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Démocratie et citoyenneté

John Pitseys
Dans Dossiers du CRISP 2017/1 (N° 88), pages 9 à 113

Article

Introduction

En dépit ou à cause même de son omniprésence dans le débat public, l’idée de 1


citoyenneté brasse un grand nombre de thèmes différents et parfois
contraires. La citoyenneté désignerait, pour les uns, une sorte de morale
civique ; pour d’autres, un ensemble de droits dont l’individu bénéficie quels
que soient ses mérites personnels ; pour d’autres encore, le ciment de
l’identité collective, un jalon essentiel pour la participation de tous ou le
triomphe de la modernité politique sur l’Ancien Régime. Pour d’autres, enfin,
la citoyenneté est, au contraire, un indispensable contrepoids aux dérives de
l’individualisme contemporain.

En dépit ou à cause des aspirations qui lui sont associées, le thème de la 2


démocratie suscite à la fois un scepticisme croissant sur sa capacité à
promouvoir le bien commun et de nombreuses questions sur le sens même du
terme. Si les mots devaient être pris au pied de la lettre, la république
populaire démocratique de Corée (du Nord) serait en principe plus attachée
aux idées démocratiques que le Royaume-Uni.

Enfin, en dépit ou à cause de l’association régulière de ces deux termes, 3


démocratie et citoyenneté entretiennent des relations complexes. L’exercice
de la citoyenneté représente une dimension importante de la vie
démocratique. Selon la manière dont il est défini, il peut lui être aussi un
obstacle : la citoyenneté désignant les conditions d’inclusion de l’individu
dans la communauté politique, elle peut aussi constituer un facteur
d’exclusion.

Ce Dossier tentera d’intéresser le lecteur à ces questions et d’y apporter 4


quelques clarifications.

La première partie s’attache à définir les différentes dimensions de la 5


citoyenneté. La citoyenneté désigne le statut politique de l’individu. Elle
organise les relations que les membres de la société entretiennent avec les
institutions politiques et la communauté politique au sens large. À ce titre, la
reconnaissance de la citoyenneté reste encore étroitement liée au type
d’organisation politique le plus caractéristique de la modernité politique, à
savoir l’État-nation.

La deuxième partie traite des rapports entre citoyenneté et démocratie. La 6


citoyenneté désigne l’ensemble des pratiques par lesquelles l’individu
s’investit dans la communauté politique : dans un régime démocratique, elle
représente donc une dimension importante de la participation politique. Par
ailleurs, elle repose dans nos démocraties sur l’octroi aux individus d’une série
de droits. Eux-mêmes issus de diverses traditions philosophiques, ces droits
sont chargés de garantir et de promouvoir la liberté politique des citoyens.
Enfin, la citoyenneté recouvre les processus et les codes sociaux par lesquels
l’individu est reconnu comme membre du corps social.

La troisième partie est consacrée aux conditions d’exercice de la citoyenneté 7


démocratique. Ces conditions varient selon que l’on se situe dans une logique
de démocratie représentative, de démocratie directe ou de démocratie
participative. Elles portent sur l’organisation de la participation collective et
de la délibération publique : étroitement liées mais abusivement confondues,
ces deux dimensions sont au centre des réflexions contemporaines sur la
démocratie. Enfin, elles ne concernent pas seulement l’individu ou la sphère
publique au sens large, mais, à mi-chemin de ces deux échelles, elles
concernent également les différents groupes sociaux qui composent la
communauté. La réflexion sur la citoyenneté peut à ce titre mener à la
reconnaissance de différents droits collectifs (droits linguistiques, droits
culturels…).

La quatrième partie porte sur les lieux physiques et symboliques de la 8


citoyenneté. Les institutions politiques, bien sûr, qu’il s’agisse des différents
pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) ou de l’administration. Les endroits
où les opinions se forment et s’échangent, également, qu’il s’agisse des espaces
publics, de la sphère médiatique ou de la société civile. Mais aussi de
nombreux sous-systèmes sociaux (l’école, la prison, la sphère religieuse…) qui
composent la société : ce Dossier se concentrera sur les rapports entre la
citoyenneté et l’activité économique.

La cinquième et dernière partie abordera quelques enjeux contemporains. Sur 9


quelle base géographique et politique la citoyenneté se construit-elle
aujourd’hui ? Dans quelle mesure notre réflexion sur la citoyenneté permet-
elle d’éclairer le sentiment de désenchantement et de dépossession politique
que vivent un grand nombre de citoyens aujourd’hui ? Enfin, la discussion
publique connaît d’importantes transformations, notamment liées à la
globalisation des espaces d’information et à l’évolution des nouvelles
technologies : en quoi affectent-elles également l’exercice de la citoyenneté ?

Première partie : La citoyenneté

La citoyenneté est le statut juridique, politique et social permettant à un 10


individu d’être reconnu comme membre d’une communauté politique et de
participer à la vie politique de celle-ci. En conséquence, le citoyen est celui qui,
selon le nom latin civis qui en est la racine, a droit de cité dans la communauté
politique dont il fait partie.

La citoyenneté ne désigne pas seulement une relation d’appartenance à la 11


communauté politique, mais aussi un statut juridique. Le citoyen est un sujet
de droit, qui dispose de droits civils et politiques, et à qui peuvent également
échoir des devoirs. Les résidents ou les visiteurs d’un pays disposent
également de droits. Ceux dont disposent les citoyens doivent leur permettre
plus spécifiquement de participer à la vie civique. C’est la raison pour laquelle
la reconnaissance de la citoyenneté est habituellement liée à l’octroi du droit
de vote.

Par ailleurs, la citoyenneté se présente dans nos démocraties comme le 12


principe de la légitimité politique. Le citoyen n’est pas seulement un individu
doté de droits lui permettant de faire valoir ses prérogatives sociales et
politiques. Il détient en outre une part de la souveraineté politique.
L’ensemble des citoyens constitue la communauté politique. C’est au nom de
cet ensemble que les gouvernants ont un titre à gouverner. Et c’est cet
ensemble qui est censé choisir les gouvernants, contrôler leur action et
sanctionner celle-ci.
Enfin, la citoyenneté est une source du lien social. La citoyenneté ne désigne 13
pas seulement un statut politique. Elle colore également l’ensemble des
relations sociales que les individus entretiennent entre eux. Pour Alexis de
Tocqueville, ce qui caractérise la citoyenneté démocratique, à savoir l’« égalité
des conditions », se traduit dans toutes les formes de vie sociale [1], qu’il
s’agisse du monde du travail, de la vie associative ou des pratiques de
politesse.

La citoyenneté et la communauté politique


La citoyenneté n’est pas une forme naturelle de la vie en société. Comme 14
Dominique Schnapper le note, les sociétés organisées par la citoyenneté sont
très minoritaires dans l’histoire humaine [2]. Le concept même de citoyenneté
provient de l’héritage politique de la Grèce antique. En grec ancien, la polis
désigne la communauté des citoyens organisés politiquement, et les citoyens
forment l’ensemble des personnes considérées comme libres et égales en vertu
même de leur appartenance à la communauté politique. Toutefois, la
compréhension que nous avons aujourd’hui du concept provient de son usage
dans la République romaine et, plus encore, de sa reformulation par la
modernité politique. Contrairement à la Grèce antique, le citoyen moderne
n’est pas reconnu comme tel parce qu’il est considéré comme un membre
naturel de la communauté politique, mais parce qu’il contribue à la formation
et à la légitimation de celle-ci.

La citoyenneté est tout d’abord un statut social. Dire que les êtres humains 15
vivent en société, cela signifie que les rapports qu’ils ont entre eux sont
structurés par des institutions (l’école, l’entreprise, l’hôpital, la famille, la
sécurité sociale…) qui forment système et qui assignent des rôles aux
individus et groupes qui en font partie. Ainsi, un rapport social est différent
d’une relation interpersonnelle. Dans la simple relation interpersonnelle, les
individus se présentent aux autres comme des personnes singulières. Dans un
rapport social, ils se caractérisent par le statut qu’ils occupent dans des
institutions sociales, qu’il s’agisse par exemple de la famille, de l’école ou d’une
communauté religieuse. Être un citoyen, c’est être reconnu membre de la
communauté politique.

Ce faisant, la citoyenneté ne désigne pas seulement un statut social, mais 16


également un statut politique. La politique recouvre l’ensemble des pratiques
par lesquelles des êtres humains visent à agir de manière concertée sur leurs
conditions sociales d’existence. Ces pratiques s’opèrent le plus souvent dans le
cadre d’institutions politiques qui sont censées être des moyens au service de
cette action. Les institutions politiques organisent plus spécifiquement la
prise de décision collective ainsi que sa mise en œuvre. Dans ce cadre, la
citoyenneté désigne à la fois la capacité de s’engager dans des pratiques
politiques, la reconnaissance par les institutions politiques d’un ensemble de
droits et de devoirs associés à ces pratiques, ainsi que l’accès à diverses
ressources sociales et matérielles permettant l’exercice de ces droits. La notion
de citoyenneté présente donc plusieurs significations. Elle recouvre un idéal
de participation civique, dont l’exercice collectif contribue lui-même à
instituer la communauté politique. Elle constitue également un rapport
institutionnel d’appartenance à cette communauté politique.

La citoyenneté et le contrat social


Si la citoyenneté désigne un statut social et politique, encore s’agit-il d’en 17
identifier les fondements. Dans les sociétés modernes, le pouvoir ne trouve
pas sa légitimité dans la tradition, dans la religion ou dans l’identité culturelle
de la communauté, mais dans l’expérience de pensée du contrat social, à
savoir l’idée que la société est fondée sur un pacte social par lequel les
individus s’engagent librement à respecter les lois qu’ils ont élaborées
ensemble.

La figure du contrat social donne chair à ce qu’on appelle la volonté générale. 18


Comme Jean-Jacques Rousseau le soulignait déjà au 18e siècle, le contrat social
n’existe que par la volonté permanente de le constituer, et donc par un
engagement permanent des citoyens dans le processus de formation de la
volonté politique. Pour J.-J. Rousseau [3], la volonté générale ne se réduit pas à
la volonté de tous, à savoir la somme – voire la majorité – des volontés
particulières. La formation de la volonté générale nécessite que chacun s’élève
au-dessus de son intérêt particulier et intègre celui-ci dans une délibération
orientée vers le bien public. Cette notion de délibération est importante pour
réfléchir sur la formation de la volonté générale. Elle illustre en effet l’idée que
la justice et le bien commun ne sont pas des entités coupées du réel, mais des
notions controversées qui se discutent et se justifient au terme d’une
délibération collective. La volonté générale n’est pas une vérité céleste à
redécouvrir, qui indiquerait comme une boussole ce qu’est la justice ou la
moralité collective. Elle se définit, se construit et se débat dans les pratiques
politiques de tous les jours.

Par ailleurs, l’hypothèse du contrat social associe la reconnaissance de la 19


citoyenneté à celle de l’autonomie du citoyen. Dans les démocraties libérales,
le statut de citoyen n’est pas seulement conçu comme un simple statut social,
mais également comme un rapport de nature juridique. Ce rapport de nature
juridique reste encore aujourd’hui lié à l’émergence de la notion moderne de
citoyenneté, à savoir l’idée que le citoyen n’est pas seulement un élément
organique de la communauté, mais un individu doté d’une conscience. Les
théories contractistes de la démocratie reposent sur l’idée que chaque membre
de la communauté est égal en droits aux autres membres, car chaque membre
de la communauté est considéré comme une personne autonome.

En quoi l’idée d’autonomie justifie-t-elle l’attribution d’un certain nombre de 20


prérogatives et de protections juridiques ? De nombreux travaux en
sociologie, en psychologie ou en sémiotique ont montré que, dans les faits,
nous ne sommes jamais tout à fait capables de nous déterminer par nous-
mêmes : nous ne maîtrisons pas notre inconscient, nous sommes influencés
par divers préjugés culturels et sociologiques, nous sommes marqués par les
récits collectifs dominants de notre époque. Toutefois, la notion d’autonomie
ne requiert pas cette capacité absolue d’autodétermination. L’autonomie
désigne plus modestement la capacité d’exprimer une réflexion propre ainsi
que la conscience de cette capacité. Il suffit de reconnaître à chaque acteur
une certaine autorité sur lui-même, commençant par une capacité relative
d’interpréter ses propres actes, pour que l’idée d’autonomie conduise à
associer la citoyenneté à un régime de droits égaux.

La notion moderne de citoyenneté présente à ce titre trois points distinctifs. 21


Premièrement, elle lie la justification de la démocratie à la figure de l’individu.
En démocratie, les divergences sont fortes sur ce que l’autonomie recouvre et
sur ce que suppose ou non le fait d’être un individu. Mais dès le moment où les
membres de la communauté se reconnaissent comme sujets autonomes, ils
reconnaissent que chacune de leurs actions représente une prétention à
définir et à maîtriser le monde qui les entoure. La prétention de quelqu’un à
définir ce qui est bon ou juste – et à contraindre éventuellement les gens qui
l’entourent de s’y conformer – se juxtapose à une prétention du même type de
la part des autres acteurs. Dans ce cadre, qu’est-ce qui permet à cette personne
de penser que son titre à agir sur son environnement vaut davantage que le
titre que les autres membres de la communauté lui brandissent ? En
démocratie, reconnaître à quelqu’un le droit d’agir revient à reconnaître à
chacun le droit d’agir ou, à tout le moins, à admettre que ses actions seront
confrontées à des revendications similaires de la part des autres. Cela exige
dès lors de trouver un mode d’existence collective qui puisse faire cohabiter au
mieux l’ensemble de ces prétentions.
Deuxièmement, l’exercice de la citoyenneté est lui-même régi par un régime 22
de droits. Le pouvoir des institutions politiques sur l’individu n’est pas
illimité, puisque le consentement des individus est censé en être la source. Il
est, au contraire, limité par le droit. Un gouvernement démocratique n’est
légitime que s’il est exercé dans le cadre d’un État de droit. Cela implique
avant tout l’existence d’une Constitution (le plus souvent écrite) dans laquelle
sont consignés les règles procédurales qui régissent l’exercice du pouvoir ainsi
que des principes fondamentaux auxquels aucun gouvernement
démocratique ne peut déroger. Ces principes concernent essentiellement le
respect de certaines libertés fondamentales et le refus de toute discrimination
arbitraire. À ce titre, la plupart des États ont mis en place des institutions
juridictionnelles, telles que la Cour constitutionnelle et le Conseil d’État en
Belgique, qui doivent veiller au respect de ces principes par le pouvoir
législatif ou exécutif, même lorsque leurs décisions sont fondées sur le
suffrage universel. La légitimité de ces juridictions n’est pas elle-même fondée
sur l’élection ou l’expression directe de la volonté générale, mais sur leur
capacité à protéger de manière impartiale les droits du citoyen. Jusqu’où le
pouvoir de ces juridictions doit-il être étendu et dans quelle mesure doit-il
être limité lui aussi ? Si les traditions diffèrent d’un État à l’autre, on observe
partout, depuis quelques décennies, un accroissement significatif du pouvoir
des cours dotées de compétences de contrôle constitutionnel.

Troisièmement, l’exercice de l’autonomie individuelle n’est pas seulement un 23


critère d’octroi de la citoyenneté, mais également un critère de limitation et
d’exclusion de la citoyenneté. Dans les démocraties libérales, le citoyen est
censé être un individu jugé apte et légitime à participer à la vie publique. Tous
les individus sont en principe destinés à être ou à devenir citoyens. Toutefois,
l’attribution de la pleine citoyenneté connaît différentes limites liées au
manque supposé de maturité, d’intelligence, d’intérêt ou de moralité – en un
mot : de compétence politique – des individus.

Les critères d’attribution de la citoyenneté ont largement varié dans l’histoire 24


récente, du moins pour ce qui concerne le droit de vote. La Constitution belge
de 1831 a limité le droit de vote aux citoyens mâles disposant de la nationalité
belge, âgés de plus de 25 ans, et bénéficiant de ressources suffisantes pour
payer le cens, à savoir un impôt basé sur la richesse [4]. En 1883, le droit de vote
est élargi aux citoyens dits « capacitaires », à savoir les citoyens disposant de
diplômes attestant de leur capacité ou exerçant certaines fonctions
professionnelles. En 1893, la Constitution élargit à tous les citoyens mâles âgés
de plus de 25 ans l’octroi du suffrage universel, mais tempère celui-ci par un
système de vote attribuant une ou deux voix supplémentaires aux chefs de
famille, aux électeurs disposant d’un diplôme et aux citoyens fortunés (le
« vote plural »). Par la suite, l’extension et l’égalisation progressive du suffrage
seront fondées sur l’idée que ni la richesse, ni la propriété, ni les diplômes, ni
le sexe [5] des individus ne justifient qu’ils soient écartés de la vie publique ou,
au contraire, qu’ils disposent d’un accès privilégié à celle-ci. L’octroi et l’usage
du suffrage universel ont représenté à la fois un objectif de principe et un outil
politique pour les mouvements ouvrier et féministe.

Des limitations à la citoyenneté persistent néanmoins dans notre système 25


juridique. Ainsi, le droit de vote et l’éligibilité sont soumis à une condition de
majorité, puisque les Belges ne peuvent voter ou être éligibles qu’à partir de
l’âge de 18 ans (ou 21 ans pour être élus au Parlement européen). Si l’exercice
des droits et des obligations du citoyen n’est soumis à aucun test de
compétence ou d’intelligence et que le handicap mental ne mène a priori à
aucune restriction de la citoyenneté, l’incapacité d’exercer ces droits peut être
prononcée pour les interdits (c’est-à-dire les déments qui ont fait l’objet d’un
jugement, les faibles d’esprit qui ne peuvent, en raison de leur vulnérabilité,
accomplir certains actes seuls, ainsi que les personnes qui présentent un
handicap mental sévère et qui sont placées sous l’autorité d’un tuteur).

Enfin, l’accès à la citoyenneté peut être juridiquement limité sur la base de 26


motifs politiques ou moraux. Aujourd’hui, en Belgique, des condamnations
criminelles ou correctionnelles peuvent mener à la privation d’une part des
droits politiques, à titre temporaire mais parfois à perpétuité. Depuis
l’adoption de la loi du 25 septembre 2012 visant à modifier le code de la
nationalité, certaines infractions peuvent par ailleurs mener à la déchéance de
la nationalité belge.

Citoyenneté et comportement moral

La restriction de la citoyenneté pour des motifs moraux et politiques


peut apparaître plus justifiable que la limitation de la citoyenneté pour
cause d’incapacité ou d’incompétence : pourquoi donner le pouvoir à
ceux qui se conduisent mal ou qui nuisent à la société ? En réalité, ces
deux types de restriction posent plusieurs questions.
Ainsi, la définition de ce qu’est un comportement stupide ou nocif peut-
elle faire consensus ? De nombreuses opinions autrefois considérées
comme nocives sont aujourd’hui considérées comme normales et
inversement. Qu’il s’agisse du rapport de l’individu à la religion, de son
identité ethnique ou plus généralement des rapports entre sphère privée
et sphère publique, les critères qui permettent de différencier ce qui
relève de la morale et ce qui n’en relève pas divergent entre les
personnes, les pays et les époques. Comment s’assurer que ces critères
puissent faire l’objet d’un consensus social ou, du moins, d’un traitement
délibératif équitable ?
Certains actes peuvent sans doute être considérés comme objectivement
nocifs pour la société, comme massacrer une partie de la population ou
mettre le feu à une région entière. Un consensus social se dégagera sans
doute rapidement pour condamner ces actes. Toutefois, il convient de
rappeler que ce consensus social s’applique à des actes, non à des
opinions. Ainsi que le considère la Cour suprême américaine [6],
l’expression d’une conviction ne peut être condamnée ou limitée que si
elle conduit à la commission d’un acte déjà considéré comme criminel.
La définition de ce qu’est un acte criminel, immoral, nocif ou injuste ne
peut être tranchée politiquement sans avoir fait l’objet d’une délibération
préalable. Dans ce cadre, un individu privé de ses droits civils et
politiques ne dispose pas, par hypothèse, des ressources nécessaires pour
contester les conditions d’exclusion politique dont il pâtit.

La citoyenneté et l’État-nation
La citoyenneté ne désigne pas seulement une relation entre l’individu et le 27
pouvoir politique. Elle engage aussi une relation à la société politique dans son
ensemble. Ce faisant, la citoyenneté se conçoit donc également en fonction de
la manière dont la communauté politique se définit elle-même, au sens figuré
comme au sens géographique. Aujourd’hui, la citoyenneté est largement
associée à la possession d’une nationalité. La notion de nationalité, quant à
elle, est associée à la figure de l’État-nation.

Qu’il s’agisse des mouvements d’indépendance en Europe et en Amérique au 28


18e siècle et au 19e siècle, ou en Afrique et en Asie au 20e siècle, la revendication
de la souveraineté nationale est consubstantielle à l’affirmation de la
citoyenneté. D’une part, l’État-nation est encore aujourd’hui le cadre privilégié
dans lequel s’inscrit la citoyenneté. C’est la raison pour laquelle l’article 15 de la
Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 déclare que tout
individu a droit à une nationalité. D’autre part, la citoyenneté est un
fondement essentiel de l’État moderne. La notion de citoyenneté désigne à la
fois l’appartenance à une communauté préexistant à la conscience de
l’individu, la caractérisation de cet individu comme sujet politique et
l’intégration juridique de ce sujet politique. Ce faisant, une société fondée sur
la citoyenneté est plus ouverte aux étrangers que d’autres formes
d’organisation politique, par exemple fondées sur l’adhésion à une religion
d’État ou sur une appartenance culturelle de naissance, puisque « la
communauté des citoyens a vocation à s’ouvrir à tous ceux qui sont
susceptibles de participer à la vie politique, quelles que soient leurs
caractéristiques particulières » [7].

Dans les démocraties modernes, les individus sont reconnus comme des 29
citoyens libres et égaux en droits dès lors qu’ils possèdent la nationalité du
pays concerné. Si le principe paraît clair, il suscite au moins trois points de
débat.

Tout d’abord, à quelles conditions accède-t-on à la nationalité ? Les États 30


démocratiques ne posent pas seulement des conditions pour entrer et
séjourner sur leur territoire, mais également pour faire partie intégrante de la
communauté nationale. La plupart des États démocratiques appliquent ce
qu’on appelle le droit du sol, ou jus soli [8] : tout individu né sur le sol du pays
en a la nationalité. Le principe du droit du sol est souvent assorti de
conditions de résidence, comme en Belgique, en France ou en Allemagne. Il
est souvent accompagné de facilités pour acquérir la nationalité, lorsque les
étrangers sont socialisés ou scolarisés dans le pays concerné ou lorsqu’un de
leurs parents est lui-même né dans le pays. Enfin, le droit met souvent en
place des procédures de naturalisation pour les étrangers souhaitant acquérir
la nationalité du pays. On observe toutefois, au sein de l’Union européenne,
une tendance au durcissement des conditions de naturalisation et à un
rétrécissement des facilités de séjour accordées aux étrangers socialisés et
scolarisés dans le pays concerné.

Un deuxième point de discussion concerne les rapports parfois mouvants 31


entre nationalité et citoyenneté. A priori, seuls les membres de la nation se
voient reconnaître la plénitude des droits politiques, au titre desquels le droit
de vote et le droit d’éligibilité. Toutefois, cela ne signifie pas que les étrangers
résidant régulièrement dans le pays soient dépourvus de droits. Dans un
régime démocratique, tous les membres de la communauté sont considérés
comme des sujets autonomes. Les étrangers jouissent théoriquement des
mêmes droits civils, économiques et sociaux que les nationaux, même si les
conditions d’accès aux droits économiques et sociaux sont parfois plus
restrictives et que l’exercice de ceux-ci est parfois très difficile pour les
étrangers sans titre de séjour légal.
Comme nous le verrons plus loin, le fait que ces droits soient distincts de ce 32
qu’on appelle les droits politiques ne signifie pas qu’ils sont sans importance
pour l’exercice de la citoyenneté, au contraire. Les principes d’égalité et de
non-discrimination (articles 10 et 11 de la Constitution belge), la liberté de
culte (article 19), la liberté de la presse, d’association et d’expression (articles
25 à 27), le droit au logement ou à la sécurité sociale (article 23) ne sont pas
seulement des droits privés. Ils contribuent aux capacités et aux libertés
politiques de l’individu. Qu’ils soient des nationaux ou des étrangers, les
individus peuvent participer au quotidien à la vie sociale et politique,
s’engager dans des partis politiques, des associations, des syndicats. Ces
différents éléments peuvent mener à penser qu’il est légitime que les résidents
d’un pays se voient octroyer le droit de vote et d’éligibilité même s’ils n’en
possèdent pas la nationalité. C’est dans cette perspective que le droit de vote
pour les élections communales en Belgique a été étendu en 2004 aux
étrangers, du moins si ceux-ci vivent sur le territoire belge depuis cinq ans au
moins. C’est aussi la raison pour laquelle plusieurs propositions de loi spéciale
ont été déposées afin d’étendre le droit de vote, aux élections régionales, aux
étrangers résidant en Belgique.

Un troisième point concerne quant à lui l’échelle à laquelle la citoyenneté doit 33


se définir. Les nationalismes du 19e siècle et l’émergence de l’État moderne ont
arrimé le principe de citoyenneté à l’échelle de l’État-nation. Toutefois, la
citoyenneté peut aussi s’exercer au niveau supranational ou infranational. Elle
peut également être associée à l’appartenance personnelle de l’individu à une
communauté culturelle.

L’expression « citoyen du monde » désigne habituellement une préoccupation 34


générale pour les affaires touchant l’ensemble de la communauté humaine,
non un état juridique et politique. Le droit international organise avant tout
les relations entre des personnes morales de droit international – au premier
rang desquelles se situent toutefois les États et non une collectivité de citoyens
caractérisés par les mêmes droits. De la publication par Immanuel Kant de
l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique [9] aux réflexions
contemporaines sur le « droit global » ou la « justice globale » [10], nombreux
sont ceux qui ont réfléchi aux contours de ce que serait une citoyenneté
mondiale. À une époque où le franchissement réel et virtuel des frontières est
devenu une réalité pour beaucoup de monde, est-il possible de limiter le
champ de la citoyenneté à celui de l’État-nation ? D’une part, la mondialisation
des enjeux est un fait qui s’impose : il est difficile d’organiser la gestion
politique du marché, des flux migratoires ou des politiques de sécurité sans
mise en commun préalable de ressources, de pratiques, de règles et
d’institutions au niveau international. D’autre part, la mondialisation de ces
enjeux va de pair avec de nouvelles demandes juridiques et démocratiques,
qui contribuent à modifier les règles diplomatiques héritées du 17e siècle :
pointons ici le développement progressif des instruments supranationaux de
protection des droits humains [11] ou l’association progressive, bien
qu’ambivalente [12], des organisations gouvernementales aux négociations
multilatérales.

Qu’il s’agisse d’évoquer sa portée utopique ou son caractère factice, la 35


construction européenne questionne également le cadre classique de la
citoyenneté. L’Union européenne n’est pas un État, mais elle constitue un bloc
politique à part entière, assumant certains des attributs habituels de la
souveraineté. Dans ce cadre, les citoyens des États membres de l’Union
européenne ont aussi un statut juridique de citoyens de l’Union.

Ainsi que le déclare l’article 9 du traité sur l’Union européenne, « est citoyen de 36
l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre ». Instituée par
le traité de Maastricht en 1992 et complétée par le traité d’Amsterdam en 1997,
la citoyenneté de l’Union complète mais ne remplace pas la citoyenneté
nationale (art. 9, TUE). Les citoyens européens disposent de droits politiques
propres, tels que le droit de vote aux élections européennes, le droit de
pétition devant le Parlement européen ou l’initiative citoyenne européenne
(art. 11, TUE) [13]. Ils sont également protégés par un instrument spécifique de
protection des droits fondamentaux, à savoir la Charte des droits
fondamentaux de l’Union européenne, adoptée en 2000 et devenue
juridiquement contraignante depuis 2009. L’octroi de ces droits permet-il en
soi de parler d’une citoyenneté européenne partagée ? Ainsi qu’évoqué plus
haut, la citoyenneté ne désigne pas seulement un régime de droits, mais un
ensemble de pratiques collectives ainsi que la capacité effective de participer à
la vie publique. En dépit de la légitimité représentative directe ou indirecte
des institutions de l’Union européenne et des multiples procédures de
consultation (Comité économique et social, Comité des régions, registre de la
société civile…) que celle-ci a mises en place, l’Union européenne est souvent
critiquée pour sa conception instrumentale de la société civile, pour le
manque de compétences accordées au Parlement européen et pour la
déconnexion qui existerait entre la sphère politique propre aux institutions
européennes et l’opinion publique.

Enfin, le cadre national de la citoyenneté est également contesté par le bas, à 37


travers la revendication de droits propres à certaines communautés, visant à
protéger les formes de vie à travers lesquelles les membres de ces
communautés se reconnaissent. Il peut s’agir des langues pratiquées au sein
de ces communautés, de leurs traditions ou de leurs valeurs. Formulées sur la
base d’arguments nationalistes, ces revendications ont tendance à déboucher
sur des revendications autonomistes ou indépendantistes, visant elles-mêmes
à recréer, à une échelle sociologique et culturelle jugée pertinente, le cadre de
l’État-nation. C’est par exemple le sens politique que la N-VA donne à son
programme indépendantiste. Toutefois, ces revendications peuvent se baser
également sur des arguments dits communautariens [14], qui souligneront le
besoin de ne pas seulement considérer les hommes comme des citoyens
abstraits, « mais aussi en tant qu’individus concrets, porteurs d’une histoire et
d’une culture singulière » [15]. À la citoyenneté basée sur la nationalité se
superposeraient des éléments de citoyenneté culturelle propres à certaines
communautés ou à certains groupes de la population. Les droits (pratique de
langues locales et régionales, signalisation linguistique dans les lieux publics,
mise à disposition de ressources éducatives et culturelles…) associés à
l’appartenance à ces communautés seraient toutefois attachés aux individus
faisant partie de ces groupes et non aux groupes eux-mêmes.

Deuxième partie : La citoyenneté démocratique

La démocratie et la citoyenneté sont des concepts distincts. Leurs liens 38


apparaissent toutefois étroits et évidents. Il convient dès lors d’en démêler la
nature.

La citoyenneté désigne les qualités et les caractéristiques définissant un 39


individu comme membre à part entière de la communauté politique. Par
conséquent, ces qualités peuvent varier en fonction du régime politique
régissant cette communauté. Ainsi, un régime politique racialiste estimera
que l’exercice des droits politiques de l’individu est conditionné à telle
appartenance ethnique ou culturelle. Un régime non démocratique ne
considérera peut-être pas que l’octroi du droit de vote est un des droits
définissant l’exercice de la citoyenneté. Une société démocratique, quant à
elle, définira la citoyenneté à partir de l’idée que les individus doivent
bénéficier d’un égal statut politique. Un État démocratique peut cependant
exercer son autorité sur des individus et des groupes d’individus qui ne sont
pas considérés comme des citoyens, ou du moins pas des citoyens à part
entière : les résidents et visiteurs étrangers, les personnes en situation de
tutelle ou de minorité…
Ces précisions apportées, les idées de citoyenneté et de démocratie 40
entretiennent une relation profonde. La démocratie est un régime politique
particulier qui repose sur l’idée que les membres de la communauté politique
sont des citoyens à titre égal. La citoyenneté désigne quant à elle le statut
politique dont est censé jouir l’ensemble des membres de cette communauté.
La démocratie donne donc un sens égalitaire à la citoyenneté, là où la
citoyenneté partagée est l’assise concrète de la démocratie. Dans ce cadre,
l’exercice de la citoyenneté ne définit pas seulement les règles d’accès au jeu
démocratique. Il désigne l’ensemble des pratiques, des discours, des
mobilisations donnant chair à l’idéal démocratique. Par ailleurs, il contribue à
tester les contours de cet idéal, à en explorer les limites, à en préciser la
définition et donc à en solidifier la charpente.

Quel que soit le contexte ou l’époque, on considère rarement qu’on vit dans 41
une « vraie » démocratie : les représentants ne représenteraient pas vraiment
les représentés, le bien commun semble insaisissable, le peuple reste
introuvable et la crudité de l’exercice du pouvoir déjoue tous les jours l’idéal de
fraternité sur lequel repose le rêve démocratique. L’évocation des démocraties
primitives, de la démocratie grecque ou de la Commune de Paris, renvoie en
réalité à des ébauches historiques imparfaites, dont l’image embellie nous est
parvenue à travers la phraséologie révolutionnaire – qu’il s’agisse d’invoquer le
souvenir de la Commune ou celui des tribuns de la plèbe [16] –, la littérature
classique ou des récits de voyage croyant retrouver la figure du « bon
sauvage » dans telle ou telle communauté amérindienne. L’idéal démocratique
ne pourrait être atteint que dans un monde où chacun se comporterait comme
un démocrate et où chacun serait d’accord sur ce que signifie la démocratie [17].

Contrairement à ce que son nom indique, la démocratie ne désigne pas le 42


pouvoir du peuple par le peuple, mais le gouvernement de tous par chacun.
Qu’il s’agisse de l’Union soviétique ou du 3e Reich allemand, de nombreuses
dictatures légitiment leur pouvoir au nom du peuple, en prétendant le
représenter. Or être démocrate, ce n’est pas exercer le pouvoir au nom du
peuple, mais défendre l’idée que le pouvoir doit être exercé au nom de ses
membres et par ses membres. Ainsi, on parle de peuple démocratique dans la
mesure où les membres de la communauté font tous partie à part égale de
cette communauté et où ils disposent d’une prérogative de même nature à
faire valoir leurs préférences, leurs intérêts, leur volonté d’exercer le pouvoir
ou d’influencer son exercice. La démocratie est un régime fondé sur la
reconnaissance du principe d’égalité politique. Les citoyens sont égaux parce
qu’ils sont tous également libres. Étant tous également libres, ils sont tous
singuliers. Dans ce cadre, l’idéal démocratique repose donc sur la
reconnaissance de la singularité de ses membres et donc du pluralisme
politique. Toutefois, cet idéal ne pourrait être défini, puis atteint, que si
l’ensemble de ses membres s’entend sur celui-ci. Ce paradoxe apparent
nourrit et fragilise à la fois l’utopie démocratique. C’est la raison pour laquelle
la manière dont nous définissons la citoyenneté détermine étroitement la
manière dont nous définissons la démocratie.

L’exercice de la citoyenneté ne consiste pas à discuter pour le plaisir, pour 43


vivre une expérience collective ou pour trouver une réalisation personnelle
dans le dialogue. On ne participe pas pour participer, mais pour délibérer de
ce que nous estimons moral ou immoral, juste ou injuste, faisable ou
infaisable. En outre, la démocratie n’est pas seulement un modèle de
justification politique, mais un ensemble de pratiques sociales mettant aux
prises des idées, des valeurs, des préférences et des intérêts. Défendu avec
acharnement, l’idéal de liberté doit permettre à chacun d’exprimer à quel
point la conception de la liberté défendue par les autres paraît stupide. Promu
avec cohérence, l’idéal d’égalité empêche que quiconque impose sans
consentement sa propre vision de ce que serait une démocratie authentique.
Invoquée afin de surmonter les deux paradoxes précités, la fraternité entre les
humains prend toujours place au sein d’une communauté donnée, et en
mettant aux prises des consciences et des préférences irréductiblement
distinctes.

La citoyenneté désigne les pratiques et les prérogatives qui rassemblent les 44


membres de la communauté dans un même espace et un même projet
politique, alors qu’ils divergent sur le contenu de ce projet politique. En
démocratie, la citoyenneté recouvre l’ensemble des droits, des institutions,
des pratiques et des discours qui permettent de constituer la communauté
politique au-delà des divisions qui la composent, tout en permettant
l’expression égalitaire de ces divisions. Dans ce cadre, un rapide regard sur les
rapports entre démocratie et citoyenneté permet de dégager trois perspectives
différentes à partir desquelles envisager la citoyenneté : un régime de
participation civique, un régime de droits et un régime de reconnaissance.

Un régime de participation civique


Reliant à des degrés divers la pensée gréco-romaine, l’humanisme classique, le 45
contractualisme rousseauiste ainsi qu’une très ample littérature
contemporaine, ce qu’on appelle le républicanisme développe l’idée que la
citoyenneté n’est pas seulement un état, mais une relation active à la
communauté politique. La citoyenneté ne désigne pas seulement un ensemble
de droits et de devoirs, mais l’ensemble des attitudes qui font qu’un individu
fait partie d’une communauté politique, s’y intègre et s’y investit. Le
républicanisme repose à ce titre sur quelques grands traits typiques.

Premièrement, le républicanisme considère que l’activité politique ne doit pas 46


seulement permettre la poursuite des intérêts de chacun, mais le progrès vers
l’intérêt général. L’objet propre de la démocratie consiste à donner à une
collectivité le pouvoir de décider de sa propre loi. Dans ce cadre, la citoyenneté
désigne l’ensemble des conditions permettant la participation de tous à la
construction de l’intérêt général et à l’élaboration de la loi commune. Quelles
que soient leurs différences ou leurs appartenances, les citoyens sont soumis
aux mêmes lois, qui sont les lois d’une puissance commune qui est celle de
l’État.

Deuxièmement, la conception républicaine de l’intérêt général requiert et 47


promeut à la fois la participation de tous à l’activité politique. La participation
à la vie publique n’est pas seulement un droit, mais aussi une pratique dont
l’exercice collectif continu donne chair à la notion de citoyenneté. Le
républicanisme appuie l’exercice du pouvoir politique sur la souveraineté du
peuple plutôt que sur une idée prédéterminée du bien commun ou sur la
simple addition des intérêts particuliers. Dans ce cadre, la souveraineté du
peuple ne désigne pas seulement un titre juridique à agir, mais aussi la
participation égalitaire et collective des citoyens à la vie publique. Ainsi
entendue, la république repose, d’une part, sur l’égalité politique de ses
membres et, d’autre part, sur la capacité à participer activement à l’activité
politique.

Troisièmement, la participation de tous à l’activité politique demande que les 48


membres de la communauté disposent non seulement d’un statut égal, mais
aussi des ressources nécessaires pour s’engager activement dans l’espace
public. Un républicain cohérent ne devrait pas seulement être partisan d’une
société civile vivace ou du développement de processus participatifs ou
délibératifs plus proches du citoyen. Conscient que les capitaux politiques
dont disposent les citoyens sont aussi liés aux capitaux économiques dont ils
disposent, ce républicain estimera par ailleurs que la promotion d’une
citoyenneté égalitaire est indissociable d’un combat pour l’égalité et
l’émancipation de tous : le républicanisme moderne est ainsi
indissociablement lié aux luttes contre les inégalités matérielles.

Enfin, la poursuite de l’intérêt commun ne repose pas seulement sur le respect 49


des règles collectives ou sur la participation active de la population. Elle repose
aussi sur une certaine idée de la vertu civique, que celle-ci soit transmise par
l’éducation ou construite au terme d’une délibération collective. En quoi
consiste cette vertu civique républicaine ? Contrairement à ce qu’écrivait
Montesquieu, qui n’était pas un républicain, l’esprit des lois n’est pas une
question de mœurs. Il désigne l’assentiment à un régime juridique, mais aussi
les pratiques et l’engagement collectifs qui assurent son respect, son
développement et son acceptabilité sociale. La délibération collective requiert
que les citoyens et les gouvernants développent des vertus proprement
politiques. Ils ne doivent pas être généreux, moraux ou gentils, mais ils
doivent être justes, désintéressés, honnêtes et soucieux du bien commun.
Pour le philosophe Jürgen Habermas par exemple [18], un compromis basé sur
l’addition ou la négociation des intérêts particuliers ne suffit pas à justifier
rationnellement l’assentiment du citoyen aux normes. C’est l’épreuve de la
délibération qui permet – dans l’idéal, bien sûr – de construire à la fois
collectivement et rationnellement le bien commun. Même lorsqu’elle met aux
prises des désaccords profonds sur ce qu’est la justice ou l’éthique, la
délibération collective sera d’autant plus légitime qu’elle implique la
participation égale de tous les citoyens, qu’elle respecte ceux-ci dans leur
singularité et leur autonomie, qu’elle prend place dans un espace public vivace
et partagé, et qu’elle se soumet à des règles d’argumentation relativement
partagées.

Le débat politique et médiatique belge francophone est parfois influencé par 50


une version particulière de l’idéal républicain, à savoir ce qu’on appelle le
« modèle républicain français ». Celui-ci insiste sur l’intégration civique du
citoyen au sein de la communauté, ce modèle est réticent à accorder un statut
particulier aux groupes internes à la communauté politique, qu’il s’agisse par
exemple d’instituer des jours de congé associés à un culte particulier ou de
valoriser l’usage de langues régionales. A contrario, ce modèle républicain lie la
citoyenneté à l’appartenance du citoyen au corps souverain de la Nation. Ce
faisant, il convient de constater que les caractéristiques de ce modèle
républicain français influencent davantage le débat médiatique que le
fonctionnement des institutions belges, qui insistent plutôt sur la mise en
place de mécanismes de coexistence entre les différentes communautés
linguistiques, philosophiques et religieuses du pays. Les mécanismes de
protection des communautés linguistiques, la conclusion du Pacte scolaire ou
celle du Pacte culturel se rapprochent sous certains traits du républicanisme
classique – songeons par exemple à la prise en compte de la participation
sociale dans l’élaboration des lois –, mais se distinguent significativement du
modèle républicain français.
Un régime de droits
Un régime démocratique doit s’assurer que chacun puisse faire valoir dans la 51
même mesure sa prétention à gouverner et que chacun puisse protéger cette
prétention face à celles des autres acteurs. Il ne se caractérise donc ni par la
possibilité d’exercer son autonomie sans contrainte, ni forcément par un
accès égal aux positions de pouvoir, mais par l’accès pour chaque sujet à une
chance d’égale nature de faire valoir sa prétention au pouvoir.

Les citoyens disposent de divers outils pour faire valoir cette prétention, tout 52
en étant soumis à des contraintes garantissant la disposition de ces outils par
les autres citoyens. Dans ce cadre, la modernité politique donne à la fois un
contenu et une signification juridique à cette boîte à outils, en parlant de
régime de droits. La liberté ne consiste pas seulement à disposer de la capacité
de fait de se déplacer et de circuler à sa guise, de s’exprimer librement ou de
disposer de biens propres. Dans les régimes politiques modernes, elle consiste
à traduire ce pouvoir en un ensemble de droits. Le citoyen est autorisé à faire
tout – mais aussi uniquement – ce que les droits permettent de faire.

La définition, la justification et le contenu de ces droits ont fait l’objet de 53


nombreuses discussions, dont la portée dépasse largement la question de la
citoyenneté : ces discussions mènent entre autres à s’interroger sur les
frontières entre la sphère privée et la vie publique, à réfléchir sur ce que
signifie la justice ou à débattre du rôle que le droit doit jouer dans la vie en
société. Concernant les rapports entre droits, citoyenneté et démocratie, ces
discussions sont plus spécifiquement associées à deux courants politiques
particuliers, à savoir le libéralisme politique et le socialisme démocratique.

L’héritage libéral
Tradition politique très diverse, le libéralisme est né et s’est développé au 17e et 54
au 18e siècle en Angleterre, et constitue encore aujourd’hui, à gauche comme à
droite du spectre politique, le courant de pensée majoritaire dans le monde
anglo-saxon. Les libéraux [19] s’opposent originairement à la monarchie
absolue et aux structures sociales de l’Ancien Régime. Ils dénoncent l’emprise
que l’Église entend exercer sur la vie sociale et la vie intime des individus. Ils
conçoivent la société comme un lieu de libre-échange, tant au niveau politique
qu’économique, et estiment ce faisant que l’action de l’État doit être
circonscrite aux tâches nécessaires pour protéger la liberté de chacun.
Le libéralisme entretient une relation ambivalente avec l’idéal démocratique. 55
D’un côté, la démocratie n’est pas un bien en soi pour les libéraux. L’objectif
du libéralisme est de protéger et de promouvoir la liberté des individus.
L’objectif de la démocratie est de promouvoir un régime fondé sur un principe
d’égalité politique. Or ces deux objectifs ne sont pas indissociablement liés.
Pour une large part des libéraux, l’exercice du pouvoir politique n’est légitime
que s’il repose sur le consentement de ceux sur lesquels il s’exerce. Ce sont les
volontés individuelles qui produisent les institutions politiques et l’ordre
social et qui leur donnent une légitimité. La démocratie ne représente pas une
fin en soi, mais un levier privilégié du libéralisme. En effet, le consentement
de tous à l’exercice du pouvoir ne requiert pas nécessairement que tous
doivent en même temps participer à son exercice.

D’un autre côté, la tradition libérale a contribué à enrichir la réflexion sur les 56
caractéristiques propres de la démocratie. Ce que le libéralisme met en
évidence, c’est que le corps citoyen n’est pas un bloc homogène ou une
communauté organique. Le peuple unanime est, au mieux, une fiction
politique. Par ailleurs, la démocratie ne s’identifie pas seulement, ni même
essentiellement, au règne de la majorité. Le pouvoir de tous sur tous ne
revient pas seulement à distribuer le pouvoir à votes égaux. La protection de
l’égalité de tous demande de défendre l’égale liberté de chacun : liberté de
formuler ses propres jugements, d’exprimer publiquement ses opinions, de
défendre ses intérêts. La démocratie est indissociable de la reconnaissance du
pluralisme social. Elle est également indissociable de la mise en place d’un
régime de droits.

La tradition libérale distingue deux types de droits. D’une part, le citoyen jouit 57
de droits proprement politiques, comme le droit de voter ou de se présenter à
une élection. D’autre part, il jouit de droits civils, et plus largement de ce qu’on
appelle les libertés essentielles : le droit à la sûreté, à l’égalité devant la loi,
devant la justice et dans l’accès aux emplois publics ; le droit de se marier et
d’être propriétaire ; la liberté de pensée, d’opinion et d’expression, de religion
et de culte, de circulation, de réunion, d’association ou de manifestation. Ces
droits ne sont pas seulement des proclamations de principes. En Belgique,
comme dans la plupart des démocraties libérales, ils sont intégrés dans les
systèmes constitutionnels. Les droits civils et politiques sont conçus comme
des libertés négatives [20] car ils visent avant tout à protéger le citoyen des
ingérences d’autrui, qu’il s’agisse des autres individus ou de l’État lui-même.

Ainsi qu’évoqué plus haut, seuls les droits politiques sont censés être 58
spécifiquement liés à la citoyenneté nationale : un étranger bénéficie des
autres droits et libertés fondamentaux, y compris les droits sociaux.
Néanmoins, il convient de souligner la relation étroite entre les droits civils et
les droits politiques, et le rôle que cette relation joue dans la définition et dans
l’exercice de la citoyenneté. Les droits civils présentent une dimension
politique, puisqu’ils permettent aux citoyens de former et d’organiser leur
opinion indépendamment de la puissance publique et des acteurs qui en
détiennent les leviers. Toutefois, l’octroi de droits politiques égaux est, à
rebours, la conséquence attendue de l’octroi de droits civils égaux. D’une part,
la meilleure manière de garantir le respect des droits civils par l’État est que
celui-ci ne puisse agir qu’avec le consentement des membres de la collectivité
politique. D’autre part, l’exercice des droits politiques prolonge à l’échelon
institutionnel le principe selon lequel les membres de la communauté sont
tenus comme étant à la fois libres et égaux. L’idéal de liberté n’a pas de sens si
certains individus ou groupes d’individus disposent du droit d’imposer
systématiquement leur volonté à d’autres, ou des ressources pour ce faire. Et
l’idéal d’égalité n’a pas non plus de sens s’il consiste à imposer à chacun les
mêmes situations d’injustice ou d’oppression. Les droits civils de l’individu ne
sont donc pas des droits abstraits, coupés de la communauté politique. En ce
sens, c’est en toute cohérence que la déclaration de 1789 porte sur les « Droits
de l’Homme et du Citoyen ». Et c’est sans contradiction qu’à ces droits sont
parfois associées certaines obligations civiques. Le citoyen n’est pas seulement
appelé à respecter les lois ou à participer à la dépense publique en payant ses
impôts. Il est obligé dans certains pays de participer à la défense du pays et d’y
effectuer par exemple son service militaire. Il peut également être obligé
d’exercer ses droits : en Belgique (article 62 de la Constitution), mais aussi en
Australie, en Grèce, à Chypre ou au Grand-Duché de Luxembourg, le vote est
obligatoire.

La collectivisation des droits


Si le discours sur les droits fondamentaux est d’inspiration libérale, il s’est 59
progressivement inscrit dans une conception plus collective de la construction
de l’intérêt général. Le républicanisme joue un rôle notable dans cette
évolution, puisqu’il défend l’idée qu’une bonne délibération est une
délibération collective et que celle-ci requiert que l’ensemble des citoyens y
soient associés sur un pied d’égalité. Toutefois, c’est surtout le socialisme
démocratique qui a contribué à élargir la portée des droits fondamentaux.
Pour les théories socialistes, la citoyenneté est une coquille vide si le citoyen
n’a pas accès aux conditions matérielles d’existence permettant de participer
effectivement à la vie collective.
Tout d’abord, un citoyen ne peut pas tenir son rôle s’il doit consacrer la 60
plupart de son temps à sa simple survie matérielle : comment exercer sa
citoyenneté si on vit dans la misère, si on ne dispose pas des moyens d’assurer
sa subsistance, si on ne dispose pas d’un niveau d’éducation permettant par
exemple de lire le journal ou de comprendre une convocation électorale ?

En outre, il ne suffit pas de rendre possible la participation de tous. Il faut 61


aussi qu’elle soit équitable, au sens où elle accorde une chance de même
nature d’accéder aux différentes positions de pouvoir et de visibilité politique.
Outre l’accès de chacun à un minimum de droits économiques, sociaux et
culturels, il s’agira ainsi de lutter contre toutes les discriminations affectant
l’accès aux biens (logement) et aux positions sociales (emploi, responsabilités
dans la vie économique…).

Enfin, il convient de souligner l’influence que les inégalités économiques 62


peuvent exercer sur la répartition des ressources politiques entre les citoyens.
En effet, la vie politique n’est pas une bulle étanche, séparée du reste de la
société. Les citoyens qui disposent de davantage de capitaux sociaux,
financiers, symboliques peuvent voir ceux-ci leur servir également dans la
sphère politique. Si les décisions politiques peuvent créer des inégalités
économiques et sociales, les inégalités économiques et sociales alimentent
elles aussi des inégalités politiques entre les citoyens. Dans ce cadre, « la
convertibilité du capital économique ou social en “capital démocratique” ou en
pouvoir d’influence ne permet pas seulement de financer lobbies, think tanks et
autres fondations au service d’intérêts très spécifiques. Elle donne aussi à
ceux qui en disposent des ressources judiciaires supérieures. Elle leur permet
d’inscrire leur action politique dans la durée – l’échec et l’opposition politiques
étant plus facilement digérables quand la survie de l’acteur ne dépend pas de
son accès à la parole et au pouvoir politique. Elle leur permet de croiser plus
facilement les différentes ressources et capitaux dont ils disposent. Elle
favorise donc l’accès à la fois privilégié et pérenne des privilégiés à la parole
publique, au formatage des débats et à la constitution de l’agenda » [21].

L’émergence des droits sociaux, économiques et culturels – encore appelés 63


droits de seconde génération [22] – répond surtout à une aspiration à la justice
et à la protection sociale. Elle est, de ce fait, le fruit de combats collectifs qui
émaillent, depuis 150 ans, l’histoire syndicale, sociale et politique de la
Belgique. Toutefois, elle a aussi progressivement enrichi le sens donné à la
citoyenneté et contribué à développer de nouveaux outils pour ce faire.
L’exercice de la citoyenneté politique est lié au développement des conditions
de la citoyenneté sociale. C’est ainsi que la Constitution belge est censée
imposer la garantie du droit au travail et au libre choix d’une activité
professionnelle, du droit à la sécurité sociale, du droit à la protection de la
santé, du droit à un logement décent ou encore du droit à l’épanouissement
culturel et social (article 23 de la Constitution belge).

La mise en place de ces droits entretient une relation ambivalente avec 64


l’héritage libéral. D’un côté, elle s’intègre dans l’esprit juridique et politique du
libéralisme. D’un autre côté, elle contribue à transformer, et peut-être à
subvertir, ce régime de droits individuels, puisqu’elle leur donne parfois un
caractère collectif (droit à l’information via le conseil d’entreprise, droit de
grève…) et qu’elle attribue à l’État un rôle de redistribution économique que le
libéralisme classique tend à lui dénier.

À ce titre, la revendication de nouveaux droits est, aujourd’hui, le fait de 65


mouvements et d’acteurs ne se sentant pas forcément proches du libéralisme
politique.

Tout d’abord, le débat public et juridique a vu émerger ces dernières années 66


une troisième catégorie de droits, parfois appelés droits de solidarité : on
songe ici au droit à la paix, au développement, à un environnement sain ou au
patrimoine commun de l’humanité. S’ils bénéficient d’une reconnaissance
politique et juridique croissante, ces droits créent rarement des créances [23]
ou des obligations.

Par ailleurs, l’octroi de droits sociaux risque à son tour de devenir une 67
incantation vide s’il ne s’appuie pas sur la mise en place d’une série d’outils
politiques de lutte contre la pauvreté, contre l’insécurité sociale et – dans une
certaine mesure du moins – contre les inégalités. Or ces politiques reposent
elles-mêmes sur l’établissement préalable d’un certain nombre de services
garantis aux citoyens. L’exercice des droits sociaux dépend, d’une part, que
soit garanti à chacun l’accès à divers services communs, tels que le droit de
disposer d’un compte en banque par exemple. Il dépend, d’autre part, de
l’existence d’une série de services collectifs (services de soins de santé, écoles,
caisses d’assurance…) accessibles à l’ensemble des citoyens, qu’il s’agisse de
services publics ou de services privés plus ou moins directement financés par
l’État.

Enfin, même la mise en place de ces garanties laisse pendant le problème de la 68


« convertibilité » des capitaux, évoqué un peu plus haut.

Un régime de reconnaissance
La citoyenneté démocratique ne désigne pas seulement un ensemble de droits 69
et de devoirs ou une relation particulière à la participation politique. Elle est à
la fois un levier et une des fins de la socialisation de l’individu. Vivre dans une
démocratie, c’est vivre dans une société au sein de laquelle les mœurs, les
habitudes de politesse, les relations entre les gens, les lieux physiques de
rencontre (cafés, places de village, rues, piscines publiques…), les
communautés locales sont structurés autour de l’idée que le lien social est
fondé sur ce que Tocqueville appelle, dans De la Démocratie en Amérique,
« l’égalité des conditions ». Quelles que soient les injustices, les inégalités
matérielles ou les violences qui la parcourent, une société démocratique se
définit avant tout comme une société non hiérarchique. L’égalité est le
principe qui structure l’idéologie démocratique.

Dans ce cadre, « l’individu apprend à s’appréhender lui-même à la fois comme 70


possédant une valeur propre et comme étant un membre particulier de la
communauté sociale » [24]. Cela signifie que la valeur de nos pensées, de nos
actions et de notre identité ne dépend pas seulement des ressources, des
droits, voire des certitudes subjectives que nous leur associons, mais qu’elle
dépend aussi de la reconnaissance dont celle-ci fait l’objet.

Prenons le cas d’un système politique à la fois libéral et démocratique, mais où 71


les relations sociales sont organisées en fonction d’un système de castes.
Chacun des membres de cette société peut voter, être élu, mener ses affaires,
aller et venir librement, bénéficier des services publics existants. Toutefois, les
membres des castes inférieures doivent se baisser devant les membres des
castes supérieures lorsqu’ils croisent ceux-ci dans la rue ; ils ne sont pas
considérés suffisamment dignes – bien que ce droit existe formellement – de
se marier avec ceux-ci ; ils sont considérés comme étant plus impurs, moins
dignes de confiance ou plus simplement destinés aux tâches sociales
subalternes. Quel sens donner à la citoyenneté dans ce cas ?

Comme l’exprime Axel Honneth, « les sociétés sont constituées 72


d’arrangements et d’institutions qui ne sont légitimes que pour autant qu’ils
sont en mesure de garantir, sur différents plans, le maintien de rapports de
reconnaissance réciproque authentiques » [25]. Ces rapports de reconnaissance
peuvent prendre des formes différentes. Le droit ou le marché sont par
exemple des sphères de reconnaissance assez formelles, qui incluent
l’individu dans un tissu de droits, d’obligations et de transactions. Toutefois,
une société peut être relativement stable, équitable et égalitaire tout en étant
brutale et violente, voire humiliante pour certaines catégories de la
population. L’exercice de la citoyenneté ne recouvre pas seulement un
ensemble de droits ou de pratiques politiques, mais aussi la capacité d’être
reconnu comme une personne à part entière, dotée de capacités et de qualités
morales propres. Cette reconnaissance peut avoir une dimension affective,
mais aussi sociale et culturelle.

La société comprend de nombreux lieux d’inclusion sociale, symboliques ou 73


physiques : l’école, les clubs sportifs, les associations locales, les mouvements
de jeunesse, les cultes religieux ainsi que, plus prosaïquement, les cafés ou les
places publiques. Ces lieux d’inclusion peuvent devenir également des lieux
d’exclusion dès lors que des individus ne se sentent pas libres d’y prendre
place ou non, ou que leur fonctionnement conduit à marginaliser certaines
catégories de la population. Le défi des sociétés modernes est d’encourager la
création et le dialogue entre ces différentes sphères d’inclusion, tout en
évitant que le fonctionnement de ces communautés sociales conduise à la
marginalisation de leurs propres membres (lorsque des communautés
minoritaires se ferment vis-à-vis du reste de la communauté) ou à l’exclusion
sociale de ceux qui ne souhaitent pas en faire partie (en cas de domination
politique et sociale de certaines communautés particulières). Les mécanismes
sociaux par lesquels se forgent les identités collectives mènent par ailleurs à
de nombreuses questions, qu’il s’agisse par exemple de la définition du « Bon
Belge » ou du « Hardwerkende Vlaming » ou de ce que seraient des pratiques
sexuelles normales ou non : contribuent-ils à structurer la société ou à la
fragmenter ? Contribuent-ils à l’identité du sujet ou à son assignation à des
rôles prédéfinis ?

La culture et la citoyenneté

Selon l’UNESCO, « dans son sens le plus large, la culture peut aujourd’hui
être considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels,
matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un
groupe social. Elle englobe, outre les arts, les lettres et les sciences, les
modes de vie, les lois, les systèmes de valeurs, les traditions et les
croyances » [26].
Cette définition large de la culture est révélatrice de son rôle dans la
définition et dans l’exercice de la citoyenneté. Outre ses dimensions
esthétiques ou existentielles, la culture permet à l’être humain de
prendre distance vis-à-vis de lui-même et du monde, et de s’interroger
sur son identité et sur le sens de son existence. La culture est ce qui nous
permet de ne rien tenir pour évident. Elle conduit la réflexion sur soi et
sur la société. Elle représente par conséquent le vecteur par excellence de
l’émancipation politique.
Toutefois, la culture ne désigne pas seulement un processus de
production symbolique, mais aussi l’ensemble des formes symboliques
produites par les sociétés humaines. La culture institue ce que Charles
Taylor appelle des « imaginaires sociaux » [27], à savoir des manières de
penser le monde, les relations sociales, la frontière entre le beau et le laid,
le civil et l’incivil. La culture peut donc être également définie comme un
patrimoine.
L’intégration personnelle et collective de ce patrimoine permet aux
citoyens de se rassembler autour d’un certain nombre de pratiques
sociales, de valeurs communes, d’expériences partagées. À ce titre, elle
contribue à cimenter le corps social. Elle étaie et motive l’exercice de la
citoyenneté. Elle contribue à la reconnaissance et à l’intégration du
citoyen dans le corps social. Plus pratiquement, elle représente une
ressource sociale déterminante pour le citoyen.
La culture doit permettre au citoyen de réfléchir les institutions sociales
existantes, tout en formant le substrat de ces institutions sociales. Pour
ne prendre qu’un exemple, ce qu’on appelle la modernité désigne le
mouvement historique, politique et intellectuel associant le progrès
humain à l’usage critique de la raison. Or la modernité représente elle-
même un ensemble d’idées et d’institutions – les droits fondamentaux, la
valorisation du sujet individuel, la foi en la science – tenues pour
acquises. Dans ce cadre, comment cultiver la culture ? Dans quelle
mesure faut-il soumettre les principes de la modernité à leur propre
critique ? Si ces réflexions peuvent paraître théoriques, elles présentent
une dimension politique importante. La culture est à la fois ce qui
permet de contester la société telle qu’elle existe et ce qui constitue cette
société. Ce faisant, elle définit à la fois les conditions d’inclusion et
d’exclusion du citoyen dans la société. Adhérer à une culture permet de
s’y intégrer. Ne pas y adhérer, fût-ce au nom de l’exercice critique de sa
citoyenneté, peut conduire à s’en faire exclure.
Dans cette perspective, la culture ne représente pas seulement un facteur
de distinction proprement culturel. Elle peut constituer un facteur de
distinction et d’exclusion sociale. En effet, les marqueurs culturels sont
aussi des marqueurs sociaux. Certaines œuvres culturelles sont associées
à des groupes sociaux structurellement privilégiés, quelle que soit
d’ailleurs la portée critique associée à ces marqueurs : l’œuvre de Pierre
Bourdieu ou de Stanley Kubrick devient non seulement un sujet de salon
parmi d’autres, mais aussi un objet culturel dont la maîtrise permet de
tracer la frontière entre le monde culturel d’une certaine bourgeoisie et le
reste de la société. Inversement, d’autres marqueurs culturels sont
associés à des groupes sociaux structurellement dominés : pensons pêle-
mêle aux fanfares ouvrières, aux arts urbains, aux processions
folkloriques ou aux pratiques de sorcellerie [28]. Ces marqueurs culturels
tendent à être disqualifiés par le fait qu’ils sont associés à des groupes
dominés. Ces groupes dominés sont exclus du monde culturel jugé
légitime, parce qu’ils n’en partagent pas les marqueurs. Dans ce cadre,
ces mécanismes de qualification ou de disqualification sociales n’opèrent
pas seulement au niveau des classes socio-économiques de la population.
Ils jouent aussi au niveau des appartenances culturelles, religieuses et
ethniques des citoyens.
Il convient de souligner à quel point ces différentes fonctions de la
culture sont en relation dynamique. La culture est ce qui institue le
social, tout en étant instituée par le social. Instituant le social, elle
questionne les cadres existants et distingue les cadres légitimes des
cadres illégitimes. Instituée par le social, elle inclut au sein de la
communauté ceux qui comprennent ou partagent ses codes, et exclut de
la communauté ceux qui ne les comprennent ou ne les partagent pas. La
fréquentation de Mozart et de Flaubert offre des portes d’entrée
précieuses sur soi et sur le monde. Toutefois, elle peut devenir aussi un
fétiche fantasmé de ce que serait la « civilisation européenne » ou la
« communauté nationale ». A contrario, des cultures dites minoritaires
peuvent devenir progressivement des contre-cultures à part entière, avec
leurs lieux, leurs codes et leurs thèmes spécifiques. Ces contre-cultures
peuvent proposer des imaginaires sociaux à part entière, contestant les
cadres culturels établis tout en étant progressivement intégrées dans le
récit culturel dominant. Lointaine héritière de la musique jouée par les
esclaves noirs aux États-Unis, produit de la contre-culture américaine
des années 1960, la musique rock a accompagné les transformations
sociétales de la deuxième moitié du 20e siècle. Elle est aujourd’hui jouée
sur des publicités pour voiture et entre, selon certains, dans le champ de
la musique classique.

Troisième partie : L’exercice de la citoyenneté

La citoyenneté peut être définie et justifiée en fonction de différents modèles. 74


Mais comment s’exerce-t-elle pratiquement ? La citoyenneté recouvre trois
niveaux d’exercice : la participation politique, la discussion publique et les
pratiques d’identification socio-politiques. Le citoyen participe à la vie de la
cité, au niveau de ses institutions politiques ou au niveau de sa vie sociale. Il
exprime ses points de vue, les confronte à ceux de son entourage et tente de
les faire prévaloir dans la mesure du possible. Enfin, il se définit comme
membre de la communauté à partir de ses ancrages familiaux, de l’endroit où
il vit, des cultures et des revendications auxquelles il s’identifie, de la langue
qu’il parle. Inévitablement liées, ces trois dimensions s’intègrent dans un
régime politique particulier, à savoir la démocratie, lui-même parcouru par
une série de tensions fondatrices.

Les pratiques démocratiques peuvent être comprises à travers plusieurs 75


oppositions dialectiques.

Tout d’abord, la démocratie se construit sur un double rapport de confiance et 76


de méfiance politique. La citoyenneté démocratique repose sur une relation de
confiance entre les membres de la communauté, permettant un dialogue civil
et un engagement commun dans les institutions politiques. Toutefois, le
fonctionnement des institutions démocratiques repose sur l’idée que le bon
comportement des gouvernants ne peut pas être tenu pour acquis. La division
des pouvoirs, le principe de publicité politique, le principe de motivation des
jugements et des actes administratifs, les règles de prévention de conflits
d’intérêts ou la limitation des cumuls indiquent que la confiance collective vis-
à-vis du régime démocratique nécessite paradoxalement d’y intégrer des
dispositifs fondés sur la méfiance [29].

Par ailleurs, la démocratie repose à la fois sur un idéal de consensus collectif et 77


sur un idéal de pluralisme politique. Depuis J.-J. Rousseau au moins, l’idéal
démocratique est étroitement associé à la notion de volonté générale ; et,
comme J.-J. Rousseau le souligne, la formation de la volonté générale ne
désigne pas l’addition des volontés individuelles, mais la construction de la
volonté du corps souverain dans son ensemble [30]. Toutefois, la démocratie ne
peut jamais tenir cette volonté pour acquise, puisqu’elle met aux prises des
citoyens aux opinions, aux perceptions et aux préférences différentes. Les
dispositifs (propagande, paternalisme politique, incitants directs et indirects
à la convergence des comportements) visant à réduire ces différences au
profit du consensus posent parfois plus de problèmes démocratiques qu’ils
n’en résolvent.

Une troisième opposition concerne les rapports complexes entre partialité et 78


impartialité. D’un côté, être citoyen implique d’accepter de faire partie d’un
espace social et symbolique, définissant en son sein ses conditions
d’appartenance et donc d’exclusion : la communauté politique ne traite pas les
citoyens de la même manière que les non-citoyens et la citoyenneté est liée au
respect d’une série de valeurs définies, variables en fonction des
communautés concernées. D’un autre côté, la démocratie nécessite que les
citoyens soient traités de manière impartiale, quelles que soient leurs
conceptions du bien, de la société, de la raison publique. La citoyenneté repose
donc à la fois sur la reconnaissance collective d’un certain nombre de vertus et
de valeurs censées orienter l’activité politique et sur le fait que les citoyens
doivent être traités avec un respect égal quelles que soient leurs vertus et
quelles que soient leurs valeurs.

Enfin, la démocratie repose à la fois sur une double exigence de rationalité et 79


d’égalité. Le respect de l’égalité politique assure que la décision soit prise de
manière démocratique. La promotion d’un processus de décision le plus
rationnel possible est quant à elle une condition importante, et peut-être
nécessaire, pour que les règles collectives poursuivent l’intérêt général. La
plupart des théories de la démocratie essaient d’imaginer les conditions dans
lesquelles égalité et rationalité peuvent s’instituer réciproquement. On dira
par exemple que la participation de tous et la promotion du débat public
tendent à produire des décisions plus rationnelles. Il convient de constater
que cette relation entre égalité et rationalité ne se vérifie pas toujours dans les
faits, laissant parfois la place à un doute profond quant à la capacité de
satisfaire pratiquement ces idéaux. Au nom de quoi pouvons-nous croire en la
démocratie en dépit du fait qu’elle laisse souvent cours à la mauvaise foi et à
des décisions apparemment irrationnelles, et qu’elle ne semble jamais suffire
à promouvoir une société juste ? La justification d’un régime légitime repose-
t-elle sur sa capacité à promouvoir une décision raisonnable ou à permettre
l’égale participation de tous ?

Par ailleurs, la démocratie est un régime suspect par essence, puisqu’elle 80


consiste à donner à tout citoyen le droit de penser et de dire que ce que les
autres pensent et disent est stupide. Une part de la pensée politique, quant à
elle, s’est toujours montrée profondément sceptique quant à la capacité de la
démocratie à produire des décisions raisonnables [31]. De Platon à Joseph
Schumpeter, l’idée que l’exercice de la souveraineté du peuple puisse
construire l’intérêt général est considérée au mieux comme hasardeuse, le
désintérêt des gouvernés et le pouvoir des démagogues la rendant vulnérable
aux passions humaines, et, au pire, comme un simulacre permettant aux
groupes et personnes dominants de garder le pouvoir avec l’assentiment du
plus grand nombre. Comme Bernard Manin le rappelle [32], la mise en place de
ce qui est considéré aujourd’hui comme la forme-type de la démocratie, à
savoir le régime représentatif, est en réalité un compromis historique assumé
entre des aspirations de type démocratique et la volonté de sélectionner une
élite de représentants chargés de contenir ces aspirations démocratiques dans
les bornes de la raison.

Ainsi, l’idée que l’exercice populaire de la souveraineté puisse nuire à une 81


délibération rationnelle est centrale pour les théories libérales élitistes de la
démocratie [33]. Celles-ci considèrent que la liberté est l’objectif premier du
gouvernement légitime et défendent ainsi le droit à l’indépendance de
l’individu dans le domaine privé et économique ainsi que les principes de
l’État de droit et de l’État représentatif. Néanmoins, le citoyen ne disposerait
pas des compétences, de la discipline, du temps ou de l’énergie requis pour
contribuer de manière active à la vie publique : si les institutions doivent
garantir le respect des droits et des libertés [34] du citoyen, il revient à la
représentation politique de canaliser les tendances à l’irrationalité de
l’opinion publique et de sélectionner à ces fins des personnes
tendanciellement plus compétentes et plus intéressées par la chose publique.
À rebours, les réflexions contemporaines portant sur la délibération et la
participation démocratiques insistent sur l’idée que la rationalité de la
décision ne peut conduire à faire l’impasse sur l’exigence d’égalité. Fût-ce plus
indirectement, ces réflexions nourrissent également le débat sur la
reconnaissance de droits collectifs associés à certaines communautés et
cultures particulières.

La participation politique
La participation politique désigne l’ensemble des moyens par lesquels un 82
citoyen peut activement faire valoir sa prérogative à participer à l’exercice du
pouvoir. Les formes de participation privilégiées varient en fonction du type
de régime dans lequel évoluent les citoyens.

La notion de démocratie et la notion de représentation sont aujourd’hui 83


régulièrement utilisées comme des synonymes. Le pouvoir de voter, d’être élu
et de s’exprimer librement constitue pour beaucoup les caractéristiques par
excellence d’un régime démocratique. En réalité, la démocratie représentative
est une construction historique et politique plutôt récente, qui s’est
progressivement répandue en Europe et en Amérique au cours du 19e siècle,
avant de s’imposer globalement en Occident à partir de l’après-guerre et, plus
largement encore, après la chute du mur de Berlin. Ainsi qu’évoqué plus haut,
le droit de vote et celui d’éligibilité ont longtemps été restreints à une minorité
de la population, à savoir les hommes adultes dotés des ressources jugées
pertinentes pour participer à la vie publique (diplômes, profession, niveau de
fortune…), avant de s’élargir progressivement durant le 20e siècle.

La justification du gouvernement représentatif est elle-même ambivalente. 84


Pour beaucoup, les représentants sont élus afin de traduire la volonté de la
population, ou en tout cas celle de leurs électeurs. En réalité, le gouvernement
représentatif est le fruit d’un compromis politique. Les électeurs donnent leur
assentiment à la formation du corps des représentants, sont libres de
commenter et de critiquer l’action de ceux-ci, et peuvent mener librement
leurs activités privées ou civiques. Pour la philosophe Nadia Urbinati par
exemple, le régime représentatif a pour fonction authentiquement
démocratique de permettre la constitution d’une société politique autonome
des lieux du pouvoir et donc mieux capable de contester ceux-ci [35] En
revanche, en l’absence de mandat impératif ou de procédures de
révocation [36], les représentants ne sont pas liés par leurs électeurs : élus à
intervalles réguliers, ils ont le pouvoir de prendre des décisions sans craindre
d’être démis anticipativement de leurs fonctions. La représentation se conçoit
comme un processus de sélection des dirigeants qui remplit d’abord une
fonction de gestion collective : tandis que les citoyens n’ont pas forcément le
temps ou les dispositions pour s’intéresser aux affaires publiques, l’élection
doit permettre à ceux qui le veulent et qui en sont capables de gouverner à
l’abri des houles de l’opinion publique. Le citoyen est censé choisir des
représentants en fonction de ses préférences, souvent orientées par la
perception qu’il a de ses intérêts. De son côté, le mandataire a à défendre au
mieux ce qu’il estime être l’intérêt général, ou ce qu’il estime être l’intérêt de
ses électeurs.

Il convient toutefois de constater que le gouvernement représentatif fait 85


l’objet de diverses remises en question. Il lui est reproché de couper les
représentants des préférences et du vécu de la population, de produire des
processus de décision opaques et peu compréhensibles pour le citoyen, de
permettre la défense des intérêts privés ou partiaux des représentants et de
décourager le citoyen de s’investir dans la vie de la cité.

Le système représentatif a dès lors fait – et continue de faire – l’objet de 86


diverses propositions de réformes. Certaines d’entre elles, comme les règles
anti-cumul, les incompatibilités ou les règles de prévention de conflits
d’intérêts, visent à limiter l’accumulation du pouvoir politique ou son
détournement à des fins privées. D’autres propositions visent plutôt à nouer
ou à renouer les liens entre l’espace public (voir ci-dessous) et le lieu du
pouvoir politique proprement dit : on songe notamment au développement
des procédures de pétition, à la consultation institutionnalisée de la société
civile, à la création de bureaux de médiateurs publics, à la mise à disposition
large et publique des documents de l’administration. D’autres encore
entendent transformer les mécanismes de la représentation elle-même. Qu’il
s’agisse de remettre en question les dynamiques de pouvoir propres à la
représentation parlementaire classique ou de donner davantage de raisons au
citoyen de s’intéresser à la chose publique, l’instauration de mécanismes de
tirage au sort ou de « démocratie liquide » agite ainsi le débat public depuis
quelques années.

La démocratie liquide

Se présentant comme une combinaison entre la démocratie directe et la


démocratie représentative, l’idée de démocratie liquide – ou delegative
democracy en anglais – repose sur l’idée que chaque citoyen a le droit de
participer directement au processus de décision, mais qu’il peut
également, s’il le souhaite, déléguer sa voix à un autre citoyen.
Ébauchés par Lewis Carroll dans ses Principes de la représentation
parlementaire [37], élaborés de manière plus théorique par Bryan Ford [38],
puis repris dans le programme et dans le fonctionnement de divers
partis dits pirates, les principes de démocratie liquide visent à
encourager la participation directe des personnes concernées, sans pour
autant les y obliger. Le principe de délégation est transférable, dans la
mesure où un délégué est libre de transmettre les voix qu’il a reçues à un
autre délégué. En outre, le processus de délégation est en partie secret :
les délégués connaissent uniquement le nombre de personnes dont ils
sont les délégataires, non leur identité.
Les dispositifs de démocratie liquide font l’objet de discussions nourries.
Ils favoriseraient de facto un nouveau type d’élitisme politique, fondé sur
la capacité des délégués à s’investir activement dans la vie publique –
cette capacité étant elle-même facilitée par la détention de capitaux
matériels ou symboliques permettant à quelqu’un d’y consacrer le temps
et l’énergie suffisants. Dès lors qu’ils sont imaginés à une échelle de
moyenne ou large envergure, ils nécessitent la mise en place d’une
logistique complexe et de procédures de délégation fiables. Enfin, ils
requièrent de réfléchir aux procédures de délibération et
d’accompagnement de la décision qui les encadreraient.
Outre ces propositions de réforme, ce qu’on nomme parfois « la crise de la 87
représentation » peut aussi conduire à envisager d’autres conceptions de la
démocratie, plus ou moins concurrentes au modèle représentatif.

La démocratie directe est souvent associée au souvenir de la démocratie 88


athénienne, et particulièrement à son apogée au 5e siècle avant Jésus-Christ.
Le régime politique athénien accordait un pouvoir de décision publique direct
aux citoyens tant par leur participation à l’assemblée (Ecclesia) que par l’accès
du plus grand nombre aux différents mandats publics. Qu’il s’agisse des
travaux de préparation et d’exécution des lois assurés par la Boulè ou de l’accès
à la plupart des magistratures, l’occupation des lieux de pouvoir obéissait à un
double principe de tirage au sort et de rotation des mandats.

À raison ou à tort – la cité d’Athènes comptait malgré tout 60 000 citoyens en 89


450 av. J.-C. –, la démocratie directe est souvent considérée comme un régime
peu adapté aux sociétés modernes.

Ainsi, la taille des États-nations, la division du travail et la complexité 90


croissante des sociétés ne semblent pas faciliter la mise en place d’un régime
d’assemblée directe.

Par ailleurs, la démocratie directe ne passe plus pour être la forme la plus 91
aboutie de la démocratie. L’élection de représentants contribuerait mieux à la
tenue d’une délibération raisonnable. Par ailleurs, le libéralisme politique
repose sur l’idée qu’il est nécessaire, afin de garantir au mieux l’exercice des
libertés de chacun, de distinguer l’espace politique proprement dit de la
société civile et de la sphère privée (voir ci-dessous).

Enfin, les luttes ouvrières, puis féministes, ont transformé substantiellement 92


le sens de la représentation politique, laissant dans l’ombre la dimension
élitiste qui la parcourait originairement. La représentation n’est plus perçue
aujourd’hui comme un concept opposé à la démocratie directe, mais comme
un principe concurrent, « selon lequel toutes les composantes de la population
doivent être électrices et éligibles afin de ne laisser aucun groupe capter la
représentation nationale à son profit. Des aspirations à des pratiques de
démocratie directe ont continué à exister, mais c’est d’abord l’extension du
droit de suffrage qui a fait l’objet de revendications » [39].

Malgré ces difficultés apparentes, la démocratie directe reste un idéal vivace. 93


Elle inspire aujourd’hui encore la mise en place de divers mécanismes visant à
compléter le gouvernement représentatif et consistant à inviter la population
« à voter sur des questions […] déterminées afin d’exprimer un choix, mais en
écartant tout vote consistant à élire des personnes » [40]. Ainsi, le référendum
consiste à demander à la population de prendre une décision sur une question
ou une série de questions, cette décision s’imposant aux autorités publiques
en place. Existant dans la plupart des cantons suisses, la procédure de
référendum financier vise plus spécifiquement à conditionner certains types
de dépenses publiques à l’approbation des citoyens [41]. Mise en place au sein
des communes de la Région wallonne et de la Région de Bruxelles-Capitale,
l’interpellation citoyenne est un procédé mixte permettant à des citoyens de
questionner directement les instances communales. De manière générale, le
développement des technologies de l’information et de la communication
facilite aujourd’hui la consultation et la décision collective d’un grand nombre
de personnes situées dans des lieux différents. Qu’il s’agisse du
développement des moyens de communication à distance, de la création
d’États de grande taille et abritant des populations importantes, de la division
moderne du travail ou de l’instauration progressive d’une sphère politique
autonome, le développement de la modernité politique a longtemps fait
penser que la démocratie directe était un régime impraticable. En réalité, quel
que soit le caractère souhaitable ou non de la démocratie directe, le
développement de ces technologies de communication lui permet aujourd’hui
de devenir à nouveau un régime envisageable.

Enfin, la démocratie directe continue d’inspirer ce qu’on appelle les théories 94


participatives de la démocratie. Critiquant à la fois l’importance excessive
occupée par le principe de majorité et les dérives du régime représentatif, les
théories participatives de la démocratie considèrent que la citoyenneté n’est
pas seulement un état juridique, mais le moteur même de la démocratie. Sans
pour autant qu’il faille supprimer les organes représentatifs, un régime
démocratique ne serait pleinement à la hauteur de ses idéaux que si les
citoyens sont associés à la prise de décision, qu’il s’agisse simplement de les
consulter au préalable, d’organiser une concertation formelle entre les parties
en cause ou de faire en sorte que la norme soit élaborée à la fois par les
citoyens et par les instances décisionnaires.

Il n’est pas toujours facile de distinguer les propositions visant à réintroduire 95


une part de démocratie directe au sein des institutions démocratiques des
propositions visant à instaurer des éléments de démocratie participative.
Néanmoins, la démocratie participative se distingue de la démocratie directe
sur deux points. Premièrement, la démocratie participative considère que la
participation active des citoyens est une valeur intrinsèque de la démocratie,
là où les tenants de la démocratie directe peuvent estimer qu’il ne s’agit que
d’un instrument souhaitable. Deuxièmement, la démocratie participative ne
donne pas forcément au citoyen un pouvoir direct sur la décision, qu’il s’agisse
de la mise à l’agenda d’une question ou du processus formel de décision. Ainsi,
les référendums contraignants pour les élus sont considérés comme des
mécanismes de démocratie directe. Organisées au niveau communal et
désormais autorisées au niveau régional, les consultations populaires sont, en
revanche, plutôt considérées comme des outils de démocratie participative,
puisqu’elles consistent à demander l’avis de la population sur une question
donnée sans pour autant que les autorités publiques soient liées par cet avis.
Pour ne citer que quelques propositions, les partisans de la démocratie
participative préconiseraient la création de conseils de quartier, la mise en
place d’enquêtes publiques, l’instauration d’audits citoyens des comptes
publics. Ils seraient favorables à l’organisation de procédures d’amendements
citoyens, permettant aux membres de la communauté politique de soumettre
des amendements aux propositions de décision discutées au sein des conseils
communaux ou au sein des chambres législatives : bien que rien ne garantisse
que ces amendements seront adoptés, les élus et l’exécutif compétents se
verraient contraints de prendre position et d’envoyer par la suite un compte
rendu à toutes les personnes s’étant prononcées en faveur d’un amendement
citoyen. Enfin, ils auraient notamment pu soutenir la création de l’initiative
citoyenne européenne (art. 11, TUE), qui consiste à inviter la Commission
européenne à présenter une proposition législative dans un domaine dans
lequel l’Union européenne est habilitée à légiférer, dès lors que parviennent à
être rassemblées les signatures d’un million de citoyens, venant d’au moins un
quart des pays membres.

La délibération publique
La participation politique repose sur une double relation entre la parole et 96
l’action politiques. Les actions politiques posées par les citoyens et les acteurs
politiques représentent aussi une façon d’affirmer un point de vue, de
défendre une certaine conception de la rationalité politique, d’imposer une
vision du monde. Le fait d’inaugurer un bâtiment, de soumettre au Parlement
un texte de loi ou de se rassembler pour manifester ne représente pas
seulement une manière d’agir, mais aussi une manière de s’exprimer
politiquement. Inversement, les discours politiques sont aussi des manières
d’agir. Les représentants politiques sont parfois critiqués, parce qu’ils
« parlent beaucoup mais n’agissent pas ». Qu’il s’agisse de dénoncer une
politique gouvernementale devant la Chambre des représentants, de publier
des textes et des analyses dans les journaux, de prononcer un discours ou de
discuter du contenu d’une proposition de loi, la parole est peut-être le levier
principal de l’action politique.
La parole politique peut se déployer de nombreuses manières. Elle peut faire 97
l’objet d’une expression unilatérale, comme lorsqu’on prononce un discours,
lorsqu’on réalise une œuvre de cinéma à portée politique ou lorsqu’on défile
en groupe pour dénoncer les politiques envisagées ou mises en œuvre. Mais la
plupart des usages de la parole politique supposent, à des degrés divers, un
échange entre plusieurs interlocuteurs. Le marchandage consiste à trouver un
accord satisfaisant les intérêts privés des participants à la discussion, sans
pour autant qu’un consensus ait à être trouvé sur le contenu de l’intérêt
général ni même sur l’opportunité de le poursuivre. La négociation vise à
adopter une position conjointe à partir d’intérêts ou de raisons divergents [42].
La délibération, enfin, désigne le processus au cours duquel les acteurs
présentent des opinions et raisons divergentes, et acceptent que celles-ci
puissent être amendées en fonction de la « force du meilleur argument » [43]
afin de converger ensuite vers le point de vue jugé le plus convaincant à cet
égard.

La délibération joue un rôle important dans les régimes de démocratie directe. 98


Mythe politique ou réalité historique, l’agora athénienne est d’abord un lieu de
discussion égalitaire et collégiale, au sein duquel les positions et les
arguments sont librement exprimés et confrontés. La délibération est
également au centre des réflexions sur la démocratie participative :
l’association des citoyens au processus de décision ne passe pas par le vote,
mais par la possibilité qui leur est donnée d’exprimer leurs points de vue.
Enfin, la délibération est un critère de justification déterminant pour les
régimes représentatifs. Elle en structure le fonctionnement d’ensemble de la
société civile et de l’opinion publique. Par ailleurs, la délibération
parlementaire est un moment clé pour la légitimation des règles collectives,
puisqu’elle conduit formellement le processus d’adoption de ces règles.

Qu’il s’agisse de parler de démocratie participative, de forums citoyens, de 99


sondages délibératifs ou de consultation citoyenne [44], la réflexion politique
ménage depuis vingt ans une place particulière à cette notion de délibération
et donne lieu à une littérature cohérente défendant – ou du moins discutant –
l’idée de « démocratie délibérative » ou de « théories délibératives de la
démocratie » [45].

Les théories délibératives de la démocratie défendent l’idée que les décisions 100
et les politiques se justifient à l’aune de leur capacité à résulter d’un processus
de discussion entre des citoyens libres et égaux. Dans cette perspective, une
décision politique est légitime dans la mesure où elle découle d’un processus
public de discussion au cours duquel les participants à la discussion,
dépassant leurs intérêts personnels, entrent dans un processus d’échanges et
d’amendements guidés par la force du meilleur argument. Les théories
délibératives rejettent donc l’idée que l’agrégation des préférences
individuelles suffise à former l’intérêt général. La décision publique doit faire
l’objet d’un processus de justification au cours duquel chacun s’engage à
exposer ses arguments, à répondre de leur qualité et, éventuellement, à les
amender à la lumière des positions des autres participants.

Dans le cadre proposé par les théories délibératives de la démocratie, si 101


chacun des acteurs est considéré comme rationnel et autonome, cela signifie
non seulement que sa subjectivité le distingue des autres acteurs, mais aussi
que ses objectifs peuvent être a priori considérés comme raisonnables. C’est la
raison pour laquelle la délibération implique la participation égale de tous les
acteurs et une égalité de droits dans la communication [46]. Dans ce cadre, le
modèle délibératif repose sur deux conditions. D’une part, il fonde la
recherche du bien commun sur une participation égale et équitable de tous les
citoyens. Cette participation se justifie par le fait que les citoyens sont censés
être égaux et rationnels. Elle se justifie aussi au nom de raisons internes à la
délibération, puisqu’une large association des citoyens contribue à la vivacité
et tend à améliorer la qualité de la discussion. D’autre part, le modèle
délibératif implique que les citoyens s’engagent dans une discussion
raisonnée autour des fins collectives qu’ils s’assignent. Le critère de réussite
de la discussion est la qualité des arguments qui sont échangés et la capacité
des acteurs à amender leur point de vue en fonction de la force de ces
arguments.

Dans ce cadre, le rôle démocratique de la délibération peut être envisagé à 102


deux niveaux : la promotion d’une délibération plus démocratique et la
promotion d’un système démocratique plus délibératif [47].

Le premier niveau, que la philosophe Simone Chambers appelle celui de la 103


« délibération démocratique », désigne la mise en place de mécanismes à
petite ou moyenne échelle visant à créer des communautés délibératives :
pensons notamment à l’instauration de mini-publics [48], d’agences
participatives indépendantes, de plates-formes numériques de délibération,
de commissions parlementaires plus ouvertes à la société civile. La
délibération démocratique recouvre ainsi les espaces « au sein desquels les
citoyens se réunissent régulièrement pour parvenir à des décisions collectives
sur des questions d’intérêt public » [49].

Le second niveau, associé à ce que Chambers appelle la « démocratie 104


délibérative », désigne les « systèmes délibératifs » prenant place à l’échelle de
l’espace public, à savoir l’ensemble des éléments sociaux et institutionnels qui,
au sein d’un régime donné, sont censés promouvoir une délibération
informée, équitable et contradictoire [50]. La démocratie délibérative requiert
que les citoyens aient accès à l’information politique, que la presse et les
médias puissent contribuer au débat public de manière libre et indépendante,
que la société civile puisse jouer un rôle d’écluse entre l’espace public et
l’espace politique à proprement parler, et que les membres de la communauté
politique disposent de l’éducation et de la formation adéquates pour prendre
leur pleine part à la délibération.

Ces deux niveaux de définition de la délibération ne sont pas consubstantiels. 105


Il est possible de promouvoir une délibération démocratique sans promouvoir
une démocratie délibérative, et vice versa. Ainsi, on peut adopter des règles
favorisant des débats parlementaires rationnels, argumentés et équitables
sans pour autant se soucier du rôle joué par les médias de masse sur l’opinion
publique ou sur le renforcement de la société civile. Inversement, tous les
éléments d’un système délibératif n’ont pas à être eux-mêmes délibératifs –
songeons, par exemple, à l’organisation interne des lobbies et des syndicats.

Néanmoins, ces deux acceptions de l’idéal délibératif sont appelées à se 106


compléter. Un débat parlementaire de qualité contribuera positivement à la
discussion publique dans son ensemble. Inversement, l’association de la
société civile aux travaux de commissions, le regard de la presse et des corps
intermédiaires [51], le niveau général d’éducation civique et la mise en place
d’instances de contrôle et d’évaluation de l’action publique [52] contribueraient
quant à eux à améliorer la qualité de la discussion au sein de l’espace politique
à proprement parler. Les formes restreintes et institutionnalisées de
délibération ne sont pas indépendantes du contexte démocratique élargi [53].

L’extension du domaine des droits


« Le peuple est introuvable » : derrière le caractère provocateur de cette 107
expression, Pierre Rosanvallon rappelle que le peuple n’est pas une foule
homogène ou un ensemble indistinct attaché de tout temps à une identité ou à
un territoire, mais qu’il se compose d’individus et de groupes d’individus dont
les appartenances font l’objet d’un travail continu de définition,
d’appropriation et de représentation. Ces groupes d’individus se définissent
parfois en fonction de conditions d’appartenance et de reconnaissance
internes : religions, modes de vie, identités ethniques… Ils peuvent également
se définir à partir des caractéristiques visibles supposées les identifier vis-à-
vis du reste de la communauté : genre, traits physiques, origine ethnique
apparente, symboles cultuels. Ils peuvent bien sûr combiner ces deux modes
de définition.

Or certains de ces groupes structurellement minoritaires peuvent en venir à 108


être dominés, marginalisés ou exclus par des groupes majoritaires. Qu’il
s’agisse d’une cause ou d’une conséquence, ils en viennent également à être
exclus de la représentation, ou structurellement minorisés en son sein. Cette
exclusion peut être assumée comme telle dans l’ordre juridique du régime
concerné : ainsi, la Belgique n’a accordé le droit de vote aux femmes qu’en
1948, les États-Unis n’ont interdit les discriminations vis-à-vis des Afro-
Américains qu’en 1964 et l’Afrique du Sud a vécu sous un régime dit d’apartheid
jusqu’en 1991. Au-delà des cas de discrimination assumés comme tels, certains
groupes peuvent être victimes de multiples formes d’injustice ou de violence
sociale. Ils seront exclus de certaines positions économiques. Ils seront moins
facilement embauchés sur le marché du travail et bénéficieront d’un salaire
tendanciellement moins élevé. Ils feront plus souvent l’objet de violences
injustifiées de la part des représentants des forces de l’ordre. Ils seront
harcelés en rue, à l’école ou dans les cafés.

Ces inégalités et ces relations de domination ne devraient-elles pas conduire à 109


des mécanismes de protection spécifiques ? Comme le soulignent Benoît
Frydman et Guy Haarscher, « on a eu souvent tendance à considérer que la
question des minorités se réduisait ultimement à une question classique de
droits de l’homme. Après tout, soutenait-on, si les membres du groupe
minoritaire bénéficient de la liberté d’expression et de conscience, de réunion
et d’association, du droit à un procès équitable, des mêmes droits sociaux que
le reste de la population, si toute discrimination sur base ethnique se trouve
rejetée, le problème sera résolu. […] Or cet argument n’est pas tout à fait
convaincant » [54]. Le traitement formellement égal des individus ne suffit pas
à supprimer les injustices dont ils peuvent être les victimes du fait de leur
appartenance à un groupe ou à une communauté particulière. Pour ne
prendre qu’un exemple, une société organisée et divisée en castes resterait
injuste pour les citoyens issus des castes inférieures même si ceux-ci
bénéficient de droits égaux aux autres citoyens. En effet, ces citoyens
resteraient sujets au mépris social, à des processus de marginalisation et
d’exclusion d’autant plus effectifs qu’ils passent sous le radar de la loi et
pénètrent tous les interstices de la vie sociale, qu’il s’agisse de l’occupation des
espaces publics, des mœurs, des stéréotypes associés à ces castes, des
coutumes présidant aux unions conjugales…
Toutefois, comment intervenir en faveur de certaines populations 110
particulières sans remettre en question l’égalité des citoyens ? Comment lutter
contre les injustices dont sont victimes certains groupes, tout en s’assurant
que leurs membres ne soient pas eux-mêmes victimes d’injustices
(interdiction d’exercer certaines professions, de fréquenter certaines
personnes, de poser un certain nombre d’actes…) découlant des règles et des
mœurs internes à ces groupes ?

Plusieurs pistes existent à cet égard. La première consiste à faire respecter de 111
manière plus effective un principe général d’égalité entre les individus, en
sanctionnant les comportements discriminatoires dont ils pourraient être les
victimes : discrimination à l’embauche, discrimination sur le lieu de travail,
discrimination à l’école… Ces mesures ne concernent néanmoins pas des
populations définies. Au contraire, elles visent à dissuader des
comportements d’exclusion ou de marginalisation fondés partialement sur
l’appartenance à un groupe ou à une communauté particulière.

Les règles anti-discrimination portent sur un nombre croissant de faits 112


sociaux (sexisme en rue, pratiques de harcèlement, discrimination aux
promotions professionnelles…), dont l’identification et la preuve s’avèrent
parfois difficiles. Par ailleurs, les dispositifs anti-discrimination ne touchent
pas aux causes des pratiques discriminatoires visées, qu’il s’agisse par
exemple du patriarcat ou du racisme.

Une deuxième piste consiste dès lors à accorder des droits dérogatoires au 113
droit commun à des groupes ou à des communautés qui sont victimes de
discrimination. Ces politiques dites de discrimination positive ou d’action
affirmative visent à compenser des handicaps sociaux hérités du passé en
réservant par exemple aux populations concernées des budgets sociaux
spécifiques ou un certain nombre de postes dans les services publics ou dans
la représentation politique.

Un troisième sillon d’extension des droits consiste à reconnaître ces groupes 114
et ces communautés en tant que tels et à leur accorder à ce titre un certain
nombre de prérogatives collectives. Dans ce cadre, l’octroi de droits culturels
collectifs concerne essentiellement les communautés culturelles, religieuses
ou ethniques minoritaires au sein de la communauté politique. Ces droits se
traduiront par exemple par la mise en place de législations protégeant les
droits linguistiques et culturels de ces communautés, ou par l’instauration de
quotas de représentation politique.
Enfin, ces groupes et communautés peuvent faire l’objet de processus de 115
reconnaissance plus symboliques, insistant sur la place sociale et sur
l’intégration collective de ceux-ci : instauration de jours fériés liés aux
célébrations propres aux différents cultes présents dans le pays,
commémorations officielles des injustices et discriminations subies par une
part distincte de la population, subvention à la vie associative de telle ou telle
communauté spécifique…

Ces différentes stratégies ont mené à des débats nourris quant à leur statut et 116
à leur justification. La reconnaissance de droits de nature collective peut
entrer en tension avec certains droits individuels dont jouissent, en tant
qu’individus, les membres des communautés concernées [55] – à commencer
par la possibilité pour ces individus de se définir librement comme faisant
partie ou non de ces communautés. La reconnaissance de certains groupes ou
communautés ne saurait justifier leur hégémonie sur d’autres groupes ou
communautés. Enfin, la reconnaissance croissante de ces groupes et
communautés risque, aux yeux de certains, de fragmenter la communauté
politique, de saper les bases du dialogue civil et, paradoxalement, de
contribuer à un climat d’intolérance.

Quatrième partie : Les lieux de la citoyenneté

La citoyenneté ne désigne pas uniquement un statut juridique, mais une 117


multitude de pratiques se déployant dans des lieux de natures très diverses.

La citoyenneté prend place dans des espaces physiques qu’elle contribue à 118
façonner et par lesquels elle est façonnée en retour. On pense à certaines
places de village où les gens se rassemblent pour discuter ; à certaines rues, où
on a coutume de manifester ; aux bars, aux cafés, aux bancs de parcs ; aux
salles de classe où se tiennent les assemblées de parents d’élèves ou la réunion
mensuelle du comité de quartier ; et enfin, évidemment, aux lieux publics et
aux bâtiments officiels.

L’aménagement de ces lieux influence l’exercice quotidien de la citoyenneté. 119


Pour ne prendre qu’un exemple, la vie sociale ne se déploie pas de la même
manière dans une agglomération selon que celle-ci dispose ou non d’une place
principale ou de rues réservées aux piétons. Les lignes de démarcation entre
les espaces privés et les espaces publics, l’organisation de ces espaces, leur
interconnexion conditionnent la manière dont les gens circulent, se
rencontrent, communiquent. Dans ce cadre, l’exercice quotidien de la
citoyenneté n’est pas seulement conditionné par l’existence ou non de places
et de jardins publics, de mairies largement ouvertes à la population, de lieux
publics accessibles aux handicapés ou aux parents poussant des landaus. Il est
profondément influencé par la manière dont sont organisés les plans de ville,
les transports en commun ou les moyens de communication reliant zones
rurales et zones urbaines.

De même, l’analyse des lieux géographiques du pouvoir est souvent révélatrice 120
de la nature du régime politique en vigueur. Pour ne prendre qu’un exemple,
les parlements de régime autoritaire sont la plupart du temps construits
comme des salles de classe, les dirigeants tenant l’estrade et les représentants
occupant les bancs d’écoliers ; dans les régimes libéraux, les parlements sont la
plupart du temps construits en hémicycle ou en double rangée organisant le
face-à-face entre majorité et opposition [56].

En sus de ces espaces physiques, la citoyenneté prend place dans des espaces 121
symboliques distincts dont il apparaît utile de préciser la signification.

L’espace social désigne les sphères physiques et symboliques au sein desquelles 122
se tiennent la plupart des interactions humaines. Cet espace social se
distingue de l’espace intime et de l’espace privé, car il met en scène les
relations proprement sociales que les individus entretiennent entre eux : les
relations de travail et de voisinage, les relations familiales, amicales,
culturelles, religieuses…

Notion centrale pour les théories contemporaines de la démocratie, l’espace 123


public désigne, au départ, le lieu plus spécifique où un public se rassemble
pour élaborer une opinion publique. L’urbanisation progressive du tissu
social, l’érection au sein des villes de lieux de rencontre collectifs (places,
bourses…), la création au cours du 17e et du 18e siècle d’endroits de rencontre
et de débat (cafés, clubs, salons intellectuels…), le développement de la presse
et des moyens de télécommunication ont ensuite contribué à tisser une toile
socio-politique complexe, mouvante, s’instituant à partir des échanges qu’elle
contribue elle-même à instituer. De manière plus large, l’espace public
désigne aujourd’hui l’espace symbolique « où s’opposent et se répondent les
discours, la plupart contradictoires, tenus par les différents acteurs politiques,
sociaux, religieux, culturels, intellectuels, composant une société » [57].

Enfin, l’espace politique désigne les lieux et les institutions où se prend la 124
décision politique. Celle-ci est souvent préparée et initiée au niveau
gouvernemental, en coordination plus ou moins étroite avec l’administration
publique. Elle est toutefois formellement délibérée au niveau législatif. Ce
faisant, l’espace politique ne comprend pas seulement les mécanismes et les
institutions juridiques encadrant la prise de décision politique. Il inclut
également l’ensemble des interactions entre les acteurs qui sont parties
prenantes au processus de décision politique, qu’il s’agisse des représentants
politiques, des responsables de partis politiques, des membres du
gouvernement et de leurs cabinets, de la haute administration ou même des
acteurs économiques, sociaux, culturels…

Les pages qui suivent proposent un rapide panorama de ces lieux à la fois 125
physiques et symboliques de la souveraineté : l’espace institutionnel du
pouvoir démocratique, la société civile comme part active de l’espace public et
le marché comme composante de l’espace social.

Le pouvoir démocratique
L’exercice du pouvoir politique est aujourd’hui associé au régime 126
représentatif. Ce faisant, le citoyen entretient formellement trois types de
relation avec le système représentatif. Le citoyen a le droit de voter, de se
présenter à des élections et d’être élu, et d’exercer des mandats politiques s’il
parvient à réunir les conditions nécessaires à cette fin. Dans ce cadre, le mode
de scrutin et l’organisation des élections influencent inévitablement l’exercice
formel de la citoyenneté politique : la taille des circonscriptions et le type de
scrutin (proportionnel, majoritaire à un tour, majoritaire à deux tours) ont un
impact sur les dynamiques partisanes, sur la structure des partis politiques,
sur la composition des coalitions exécutives, sur le degré de polarisation –
voire de fragmentation – du débat politique, mais aussi sur le type de
communication politique privilégié.

Les rapports institutionnels que le citoyen entretient avec le pouvoir ne se 127


limitent pourtant pas au moment du vote et de l’élection. L’espace politique
n’est pas un bloc monolithique, mais une toile institutionnelle composée de
différentes sphères.

La représentation politique est le lieu où prend formellement place la 128


délibération des règles collectives et où le gouvernement doit rendre compte
de son action. Les assemblées parlementaires sont censées être les acteurs
principaux du processus législatif, et il leur appartient à ce titre de faire les
lois, « c’est-à-dire d’élaborer des règles générales, abstraites et impersonnelles
qui président aux rapports entre les personnes (physiques et morales), d’une
part, entre les pouvoirs publics et les citoyens, d’autre part » [58]. En pratique, la
très grande majorité des lois (ou des décrets ou ordonnances au niveau des
entités fédérées) a pour origine un texte d’initiative gouvernementale.
Aujourd’hui, la représentation politique exerce davantage une fonction de
contrôle de l’action des gouvernements, que ce soit lors de l’investiture des
gouvernements concernés, lors du contrôle journalier des activités de
l’exécutif – via des questions et des interpellations parlementaires –, ou lors du
vote du budget annuel. Par ailleurs, la représentation politique sert également
de chambre d’écho pour le débat public. Elle rend visibles à l’espace public les
sujets soumis à la délibération collective et contribue à mettre en scène les
désaccords portant sur ceux-ci [59]. À l’inverse, elle permet de faire remonter au
niveau des institutions formelles les préoccupations et les demandes issues de
l’espace social.

Les parlements n’ont, en fait, ni le monopole de la représentation publique du 129


pouvoir, ni celui de la confection des lois.

Si le pouvoir exécutif fédéral appartient nominalement au Roi en Belgique 130


(article 37 de la Constitution), ce sont en réalité le gouvernement fédéral et les
gouvernements des différentes collectivités fédérées qui exercent le pouvoir
exécutif, chacun pour le niveau de pouvoir qui le concerne. Le pouvoir exécutif
consiste à mettre en œuvre les lois, décrets et ordonnances et à aménager les
moyens nécessaires pour que ces lois produisent les effets voulus. Les
gouvernements disposent à ces fins de moyens réglementaires et budgétaires.
L’administration publique contribue quant à elle à accompagner la mise en
œuvre de la décision et à en évaluer les effets. Obéissant à des logiques de
pouvoir, de fonctionnement et d’autoconservation en partie autonomes du
gouvernement, l’administration peut également contribuer à ralentir ou à
détourner la mise en œuvre des décisions prises.

En outre, le gouvernement est aussi le principal législateur. La majorité des 131


lois ont pour origine un texte d’initiative gouvernementale. Seuls 2,7 % des
propositions de loi [60] ont abouti dans la dernière décennie du 20e siècle [61].
En pratique, les projets de loi déposés par le gouvernement traduisent les
points qui figurent au programme du gouvernement : ils bénéficient
également du travail de préparation de l’administration. En somme, le
Parlement délibère. Le gouvernement est souvent le lieu où les lois se
négocient et se décident. Les partis politiques constituent souvent les acteurs
principaux de ces processus de négociation. En fonction de son autonomie
fonctionnelle, des ressources dont elle dispose et des relations entretenues
avec le gouvernement, l’administration peut alimenter la délibération et
orienter la mise à l’agenda législatif. Dans ce cadre, quel est le véritable lieu
d’élaboration des lois ? En réalité, même la phase de délibération publique à
proprement parler échappe en grande partie au Parlement : les partis
politiques, le gouvernement et ses membres disposent d’un pouvoir
d’initiative et d’une maîtrise de l’agenda souvent supérieurs.
Le pouvoir judiciaire est également un lieu capital pour l’exercice de la 132
citoyenneté. Comme le note Pierre Wigny, le pouvoir judiciaire « ne participe
pas directement au gouvernement de la cité » [62]. Toutefois, son action permet
de vérifier la légalité et la constitutionnalité des actes posés par l’État [63]. Elle
permet d’orienter l’interprétation donnée aux droits fondamentaux. En outre,
elle permet de trancher les différends qui peuvent survenir entre le citoyen et
la puissance publique, en particulier si le respect de droits subjectifs entre en
jeu. Si les recours auprès des cours et des tribunaux ne permettent
généralement pas d’annuler un règlement ou une loi [64], ils peuvent en
modifier les conditions d’application ou d’interprétation, aboutir à des
réparations pour dommages subis ou mener à la suspension d’actes
administratifs. L’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis du pouvoir
législatif et du pouvoir exécutif est, on le comprend, un principe capital à cet
égard. Comme en témoigne notamment l’introduction de la notion de class
action en droit belge [65], le recours aux cours et aux tribunaux tend à prendre
une place croissante dans les rapports que les citoyens et les associations
entretiennent avec la puissance publique. Mettant en scène des moyens
d’action apparemment plus directs et moins coûteux que la grève ou la
manifestation, la judiciarisation du conflit politique accompagne la baisse
d’influence des mouvements sociaux sur la décision politique.

Enfin, les institutions belges comprennent des mécanismes d’association et 133


de consultation sociale qui échappent à la conception tripartite classique de la
division du pouvoir.

La société politique belge s’est historiquement structurée autour de trois 134


clivages : le clivage Église-État, encore appelé aujourd’hui clivage
philosophique ; le clivage possédants-travailleurs, appelé également clivage
socio-économique ; et le clivage centre-périphérie, qui oppose originairement
une conception centripète de l’organisation de l’État à une conception
centrifuge de celle-ci, et qui se cristallise aujourd’hui autour de l’opposition
entre les deux grandes communautés linguistiques du pays. Ces clivages ont
contribué à structurer, mais aussi à fragmenter la société belge en « piliers », à
savoir des grands ensembles socio-politiques, rassemblés autour de trois
tendances idéologiques – chrétienne, socialiste et libérale –, et comprenant
chacun un parti politique relais, un syndicat, une mutualité, des mouvements
de jeunesse, des associations culturelles…

Si l’influence de ces piliers décroît de manière continue, ceux-ci ont 135


longtemps structuré la vie des citoyens belges de leur naissance à leur mort. Le
système politique belge reste profondément influencé par ces oppositions, et
ses institutions reflètent la volonté de reconnaître et d’organiser ce
pluralisme : le Pacte culturel du 16 juillet 1973 vise ainsi à éviter les
discriminations et les abus de pouvoir en matière de politique culturelle entre
les différentes idéologies et philosophies du pays. Dans ce cadre, les
institutions publiques ont progressivement développé divers mécanismes de
consultation visant à intégrer les associations issues des piliers au processus
de délibération publique [66]. Ces procédures de consultation associent des
groupes ou des associations déterminés, non des individus. Elles s’appuient
sur des instances d’avis visant à éclairer les tenants de la décision politique et
à pacifier les relations entre les acteurs concernés : dans ce cadre, les
groupements associés à ces procédures ne donnent d’avis que dans leur
sphère de compétence. Elles mènent à la création d’organes au
fonctionnement parfois très formalisé, tels que le Conseil central de
l’économie, le Conseil national du travail, le Comité consultatif de bioéthique
ou les nombreux conseils consultatifs associés à l’exercice des compétences
communautaires (Conseil de la jeunesse, conseils consultatifs en matière
culturelle…). Enfin, elles conduisent parfois à des situations de véritable
négociation, qu’elles portent sur des enjeux de fond ou sur les dossiers de
subventionnement de la vie associative. Par ailleurs, elles sont, bien entendu,
au cœur de la négociation en matière sociale et de la concertation tripartite
qui seront abordées spécifiquement plus loin.

Les relations entre le citoyen et l’État ne concernent donc pas seulement le 136
vote et l’élection. Elles se jouent aussi au niveau des pouvoirs et des droits
judiciaires dont les citoyens disposent, de leur capacité à s’organiser
collectivement vis-à-vis de la puissance publique, de leur capacité à contrôler
l’action du gouvernement et de l’administration. Ces pouvoirs et prérogatives
sont en partie assurés à travers la reconnaissance de droits fondamentaux :
liberté d’association, droit à un procès équitable… Ils sont aussi protégés grâce
à diverses garanties institutionnelles et légales, telles que les principes de
légalité des actes administratifs (article 33 de la Constitution) ou de publicité
de l’administration (article 32). Enfin, ils peuvent s’arrimer à la création de
structures de surveillance du pouvoir politique, imposant au pouvoir « une
contrainte permanente de justification et d’argumentation » : dans La contre-
démocratie, Pierre Rosanvallon appelle par exemple à la mise en place
d’observatoires citoyens de l’action publique ou à une utilisation plus étendue
des jurys populaires dans le cadre judiciaire [67]. Enfin, ces pouvoirs et
prérogatives s’appuient sur l’activité d’une société civile vivace.

L’espace public et la société civile


La vie démocratique ne se cantonne pas au fonctionnement des institutions 137
représentatives. Elle se noue également au sein de l’opinion publique et dans
le dialogue constant et parfois conflictuel entre l’opinion publique et l’appareil
d’État.

La notion de société civile est aussi ancienne que la pensée politique elle- 138
même, mais elle a revêtu des significations très différentes au cours du temps.
Dans la Cité grecque, puis dans la République romaine, la société civile
désigne à la fois la société politique dans son ensemble et l’opinion publique.
L’assemblée des citoyens discute des affaires publiques et délibère des
décisions devant être prises.

L’idée d’une société civile conçue comme une sphère autonome de l’État 139
émerge pendant le Siècle des Lumières (aux 17e et 18e siècles), grâce à des
auteurs tels que John Locke ou Montesquieu. La société civile désigne l’espace
au sein duquel les opinions et les préférences des membres de la communauté
politique peuvent cohabiter de manière pacifique. Pour le libéralisme
politique, la société civile résulte de l’association des individus. Indépendante
de l’État, elle est chargée de faire contrepoids à l’autorité publique.

Ces trente dernières années ont vu l’émergence d’une définition plus 140
systémique de la société civile. La société civile se définit désormais comme
une sphère médiatrice entre l’État, les citoyens ainsi que les différentes
sphères du social, qu’il s’agisse de la sphère économique, de la sphère
médiatique ou encore de la sphère religieuse. Elle désigne par métonymie
l’ensemble des acteurs organisés animant l’espace public, informant et
structurant l’opinion publique, traduisant les revendications issues de celle-ci
auprès des gouvernants et essayant d’influencer à ce titre le contenu et le
déroulement de la délibération politique.

Sous cette acception, la société civile ne forme ni un groupe homogène parlant 141
d’une seule voix, ni un agrégat d’individus représentant chacun leurs intérêts
particuliers. Elle regroupe plutôt des associations de personnes, qui
s’organisent et agissent en commun en fonction de leurs orientations et de
leurs intérêts. Si ces associations ne prétendent pas représenter l’intérêt
général, elles peuvent contribuer à le former. Elles n’ont pas pour fonction de
chercher un profit financier direct de leurs activités, mais elles peuvent
défendre des intérêts sectoriels ou des intérêts privés identifiés comme tels. Il
existe plusieurs formes d’organisation de la société civile : les ONG [68], les
divers intervenants du champ intellectuel, la presse d’opinion, les associations
locales et les comités de quartier, les plates-formes de citoyens, les
représentants des cultes, les acteurs culturels… Les syndicats et les
associations professionnelles sont parfois considérés comme faisant partie de
la société civile, dès lors qu’ils ne travaillent pas pour leur profit direct.

Le fonctionnement de nos démocraties repose en grande partie sur la 142


distinction et la complémentarité entre l’espace public, la société civile et les
institutions politiques. La société civile contribue à rendre accessibles à
l’espace public les contenus et les procédures de la décision publique, et à faire
remonter au niveau de l’espace politique les revendications formées au niveau
de l’espace public et des différentes sphères du social. Elle est, ce faisant, un
des leviers principaux de la socialisation et de la participation politique du
citoyen. Elle facilite le recrutement et la sélection des élites politiques. Elle
contribue à contrôler et à équilibrer l’action des pouvoirs constitués – l’État,
mais aussi les pouvoirs économiques ou la sphère religieuse. Elle constitue, ce
faisant, dans l’idéal du moins, un lieu clé pour la promotion et la défense des
droits civils, politiques et sociaux des citoyens.

La société civile est, en outre, de plus en plus appelée à jouer un rôle actif dans 143
le processus de décision politique, jusqu’à devenir partie intégrante du
processus de décision. Ainsi, la société civile contribue à alléger les tâches de
l’État et du gouvernement : ne fût-ce que d’un point de vue financier, les
groupes et les associations de la société civile endossent volontairement, et
avec une rémunération moindre, des obligations sociales susceptibles d’être
prises en charge par les pouvoirs publics. Par ailleurs, elle peut prendre en
charge des problèmes (gestion de l’environnement, cohésion sociale…) qui
dépassent le cadre privé mais qui, en même temps, ne sont pas suffisamment
pris en compte par le marché ou par l’État. Enfin, son association au processus
de décision politique permet à la fois de créer de nouvelles manières d’inclure
le citoyen et d’imaginer des techniques d’accompagnement et d’évaluation de
la décision qui soient plus proches du terrain [69]. Il est possible d’y voir un
progrès, qui passerait par la mise en place de processus de concertation et de
participation plus étroits avec le pouvoir politique. Il convient également d’en
analyser les possibles écueils, lorsque l’association de la société civile à la
décision collective représente uniquement un outil d’acceptation sociale de la
décision ou une manière de réduire le débat public à des enjeux techniques de
mise en œuvre de la décision.

Compte tenu de toutes ces fonctions, les organisations composant la société 144
civile se professionnalisent de plus en plus. Pour n’en citer que quelques-unes,
des ONG comme Oxfam, Amnesty International ou Médecins Sans Frontières
disposent de budgets s’élevant à plusieurs centaines de millions de dollars, et
emploient des milliers de salariés dans les différents bureaux et sections dont
elles disposent à travers le monde. La société civile est parfois financée par les
pouvoirs publics ou par des organisations internationales. Elle développe
diverses stratégies de financement propre, via des dons, des affiliations
personnelles ou collectives, des activités paracommerciales ou des
financements privés de projets ponctuels. Dans ce cadre, la
professionnalisation des activités de la société civile illustre un autre
phénomène, à savoir l’adaptation des activités de la société civile aux
transformations de l’État et à l’évidement partiel des pouvoirs de ce dernier,
tant par le haut – à travers l’européanisation et la mondialisation d’une série
d’enjeux (commerce international, protection de l’environnement…) et de
compétences – que par le bas – à travers la fédéralisation progressive de l’État
belge, notamment.

Citoyenneté et marché [70]


La sphère économique entretient également des rapports étroits avec 145
l’exercice de la citoyenneté, lesquels justifient une attention particulière. Dans
la littérature politique et économique, dans les médias comme dans les
conversations de tous les jours, la sphère économique est souvent opposée à la
sphère de la citoyenneté. Les règles économiques formeraient un système à
part, tenu distinct du système politique. C’est sur la base de cette idée que
beaucoup d’économistes ou d’acteurs économiques tiennent à rappeler qu’ils
« ne font pas de politique », lorsqu’ils plaident pour tel ou tel modèle de
croissance ou d’organisation économique, et que certains acteurs politiques
estiment que la sphère économique doit être tenue à distance de la sphère
politique.

Toutefois, le marché peut également être conçu comme la manifestation par 146
excellence de la citoyenneté.

Marché et sphère politique


Le marché peut tout d’abord être considéré comme un levier d’action 147
politique. Dans le sillage de l’œuvre de Friedrich von Hayek, certains estiment
que la rencontre de l’offre et de la demande permet d’organiser une allocation
juste des ressources, tout en résultant du comportement autonome et éclairé
des acteurs. Pour d’autres, le marché est un lieu d’activisme et un terrain de
pression comme un autre. Dans ce cadre, les pratiques philanthropiques, la
mise en avant de la responsabilité sociale de l’entreprise ou les appels à
boycotter tel ou tel produit ne sont pas forcément conçus comme des atteintes
aux règles du marché, mais comme des manières parmi d’autres d’en exploiter
le potentiel politique.

Le marché peut aussi être considéré comme étant le modèle d’action collective 148
sur lequel doit se calquer l’action politique. Pour ne citer qu’elles, les théories
dites du choix rationnel mènent à expliquer l’action politique à partir de
modèles économiques, au niveau des systèmes électoraux comme au niveau
des systèmes de vote en général. Les théories dites de la gouvernance publique
ou du nouveau management public organisent quant à elles l’action collective
en fonction de pratiques de coopétition [71] et de comparaison des bonnes
pratiques. Dans les deux cas, l’action collective est imaginée comme une sorte
de grand marché des préférences au sein duquel les préférences se pèsent,
s’échangent et se négocient de telle sorte qu’elles soient justement
représentées.

L’idée selon laquelle l’action politique serait mieux menée si elle s’inspirait du 149
fonctionnement du marché ou de l’entreprise peut sembler séduisante. Les
modélisations économiques de l’action politique enrichissent la réflexion sur
nombre d’enjeux importants, comme la coordination des comportements
électoraux ou la théorie de la négociation politique. Toutefois, elles suscitent
également des objections importantes. Tout d’abord, les préférences des
acteurs politiques sont rarement entièrement publiques : là où le
fonctionnement du marché repose sur un principe général de transparence
des préférences individuelles, un acteur politique peut préférer taire ses
préférences pour les faire triompher ou adapter son choix à des préférences
qu’il juge moins souhaitables mais plus accessibles [72]. Par ailleurs, ces
préférences politiques ne découlent pas de la simple agrégation d’un ensemble
de préférences individuelles mais de processus d’institution collectifs, liés à
l’environnement extérieur, à ce qui semble possible socialement, à ce que
l’acteur attend du comportement stratégique des autres acteurs. Dans ce
cadre, les modèles économiques de l’action politique tendent à dépolitiser les
questions discutées dès lors qu’ils réduisent celles-ci à de simples problèmes
de coordination de préférences.

Pour les Grecs anciens, l’action politique se distingue de deux autres types de 150
mondes humains, partageant par ailleurs la même racine étymologique
(oikos) : la sphère domestique et la sphère économique. L’action politique
aurait une valeur intrinsèque, en ce qu’elle trouverait son sens en elle-même et
sa motivation dans la recherche du bien commun. La sphère économique
serait quant à elle une sphère instrumentale, trouvant sa motivation dans la
recherche de la subsistance et de la prospérité privée [73]. À cet égard,
l’entreprise semble se situer du côté de la sphère économique plutôt que de
celui de la sphère politique, et dans le domaine du « faire » – et parfois,
littéralement, du « fabriquer » – plutôt que dans celui de l’action politique.

Est-il toutefois légitime d’opposer strictement activité économique et activité 151


politique ? La définition et la délimitation des différents sous-systèmes (la
religion, la sphère culturelle, l’administration, la sphère familiale…)
composant la société représentent des questions politiques, et il en va de
même pour ce qui concerne la sphère économique. En quoi consiste l’objet
social de l’entreprise ou des marchés économiques ? Cet objet social n’a-t-il
réellement qu’une valeur instrumentale ? La distinction entre valeur
intrinsèque et valeur instrumentale est-elle réellement pertinente pour
comprendre la distinction entre activité politique et activité économique ?
Toutes ces questions sont politiques par le fait même qu’elles testent les
contours et le contenu de l’intérêt général. Dans ce cadre, de nombreux
travaux de sociologie [74] montrent que les justifications de l’activité
économique ne sont pas forcément d’ordre instrumental, ni forcément liées à
l’accumulation de gains. Des recherches mettent en évidence la dimension
identitaire [75], mobilisatrice [76] et expressive du travail [77]. Elles montrent que
l’entreprise est toujours un système de conflit et que la direction exécutive de
l’entreprise n’est elle-même qu’un agent politique parmi d’autres, même s’il
est prééminent [78]. De manière générale, la vie économique ne vise pas
seulement à « faire » ou à « fabriquer ». Elle mobilise des représentations
sociales. Elle met en débat des définitions forcément controversées du bien
commun. Elle contribue à la création d’identités collectives, de processus de
coopération ou de coercition, de dynamiques conflictuelles.

Qu’il s’agisse du cadre strict de l’entreprise ou de l’organisation générale des 152


marchés, la sphère économique est, à ce titre, un lieu important de
construction de la citoyenneté, au sein duquel se décident l’organisation
collective de la société, ses modèles de distribution et de redistribution sociale,
ainsi que les outils dont disposent les membres de la société afin d’exprimer
leurs opinions et de peser sur le cours de leurs vies. La sphère économique
pose à cet égard deux types de questions politiques.

L’organisation politique de la sphère économique


Tout d’abord, autour de quels principes faut-il organiser l’espace 153
économique ? L’organisation de l’économie n’a rien d’une science exacte. Elle
met aux prises des visions différentes et parfois divergentes de la croissance
économique, de l’entreprise, de la distribution des biens, de l’organisation des
institutions économiques. Ces visions répondent à la fois à des défis pratiques
et à des principes normatifs de justice.

Ces questions se posent au niveau de la régulation du champ économique 154


dans son ensemble. Pour ne prendre que cet exemple, un système économique
dépourvu de régulation tend à évoluer vers des mouvements de concentration
qui peuvent eux-mêmes aboutir à des situations de monopoles ou d’oligopoles
sectoriels, éventuellement renforcés par l’organisation d’ententes plus ou
moins formalisées. Dans ce cadre, les pouvoirs publics peuvent, par exemple,
vouloir supprimer ou atténuer les effets néfastes (hausse des prix, baisse de
variété de l’offre, création indue de pôles d’influence politique…). Dans les
faits, cette régulation s’est traduite au cours du temps par la mise en place de
législations spécifiques ventilées en plusieurs volets : politique de la
concurrence et de la lutte contre l’abus de position dominante, interdiction
des cartels ou surveillance des prix.

Par ailleurs, ces enjeux valent pour l’organisation des différents secteurs et 155
sont au cœur de l’activité économique, et particulièrement du secteur des
services financiers. En effet, celui-ci a une importance centrale pour toute
l’économie, non seulement comme source de financement pour les acteurs
économiques, mais aussi dans le fonctionnement quotidien du marché
(rapidité et sécurité des transactions) et la gestion des risques via le secteur
des assurances. Conscients de cet état de fait tout en étant sujets aux
pressions des acteurs économiques eux-mêmes, les pouvoirs publics ont
instauré des mesures de régulation et de contrôle spécifiques censées assurer
un fonctionnement harmonieux du système, qui tendent toutefois à susciter
des résistances intenses au sein du secteur des services financiers.

D’une part, les États ont mis en place des banques centrales auxquelles ils ont 156
confié la gestion plus ou moins autonome de la monnaie, la fixation des taux
d’intérêt (ce qui joue sur les flux de monnaie et de crédit dans l’économie et
influe sur la stabilité des prix) et le rôle de banque des banques pour assurer
notamment des liquidités aux banques commerciales. L’Union monétaire
européenne (la zone euro) a vu l’émergence d’un niveau supérieur aux
banques centrales des États membres : la Banque centrale européenne.

D’autre part, la régulation des services financiers stricto sensu comporte 157
aujourd’hui trois volets : la régulation du secteur bancaire, la régulation
boursière et la régulation du secteur des assurances. La régulation bancaire,
après une phase de dérégulation surtout sensible dans les années 1980-1990, a
été renforcée depuis la crise financière commencée en 2008. Parmi les
mesures figurent notamment la protection de l’épargne et l’agréation des
établissements de crédit sur la base de données financières (notamment des
fonds propres suffisants), du fonctionnement d’organes de gestion spécialisés
(audit, gestion des risques, fixation des rémunérations, nominations) et de
l’approbation des décisions stratégiques importantes et de certaines
opérations de trading. Le domaine de la régulation boursière concerne quant à
lui des obligations en matière de transparence des opérations, d’information
et de publicité envers le grand public (pour éviter les abus de marché), ainsi
que les règles régissant les ventes à découvert, les offres publiques et les
sociétés cotées (notamment en matière d’actionnariat). Enfin, le marché des
assurances fait l’objet de mesures semblables, en particulier en ce qui
concerne l’analyse des risques et le contrôle interne.

Certains secteurs d’activité font quant à eux l’objet de régulations spécifiques. 158
Parmi ceux-ci, les secteurs de réseaux (électricité, gaz, télécommunications,
postes, chemins de fer…) bénéficient généralement d’une situation de
monopole de fait ou de droit en raison des caractéristiques de ces secteurs. Il
paraît en effet économiquement inapproprié de dupliquer les infrastructures
de réseau sur un même territoire. L’enjeu est alors d’assurer l’accès pour le
plus grand nombre à ces réseaux dans de bonnes conditions, qu’elles soient
physiques ou financières. Dans ce cadre, quel rôle les pouvoirs publics ont-ils à
jouer dans l’organisation et la régulation de ces réseaux ? Ce rôle consiste-t-il à
prendre en charge la gestion complète du réseau, de son infrastructure et de
ses activités ? Les réseaux sont souvent gérés en monopole, public ou privé. En
ce qui concerne leur exploitation, l’autorité publique recourt à une mise en
concurrence selon un ensemble détaillé de normes de sécurité, de conditions
d’accessibilité et de tarification qui font un service public, réunies en un
contrat de gestion. Il en découle que le seuil à l’entrée dans ces secteurs de
réseaux est important, ce qui limite le nombre d’acteurs privés qui y sont
susceptibles de les gérer.

Enfin, certains secteurs dits stratégiques peuvent faire l’objet d’une gestion 159
politique assumée comme telle, variant dans le temps et en intensité.
L’autorité publique peut jouer un rôle actif lorsqu’il s’agit de sauver des
entreprises notables par leur taille, leur volume d’emploi ou leur rôle dans
l’économie. Très en vogue dans les années d’après-guerre, le soutien à
quelques grands secteurs industriels clés, dont le charbon (« bataille du
charbon » menée simultanément dans plusieurs pays d’Europe occidentale,
dont la Belgique) et l’acier, les deux secteurs à l’origine de la Communauté
européenne du charbon et de l’acier (CECA), première étape de la construction
européenne, s’est progressivement effacé avec les vagues de dérégulation des

e
années 1980-1990. Depuis le début du 21e siècle, on assiste à un
réinvestissement dans ces politiques. Les secteurs concernés sont le plus
souvent l’énergie et les secteurs porteurs d’avenir, dont les nouvelles
technologies, ainsi que des secteurs au poids national important, notamment
en termes d’emploi.

Plus largement, le rôle des pouvoirs publics en termes de soutien à l’économie 160
dans son ensemble s’est considérablement développé. Nés des théories de
relance consécutives à la crise des années 1930, les investissements directs
dans les équipements collectifs, notamment de transport, n’ont jamais cessé.
Dans des économies moins avancées, la disponibilité de certains produits,
notamment de produits de première nécessité, peut être un enjeu justifiant
l’intervention des pouvoirs publics pour assurer un large accès à ces
produits [79]. Les externalités négatives, c’est-à-dire les conséquences négatives
entraînées par des activités économiques sans qu’il y ait de compensation
pour les effets subis, font également l’objet des attentions des pouvoirs
publics. Enfin, les régulations portant sur les normes et spécifications
techniques auxquelles les produits et services doivent satisfaire, y compris en
matière de santé publique et de sécurité, constituent également un volet
important d’intervention des pouvoirs publics : c’est entre autre le cas pour
l’industrie agroalimentaire et le secteur pharmaceutique.

Qu’il s’agisse de la régulation générale des marchés, de l’organisation de 161


secteurs spécifiques ou de la place occupée par les pouvoirs publics en termes
de soutien à l’économie, l’élaboration des règles économiques n’obéit à aucune
recette unique. Par ailleurs, elle ne répond pas seulement à des impératifs
internes au fonctionnement du marché. Les politiques à mettre en place
dépendent du contexte, de la période, du secteur visé, du rapport de force
entre les pouvoirs publics, les entreprises, les consommateurs, les syndicats et
les organisations non gouvernementales (ONG). Ces rapports de force
traduisent à leur tour différentes visions de ce que doit être l’économie, des
rapports entre politique et économie, et du rôle politique des acteurs
économiques.

L’organisation démocratique de l’économie


Comment organiser la discussion collective sur les principes devant régler la 162
vie économique ? Cette discussion doit-elle se dérouler à partir de la sphère
économique ou à partir de l’espace politique ? Dans quelle mesure le marché et
l’entreprise doivent-ils s’organiser en fonction de critères démocratiques ?
Ces questions peuvent être envisagées à partir de trois perspectives 163
différentes. La première consiste à dire que les délibérations politiques
portant sur l’organisation du marché doivent prendre place au sein des
institutions publiques. Soit l’État agit alors comme un acteur proprement
politique et décide, à ce titre, d’intervenir ou non sur des questions de
protection du travail, de politique sanitaire, de salaire minimum ou de salaires
des dirigeants ; soit l’État défend un projet politique tout en agissant comme
un acteur économique à part entière. Dans ce cadre, la nationalisation ou le
« sauvetage » d’entreprises apparaissent comme la reprise en main de
l’économie par la collectivité, suscitant, ce faisant, diverses questions quant à
la gestion de ces entités. Ainsi, qu’est-ce qui distingue – ou devrait distinguer
– au juste le fonctionnement d’une entreprise privée de celui d’une entreprise
publique ?

Une deuxième perspective consiste à s’interroger sur les conditions de 164


démocratisation de l’entreprise. Au cours du temps, une législation complexe
en droit des sociétés s’est mise en place, avec notamment l’invention de la
société anonyme, l’obligation de publier des comptes, l’encadrement des
faillites, des mesures de gouvernance d’entreprise… Toutefois, ces règles ne
questionnent pas fondamentalement l’objet social traditionnel de l’entreprise,
à savoir la pérennité de l’entreprise et la maximisation de son profit. Par
ailleurs, elles n’affectent pas la manière dont les décisions y sont prises : le
pouvoir reste détenu par les actionnaires de l’entreprise, en proportion du
nombre d’actions que ceux-ci détiennent. Or il convient de souligner à
nouveau que l’entreprise n’est pas seulement une collectivité économique,
mais aussi une communauté politique. Elle n’est pas seulement un agrégat de
capitaux et de titres de propriété, mais aussi un ensemble de personnes aux
intérêts et aux points de vue à la fois divergents et interdépendants. Ce
faisant, l’objet social traditionnel de l’entreprise et son mode de décision
habituel intègrent-ils cette diversité de perspectives ? Comment répartir les
responsabilités entre les détenteurs des capitaux, d’une part, et les catégories
de personnes directement et indirectement affectées par l’activité
économique, d’autre part ? Comment organiser la prise de décision au sein de
l’entreprise de telle sorte qu’elle puisse tenir compte des différents intérêts et
points de vue en présence ? Que serait une prise en compte équitable – voire
égalitaire – de ces intérêts et de ces points de vue ?

Pour certains, le fonctionnement de l’entreprise doit désormais être calqué 165


sur le fonctionnement des institutions démocratiques. L’entreprise ne devrait
plus exclusivement être dirigée par ceux qui en détiennent majoritairement le
capital, mais elle devrait aussi être dirigée en fonction d’une logique de
représentation. On en appellera par exemple à des modèles proches de la
cogestion à la rhénane ou à la mise en place d’un bicamérisme d’entreprise [80].

Le modèle rhénan

Le « modèle rhénan » est un ensemble de mesures pratiquées en


Allemagne fédérale depuis les années 1970. L’élément principal en est le
système de la Mitbestimmung (cogestion). Depuis 1976, une loi [81] institue
la représentation des salariés dans les instances dirigeantes (Aufsichtsrat
et Vorstand, souvent traduits par conseil de surveillance et directoire [82])
de toutes les entreprises occupant plus de 2 000 effectifs [83], ce qui leur
donne un certain pouvoir décisionnel. Toutefois, dans ce modèle à trois,
l’actionnariat et la direction conservent les principaux leviers
décisionnels. La stabilité du modèle dépend par ailleurs de diverses
conditions macroéconomiques telles qu’une grande stabilité
actionnariale (avec de très grandes entreprises familiales), une faible
dépendance à l’égard des marchés financiers et boursiers du fait d’un
environnement bancaire local favorable, un système cohérent et ancien
(instauré à partir des années 1870) de protection sociale et la tradition de
la formation en alternance. Si le modèle rhénan est crédité du maintien
d’une large paix sociale, il impose toutefois une partition délicate aux
organisations syndicales, puisque celles-ci doivent porter à la fois la
parole des salariés et celle de la direction d’entreprise : la capacité de
contrôle et de contestation politique de celles-ci peut s’en trouver
compromise.

On en appellera sinon à une réorganisation politique et égalitaire de la 166


propriété de l’entreprise, qu’il s’agisse de promouvoir la création d’entreprises
autogérées ou de coopératives, ou l’instauration de nouveaux modes de
gestion en commun des biens économiques.

Née avec la révolution industrielle en milieu paysan et ouvrier, la société 167


coopérative se caractérise par le fait que ses actionnaires en sont aussi les
bénéficiaires, les consommateurs ou simplement les salariés, ce qui efface
l’habituelle divergence d’intérêts entre travailleurs, détenteurs des capitaux et
clients d’une entreprise. Dans le modèle coopératif, les actionnaires
(coopérateurs) adhèrent à des valeurs telles que la propriété collective et
l’exercice démocratique du pouvoir par les membres. La coopérative, comme
les autres formes de sociétés commerciales, peut néanmoins poursuivre un
but de profit.

Par ailleurs, ce qu’on nomme les « communs » ou « biens communs » désigne 168
des ressources matérielles faisant l’objet d’une appropriation, d’un usage et
d’une exploitation collectifs [84], à l’instar, par exemple, des ressources
aquatiques ou des logiciels libres. Proposant une alternative au modèle
marchand, la gestion de ces biens communs suppose que les acteurs
concernés s’accordent sur les conditions d’accès à ceux-ci, à leur maintenance
et à leur préservation. Elle tend ainsi à promouvoir la création de plates-
formes d’échanges de connaissances et de délibération collective à propos des
biens concernés.

Enfin, une troisième perspective consiste à organiser les relations entre les 169
interlocuteurs sociaux et économiques, et tout particulièrement sur les
contours de la concertation sociale [85]. Les syndicats sont nés dans le but de
transformer les demandes individuelles des travailleurs en revendications
collectives et de rendre plus efficace l’opposition des travailleurs au pouvoir du
chef d’entreprise. Dans ce cadre, ils sont également amenés à peser sur la
décision publique, non seulement via les partis dont ils sont proches, mais
aussi via les rapports qu’ils entretiennent avec les associations patronales. Le
système des relations collectives du travail, appelé couramment concertation
sociale, consiste en un ensemble légalement codifié de procédures par
lesquelles les représentants des travailleurs et des employeurs négocient des
accords collectifs ou discutent en vue d’élaborer des avis communs sur les
décisions à prendre au niveau politique sur les matières sociales. Les
conventions collectives issues de la négociation peuvent s’appliquer non
seulement au niveau de l’entreprise ou au niveau des commissions paritaires
sectorielles, mais aussi au niveau interprofessionnel. Par ailleurs, les
négociations sociales animent le débat socio-économique et exercent
inévitablement un impact sur les politiques macroéconomiques menées à
l’échelle du pays. On constate que l’État tend, ces dernières années, à
reprendre la main sur la négociation sociale, afin d’y suggérer ou d’y imposer
son agenda politique.

Cinquième partie : Les enjeux contemporains de la


citoyenneté
Les pages qui précèdent ont exposé les traits généraux à partir desquels 170
concevoir la citoyenneté, son rôle et ses conditions d’exercice en démocratie,
ainsi que les lieux réels ou symboliques dans lesquels elle prend place. Ce
chapitre se propose quant à lui de dégager quelques pistes de réflexion plus
prospectives.

La reconfiguration de la citoyenneté
Être citoyen est habituellement associé à certaines conditions typiques : la 171
possession d’une citoyenneté, le bénéfice de la capacité juridique,
l’appartenance plus générale au genre humain. Or ces catégories peuvent être
elles-mêmes mises en cause.

Premièrement, la communauté politique doit-elle disposer du droit souverain 172


de décider qui peut ou non devenir citoyen ? L’accolement de la citoyenneté à
la nationalité est le fruit d’une histoire politique et intellectuelle particulière,
celle de la modernité occidentale. Un certain nombre de raisons peuvent
mener à remettre cette association en doute. Compte tenu de l’émergence
d’institutions politiques concurrençant l’État à l’échelle globale, certains
s’interrogent sur les contours possibles d’une citoyenneté transnationale, se
déclinant à plusieurs niveaux (local, régional, national, international) et
articulant entre eux plusieurs régimes juridiques [86]. D’autres discutent l’idée
selon laquelle les États seraient seuls à même de définir les conditions d’accès
physique à la communauté politique, et l’idée selon laquelle l’exercice des
droits civiques devrait être réservé aux nationaux [87].

D’une part, dans quelle mesure une communauté politique peut-elle 173
restreindre son accès à des personnes étrangères ? Dès lors qu’on admet que
nous sommes tous liés par une humanité commune, la citoyenneté n’est plus
seulement un privilège réservé à ceux que la généalogie ou le mérite font
membres de la communauté politique : elle est la condition nécessaire à
l’existence légale de l’individu. C’est la raison pour laquelle le droit
international ne reconnaît pas, en principe, les situations d’apatridie. C’est
aussi la raison pour laquelle il ne considère pas l’asile comme une faveur
accordée aux étrangers menacés dans leur intégrité physique, mais comme un
droit fondamental à part entière – même si les modalités d’application de ce
droit peuvent considérablement varier en fonction des États et qu’elles
tendent aujourd’hui à restreindre son exercice. Certes, les États-nations ne
sont pas seulement des distributeurs de droits, mais aussi des communautés
humaines caractérisées par des formes culturelles, sociales et historiques
communes [88]. Toutefois, les communautés politiques sont à la fois plastiques
et plurielles. Par ailleurs, l’octroi ou non de la citoyenneté ne pose pas
seulement des questions d’intégration ou d’inclusion sociales, mais aussi des
questions de justice globale [89].

D’autre part, dans quelle mesure les ressortissants étrangers d’un pays 174
pourraient-ils bénéficier des mêmes droits civiques que ceux qui ont la
nationalité, au premier rang desquels se trouve le droit de vote ? L’absence de
droit de vote pour les étrangers se justifie souvent au nom de deux motifs
étroitement liés. Tout d’abord, il est loisible aux étrangers désireux de
participer à la vie publique de demander leur naturalisation. Et, à rebours,
« les citoyens étrangers qui ne demandent pas la naturalisation manifestent
ainsi […] qu’ils ne se considèrent pas comme des nationaux à part entière » [90].
Toutefois, force est d’observer que les conditions d’accès à la nationalité
tendent à devenir plus strictes un peu partout en Europe, y compris en
Belgique. Par ailleurs, la démocratie ne désigne pas seulement la relation
entre le pouvoir et le peuple national conçu abstraitement, mais les relations
entre le pouvoir et la population concrète qui compose la communauté
politique. Dans ce cadre, l’exercice du pouvoir démocratique n’est légitime que
s’il est justifié par et auprès des gens sur lesquels il est exercé [91], qu’ils soient
ou non des nationaux. En l’occurrence, les non-nationaux sont aussi supposés
payer des impôts, cotiser pour leur pension, obéir aux forces de l’ordre, se
marier et peut-être divorcer. Jusqu’où doivent-ils prouver qu’ils sont solidaires
de la communauté dans laquelle ils vivent ? Doivent-ils prouver cette
solidarité, dès lors qu’ils prouvent qu’ils en partagent les chances, les charges,
les obligations ?

Un deuxième point de débat a trait à l’extension du droit de vote à des 175


catégories de citoyens et à des êtres aujourd’hui jugés incapables de l’exercer.
En théorie politique, on estime d’habitude que la capacité de présenter et de
défendre ses intérêts nécessite, à un certain degré au moins, la disposition de
capacités rationnelles. Toutefois, il existe de nombreuses entités dont
l’existence peut avoir une valeur morale, sans pour autant qu’elles puissent
parler en leur nom propre ou qu’elles soient jugées complètement autonomes.

Ainsi, des personnes peuvent manquer des capacités réflexives nécessaires à 176
ces fins, qu’il s’agisse par exemple des enfants ou des personnes jugées
incapables d’exercer leurs droits politiques. Or il s’agit d’une part importante
de la population : pour ne parler que des mineurs, 20,2 % de la population
belge sont âgés de moins de 18 ans. Les décisions publiques les touchent
autant que n’importe quel citoyen. Si un grand nombre d’incapables ne paient
pas directement des impôts et ne sont pas salariés, ils sont toutefois
directement concernés par les politiques publiques mises en place, que ce
soient les politiques de santé – outre les politiques de soins de santé au sens
strict, pensons par exemple aux pratiques parfois autoritaires de
contraception ou de castration chimique –, les politiques d’aménagement de
l’espace urbain ou les politiques du logement.

Par ailleurs, de nombreux êtres vivants ne sont actuellement pas considérés 177
comme des sujets, tant au sens moral qu’au sens juridique. Le statut politique
et juridique des animaux fait l’objet de débats croissants. Nul doute qu’une
abeille ne s’interroge pas tous les jours sur le sens de l’article 195 de la
Constitution. Toutefois, il convient de constater que diverses espèces
d’animaux souffrent, éprouvent de l’empathie, développent des pratiques
sociales. Pour reprendre les termes de Tom Regan, elles sont les « sujets d’une
vie » [92]. En termes juridiques, elles sont toutefois considérées comme des
objets, au même titre qu’une table ou qu’une chaise. Le champ de l’éthique
animale ne vise pas seulement à réfléchir au statut moral des animaux, mais
aussi aux droits dont ils pourraient être titulaires [93].

La discussion sur les critères de la citoyenneté s’étend même à des entités qui 178
ne sont pas des êtres vivants. Certes, le parlement de la Nouvelle-Zélande a
accordé au fleuve Whanganui le statut d’entité vivante en mars 2017,
permettant aux associations maories de défendre les intérêts du cours d’eau.
Mais, pour le reste, les robots et les entités imaginaires ne sont pas considérés
comme des personnes juridiques, ni a fortiori comme des citoyens. Or la
question de l’intelligence artificielle n’est plus, aujourd’hui, un sujet de
science-fiction. Certes, les développements récents en matière de
biogénétique et d’informatique n’ont pas encore permis de développer des
formes de réflexivité non humaines. Toutefois, la sophistication des machines
informatiques va toujours croissante, au point que certains programmes
informatiques se présentent aujourd’hui comme des « rêves » d’ordinateurs.
Par ailleurs, le développement constant de technologies visant à aider l’activité
humaine (membres artificiels, connexions entre le cerveau et des objets
animés électroniquement…), y compris au niveau nerveux ou neuronal,
brouille les distinctions tenues pour acquises entre l’humain et le non-
humain, le vivant et le non-vivant. Ces développements ne posent pas
seulement des questions bioéthiques. Ils posent aussi des questions
politiques, liées non seulement au financement et à la distribution de ces
avantages, mais aussi au sens même que le concept d’égalité politique
recouvrerait encore dans le cas de la création d’êtres humains
technologiquement « améliorés ».
Enfin, la littérature politique et philosophique s’interroge de plus en plus sur 179
le statut politique de tous les citoyens qui ne sont pas encore nés ni en âge de
participer à la vie publique. En effet, une décision politique n’entraîne pas
seulement des conséquences pour le moment où elle entre en application,
mais aussi pour les années voire les décennies qui vont suivre. Elle affecte
souvent des citoyens qui n’étaient pas nés ou qui ne disposaient pas du droit
de vote au moment où la décision fut prise. Avec le temps qui s’écoule, ces
effets varient et sont de plus en plus difficiles à anticiper. Dans ce cadre,
comment évaluer le degré de représentativité – et, plus largement, de
légitimité populaire – d’une décision dans le temps ? En quoi les générations à
venir doivent-elles être tenues par les décisions de la génération précédente ?
En quoi les décisions des générations présentes doivent-elles également tenir
compte des générations à venir ? La plupart des décisions prises par une
génération donnée peuvent être amendées par la génération qui suit. Est-il
toutefois justifiable que certaines décisions ne puissent être que
restrictivement modifiées par les générations à venir ? Qu’il s’agisse du vote
d’une Constitution, de la liste des droits fondamentaux dont disposent les
citoyens ou de l’adoption des divers traités organisant l’Union européenne, de
nombreuses décisions lient les générations à venir sans qu’elles aient pu y
participer. Ces décisions visent à assurer la pérennité de certains principes ou
institutions jugés fondamentaux. Elles limitent toutefois la marge de
manœuvre et de création de l’activité politique quotidienne.

Ces différents cas suscitent eux-mêmes trois types de questionnements. 180


Primo, quels sont au juste les critères qui président à la reconnaissance d’une
entité comme sujet moral, comme sujet politique et comme sujet juridique ?
Secundo, quelle place faut-il dès lors accorder aux personnes et entités qui sont
susceptibles d’être affectées par une décision publique, mais qui ne disposent
pas de la capacité d’exprimer leur point de vue à cet égard ? Tertio, comment
réformer en conséquence les institutions politiques et sociales ? Ces
personnes et entités peuvent-elle être valablement représentées par le corps
électoral actuel ? Si ce n’est pas le cas, faut-il permettre à des acteurs ou à des
associations spécifiques de parler en leur nom, que ce soit par exemple en
instaurant des mécanismes de class action, en créant des postes
d’ombudsmans et de médiateurs, ou en cooptant des délégués spécifiques au
sein des assemblées représentatives ? Enfin, dans quel cas serait-il souhaitable
de leur donner directement la parole ?

L’impuissance du politique et la perte de signification de


l’idéal démocratique
La citoyenneté est un terme vide si le citoyen ne dispose d’aucun pouvoir réel, 181
même ténu, pour influencer son environnement politique. Or de nombreux
citoyens ont précisément l’impression d’être dépossédés de tout pouvoir
démocratique, en dépit des droits formels dont ils disposent. Plus troublant, il
apparaît qu’une part croissante de citoyens n’ont plus confiance dans les
institutions démocratiques et pensent même que l’instauration d’un régime
plus autoritaire aurait paradoxalement pour effet de leur donner davantage de
contrôle sur leur vie.

Les sentiments actuels d’impuissance démocratique découlent sans doute 182


moins de la corruption des représentants, d’un hypothétique effondrement
moral de nos sociétés ou de la perte des repères spatiaux et temporels
traditionnels que de la difficulté croissante à assurer, du point de vue du
citoyen, une information publique à la fois complète et compréhensible, ainsi
qu’une influence effective sur le processus de décision. Dans ce cadre, il est
généralement admis que la gestion publique fait face à un double processus de
remise en cause de l’État-nation. Celui-ci n’est plus considéré comme le
référent unique de la décision politique. Par ailleurs, son action fait face à une
concurrence croissante de la part de certains acteurs issus de la sphère
économique. Cela conduit à la remise en cause des cadres de pensée du droit
et de l’administration moderne, caractérisés par la division des pouvoirs, la
pyramide des normes juridiques, le principe de l’État de droit.

Ces transformations nourrissent des aspirations à davantage de souplesse, de 183


réflexivité, d’ouverture dans la conception et l’application de la norme. Elles
tendent toutefois à accroître les incertitudes du citoyen quant aux lieux, aux
procédures et aux acteurs de la décision. Qui décide ? Les États ? Des
institutions internationales publiques ou privées ? Des réseaux d’acteurs ?
Quelles sont les étapes de la décision ? Comment est-il possible de les
influencer ? Les règles collectives ne sont pas seulement édictées à l’extérieur
du territoire national, par des institutions internationales ou supranationales
– songeons par exemple aux recommandations du Fonds monétaire
international. Qu’il s’agisse de certaines normes ISO ou des ordres juridiques
des grandes fédérations sportives internationales, elles sont parfois édictées
en dehors de tout référent territorial, et en toute autonomie par rapport aux
régimes légaux nationaux. Ces règles peuvent prendre la forme de lois et de
règlements assortis d’un régime de sanctions obligatoires. Elles peuvent
également prendre la forme de recommandations, d’indicateurs, de rapports
aboutissant à des sanctions sociales par les pairs, à savoir des normes dont
l’efficacité repose non pas sur la contrainte, mais sur la croyance collective
qu’elles seront suivies.
Ce sentiment collectif de défiance à l’égard de l’État accompagne une 184
transformation et une perte apparente de signification de l’idéal
démocratique.

Cette perte de signification peut tout d’abord prendre la forme du populisme. 185
Contrairement à ce qui apparaît aujourd’hui, le populisme n’a pas toujours été
une expression péjorative. De la Rome classique aux fondations du Parti
démocrate américain, il s’agit d’un style politique, plus que d’une idéologie à
part entière, basé sur l’idée que le pouvoir politique doit appartenir au peuple,
non aux élites ou aux corps intermédiaires qui prétendent parler en son nom.

Le populisme peut exercer une puissante fonction dénonciatrice et relayer une 186
exigence de souveraineté populaire. Par ailleurs, les partis populistes
contemporains se distinguent sous certains points essentiels des fascismes
des années 1930, des groupes de lutte armée ou des mouvements extra-
parlementaires de l’après-guerre. Ils abandonnent pour la plupart une ligne
racialiste et la revendication d’une supériorité intrinsèque des populations
blanches ou « indo-européennes ». Ils acceptent la règle numérique du vote
démocratique. Même s’ils dénoncent le jeu partisan, ils s’intègrent à celui-ci : à
l’instar du Partij voor de Vrijheid (PVV) néerlandais, du Parti populaire danois
ou du Parti du progrès norvégien, ils participent à des gouvernements ou
acceptent de les soutenir de l’extérieur. Ils récupèrent même les principes de
l’État de droit, n’hésitant pas à recourir aux tribunaux ou aux cours
constitutionnelles afin de censurer des propos qu’ils jugent diffamatoires : si
on met de côté les cas d’Aube dorée en Grèce ou du NPD en Allemagne, ces
partis ont par ailleurs officiellement renoncé à l’exercice direct de la violence
physique.

Ces reconfigurations rendent ces partis plus acceptables auprès du corps 187
électoral. Elles leur permettent en outre de reprendre à leur compte certains
éléments choisis du langage démocratique. Ainsi que l’analyse Pierre-André
Taguieff, les valeurs de différence et de diversité culturelle sont exaltées
quand elles permettent de justifier la séparation et la préservation des
collectivités nationales. À rebours, l’idéal d’égalité est prôné dès lors qu’il
marque la solidarité des membres authentiques de la communauté – et dans le
cas des populismes de droite, leur différence irréductible vis-à-vis de la figure
de l’étranger.

Toutefois, cette fonction dénonciatrice conduit également à une triple 188


simplification [94] qui peut entraîner d’importantes conséquences au niveau
des pratiques politiques et en termes de réformes institutionnelles.
Tout d’abord, le populisme considère le peuple comme un tout à la fois évident 189
et uniforme, représentant « la partie saine et unifiée d’une société qui ferait
naturellement bloc dès lors que l’on aurait donné congé aux groupes
cosmopolites et aux oligarchies » [95]. Dans cette optique, les populistes ne
considèrent pas la politique comme un affrontement entre concurrents ou
adversaires, mais comme l’opposition renouvelée entre le peuple authentique
et les autres, sous toutes leurs formes : élites déconnectées du peuple,
étrangers, contestataires… Toutefois, rien ne dit qu’un tel peuple unifié ait
jamais existé et que ses membres se soient un jour mis d’accord sur ses
caractéristiques essentielles.

Ensuite, le populisme considère que le système représentatif et la démocratie 190


sont corrompus par les élites, et plus particulièrement par les politiciens. Il
estime que la seule forme réelle de démocratie passe par l’appel au peuple, par
exemple par référendum. Il est donc suspicieux vis-à-vis des corps
intermédiaires et estime que la participation politique est avant tout liée à la
vertu morale du peuple et à celle de son dirigeant. Or les sections qui
précèdent rappellent que ces corps intermédiaires ne jouent pas forcément un
rôle corrupteur et que la vertu morale n’est une condition ni nécessaire ni
suffisante pour une participation politique de qualité.

Enfin, le populisme entretient une conception simplificatrice du lien social et 191


politique. Comme le souligne Pierre Rosanvallon, « le populisme pense que ce
qui fait la cohésion d’une société, c’est son identité et non pas la qualité
interne des rapports sociaux », qu’il s’agisse des relations sociales entre
individus et associations, de l’action des médias et de la société civile, ou
encore de la mise en scène plus ou moins civile du conflit politique. De
manière générale, le populiste ne considère la communauté politique comme
une société d’égaux que dans la mesure où elle est formée de personnes
semblables. Il récuse la logique délibérative au profit d’une logique
d’acclamation. Dans ce cadre, les institutions représentatives peuvent s’avérer
un passage obligé pour la prise du pouvoir. Les élections contribuent à
exprimer la souveraineté populaire. Mais la démocratie, pour le populiste, n’a
pas pour objectif de promouvoir le pluralisme politique, le respect des droits
de chacun et la participation autonome des citoyens.

L’Union européenne et la responsabilité démocratique

Quoi qu’on pense du bien-fondé de l’Union européenne, les institutions


européennes ont contribué à endiguer les poussées antidémocratiques
les plus graves en Europe et à pacifier les relations diplomatiques entre
les pays d’Europe. L’Union européenne représente un forum politique
inédit dans l’histoire, permettant aux représentants de vingt-huit pays
différents de régler des problèmes communs dans des matières aussi
diverses que le commerce extérieur, la culture ou la protection de la
santé. Les institutions européennes fonctionnent par ailleurs de manière
plus démocratique qu’il y a seulement dix ans, que ce soit au vu de
l’extension des pouvoirs du Parlement européen ou de l’écho médiatique
de plus en plus large que reçoivent les politiques européennes.
Toutefois, leur fonctionnement nourrit également un profond sentiment
de dépossession collective. La Commission européenne est perçue
comme un organe de décision à la fois partial, illisible et non contrôlé par
le peuple. Les activités du Parlement européen ne paraissent pas suffire à
construire un espace public commun à l’Union européenne, dont celle-ci
aurait pourtant besoin afin de susciter un sentiment plus ancré de
légitimité. Enfin, le fait que le Conseil européen est composé de
représentants des gouvernements nationaux ne le rend pas
démocratique pour autant. Quelles que soient les positions de fond
défendues sur ces questions, les débats sur la conclusion d’un éventuel
traité transatlantique avec les États-Unis ou la conclusion du traité sur la
stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union
économique et monétaire (TSCG) donnent l’impression que le
fonctionnement du Conseil européen est court-circuité par le directoire
de certains États membres importants, que la Commission européenne
se saisit de cette occasion pour exercer sur les politiques nationales une
influence que les traités ne lui accordent pas, que le travail du Parlement
européen reste aux marges du processus de décision et que les travaux
du Conseil lui-même sont loin de correspondre aux exigences de
publicité d’un processus démocratique. En ce sens, le problème
démocratique posé par l’Union européenne ne résulte pas du fait qu’elle
n’est pas un régime représentatif, mais du fait qu’elle dilue les
mécanismes de la représentation dans une sorte de polyarchie aux
responsabilités floues, peu publiques, décourageant la participation
active du citoyen.

Le basculement de la démocratie vers un régime fort n’est pas forcément le 192


fait d’une prise de pouvoir soudaine par des mouvements extrémistes ou du
détournement populiste du vocabulaire démocratique. Il peut aussi résulter
d’une remise en cause fonctionnelle, presque technique, de l’idéal d’égalité
politique.
Cette remise en question passe, d’une part, par une neutralisation et par un 193
détournement progressif du principe de la représentation politique. Ainsi
qu’en témoignent certains aspects de la construction européenne ou de la
fédéralisation progressive du pays, les transformations contemporaines de
l’action publique peuvent donner l’impression que l’action des représentants
devient soit illisible – quand la décision est prise par des représentants élus ou
cooptés au troisième, voire au quatrième degré, au sein d’instances de plus en
plus éloignées du regard public –, soit dérisoire.

Elle passe, d’autre part, par un détournement de l’idéal pluraliste au profit 194
d’un nouveau type d’élitisme. En réponse aux mouvements populistes évoqués
ci-dessus, certains estiment [96] que la démocratie doit développer des formes
de gouvernement mixtes capables de coordonner les divers intérêts et points
de vue en présence afin de produire des décisions à la fois plus rationnelles et
plus consensuelles : création d’agences indépendantes, mises en place de
procédures de consultation multi-niveaux, association des parties prenantes
dans la mise en œuvre de la décision politique, évaluation financière des
programmes des partis politiques par des corps indépendants… Un régime
légitime devra dès lors tempérer la vie politique partisane en instaurant des
contrôles juridiques sur l’action politique ou des mécanismes
« d’apprentissage collectif », afin d’assurer la réflexivité, l’impartialité ainsi
que la culture civique du débat public. Il rompra en tout cas avec l’idée que la
légitimité démocratique repose avant tout sur l’égalité politique des citoyens :
si le dévoiement populiste de l’idée démocratique consiste à réduire le peuple
à une communauté monolithique et essentialisée, ce nouvel élitisme pluraliste
cherche quant à lui le moyen de synthétiser les différentes opinions exprimées
au sein de la société sous une parole enfin claire et rationnelle. Il ne s’agit pas
forcément d’un progrès démocratique, dès lors que la participation de tous
n’est qu’un moyen parmi d’autres pour « faire de la pédagogie » auprès des
citoyens ou pour les conduire à des comportements jugés plus « corrects » ou
« rationnels ».

Les transformations de la discussion publique


La discussion publique est une dimension importante de la citoyenneté 195
comme de la vie démocratique. Qu’elle vienne à être empêchée ou pervertie, et
c’est l’exercice même de la citoyenneté démocratique qui est mis en question.
Manipulé, peu ou mal informé, privé d’accès à la parole publique, le citoyen ne
peut ni défendre ses intérêts propres ni participer à la construction de l’intérêt
général. Les conditions de la discussion publique doivent à cet égard faire face
à une série de défis importants : relevons-en trois.
Le premier d’entre eux a trait à la complexité croissante du traitement de 196
l’information politique. Les sources d’information abondent et se diversifient
de plus en plus, qu’il s’agisse de la presse classique, de la télévision, des médias
présents sur Internet ou des réseaux sociaux. Ces sources d’information
s’internationalisent. Leur origine n’est pas toujours évidente à découvrir.
Dans nos régimes démocratiques du moins, les autorités tendent à rendre
leurs activités plus transparentes, sans pour autant que l’information diffusée
soit plus compréhensible. L’accès à cette information ainsi que son utilisation
suscitent dès lors plusieurs difficultés. Parmi celles-ci, la communication
publique doit opérer de constants compromis entre l’accessibilité de l’énoncé,
d’une part, et sa sophistication, d’autre part.

Imaginons ainsi que l’information pertinente soit présentée de manière aussi 197
exhaustive et détaillée que possible : la publication de cette information
rendrait-elle pour autant les tenants et aboutissants de ces décisions plus
accessibles ? Il est permis d’en douter. En effet, la profusion de l’information
peut compliquer sa compréhension et son interprétation. Les acteurs en quête
d’information ne peuvent accéder à celle-ci que s’ils sont déjà conscients de
son existence, de sa teneur et du lieu où elle se trouve. Ce faisant, l’apparente
neutralité de l’information peut paradoxalement renforcer son opacité aux
yeux des citoyens : elle submerge ceux-ci sous une masse de données
indistinctes, au point que sa mise à disposition peut même servir à noyer
l’information que l’autorité publique ne souhaiterait pas divulguer [97]. Si celle-
ci ne fait pas l’objet d’un travail d’explication, la technicité de l’information
décourage la volonté de comprendre. Si elle ne fait pas l’objet d’une diffusion
large, la publicité de l’information tend même à favoriser l’action de ceux qui
sont mieux placés pour influencer le processus de décision [98]. Enfin, quelle
que soit la forme qu’elle prend, la diffusion de l’information passe par des
codes plus ou moins formels de langage, des biais cognitifs qui mettront en
évidence certains types d’information au détriment d’autres [99].

Dès lors, pourquoi ne pas tourner le dos au mirage d’une information pure et 198
objective, et chercher plutôt à la rendre la plus facile d’accès, la plus
compréhensible, la plus pertinente possible ? Dans ce cas, la présentation
d’une information politique transparente s’inscrit forcément dans une
démarche d’interprétation, mais aussi de sélection du message. Exposer un
fait ou un argument revient toujours à le présenter en fonction d’un certain
point de vue et à l’aide de formes de langage déterminées. Le fait que
l’information politique est souvent produite par les divers détenteurs de la
puissance publique ne suffit pas à garantir l’impartialité de l’information
produite. De manière générale, tant l’émission que la réception du message
sont influencées par le contexte dans lequel elles prennent place, ainsi que par
les opinions, perceptions et préjugés du récepteur. S’il n’y a pas de
délibération démocratique utile sans information publique, il n’y a pas
d’information publique utile sans qu’elle soit traitée et discutée de manière
contradictoire et collective. Cela nécessite notamment des lieux de discussion
et de responsabilité publique communs aux différentes communautés
linguistiques et culturelles du pays, une médiation vivace de la société civile,
une presse et des médias de masse de qualité et disposant des moyens
d’exercer leur fonction de contre-pouvoir, un système d’éducation procurant
aux futurs citoyens les outils nécessaires pour s’engager dans le débat public.

Un deuxième défi a trait au fonctionnement de l’espace public, à savoir ce lieu 199


à la fois physique et symbolique au sein duquel prend place la discussion
collective. Cependant, ce lieu est-il réellement commun à l’ensemble de la
communauté politique ? Et de quelle communauté politique parle-t-on au
juste ?

D’une part, les espaces publics dépassent de plus en plus le cadre des 200
communautés nationales. Les sphères de discussion tiennent peu compte des
frontières physiques et géographiques. Il semble parfois plus facile de se tenir
informé de l’actualité politique aux États-Unis ou des soubresauts de la scène
musicale à Buenos Aires que des grèves qui agitent le secteur carcéral en
Belgique. Les espaces publics se globalisent, se localisent et se spécialisent par-
delà les limites de la communauté nationale.

D’autre part, ce processus d’éclatement de l’espace public accompagne un 201


processus de fragmentation des communautés de discussion. Censé
représenter un lieu commun de discussion, l’espace public ressemble en fait
souvent à une superposition de chambres acoustiques étanches les unes aux
autres, disposant chacune de leurs codes et d’opinions partagées tenues pour
évidentes pour ceux qui en font partie. Sur Facebook ou dans nos
engagements sociaux et politiques, nous avons tendance à ne communiquer
qu’avec ceux qui nous ressemblent.

La structuration des différents groupes auxquels nous appartenons tend à 202


renforcer ce phénomène, comme en témoigne la pratique des réseaux sociaux.
Ce qu’on appelle des « bulles de filtrage » (filter bubbles) désigne ainsi
« l’enfermement cognitif que produit le fonctionnement d’Internet auprès
d’un de ses utilisateurs lorsque des algorithmes sélectionnent pour lui les
informations auxquelles il aura prioritairement accès […] Ce mode de
fonctionnement a pour effet de ne soumettre à l’utilisateur que des opinions
tendanciellement conformes à celles pour lesquelles il a manifesté de l’intérêt
au préalable et, dès lors, à enclencher un cercle vicieux de confirmation des
opinions et d’évitement de la dissonance cognitive » [100].

Or ces bulles de filtrage n’existent pas seulement dans les réseaux sociaux. 203
L’histoire récente de la Belgique montre ainsi le rôle joué par ces bulles de
filtrage dans la création de deux espaces publics – l’un francophone, l’autre
néerlandophone – de plus en plus étanches l’un vis-à-vis de l’autre,
développant des points de vue et des interprétations différentes des enjeux
communautaires belges. À rebours, elle montre en quoi la constitution
progressive de deux espaces médiatiques et institutionnels autonomes a
contribué à créer ces bulles de filtrage. Dans ce cadre, les citoyens tendent à
être entourés de personnes qui pensent comme eux, qui réagissent comme
eux aux événements qui surviennent dans la vie publique, et dont la
conception du bon ou du mauvais goût, du bon sens ou de l’absurde, du juste
et de l’injuste est identique. Censée ouvrir le citoyen à d’autres points de vue
que le sien, la délibération tend au contraire à polariser et à figer les opinions
en présence. La réalité n’apparaît plus comme « ce qui existe en dehors de mes
croyances mais précisément ce à quoi j’ai envie de croire, et le savoir auquel
mes croyances me donnent accès » [101].

Les contraintes propres à la sélection de l’information politique et à la 204


fragmentation de l’espace public mettent dès lors en évidence une troisième
difficulté, à savoir le brouillage apparent des critères d’une discussion
raisonnable.

Le philosophe John Stuart Mill l’écrivait déjà au 19e siècle : dès lors que la 205
délibération est polluée par le sectarisme, la propagande ou le coup de force
rhétorique, rien ne garantit que celle-ci permette de distinguer les faits exacts
des faits inexacts, et les opinions raisonnables des opinions déraisonnables.
Discutée dans un environnement peu propice à une discussion équilibrée, une
opinion vraie peut parfaitement être supplantée par une opinion fausse.

Dans ce cadre, quelle différence faire entre un sain usage de l’esprit critique 206
devant l’exercice du pouvoir et la tentation de voir des complots politiques
partout où le pouvoir n’est pas entièrement visible ? Où tracer la limite entre la
remise en cause de certaines oligarchies médiatiques et l’idée selon laquelle les
médias de masse emprisonnent le citoyen dans une bulle de fake news
destinées à détourner l’attention ou domestiquer les masses ? Certes, le débat
public peut – et devrait – avoir aussi pour fonction de mettre à jour les
rapports de domination de genre, de classe, et de race véhiculés dans l’espace
public. Il doit permettre d’exhumer la dimension idéologique des discours
politiques concernés. Toutefois, il n’est pas possible de tenir un débat public si
la discussion conduit à disqualifier d’emblée certains points de vue, que ceux-
ci soient jugés intrinsèquement manipulateurs ou, au contraire, inconscients
des déterminismes sociaux qui les tissent.

La manipulation et le détournement de la discussion publique sont parfois 207


associés au triomphe de l’émotion sur la raison. En réalité, il est loin d’être
certain que l’opposition entre raison et émotion permette de nous faire
réfléchir à ce que doit être une délibération démocratique. L’appel à la raison
est légitime s’il consiste à vouloir transformer les perceptions et les colères en
opinion argumentée. Toutefois, il peut arriver que l’émotion contribue elle
aussi à la formation d’une discussion argumentée. Dans l’idéal, la délibération
doit conduire les acteurs à justifier leurs positions, à répondre aux objections
qui leur sont opposées et à amender leur point de vue si nécessaire. Toutefois,
ces conditions ne sont pas souvent réunies dans la pratique. À défaut, la
délibération ne demande pas forcément de construire un consensus rationnel,
mais de donner à chacun des outils de réflexion, de permettre la confrontation
des points de vue [102], de mettre en scène et de clarifier les intérêts en cause,
de reconnaître et de désenclaver des identités de groupes [103]. Dans ce cadre,
l’émotion peut attirer l’attention du sujet sur un problème politique
important. Elle lui donne l’occasion de décentrer son point de vue et
d’interroger ses propres perceptions. Elle contribue également à ce que les
positions en présence s’expriment et se justifient, y compris celles qui
émanent des groupes dominés ou marginalisés de la société. Enfin, les
passions et les sentiments que nous éprouvons vis-à-vis d’une situation
particulière constituent un élément à part entière de cette situation. Ils
engagent le citoyen à participer à la discussion et à s’y sentir concerné. Dès
lors, la délibération ne pourrait-elle pas comprendre d’autres formes que
l’argumentation formelle, parmi lesquelles le témoignage, l’expression
poétique ou le chant [104] ?

Le recours à l’émotion peut souvent servir des démarches purement 208


stratégiques. Il est par ailleurs d’autant plus efficace que ses auteurs disposent
de ressources financières et de leviers d’influence permettant d’affiner et de
diffuser leur message. Les acteurs politiques choisissent les formules, les
symboles, les ressorts émotifs, les architectures de choix susceptibles
d’influencer leurs interlocuteurs, sans pour autant que la transformation de
leur opinion résulte d’un véritable dialogue. Soigneusement utilisé, ce qu’on
appelle le pandering consiste par exemple à « scruter minutieusement l’humeur
de l’opinion publique afin d’identifier les mots, les arguments et les symboles
qui sont les plus à même de susciter une couverture de presse favorable et de
leur permettre de conquérir le soutien du public pour les politiques qu’ils
désirent mettre en œuvre » [105].

Comment distinguer l’émotion utile de la manipulation politique ? La 209


délibération demande une démarche de justification de la part des
participants à la discussion [106]. Cette démarche suppose elle-même que les
participants à la discussion soient considérés comme libres et égaux, en droit
comme dans les faits. Dès lors, ce qui distingue la délibération de la
manipulation n’est pas forcément le degré de passion ou de sophistication du
langage, mais la volonté de l’émetteur du message d’empêcher l’usage de la
réflexivité par le récepteur du message. La communication manipulatoire
place le récepteur du message dans une position à la fois passive et
asymétrique vis-à-vis du locuteur, quand elle impose un message unilatéral
afin de créer une relation de domination [107] : c’est par exemple le cas quand
une campagne de publicité se fait passer pour une campagne d’information,
quand les mots comportent un double sens volontaire ou quand une opinion
se présente comme un argument d’autorité.

Si la rhétorique n’est pas intrinsèquement négative, elle devient 210


problématique quand elle vise à rendre le citoyen à la fois aveugle et muet. À
cet égard, l’usage de la rhétorique est d’autant plus manipulateur qu’il prend
les apparences de son contraire. La rhétorique de l’anti-rhétorique a ainsi ses
figures classiques [108]. Parmi celles-ci, la rhétorique de la souveraineté, qui
consiste à demander l’assentiment des citoyens au souverain au prétexte qu’ils
sont eux-mêmes les souverains : sur le ton du « puisque le peuple le veut »,
l’orateur demande au citoyen de s’identifier aux gouvernants, comme si les
décisions produites étaient le produit de sa propre volonté consciente. Ou
encore la rhétorique de la raison publique, qui consiste à critiquer le pouvoir
de l’émotion et le poids des intérêts particuliers au profit d’un intérêt général
auquel chacun est censé adhérer. Prétendant parler au nom de l’évidence, de la
bonne gestion ou de la Raison d’État, l’orateur élimine ce faisant toute marge
de conflit ou de désaccord possible : la communication politique est d’autant
plus efficace qu’elle revêt un gris anthracite. Passionnée ou sobre, la
rhétorique est plus redoutable quand elle invoque le bon sens, quand elle en
appelle au « sens des responsabilités » ou quand elle invoque l’expérience de
terrain du locuteur.

Conclusion
« Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon. »

— (J.-J. Rousseau)

« Qu’est-ce qu’un citoyen qui doit faire la preuve, à chaque instant, de sa


citoyenneté ? »

— (P. Bourdieu, Le Nouvel Observateur, 8 octobre 1997)

Nul besoin d’opposer Jean-Jacques Rousseau et Pierre Bourdieu : la 211


citoyenneté est à la fois un statut dont bénéficie le moins méritant des êtres
humains et l’expression essentielle de la vertu civique. L’exercice de la
citoyenneté ouvre le champ des possibles, tout en contribuant à déterminer les
traits jugés désirables de la communauté politique. La citoyenneté est le canal
juridique et social par lequel les citoyens peuvent s’affirmer à la fois libres et
égaux. Elle désigne aussi l’ensemble des pratiques qui cimentent
l’appartenance à la communauté, soudant la délibération collective et
permettant l’émergence d’un imaginaire social commun.

La réflexion sur la citoyenneté a quelque chose d’âpre, car le caractère 212


démocratique de la citoyenneté n’a rien d’évident. Si la citoyenneté désigne
simplement l’inclusion du citoyen dans la communauté, il est parfaitement
possible de parler de citoyenneté sans parler de démocratie ou de justice
politique. Dans la série Downtown Abbey, chacun des majordomes et chacune
des soubrettes occupent leur juste place dans le monde sous cloche de la
famille Crawley : la fiction rappelle avec ironie qu’on peut être inclus
dignement dans une société tout en étant à la botte de ses maîtres et privé
d’accès à la parole politique.

Et pourtant, les notions de démocratie et de citoyenneté s’entrelacent. La 213


démocratie ne rassemble pas seulement des procédures ou un paquetage de
droits politiques, mais aussi un faisceau de pratiques et de codes civiques
nourrissant la communauté politique : c’est pourquoi il convient de réfléchir
aux formulations de la citoyenneté qui servent le mieux l’idéal démocratique.
À rebours, la réflexion démocratique donne une définition originale de la
citoyenneté. Dans une démocratie, la citoyenneté ne désigne pas une identité
morale ou culturelle, mais l’ensemble des traits et des ressources permettant
aux individus de participer sur pied d’égalité à la vie sociale. La société n’est
pas un ensemble organique où chacun a sa place déterminée. Elle est un lieu
permettant la discussion et la conquête de l’égalité politique.
Dans ce cadre, la réflexion sur la citoyenneté permet de souligner les liens 214
importants mais ambivalents entre la notion de citoyenneté et la démocratie
libérale dans laquelle nous évoluons. La participation politique n’est pas
l’objectif prioritaire du libéralisme politique. Et la promotion de la liberté de
tous et du pluralisme social ne s’accommode pas forcément bien de l’idée d’un
récit civique commun – voire uniforme – à la communauté. Toutefois, la
citoyenneté démocratique s’appuie en grande partie sur la reconnaissance des
droits civils et politiques de l’individu, et plus largement encore sur la garantie
des libertés publiques. Par ailleurs, l’exercice de la citoyenneté donne chair au
libéralisme politique. Il contribue à l’information de l’espace public. Il vivifie la
délibération politique. Et, surtout, il donne une dimension supplémentaire
aux libertés publiques. Le droit de penser et de s’exprimer librement se traduit
aussi, pour le citoyen, par la possibilité de contribuer activement à la vie
publique voire d’accéder à des positions de pouvoir.

Enfin, la réflexion sur la citoyenneté met en évidence les rapports historiques 215
à la fois déterminants et conjoncturels, entre la notion de citoyenneté et la
figure de l’État-nation. D’une part, on est toujours citoyen de quelque part : se
déclarer « citoyen du monde » n’a de sens que si le monde est un ensemble
social et politique fini, se dotant de règles communes spécifiques. D’autre
part, cet ensemble social et politique n’est pas voué à être celui de l’État-
nation. Il est concevable de dissocier citoyenneté et nationalité. Il est
également concevable que d’autres formes politiques que l’État-nation
développent leur propre conception de la citoyenneté.

L’histoire des aveugles et de l’éléphant est bien connue. Des aveugles, croisant 216
l’animal, sont sommés de l’identifier : le premier touche la jambe de l’animal et
déclare qu’il s’agit d’un pilier ; le deuxième tâte sa trompe et déclare qu’il s’agit
d’un serpent ; le troisième confond l’une des défenses de l’animal avec un pieu.
Le risque est le même quand on parle de citoyenneté, à cela près qu’y céder
renforce la cécité de l’observateur. Les relations évoquées plus haut sont
d’autant plus complexes que la notion de citoyenneté est elle-même
composite. La citoyenneté démocratique désigne un statut juridique visant à
garantir les libertés du citoyen : ces libertés ne seraient pourtant que monnaie
de singe si elles se réduisaient à ce statut. Elle désigne un ensemble de
pratiques sociales et politiques : ces pratiques tournent toutefois à vide si elles
se déroulent entre des individus indifférents les uns aux autres ou seulement
soucieux de discuter pour discuter. Enfin, la citoyenneté représente à la fois
un outil et un motif de justice sociale, mais son exercice aurait encore du sens
même dans une société où ces questions ne se poseraient plus. À l’instar de
l’observation des membres de l’éléphant, ces éléments ne sont ni suffisants ni
nécessaires pour définir ce qu’est la citoyenneté : chacun d’entre eux est par
contre important pour en concevoir la meilleure marche possible.

Ce caractère composite de la citoyenneté la place au centre d’un grand nombre 217


de débats politiques et éthiques contemporains. D’un point de vue éthique, la
manière dont on définit le citoyen dépend de la manière dont on définit ce
qu’est un être humain, une conscience autonome ou la capacité de former un
raisonnement moral, ainsi que de l’importance respective de tous ces critères.
D’un point de vue politique, l’exercice de la citoyenneté est aujourd’hui
profondément affecté par le rôle à la fois croissant et changeant que les
technologies de l’information jouent dans le débat public. Il est également au
cœur des réflexions contemporaines sur la perte de signification apparente de
l’idéal démocratique et des changements sociaux ou institutionnels chargés de
pallier cette perte supposée.

Ces trente dernières années ont vu éclore de nombreuses réflexions sur le rôle 218
de la délibération et de la participation dans la vie démocratique. Peut-être les
années qui viennent se pencheront-elles davantage sur la vieille et brutale
question du pouvoir politique : comment donner davantage de pouvoir à
l’autorité publique vis-à-vis des sphères sociales qu’elle régule ? Comment
donner davantage de pouvoir au citoyen vis-à-vis de l’autorité publique et en
quoi ce pouvoir doit-il consister ? Comment donner davantage de pouvoir
politique aux citoyens au sein de l’espace public, tout en limitant les relations
de violence que ceux-ci peuvent entretenir entre eux ? Enfin, comment
répondre à ces trois questions sans contradiction ?

Glossaire

Clivage : conflit profond à l’intérieur d’une société, qui se traduit par de fortes 219
tensions politiques entre des groupes opposés sur l’objet du conflit et qui peut
déboucher sur la création de partis politiques.

Constitution : texte qui impose les normes fondamentales d’organisation des 220
pouvoirs et qui reconnaît des droits et des libertés fondamentales. Les normes
constitutionnelles sont de niveau supérieur aux lois.

Contrat social : figure de pensée imaginant un contrat originaire entre les 221
hommes, par lequel ceux-ci acceptent une limitation de leur liberté en
échange de lois garantissant la pérennité du corps social.
Démocratie : régime dans lequel la souveraineté politique appartient à la 222
population, qui l’exerce soit directement, soit indirectement par la voie
d’élections libres.

Démocratie délibérative : système et théorie politique selon lesquels la 223


décision politique est légitime dès lors qu’elle procède d’une délibération
publique entre citoyens égaux. Cette délibération repose sur une condition
d’argumentation – c’est-à-dire un processus qui vise à choisir le meilleur
argument en faveur d’un point de vue donné – et sur une condition de
participation – qui permet aux citoyens de faire valoir sur pied d’égalité leurs
différents points de vue.

Démocratie directe : système général, ou mécanisme particulier, par lequel les 224
citoyens prennent eux-mêmes des décisions politiques, sans passer par des
représentants issus d’une élection.

Démocratie participative : ensemble de mécanismes par lesquels la 225


population participe à l’élaboration des décisions politiques en étant
consultée, en étant associée à la délibération ou en étant associée à la prise de
décision politique, le dernier mot pouvant revenir à des représentants élus.

Démocratie représentative : système général dans lequel l’élaboration et le 226


vote des lois, ainsi que leur application par le pouvoir exécutif, appartiennent
à des mandataires politiques désignés par élection ou sur la base des résultats
d’une élection.

Droits civils et politiques : premiers droits de la personne humaine à avoir été 227
revendiqués dans le combat contre l’arbitraire du pouvoir politique sous
l’Ancien Régime. Ces droits consacrent, d’une part, les droits de l’individu face
à l’État (respect de la vie privée, de la vie familiale, de la propriété…) et, d’autre
part, la participation de l’individu à la vie collective (droit de vote, libertés
fondamentales…).

Égalité politique : principe selon lequel tous les citoyens de la communauté 228
bénéficient d’un statut politique égal et donc d’une opportunité de même
nature de faire valoir leur sa prétention au pouvoir.

État de droit : système institutionnel dans lequel la puissance publique est 229
soumise au droit. Il est fondé sur le principe essentiel du respect des normes
juridiques (ou « primauté du droit »), chacun étant soumis au même droit, que
ce soit l’individu ou bien la puissance publique. Dans les démocraties
contemporaines, l’État de droit se caractérise par une répartition des pouvoirs
législatif, exécutif et judiciaire, par l’égalité de tous devant les règles de droit,
par la soumission de l’État aux règles de droit et par l’idée que, dans le cadre
de la hiérarchie des normes, chaque règle légale tire sa légitimité de sa
conformité à une règle légale supérieure.

Groupe d’intérêt : groupe social plus ou moins bien organisé qui exerce une 230
pression sur les pouvoirs publics afin de défendre des intérêts spécifiques,
qu’ils soient économiques, matériels, financiers, humanitaires ou moraux. Les
groupes d’intérêt visent à influencer les décisions publiques, mais n’ont pas
pour objet (contrairement aux partis politiques) la conquête de la
représentation politique.

Modernité politique : période de l’histoire humaine se caractérisant par le fait 231


que l’exercice de la raison humaine devient le critère principal de justification
et de légitimité de l’activité politique, au détriment par exemple de la
transcendance divine ou mystique. La modernité politique trouve une
traduction importante dans les théories du contrat social et implique
historiquement une double séparation, entre l’État et la société civile, d’une
part, et entre le citoyen et l’individu, d’autre part.

Opinion publique : expression de l’ensemble des convictions et des valeurs 232


plus ou moins partagées, des jugements et des croyances de la population
d’une société donnée. L’opinion publique n’est pas forcément consensuelle
pour autant. Elle est composite et met en scène des opinions souvent
contradictoires.

Organe consultatif : organe mis en place par une autorité publique et qui lui 233
permet de consulter des personnes ou des groupes dans un domaine
déterminé. Du point de vue des citoyens et des groupes, un organe consultatif
est un cadre permettant de formuler des avis, à la demande de l’autorité
publique ou à l’initiative des membres.

Pouvoir exécutif : pouvoir qui met les normes législatives (lois, décrets ou 234
ordonnances) en application et qui dispose des budgets et de l’administration
nécessaire à cette tâche. Dans le cadre fédéral belge, il existe plusieurs
pouvoirs exécutifs (gouvernement fédéral, gouvernements de Communauté
ou de Région).

Pouvoir judiciaire : pouvoir qui fait respecter les normes juridiques en 235
tranchant des litiges. Le pouvoir judiciaire est composé des cours et des
tribunaux.
Pouvoir législatif : pouvoir qui élabore et qui adopte les normes législatives. 236
Dans le cadre fédéral belge, il existe plusieurs pouvoirs législatifs (Chambres
fédérales et parlements de Communauté ou de Région).

Service public : activité exercée directement par l’autorité publique (État, 237
Communautés ou Régions, communes…) ou sous son contrôle dans le but de
satisfaire un besoin d’intérêt général. Par extension, le service public désigne
aussi l’organisme qui a en charge la réalisation de ce service. Le service public
relève le plus souvent d’un régime légal spécifique.

Socialisation : processus par lequel sont transmises des valeurs et des normes 238
dans le but de construire une identité sociale et d’intégrer un individu à la
société. Elle fait d’un individu un être social. À ces fins, la socialisation
nécessite l’acquisition et l’intériorisation des modèles culturels, des pratiques,
des normes sociales, des codes symboliques, des règles de conduite et des
valeurs de la société dans laquelle vit l’individu.

Société civile : expression désignant aujourd’hui l’auto-organisation des 239


citoyens indépendamment de l’État, des partis politiques et du monde
économique. Davantage que la notion d’association, par exemple, celle de
société civile est censée désigner les organisations citoyennes indépendantes
de l’État et des partis et attentives à l’implication concrète de leurs membres.

Souveraineté politique : concept qui désigne le pouvoir suprême reconnu à 240


une institution politique, qui implique l’exclusivité de sa compétence sur la
population et le territoire nationaux (souveraineté interne) et son
indépendance absolue dans l’ordre international où il n’est limité que par ses
propres engagements (souveraineté externe).

Notes

[1] A. DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, 1835.

[2] D. SCHNAPPER (avec la collaboration de C. BACHELIER), Qu’est-ce que la


citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, p. 11.

[3] J.-J. ROUSSEAU, Du contrat social, 1762.

[4] L’éligibilité à la Chambre des représentants n’était toutefois pas soumise au


paiement de ce cens, à la différence du Sénat, où elle était plus restrictive
encore.

[5] Il faudra attendre 1919 pour que le vote plural soit aboli et 1948 pour que le
droit de vote aux élections législatives soit accordé aux femmes.
[6] Voir à cet égard l’arrêt Burstyn (1952, sacrilège), l’arrêt Texas vs. Johnson
(1989, flag burning), ou encore l’arrêt Ashcroft vs. Free Speech Coalition
(2002).

[7] D. SCHNAPPER, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, op. cit., p. 148.

[8] Le principe du droit du sol est souvent opposé au principe du droit du sang,
dit jus sanguinis, qui définit la nationalité d’un individu en fonction de la
nationalité de ses parents. Le droit du sol et le droit du sang coexistent la
plupart du temps au sein d’un même ordre juridique : un enfant qui a des
ascendants belges, mais qui naît dans un pays étranger, a ainsi accès à la
nationalité belge. Le droit du sang est toutefois perçu comme un critère plus
restrictif d’accès à la nationalité dès lors qu’il conduit à considérer que les
enfants nés de parents étrangers au pays de naissance n’ont pas d’office
accès à la nationalité de ce pays. Ce fut par exemple le cas de l’Allemagne, de
1913 jusqu’à l’adoption en 2000 de la loi sur la nationalité.

[9] I. KANT, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 1784.

[10] R. CHUNG, J.-B. JEANGENE VILMER, Éthique des relations internationales, Paris,
Presses universitaires de France, 2011 ; T. BROOKS (dir.), The Global Justice
Reader, Oxford, Blackwell, 2008 ; D. MILLER, National Responsibility and
Global Justice, Oxford, Oxford University Press, 2007.

[11] Voir entre autres la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, le
pacte de New York sur les droits civils et politiques de 1961 ou le pacte de
New York relatif aux droits économiques et sociaux de 1976.

[12] L’association des ONG à ces processus de négociation peut être vue comme
un progrès démocratique et un pas vers plus de transparence politique,
mais aussi comme une forme de dépolitisation du rôle que ces associations
jouent.

[13] L’initiative citoyenne européenne (ICE) donne un droit d’initiative politique


à un rassemblement d’au moins un million de citoyens de l’Union
européenne, venant d’au moins un quart des pays membres. Par cette
procédure, la Commission européenne peut être amenée à rédiger de
nouvelles propositions d’actes juridiques de l’Union dans les domaines
relevant de ses attributions, mais elle n’y est pas forcée.

[14] Le communautarianisme est un courant de pensée qui met en avant la place


que les communautés jouent dans la légitimation des identités individuelles
et collectives, ainsi que le rôle qu’elles peuvent jouer pour lutter contre la
domination politique.

[15] D. SCHNAPPER, La citoyenneté, op. cit., p. 236.

[16] Dans la Rome antique, les tribuns de la plèbe sont des représentants de la
plèbe élus pour une durée d’un an par le concile plébéien. La plèbe désigne
en l’occurrence l’ensemble de la population romaine, à l’exception des
patriciens.

[17] J. PITSEYS, « Démocratie : moindre bien ou monde parfait ? », Politique, revue


de débats, n° 96, septembre-octobre 2016, p. 41-44.
[18] J. HABERMAS, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Gallimard, 1987 ; J.
HABERMAS, Droit et démocratie : entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997.
[19] Concernant le libéralisme classique, mentionnons notamment John Locke
(1632-1704), Montesquieu (1689-1755), Adam Smith (1723-1790), Thomas
Paine (1737-1809), Benjamin Constant (1767-1830) ou John Stuart Mill (1806-
1873).

[20] Voir I. BERLIN, Two Concepts of Liberty, Oxford, Clarendon Press, 1958.

[21] Voir J. PITSEYS, E. SZOC, « La révélation d’Obama », Politique, revue de débats,


janvier-février 2014, p. 28-31.

[22] T. H. MARSHALL, Class, citizenship and social development, Chicago, Chicago


University Press, 1963.

[23] Une créance est un droit en vertu duquel une personne physique ou morale,
qu’on appelle le créancier, peut exiger des droits sur un ou plusieurs biens
ou un ou plusieurs services d’un débiteur, qui peut être une personne
physique ou morale, qui lui doit la fourniture d’une prestation.

[24] A. HONNETH, « La théorie de la reconnaissance : une esquisse », La revue du


Mauss, n° 23, 2004, p. 133.

[25] Ibidem, p. 135.

[26] Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles. Conférence mondiale


sur les politiques culturelles, Mexico City, 26 juillet-6 août 1982.

[27] C. TAYLOR, Modern Social Imaginaries, Durham/Londres, Duke University


Press, 2004.

[28] En guise d’introduction au mouvement de ce qu’on appelle les Cultural


Studies, voir R. HOGGART, La culture du pauvre : étude sur le style de vie des classes
populaires en Angleterre, Paris, Éditions de Minuit, 1970 ; S. HALL, Identités et
cultures. Politiques des Cultural Studies, Paris, Éditions Amsterdam, 2007 ; S.
DURING, The Cultural Studies Reader, Londres/New York, Routledge, 2003.
[29] P. ROSANVALLON, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris,
Seuil, 2006.

[30] J.-J. ROUSSEAU, Du contrat social, 1762.

[31] L. CANFORA, La démocratie. Histoire d’une idéologie, Paris, Seuil, 2006.

[32] B. MANIN, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996.

[33] L’élitisme libéral prend originairement les accents du libéralisme


aristocratique de Voltaire, de Tocqueville ou de Royer d’Argenson. Mais il se
prolonge aussi au-delà de la tradition libérale proprement dite. Il s’inspire
aussi du rationalisme politique de François Guizot ou de Denis Diderot, qui
ne s’inscrit pas à proprement parler dans le courant libéral, mais dans un
conservatisme éclairé visant à substituer au droit divin et à la souveraineté
du peuple le pouvoir de la raison. Dans ce cadre, la représentation politique
et l’usage des libertés constituent des moyens parmi d’autres, utiles
lorsqu’ils sont tempérés, pour faire émerger la raison publique du cœur
même des volontés individuelles (en ce sens, voir F. GUIZOT, Histoire des
origines du gouvernement représentatif, Paris, 1855). Enfin, l’élitisme
« démocratique » trouve une expression contemporaine dans les théories
réalistes de la démocratie que Joseph Schumpeter ou Giovanni Sartori
développent, par exemple.

[34] A. DOWNS, An Economic Theory of Democracy, New York, Harper, 1957, p. 238-
259, R. E. POSNER, « Free Speech in an Economic Perspective », Suffolk
Universitary Law Review, vol. 20, n° 1, 1986, p. 1-54. Voir aussi J. Schumpeter,
Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1951, p. 351-355.

[35] N. URBINATI, Representative Democracy : Principles and Genealogy, Chicago,


University of Chicago Press, 2006.

[36] Un mandat impératif est le pouvoir délégué à une organisation ou à un


individu élu en vue de mener une action définie dans la durée et dans la
tâche, selon des modalités précises auxquelles il ne peut déroger. Dans un
cadre politique, les représentants doivent obligatoirement exécuter le
mandat qui leur est dévolu sous peine de révocation. La révocation, quant à
elle, désigne le processus par lequel le corps électoral peut mettre fin au
mandat d’un élu avant l’expiration légale de son mandat.

[37] L. CARROLL, The Principles of Parliamentary Representation, Londres, Harrison


and Sons, 1884.

[38] B. FORD, Delegative Democracy, 2002, www.brynosaurus.com ; B. Ford,


Delegative Democracy revisited, 2014, http://bford.github.io.

[39] V. DE COOREBYTER, La citoyenneté, Bruxelles, CRISP, Dossier n° 56, 2002, p.


75.

[40] Ibidem, p. 76.

[41] Les référendums financiers peuvent être obligatoires (au-delà d’un certain
montant, la dépense envisagée doit être soumise à l’approbation populaire)
ou facultatifs (en deçà de ce montant, les citoyens peuvent provoquer
l’organisation d’un référendum). Le premier canton à avoir introduit, en
1869, le référendum financier est le canton de Zurich. À ce titre, il est
singulier de constater le contraste entre l’existence de ces procédures
référendaires sur des matières relevant des finances publiques et leur refus
explicite en Belgique : même les consultations populaires communales,
pourtant purement indicatives, ne peuvent porter sur les questions relatives
aux comptes, aux budgets, aux taxes et rétributions communales. Voir P.
VITIERETI, « Démocratie radicale et choix budgétaires », 2017,
https://reconquetedemocratique.org.

[42] Voir R. WITMEUR, La négociation en politique, Bruxelles, CRISP, Dossier n° 85,


2015, p. 13.

[43] J. HABERMAS, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension


constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1993 [1962] ; J. COHEN,
« Deliberation and Democratic Legitimacy », in A. HAMLIN, P. PETTIT, The
Good Polity, Oxford, Blackwell, 1989, p. 17-34.

[44] Y. SINTOMER, Le pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie


participative, Paris, La Découverte, 2007, p. 35-36.

[45] Voir C. GIRARD, A. LE GOFF (éd.), La démocratie délibérative. Anthologie de


textes fondamentaux, Paris, Hermann, 2010 ; J. ELSTER (éd.), Deliberative
Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 1998 ; J. HABERMAS,
Droit et démocratie. Entre faits et normes, op. cit. ; A. GUTMAN, D. THOMPSON,
Democracy and Disagreement, Harvard, Harvard University Press, 1996 ; B.
MANIN, « On Legitimacy and Public Deliberation », Political Theory, n° 15,
1987, p. 338-368 ; J. BOHMAN, W. REHG (éd.), Deliberative Democracy, MIT,
MIT Press, 1996.

[46] J. COHEN, « Deliberation and Democratic Legitimacy », op. cit.

[47] S. CHAMBERS, « Rhétorique et espace public : la démocratie délibérative a-t-


elle abandonné la démocratie de masse à son sort ? », Raisons politiques, vol.
2, n° 42, 2011, p. 15-45.

[48] J. FISHKIN, The Voice of the People : Public Opinion and Democracy, New Haven,
Yale University Press, 1997 ; A. FUNG, « Recipes for Public Spheres : Eight
Institutional Design Choices and Their Consequences », Journal of Political
Philosophy, vol. 11, n° 3, 2003, p. 338-367.

[49] A. GUTMANN, D. THOMPSON, Democracy and Disagreement, op. cit., p. 12.


[50] J. MANSBRIDGE, J. BOHMAN, S. CHAMBERS, T. CHRISTIANO, A. FUNG, J.
PARKINSON, D. THOMPSON, M. E. WARREN, « A systemic approach to
deliberative democracy », in J. MANSBRIDGE, J. PARKINSON (éd.), Deliberative
Systems. Deliberative Democracy at the Large Scale, Cambridge, Cambridge
University Press, 2013, p. 1-27.

[51] En ce sens, voir J. HABERMAS, Droit et démocratie, op. cit.

[52] P. ROSANVALLON, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, op.cit ;


P. ROSANVALLON, La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité,
Paris, Seuil, 2008.

[53] C. HENDRIKS, « Integrated Deliberation : Reconciling Civil Society’s Dual


Role in Deliberative Democracy », Political Studies, vol. 54, n° 3, 2006, p. 486-
508.

[54] B. FRYDMAN, G. HAARSCHER, Philosophie du droit, Paris, Dalloz, 2010, p. 117.


[55] Aux États-Unis, certaines communautés religieuses comme les Amish ont
ainsi le droit de priver leurs enfants d’éducation publique.

[56] D. GUENOUN, L’Exhibition des mots. Une idée (politique) du théâtre, Paris, Aube,
1992.
[57] D. WOLTON, Espace public, notice issue du glossaire édité sur le site
personnel de l’auteur : www.wolton.cnrs.fr.

[58] C. SÄGESSER, Législatif, exécutif et judiciaire. Les relations entre les trois pouvoirs,
Bruxelles, CRISP, Dossier n° 87, p. 7.

[59] M. EL BERHOUMI, J. PITSEYS, « L’obstruction parlementaire en Belgique »,


Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2289-2290, 2016.

[60] Une proposition de loi est une initiative législative émanant d’un ou
plusieurs parlementaires en vue de l’adoption d’une nouvelle loi.

[61] S. WALGRAVE, L. DE WINTER, M. NUYTEMANS, Mise à l’agenda politique en


Belgique (1991-2000). Le dialogue difficile entre l’opinion publique, les médias et le
système politique, Gand, Academia press, 2005, p. 56.

[62] P. WIGNY, Droit constitutionnel, tome I, Bruxelles, Bruylant, 1952, p. 149.

[63] Sur ces points, voir C. SÄGESSER, Législatif, exécutif et judiciaire. Les relations
entre les trois pouvoirs, op.cit, p. 47-57.

[64] Une telle annulation est toutefois possible, dans des mesures diverses,
devant la Cour constitutionnelle ou devant le Conseil d’État.

[65] Loi du 28 mars 2014 portant insertion d’un titre 2 « De l’action en réparation
collective » au livre XVII « Procédures juridictionnelles particulières » du
Code de droit économique et portant insertion des définitions propres au
livre XVII dans le livre 1er du Code de droit économique, Moniteur belge, 1er
septembre 2014.

[66] V. de COOREBYTER, La citoyenneté, op. cit., p. 54-58.

[67] P. ROSANVALLON, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, op. cit.,


p. 308-310.

[68] Les organisations non gouvernementales (ONG) sont des associations


volontaires, indépendantes de l’État et administrées de manière autonome,
dont l’objectif consiste à promouvoir divers intérêts sociaux et politiques.

[69] La publication en 2001 du Livre blanc sur la gouvernance européenne (COM


(2001) 428 final) fut, en son temps, très illustrative à cet égard.

[70] Cette section a été corédigée avec Marcus Wunderle.

[71] La coopétition désigne les processus visant à coopérer à plus ou moins long
terme avec des acteurs concurrents ou à organiser cette concurrence de
manière coopérative.

[72] J. ELSTER, « The market and the Forum : Three varieties of Political Theory »,
repris dans T. CHRISTIANO, Philosophy and Democracy. An Anthology, Oxford,
Oxford University Press, 2003, p. 140.

[73] Une chose a une valeur intrinsèque quand elle a une valeur en soi : ainsi, on
dira que la joie ou que le bonheur ont une valeur intrinsèque. Une chose a
une valeur instrumentale quand elle est un moyen d’obtenir quelque chose
d’autre : ainsi, on dira par exemple que l’argent a une valeur instrumentale,
parce qu’il permet d’acquérir d’autres biens et d’autres ressources.

[74] L. BOLTANSKI, L. THÉVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur,


Paris, Gallimard, 1991.

[75] C. DUBAR, P. TRIPIER, La socialisation. Construction des identités sociales et


professionnelles, Paris, Armand Collin, 1991.

[76] R. SAINSAULIEU, L’entreprise, une affaire de société, Paris, Presses de Sciences


Po, 1990 ; F. OSTY, R. SAINSAULIEU, M. UHALDE, Les mondes sociaux de
l’entreprise. Penser le développement des organisations, Paris, La Découverte,
1995.

[77] I. FERRERAS, Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des


services, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques,
2007.

[78] J. MARCH, « The Business Firm as a Political Coalition », The Journal of


Politics, 1962, n° 24, p. 662-678 ; J. Commons, Institutional Economics, New
York, Mc Millan, 1934.

[79] C’était encore le cas en Europe occidentale pendant la Seconde Guerre


mondiale, avec l’introduction d’un système de rationnement lié à un
contrôle des prix des produits rationnés.

[80] I. FERRERAS, op. cit.

[81] À situer dans le cadre de la gauche allemande de l’après-guerre, en


particulier du tournant de Bad-Godesberg (1959) par lequel la social-
démocratie se convertit à l’économie « sociale » de marché.

[82] Ces deux instances de droit allemand se partagent en grande partie les
compétences du conseil d’administration et du conseil de direction de droit
belge.

[83] Des mesures semblables, mais moins favorables aux travailleurs, sont
d’application pour les entreprises de plus de 1 000 et de plus de 500
travailleurs.

[84] Voir E. OSTROM, Governing the Commons : The Evolution of Institutions for
Collective Action, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; C. HESS, E.
OSTROM (éd.), Understanding Knowledge as a Commons : From Theory to Practice,
Cambridge, MIT Press, 2007. Voir également P. DARDOT, C. LAVAL,
Commun : essai sur la révolution du XXI e siècle, Paris, La Découverte, 2014.

[85] É. ARCQ, M. CAPRON, É. LÉONARD, P. REMAN (dir.), Dynamiques de la


concertation sociale, Bruxelles, CRISP, 2010.

[86] D. HELD, « Principles of Cosmopolitan Order », in G. BROCK, H.


BRIGHOUSE (éd.), The Political Philosophy of Cosmopolitanism, Cambridge,
Cambridge University Press, 2005, p. 10-28.

[87] Voir D. LEYDET, « Citizenship », in E. N. ZALTA (éd.), The Stanford


Encyclopedia of Philosophy, 2014, https://plato.stanford.edu.

[88] M. WALZER, Spheres of Justice. A Defense of Pluralism and Equality, New York,
Basic Books, 1983, p. 28-31, M. WALZER, « Citizenship », in T. BALL, J. FARR,
R. HANSON (éd.), Political Innovation and Conceptual Change, Cambridge,
Cambridge University Press, 1989, p. 211-220.

[89] W. KYMLICKA, « Territorial Boundaries : A Liberal-Egalitarian Perspective »,


in D. MILLER, S. HASHMI (éd.), Boundaries and Justice. Diverse Ethical
Perspectives, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2001, p. 249-276.

[90] V. DE COOREBYTER, La citoyenneté, op. cit., p. 96.

[91] A. ABIZADEH, « Democratic Theory and Border Coercion. No Right to


Unilaterally Control Your Own Borders », Political Theory, 2008, vol. 36, n° 1,
p. 37-65.

[92] T. REGAN, The Case for Animal Rights, Berkeley, University of California Press,
1983, p. 243.

[93] P. SINGER, Animal Liberation : A New Ethics for our Treatment of Animals, New
York, New York Review/Random House, 1975 ; M. NUSSBAUM, Frontiers of
Justice : Disability, Nationality, Species Membership, Cambridge, Harvard
University Press, 2006.

[94] P. ROSANVALLON, « Penser le populisme », laviedesidees.fr, 27 septembre 2011.

[95] Ibidem.

[96] P. ROSANVALLON, La contre-démocratie, op. cit. À titre d’illustration, voir


également G. Majone, Regulating Europe, Londres, Routledge, 1996 ; A.
HÉRITIER, « Elements of Democratic Legitimation in Europe : an Alternative
Perspective », Journal of European Public Policy, vol. 2, n° 6, 1999, p. 269-282.

[97] M. PASQUIER, J.-P. VILLENEUVE, « Transparence et accès à l’information :


typologie des comportements organisationnels des administrations
publiques visant à limiter l’accès à l’information », Working paper de
l’IDHEAP, n° 2, 2005, p. 23-24.

[98] J. ELSTER, « Deliberation and Constitution Making », in J. ELSTER (éd.),


Deliberative Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 116-
117.

[99] J. MARCH, H. A. SIMON, Organizations, New York, Wiley ; 1958, T. WILSON,


Strangers to Ourselves : Discovering the Adaptative Unconscious, Cambridge,
Harvard University Press, 2002 ; H. INNIS, The Bias of Communication,
Toronto, University of Toronto Press, 1991. Ainsi, des études menées par des
psychologues et des sociologues ont montré que, même en présence
d’informations claires et objectives, les individus sont sujets à des
distorsions cognitives les menant à privilégier certaines informations
plutôt que d’autres et à produire des décisions différentes de celles qui
correspondent davantage à leurs préférences réelles ; il en va ainsi des
informations relatives à des risques importants et peu maîtrisables –
accidents chimiques ou catastrophes aériennes, par exemple, ou des
informations accordant davantage d’importance à une perte d’intérêt
donnée qu’à un gain de la même importance, et cela quelle que soit l’échelle
du gain ou de la perte. Voir respectivement R. C. NISBETT, T. D. WILSON,
« Telling more than we know : Verbal reports on mental process »,
Psychological Review, vol. 3, n° 84, 1977, p. 231-259 ; R. MCCOUN,
« Psychological Constraints on Transparency in Legal and Government
Decision Making », Swiss Political Science Review, vol. 12, n° 3, 2006, p. 123-133.

[100] E. SZOC, Inspirez, conspirez : le complotisme au XXIe siècle, Bruxelles, La Muette,


2017, p. 60.

[101] Ibidem.

[102] La délibération consistant alors, pour reprendre les mots de Sieyès, « à se


heurter les uns les autres, se saisir à l’envi de la question, et la pousser
chacun suivant ses forces, vers le but qu’il se propose ». E. Sieyès, Vue sur les
moyens d’exécution dont les représentants de la France pourront disposer en 1789,
Paris, 1789, p. 93-94, cité par B. MANIN, op. cit., p. 241.

[103] I. M. YOUNG, « Difference as a Resource for Democratic Communication »,


in J. BOHMAN, W. REHG (éd.), Deliberative Democracy. Essays on Reason and
Politics, Cambridge, MIT Press, 1997, p. 383-406.

[104] I. M. YOUNG, Inclusion and Democracy, Oxford, Oxford University Press,


2000, p. 52-81 ; I. MANSBRIDGE, « Everyday Talk in the Deliberative System »,
in S. MACEDO (dir.), Deliberative Politics. Essays on Democracy and
Disagreement, New York, Oxford University Press, 1999, p. 223.

[105] J. DRUCKMAN, L. R. JACOBS, E. OSTERMEIER, « Candidate Strategies to


Prime Issues and Images », The Journal of Politics, vol. 66, n° 4, 2004, p. 1181.

[106] J. COHEN, « Procedure and Substance in Deliberative Democracy », op. cit., p.


21.

[107] I. KANT, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 314.

[108] B. GARSTEN, Saving Persuasion. A Defense of Rhetoric and Judgment, Cambridge,


Harvard University Press, 2009.

Plan
Introduction

Première partie : La citoyenneté


La citoyenneté et la communauté politique
La citoyenneté et le contrat social
La citoyenneté et l’État-nation

Deuxième partie : La citoyenneté démocratique


Un régime de participation civique
Un régime de droits
Un régime de reconnaissance

Troisième partie : L’exercice de la citoyenneté


La participation politique
La délibération publique
L’extension du domaine des droits

Quatrième partie : Les lieux de la citoyenneté


Le pouvoir démocratique
L’espace public et la société civile
Citoyenneté et marché

Cinquième partie : Les enjeux contemporains de la citoyenneté


La reconfiguration de la citoyenneté
L’impuissance du politique et la perte de signification de l’idéal démocratique
Les transformations de la discussion publique

Conclusion

Glossaire

Bibliographie
Étienne ARCQ, Michel CAPRON, Évelyne LÉONARD, Pierre REMAN (dir.),
Dynamiques de la concertation sociale, Bruxelles, CRISP, 2010.

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Auteur
John Pitseys

Mis en ligne sur Cairn.info le 19/12/2017


https://doi.org/10.3917/dscrisp.088.0009
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