 par le 37
développement d’une « démocratie du public », lié selon l’auteur au déclin des
identifications partisanes et l’emprise des médias et des sondages. Le choix
politique se « re-personnalise ». Le marketing politique s’impose comme
ressource essentielle visant à rationaliser les stratégies d’image des candidats. Les
partis ne parviennent plus à peser sur l’opinion et à structurer le débat public qui
se déplace vers les arènes médiatiques. « L’âge des militants est passé », assène
l’auteur. Les partis politiques ne sont plus porteurs de clivages sociaux tranchés et
d’offres politiques réellement discriminantes. L’électorat ou les citoyens
apparaissent comme un « public » qui réagit aux propositions qui lui sont faites
sur la scène publique (essentiellement médiatique) et construites en fonction de
leurs préférences mesurées par les sondages. La télévision ressuscite et
renouvelle en somme le face-à-face entre représentants et représentés qui
marquait la première séquence historique. En d’autres termes, dans la
« démocratie du public », le peuple est moins représenté par les parlementaires ou
par les partis que par l’opinion publique, devenue une instance tutélaire et
omniprésente. Le développement des primaires ouvertes en France qui
affaiblissent en première analyse les partis et donnent plus de pouvoir à un
«public» élargi nouveau (les sympathisants) semble aussi marquer des évolutions
qui vont dans le sens de la «démocratie du public». Bernard Manin définit ainsi
« la démocratie du public » par des caractéristiques très larges : la
personnalisation du choix électoral et sa volatilité croissante, le poids des
logiques de communication, d’opinion et de médiatisation. Son analyse est
fondée sur une vision fortement contestable et contestée du choix électoral. Il
écrit ainsi : « l’électorat flottant dont on note aujourd’hui le rôle croissant est un
électorat informé, intéressé par la politique et relativement instruit » (Manin,
1996, page 298). Une large partie de la sociologie électorale contemporaine
démontre plutôt le phénomène inverse. La volatilité se manifeste rarement par
un glissement de gauche à droite ou inversement (Lehingue, 2012). Si la fresque
historique est stimulante, Bernard Manin stylise les traits de séquences qui dans
les faits se superposent plus qu’elles ne se succèdent les unes aux autres de
manière linéaire.
De nombreux travaux publiés sur les sondages d’opinion et leurs usages amènent 38
à nuancer et affiner l’analyse de Bernard Manin. Les sondages ont certes imposé
un quasi-monopole sur la production de l’opinion (ou, dans une vision critique
sur son « extraction »). L’opinion publique est bien devenue ce que mesurent les