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ISBN : 978-2-200-61371-6
Collection « U »
Science politique
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Collection « U »
Introduction
Première partie
La communication politique : définitions et incertitudes
Un objet flou
L’interface politique-communication
Un processus multidimensionnel
La dimension symbolique
La dimension pragmatique
La dimension structurelle
L’approche structuro-fonctionnaliste
L’approche interactionniste
L’approche dialogique
Deuxième partie
Pratiques de communication et positions de pouvoir
Le cadrage discriminant
La communication présidentielle
La communication du président
La communication gouvernementale
La communication du Premier ministre
Conclusion
Bibliographie
Index
Introduction
La communication politique :
définitions et incertitudes
Chapitre 1
Un objet flou
L’interface politique-communication
La communication politique est un objet d’étude difficile à saisir parce
qu’elle prend appui sur des concepts eux-mêmes déjà surchargés de sens et
dont les relations ne peuvent être que problématiques et les manifestations
multidimensionnelles. Ce que l’on appelle aujourd’hui communication
politique est un domaine aux contours très incertains selon qu’on le
considère comme un ensemble de théories, de techniques ou de pratiques.
C’est d’abord un savoir caractérisé par l’interdisciplinarité et la diversité
des approches tenant à la transversalité des problèmes posés. La sociologie,
la linguistique, la sémiotique, l’anthropologie, le droit, l’histoire, la
psychosociologie, la philosophie sont autant de sites d’analyse de la
communication politique que la science politique doit s’efforcer d’intégrer à
ses propres interrogations en faisant face aux différents paradigmes qui s’y
affrontent. Mais la communication politique s’entend ensuite comme
procédé. Elle s’apparente alors à une boîte à outils autorisant tous les
bricolages, de la rhétorique à base de langage naturel au marketing direct
des campagnes high-tech (Selnow, 1994 ; Howard, 2004, Chadwick et al.,
2009). Or, le recours croissant à ces techniques s’accompagne d’une
transformation de l’espace public et de ses règles du jeu.
La notion de communication politique telle qu’on la trouve employée
dans le discours politique, journalistique et scientifique d’aujourd’hui est
extrêmement confuse. Faut-il vraiment s’étonner que le sens de
l’expression « communication politique » soit incertain tant les termes
qui la composent sont polysémiques ? La communication est un concept
caractérisé par la surcharge de sens, dans le langage ordinaire et dans des
disciplines différentes, aggravée par un succès de mode qui tend à
multiplier les emplois du terme et lui donne un tour quelque peu
magique. L’étymologie latine communicare renvoie à deux significations
principales, partager et transmettre ou établir une relation, qui se
perpétuent dans l’ambiguïté moderne. Nombreux sont les sociologues à
considérer le caractère fondamental de la communication dans
l’établissement du lien social quelle que soit par ailleurs leur obédience
théorique. Des penseurs contemporains aussi éloignés que J. Habermas et
N. Luhmann s’accordent à voir dans la communication le concept-clé de
leur réflexion théorique. L’un recherche les conditions de possibilité du
consensus rationnel en élaborant une théorie de l’activité
communicationnelle. L’autre reconnaît que « sans communication, il
n’est pas de relations humaines. D’où l’impossibilité, pour une théorie de
la communication, de se limiter à l’étude de certains aspects de la vie
sociale. Elle ne saurait se borner à l’analyse d’un certain nombre de
techniques de communication, même si, dans la société d’aujourd’hui,
ces techniques et leurs incidences, en raison de leur nouveauté, retiennent
tout particulièrement l’attention » (Luhmann, 1981).
Deux points sont ici fondamentaux auxquels nous souscrivons
entièrement : tout d’abord, les aspects techniques ne sont qu’une
dimension du processus de communication (cf. plus bas, les dimensions
de la communication). Ensuite, ce n’est pas de la communication mais
bien de la politique qu’il faut partir pour comprendre les processus de
communication politique. Luhmann n’hésite pas à prédire que « le
rapport entre communication et société apparaîtra non seulement comme
le sujet d’une étude spécifique de la communication, mais comme le
thème central de toute théorie de la société ». Quant à lui, A. Giddens
(1989) écrit : « Je considère que mes idées impliquent la centralité des
études de communication dans la science sociale dans son ensemble.
L’étude de la communication est absolument centrale pour la théorie
sociale et pour la science sociale. » Avant eux, l’anthropologue Claude
Lévi-Strauss illustre que la communication est l’objet même des sciences
sociales en rapprochant l’échange des biens, des femmes et des
messages. Pour lui, le langage est autant une condition qu’un produit et
qu’une partie de la culture. Au début du XXe siècle, Charles Cooley
entend déjà par communication « le mécanisme par lequel les relations
humaines existent et se développent » (Social Organisation, 1909). Aux
États-Unis, on considère certains auteurs comme des « pères fondateurs »
des sciences de la communication (Rogers, 1994). Il s’agit de Paul
Lazarsfeld, Kurt Lewin, Carl Hovland et Harold Lasswell, c’est-à-dire un
sociologue, deux psychosociologues et un politiste, mais chacun a
profondément marqué l’étude de la communication politique. Le premier
s’est particulièrement consacré à l’étude des moyens de communication
de masse et de leurs effets, notamment en situation électorale. Le
deuxième a centré son attention sur les problèmes de communication
dans les groupes. Le troisième s’est spécialisé de manière expérimentale
dans l’étude de la « nouvelle rhétorique » de la persuasion. Quant à H.D.
Lasswell, on lui doit, entre autres, l’impulsion des études de propagande
et des techniques d’analyse de contenu des messages. Mais il est plus
connu encore pour son approche de la communication comme somme de
facteurs : « Qui dit quoi ? à qui ? par quel canal ? et avec quels effets ? »,
qui n’est pas sans rappeler le titre d’un de ses ouvrages princeps :
Politics : Who Gets What, When and How ? (1936). On constate que les
préoccupations scientifiques de ces quatre chercheurs clés sont toutes en
intersection avec la communication politique. La communication
imprègne donc toute l’activité politique dans la mesure où presque tous
les comportements de ce type impliquent un recours à une forme
quelconque de communication. Mais une deuxième difficulté surgit, déjà
pointée par un précurseur comme R. Fagen (1966). Même lorsque cela
n’est pas particulièrement évident, on peut décrire de nombreux aspects
de la vie politique en termes de communication. Il s’agit alors d’une
utilisation métaphorique de la communication comme procédé d’analyse
du politique. Tout est en ce cas justiciable d’une approche de
communication : le système politique, l’activité gouvernementale, le
fonctionnement des partis politiques, les mouvements sociaux, les
groupes d’intérêt, etc.
La dimension symbolique
Dans une large mesure, l’activité politique repose sur l’utilisation du
langage. Qu’on veuille persuader ou convaincre, négocier ou intimider, le
recours au langage se présente comme une alternative à la violence
physique. Comme l’écrit J. Ellul, « la violence est toujours une incrédulité
dans la possibilité des mots ». Le Parlement n’est-il pas ce lieu
institutionnel où l’on parle pour traiter des affaires publiques ? La politique
est donc, certes, un univers de forces mais aussi un univers de signes qui
ont une efficacité sociale et pas seulement cognitive ou expressive. Le
langage et sa réalisation en discours permettent de trouver l’accord, le
compromis. Il a donc une vertu pacificatrice dans les relations sociales.
Mais le discours sert aussi le conflit, la stratégie, la manipulation, la
domination. Les signes sont donc aussi des armes, des ressources dans le
combat politique. Non seulement par la possibilité qu’ils offrent d’agresser
directement un adversaire, mais aussi parce qu’ils portent en eux des
représentations du monde, des perceptions de la réalité sociale et physique
comme l’hypothèse du relativisme linguistique des ethnologues l’a mis en
évidence. Un code linguistique est davantage qu’un stock de mots et un
répertoire de règles pour les assembler de façon acceptable. C’est également
un système de significations, une grille d’appréhension de soi, des autres et
de l’environnement. Sa mise en œuvre dans le discours entretient avec le
pouvoir un rapport que Michel Foucault dans son ouvrage « L’Ordre du
discours » décrit sans équivoque : « Le discours n’est pas simplement ce
qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce
par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer. » Tous les
groupes exercent sur leurs membres une police discursive qui assure
l’intégration sociale mais aussi qui exclut ceux qui ne respectent pas les
procédures par lesquelles « la production du discours est à la fois contrôlée,
sélectionnée, organisée et redistribuée ». Le langage ne peut être réputé
neutre pour une troisième raison que résume P. Bourdieu : « Il suffit de
recenser le nombre d’univers où le bon usage de la langue constitue le droit
d’entrée tacite pour apercevoir que le pouvoir sur la langue est sans doute
l’une des dimensions les plus importantes du pouvoir. » Il ajoute ailleurs
qu’« il est légitime de traiter les rapports sociaux – et les rapports de
domination eux-mêmes – comme des interactions symboliques, c’est-à-dire
comme des rapports de communication impliquant la connaissance et la
reconnaissance, on doit se garder d’oublier que les rapports de
communication par excellence que sont les échanges linguistiques sont
aussi des rapports de pouvoir symbolique où s’actualisent les rapports de
force entre les locuteurs ou leurs groupes respectifs » (2001). On note qu’il
est ici très proche des préoccupations d’Habermas concernant la
pragmatique universelle et la distribution socialement homogène des actes
de langage dans la société. En d’autres termes, les ressources linguistiques
sont inégalement distribuées dans la société et la maîtrise affichée d’un
code est un facteur de distinction. Les sociolinguistes comme B. Bernstein
(Langage et classes sociales, 1975) montrent le rapport entre la division de
la société et la division du langage. Les politistes comme D. Gaxie (Le cens
caché, 1978) insistent sur les handicaps culturels à la participation
politique. Les inégalités d’accès à la connaissance, et le langage en est une
condition, se prolongent ainsi dans les inégalités d’acquisition de la
compétence politique et donc de la performance politique, c’est-à-dire de la
chance d’exercer du pouvoir.
Pour produire le sens de leur expérience, les hommes se servent de
symboles. Symboliser c’est représenter le réel et établir un rapport de
signification entre des choses. Pour ce faire, l’être humain dispose du
langage mais aussi des rites, des mythes. La communication politique
comme les autres formes de communication humaine utilise les signes
qui sont disponibles dans les codes. Un code est un stock de signes et un
répertoire de règles pour les combiner de façon acceptable pour les
membres d’une communauté linguistique. Les signes, par exemple les
mots, sont sélectionnés dans le stock et agencés conformément aux règles
pour produire des énoncés ou des messages. Les travaux sur le langage
politique ont mis en évidence les possibilités stratégiques qu’il offre à ces
différents niveaux de fonctionnement. La stratégie des symboles suppose
des choix entre la description et la condensation pour reprendre la
distinction d’Edward Sapir. Les symboles condensés se caractérisent par
leur surcharge sémantique et leur pouvoir d’évocation, d’identification ou
de projection. Ainsi, parler de racisme ou de distance culturelle,
d’avortement ou d’interruption volontaire de grossesse, de
nationalisation ou d’extension du secteur public, de chômage ou de
main-d’œuvre disponible, de réfugiés ou de migrants n’est pas indifférent
quant au travail de la connotation. Ces mots s’opposent par leur charge
émotionnelle, comme le chaud au froid, dans une alternative, registre
ordinaire versus registre technocratique.
La stratégie d’énonciation permet aux locuteurs individuels ou
collectifs d’accomplir des actes de langage contrôlés, de prendre plus ou
moins en charge leurs énoncés (distance) et de les tendre vers l’auditoire
(tension) pour produire des messages d’implication, d’interpellation ou
d’association. Le didactique et le polémique sont deux options
rhétoriques actualisables dans le discours politique, de même que les
choix entre les contenus posés et présupposés. Les stratégies
argumentatives jouent sur toutes les opérations logico-discursives pour
construire des schématisations acceptables, c’est-à-dire des
représentations de l’objet du discours mais aussi des images des
interlocuteurs (Grize, 1982). L’utilisation stratégique des normes de
communication (normes situationnelles, discursives, conversationnelles)
révèle aussi la façon dont les interlocuteurs interprètent leurs rôles de
communication pour se qualifier et disqualifier leur adversaire.
Le langage et sa mise en discours sont souvent considérés comme le
« patron » de toutes les pratiques signifiantes. La sémiologie s’est
appliquée au domaine des images fixes (photos, affiches) ou animées
(cinéma, télévision) pour démonter leurs mécanismes et leur efficacité
symbolique. Les technologies de la communication ouvrent, à cet égard,
de nouvelles voies notamment avec la vidéo-culture. La musique, la
peinture, la littérature et toutes les formes d’expression artistiques
attestent que le « texte politique » peut prendre des formes multiples.
Hors de la « culture cultivée », le message politique peut être véhiculé
selon des modalités plus ou moins organisées par toutes sortes de
supports : chansons, slogans, banderoles, bannières, graffitis, tags,
gadgets, bandes dessinées… La force de l’humour populaire des histoires
et blagues en fait souvent un vecteur puissant des stéréotypes sociaux,
raciaux et nationaux, mais aussi un instrument non négligeable de
dérision des régimes politiques. La communication politique passe aussi
par les rites dont les anthropologues comme G. Balandier ont montré
l’universalité et les manifestations typiques comme les rites consensuels
et rites d’affrontements (Abélès, 1989). L’élection, qui assure une forme
de communication entre gouvernants et gouvernés, ne s’interprète-t-elle
pas comme un acte rituel de participation (Bon, 1991) ?
L’étude des pratiques de communication rapportées aux positions de
pouvoir nous donnera l’occasion de revenir largement sur la pragmatique
de la communication politique. Mais d’ores et déjà, on peut mentionner
quelques types de discours politiques qui ont été étudiés et dont les
propriétés ont été mises en évidence. Ainsi, par exemple, l’opposition
entre le discours-bilan et le discours-appel dans les allocutions télévisées
du général de Gaulle (Cotteret et al., 1979). Autre distinction classique,
celle qui oppose le discours didactique et le discours polémique. Le
premier cale le discours politique sur le registre de l’évidence et de la
naturalisation comme dans un énoncé scolaire du type « la terre est
ronde ». Le second, au contraire, se caractérise par les nombreuses
marques énonciatives de présence du locuteur dans son discours qui
expriment la prise de position et donc la possibilité de la controverse ou
de l’affrontement. On a pu ainsi opposer la rhétorique de L. Blum et celle
de M. Thorez. Grâce à l’utilisation du système pronominal d’un discours
de débat électoral, nous avons aussi montré qu’on peut identifier des
discours d’interpellation où le « vous » est central pour divers usages, des
discours d’association où le « nous » prend sa place et des discours
d’implication où le « je » règne en maître3. Enfin, lors des campagnes
électorales, le discours de confirmation réaffirme une identité partisane
alors que le discours d’agrégation vise à mobiliser des indécis autour de
soutiens assurés par le noyau des électeurs acquis.
La dimension pragmatique
La pragmatique désigne l’étude des pratiques de communication effectives.
Par extension de la sémiologie, ou théorie des signes, qui fait l’étude de la
relation entre les signes et leurs usagers, la pragmatique concerne davantage
« la relation qui unit émetteur et récepteur en tant qu’elle est médiatisée par
la communication » (Watzlawick et al. 1972). Il est ici suggéré que la
communication politique est utilisée pour interagir selon des modalités
variables telles que, entre autres, persuader, convaincre, séduire, informer,
commander, négocier, inviter à. Ce n’est pas le contenu du message ni la
structure d’un système de communication qui sont ici en cause, mais bien la
forme de la relation sociale qui s’établit à l’occasion de la communication.
La mise en œuvre de la communication peut être conçue à travers une
représentation du politique défini comme un espace social de tension entre
la coopération et le conflit. Lorsqu’elle travaille à la coopération des
partenaires, la communication politique est une discussion orientée par le
souci d’intercompréhension. Ainsi, la délibération est-elle l’examen
collectif en vue d’une décision. Lorsqu’elle est finalisée par la volonté de
domination des protagonistes, elle prend le visage de l’injonction ou de la
manipulation. Le sens commun admet volontiers que « plus on se parle,
mieux on se comprend ». Ce postulat n’est certainement pas étranger au
succès du discours médiaphilique et sert d’accompagnement à la diffusion
des innovations technologiques pour cristalliser une idéologie de la
communication (Neveu, Une société de communication ?, 1994). Sous ce
postulat se trouve néanmoins pointée la question du lien social et sa
dimension politique, c’est-à-dire ici l’aptitude à vivre ensemble, à coopérer
et à s’intégrer ou à s’opposer et se combattre. Un axiome de Watzlawick
désigne très directement le caractère politique inexorable de toute relation
sociale : « Tout échange de communication est symétrique ou
complémentaire, selon qu’il se fonde sur l’égalité ou la différence. » La
communication est donc politique dès qu’elle s’inscrit dans une tension
entre la coopération et le conflit. L’idée de coopération est sous-jacente à
l’étymologie du terme communication qui renvoie à la fois à une
transmission et une mise en commun, un partage des significations. Le
principe de coopération ou de l’intercompréhension est au cœur de la
théorie sociale moderne. Les théoriciens des actes de langage comme Grice
et les ethnométhodologues, par exemple, affirment l’existence d’un
« principe de coopération » comme condition de possibilité de la
conversation et des systèmes d’échange en général (débat, entretien,
cérémonie, rite, etc.). Quand on s’engage dans une conversation, on postule
le partage d’un certain nombre d’éléments comme le code, l’intérêt ou le
plaisir de l’interlocution, le respect d’un minimum de règles de
communication relatives à la quantité, la qualité, la pertinence de
l’information et à ses modalités d’expression. Ces règles concernent aussi le
déroulement de l’interaction comme l’alternance dans les tours de parole et
l’attention aux propos de l’interlocuteur.
La dimension structurelle
Les aspects structurels de la communication, enfin, concernent les voies par
lesquelles elle est acheminée. Il s’agit donc des canaux, réseaux et médias
qui permettent les flux de communication. En utilisant la métaphore
informatique, on pourrait avancer que les aspects pragmatiques de la
communication sont l’équivalent du logiciel, les aspects symboliques sont
les données culturelles spécifiques à une communauté particulière alors que
les aspects structurels désignent le matériel de traitement de l’information.
On distingue généralement pour la communication politique entre les
canaux institutionnels tels le Parlement ou l’administration, les canaux
organisationnels tels les partis politiques et les autres forces organisées, les
canaux médiatiques tels les organes d’information écrits et audiovisuels, et
les canaux interpersonnels que constituent les groupes sociaux et les
relations interindividuelles. Il convient ici d’être vigilant sur le concept de
réseau (dans le sens non informatique du terme) car sa signification change
selon son contexte d’utilisation.
Distinguons entre réseau social et réseau de communication. Le
premier se définit par opposition à un appareil comme une organisation
sociale non constituée, c’est-à-dire aux frontières floues, avec des acteurs
faiblement spécialisés dans des rôles et des connexions aléatoires
(Lemieux, 1999). Au contraire, le réseau de communication se définit
comme une infrastructure, c’est-à-dire un ensemble de possibilités
matérielles de communication, qui est différente de la structure de
communication conçue comme étant l’ensemble des communications
réellement échangées dans un groupe. Un réseau de communication
détermine donc l’éventail des possibilités matérielles mais pas forcément
la structure réelle de la communication. Comme le pointe G. Tremblay4,
à l’intérieur d’un réseau, trois facteurs déterminent l’établissement d’une
structure de communication : les ressources informationnelles
inégalement distribuées, l’intérêt de l’échange pour les partenaires et la
répartition du pouvoir en termes de contrôle de l’information
(accessibilité, capacité de stockage, de rétention, de manipulation et
capacité à utiliser l’information au moment opportun). Mais la
communication peut être acheminée par un réseau physique ou bien un
réseau social et donc une transmission strictement humaine, voire de
façon mixte sur les deux modes.
La nature du réseau peut influencer le résultat du processus car si le
réseau physique se caractérise davantage par l’infrastructure, par le signal
et sa circulation, par la mise en accès et par ce que Jacques Ellul appelait
« l’information structurelle » c’est-à-dire essentiellement univoque, le
réseau social de communication a pour substrat la relation sociale,
échange interpersonnel des symboles qui s’effectue dans une
pragmatique et se nourrit « d’information existentielle ». Alors que le
réseau physique est évalué pour sa fiabilité, le réseau social vaut pour la
confiance que ses membres se portent et les conséquences qui s’attachent
à ce sentiment. Considérons deux manifestations de la réticulation en
politique : la question de l’influence sociale et l’impact du capital social
sur la participation politique.
L’analyse de réseau permet, en effet, de reprendre à nouveaux frais la
vieille question de l’influence personnelle ou sociale dans la formation et
la transformation des préférences politiques qui était au cœur des
préoccupations de Lazarsfeld et Katz notamment dans les années 1950 et
1960. Leurs enquêtes, en particulier « The People’s Choice », avait
montré que la propagande électorale était inefficace du fait de
l’interposition protectrice des groupes sociaux entre sources et cibles de
la propagande. L’appartenance à des groupes sociaux conduisait
l’électeur à suivre les normes de ces groupes en quelque sorte
prescripteurs pour produire un vote reflet de sa position sociale.
L’influence des leaders d’opinion reconnus par ces groupes consistait à
décoder le message initial et à le recoder dans le langage du groupe en
assurant ainsi un relais de la communication dans un processus à deux
temps, le fameux « two-step flow of communication ». Le modèle
d’explication de cette analyse de l’influence socio-politique reposait sur
le principe de la cohésion sociale, où conformité et socialisation faisaient
qu’alter et ego partageant les mêmes propriétés sociales étaient censés
partager les mêmes valeurs. Le modèle de Michigan a remplacé ce type
d’explication du comportement électoral en mettant l’accent sur les
attitudes proprement politiques telles que l’identification partisane, puis
le modèle du choix rationnel a insisté sur l’utilité individuelle des acteurs
agissant sur le marché politique qu’il s’agisse des électeurs ou des
candidats. L’analyse de réseau permet aujourd’hui de reprendre à
nouveaux frais le problème des effets contextuels sur le vote hors du
modèle de la cohésion sociale. En effet, les acteurs ne sont plus
discriminés par leur Catness, mais par leur Netness, comme dirait
Harrison White. Ce n’est plus la catégorie d’appartenance sociale qui les
spécifie et les détermine mais le fait qu’ils occupent une position
particulière, identique ou différente, dans une structure de relations dont
l’examen relève précisément de l’analyse structurale de réseau. Dès lors,
le principe de cohésion sociale s’efface au profit du principe de
l’équivalence structurale. Ce ne sont plus les relations réciproques d’alter
et d’ego qui conditionnent leur conduite mais leur profil relationnel
équivalent ou non.
L’analyse du capital social et de son influence sur la participation
politique représente une deuxième application de la notion de réseau en
politique. C’est là un domaine immense où les particularités
interprétatives sont nombreuses sur le lien entre réseau social et capital
social. L’attestent quelques définitions provenant d’auteurs consacrés et
représentatifs de paradigmes contrastés. James Coleman5, qui est à
l’origine de la relance du concept de capital social en s’appuyant sur
Granovetter dans les années 1980, estime qu’il existe trois types de
capital : physique, humain et social. Le capital social est caractérisé par
trois éléments constitutifs : les obligations et attentes qui forgent la
confiance, la capacité de la structure sociale à générer des flux
d’information et les normes. Selon Robert Putnam6, le capital social
concerne trois aspects de la vie sociale qui facilitent l’action collective :
les réseaux, les normes et la confiance. Pour P. Bourdieu (1980), le
capital social est « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui
sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins
institutionnalisées, d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance : ou en
d’autres termes, l’appartenance à un groupe ». Quant à R. Ingelhart
(1997), il assimile le capital social à « une culture de la confiance et de la
tolérance dans laquelle des réseaux extensifs d’associations volontaires
émergent ». La notion de réseau constitue donc un facteur commun à ces
définitions par ailleurs assez divergentes.
Putnam en fait l’utilisation la plus directement proche de l’analyse
macro-politique. Pour lui, il existe un lien entre le développement du
capital social que traduit l’intensité de la vie dans la société civile et les
performances institutionnelles garantes de l’efficacité démocratique.
L’érosion du capital social aux États-Unis constituerait par conséquent
une menace pour le système politique tout entier (Putnam, 2000).
Huckfeldt et Sprague (1995) ont mené des travaux micro-politiques aux
États-Unis qui montrent, entre autres, que le capital social représente un
facteur de participation politique autonome, et dont les effets sont
spécifiques par rapport au capital humain. Le capital social produit des
relations sociales d’interdépendance et d’interaction à travers les réseaux
sociaux et trois dimensions sont reconnues comme efficientes : la taille
du réseau, la fréquence des interactions et le degré de compétence
politique des participants pèsent sur l’engagement politique de ces
derniers.
L’analyse de réseau renouvelle l’analyse des voies de l’influence
sociale et politique par la brèche de « l’équivalence structurale », et met
en évidence l’effectivité du capital social. Certes, la littérature concernant
le capital social a également développé un versant critique et Putnam a
suscité une réaction, toutes choses égales par ailleurs, comparable à celle
qu’a connue Habermas. Espace public et capital social n’en restent pas
moins des concepts qui ont fait progresser la réflexion sur les aspects
macro-structurels de la vie démocratique et ses aspects microstructurels
comme la réalité et l’intensité de la participation et de l’engagement.
Suffisamment de manifestations du réseau dans la société industrielle
avancée ont une pertinence pour ne pas renoncer à ce concept au motif
que le processus d’érosion dont il devrait témoigner ne se produit pas de
façon universelle (Hamidi et al., 2003). Les réseaux de mobilisation, les
réseaux de politiques publiques, les réseaux de clientélisme, les réseaux
civiques, les réseaux associatifs ou partisans constituent autant de formes
d’activité politique fondée sur le réticulaire non physique mais social et
témoignent de son ubiquité7.
Par exemple, les sociologues de l’action publique ont depuis une
dizaine d’années opéré un recours spectaculaire à la notion de réseau.
Cette référence est considérée comme une alternative aux modèles
pluraliste et néo-corporatiste et comme un outil descriptif d’un État
fragmenté entre hiérarchie et marché (Le Galès, et al., 1995). La
méthodologie sous-jacente n’a pas grand-chose à voir avec l’analyse
structurale précédemment évoquée, mais l’emprunt a une portée
heuristique certaine puisqu’il permet de forger une définition et de
construire une typologie. Ainsi, pour Le Galès et ses collègues, « Dans
un environnement complexe, les réseaux sont le résultat de la coopération
plus ou moins stable, non hiérarchique, entre des organisations qui se
connaissent et se reconnaissent, négocient, échangent des ressources et
peuvent partager des normes et des intérêts ». À côté des communautés
de politique publique, on trouve donc des réseaux professionnels, des
réseaux intergouvernementaux, des réseaux producteurs, des réseaux
d’idées ou thématiques auxquels on pourrait associer, pour leur proximité
d’inspiration réticulaire, les communautés épistémiques de Peter Haas et
les coalitions de cause de Paul Sabatier. Ce qui fait écrire à Pierre
Lascoumes (1996) que « l’ordinaire de l’action publique est en grande
partie une lutte sourde et continue des réseaux en place pour leur
repositionnement face aux enjeux sociaux. »
Soulignons que les trois dimensions de la communication que nous
venons d’évoquer (pragmatique, symbolique et structurelle) ne doivent
pas être considérées comme exclusives l’une de l’autre mais qu’elles se
révèlent plus ou moins pertinentes selon les objets de recherche. Au total,
la communication politique, c’est donc d’abord et avant tout de la
politique. Nous la définissons comme l’ensemble des efforts s’appuyant
sur des ressources structurelles, symboliques et pragmatiques pour
mobiliser des soutiens et faire prévaloir une définition de la situation qui
est censée contribuer au règlement d’un problème collectif et/ou bien
rendre efficaces les préférences de l’acteur, c’est-à-dire son pouvoir. Il
s’agit donc de tous les efforts de communication accomplis par ceux qui
cherchent à faire adhérer à leur vision du monde, soit en l’imposant par la
propagande, soit en la rendant acceptable par la discussion (négociation,
délibération, etc.).
L’approche comportementaliste
En 1948, Lasswell énonce sa question « Qui dit quoi, à qui, par quel canal
et avec quels effets ? » pour décrire une action de communication. La
logique est celle de « la théorie mathématique de la communication »
proposée en 1949 par Shannon et Weaver. La communication, d’abord, est
conçue comme une somme de facteurs : l’émetteur, le message, le
récepteur, le code, le canal et la situation. Elle est, ensuite, conçue comme
un processus linéaire qui est la transmission de l’information contenue dans
le message depuis l’émetteur vers le récepteur. Elle est, enfin, caractérisée
par son effet sur le destinataire. À partir de cette conception, c’est sur le
mode empirique que la recherche, principalement américaine, s’est
développée pour constituer un domaine scientifique en voie d’émergence
qui prend appui sur quatre problématiques principales d’après le bilan qu’en
dresse en 1977 D. Nimmo8 : la propagande, les études électorales, les effets
de la communication de masse ainsi que les relations entre la presse,
l’opinion et les autorités publiques. On voit à quel point, dans la perspective
comportementaliste, la question des effets de la communication est centrale.
Les études de propagande jouent un rôle fondamental dans les débuts
de la recherche en communication politique, rôle que l’on a tendance
aujourd’hui à oublier. La propagande peut être considérée comme une
modalité de la communication persuasive qui, en général, n’implique pas
de dialogue entre la source et la cible et vise à conformer les
représentations, attitudes et conduites des propagandés aux préférences
des propagandistes. Même si la pratique en est bien antérieure, le
développement d’expériences massives de propagande au début du
e
XX siècle, avec la Première Guerre mondiale et la révolution bolchévique
de 1917, attire l’attention des chercheurs et constitue l’une des origines
des études modernes sur la communication politique. Dès 1927, Lasswell
publie un ouvrage sur les techniques de propagande pendant la Première
Guerre mondiale. Il la définit comme le management des attitudes
collectives par la manipulation des symboles, un point de vue assez
proche de certaines définitions actuelles de la communication politique.
Dans les années 1930 a été créé aux États-Unis l’Institute for
Propaganda Analysis qui a mis en évidence des procédés classiques qui
gardent, semble-t-il, un caractère opérationnel dans les pratiques de
désinformation : « name calling, glittering generalities, transfer,
testimonial, plain folks appeals, card stacking, band wagon appeals ». En
1946, Lasswell publie avec Casey « Propaganda, Communication and
Public Opinion » et il porte une attention croissante au rôle des symboles
en politique puisqu’il a monté avec Lerner et de Sola Pool tout un projet
de recherche centré sur ce thème, le Radir Project (The Comparative
Study of Symbols, 1952). Ceci l’a conduit aussi à étudier de façon
empirique le rôle du langage en politique (Language of Politics : Studies
in Quantitative Semantics, 1949) et à analyser la presse d’élite (The
Prestige Papers, 1952). Dans le même temps, les psychosociologues de
Yale travaillent sous la direction de Carl Hovland sur les mécanismes de
la persuasion et la composition des messages impressifs. L’autre domaine
majeur où s’actualise la conception behavioriste de la communication
centrée sur la notion de transmission et sur la problématique des effets est
incontestablement la recherche électorale.
C’est à partir de 1940 que Lazarsfeld et ses collègues du Bureau of
Applied Social Research de Columbia donnent leur essor aux enquêtes
systématiques sur l’influence de la communication durant les campagnes
électorales. Dans les années 1950 et 1960 se multiplient les études sur les
effets de la communication de masse au moment où celle-ci se généralise.
Les sociologues tendent à considérer que les médias ont des effets limités
sur leurs publics tandis que les psychosociologues recherchent les
mécanismes effecteurs de l’influence et du changement d’attitude. Pour
résumer les principales étapes de l’étude des effets de la communication
électorale, trois générations de modèles peuvent être distinguées. Dès
l’origine des études de communication politique, est mis en œuvre le
schéma stimulus-réponse d’abord appliqué à la propagande puis aux
campagnes électorales. Ce schéma linéaire est associé à l’hypothèse des
effets directs sur une cible rendue possible par la croyance dans
l’uniformité des réactions humaines. Le modèle de l’être humain est
fondé sur sa nature réputée irrationnelle et dominée par les instincts.
C’est parce que les êtres humains sont essentiellement irrationnels qu’ils
vont tous réagir de façon uniforme aux messages de propagande qu’on
leur administre. Or, à partir des années 1940, les résultats empiriques
infirment cette hypothèse en montrant que les individus réagissent
différemment à la communication électorale selon leurs caractéristiques
sociales (modèle de Columbia) ou leurs attitudes politiques (paradigme
de Michigan). Ces facteurs à long terme font obstacle aux effets directs
de la communication électorale qu’ils filtrent, n’autorisant que des effets
limités. Il n’en demeure pas moins que l’électeur est encore conçu en
situation passive de destinataire qui n’émet en retour qu’un vote reflet de
sa position sociale (Columbia) ou un vote réflexe commandé par son
identification partisane (Michigan).
Ce bloc de représentations est ébranlé par le modèle de l’audience
active de R. Bauer9. La diversité des usages des médias et des
motivations qui les commandent atteste la sélectivité et donc l’activité
dans les choix opérés par le public à l’égard de la communication
politique. Dans le même temps, se renforce l’idée que l’électeur peut se
déterminer à plus court terme non plus mécaniquement à partir de sa
position sociale ou de ses prédispositions politiques, mais en fonction de
sa perception de la situation politique et de l’offre électorale. La
recherche empirique des années 1970 est encore dominée par le modèle
factoriel de Lasswell avec son schéma linéaire et son obsession des
effets. On l’observe bien à la façon dont sont découpés et regroupés les
problèmes. Le domaine de la communication politique concerne alors les
problèmes posés par les communicateurs, les langages politiques et la
persuasion, les canaux, les types de public et leur comportement ainsi que
les effets de la communication. Exemplaire de cette approche est
l’ouvrage de L.L. Kaid (2004), Handbook of Political Communication
Research, dont les principaux chapitres concernent les théories, les
messages politiques, la couverture informationnelle, l’opinion publique,
la recherche internationale et l’internet.
L’approche structuro-fonctionnaliste
Cette approche modifie la définition de la communication politique en
l’inscrivant dans le contexte de la société comme ensemble de systèmes en
relations. La communication politique consiste alors en l’ensemble des
processus interactifs entre les éléments d’un système politique et entre ce
système et son environnement. Qu’il s’agisse de l’analyse cybernétique de
Deutsch en 1963, de l’analyse fonctionnaliste d’Almond et Coleman en
1960 ou de l’analyse systémique d’Easton en 1965, la logique d’ensemble
est identique. Système, échange, équilibre sont ici les concepts clés. Ils
remplacent les facteurs, la transmission et l’effet qui avaient ce statut dans
l’approche comportementale originelle. Les différents systèmes qui
composent la société (systèmes politique, économique, culturel, etc.)
s’échangent des informations. On est dans une logique de circulation de
l’information à travers des flux qui assurent l’adaptation de chaque système
à son environnement. Les définitions qui en résultent situent le politique
comme secondaire. La communication politique est pour R. Fagen une
« activité de communication qui est politique en raison de ses
conséquences, actuelles ou potentielles, sur le fonctionnement du système
politique » (1966). Pour Deutsch, la communication n’a pas d’existence
propre et c’est toute la politique qu’il faut analyser en termes de
communication car « diriger est avant tout une affaire de communication ».
On est alors en présence d’une utilisation métaphorique de la
communication qui sert de modèle pour décrire les phénomènes politiques.
Des flux d’information sont filtrés par des écrans pour aboutir à des
décisions. L’efficacité du système est conditionnée par quatre facteurs : le
poids de l’information, le temps de latence nécessaire au système pour
réagir, le gain réalisé par chaque opération corrective et le déplacement de
la cible de communication. Pour Almond, la communication est l’élément
dynamique du système politique dont dépendent les autres processus tels
que la socialisation, le recrutement, la participation. C’est la communication
qui permet l’effectivité des autres fonctions de conversion du système
comme l’articulation et l’agrégation des intérêts. Chez Easton, enfin, la
communication n’est pas présentée comme un concept central mais tout son
modèle repose sur la même logique d’échange d’informations entre le
système et son environnement. Les demandes et les soutiens qui entrent
dans le système politique sont transformés en décisions et reviennent agir
sur l’environnement par le mécanisme du feedback. On a vu que l’approche
structuro-fonctionnaliste est inspirée par une conception holiste du
politique. Ceci n’a pas empêché des analyses appliquées à des systèmes de
taille plus restreinte que la société globale. L’illustrent l’analyse du
gouvernement comme réseau, du lobbying comme processus de
communication et l’analyse des partis politiques comme systèmes et agents
de communication. La question du développement politique a suscité une
quantité importante de travaux recourant au concept de communication
(Badie)10 compris en termes empiriques ou fonctionnalistes. Elle a donné
lieu à des recherches sur les relations entre les institutions et les organes de
communication, le développement des réseaux et le rôle des médias comme
agents du changement social. La communication y est présentée comme une
variable explicative du niveau de participation politique au même titre que
l’éducation ou l’urbanisation. Pour Pye, entre autres, elle est un facteur de
développement politique. C’est aussi l’analyse de Galnoor (1982) qui, en
disciple de Deutsch, définit le développement politique comme la
« construction de l’infrastructure de communication permettant d’atteindre
chaque membre de la société. » Le développement est démocratique quand
il « renforce l’influence des membres sur le pilotage du système politique
par inclusion et participation dans le réseau de communication. »
L’approche interactionniste
L’approche interactionniste de la communication politique s’impose dès
qu’on admet que la communication est une forme d’interaction. Elle
présente deux courants qui se distinguent notamment par le statut inverse
qu’ils accordent à la dimension symbolique et à la dimension pragmatique
de la communication. Pour l’interactionnisme stratégique, la
communication n’est pas limitée à l’utilisation de signes codés puisque tout
comportement est communication. La dramaturgie de Goffman est à un
point de jonction entre les formes stratégique et symbolique de
l’interactionnisme qui s’applique aux situations de face à face et plus
généralement aux rencontres sociales.
Contrairement à l’approche systémique, l’approche stratégique revient
au point de vue d’un acteur qui doit affronter des adversaires et prendre
des décisions marquées par l’interdépendance. De par sa nature
instrumentale, la communication politique se présente comme une action
stratégique. Au-delà des signes, messages et codes qu’elle utilise et qui
constituent sa dimension symbolique, au-delà des canaux et réseaux qui
révèlent sa dimension structurelle, il faut considérer sa dimension
pragmatique qui est déterminante. Lemieux11 préconise une praxéologie
de la communication pour caractériser l’utilisation des messages et des
échanges qui est commandée par les préférences de l’émetteur et la
stratégie qu’il suit. Autrement dit, le pouvoir, défini comme la capacité
de rendre ses préférences efficaces, utilise les symboles, messages et
codes, les canaux et réseaux comme des ressources. La communication
politique est une structure de jeu qui régit un ensemble de moyens de
pouvoir que sont les biens, les insignes, les droits, les soutiens et les
connaissances. Elle peut donc être vue comme « un jeu de relations de
pouvoir dont les ressources et les enjeux sont des moyens matériels,
symboliques, informationnels, juridiques ou encore humains ». Cette
approche inscrit l’analyse de la communication politique dans la
perspective de l’interaction stratégique. Une telle interaction est
caractérisée par la « séquence estimation par les protagonistes de leur
situation, décision (choix d’une ligne d’action), mise en œuvre de cette
ligne d’action puis rétribution (résultat) » (Dobry12).
À l’évidence, les campagnes électorales sont des situations
exemplaires d’interdépendance stratégique. La conception, la mise en
œuvre et la correction des stratégies de communication jouent sur de
multiples ressources : discours, information, publicité, rumeurs, avec
lesquelles les candidats essayent de jouer des coups directs ou indirects à
un rythme accéléré par le jeu propre des médias. Les protagonistes
interprètent toute initiative, geste et parole pour s’informer des
agissements de l’adversaire, anticiper ses coups et évoluer en maximisant
ou optimisant ses chances de succès dans une situation en perpétuelle
construction. Le jeu se tend ou se relâche selon que les coups portent
directement ou bien sont médiatisés par des agences d’exécution. Les
situations de crise et de scandale constituent également des conjonctures
où l’observation des stratégies de communication présente un intérêt
particulier.
Face au courant de l’interactionnisme stratégique, l’interactionnisme
symbolique, qui s’inspire de G.H. Mead (Mind, Self and Society, 1934),
est l’étude des relations entre le soi et la société, considérées comme un
processus de communication symbolique entre les acteurs sociaux. Il
tend à concevoir la société comme émergeant de l’infinité des
transactions sociales. L’interaction symbolique est « l’activité dans
laquelle les êtres humains interprètent leurs comportements réciproques
et agissent sur la base des significations conférées par cette
interprétation » (Blumer, 1969). De Goodman (Ways of Wordmaking,
1978) à Bourdieu (1987) la « genèse sociale des schèmes de perception,
de pensée et d’action » est un élément important du constructivisme. En
communication politique, Edelman (1988) illustre l’émergence de cette
approche (Swanson, 1981). Cette perspective déplace l’accent mis par la
recherche sur les processus d’interprétation et d’une manière plus
générale sur « la construction sociale de la réalité » pour reprendre le
titre de l’ouvrage de sociologie de la connaissance donné par Berger et
Luckmann (1966).
Cette approche est au confluent de différentes sources d’inspiration et
de recherche. Toute la tradition des études sur les effets montre que
l’individu socialement situé ou isolé est actif dans le processus de
communication notamment dans son travail d’attribution du sens au
message politique. La recherche d’inspiration cognitiviste, par ailleurs,
s’efforce de mettre en lumière les schèmes mobilisés par l’individu dans
son traitement de l’information. La construction de la réalité politique,
avec ses mécanismes de réification et d’institutionnalisation du sens,
s’effectue par la communication. Sous toutes ses formes, (information,
argumentation, narration, illustration, etc.) s’élaborent et se diffusent les
typifications (Schütz), les définitions de la situation (Thomas),
l’étiquetage (Becker) qui vont orienter les schèmes de perception
politique. Les principaux courants qui placent la communication
politique dans un cadre interprétatif sont donc l’interactionnisme
symbolique, l’ethnométhodologie, le dramatisme et le narrativisme
(Swanson, Nimmo, 1990). Alors que l’interactionnisme symbolique voit
l’attribution du sens comme le résultat des transactions sociales, le
symbolisme ou dramatisme y voit davantage la mobilisation de structures
de signification profondes d’origine culturelle comme les mythes. Au-
delà du dramatisme de Burke et Goffman, la théorie de la convergence
symbolique de Bormann (1985), par exemple, s’attache à comprendre
comment des représentations fantasmatiques collectives se dégagent, se
solidifient et s’imposent. Le « storytelling », entendu comme stratégie de
communication fondée sur la puissance du récit, est fortement influencé
par cette conception. L’analyse de la communication politique en termes
de récit à laquelle incite le narrativisme semble d’ailleurs prometteuse
bien que peu pratiquée. Elle permet de confronter les « histoires » que
racontent les acteurs politiques pour forger ou consolider des identités
collectives y compris la leur à travers leur présentation d’eux-mêmes.
Elle permet aussi d’observer le travail des médias d’information dans
leur « mise en intrigue » (P. Ricœur) de la vie politique quotidienne et de
faire des hypothèses sur les effets de récit dont J.-P. Faye a montré la
puissance dans les Langages Totalitaires.
L’étude des stratégies de communication montre, au total, que se
rejoignent dans le domaine politique les mécanismes symboliques et
stratégiques de l’interaction dans les « manipulations de l’impression
politique » (Hall, 1972) : « Conquiert le pouvoir, le contrôle des autres,
celui qui arrive à faire accepter par autrui ses vues et perspectives. Il y
arrive en contrôlant, en influençant et en soutenant sa propre définition
de la situation, puisque faire partager sa propre réalité par autrui, c’est le
conduire à agir dans le sens que l’on prescrit ». Les deux méthodes
principales de manipulation de l’impression relèvent de la
communication politique. Le contrôle du flux d’information par des
procédures telles que la rétention, le secret, la routinisation, le débit, etc.,
règle la nature et le rythme de la communication. La mobilisation
symbolique des soutiens concerne les pratiques publiques de persuasion
par des spectacles. Plus précisément, c’est l’emploi de symboles verbaux
et non verbaux dans le spectacle pour renforcer ou maintenir la position
politique des acteurs.
L’approche dialogique
Cette dernière approche présente ce point commun avec la précédente
qu’elle est centrée sur une conception intersubjective de la communication
(interactionnisme symbolique) et une conception praxéologique de la
communication (interactionnisme stratégique). Le modèle dialogique repose
sur l’idée que la légitimité réside dans le consensus obtenu par discussion.
Louis Quéré en résume bien le contenu en décrivant l’espace public
« comme un espace de discussion, c’est-à-dire un lieu de formation des
consensus sur des questions pratiques ou politiques, par une confrontation
publique d’arguments »13. Ce modèle prolonge une tradition philosophique
qui remonte à Aristote et qu’on a caractérisée plus haut par la
consubstantialité du politique et du communicationnel. C’est par le discours
que les hommes peuvent établir des points communs entre des opinions
contradictoires et délibèrent c’est-à-dire qu’ils parviennent à une décision
grâce à une discussion argumentée. L’espace public résulte de
l’interlocution des citoyens qui accomplissent leur liberté dans la
participation aux affaires publiques. Dans « Droit et démocratie », qui date
de 1992 dans sa version originale, Habermas oppose l’espace public
successivement à une institution, à une organisation et à un système. Pour
signifier qu’il « échappe aux concepts traditionnels de l’ordre social », il
affirme que « L’espace public se décrit le mieux comme un réseau
permettant de communiquer des contenus et des prises de position, et donc
des opinions ». Après qu’Hannah Arendt (Condition de l’homme moderne)
a dénoncé le dépérissement de l’espace public, J. Habermas (1962) se livre
à une reconstruction historique du principe de publicité sous ses formes
hellénique, féodale, bourgeoise et sa désintégration dans la technicisation de
l’activité politique. « S’assurer l’assentiment plébiscitaire d’un public
vassalisé », c’est l’objectif de la publicité manipulée qui dévoie la
communication en spectacle. Or, toujours selon Habermas, « La libération
de la communication c’est la discussion publique sans entraves et exempte
de domination ». Le retentissement considérable de cet ouvrage, malgré sa
traduction tardive tant en français qu’en anglais, n’a pas toutefois empêché
toutes réflexions critiques (Neveu, 1995) ni les redéploiements du concept
(François et al. 1999).
Effectuant ce que certains ont nommé son « tournant linguistique »,
Habermas (1981) est amené à développer une théorie de la compétence
communicationnelle présentée comme une pragmatique universelle. Sont
selon lui à distinguer deux types d’actions sociales : celles qui sont
orientées vers l’intercompréhension (l’agir communicationnel) et celles
qui sont orientées vers le succès (l’agir stratégique). L’agir stratégique est
mis en œuvre de façon ouverte ou dissimulé. Dans ce cas, il s’agit soit
d’une manipulation définie comme illusion consciemment engendrée,
soit d’une communication systématiquement déformée où l’illusion est
inconsciemment produite. Dans l’agir communicationnel, au contraire,
« les participants ne sont pas primordialement orientés vers le succès
propre ; ils poursuivent leurs objectifs individuels avec la condition qu’ils
puissent accorder mutuellement leurs plans d’action sur le fondement de
définitions communes des situations ». L’intercompréhension présuppose
des universaux constitutifs du dialogue qui sont la prétention à
l’intelligibilité, la prétention à la vérité, la prétention à la sincérité et la
prétention au respect des normes de la situation de communication. Le
consensus vrai est rendu possible par le respect de cette pragmatique
universelle qui correspond à une situation de communication idéale.
Idéale, la situation l’est aussi par son caractère de dialogue symétrique,
c’est-à-dire que chaque interlocuteur a la même chance de produire des
actes de paroles conformes à ces universaux. Cette situation de
communication est donc exempte de domination et permet de penser les
conditions d’exercice public de la raison dans une démocratie où seule
triomphe la « force du meilleur argument ». Mueller (1973) a appliqué de
façon convaincante à l’analyse comparée cette conception de la
communication politique définie comme « discussion des problèmes,
enjeux et idées d’intérêt public ». Dans cette logique, il s’est penché sur
les formes historiques prises par la distorsion de la communication
conceptualisée par Habermas et qui consiste en entraves à la discussion
politique. Le langage y est analysé comme un facteur décisif du contrôle
social et de la légitimation qui s’actualise sous trois types : la
communication dirigée qui est plus spécifique des régimes totalitaires, la
communication empêchée qui correspond aux situations d’inégale
distribution des ressources de communication, et la communication
publique qui est détournée lorsque les élites la mettent au service du
maintien de la structure du pouvoir et la réduisent à une fonction de
maintenance symbolique du système comme M. Edelman la décrit aussi
lorsqu’il traite de la réassurance symbolique.
On constate au terme de cette confrontation des principaux modèles
théoriques disponibles que le clivage le plus fort réside dans l’opposition
des modèles comportementaliste et structuro-fonctionnaliste d’une part
constructiviste et dialogique d’autre part. Les premiers travaillent à partir
d’une conception de la communication vue avant tout comme
transmission et circulation d’informations. Les seconds font droit à la
signification et sa construction conjointe dans l’interaction sociale pour
faire émerger un monde commun positif ou normatif.
Le marketing politique
Le marketing politique constitue une technique de rationalisation des
prétendants au pouvoir et, comme les sondages d’opinion, il se réclame
d’une démarche scientifique dans l’élaboration des stratégies d’influence. Il
consiste en l’application des techniques de marketing par les organisations
politiques et les pouvoirs publics pour susciter le soutien concentré ou
diffus de groupes sociaux ciblés. Il est fondé sur le postulat que les
comportements des consommateurs et les comportements des citoyens sont
justiciables d’analyses voisines. La logique du marketing est marquée par
une représentation de la société comme somme de segments dont il est utile
de connaître les traits distinctifs (socio-démographiques, culturels,
politiques, etc.) pour apprécier leurs demandes. L’applicabilité du
marketing à la politique est principalement passée par le marketing électoral
et constitue sa forme la plus avancée. Il s’agit d’assister l’offre électorale
dans ses efforts de conformation de la demande politique ou d’ajustement à
la demande. Les deux procédés fondamentaux sur lesquels peut, en effet,
jouer le marketing consistent à « vendre » un produit en persuadant la cible
de ses qualités ou à changer le produit pour l’adapter aux attentes du
groupe-cible. On reconnaît en général trois niveaux dans cette démarche
comme le fait G. Mauser (1983). L’analyse de la situation politique indique
l’état des forces en compétition, leurs ressources et leurs faiblesses
respectives, c’est-à-dire une évaluation des entreprises sur le marché en
termes électoraux, organisationnels et symboliques. Elle permet de définir
ensuite une stratégie de campagne, notamment dominée par le choix d’un
positionnement et d’une communication stratégiques. La conduite de la
campagne, enfin, pose des problèmes de mise en place et de fonctionnement
de l’organisation, de collecte des fonds et de gestion de l’agenda du
candidat et des opérations de communication. Cette représentation est
affinée par Kotler (1999) lui-même, autorité reconnue du marketing
commercial. Cartographiant le marketing du candidat, Kotler distingue dans
la première étape de Mauser premièrement la recherche sur les paramètres
de l’environnement (état de l’économie, humeur de l’électorat,
préoccupations centrales de l’électorat, sociographie de l’électorat, forme
des organisations partisanes, disposition au changement ou au
renouvellement des sortants, niveau de participation). Deuxièmement, il
suggère de procéder aux analyses consacrées à l’évaluation interne et
externe des forces : le candidat est sortant ou challenger ; opportunités pour
les enjeux de campagne ; atouts et faiblesses comparées des candidats et de
leurs organisations de campagne. Ensuite vient le temps du marketing
stratégique avec ses trois composantes caractéristiques : la segmentation des
électeurs (selon différentes variables sociodémographiques et politiques
traditionnelles), le ciblage (c’est-à-dire le choix des segments stratégiques)
et le positionnement (essentiellement l’image du candidat par opposition à
celle son concurrent). La quatrième phase est constituée par la
détermination des buts et la stratégie de campagne où le positionnement est
précisé en termes de style et d’attributs personnels à souligner dans la
construction de l’image, en termes de formation et de qualifications. Sont
alors choisis les messages définissant la « philosophie » politique du
candidat ainsi que les enjeux et solutions préconisées. La communication, la
distribution et le plan d’organisation constituent la cinquième phase. Il
s’agit alors de fixer le « campaign mix » qui répartira les efforts entre la
« vente au détail » et la « vente en gros » pour paraphraser le marketing
commercial : c’est la gestion des déplacements, la publicité, le choix des
médias, des messages, des formats, mais aussi des soutiens. L’organisation
concerne tous les acteurs impliqués dans la campagne : depuis les
collecteurs de fonds jusqu’aux volontaires et militants en passant par les
sondeurs, les spécialistes des médias et de la publicité, les membres des
partis et des groupes d’intérêts associés. La phase ultime consiste à
atteindre les objectifs fixés s’agissant des « marchés du candidat » c’est-à-
dire ceux qui vont contribuer financièrement, les électeurs et tous ceux qui
peuvent devenir des prosélytes. Comme on le voit à l’issue de ce tableau du
marketing politique du candidat, parler de rationalisation des pratiques n’est
pas une expression illusoire, au moins dans la théorie. C’est bien ce que
montre Th. Vedel (2007) dans son analyse des stratégies des candidats à
l’élection présidentielle en France.
Les méthodes du marketing politique font donc appel à la sociologie
électorale, aux sondages d’intention de vote et d’opinion, aux entretiens
qualitatifs individuels ou de groupe. En effet, « les conseils en
communication politique mesurent l’opinion publique, fabriquent les
messages publicitaires, ciblent les électeurs potentiels, lèvent les fonds,
écrivent les blogs et maintiennent les sites web, s’occupent de
l’“opposition research” » à en croire D. Johnson (2009). Les analyses
statistiques de données de type descriptif comme les analyses factorielles
et typologiques, l’analyse des similarités et préférences et aussi de type
explicatif comme la segmentation ou l’analyse conjointe (« trade-off »)
sont souvent combinées avec des modèles de simulation pour assister la
décision stratégique. Les sondages électoraux sont ici un outil privilégié
d’analyse des intentions de vote (Marc et al., 2007). Ils rendent, en effet,
possible l’identification des cibles stratégiques. Les analyses statistiques
multidimensionnelles servent à connaître les perceptions et préférences
des citoyens et les modèles mathématiques contribuent à identifier et
évaluer les opportunités stratégiques qui permettent aux concurrents de se
positionner sur le marché électoral.
Le positionnement du candidat est, selon Lindon (1988), un sous-
ensemble de son image, composé de traits saillants et distinctifs qui
permettent de le situer par rapport à ses concurrents Cette
« représentation simplifiée » peut être stratégiquement maîtrisée par le
candidat s’il tient compte des besoins et attentes des électeurs lorsqu’il
articule ses orientations politiques et les qualités personnelles privilégiées
dans sa communication de campagne. La combinaison efficace doit
associer simplicité, attrait, crédibilité et originalité. Il nous paraît plus
juste de requalifier ces exigences pour mieux les préciser. Le
positionnement doit premièrement être lisible, c’est-à-dire à la fois
perceptible dans le brouhaha de la campagne et intelligible pour les
citoyens. Il doit, deuxièmement, être adéquat aux préférences et/ou
préoccupations des citoyens : ces deux types de considérations n’étant
pas équivalentes et posant des problèmes théoriques et stratégiques
différents. Une préoccupation peut être éphémère et plus facilement
inspirées par les médias et les professionnels de la politique. Néanmoins,
il semble que même les préférences collectives de politique publique (et
pas seulement les préférences partisanes) soient aujourd’hui plus
aisément contrôlées par le politique7. On voit que l’adéquation du
positionnement peut facilement devenir formatage des préférences et
donc « réactivité simulée » des candidats aux attentes des électeurs dans
la mesure où c’est bien de ces derniers que procède la demande révélée.
Le positionnement doit, troisièmement, être crédible, c’est-à-dire offrir
une représentation simplifiée qui soit compatible avec l’image
mémorisée par le citoyen. La mémoire concerne ici beaucoup de
considérations : aussi bien de nature personnelle comme la personnalité
et son ajustement à la fonction, le capital politique du candidat, sa
carrière, son projet politique et sa garantie par son action antérieure.
C’est la question de l’« issue ownership » qui est ici notamment en cause
(cf. chapitre 4). Les formations politiques ont des réputations par rapport
aux enjeux politiques. En France, les forces de droite semblent plus
crédibles lorsqu’elles parlent de la liberté de l’entreprise, de lutte contre
la pression fiscale ou de l’insécurité et celles qui se revendiquent de
gauche quand elles insistent sur la protection sociale et la défense de la
fonction publique, par exemple.
Enfin, il paraît judicieux pour un candidat ou une liste de présenter un
profil discriminant, c’est-à-dire identifier l’offre électorale comme
singulière par rapport à ses concurrents. Le choix du positionnement est
éclairé par l’étude de l’image effective du candidat, des préoccupations et
aspirations de l’électorat et du positionnement de ses concurrents. Dans
la démarche marketing, la stratégie de communication consiste alors à
identifier les cibles prioritaires, fixer le contenu des messages et mettre
au point un plan média. Ainsi, Lindon et Weill dans Le Choix d’un
Député, publié en 1974, ont proposé de distinguer parmi les électeurs, les
segments critiques, composés d’électeurs fragiles ou potentiels, le noyau
des électeurs acquis à une candidature et les électeurs lointains c’est-à-
dire ceux qui sont acquis à l’adversaire. L’électorat présente donc des
zones rigides et des zones plus malléables. À l’automne 1987, on a
estimé que la volatilité potentielle de l’électorat présentait les mêmes
proportions à gauche et à droite et qu’elle concernait près d’un Français
sur deux (Grunberg et al.8). De plus, les sondages permettent de
connaître le profil sociologique des électorats potentiels de chaque
candidat et les thèmes qui assurent la spécificité et la crédibilité de leur
positionnement politique aussi bien que personnel. De même, en 1988,
les conseillers de Bush identifient les Reagan-democrats comme
constituant le segment critique de l’élection présidentielle. En mai, ils
réunissent à Paramus, New Jersey, deux groupes de démocrates, électeurs
du Républicain Reagan en 1984, qui soutiennent aujourd’hui le nouveau
candidat démocrate. Parmi les enseignements retirés de l’analyse de ces
« focus groups » émergent, notamment, les enjeux-clés de l’élection pour
ce segment critique. C’est autour d’eux que G. Bush va articuler sa
communication durant la phase finale de sa campagne et notamment sa
publicité négative pour disqualifier son concurrent, le démocrate
M. Dukakis : la défense nationale, la fiscalité, le serment au drapeau, la
peine de mort, les permissions aux détenus, la lutte contre la drogue. Ces
thèmes ont été tout particulièrement exploités dans la campagne
publicitaire à la télévision9.
Les médias utilisés dans le marketing commercial sont ouverts au
marketing politique sous certaines conditions réglementaires variables
selon les pays. La part du lion revient aux supports de la communication
de masse avec accès payant ou gratuit c’est-à-dire à l’affichage, à la
presse écrite, à la radio et à la télévision avec des variantes nationales
dues aux particularités des systèmes de médias. Tandis que démarchage
direct, réunions et meetings mettent en œuvre une communication face à
face, le marketing téléphonique (« phoning »), le publipostage
(« mailing ») et le « fundraising » par internet permettent une
communication plus personnalisée mais à distance pour promouvoir un
message ou collecter des fonds. D’une manière générale, on considère
que les techniques de marketing direct prennent un essor considérable.
Elles correspondent mieux aux exigences d’adéquation aux cibles et sont
plus adaptées à la collecte des fonds qui devient d’autant plus importante
que la politique se technicise et se professionnalise. Leur principe est
qu’une communication adressée à une cible précise est plus efficace
qu’une communication anonyme telle qu’elle est autorisée par les médias
de masse. Green et Gerber (2008) ont bien montré l’efficacité du contact
personnel et du « direct mail » contrairement aux appels téléphoniques
automatisés. En France, Liégey et al. (2013) appliquent les principes du
« Get Out The Vote » et développent la pratique du porte à porte. Le
démarchage par correspondance et le télémarketing constituent les deux
outils privilégiés du marketing direct en politique avec aujourd’hui le
renfort du marketing direct par e-mail. Le télémarketing permet en
particulier de recueillir des fonds et/ou des réactions qui sont traitées par
ordinateur et alimentent les banques de données. De plus les sites
officiels des candidats et les publicités internet permettent de segmenter
les messages de façon très pointue pour faciliter le « micro-targeting »
(Issenberg, 2012).
On voit le lien qui existe entre les différentes techniques : téléphone,
automatisation des appels personnalisés, banque de données, démarchage
par correspondance, technologies digitales du « citizen-campaigner » de
Gibson10 et les effets induits par leur couplage sur l’acquisition de
connaissances relatives aux segments d’électeurs, sur la circulation de
l’information électorale et sur les incitations à agir – s’inscrire, se réunir,
contribuer, voter, etc. Mais les techniques de marketing direct reposent
sur l’accès à des fichiers nominatifs où sont identifiés des électeurs et
leurs caractères discriminants. Ceci pose le problème délicat des fichiers
commerciaux dont l’utilisation politique était interdite en France depuis
une délibération de la Commission Nationale Informatique et Libertés en
1985. Depuis 2006 la Cnil admet que « seuls les fichiers loués ou cédés à
des fins de prospection commerciale peuvent être utilisés par un candidat,
un élu ou un parti politique à des fins de communication politique ». Il
faut noter que contrairement aux médias de masse qui favorisent une
uniformisation du message politique, ces techniques, comme d’ailleurs le
recours à l’internet, peuvent exercer un effet d’affirmation d’opinions très
tranchées en rapport à des positions économiques, sociales et politiques
particulières puisqu’elles correspondent à des cibles concentrées
(Godwin, 1988). Le discours peut devenir plus manichéen et émotionnel
puisqu’il est non contradictoire en présentant des menaces qui sont
présumées peser sur des intérêts ou des situations particulières, en
identifiant l’organisation qui mobilise et en incitant à un comportement
de soutien. La technique peut aussi engendrer une fermeture du débat
politique sur quelques ou un seul enjeu prioritaire et ainsi favoriser la
mobilisation par les « single-issue groups » plutôt que par les partis. Quoi
qu’il en soit, il suffit de comparer deux ouvrages publiés à seize ans
d’intervalle pour apprécier l’évolution du domaine (Mauser, 1983 ;
Newman, 1999). De même, le périodique américain traditionnel
« Campaigns and Elections » se trouve aujourd’hui concurrencé par le
« Journal of Political Marketing » d’allure plus académique. « Winning
Elections » de R. Faucheux (2003) réunit en un volume un ensemble de
recettes pratiques publiées dans « Campaigns and Elections » très
caractéristique de la professionnalisation de la communication électorale
américaine.
La campagne officielle se réduit donc comme une peau de chagrin dans les
médias audiovisuels et à cela s’ajoute globalement « la diminution de la
place consacrée à l’information et aux débats politiques sur la plupart des
chaînes généralistes » comme le reconnaît le Conseil Supérieur de
l’Audiovisuel (2002). On sera ainsi surpris par la logique qui consiste à
réduire encore davantage les formats d’émission en vue de la campagne
pour l’élection au Parlement européen de 2004. Des modules courts d’1’15
pour toutes les listes, des modules moyens de 2’30 et des modules de 3’50
réservés aux listes émanant de partis représentés par un groupe à
l’Assemblée ou au Sénat.
Deuxième indicateur, l’ampleur des inserts (documents
vidéographiques ou sonores intégrés dans le message de campagne). À
l’occasion des élections européennes de 1984 et des législatives de 1986
déjà, la Haute Autorité de l’Audiovisuel accepte l’insertion de
vidéogrammes réalisés aux frais des listes et partis dans la proportion de
30 % de chaque émission de la campagne officielle. À partir de 1988, la
Commission Nationale de la Communication et des Libertés étend à
40 % du temps de l’émission la place que peut occuper l’insert. Cette
opportunité est largement utilisée par les candidats et le spot de
F. Mitterrand « France unie » reste un modèle du genre26. En 1995 sont
augmentées les possibilités d’insertion jusqu’à la moitié de la durée pour
les émissions courtes et moyennes c’est-à-dire les plus visibles et les plus
vues. Pour l’élection présidentielle de 2002, cette proportion de la moitié
concerne l’ensemble des trois types d’émissions (1’45, 5’et 1’). Dans le
prolongement de cette logique, le CSA innove en 2004 pour les élections
européennes et les inserts vidéo désormais atteignent 50 % de la durée
totale des émissions dont bénéficie chaque liste au lieu de 50 % de la
durée de chaque émission. La différence est loin d’être négligeable car
lorsqu’on couple la réduction du format de chaque émission avec cette
extension des 50 % à la durée totale des émissions, rien n’empêche
qu’une émission de la campagne officielle se présente entièrement sous la
forme d’un spot télévisé publicitaire appliqué au politique comme le
connaissent de longue date les citoyens américains, entre autres. C’est
bien d’une dérive publicitaire qu’il s’agit puisque le temps de
l’expression politique s’aligne sur celui de la proposition commerciale
standard et que nécessairement la contrainte du temps va imposer son
exigence de compacité, sa loi au contenu du discours politique.
Curieusement, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel affiche des
logiques contradictoires. En avril 2002 (Lettre no 150, p. 30), il « déplore
une tendance lourde, constatée depuis plusieurs années, à la diminution
de la place consacrée à l’information et aux débats politiques sur la
plupart des chaînes généralistes » et il se déclare « préoccupé par cette
raréfaction de l’espace consacré au débat politique, a fortiori pour le
rendez-vous majeur de notre démocratie ». Et voilà que le CSA se félicite
dans sa Lettre de juin 2004 d’avoir amélioré l’audience de la campagne
officielle pour les élections européennes grâce au format court des
émissions (1’15) privilégié et la « modernisation de l’expression ». Le
CSA ajoute cette réflexion riche d’enseignements : « Dans un contexte
pourtant particulièrement défavorable, où le manque d’intérêt des
Français pour ces élections était attesté chaque jour par de nombreux
sondages et par d’innombrables commentaires journalistiques et
politiques, le pari a pu être tenu puisque l’audience mesurée a été très
significativement supérieure à celle des échéances électorales antérieures
– dont l’enjeu était pourtant décisif –, à savoir les élections
présidentielles et législatives de 2002. »
En 2007, les 216 émissions télévisées de la campagne officielle durant
les trois semaines de diffusion ont touché une audience agrégée de plus
de 115 millions de contacts/individus de 15 ans et plus contre un peu plus
de 108 millions en 2002. Il s’agit de totaux supérieurs de 15,5 millions à
ceux de 2002 pour le premier tour, mais de 8 millions de moins pour le
second tour caractérisé par l’issue du « séisme électoral » du 21 avril.
Dans le rapport sur l’élection présidentielle de 2012, le CSA écrit :
« Selon une étude Médiamétrie-Kantar Média, durant les quatre semaines
de diffusion (du 9 avril au 4 mai 2012), les (210) émissions de la
campagne officielle diffusées sur France 2, France 3 et France 4 ont
touché 64,2 % de la population métropolitaine (âgée de plus de 4 ans et
équipée d’un téléviseur). Chaque individu a vu en moyenne 16
émissions ». Certes, l’audience augmente, mais à quel prix. Encore un
effort : supprimons la campagne officielle et l’audience montera
certainement davantage. Le problème est que l’abstention en France a
atteint aux élections européennes de 2009 un niveau record de 59,4 %,
toutes élections confondues (hors référendum). Faut-il se réjouir d’une
audience restaurée ou se lamenter d’une mobilisation déclinante ? Bien
sûr, il s’agit d’information d’un côté et de propagande électorale de
l’autre. Mais on ne peut pas soutenir le débat électoral en regrettant le
déclin de la première et en organisant le déclin de la seconde. On se
trompe d’objectif en visant la maximisation de l’audience par évidement
de la communication électorale au lieu d’encourager la participation en
favorisant une communication argumentée qui donne à l’électeur des
raisons de s’exprimer.
Sortant du cadre français, la comparaison montre que les États-Unis
restent le seul pays de l’OCDE à exclure l’attribution de temps d’antenne
gratuit aux candidats à la télévision. En revanche, de nombreux pays ont
recours à un système mixte et d’autres encore à un système entièrement
public au cours des campagnes électorales, comme c’est le cas de la
France :
Tableau 2.3 – Pays groupés selon le coût d’accès à la télévision
pendant les élections
Encore faut-il préciser que certaines restrictions existent pour l’accès payant
dans certains systèmes mixtes : a) Au Danemark et aux Pays-Bas, la
publicité payante n’est possible que sur les chaînes locales ; b) En Suède,
seule la télévision par satellite est ouverte à la publicité qui est prohibée sur
les chaînes terrestres, comme d’ailleurs toute campagne officielle ; c) En
Espagne, en Finlande et en Allemagne, on ne peut faire de publicité
électorale que sur les chaînes privées ; d) En Pologne, les comités
électoraux peuvent acheter un temps limité complémentaire ; e) En
Hongrie, la publicité à caractère politique reste soumise à des conditions
comme l’ajout de la mention « publicité électorale payante ». Ajoutons
qu’au Royaume-Uni, l’accès gratuit est garanti non seulement par la BBC
mais aussi par les diffuseurs privés hertziens.
La « fausse américanisation de la vie politique », tel est le titre que M.-
F. Toinet donnait à l’un des articles du Journal des élections à propos de
l’élection présidentielle française de 1988. Elle y défendait, après
d’autres, la thèse qu’il s’agissait bien davantage d’une modernisation de
la vie politique caractérisée par l’hypermédiatisation, la personnalisation,
la professionnalisation et la modération idéologique. Sur le troisième
point au moins, il suffira de se reporter au forum qu’une revue
américaine a consacré dix ans plus tard aux consultants de campagne
(PS, 1998). À lire la littérature française concernant le marketing
politique, on a le net sentiment que la pratique reste en retrait par rapport
à la situation anglo-saxonne notamment. En retrait par sa quantité : peu
d’auteurs ou de professionnels revendiquent cette qualification et en
retrait par sa qualité lorsqu’on constate combien sont ignorées le plus
souvent les ressources et contraintes du jeu politique en vigueur au profit
de récits anecdotiques ou de recommandations de conduites qui
paraissent artisanales comparées au niveau de professionnalisation du
politique.
En ce sens, encore, c’est à une fausse ou faible américanisation de la
communication politique qu’il faut conclure pour le cas français bien que
le diagnostic opposé ait pu être tenu27. La professionnalisation du conseil
politique, ajouterons-nous, est restée en France beaucoup plus
embryonnaire et épisodique pour toute une série de raisons politiques :
structure de l’État unitaire, modalités du recrutement du personnel
politique, nombre de mandats électifs plus limité, consistance des
structures partisanes, entre autres. L’argument de l’hypermédiatisation
n’emporte pas non plus la conviction, ne serait-ce qu’en raison des
restrictions imposées par la loi à la fois aux dépenses électorales et à la
prohibition, notamment de la publicité politique audiovisuelle pour
limiter le rôle de l’argent dans la compétition. Il faut encore « serrer des
mains », prendre des bains de foule et faire de la communication de
proximité, de la « vente au détail » pour parler aussi cyniquement que
Kotler (1999). S’agissant de la personnalisation, elle procède davantage
de l’arrangement institutionnel provoqué par l’élection du président de la
République au suffrage universel direct que d’une influence
transatlantique et des tendances médiatiques à traiter le politique à partir
de plan resserré, au sens propre comme au figuré, souvent avec l’aide des
professionnels de la politique eux-mêmes. Enfin, la modération fut
souvent un positionnement choisi par le candidat américain en quête des
voix de l’électorat flottant. Certains politistes, comme John Zaller (1998),
considèrent qu’il s’agit là d’une condition nécessaire à la victoire
électorale aux États-Unis de même que la paix et la prospérité. À
l’inverse, d’autres politistes, tel Larry Bartels28, avancent qu’un retour à
la polarisation idéologique s’est fait sentir dans ce pays où l’on a
excessivement insisté sur l’inéluctabilité du désalignement partisan. Il
n’hésite pas à écrire : « Les fidélités partisanes ont au moins autant
d’impact sur le vote présidentiel dans les années 1980 que dans les
années 1950 et encore davantage dans les années 1990 que dans les
années 1980 ». En France, la chasse à l’électeur médian ne date pas
d’hier et même si le « tournant néo-libéral » est effectif, bien des lignes
de clivages subsistent ou apparaissent (songeons à la tripartition de
l’espace politique) qui ne permettent pas de penser qu’un consensus mou
alimente le positionnement électoral gagnant.
En d’autres termes, les processus de transformation de l’espace public
politique repérables, même s’ils ont des antécédents ou des équivalents
aux États-Unis, ne sont pas des importations de la culture politique
américaine dans son sens le plus pratique. Ils consistent, le plus souvent,
en accommodation de nos arrangements institutionnels particuliers avec
des innovations technologiques dans un contexte général de
rationalisation des activités sociales. Seul peut-être le « nouveau désordre
électoral » (Cautrès et al., 2004) apparaît-il comme une authentique
fenêtre d’opportunité pour les prétendants à la spécialisation en
marketing politique en déplaçant fortement les lignes de clivages
traditionnelles.
Un signe néanmoins reste visible de l’importance indéniable de la
communication dans la vie politique : son financement requiert des
dépenses croissantes. C’est évident pour les États-Unis où de 1996 à
2000, si on ajoute les dépenses « présidentielles » et les dépenses pour les
élections fédérales on assiste à un doublement du total pour approcher les
trois milliards de dollars. En février 2008, Hillary Clinton recueille en
deux jours 8 millions de dollars de contributions sur internet et Barack
Obama en a collecté 7,6 millions en moins de quarante-huit heures. Tout
cela pour faire face à des dépenses de publicité engagées dans des États
où ils ne pensaient pas investir c’est-à-dire ceux dans lesquels les
démocrates vont voter après le « Super Tuesday ». Sur la montée du coût
des campagnes aux États-Unis, ses pratiques et ses raisons, on lira avec
grand profit le chapitre consacré au recrutement ploutocratique du
personnel politique par Yves Déloye et Olivier Ihl (2008) dans leur
ouvrage sur L’acte de vote.
Pour illustrer la tendance au renchérissement des coûts de la
communication électorale française on en est réduit à des estimations
jusqu’en 1988. Selon R-G. Schwarzenberg, les coûts de campagne
auraient été en 1965 de 1 MF pour François Mitterrand (hors campagne
des partis), 5 MF pour J. Lecanuet et plus du double pour le général de
Gaulle. En 1969, A. Poher aurait dépensé seulement 3 MF, le PCF
1,50 MF pour la campagne nationale de J. Duclos et autant au niveau des
fédérations, sections et cellules. M. Rocard avance le chiffre de
310 000 francs. S’agissant des socialistes « on avouait, à la fin de la
campagne de 1974 des dépenses de l’ordre de 4 à 5 millions de francs
environ, soit deux fois ce qu’avait dépensé A. Poher en 1969 et quatre à
cinq fois moins que les sommes engagées par G. Pompidou à la même
époque (plus de trois milliards d’anciens francs, dit-on) »29. En 1981, le
coût estimé de la campagne de Valéry Giscard d’Estaing serait
approximativement de 14,50 MF30. À partir de 1988, les comptes de
campagne sont disponibles mais l’impératif semble s’imposer d’un
redressement à la hausse des chiffres présentés, ne serait-ce qu’en raison
de la date tardive d’entrée en vigueur de la loi sur le financement de la
vie publique, le 12 mars 1988.
La réglementation des dépenses s’est élaborée en trois temps : en 1988
(c’est-à-dire tardivement lorsqu’on compare avec les principales
démocraties occidentales), puis en 1990, enfin les lois du 19 janvier et du
8 février 1995 interdisent le financement par les personnes morales et
change les conditions d’attribution des subventions publiques aux partis
politiques. Outre le remboursement public, les trois principales sources
de financement sont donc aujourd’hui constituées par les apports
personnels des candidats, les contributions des partis politiques et les
dons des particuliers
Depuis que la Commission Nationale des Comptes de Campagne et
des Financements Politiques (Français et al., 2015) est installée en
janvier 1990, on en sait un peu plus grâce à son rapport annuel bien que
le mot de J.-C. Colliard (1995) sur le financement politique n’ait pas
perdu toute sa valeur, ni sa saveur : « C’est le sujet mystérieux par
excellence, qui donne naissance à toutes les rumeurs et à toutes les
hypothèses. Il faut là considérer deux situations bien différentes, avant et
après l’intervention de la loi du 11 mars 1988 (modifiée par les lois des
15 janvier et 10 mai 1990) : ou comment passer du brouillard à la
lumière… tamisée ». Avant 1988, c’est, en effet, l’impressionnisme qui
domine le domaine de l’évaluation du financement et des coûts. Seuls
sont connus les remboursements forfaitaires, de cautionnement et les
frais pris en charge par l’État (affiches, professions de foi, bulletins et
mise à disposition gratuite du temps d’antenne radiotélévisé). Après
1988, c’est la fluctuation des plafonds qui caractérise la limitation des
dépenses électorales. Pour s’en tenir au cas de l’élection présidentielle,
120 millions de francs de dépenses par candidat au premier tour, plus
20 millions au second tour éventuel. En 1990, ce dernier chiffre passe à
40 millions, puis on révise l’ensemble à la baisse en 1995 avec des
plafonds de 90 et de 30 millions. Il faut cependant signaler que pour
chaque élection (et chaque circonscription lorsqu’elle n’est pas nationale)
le plafond de dépenses varie31. Par exemple, pour les élections
législatives de 1997 les plafonds de dépenses se montent en moyenne à
369 000 FF par candidat soit 5,5 FF par électeur inscrit. Dans la loi du
15 janvier 1990, les dépenses sont plafonnées à des niveaux variables
selon la nature de la consultation. Pour l’élection des représentants au
Parlement européen le plafond est de 80 millions pour chaque liste de
candidats. Pour les élections législatives il est de 500 000 francs ou de
400 000 francs selon que la population de la circonscription est
supérieure ou inférieure à 80 000 habitants. Pour les élections
municipales, cantonales et régionales le plafond est calculé en fonction
du nombre d’habitants. L’ensemble de ces dispositions restrictives ou
prohibitives atteste la volonté du législateur français de limiter l’horizon
de la publicité politique dans un souci d’assurer la moralisation des
activités politiques. Il faut y voir une limitation et non un total
empêchement du recours à ces techniques. En effet, s’agissant de la
publicité, support qui est principalement visé, elle reste toujours possible
en dehors des conjonctures électorales pour ce qui concerne l’affichage et
la presse écrite.
S’agissant de l’élection présidentielle, les recettes autorisées par le
droit électoral sont de trois types : les dons, l’apport personnel et le
remboursement public qui est la principale. Outre les 153 000 euros
d’avance versés à chaque candidat retenu par le Conseil Constitutionnel,
le remboursement public a été porté à un maximum de la moitié du
plafond autorisé pour l’élection pour les candidats qui ont obtenu au
moins 5 % des suffrages exprimés au 1er tour de scrutin. Les autres
candidats ont droit à un remboursement fixé au vingtième du plafond
autorisé. Il y a une sanction de non-remboursement si le compte de
campagne devenu obligatoire pour chaque candidat n’est pas conforme
aux exigences de la loi. Mais la somme prévue par le remboursement
forfaitaire est loin de permettre aux candidats de faire face à l’explosion
des coûts de campagne dont témoignent les chiffres comparés des
dernières campagnes présidentielles françaises. S’agissant, enfin, des
recettes, est à remarquer la contribution des partis puisqu’elle s’élève en
1988 à 40 MF pour J. Chirac et 37 MF pour F. Mitterrand entre autres.
Comme le pointe Y.-M. Doublet en 1997, « l’expérience a en effet
montré que parce qu’elles étaient lacunaires, les candidats savaient tirer
parti des règles régissant les apports personnels des candidats, les prêts,
le financement d’une fraction de leur campagne par une formation
politique et les dons en espèces ». Les dépenses officielles des différents
candidats s’établissent ainsi en 1988, 1995, 2002, 2007 et 2012
(tableaux 2.4 à 2.7) :
Tableau 2.4 – Dépenses officielles des candidats aux élections
présidentielles de 1988 et 1995 (exprimées en millions
de francs)
1988
Mitterrand Chirac Barre Le Pen Lajoinie Waechter Juquin Laguiller Boussel
99,8 96 64,1 36,5 33,3 6,9 6,8 6,4 4
1995
Chirac Jospin Balladur Le Pen Hue Laguillier de Villiers Voynet Cheminade
116,6 88,2 83,8 41,3 48,7 11,3 24,1 7,9 4,7
Sarkozy 21,038
Royal 20,172
Bayrou 9,7
Le Pen 9,7
Buffet 4,8
De Villiers 3,1
Laguiller 2,1
Voynet 1,4
Bové 1,2
Besancenot 0,900
Nihous 0,800
Schivardi 0,700
21,769
Hollande
21,339
Sarkozy
9,514
Mélenchon
9,095
Le Pen
7,042
Bayrou
1,812
Joly
1,237
Dupont-Aignan
0,824
Poutou
1,022
Arthaud
0,498
Cheminade
La persuasion directe
La persuasion, dans sa définition standard, se produit lorsqu’un message
modifie, dans un sens positif ou négatif, chez son interlocuteur le contenu
d’une croyance à propos d’un objet d’attitude. Mais on verra plus loin que
la persuasion peut prendre d’autres formes que le changement direct de la
croyance. Il faut rappeler qu’une attitude est fonction d’une croyance
favorable ou défavorable à propos d’une personne, d’un enjeu ou d’une
manière générale de l’objet d’attitude. La persuasion est directe lorsque le
message contrôlé par l’acteur ou diffusé par les médias modifie l’attitude
d’un individu à l’égard d’une réforme, d’une image politique ou tout autre
objet publicisé, politisé et polarisé par ajout d’informations au stock de
considérations disponibles en mémoire. « L’approche cognitive des
mécanismes responsables de la persuasion a porté un éclairage nouveau sur
l’analyse du changement d’attitude, notamment en mettant en évidence le
fait que le sujet psychosocial n’est pas un simple “réceptacle” dans lequel
on déverse l’information, mais qu’il traite au contraire activement le
contenu de cette information » écrivent Bromberg et al. (1996). Ainsi le
modèle dominant de la vraisemblance d’élaboration (« Elaboration
Likelihood Model ») de Petty et Cacioppo (1986) postule que l’individu, s’il
est motivé et dispose des capacités cognitives suffisantes, s’engage dans le
processus de traitement central de l’information. Cela implique pour celui
qui cherche à persuader qu’il émette des messages différents selon le degré
de motivation de la cible. Les individus faiblement motivés par une
campagne utiliseront des raccourcis cognitifs (identification partisane,
télégénie du candidat, etc.) et procéderont à un traitement dit périphérique
du message9. En effet, le candidat a intérêt à mettre l’accent sur des
soutiens de la part de célébrités, à favoriser l’association avec des symboles
d’agrégation (le drapeau, la famille), à solliciter des signes physiques (voix,
attractivité personnelle)10 ou à solliciter la proximité sociale (race, classe,
genre). Le traitement périphérique du message concerne en particulier les
campagnes en vue des élections locales ou de second ordre. Le traitement
central des messages est le fait des individus plus impliqués en politique qui
vont évaluer par exemple de façon rétrospective le bilan du sortant. Les
enjeux y jouent un rôle plus important et le candidat doit expliquer
comment son projet est au service des citoyens en traitant des problèmes
centraux soulevés par la campagne.
Les temps ne sont plus au minimalisme des « effets limités » des
médias sur les citoyens tels que Lazarsfeld les entrevoyait. Pour autant, le
modèle hypodermique de la communication persuasive pénétrant comme
une seringue qui lâche sa substance pour propager la croyance n’a plus
cours lui non plus. D’autres modèles sont venus les remplacer qui font
droit à une gamme élargie d’effets de la communication notamment de
type cognitif. Voilà bien une trentaine d’années que les chercheurs ne
réduisent plus les effets de la communication électorale à du
renforcement d’attitude et de la mobilisation associés à de faibles
conversions. Ce n’est pas pour autant que toute persuasion directe est
devenue impensable comme le montre, par exemple, Zaller (1996). Mais
pour cela, il a fallu admettre un élargissement des effets à plusieurs
niveaux : du comportemental à l’attitudinal en passant par le cognitif ; du
court terme au long terme ; du non cumulatif au cumulatif, entre autres.
Dès 1968, la théorie de McGuire énonce que les propriétés de
l’audience qui augmentent la probabilité de son exposition à la
communication sont celles-là mêmes qui réduisent la probabilité de son
acceptation. Par exemple, les plus éduqués s’informent davantage en
même temps qu’ils sont mieux « équipés » intellectuellement et
idéologiquement pour résister à une persuasion quelconque. Exposition
au message et acceptation du message politique travaillent donc en sens
inverse, en vertu de quoi on peut s’attendre à une courbe en cloche pour
figurer la relation entre caractéristiques de l’audience (comme le degré
d’information) et changement d’attitude.
S’en inspirant, John Zaller, qui s’appuie également sur les résultats de
Converse, a proposé un modèle du changement d’attitude au niveau
individuel fondé sur le tryptique (receive/accept/sample). Envisageant
l’opinion comme produit d’une combinaison de prédispositions et
d’information, Zaller (1992) développe un modèle explicatif très
performant du changement d’attitude fondé sur la notion de
« considération » qui correspond simplement au critère d’interprétation
variable appliqué à un enjeu : une considération est définie comme
« toute raison qui pourrait inciter un individu à décider un enjeu politique
d’une façon ou d’une autre ». Premièrement, plus un individu est engagé
sur le plan cognitif (awareness) à l’égard d’un enjeu, plus la réception
(comprise à la fois comme exposition et compréhension) de l’enjeu est
probable. L’information ou la connaissance acquise favorise la réception
d’un message sur l’enjeu. Deuxièmement, les individus tendent à résister
aux arguments contraires à leurs prédispositions politiques s’ils disposent
de l’information contextuelle pour relier le message et leurs
prédispositions (par exemple, quel est l’auteur de tel discours). On
retrouve la protection de l’identification partisane face à la persuasion
adverse, centrale dans le paradigme de Michigan. Troisièmement, plus
une considération a été évoquée récemment, plus elle sera rapidement
remémorée et activera une attitude mémorisée lui correspondant. Au
niveau agrégé, Zaller (1996) montre que le « volume » de certains
messages surpassant celui des autres et les attributs de certains citoyens y
aidant produisent des effets de composition dans la réception des
messages : des « différences de réception » donnent toute probabilité à
certains électeurs, par exemple, d’entendre davantage les messages d’un
candidat plutôt que d’autres. Ce type d’électeurs provient de façon
disproportionnée des catégories d’engagement politique intermédiaires.
Au total, la relation entre engagement et soutien au candidat le plus
entendu n’est pas linéaire, comme on le postule souvent dans la
recherche des effets des médias, mais bien de type curvilinéaire. On
retiendra que pour Zaller, toutefois, les citoyens à faible compétence
politique qui sont malgré tout atteints par la communication politique se
montrent plus réactifs au contenu des médias, car ils n’ont pas les
moyens de s’y opposer. Pour d’autres, au contraire, ce sont les
indépendants qui se montrent les plus sensibles aux effets des médias car
ils ne disposent d’aucune protection idéologique (Ansolabehere S., Behr
R., Lyengar S., 1993).
Le second apport de Zaller, au niveau de la persuasion, a trait à
l’environnement d’information qui est soit homogène (one sided
information flow) soit hétérogène (two sided information flow). Dans le
premier cas, les médias vont générer un effet d’opinion à caractère
uniformisant (mainstreaming), dans le second cas, l’effet est au contraire
de renforcement des oppositions (polarization). Le mécanisme central de
la persuasion directe relève d’un processus cognitif additif. Il s’agit
d’ajouter de l’information (bonne ou mauvaise) au stock de
considérations déjà disponibles chez le récepteur11. Notons à ce propos
que la question de la polarisation est actuellement au centre de recherches
empiriques importantes liées à la délibération, car il n’est pas sans
conséquence de savoir si les citoyens sont capables de discuter en
s’unissant ou en se divisant, si la discussion sur les questions d’intérêt
commun les engage dans un inexorable mouvement centrifuge qui
sonnerait le glas des espoirs de règlements pacifiés par le débat. Les
résultats des sondages délibératifs, pour l’instant, poussent à rejeter cette
hypothèse.
Il faut malgré tout garder à l’esprit que les formes indirectes de persuasion
ne se confondent pas nécessairement avec les effets de l’information, même
si elles ont un lien privilégié avec eux. Le cadrage et l’amorçage peuvent
inspirer d’authentiques stratégies de persuasion que l’entrepreneur politique
cherche à contrôler. Ainsi, J.F. Kennedy développe en 1960 une authentique
stratégie de « priming » où il met l’accent sur l’enjeu de la protection
sociale pour induire un effet d’image personnelle à propos de sa proximité
et son souci d’autrui20. Ensuite, il faut bien faire observer que formes
directes et indirectes ne sont pas exclusives l’une de l’autre mais peuvent
opérer simultanément. On note alors que s’explique en partie la difficulté
empirique à observer des effets persuasifs dans toute leur ampleur si on se
concentre uniquement sur une forme ou une autre.
Globalement on peut retenir que les effets d’information sont des effets
d’accessibilité procurés par l’information : ce qui est rendu accessible par
les médias va, premièrement, focaliser l’attention publique plus ou moins
selon l’objet ; deuxièmement, va contribuer à configurer l’objet ou la
situation et donc leurs perceptions publiques en privilégiant certaines
interprétations et en induisant, par exemple, des attributions de
responsabilités à tel ou tel acteur ; troisièmement, l’effet d’information va
amorcer le jugement en imposant par son insistance certaines
considérations comme critères de jugement de l’objet, de l’acteur ou de
la situation. Les trois effets ainsi décrits correspondent à l’effet d’agenda,
l’effet de cadrage et l’effet d’amorçage. Autrement dit, la présentation
d’un objet, d’un enjeu, d’un évènement, etc., affecte leur compréhension
en manipulant des catégories d’entendement qui vont solliciter des
catégories de jugement alors que ça n’est pas la vocation de l’information
de le faire, mais simplement de porter à la connaissance du public un
certain état de choses. La question est de savoir si ces effets résultent
d’une activation de connaissances déjà « stockées » en mémoire et qui
sont soudain sollicités par la visibilité médiatique. Si la perspective
dynamique commande le processus de formation de l’attention et des
perceptions publiques, l’exemple de l’enjeu « Insécurité » dans la
campagne présidentielle française de 2002 s’impose. Qu’observons-nous
dans la durée : premièrement, un thème sur lequel les forces politiques
s’affrontent très tôt dans la compétition ; deuxièmement, des faits
délictueux ou criminels isolés et soulignés par les médias ; troisièmement
un « climat d’opinion » où l’insécurité devient dominante ;
quatrièmement la sélection par les candidats de l’enjeu insécurité comme
prioritaire dans l’agenda électoral ; cinquièmement, un discours électoral
auto-réflexif, détaché de la réalité sociale, où les candidats débattent et
concourent sur des prises de position et des propositions plus ou moins
originales. Ce cycle n’est pas sans rappeler celui que les Lang (1983)
avaient mis au jour concernant le Watergate : les médias révèlent et
mettent au premier plan certains événements et personnalités ; ces
éléments de conflit sont combinés dans un cadrage commun ; l’enjeu est
lié à des symboles secondaires et devient central sur la scène politique ;
les professionnels s’emploient à faire monter la visibilité de l’enjeu pour
le rendre décisif. Entre ces deux cycles, une différence importante
concerne la place des entreprises politiques. Elle est première, nous
semble-t-il dans la situation française de l’insécurité en 2002 ; elle est
seconde par rapport à l’activité des médias dans le cas américain tel que
les Lang l’ont interprétée.
Pratiques de communication
et positions de pouvoir
Chapitre 4
La communication, l’information
et l’élection
La visibilité hiérarchisée
Le cadrage discriminant
1. Pew Research Center, February 7, 2012, Cable Leads the Pack as Campaign News Source.
Twitter, Facebook Play Very Modest Roles.
2. Dans une situation concurrentielle où l’impératif économique de maximisation des profits
s’impose aux rédactions, le traitement de la campagne en termes de jeu permet en effet davantage
de maintenir l’attention de l’audience. Ce type de couverture se conforme d’ailleurs parfaitement
aux biais de la dramatisation, de la personnalisation et de la fragmentation déjà évoqués.
3. MAYER N., TIBERJ V., 2003, “Do Issues matter ? Law and order in the 2002 French
presidential election”, in LEWIS-BECK M. (dir.), The French Voter. Before and after the 2002
Elections, New York, Palgrave MacMillan.
4. CHICHE J., MAYER N., 1997, « Les enjeux de l’élection », in BOY D., MAYER N. (dir.),
L’électeur a ses raisons, Paris, Presses de Sciences Po, pp. 219-237.
5. LEFÉBURE P., 2014, « Dynamiques des campagnes électorales et stratégies d’analyse du vote.
Pour une approche séquentielle et communicationnelle de la formation des choix électoraux », in
DÉLOYE Y., DÉZÉ A., MAURER S. (dir.), Institutions, élections, opinion, Presses de Sciences Po,
pp. 139-158.
6. MARCANGELO-LEOS Ph., 2004, Pluralisme et audiovisuel, LGDJ.
7. SCHIER S.E., 2006, “Aiming a Riffle and Missing Millions: Campaign Polling in
Contemporary Politics”. A paper presented at the Conference on Polling and Campaigns, Center
for the Study of Politics and Governance, Hubert Humphrey Institute, University of Minnesota-
Twin Cities, February 27, 2006.
8. COLLOVALD A., 1988, « Identités stratégiques », in Actes de la recherche en sciences sociales,
vol. 73, pp. 29-40.
9. GRUNBERG G., HAEGEL F., ROY B., 1986, « La bataille pour la crédibilité », in GRUNBERG G.,
DUPOIRIER E. (dir.), Mars 1986 : la drôle de défaite de la gauche, Paris, Puf, pp. 116-135.
10. Pour une actualisation problématisée du concept, se rapporter à TRESCH A., LEFEVERE J.,
WALGRAVE S., 2015, “Issue ownership: how the public links parties to issues and why it matters”,
in West European Politics, vol. 38(4), pp. 778-796.
Chapitre 5
La communication, l’information
et l’exercice du pouvoir
La communication présidentielle
Dans la France de la Ve République, l’élection du président au suffrage
universel direct a eu pour effet de présidentialiser la vie politique et cette
évolution a probablement été facilitée par sa médiatisation croissante qui
constitue une arme à double tranchant auprès de l’opinion publique.
La communication du président
Aux États-Unis, où le régime présidentiel est en place de longue date, les
médias ont déjà acquis depuis longtemps un rôle stratégique dans le jeu du
pouvoir. La séparation des pouvoirs a incité le président à s’appuyer sur
l’opinion pour surmonter les difficultés politiques soulevées par le Congrès
et dans cet effort la gestion quotidienne de la communication présidentielle
est devenue une arme indispensable. Dès lors, la communication n’est plus
affaire seulement de séquences isolées, comme c’est le cas des conjonctures
électorales, mais devient une condition permanente du soutien populaire
(Farnsworth et al., 2006). Le président conduit une campagne incessante où
la communication pèse sur la popularité. Rapportant le déroulement des
séances de travail à la Maison Blanche, un conseiller de R. Reagan, qui fut
aussi le manager de la campagne de G. H. Bush en 1988, déclare : « Je ne
me souviens pas d’avoir assisté à une seule réunion pendant plus d’une
heure sans que quelqu’un demande : “Comment cela va-t-il passer dans les
médias ?” C’est toujours comme ça. Les grandes décisions ont été
influencées par les médias. » (H. Smith, Le Jeu du Pouvoir, 1988).
L’institution présidentielle offre des possibilités de contrôle de la
communication. Ce contrôle opère de façon directe ou indirecte sur la
construction médiatique de la scène politique. La politique de
communication s’appuie, tout d’abord, sur l’organisation et/ou la
participation à des événements médiatiques plus ou moins spectacularisés,
comme par exemple les émissions politiques à la radio et à la télévision.
De 1958 à 1969, le général de Gaulle a recours à 81 interventions
radiotélévisées si l’on intègre aussi les 18 conférences de presse et ses 5
entretiens avec le journaliste M. Droit. Trois caractéristiques opposent les
conférences de presse américaines et gaulliennes selon Chalaby (2002) :
la fréquence, la mise en scène et le caractère plus adversatif chez les
Américains opposés à la déférence française. Le tableau suivant donne
une idée de l’écart qui existe entre le nombre de conférences de presse :
Tableau 5.1 – Comparaison des conférences de presse
télévisées des présidents américains et de Charles de Gaulle
La communication, l’information
et la recherche du soutien public
Au total, la communication présidentielle est inspirée par la gestion du
soutien public au président, à ses décisions et la maintenance de sa
légitimité. Le président peut jouer sur l’accès direct, l’accès indirect aux
médias et sur l’interaction entre les deux selon les circonstances et les
objectifs. Le mécanisme qui permet de maintenir la légitimité de l’action et
la popularité de la personne repose sur la combinaison de la visibilité des
problèmes qui composent l’agenda politique, de la visibilité du président et
du lien qui peut être établi entre les deux. Le président peut donc, soit
inciter de façon couverte au traitement de certains problèmes particuliers
par les médias pour en orienter l’agenda, soit prendre personnellement
l’initiative de promouvoir certains enjeux. Dans les deux cas, il peut
compter sur une association entre les enjeux et la fonction présidentielle.
Dans la gestion de la crise du Golfe, par exemple, le président Mitterrand
multiplie les points de presse et interventions télévisées, onze au total, qui
le placent au centre de l’information nationale. Cependant, toutes les
informations sur la crise contribuant à dramatiser la situation fonctionnent
aussi comme un appel à la prise en charge par l’autorité présidentielle. La
comparaison des effets de popularité de G.H. Bush et F. Mitterrand induits
par la crise du Golfe montre des différences d’intensité et de vitesse de mise
à feu évidentes, mais aussi des processus communs comme les gains
d’approbation effectués chez les opposants liés au silence des leaders de
l’opposition (Gerstlé, 1994).
La visibilité médiatique du président s’est considérablement accrue
avec la crise du Golfe (Gerstlé, 1990). On constate d’ailleurs que dans les
médias audiovisuels d’information, le temps d’intervention du président
au troisième trimestre 1990 réduit son écart avec celui du gouvernement.
Les informations ont un effet d’amorçage de l’évaluation politique par le
mécanisme visibilité/imputation/popularité. C’est l’effet d’amorçage
étudié par Iyengar et Kinder (1987) : plus un problème est traité par les
médias, plus s’imposent les critères d’évaluation propres à l’autorité dont
il relève. Mais il ne faudrait pas restreindre la communication
présidentielle à son expression télévisuelle. Les déplacements notamment
à l’étranger sont aussi des moyens de communiquer des messages à visée
extérieure mais aussi intérieure. À ceci s’ajoutent les gestes à portée
symbolique comme la participation à la manifestation de masse
consécutive à la profanation du cimetière de Carpentras en 1990 ou bien
à la gigantesque manifestation du 11 janvier 2015 symbolisée par le
slogan « Je suis Charlie ».
Toutefois, la logique de fonctionnement se ramène pour le grand
public à celle qui vient d’être analysée, c’est-à-dire à participer à un
évènement ou organiser un pseudo-événement qui crée l’actualité en
déclenchant la couverture médiatique. D’une manière plus générale, la
stratégie de communication présidentielle ne se réduit pas à l’utilisation
de quelques techniques. Elle se présente comme l’ensemble des efforts de
la présidence pour contrôler symboliquement par la parole, le silence et
l’action, la définition de la situation politique offerte par les médias et les
autres acteurs politiques en s’appuyant sur les ressources liées à la
position institutionnelle. L’objectif est de les orienter vers une
représentation de la situation conforme aux vues présidentielles. Ceci est
possible en gérant dans le temps les prises de parole, les séquences de
silence et la politique symbolique. Le président, en parlant, fait parler de
lui par les autres qui racontent, rapportent, commentent, critiquent,
soutiennent, etc.
Mais le président, institution centrale de la vie politique nationale fait
aussi parler de lui en se taisant. Pourquoi ne parle-t-il pas ? Depuis
quand ? Sur quel sujet ? Qu’a-t-il dit auparavant dans ce domaine ?
Qu’en disent son entourage, ses adversaires, ses amis et l’opinion ? Un
discours de substitution est toujours disponible pour faire parler la
présidence même quand elle est muette. De locuteur central, il devient
délocuteur et perd ainsi une partie du contrôle de son message.
L’activité présidentielle, enfin, revêt une dimension symbolique par la
mise en œuvre des différents aspects de la fonction présidentielle. Le
président parle, se tait, agit en actualisant tout ou partie du répertoire de
son rôle : chef militaire, chef de la diplomatie dans son domaine
privilégié mais aussi arbitre, responsable, garant selon l’interprétation
qu’il fait de l’institution présidentielle. La communication politique
engage aussi des ressources de communication liées à une position
institutionnelle prééminente comme par exemple la facilité d’accès aux
médias ou la visibilité immédiate de l’action2.
S. Kernell (1986) a bien théorisé cet aspect étudié de longue date aux
États-Unis en expliquant comment le « pluralisme institutionnalisé »
fondé sur le « bargaining » mis en avant notamment par R. Dahl, Ch.
Lindblom et R. Neustadt, comme pouvoir majeur du président, avait fait
place au « pluralisme individualisé » dont le moteur était devenu le
« going public » (et dont Schudson (1997) a bien su tirer parti).
L’affaiblissement des protocoalitions partisanes a libéré le président dans
sa capacité à imposer son agenda et à « convaincre un nombre suffisant
de professionnels de la politique que le coût impliqué par la résistance à
sa politique excède tout gain éventuel ». C’est une adaptation au nouvel
âge de l’information de la part du président américain et qui consiste à en
appeler directement au peuple pour le soutenir dans sa conduite des
affaires du pays grâce à toutes les techniques de masse disponibles.
Adaptation parce qu’il ne s’agit pas d’une nouveauté pour le chef de
l’État de mobiliser le soutien de l’opinion publique comme le montre
l’exemple du célèbre discours de H. S. Truman du 12 mars 1947, qui
ouvre officiellement la guerre froide. Ces techniques reposent ensuite
largement sur une classe d’activités qui ont fait leurs preuves pendant les
campagnes électorales, de telle sorte qu’on est en « campagne
permanente » et que les relations publiques, les sondages, les discours,
les déplacements et les apparitions publiques font désormais partie du
répertoire d’action présidentielle. Kernell en donne quelques exemples :
« un voyage en Chine, une conférence de presse télévisée, un discours
ciblé à la nation diffusé en prime time, une cérémonie à la Maison
Blanche pour décorer un héros local, télévisée par satellite à la chaîne
locale, etc. ».
Est-ce à dire que le président peut prétendre ainsi contrôler sa
popularité ? Le scepticisme est ici de rigueur (Druckman et al., 2015) et
pour Edwards (2003, 2009) le pouvoir du président américain tient
davantage à sa capacité de faciliter certaines opérations qu’à son pouvoir
de persuader. Il suffit d’observer les courbes pour s’apercevoir que les
vicissitudes ne l’épargnent guère indépendamment des latitudes. Mais le
président n’est pas démuni face aux événements même si son
environnement a considérablement changé (déclin de la confiance, déclin
des audiences, émergence du « soft news », émergence de l’information
en continu, fragmentation du public, négativité de l’information, etc.)
comme le constate Cohen (2008). Pour faire face à ce nouvel
environnement, le président américain adopte la stratégie du « going
local » qui lui permet de toucher le grand public plus facilement (Cohen,
2009). Toutefois, comme nous l’avons vu avec les effets persuasifs de la
communication, il peut jouer sur sa capacité à définir ou interpréter les
événements ; il peut s’imposer aux médias ; il peut rassembler même les
opposants derrière lui en cas de crise internationale. Tout d’abord, les
événements ne le ballottent pas, car c’est vers lui que l’opinion va se
tourner en priorité pour les interpréter. Il dispose d’une capacité de
cadrage officielle de la situation qu’il doit imposer aux médias, en
somme concurrents comme « premiers définisseurs » des situations. Au
fond, cela n’est rien moins que l’application de l’analyse symbolique-
interactionniste de P.M. Hall sur « la manipulation de l’impression
politique » et plus en amont du théorème déjà cité de W.I. Thomas selon
lequel, « si les hommes définissent des situations comme réelles, elles
sont réelles dans leurs conséquences ». Ensuite, il peut s’imposer aux
médias qui eux-mêmes peuvent jouer avec les différentes branches du
gouvernement et leurs occupants, notamment en cas de cohabitation.
Mais la force de frappe présidentielle en matière de communication
excède toutes les autres, au moins aux États-Unis car les données
françaises auraient tendance à nuancer le tableau. On remarquera
cependant que le président de la République n’est contraint dans son
accès aux médias que pour ce « qui relève du débat politique national » et
ce depuis juillet 2009 et l’adoption du « nouveau principe de pluralisme
politique ». Le président américain garde donc une force d’attraction
considérable pour la couverture médiatique ordinaire, supérieure aux
autres institutions notamment. De plus, les « speech writers » du
président élaborent avec le plus grand soin les « sound bites », extraits
brefs et percutants qui structurent les discours pour en assurer les reprises
médiatiques. Qu’il s’agisse de scandale ou de crise interne ou
internationale, le travail des « spin doctors » consistera à calibrer la
définition de la situation la plus favorable à l’administration et à
« domestiquer », pour parler comme T. Cook, le quatrième pouvoir tenté
de faire entendre d’autres interprétations sur les événements
controversés. Enfin, le président détient un pouvoir symbolique d’une
terrible puissance : celui de rassembler autour de lui-même les opposants
dans les situations de crise qui mettent en péril la communauté nationale
et qu’on appelle « rally around the flag ».
Défini il y a une trentaine d’années par J. Mueller (War, Presidents and
Public Opinion, 1973), l’effet de ralliement est produit par un évènement
généralement international, qui implique la nation et son président
directement, qui est spécifique, dramatique et capte l’attention publique.
Pearl Harbour, l’intervention militaire en Corée, le fiasco de la Baie des
cochons, le discours de la doctrine Truman, le lancement du premier
Spoutnik, les sommets-américano-soviétiques, la crise des missiles de
Cuba, l’offensive du Tet au Vietnam, la prise des otages à Téhéran, la
guerre des Malouines en ce qui concerne le Royaume-Uni, la guerre du
Golfe en 1991 sont autant d’exemples de ces divers types d’événements.
Auxquels un quatrième type doit être ajouté : l’attaque du 11 septembre
2001 sur le sol américain. Tous ces événements se traduisent par des
mouvements forts de popularité, d’ailleurs indépendants du résultat
obtenu par le président : l’attentat du Word Trade Center permet à G.W.
Bush d’enregistrer le record des gains de popularité avec près de 40
points d’accroissement en 12 jours (Hetherington, et al., 2003), l’annonce
de l’accord de paix au Vietnam se traduit par un gain de 15 points de
popularité présidentielle, la crise du Mayaguez (+ 13 pour G. Ford), le
discours de la majorité silencieuse (+ 12 pour R. Nixon en 1969), les
accords de camp David (+ 11 pour J. Carter en 1978). Il peut aussi y
avoir des baisses non moins spectaculaires : la reprise des
bombardements sur Hanoï (- 10 pour Nixon), le scandale Bert Lance (- 9
pour J. Carter), la signature du traité de Panama (- 8 pour Carter), le
pardon de Ford à Nixon (- 30), etc. Les gains de popularité se font chez
ceux qui d’ordinaire désapprouvent le président davantage que chez les
« sans-opinion ».
Quant aux causes de ces mouvements de popularité, deux thèses
s’affrontent : le réflexe patriotique et le leadership d’opinion. Dans le
premier cas, l’explication tient à l’unidimensionalisation de l’identité
politique dans son aspect national et dont le président est l’incarnation et
le symbole. Dans le second cas le ralliement n’opère que si les leaders de
l’opposition le laissent s’accomplir en s’abstenant de critiquer la conduite
présidentielle. Brody, (Assessing the President, 1991) applique de
manière convaincante sa théorie au ralliement à G.H. Bush durant la
guerre du Golfe en montrant que deux ressorts différents sont à l’œuvre :
le silence de l’opposition dans la phase initiale de la crise et l’invasion du
Koweït ; les résultats victorieux salués par l’opinion pendant la courte
guerre. Dans les deux cas, le ralliement est associé à une information
positive pour le président mais qui n’a simplement pas la même origine.
On peut toutefois opposer à la thèse du leadership qu’elle est
tautologique : le silence ou le soutien de l’opposition au président peut
tout simplement signifier que les leaders politiques trouvent plus
prudents de s’aligner sur les réactions de l’opinion (conformément à la
conception de Key énoncée plus haut). Il se peut que l’explication
patriotique s’adresse au statut de chef d’État, symbole de la nation et que
l’explication par le leadership convienne mieux au jugement porté sur le
chef du gouvernement qu’est aussi le président américain.
Les ralliements présentent des variations importantes d’intensité et de
durabilité. Alors que le soutien à J.F. Kennedy ne s’accroît que de 13
points lors de la crise de Cuba qui constitua une menace de troisième
guerre mondiale, G.H. Bush passe de 61 % de soutien en décembre 1990
à 90 % en février 91 après l’opération « Tempête du désert » en Irak. Son
fils, G.W. Bush passe de 50 %, le 10 septembre, à 90 % de soutien, le
22 septembre 2001. La durabilité du ralliement de Kennedy et de G.H.
Bush se ressemble puisqu’elle est limitée à 6 ou 8 mois alors que celle de
G.W. Bush, six mois après avoir atteint son pic en était encore à 80 %
d’approbation pour descendre à 68 % seulement en novembre 2002. Au
total, les flux d’information vont peser lourd sur les mouvements
d’opinion et, si les flux sont homogènes (silence de l’opposition), il y
aura un mouvement de convergence publique alors que la polarisation
partisane visible dans une information hétérogène va entraver le
ralliement et le stopper conformément à la théorie de J. Zaller sur le
« one sided information flow ». C’est très clair lorsqu’on regarde dans
quelles catégories d’individus s’effectuent les déplacements
d’approbation temporaires ou de retour aux attitudes durables. Le
cadrage du président, dans son propre discours et dans la couverture
médiatique, comme chef de l’État ou comme chef du gouvernement
produira également des effets d’opinion différents. Autrement dit, le lien
s’établit nettement entre capacité de ralliement du président et capacité à
orienter l’information sur les affaires publiques. Il y a cependant un
risque associé à cette stratégie de « going public », de recherche
permanente du soutien populaire : c’est le risque de se voir imputer des
résultats indésirables et de stimuler « l’erreur d’attribution », ce qui en
régime d’« accountability » peut être fatal au détenteur du pouvoir. Il est
aussi des décisions isolées qui peuvent avoir des effets désastreux ou que
leur médiatisation rend désastreux. Songeons à la reprise des essais
nucléaires annoncée par le président Chirac le 13 juin 1995 alors qu’il
vient juste d’être élu comme chef de l’État le 7 mai. Il peut faire le calcul
que l’état de grâce post-électoral va protéger sa popularité. C’était sans
compter sur le combat médiatique intensif que l’association Greenpeace a
mené contre cette mesure, entraînant à travers le monde une chaîne de
réactions hostiles qui n’est, sans doute, pas passée inaperçue en France et
se traduit par une chute de popularité aussi rapide que sérieuse. Même
lorsque les autorités reprennent le dessus dans cette lutte pour la
définition ou le cadrage de l’évènement à travers les médias, on compte
au moins une victime politique : le décideur en chef a perdu sa popularité
d’état de grâce et il lui faudra attendre 1996 pour remonter la pente de la
confiance (Derville, 1997).
(Source : Sofres)
La communication gouvernementale
En contraste avec la précédente, la communication du gouvernement est
marquée par la multiplicité des acteurs engagés. Elle concerne, en effet, le
gouvernement dans son ensemble, mais aussi des institutions particulières
comme les ministères et des hommes qui occupent des positions de pouvoir
comme les ministres. Elle est donc travaillée par des forces centripètes et
centrifuges qui dépendent de l’organisation institutionnelle en vigueur. En
effet, dans les exécutifs bicéphales, la communication gouvernementale
c’est d’abord la communication du Premier ministre puis celle des
différents départements ministériels.
La communication du Premier ministre
Le rôle des médias est ici prépondérant dans la mesure où le Premier
ministre peut atteindre grâce à eux un public et développer une relation plus
personnalisée que ne l’autorise le canal de la communication
gouvernementale institutionnalisée. Déjà Pierre Mendès-France, président
du Conseil, avait compris et utilisé les vertus de proximité des médias de
masse dans ses allocutions radiodiffusées, reprenant en cela l’exemple
américain des causeries au coin du feu du président Roosevelt. Les
interventions des Premiers ministres dans les médias entre 1981 et 1991 se
distribuent comme l’indique le tableau ci-dessous établi par M. Dagnaud
d’après des sources du Service d’Information et de Diffusion. On constate
des choix différents quant au support de prédilection, à l’intensité et la
fréquence des actes de communication.
(Source : Cour des comptes, sur la base des données déclarées par les
ministères)
2012
Budget
Nombre de campagnes moyen par
Budget campagne
campagnes
publicitaires* Changement Information
de Recrutement sur des Total
comportement mesures
TOTAL ministères
20 579 288,26 5 5 9 19 1 083 120,43
+ SIG
TOTAL
69 546 232,65 33 3 2 38 1 830 164,02
5 opérateurs
TOTAL 90 125 520,91 38 8 11 57 1 581 149,49
Président 11 h 53 8 h 12
Gouvernement 56 h 32 19 h 25
Parti Socialiste 41 h 13 12 h 06
RPR/UMP 34 h 41 21 h 13
Front National 0 h 24 4 h 10
Total 142 h 43 64 h 56
La communication et la popularité
de l’exécutif
Les stratégies de l’exécutif sont de plus en plus tournées vers l’assentiment
public immédiat de la conduite des affaires collectives. Il convient donc
d’examiner les différentes théories qui ont pu être avancées pour expliquer
ses fluctuations. L’usure du pouvoir, la conjoncture, la communication font
partie de ces facteurs de popularité qui ont été observés. Mais des facteurs
plus contextuels tels que le système politique, le système des médias et la
culture des médias pèsent sur la façon dont est gérée l’information. Les
régimes de cohabitation ou de « divided government » posent, enfin, des
problèmes particuliers en matière de popularité.
1. BAUM M., 2012, “Media, public opinion and presidential leadership”, in BERINSKY A.J. (ed.),
New Directions in Public Opinion, London, Routledge, pp. 258-270.
2. La seule étude de synthèse sur la communication présidentielle en France sous la Ve
République est issue d’une thèse et publiée en langue allemande : SEGGELKE S., 2007, Frankreichs
Staatspräsident in der politische Kommunikation. Offentlichkeitsarbeit in der V. Republik, Berlin,
LIT Verlag.
3. FESTA R., 2002, « L’audience des émissions politiques », in Dossiers de l’Audiovisuel, no 102,
2002, pp. 72-75.
4. Cour des comptes, Communication à la commission des finances, de l’économie générale et
du contrôle budgétaire de l’Assemblée Nationale, Les Dépenses de communication des ministères,
octobre 2011, 154 pages. De ce rapport est issue une grande partie des informations relatives à la
communication gouvernementale.
5. Voir le rapport du Secrétariat général à la modernisation de l’action publique, 2013, La
modernisation de l’action publique. Evaluation de la communication gouvernementale, 20 pages.
Ces directions étaient composées du SIG, de 13 directions et services de communication des
ministères et 5 établissements publics sous tutelle appelés opérateurs : la direction de la sécurité et
circulation routières, l’Ademe, l’Institut national du cancer, l’agence du service civique, et
l’institut national de prévention et d’éducation pour la santé.
6. FLORENSON P., BRUGIÈRE M., MARTINET D., 1987, Douze ans de télévision. 1974-1986, La
Documentation française, p. 136.
7. http://www.csa.fr/Television/Le-suivi-des-programmes/Le-pluralisme-politique-et-les-
campagnes-electorales.
8. COOK T., 2005, Governing with the news, University of Chicago Press.
9. GERSTLÉ J., 2003, « Gouverner l’opinion publique », in BRÉCHON P. (dir.), La Gouvernance de
l’opinion publique, L’Harmattan, pp. 19-33.
10. NICHOLSON S.P., SEGURA G.M., WOODS N.D., 2002, “Presidential approval and the mixed
blessing of divided government”, in The Journal of Politics, vol. 64, (3), pp. 701-720.
Chapitre 6
La communication, l’information
et la participation des citoyens
La communication interpersonnelle
Depuis Katz et Lazarsfeld (Personal Influence, 1955), on connaît
l’existence des leaders d’opinion et le mécanisme de la communication à
deux temps pour diffuser l’information et la propagande. On a montré
expérimentalement comment les conversations politiques sont influentes
dans la transmission de l’information, des perceptions et des convictions
(Gamson, 1992 ; Neuman et al., 1992). Les enquêtes confirment cette
conclusion : aux élections britanniques de 1997 qui voient le triomphe de
Tony Blair, Worcester et al. (Explaining Labour’s landslide, 1999) ont
évalué à plus de quatre millions le nombre d’individus qui ont cherché à en
persuader d’autres de voter en faveur du Labour. Zuckerman et al. affirment
de même que les réseaux de discussion altèrent la nature des attitudes et la
stabilité des choix électoraux en Grande-Bretagne1 : « en l’absence de
réseaux de discussion qui renforcent les opinions préexistantes et de
rencontres avec des militants, les individus ont davantage de chances de
modifier leur vote que de le reproduire entre deux élections consécutives ».
Le même auteur édite un volume qui dans la tradition du modèle de
Columbia montre comment la famille, les amis, les voisins, les collègues de
travail forment des réseaux sociaux qui impactent lourdement les
comportements politiques (Zuckerman, 2005). D’autres auteurs américains
établissent que l’influence de la communication interpersonnelle dans les
réseaux personnels est supérieure à celle du contenu des médias (Beck et
al., 2002). De même, pour S. Lenart la communication d’influence doit être
analysée comme intégrant différents niveaux de relations interpersonnelles :
l’interindividuel comme dans la tradition du « two-step flow of
communication », les interactions de groupe et le climat d’opinion tel que le
définit E. Noelle-Neuman. En 1992, une grève des journaux à Pittsburgh a
fourni à J.J. Mondak (1995) l’opportunité d’observer le rôle des discussions
politiques et celui de la presse dans une ville comparable dans ses
caractéristiques démographiques et politiques, Cleveland. De cette situation
quasi-expérimentale, il ressort que des deux modèles en concurrence pour
expliquer l’influence, ce n’est pas le modèle de la cohésion sociale qui
l’emporte mais le modèle de l’équivalence structurelle que nous avons
présenté en étudiant les réseaux. Le premier modèle impliquerait l’efficacité
d’un discours persuasif explicite entre les individus. Le second modèle
repose, au contraire, sur l’idée que l’individu tient compte des propos de
ceux qui sont dans une situation structurelle identique à la sienne dans un
réseau ou groupe social. Nul besoin de contacts fréquents, ou de persuasion
ouverte, mais tout est affaire de position commune dans le réseau des
structures sociales (voir l’opposition entre catness et netness).
Les enquêtes montrent aussi en France le rôle non négligeable de la
conversation dans l’orientation des attitudes politiques. Lorsqu’on pose à
l’occasion de l’élection présidentielle de 1981 (Cotteret et al., p 485) la
question de savoir le moyen qui compte le plus pour se faire une opinion
sur un candidat à l’élection présidentielle, on obtient les réponses
suivantes : Ce que dit le candidat lui-même (42,6 %), les discussions
avec l’entourage (23,7 %), les commentaires des journalistes (10,9 %),
les réactions des autres hommes politiques (7,6 %), les sondages (3,9 %).
Cayrol (Blumler et al, 1978, p. 118) exagère donc, vraisemblablement, en
affirmant que les « conversations sont nettement surclassées » par les
autres médias pour la campagne présidentielle de 1974. C’est une
pratique de communication politique des citoyens dont on vérifie
d’ailleurs encore l’universalité dans les études comparatives à l’occasion
des élections européennes (Blumler, 1983, p. 153). L’approche
ethnographique préconisée par Braconnier (2010) montre bien que « ceux
qui parlent ensemble votent ensemble » et que si conversion lors des
élections il y a, elle passe souvent par la conversation. Une explication de
cette universalité réside peut-être dans le principe d’homophilie dont le
sociologue Lazarsfeld avait eu l’intuition. On communique plus
facilement avec quelqu’un qui vous ressemble socialement et qui partage
vos attitudes. Cette communauté de propriétés renforce la probabilité
d’une interprétation convergente de la communication. L’homophilie et la
communication se renforcent mutuellement, car en communiquant on
augmente ses chances de faire comprendre et partager son point de vue.
Mais comme l’observe D. Mutz (2006), les médias en facilitant l’accès à
des points de vue alternatifs permettent d’éviter le renforcement des
attitudes par homophilie, pour reprendre le terme de Lazarsfeld.
Une enquête révélatrice à bien des égards est celle que livre depuis
novembre 2003 le tableau de bord de l’Ifop sur un échantillon de la
population française de 18 ans et plus, questionné chaque semaine,
auquel est proposée une liste fermée de sujets touchant à l’intérieur et à
l’international, sur des thèmes d’actualité : de quoi parlent les Français ?
Quels sont les sujets de conversation les plus cités sur les six premiers
mois de 2015 ? (voir tableau 6.1)
Tableau 6.1 – Sujets de conversation les plus cités de janvier
à juin 2015
En 2012, les moyens d’information considérés comme les plus utiles pour
se faire une opinion sur les candidats (avec la possibilité de fournir jusqu’à
trois réponses) sont ainsi mesurés par l’enquête Médiapolis :
Le fossé numérique n’est que le reflet des inégalités mondiales et nationales. Selon
Norris, le système politique virtuel est composé des ressources politiques en ligne
offertes par le gouvernement, le parlement, les partis, les médias et les groupes
civiques. Mais il profite surtout aux partis les plus faibles et aux organisations civiques
bien qu’internet se développe à partir de 1996 et soit aujourd’hui utilisé par tous dans
les campagnes électorales américaines (Bimber et al., 2003 ; Stromer-Galley, 2014).
Selon Mabi et al. (2014), trois thèses se dégagent de la littérature sur les rapports
entre web et politique sous l’angle de la participation politique. La thèse de la
normalisation consiste à minimiser les effets de renouvellement du web dans l’ordre
politique en observant que ce sont les plus compétents politiquement qui ont
tendance à investir davantage l’espace digital (cf. conclusions de l’enquête
Médiapolis ou bien Margolis21). Cette évaluation correspond à peu près au
diagnostic des cyber-réalistes. La thèse de la mobilisation consiste, au contraire, à
insister sur la capacité du web à attirer de nouveaux publics compte tenu de
l’anonymat, de la quantité, de la richesse, de la pertinence, de l’accessibilité de
l’information, etc. Cela correspond approximativement au discours des cyber-
optimistes. La thèse de la différenciation consiste à sortir des espaces militants
ordinaires et à sociologiser l’analyse des internautes pour mettre en évidence leurs
logiques de mobilisation en ligne au-delà des dispositifs techniques.
Selon Norris, les internautes tendent à s’engager davantage en politique ; à être
plus radicaux sur les questions sociales, plus conservateurs sur les questions
économiques et plus post-matérialistes que les autres. Le consensus existe selon
lequel c’est à l’internet que les partis politiques se sont le plus vite adaptés parmi les
innovations technologiques. Norris a analysé les sites ouverts par 39 % des 1 244
partis politiques dans 179 pays. Les plus représentés étaient les Verts (71 %) à
l’opposé des conservateurs (51 %). Programme électoral, historique du parti et
communiqués de presse constituent le menu essentiel des sites qui sous-emploient
les fonctions strictement interactives de l’internet. Le bilan que dirige F. Greffet en
2011 montre bien la « diversité des formes de cyberprésence des partis politiques ».
Au début des années 2000, les sites de campagne sont caractérisés par « une faible
exploitation des potentialités dialogiques d’internet ». En 2007, la fracture
numérique fait encore sentir ses effets et « ceux qui participent aux luttes politiques
en ligne restent une minorité, qui ne préfigure pas forcément une majorité à venir. »
Néanmoins, cinq enseignements majeurs semblent se dégager du bilan pour T. Vedel
(Greffet, 2011) : la faible influence de l’idéologie sur les pratiques du web que
semble confirmer l’étude comparative de Vaccari (2013) portant sur l’Allemagne,
l’Australie, l’Espagne, les États-Unis, la France, l’Italie, le Royaume-Uni ; l’internet
n’égalise pas l’accès à l’espace politique ; l’internet aboutit souvent à une
duplication électronique des pratiques politiques traditionnelles ; l’internet ne
semble que faiblement contribuer à un élargissement de l’espace public ; le web
politique demeure une sorte d’îlot qui ne parvient pas à se relier à l’espace politique.
Cette étude met aussi en évidence que l’internet est un catalyseur de la discussion
politique et donc favorise l’hybridation de l’information. En conclusion de leur
chapitre sur les pratiques informationnelles durant la campagne présidentielle de
2012, Koc Michalska et Vedel (2013)22 observent qu’« internet n’a pas, jusqu’à
présent revitalisé l’espace public, que ce soit en intégrant à celui-ci de nouveaux
groupes de population ou en facilitant un débat politique de meilleure qualité. »
Les espoirs qu’avait suscités l’émergence de l’internet concernant la
démocratisation de la vie politique semblent donc excessifs. Pour le moment, la
technologie ne semble pas avoir bouleversé ni l’offre politique ni la demande
(Ethuin, Lefebvre, 2002), ni les institutions centrales du gouvernement électronique,
ni en profondeur la communication partisane. « Politics as usual » publié par
Margolis et Resnick en 2000 est un titre assez évocateur à cet égard. C’est la
démocratie locale, les mouvements sociaux et les communautés citoyennes qui en
tirent le meilleur parti. Les mobilisations sont facilitées par les forums et moteurs de
recherche. Les coûts de coordination sont allégés et la vitesse de réaction des
groupes concernés est accélérée : « Internet pourrait favoriser, aux côtés des groupes
institués, l’émergence de nouvelles forces politiques ou sociales qui jusque là étaient
handicapées par l’absence d’appareil structuré (comme par exemple les
coordinations d’étudiants ou d’agriculteurs. » (Vedel, 2003b).
Cela attire rétrospectivement notre attention sur les promesses et les scénarios qui
ont pu être imaginés sur son impact. Le conditionnel est un mode souvent utilisé
dans le discours sur internet qui incite à penser que le registre prospectif reste
dominant, ouvert, encore, à toutes les espérances sur les potentialités de l’outil à
trois niveaux. Premièrement, en termes d’information où il paraît incomparable,
l’internet ne peut qu’améliorer la circulation de l’information qui est un ingrédient
central de la démocratie comme le rappelle D. Apter : « le système politique de la
démocratie est, en effet, un système d’informations. L’échange d’informations est
inhérent à tous les aspects de son fonctionnement. Dans une large mesure, la
démocratie tourne autour de la question de savoir comment créer, traiter et
transformer l’information ». L’axe de l’information est donc incontestable comme
voie de développement de l’internet parce qu’il est accepté par différentes théories
de la démocratie qui lui reconnaissent, cependant, des vocations plus ou moins
étendues. La fonction d’information semble ressortir d’ailleurs parmi les principales
utilisations politiques de l’internet lors de la campagne américaine de 2004 puisque
le tiers des électeurs américains soit 63 millions de personnes y ont cherché des
informations. Cette fonction d’information semble également ressortir de l’examen
des pratiques en France comme l’atteste la figure suivante :