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DES LARMES D’HOUPHOUËT À SEPTEMBRE 2002 :

LA DÉMOCRATIE PERVERTIE ?

KOFFI Jean-Honoré
Département de Philosophie
Université de Cocody-Abidjan

«La démocratie comme telle n’est pas mise en cause par


les malheurs qu’elle laisse advenir en son sein ; ce qui est en cause,
c’est le fonctionnement même de cette démocratie» (Misrahi, 1995 : 55)

RESUME

Ce texte tente de rendre compte et d’expliquer à la fois le procès démocratique en Côte


d’Ivoire. Les turbulences recurrentes que connaît la Côte d’Ivoir rendent urgente la recherche
des causes et du sens de cette regression préoccupante du processus démocratique.
Mots-clés : Procès démocratique, Turbulences sociales, Pouvoir politique.

INTRODUCTION

Le procès démocratique se révèle d’une inquiétante précarité en Afrique,


menacée qu’elle est par des turbulences récurrentes. Ainsi, plus d’une décennie
de pluralisme politique n’a pas mis la Côte d’Ivoire à l’abri des aventures les plus
folles. En butte à de sérieuses perturbations, la démocratie y donne l’impression de
réussir difficilement à sa mise en œuvre ; et ce, quand elle n’est tout simplement pas
niée, à l’occasion de crises militaro-politiques du genre de celle du 19 septembre
2002. Ce n’est certes pas la première fois que la démocratie est attaquée dans ce
pays et que la violence brute y fait des ravages. En témoignent les manifestations
du 18 février 1992, le boycott actif d’octobre 1995, le coup d’Etat militaire du 24

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décembre 1999, les soubresauts de la transition militaro-civile, les tueries d’octobre


et de décembre 2000, la tentative de coup d’Etat de janvier 2001, sans oublier
l’étouffement sanglant de la marche du 25 mars 2004. Mais jamais, depuis son
indépendance, le pays n’avait été ébranlé à ce point dans ses fondements, ainsi
que le montre sa partition de fait, consécutive au surgissement d’une rébellion.
Pareille déchirure, à la fois du tissu social et de l’être en lui-même face au non-
sens ambiant, interpelle, fait question.
Quelle est l’explication de cette régression préoccupante ? D’où vient que le
retour à la démocratie par récusation du monolithisme politique, loin d’asseoir une
société juste et équitable, génère la fracture sociale en précipitant la Côte d’Ivoire
dans un tourbillon d’hostilités violentes, sur fond d’instabilité politique? Serait-ce
le signe d’une ignorance, d’une incapacité ou d’un refus des acteurs politiques de
respecter les principes démocratiques ? Que faire afin que ne dégénère en conflits
violents la lutte pour la conquête ou la conservation du pouvoir ? Autour de ces
interrogations se modulent quelques uns des axes de la présente quête de sens.
Notre propos se rapportant à la situation spécifiquement ivoirienne, il ne serait
pas superflu de faire état, à l’occasion, des faits qui la constituent. Nous tenterons
toutefois d’entrevoir, par-delà les causes contingentes, la raison majeure de la
persistance des crises dans un cadre où se pervertit le jeu démocratique. Peut-être
que cette tentative ou tentation aidera à suggérer des voies pour un retour durable
de la paix. Un rappel des signes distinctifs de la démocratie s’impose cependant
afin de la dissocier, dans la praxis, des parodies.

I- DE LA DÉMOCRATIE : L’IDÉE ET LE FAIT

1- Rappel des principes et mécanismes démocratiques


La démocratie se définit généralement comme institutionnalisation de la liberté.
Une telle compréhension se fonde sur un ensemble de principes juridiques, légaux
et politiques et de mécanismes institutionnels qui constituent les conditions de
possibilité de la démocratie :
- Souveraineté du peuple
- Pluralisme politique et social
- Séparation et indépendance effective des pouvoirs
- Elections libres, ouvertes et transparentes à échéances régulières
- Règle de la majorité et de l’exigence du partage du pouvoir
- Respect du droit de la minorité et respect du verdict des urnes
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- Acceptation du principe de l’alternance par la remise en jeu périodique du pouvoir


- Garantie des droits fondamentaux de la personne : liberté d’opinion et de
parole, liberté de presse, liberté de croyance et de conscience, liberté de réunion
et d’association, droit à l’égale protection des lois.
A cet ensemble de principes et mécanismes, on peut adjoindre la bonne gou-
vernance, une conditionnalité des bailleurs de fonds pour qui développement et
démocratie sont intimement liés. Celle-ci peut se comprendre comme une manière
de gouverner dans laquelle la formulation des affaires communes exige l’implica-
tion aussi bien des organisations publiques que celle des acteurs privés et de la
société civile. Aux anciens procédés de commandement sont donc substitués des
mécanismes plus souples de participation, de coordination et d’intégration. Sont
désormais associés au processus de décision des acteurs de toutes natures, parce
que en mesure de proposer de nouvelles solutions aux problèmes collectifs. Une
telle approche laisse entendre que les autorités politiques n’ont plus le monopole
de la responsabilité.
Malgré l’évidence de leur nécessité, la démocratie ne saurait toutefois se
réduire à des mécanismes et principes. Elle ne signifie pas seulement un système
politique, dans lequel la prise du pouvoir relève d’un processus réglé et dans lequel
la préservation des libertés s’ajoute à l’égalité des droits. L’idée qu’elle est aussi
une façon pacifique de vivre et de travailler ensemble la figure moins comme un
régime politique qu’un modèle de société correspondant à un type de mentalité qui
suppose coopération, compromis et tolérance entre tous les habitants. Elle ne
se décrète pas, elle se construit. C’est pourquoi toute démocratie forte participe
largement de l’édification d’une culture civique. Celle-ci exige du citoyen, non pas
l’incarnation d’hypothétiques vertus, mais un sens accru de ses responsabilités.

2- «L’aliénation par la désaliénation»

A l’évidence, si les vastes bouleversements socio-politiques du début des


années 90 ont suscité des espoirs, c’était en vue d’une société garantissant à
toutes ses composantes la liberté et la sécurité, une société qui préserve des
plus absurdes aventures : «Nous voulons éviter à notre peuple de tomber dans la
spirale de la violence ouverte que nous prépare (inconsciemment ?) la dictature
houphouëtiste» (Gbagbo, 1983 : 8). A cette ambition exprimée il y a vingt ans par
celui qui sera le plus irréductible opposant à Houphouët-Boigny, répond comme en
écho ce vœu, formulé plus d’une décennie après par Samba Diarra (1997 : 242),
une des victimes des événements de janvier 1963 : «Il reste à espérer que son
successeur [Konan Bédié] comprenne que la vraie paix intérieure et la véritable
stabilité politique sont inséparables de la démocratie véritable». On peut juger par
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ces extraits que la croisade pour la démocratisation s’imposait de toute évidence,


pour ce que la démocratie renvoie à une gestion non guerrière des contradictions
socio-politiques. Est-il quelque chose de plus séduisant que de telles professions
de foi humanistes ? Paradoxalement, plus d’une décennie après son avènement,
la démocratie imprime une direction contraire à l’évolution des Etats en générant
et démultipliant la violence, l’instabilité politique et la fracture sociale. Tout se
passe comme si ces effets pervers se sont substitués aux avantages logiquement
attendus, au point d’incliner, à la suite de Jean Brun (1979 : 4), à la conclusion
suivante : «Nous avons voulu faire descendre la Vérité et la Lumière du Ciel sur
la Terre et nous n’avons fait qu’épaissir les ténèbres». Le remède s’est révélé pire
que le mal à guérir.
Certes, le retour à la démocratie a inspiré un élargissement notable des
libertés : liberté d’opinion, d’expression, d’association, de presse. Il a conduit
à des élections pluralistes, même si ces dernières n’ont pas toujours été assez
ouvertes et transparentes. Force est cependant de reconnaître que l’ouverture à
la démocratie n’est pas allée sans errances, sans excès : utilisation plus fréquente
de la violence comme moyen de conquête du pouvoir, tribalisation de la vie
politique, népotisme outrancier, repli identitaire exacerbé, élections potentiellement
confligènes, questions de la citoyenneté et de l’identité, etc. Comment se fait-il que
ce qui est reconnu, au moins en paroles1, comme le meilleur régime possible soit
ici aliéné, rendu étranger à lui-même ? N’ y a-t-il pas là comme une entorse, si ce
n’est une adultération, par la classe politique, de la démocratie ? C’est au niveau
spécifique du vécu, en effet, que les acteurs politiques gauchissent les principes
démocratiques, à travers des dérives soutenues, pour forger une démocratie de
façade. Peut-il en être autrement quand, derrière toute démarche politique, se
dissimule d’insidieuse manière le vieux sophisme d’inspiration machiavélienne
selon lequel la fin justifie les moyens ?
Ce faisant, ces acteurs nous donnent à comprendre que nous sommes dans
le non-être de l’affranchissement par eux promis en guise de légitimation de leur
agir, si ce n’est de leur être. «Nous vivons aujourd’hui une ère nouvelle : celle
de l’aliénation par la désaliénation, des mystifications par la démystification, de
l’asservissement par les libérations» (Brun, 1979 : 63). Ces lignes de Jean Brun,
nous les avons choisies pour ce qu’elles résument au mieux l’état actuel du vécu
démocratique. L’aliénation ici alléguée se conçoit comme négation pratique de

1- En paroles puisque personne n’oserait se proclamer antidémocrate, pas même les militaires puts-
chistes ou la rébellion dont l’empressement à se fixer officiellement pour but l’institution, à terme,
d’un système démocratique est suffisamment éloquent.
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l’authenticité de la démocratie, sa dissolution dans le monde sans consistance


de la praxis. La démocratie ne s’affirme pas, ne se déploie pas énergiquement
dans les faits, elle se mutile, elle est niée dans son extériorisation. C’est donc bien
d’aliénation, de perversion qu’il s’agit lorsque la démocratie manque à sa fonction
initiale d’être le moyen idéal d’une prise du pouvoir réglée, pacifique, le lieu de la
préservation des libertés et de l’égalité des droits, lorsqu’elle se perd dans des
usages qu’elle devait servir à supprimer, parce que contraires à sa substance. Il
y a là assurément comme une ténébreuse déclinaison.

3- La démocratie déclinée ou la perversion par le fait

Toute tentative d’explication des entraves au procès démocratique en Afrique


doit se garder des arguments ad hominem du genre «la démocratie est un luxe pour
les Africains», «les Africains ne sont pas faits pour la démocratie», «la démocratie
n’est pas faite pour les Africains». Si à un peuple particulier la démocratie ne
devrait convenir, à aucun autre elle n’aurait convenu. Rousseau estime qu’elle
est difficile à mettre en place, au regard de la souveraineté du peuple. Elle l’est à
un point tel qu’il s’agit d’un régime politique idéal pour les dieux, mais très difficile
à créer pour les hommes : «S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait
démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes»
(Rousseau, 1974 : 129).
Il reste cependant que rares, pour ne pas dire fictifs, sont les peuples qui
n’aspirent à s’épanouir dans le respect de leur liberté et la garantie de leur sécurité.
La raison du gouffre abyssal entre les aspirations et la réalité socio-politique doit
se chercher, non pas tant dans la démocratie en son concept, que dans l’acte,
dans la façon dont elle s’élabore, se donne dans l’expérience. Par ses propos
mis en exergue, Misrahi indexe le «fonctionnement même» de la démocratie
comme à l’origine des perturbations qui, en son sein, peuvent survenir. Certes,
l’idéal démocratique est une visée riche d’espoirs. Mais, l’œuvre humaine qu’elle
matérialise, et nous l’avons déjà souligné, est marquée d’une essentielle fragilité.
Ainsi que le relève avec à propos Sémou Pathé Guèye (2003 : 178), «ses bienfaits
potentiels sont parfois compromis par toutes sortes d’attitudes et de pratiques qui
la retournent finalement contre la société à laquelle elle était censée ouvrir toute
grande la perspective d’un avenir meilleur». A quoi renvoient ces pratiques et
attitudes, et d’où découlent-elles ?
La réponse à ces questions s’esquisse suivant l’angle sous lequel elles
sont abordées. Dans tout examen de la situation des Etats qui expérimentent
le pluralisme, il est souvent commode de s’inscrire dans une perspective
manichéenne, qui consiste à angéliser spontanément l’une des parties, en
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l’occurrence l’opposition2, et à vouer systématiquement aux gémonies le régime


au pouvoir. Une telle attitude s’éclaire à la lumière du contexte de désaffection
généralisée envers l’ancien parti unique, désaffection due à certains facteurs :
lassitude envers un pouvoir personnalisé et sclérosé, difficultés économiques et
sociales persistantes, aspirations populaires à plus de liberté et au changement,
nouveauté et donc attraction du phénomène d’opposition, etc. L’importance
prégnante de ces facteurs contribue à auréoler les nouvelles forces montantes de
toutes les vertus et à voir en eux des messies. Et pourtant, comprise et pratiquée
d’une certaine façon, l’opposition peut se révéler fossoyeur de la stabilité sociale
et de la démocratie qu’elle devrait aider à édifier. C’est pourquoi, même si elle se
conçoit, pareille approche s’avère sélective, qui absout l’un des acteurs principaux.
Il en va rarement ainsi dans la réalité où la viciation de l’atmosphère politique et
sociale résulte en général de la responsabilité partagée des protagonistes.
Sans nécessairement souscrire à la démarche sélective, il sied de mettre en
lumière les écarts méconnus, oblitérés, tus ou minimisés de l’opposition, et donc
de situer sa part de responsabilité dans le délitement de la situation. Dans notre
passé récent, deux faits marquants parmi tant d’autres pourraient servir de point
d’ancrage à cette relecture : le coup d’Etat de décembre 1999 et l’arrivée au
pouvoir en octobre 2000 d’un parti qui se réclame de la gauche, en l’occurrence
le Front Populaire Ivoirien (FPI). Ces faits historiques furent considérés par une
bonne partie de la classe politique et de la population comme sources d’espoir
quant à une impulsion notable du processus démocratique. Le coup d’Etat militaire
contre le régime de Konan Bédié, à qui est reprochée une politique d’exclusion
sous le terme « ivoirité », devait sanctionner des pratiques antidémocratiques ou
prétendues comme telles et asseoir définitivement les bases d’une compétition
politique saine. Le FPI est le parti qui, dans l’opposition, avait le plus exigé avec
force et insistance la démocratie. Difficilement se comprend donc la survenance
d’une insurrection armée dans un contexte aussi favorable ; plus difficilement
encore la nature de ses revendications, telles que formulées par le chef de file
de la ligne politique de la rébellion : «La guerre contre le régime minoritaire et
génocidaire de M. Gbagbo» vise à «combattre les injustices et les exclusions,
lutter pour instaurer la démocratie, mettre fin au tribalisme et à la xénophobie
grandissante» (Soro, 2003 : 9).
La tentation est cependant forte, de déchiffrer cette contradiction comme preuve
d’une incapacité ou, plutôt, d’un refus délibéré des acteurs politiques d’appliquer

2 - Ce terme renvoie aux partis politiques qui sont opposés au régime au pouvoir. Son emploi ici se situe aux
antipodes de sa connotation généralement péjorative pour désigner simplement un contre-pouvoir.
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les principes démocratiques. En effet, l’ouverture au multipartisme a donné lieu à


des dérives graves agréées, ou du moins non condamnées. Appréhender l’actuelle
tragédie comme le contrecoup de celles-ci apparaît comme une interprétation
plausible parce qu’elle ne peut être systématiquement exclue. Elle semble même
incontestable pour nombre d’observateurs, au rang desquels Mgr Paul Siméon
Ahouana Djro (2003 : 3), évêque de Yamoussoukro. Dans son homélie du 7
décembre 2003, faite à la Basilique Notre Dame de la Paix, à l’occasion du dixième
anniversaire du décès du Président Houphouët-Boigny, le prélat affirmait avec
force : «Ce que nous vivons n’a rien de fortuit, en ce qu’il est la résultante de nos
paroles et attitudes passées, la résultante de nos incohérences. (…) Oui, la crise
ivoirienne actuelle n’est pas une génération spontanée. Elle est la somme de nos
diverses turpitudes». Un conflit armé dans un processus démocratique peut-il se
comprendre, au double sens de concevoir et de tolérer, comme sanction de dérives
politiques ; ou plutôt doit-il se justifier, au sens de se légitimer ?

II- DES PRATIQUES POLITIQUES CONFLIGÈNES

Si le besoin de liberté peut être tenu pour naturel, la pratique démocratique par
contre doit s’apprendre. Une chose est d’intérioriser les principes démocratiques,
une autre de les mettre en œuvre. Ainsi que le souligne le critique d’art ivoirien
Yacouba Konaté (2003 : 22), «toute situation de belligérance s’explique par
l’état de la politique d’avant l’éclatement du conflit». A la différence d’une révolte
ordinairement instinctive, une rébellion se prépare, pour ce qu’elle exige des
combattants, des fonds et des armes ; mais également elle exige que soient réunies
les conditions de sa possibilité dans l’histoire de la nation. La question que nous
hasardons ici se formule de la sorte : sur quel fond s’enracinent les convulsions
actuelles ? Rechercher les motivations, les sources contingentes, d’une situation
insurrectionnelle comme une rébellion, ce n’est pas la justifier.
Du fait de son essence antidémocratique et violente, elle ne peut logiquement
se justifier, au sens de se fonder en justice car elle apparaît inconvenante comme
mode de résolution des différences et des différends socio-politiques. La guerre est
certes un fait spécifiquement humain, ainsi que le souligne avec à propos Georges
Bastide (1961 : 520) : «C’est la mobilisation de la culture par passionnalisation,
c’est le drainage de toutes les ressources proprement humaines comme moyens
de destruction de l’humaine altérité qui en constituent la caractéristique essentielle ;
et c’est cela qui est spécifiquement humain». À l’homme seul il est possible de
faire œuvre de destruction absolue, et la guerre horrifie pour ce qu’elle comporte
dans sa notion, selon la formule de Bastide (507), «l’immolation de l’homme par
l’homme». On peut donc faire valoir que rien ne légitime le recours aux armes,
pas même l’exigence de justice ou d’élections ouvertes et transparentes.
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Cependant, tout en comprenant l’attitude et les thèses défensives de la partie


agressée, ne convient-il pas de s’en éloigner pour écouter avec égale attention les
opinions de la partie adverse ? Pour l’historien romain Tite-Live, cité par Machiavel
(1992 : 178), «justum enim est bellum quibus necessarium, et pia arma ubi nulla
nisi in armis spes est»3. Gardons-nous donc de porter un jugement de valeur
sur les arguments avancés par les «assaillants» et autres «forces du mal» pour
justifier leur action. Interrogeons-nous pour savoir si une crise d’une telle ampleur
en un jour peut surgir, c’est-à-dire sans maturation préalable. Essayons d’identifier
les actes et propos qui ont déclenché les forces irrépressibles de la violence et
conduit à la crise armée. Beaucoup de causes ont été données comme sources
des troubles socio-politiques et de la présente guerre. Dans la pléthore des raisons
avancées, il nous faut en sonder quelques unes comme symptomatiques d’une
corruption de la démocratie.

1- Culture de la violence et de l’incivisme

L’instauration du multipartisme fait corps avec l’introduction de nouveaux repères


dans le champ politique : violence, irrévérence, défiance de l’autorité, incivisme.
Il est vrai que la violence figure en bonne place au nombre des divers moyens de
la prise du pouvoir : le génie politique et la «virtù» (Machiavel), le charisme (Max
Weber), la compétence, les processus pacifiques et démocratiques certes, mais
surtout la violence, le fusil (Mao). En tout temps et en tout lieu, la violence armée est
apparue comme un des moyens de prédilection pour s’emparer du pouvoir. Verbale
ou physique, la violence apparaît, même en période de démocratie pluraliste,
comme le moyen le plus court de conquête du pouvoir. La perspective incertaine
d’une alternance par la voie des urnes a manifestement infléchi des convictions
démocratiques peu enracinées à l’option violente qui tranche radicalement avec
les professions publiques de foi démocratique. Ainsi, certains acteurs politiques
n’ont pas hésité à proclamer de façon insidieuse leur foi en le recours à la violence
armée, malgré le contexte multipartite : «Le pouvoir se conquiert dans le feu, les
larmes. Le pouvoir a besoin de conquérants et non d’héritiers» (Konaté, 2003 :
22). On aurait pu croire, à la suite de Hobbes, que le pouvoir devrait résulter
d’une action concertée, collective et non violente. Le pouvoir politique et l’Etat ne
représentent-ils pas des instruments destinés à mettre fin à la violence naturelle
et à la barbarie à l’oeuvre dans l’état de nature ?

3 - Le texte exact de Tite-Live est le suivant : ‘’justum enim est bellum, quibus necessarium, et pia
arma quibus nulla nisi in armis relinquitur spes’’ (IX, 1). On peut traduire: ‘’La guerre est juste pour
ceux à qui elle est nécessaire et les armes saintes pour ceux qui ne peuvent plus trouver d’espoir
qu’en elles’’.
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Pour autant, la proximité entre pouvoir et violence n’a pas de quoi surprendre
si nous mettons en exergue le fait que la violence est inhérente au pouvoir et à
sa genèse, ainsi que l’ont souligné Hobbes, Machiavel, Weber et bien d’autres.
Machiavel a reconnu tout à la fois la nécessité de la violence associée à la ruse (le
lion et le renard), définissant ainsi la politique par les moyens efficaces de conquérir
et de conserver le pouvoir. Pour Marx, puisque l’Etat désigne un appareil de violence,
cette dernière doit se faire instrument privilégié. N’est-elle pas l’accoucheuse de
toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs ?
La vision marxiste d’une violence motrice de l’Histoire a certainement inspiré
certains acteurs, qui ont signé leur entrée sur la scène politique par des actes de
défi de l’autorité et un discours délibérément provocateur. Créditée d’une respec-
tabilité a priori, l’opposition n’a pas hésité à faire feu de tout bois pour se livrer à
une (con)damnation en règle de la classe dirigeante. Ainsi, des actions et propos
relativement refoulés jusque-là, parce que délétères pour l’unité nationale, sont
flattés à la faveur des meilleures conditions d’expression que leur offre le plura-
lisme. Ceux qui aspiraient à la gestion du pouvoir ont utilisé des méthodes qui
ont instrumentalisé la jeunesse et incliné la mentalité de la majorité des Ivoiriens
vers la violence. Le manque de respect des autorités, le mépris des institutions,
l’exaltation de la violence, les propos bellicistes, les actes de vandalisme, une
volonté affichée de rendre le pays ingouvernable, des articles de journaux injurieux
et insurrectionnels, la caution au coup de force comme moyen ultime d’accès au
pouvoir, autant de faits qui auront marqué la démocratie naissante, tout en jurant
avec ses principes.
A choisir l’irrévérence et la provocation comme mode de conduite et d’action
politique, ceux qui ambitionnaient le pouvoir souverain n’avaient sans doute pas
privilégié le respect des institutions et de ceux qui l’incarnaient. En témoigne le
spectacle des enfants des écoles primaires et des collèges poussés dans les rues
pour injurier le président de la République (Houphouët-Boigny) au passage de son
cortège4. A l’occasion, des postures irrévérencieuses s’imposeront devant l’autorité,
pour contribuer à la désacraliser, à défaut de l’abolir. En acte, la démocratie se
détourne de son essence et de sa finalité mêmes, pour se muer en danger pour
les institutions. Le prétexte d’un débordement de libertés longtemps confisquées
ne saurait valoir pour minorer de si graves dérives.

4- L’expression ‘’larmes d’Houphouët’’ employée dans le titre symbolise la douleur et l’amertume qui
furent celles d’un quadragénaire outragé par ses arrières petits-enfants dans une société où le
respect de l’âge et de l’autorité est fondamental.
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On entend souvent dire que la violence de l’opposition est consécutive à des


interdictions de manifester et des répressions violentes de la part du pouvoir, en
somme à une violence première des dirigeants :
«Quand les mascarades sèment ‘les raisins de la colère’, elles engendrent la
violence et ses corollaires. Ainsi, autant la chaleur est source de dilatation, autant
la mauvaise gouvernance, pour ne pas dire la non - gouvernance, est source de
conflits, de violences de toutes sortes» (Karamoko, 2003 : 156).
C’est donc le déficit démocratique qui est cause de la spirale de violence.
L’opposition se trouverait contrainte d’ignorer dans l’expression de sa différence
certaines valeurs sociales, dont le respect dû à l’aîné. D’une part, la fin qu’elle se
propose est clairement apparente à son esprit : instaurer la démocratie, malgré
les résistances de forces conservatrices. D’autre part, grande serait la difficulté
de faire admettre et de réussir une opposition politique qui ne serait pas systé-
matique, qui capitulerait devant des valeurs traditionalistes, l’âge. Distincte de la
gérontocratie, la démocratie est liberté d’opinion, d’expression. Toute introduction
de considérations étrangères, si vertueuses qu’elles paraissent, ne peut qu’être
restriction de la démocratie. De légitimer la violence comme politiquement néces-
saire, les précurseurs oublient l’effet boomerang qu’elle recèle. Vaincre importerait
plus que comment vaincre. Or, pour légitime que soit une cause, les moyens de
sa défense ne peuvent, sans risque, faire l’économie d’une coexistence pacifique.
Autrement, faut-il s’étonner que l’introduction de la violence dans le débat politique
ouvre sur une violence démultipliée, à l’image d’une insurrection armée ? Comme
le dit l’adage, qui sème le vent récolte la tempête. Il y a certainement là un lien,
une connexion qui peut être difficilement passée sous silence.

2- Exploitation politicienne des différences culturelles

Une autre forme de perversion de la démocratie est l’exploitation politicienne


des différences culturelles de toutes sortes (religieuses, ethniques, tribales, ré-
gionalistes, etc.). Dans un Etat en mutation vers la nation, les clivages ethniques
s’avèrent d’une nocivité considérable, dès lors qu’ils sont transposés dans l’arène
politique. Si, sous le parti unique, ces écueils ont pu être évités par le fait de la
conscience d’une commune appartenance nationale, ils vont resurgir pour se muer
en des foyers potentiels ou réels de tensions et de conflits aux suites insoupçon-
nées. Et ce, toujours à la faveur des meilleures conditions d’expression dans le
cadre du pluralisme. Leur excitation s’opère sur fond de stéréotypes diviseurs et
dangereux et se découpe sur les oppositions politiques des leaders.
Il en va ainsi parce que les partis se gravent eux-mêmes volontiers dans une
matrice plus tribale qu’idéologique. De la sorte, la région, l’ethnie ou la religion
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se substituent aux projets de société et autres idéologies pour devenir de solides


références à partir desquelles se rassemblent ou se démarquent manifestement la
grande majorité des citoyens. Généralement, en dehors de l’ancien parti unique,
dont l’aspect national s’origine dans un contexte favorisant, les autres grands partis
se créent et prolifèrent sur des bases primitivement ethno-régionales : ‘’En 1990,
l’instauration du multipartisme révéla à nouveau les clivages ethniques et parfois les
exacerba. (…). De nombreux partis se créent sur une base ethnique’’ (Bédié, 1999 :
134). La configuration géographique des nouvelles forces politiques découle ainsi
moins de sérieuses divergences idéologiques que de simples replis identitaires. Une
telle réalité s’explique par l’insuffisante prégnance des valeurs démocratiques. Forte
demeure en effet la logique de l’attache primaire à la communauté et à la religion
au point d’inspirer des leaders qui ne répugnent pas, à l’occasion, à exploiter cette
situation : «La Côte d’Ivoire n’est pas une monarchie, ce n’est pas un royaume akan,
le pouvoir n’appartient pas à une seule ethnie»5, «on ne veut pas qu’un originaire
du nord ou musulman soit président en Côte d’Ivoire»6.
Même si elles prétendent s’appuyer sur des soupçons d’indices, ces allégations
pour le moins péremptoires, hasardeuses et regrettables restent à condamner
en ce qu’elles mettent sérieusement à mal la cohésion sociale, non sans
fausser l’essentiel du jeu politique et de la démocratisation. Le règne trentenaire
du premier président ivoirien ainsi que l’article 11 de l’époque qui permet au
Président de l’Assemblée Nationale d’alors de lui succéder n’ont constitué dans
le fond un sujet qui fâche que dans la mesure où tous deux sont de la même
ethnie. Pareille procédure peut donner l’impression d’une monarchie ou d’un
royaume ; et sa dénonciation n’a en soi rien d’antidémocratique, n’était qu’elle
glisse tendancieusement vers une tribalisation du débat politique. Que ni l’un, ni
l’autre n’aient exercé pendant leur mandat uniquement avec ceux de leur région
ou groupe ethnique est ignoré à dessein.
La propension à exacerber les fissures ethniques demeure un mal dont la
seule causticité pour le tissu social devrait pouvoir inciter à s’en garder. Ignorance,
inaptitude ou irresponsabilité ? Même la presse dite «libre» n’a pu, voulu ou
su, de toute évidence, se libérer de cette grave dérive. Il n’est point surprenant
d’observer une concentration de groupes ethniques identifiables dans certains
quotidiens proches des grands partis politiques. Un vice néanmoins secondaire
au regard de celui d’arborer sans gêne le drapeau de l’invective et de la division

5- Argumentaire jusqu’en 1993 du leader du Front Populaire Ivoirien (FPI) contre l’article 11 de la
Constitution relatif à la succession du Président de la République.
6- Propos du président du Rassemblement des Républicains en 1999.
Rev. ivoir. anthropol. sociol., KASA BYA KASA 90

et d’inoculer de façon déraisonnable le venin de l’intolérance, de la haine et la


violence au peuple. Le drame de cette voie aventureuse n’est pas tant que ce
dernier s’y soit engouffré ; on peut reconnaître à sa décharge son peu de maîtrise
théorique des clivages politiques. Mais quand des intellectuels, des religieux et
autres leaders d’opinion, qui devaient l’éclairer dans cette nouvelle expérience,
se décident au nom des mêmes critères subjectifs, il y a lieu de s’interroger sur
le malaise au cœur de la société.

3- Des dérives suicidaires

La perversion de la démocratie s’observe également dans un ensemble de


détournements et de contournements de ses principes et mécanismes. Sans
prétendre à l’exhaustivité, nous avons choisi de considérer quelques moments
assez typiques de cette déviation7, sur lesquels il convient de s’arrêter.

a/ La légitimation d’un coup d’Etat

Le premier moment dans lequel s’esquisse l’idée d’une dérive grave est sûrement
l’aval politique accordé à un acte insurrectionnel et anticonstitutionnel. Etant admis
qu’en démocratie, la prise du pouvoir relève d’un processus réglé, pacifique, toute
autre voie que celle des urnes signifie certainement une négation des principes
démocratiques. A la différence de la révolution, pour laquelle «le pouvoir se trouve
au bout du fusil» (Mao), pour la démocratie, la voie violente participe d’une forme
archaïque d’accès au pouvoir. Il faut entendre là que rébellions, guerres et coups
d’Etat demeurent, de par leur nature, étrangers à la modernité politique. Le recours
à ces pratiques ramène au moyen âge de l’évolution politique. Toute irruption de
l’armée sur la scène politique s’apparente, ce faisant, à un reniement de la démocratie
et doit être condamnée par principe, quelles qu’en soient les motivations. Déroutante
est donc la contradiction entre les solennelles proclamations d’attachement à la
démocratie et les tonitruantes acclamations d’un putsch, celui de décembre 1999 en
l’occurrence, comme «acte républicain», «salutaire pour l’avancée démocratique »
ou comme une «révolution des œillets»8. Plus étrange est la participation en tant
que parti légalement constitué àun régime militaire, au point même de se disputer

7- Au nombre de ces dérives généralement évoquées, ‘’l’ivoirité’’, dont les concepteurs se défendent
des tendances exclusionnistes à lui prêtées par ses adversaires ; la nationalité de Ouattara, à propos
de laquelle persiste un doute ; la ‘’xénophobie’’ plus supposée que réelle d’un Etat avec près de 30%
de non nationaux ; ‘’l’exclusion arbitraire’’ des ressortissants du Nord de la Côte d’Ivoire ; etc.
8- Déclarations des leaders de l’opposition d’alors (FPI et RDR singulièrement), auxquelles il faut
ajouter celle-ci, du président du FPI de retour du Gabon, au lendemain du putsch : ‘’Il y a des coups
d’Etats démocratiques ; ils offrent une chance à la démocratie et celui-ci en est un’’.
KOFFi Jean-Honoré : Des larmes d’Houphouêt ... pp. 79-97 91

des portefeuilles ministériels. Il y a là comme une conception à géométrie variable


de la démocratie. On perd ainsi de vue que «ce qui peut être bon pour renverser
un pouvoir en place peut ne pas l’être, ni au regard de l’éthique, ni au regard
des intérêts bien compris de la collectivité dans son ensemble» (Guèye, 2003 :
177). Cette violation certaine des principes démocratiques constitue sans nul
doute une incongruité, une aberration systématique. N’est-ce pas à raison que
Nietzsche (1992 : 75) dénonçait «la souillure nécessaire que comporte toute
politique pratique» ? La démocratie s’appuie sur un régime issu des urnes et ne
saurait admettre d’autres règles de jeu sans se travestir. Succomber à la tentation
des intérêts particuliers du moment, c’est adopter une attitude de courte vue,
préjudiciable à tout processus démocratique, pour ce qu’elle n’inscrit pas ses
actes dans la durée.

b/ La question de la légitimité

La démocratie est perçue comme l’idéal du pouvoir légitime parce qu’elle


favorise une large participation des citoyens au processus de désignation du
dirigeant. Il faut entendre là une libre détermination des électeurs supposés se
prononcer de façon indépendante. La régularité du choix est de ce fait capitale, vu
que la légitimité des dirigeants s’impose comme une composante majeure de la
vie politique. Se soustraire à l’observance d’un tel principe, c’est de toute évidence
vicier son mécanisme et hypothéquer la tournure pacifique de la prise du pouvoir.
Que des élections mal organisées soient source de nombreux conflits n’a donc pas
de quoi surprendre ; cet aspect du processus démocratique ne peut être ignoré,
encore moins par des acteurs politiques qui, de l’exigence d’élections ouvertes,
transparentes et libres, ont fait leur cheval de bataille. Qu’ils s’accommodent
cependant, en cas de victoire, d’élections par eux reconnues « calamiteuses »
ne peut manquer d’ahurir.
L’exclusion des forces politiques que représentent le Parti Démocratique de
Côte d’Ivoire (PDCI, ancien parti unique) et le Rassemblement des Républicains
(RDR, parti centriste) de l’élection présidentielle d’octobre 2000 grève sérieusement
la légitimité de cette consultation ainsi que celle du vainqueur. Dans une interview
accordée à Dakar le 20 décembre 2002, le président du RDR a situé les fondements
de la fracture sociale et de la rupture de l’unité nationale. Pour lui, en plus de résulter
d’une «stratégie d’exclusion articulée autour de la question de la nationalité et de
l’identité», la crise trouve son explication dans «l’exclusion arbitraire lors de cette
élection présidentielle de candidats dont les partis représentent plus de 80 % de
l’électorat national» (Ouattara, 2002 : 6). Quand le citoyen n’a le choix qu’entre
deux candidats, il est contraint de voter utile et non selon ses convictions. Dans
pareil cas, il advient souvent que le résultat de l’élection soit le contrecoup du rejet
Rev. ivoir. anthropol. sociol., KASA BYA KASA 92

d’une candidature, non nécessairement celui de l’adhésion à l’autre. Dès lors,


nul besoin d’être responsable de l’exclusion des autres partis importants pour en
pâtir énormément. On peut difficilement imaginer que, d’avoir été évincées de la
compétition, ces forces politiques ne ressentent aucune frustration. Quoique élu,
peut-on raisonnablement agir comme si l’on était bien élu et gouverner comme
si l’on avait recueilli la majorité réelle des suffrages ? Une certaine légitimité ne
renvoyant pas à une légitimité certaine, n’aurait-il pas fallu relativiser la signification
et la portée du verdict des urnes ? Semblables circonstances n’appellent-elles pas
une gouvernance inspirée par l’esprit de consensus entre les différentes forces
politiques, en vue d’atténuer les sentiments de frustration des autres acteurs ?
Peut-on soutenir, tout compte fait, que l’actuel régime a, d’absolue façon, volé ce
qui lui est advenu ?

4- L’asymétrie du verbe et de l’acte

La propension à faire l’économie de l’éthique dans la démarche politique ne


peut et ne doit être occultée dans la quête des causes majeures de la survenance
des crises. La politique, dit-on, est un jeu sans foi ni loi, le domaine privilégié des
calculs, de la simulation et de la dissimulation, de la ruse et de la mauvaise foi.
Cette représentation prépondérante de l’essence de la politique peut se prévaloir
de fermes ancrages chez Machiavel, pour qui elle demeure un domaine particulier
aux règles spécifiques. En libérant celle-ci de l’autorité traditionnelle de la morale
et de la religion, le penseur florentin lui reconnaît pour unique finalité la conquête
et la conservation du pouvoir. En une telle sphère, la valeur des actions dépend
uniquement des résultats ; ce qui enjoint d’imposer silence aux hésitations de
la conscience morale et aux scrupules de l’esprit critique, au profit d’une action
conquérante :
«(…) dans les actions de tous les hommes, et surtout des princes où il n’y a pas
de tribunal à qui recourir, on considère la fin. Qu’un prince, donc, fasse en sorte
de vaincre et de maintenir l’Etat : les moyens seront toujours jugés honorables et
loués d’un chacun» (Machiavel, 1992 : 143).
La légitimation de l’action de l’homme d’État en fonction de la seule nécessité
l’affranchit systématiquement du cadre moral. Le prince peut ainsi manquer à sa
parole si les conditions qui l’ont amené à se lier n’existent plus ou si le respect de
ses engagements peut lui être préjudiciable. Il n’y a là rien d’immoral, d’amoral,
de répréhensible.
Dans cette perspective, la politique peut être assimilée à un métier comme les
autres et comprise comme un jeu d’ombres et de ruses, qui exige de se comporter
en conséquence : nouer et dénouer des alliances au gré de ses intérêts politiques,
KOFFi Jean-Honoré : Des larmes d’Houphouêt ... pp. 79-97 93

entretenir un abîme entre ce que l’on promet et ce que l’on promeut, subordonner
le respect de sa parole aux exigences de sa cause. Une telle façon de voir sert de
ligne de conduite à des acteurs politiques, là où on s’attendait à les voir faire preuve
de bonne gouvernance une fois au pouvoir. Les accommodements politiques avec
les uns, les alliances contre nature avec les autres au gré de la stratégie du moment,
le non respect de sa propre signature ou de ses engagements peuvent aisément
faire passer aux yeux de beaucoup pour un «boulanger (…) qui roule dans la fa-
rine tous les autres acteurs de la vie politique»9. Rouler quelqu’un, c’est le leurrer
sans qu’il en ait le moindre soupçon. Là où il était en droit d’attendre la franchise,
la droiture en réponse à sa bonne foi, lui est opposée l’escobarderie. L’asymétrie,
à ce niveau des relations humaines, ne peut manquer de froisser en faisant passer
celui respecte ses engagements pour un ingénu : on se sent outragé dans sa valeur
et sa dignité d’individu. En outre, pareille attitude ne contribue pas à l’instauration
d’un climat de confiance minimum indispensable entre acteurs politiques, surtout
quand elle n’est pas partagée.
Pour sa part, Paulin Hountondji (2003 : 17) estime nécessaire de conformer
dans le vécu, surtout en matière politique, acte et parole :
«Le mensonge ne se réduit pas à un travestissement des faits dans le langage,
mais (…) il peut aussi se trouver hors du langage, au point d’articulation entre le
langage et l’action. Au-delà du devoir de vérité, ou plus exactement de véracité,
par-delà l’obligation de dire la vérité, il y a un devoir de cohérence : l’obligation de
conformer la pratique au discours, et vice-versa, l’obligation de joindre, toujours
et en toutes circonstances, l’acte à la parole».
La suggestion est ici évidente, de l’exigence d’une moralisation de la vie politique,
en plus de celle déjà admise de la vie publique. L’expérience récente n’instruit-t-elle pas
que, après avoir accédé au trône, les nouveaux princes rarement concilient ramage
et plumage ? S’ils ont suscité l’espoir, ils ne l’ont toujours pas réalisé. Que les actes
tranchent radicalement avec les promesses n’a pas de quoi dérouter pour ce que, aux
dires de Jean Brun (1979 : 150), toute action politique est «vaniteuse et mégalomane
dans ses intentions, tyrannique dans ses applications, dérisoire dans ses réalisations».
Toutefois, et à la lumière de ses répercussions, n’y a-t-il pas lieu de mettre en question
cette compréhension de la politique pour savoir si le prix auquel il aura fallu la payer
n’a pas été en définitive excessif ? Que faire afin que ne dégénère en antagonismes
violents, la conquête ou la conservation du pouvoir ? N’est-ce pas qu’il faille refonder
la pratique politique, non pour la moraliser, mais pour l’humaniser ?

9- Robert Guéi, conférence de presse du 13 septembre 2002, à propos des pratiques politiques de
Laurent Gbagbo, six jours avant le déclenchement de la crise armée.
Rev. ivoir. anthropol. sociol., KASA BYA KASA 94

III- POUR UNE REFONDATION ÉTHIQUE DE LA POLITIQUE

Si c’est un truisme de dire que la démocratie s’applique à des hommes, il


l’est encore de soutenir que les actes et les relations mutuelles de ceux-ci sont
évalués à l’aune de valeurs et de normes. Dès lors, une réflexion sur la démarche
politique doit pouvoir comporter une dimension éthique, si on tient à lui assigner
un sens, celui de contribuer à l’instauration d’un climat de paix durable. Nous
ne sous-entendons pas que la crise serait d’essence purement morale, qu’elle
résulterait d’une déchéance morale. Ainsi que le souligne fort à propos Robert
Misrahi (1995 : 120), «le problème politique n’est pas un problème moral mais
un problème éthique». L’inadéquation d’une approche morale de la crise réside
dans ce que les questions qu’elle soulève ne procèdent pas tant de la moralité
que de l’éthique. La lutte pour la conquête ou la conservation du pouvoir n’est
en soi ni délictueuse, ni immorale. Ce qui est en cause, c’est le non respect de
l’exigence minimale de réciprocité dans les rapports humains, telle qu’elle dérive
de l’impératif kantien. Misrahi (1995 : 89) en est convaincu, pour qui le «respect
de la réciprocité est une telle condition de dignité et de valeur des individus que
c’est précisément la négation qui en est faite qui entraîne tous les maux de notre
démocratie». L’exigence de la réciprocité dans des rapports véritablement humains
ne peut que conduire au choix responsable d’un climat socio-politique pacifié, vu
qu’ils supposent l’égalité des sujets concernés.
La prise en compte de l’aspect éthique dans la pratique démocratique s’adosse
aussi bien sur les suites désastreuses de sa négation ou ignorance que sur les
valeurs et normes qui la fondent. Pour Sémou Pathé Guèye, un espace public
civilisé ne peut découler que de l’application par les acteurs politiques d’un certain
nombre de règles dans la gestion de leurs contradictions. Ces règles peuvent se
ramener à la suivante, qui les enjoint d’admettre que «quelle que juste que puisse
être une cause, la démarche et les moyens de sa défense doivent rester dans les
limites compatibles avec les exigences d’une coexistence sociale libre, pacifique
et sûre» (Guèye, 2003 : 77). Sont ici visées et concernées toutes attitudes, toutes
pratiques, toutes paroles qui corrompent la démocratisation : arbitraire, violence,
exclusion, tribalisme, refus de la différence, intolérance, etc. Une telle perspective
exige, de la part des citoyens, de se montrer tolérants et d’accepter l’idée que
les conflits sont inévitables. La démocratie ne signifie pas en effet l’absence de
tensions, de contradictions. Elle n’est, à bien des égards, qu’un ensemble de
règles qui permettent de les résoudre. Les acteurs sociaux, et pas seulement les
politiques, doivent avoir au moins la détermination de supporter leurs différences
respectives, d’admettre que l’autre, la partie adverse, a des droits et des points
de vue légitimes. Cela implique aussi une volonté réelle partagée de réduire les
sources de conflits, en évitant les attitudes et propos qui fâchent ; ou, quand ils
surviennent, de les résoudre de pacifique façon.
KOFFi Jean-Honoré : Des larmes d’Houphouêt ... pp. 79-97 95

L’on peut certes expliquer les conduites insurrectionnelles, c’est-à-dire leur


assigner une cause ; on peut même les comprendre, ce à quoi nous invite Spinoza
lorsqu’il recommande de «ne pas rire, ni se lamenter, ni haïr, mais comprendre».
Mais, un comportement expliqué ne devient pas juste, correct, pour autant et les
options violentes, guerrières, comme mode de résolutions des contradictions
politiques et sociales doivent reconnaître combien elles sont limitées et même
dangereuses, parce qu’elles portent en elles-mêmes leur propre poison. L’idée
que nous aventurons ici, Rousseau (1974 : 58) l’a brillamment formulée, parlant du
plus fort : «Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne
transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir». Il serait plutôt opportun,
au regard de la perspective belliciste dans laquelle est inscrit le débat politique,
d’invoquer Georges Bastide (1961 : 506) en appui :
«(…) On n’a jamais raison de rien ni de personne. Dans l’infini réseau des
causalités empiriques, il nous est rigoureusement impossible de savoir si une
victoire apparente ne sera pas au fond, une défaite réelle. Celui-là même que je
puis laisser mort sur le terrain comme péremptoire signature de ma victoire, ne
cesse pas d’agir pour autant : il allume le désir de vengeance au cœur de ses
frères en passion, il suscite la crainte en mon âme. On ne tue jamais tout à fait
un homme».
On ne gagne jamais totalement une guerre, et c’est s’illusionner que prétendre
bâtir dans le sang du prochain le pont de la convivialité et enraciner la démocratie.
Ces réflexions devraient inciter tout être humain à la sagesse et l’amener à com-
prendre combien il est plus raisonnable d’unir nos forces pour le bien de l’humanité.
Dans son texte que nous avons cité plus haut, Mgr Paul Siméon Ahouana Djro
(2003 : 3) exhortait les acteurs politiques à sortir des certitudes locales caverneuses
pour contempler la saine lumière du soleil : «Les hommes politiques doivent (…)
quitter les chemins sinueux et boueux de la duplicité et de l’égoïsme pour s’ouvrir
à la vérité dont la splendeur illumine et vivifie».

CONCLUSION

De figurer l’idéal du pouvoir légitime, la démocratie se donne à voir aujourd’hui


comme l’horizon de tout régime politique. Néanmoins, plus que la légitimité du régime
lui-même, la qualité des dirigeants qui l’animent détermine considérablement sa
valeur. Dans une société en voie de modernisation, aucune légitimité, si populaire
soit-elle, ne peut résister à une inefficacité permanente. C’est pourquoi, quoique
fondée, toute lutte pour instaurer un régime politique garantissant de meilleures
conditions de bonheur ne doit pas se réaliser au mépris des valeurs et normes qui
déterminent la cohésion sociale et la stabilité politique. La démocratie doit pouvoir
Rev. ivoir. anthropol. sociol., KASA BYA KASA 96

inciter à apprécier les désaccords inhérents à toute vie communautaire à l’aune des
enjeux primordiaux comme la paix, le développement, la lutte contre la pauvreté.
Une telle perspective autorise de soutenir que la lutte pour le pouvoir doit obéir à des
règles éthiques. Si elle a pour finalité l’épanouissement des hommes, la politique
ne doit pas être menée de sorte à conduire ceux-ci dans une vallée de larmes
et de sang. Que ces larmes soient celles d’Houphouët-Boigny ; que ce sang soit
celui des victimes de 1990 à septembre 2002 (ou même après) ; que toutes ces
dérives se voilent du manteau de la démocratie, il reste qu’il y a perversion de la
Démocratie, perçue comme façon pacifique de vivre et de travailler ensemble.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Ouvrages généraux et articles scientifiques


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