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LA DÉMOCRATIE PERVERTIE ?
KOFFI Jean-Honoré
Département de Philosophie
Université de Cocody-Abidjan
RESUME
INTRODUCTION
1- En paroles puisque personne n’oserait se proclamer antidémocrate, pas même les militaires puts-
chistes ou la rébellion dont l’empressement à se fixer officiellement pour but l’institution, à terme,
d’un système démocratique est suffisamment éloquent.
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2 - Ce terme renvoie aux partis politiques qui sont opposés au régime au pouvoir. Son emploi ici se situe aux
antipodes de sa connotation généralement péjorative pour désigner simplement un contre-pouvoir.
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Si le besoin de liberté peut être tenu pour naturel, la pratique démocratique par
contre doit s’apprendre. Une chose est d’intérioriser les principes démocratiques,
une autre de les mettre en œuvre. Ainsi que le souligne le critique d’art ivoirien
Yacouba Konaté (2003 : 22), «toute situation de belligérance s’explique par
l’état de la politique d’avant l’éclatement du conflit». A la différence d’une révolte
ordinairement instinctive, une rébellion se prépare, pour ce qu’elle exige des
combattants, des fonds et des armes ; mais également elle exige que soient réunies
les conditions de sa possibilité dans l’histoire de la nation. La question que nous
hasardons ici se formule de la sorte : sur quel fond s’enracinent les convulsions
actuelles ? Rechercher les motivations, les sources contingentes, d’une situation
insurrectionnelle comme une rébellion, ce n’est pas la justifier.
Du fait de son essence antidémocratique et violente, elle ne peut logiquement
se justifier, au sens de se fonder en justice car elle apparaît inconvenante comme
mode de résolution des différences et des différends socio-politiques. La guerre est
certes un fait spécifiquement humain, ainsi que le souligne avec à propos Georges
Bastide (1961 : 520) : «C’est la mobilisation de la culture par passionnalisation,
c’est le drainage de toutes les ressources proprement humaines comme moyens
de destruction de l’humaine altérité qui en constituent la caractéristique essentielle ;
et c’est cela qui est spécifiquement humain». À l’homme seul il est possible de
faire œuvre de destruction absolue, et la guerre horrifie pour ce qu’elle comporte
dans sa notion, selon la formule de Bastide (507), «l’immolation de l’homme par
l’homme». On peut donc faire valoir que rien ne légitime le recours aux armes,
pas même l’exigence de justice ou d’élections ouvertes et transparentes.
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3 - Le texte exact de Tite-Live est le suivant : ‘’justum enim est bellum, quibus necessarium, et pia
arma quibus nulla nisi in armis relinquitur spes’’ (IX, 1). On peut traduire: ‘’La guerre est juste pour
ceux à qui elle est nécessaire et les armes saintes pour ceux qui ne peuvent plus trouver d’espoir
qu’en elles’’.
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Pour autant, la proximité entre pouvoir et violence n’a pas de quoi surprendre
si nous mettons en exergue le fait que la violence est inhérente au pouvoir et à
sa genèse, ainsi que l’ont souligné Hobbes, Machiavel, Weber et bien d’autres.
Machiavel a reconnu tout à la fois la nécessité de la violence associée à la ruse (le
lion et le renard), définissant ainsi la politique par les moyens efficaces de conquérir
et de conserver le pouvoir. Pour Marx, puisque l’Etat désigne un appareil de violence,
cette dernière doit se faire instrument privilégié. N’est-elle pas l’accoucheuse de
toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs ?
La vision marxiste d’une violence motrice de l’Histoire a certainement inspiré
certains acteurs, qui ont signé leur entrée sur la scène politique par des actes de
défi de l’autorité et un discours délibérément provocateur. Créditée d’une respec-
tabilité a priori, l’opposition n’a pas hésité à faire feu de tout bois pour se livrer à
une (con)damnation en règle de la classe dirigeante. Ainsi, des actions et propos
relativement refoulés jusque-là, parce que délétères pour l’unité nationale, sont
flattés à la faveur des meilleures conditions d’expression que leur offre le plura-
lisme. Ceux qui aspiraient à la gestion du pouvoir ont utilisé des méthodes qui
ont instrumentalisé la jeunesse et incliné la mentalité de la majorité des Ivoiriens
vers la violence. Le manque de respect des autorités, le mépris des institutions,
l’exaltation de la violence, les propos bellicistes, les actes de vandalisme, une
volonté affichée de rendre le pays ingouvernable, des articles de journaux injurieux
et insurrectionnels, la caution au coup de force comme moyen ultime d’accès au
pouvoir, autant de faits qui auront marqué la démocratie naissante, tout en jurant
avec ses principes.
A choisir l’irrévérence et la provocation comme mode de conduite et d’action
politique, ceux qui ambitionnaient le pouvoir souverain n’avaient sans doute pas
privilégié le respect des institutions et de ceux qui l’incarnaient. En témoigne le
spectacle des enfants des écoles primaires et des collèges poussés dans les rues
pour injurier le président de la République (Houphouët-Boigny) au passage de son
cortège4. A l’occasion, des postures irrévérencieuses s’imposeront devant l’autorité,
pour contribuer à la désacraliser, à défaut de l’abolir. En acte, la démocratie se
détourne de son essence et de sa finalité mêmes, pour se muer en danger pour
les institutions. Le prétexte d’un débordement de libertés longtemps confisquées
ne saurait valoir pour minorer de si graves dérives.
4- L’expression ‘’larmes d’Houphouët’’ employée dans le titre symbolise la douleur et l’amertume qui
furent celles d’un quadragénaire outragé par ses arrières petits-enfants dans une société où le
respect de l’âge et de l’autorité est fondamental.
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5- Argumentaire jusqu’en 1993 du leader du Front Populaire Ivoirien (FPI) contre l’article 11 de la
Constitution relatif à la succession du Président de la République.
6- Propos du président du Rassemblement des Républicains en 1999.
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Le premier moment dans lequel s’esquisse l’idée d’une dérive grave est sûrement
l’aval politique accordé à un acte insurrectionnel et anticonstitutionnel. Etant admis
qu’en démocratie, la prise du pouvoir relève d’un processus réglé, pacifique, toute
autre voie que celle des urnes signifie certainement une négation des principes
démocratiques. A la différence de la révolution, pour laquelle «le pouvoir se trouve
au bout du fusil» (Mao), pour la démocratie, la voie violente participe d’une forme
archaïque d’accès au pouvoir. Il faut entendre là que rébellions, guerres et coups
d’Etat demeurent, de par leur nature, étrangers à la modernité politique. Le recours
à ces pratiques ramène au moyen âge de l’évolution politique. Toute irruption de
l’armée sur la scène politique s’apparente, ce faisant, à un reniement de la démocratie
et doit être condamnée par principe, quelles qu’en soient les motivations. Déroutante
est donc la contradiction entre les solennelles proclamations d’attachement à la
démocratie et les tonitruantes acclamations d’un putsch, celui de décembre 1999 en
l’occurrence, comme «acte républicain», «salutaire pour l’avancée démocratique »
ou comme une «révolution des œillets»8. Plus étrange est la participation en tant
que parti légalement constitué àun régime militaire, au point même de se disputer
7- Au nombre de ces dérives généralement évoquées, ‘’l’ivoirité’’, dont les concepteurs se défendent
des tendances exclusionnistes à lui prêtées par ses adversaires ; la nationalité de Ouattara, à propos
de laquelle persiste un doute ; la ‘’xénophobie’’ plus supposée que réelle d’un Etat avec près de 30%
de non nationaux ; ‘’l’exclusion arbitraire’’ des ressortissants du Nord de la Côte d’Ivoire ; etc.
8- Déclarations des leaders de l’opposition d’alors (FPI et RDR singulièrement), auxquelles il faut
ajouter celle-ci, du président du FPI de retour du Gabon, au lendemain du putsch : ‘’Il y a des coups
d’Etats démocratiques ; ils offrent une chance à la démocratie et celui-ci en est un’’.
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b/ La question de la légitimité
entretenir un abîme entre ce que l’on promet et ce que l’on promeut, subordonner
le respect de sa parole aux exigences de sa cause. Une telle façon de voir sert de
ligne de conduite à des acteurs politiques, là où on s’attendait à les voir faire preuve
de bonne gouvernance une fois au pouvoir. Les accommodements politiques avec
les uns, les alliances contre nature avec les autres au gré de la stratégie du moment,
le non respect de sa propre signature ou de ses engagements peuvent aisément
faire passer aux yeux de beaucoup pour un «boulanger (…) qui roule dans la fa-
rine tous les autres acteurs de la vie politique»9. Rouler quelqu’un, c’est le leurrer
sans qu’il en ait le moindre soupçon. Là où il était en droit d’attendre la franchise,
la droiture en réponse à sa bonne foi, lui est opposée l’escobarderie. L’asymétrie,
à ce niveau des relations humaines, ne peut manquer de froisser en faisant passer
celui respecte ses engagements pour un ingénu : on se sent outragé dans sa valeur
et sa dignité d’individu. En outre, pareille attitude ne contribue pas à l’instauration
d’un climat de confiance minimum indispensable entre acteurs politiques, surtout
quand elle n’est pas partagée.
Pour sa part, Paulin Hountondji (2003 : 17) estime nécessaire de conformer
dans le vécu, surtout en matière politique, acte et parole :
«Le mensonge ne se réduit pas à un travestissement des faits dans le langage,
mais (…) il peut aussi se trouver hors du langage, au point d’articulation entre le
langage et l’action. Au-delà du devoir de vérité, ou plus exactement de véracité,
par-delà l’obligation de dire la vérité, il y a un devoir de cohérence : l’obligation de
conformer la pratique au discours, et vice-versa, l’obligation de joindre, toujours
et en toutes circonstances, l’acte à la parole».
La suggestion est ici évidente, de l’exigence d’une moralisation de la vie politique,
en plus de celle déjà admise de la vie publique. L’expérience récente n’instruit-t-elle pas
que, après avoir accédé au trône, les nouveaux princes rarement concilient ramage
et plumage ? S’ils ont suscité l’espoir, ils ne l’ont toujours pas réalisé. Que les actes
tranchent radicalement avec les promesses n’a pas de quoi dérouter pour ce que, aux
dires de Jean Brun (1979 : 150), toute action politique est «vaniteuse et mégalomane
dans ses intentions, tyrannique dans ses applications, dérisoire dans ses réalisations».
Toutefois, et à la lumière de ses répercussions, n’y a-t-il pas lieu de mettre en question
cette compréhension de la politique pour savoir si le prix auquel il aura fallu la payer
n’a pas été en définitive excessif ? Que faire afin que ne dégénère en antagonismes
violents, la conquête ou la conservation du pouvoir ? N’est-ce pas qu’il faille refonder
la pratique politique, non pour la moraliser, mais pour l’humaniser ?
9- Robert Guéi, conférence de presse du 13 septembre 2002, à propos des pratiques politiques de
Laurent Gbagbo, six jours avant le déclenchement de la crise armée.
Rev. ivoir. anthropol. sociol., KASA BYA KASA 94
CONCLUSION
inciter à apprécier les désaccords inhérents à toute vie communautaire à l’aune des
enjeux primordiaux comme la paix, le développement, la lutte contre la pauvreté.
Une telle perspective autorise de soutenir que la lutte pour le pouvoir doit obéir à des
règles éthiques. Si elle a pour finalité l’épanouissement des hommes, la politique
ne doit pas être menée de sorte à conduire ceux-ci dans une vallée de larmes
et de sang. Que ces larmes soient celles d’Houphouët-Boigny ; que ce sang soit
celui des victimes de 1990 à septembre 2002 (ou même après) ; que toutes ces
dérives se voilent du manteau de la démocratie, il reste qu’il y a perversion de la
Démocratie, perçue comme façon pacifique de vivre et de travailler ensemble.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Journaux
AHOUANA, S. (2003), «Politiques et société civile, nous avons tous péché», in Le Nouveau
Réveil, n° 615 du 08 décembre 2003, p. 3
KONATÉ, Y. (2003), «La morsure du serpent et le nationalisme provincial», in Le Patriote,
Hors série n°5 de septembre 2003, p. 22.
OUATTARA, A. (2002), «Il faut de nouvelles élections», in Le Patriote, n°998 du 23 décembre
2002, p. 6.
SORO, G. (2003), «Soro Guillaume, l’âme politique de la rébellion», in Le Patriote, Hors
série n°5 de septembre 2003, p. 9.