Avant-propos. In: Communications, 14, 1969. pp. 1-4.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1969_num_14_1_2206 La politique culturelle
La création d'un ministère des Affaires culturelles, l'ouverture
de plusieurs maisons de la culture, l'irruption de la télévision dans la vie nationale, la crise de mai 1968 enfin, qui fut souvent pré sentée et vécue comme une « révolution culturelle », tsoni les der niers et les plus spectaculaires jalons d'une évolution récente, cen trée sur les notions de politique, d'action, d'animation culturelles. Comme elle l'avait déjà fait il y a quelques années, en ouvrant un débat sur le thème « Culture supérieure et culture de masse », l'équipe de Communications a pensé, à l'instigation de Georges- Friedmann, que le moment était venu de faire le point. Un ques tionnaire adressé à des sociologues, animateurs d'organismes cultur els, responsables de mass media, proposait, à titre indicatif, les interrogations suivantes :
Peut-on, à votre avis, définir les principes d'une politique
culturelle? Le terme de « politique culturelle » soulève-t-il pour vous des difficultés et problèmes particuliers? Si \ous rejetez tout projet de politique culturelle, comment justifiez- vous ce refus? Si vous acceptez, en principe, la nécessité d'une politique cultur elle, pouvez- vous en préciser la fin et les moyens? Pensez- vous qu'elle puisse se réaliser à l'intérieur des communications de masse (radio, télévision, grande presse, cinéma, etc.) ou/et en dehors (universités, maisons de la culture, foyers de jeunes, etc.)? Aller délibérément et constamment « au devant » de la « demande » du public, de son « goût », est-ce, à votre avis, une forme de politique culturelle? La politique culturelle
Une politique culturelle peut-elle impliquer des mesures de
censure et de prohibition? Les critères de la qualité et de l'authenticité culturelles sont-ils pour vous clairs, évidents? Faut-il maintenir, élargir (établir, dans les pays où il n'existe pas) le monopole de l'Etat sur certains moyens de communicat ions tels que la télévision? Faut-il généraliser les organismes d'aide à la diffusion, à la création ? Une politique culturelle concerne-t-elle exclusivement les arts et lettres (y compris les arts nouveaux, tels que cinéma) ? Ou bien doit-elle aussi comprendre les sciences, notamment les sciences humaines ?
L'un des effets les plus remarquables de l'envoi de ce texte
a été l'embarras dans lequel il a plongé certains de ses destinat aires, précisément parmi ceux qu'on peut le moins suspecter de se désintéresser du problème ou de n'y avoir pas réfléchi. Ainsi, Gabriel Monnet, directeur de la maison de la culture de Bourges, nous écrit : « Ce questionnaire m'a saisi en un moment de profonde et presque paralysante perplexité. . . Les péripéties qui marquent actuellement les aventures françaises du développement culturel, la balhanisation des structures et des projets en ce domaine, les conflits de tous ordres et à tous niveaux qui secouent notre société, font que pour les hommes de ma sorte — situés récemment encore à des points d'intersection significatifs — la notion même de « politique culturelle » semble envahir tout ou rien (...)• Pour l'essentiel, il me paraît important que toute « politique culturelle » est en fait exercée par les pouvoirs écono miques et politiques. Le destin d'un artiste comme Le Corbusier illustre cette évidence, et il n'est qu'à confronter partout, aujour d'hui, l'influence du fonctionnaire à celle du poète, sur la création, V éducation, la « diffusion » et leurs Supports... Dans les condi tions présentes, une « politique culturelle » ne peut se concevoir que comme un effort de rationalisation — de la part des détenteurs du pouvoir réel — des pratiques et des empirismes visant à organiser l'auto-régulation sans heurts du système existant, afin d'en assurer la perpétuation indéfinie. A supposer qu'une telle politique soit possible, elle risque fort d'être réduite au pouvoir de quelques-uns de décider pour tous, de ce que doit être la culture... : le domaine des bonnes œuvres? » Cette réaction a le mérite d'expliciter en peu de mots lés raisons La politique culturelle
d'une incertitude aujourd'hui très répandue, et qu'on ne peut
confondre avec une démission intellectuelle. Il faut beaucoup de naïveté ou de foi divinatrice pour prétendre trancher ce nœud de problèmes sans réduire la politique culturelle à la politique tout court ni vider la notion de culture de toute prise sur la réalité. Parmi les personnes qui ont répondu au questionnaire, les unes se sont cependant efforcées, avec la conscience des difficultés et des risques de leur tâche, de dégager une voie praticable ou d'analyser les conditions dans lesquelles le jeu effectif des insti tutions culturelles démocratiques tâtonne à la recherche d'un équilibre tolerable. Le point de départ de la réflexion a souvent été l'analyse des conditions socio-culturelles, des difficultés et des normes particulières à une région, à un Etat, à. un régime : la contribution de Marc Netter ou de Joseph Rovan pour la France, celle d'Herbert J. Gans pour les Etats-Unis, celle encore d'Anto- nina Kloskowska pour la Pologne, les notes parallèles de Michael Gurevitch et de Nathan Shaham sur ces problèmes en Israël, la synthèse bibliographique des positions anglo-saxonnes de Fran- cine Chartrand McKenzie, bénéficient toutes, à des degrés divers, de cet enracinement dans une aire politico- géographique définie, non seulement par des données de fait, mais encore, le plus souvent, par un système de valeurs non contesté. D'autres auteurs prennent plutôt appui «ur une description de la structure économique et technique des mass media, de la composition de leurs publics, des contraintes qui pèsent sur l'élaboration de leurs messages. Leo Bogart et George Gerbner pour les mass media en général, Robert Wangermée pour la télévision en particulier et dans l'optique d'un responsable des programmes, Baudouin Jurdant sur le problème plus précis encore de la vulgarisation du savoir scientifique, illustrent cette approche. On peut lui rattacher les contributions d'Abraham Moles et de Gerald Fortin, mais en soulignant que ces auteurs, soucieux d'assurer à la société son développement le plute rapide, introduisent dans leur analyse une dimension supplémentaire, d'ordre sociodynamique et prospectif. C'est enfin la notion de culture elle-même, dans le flou et l'ambiguïté de sa définition, dans les compromissions de $on rôle social et politique, que plusieurs textes mettent radicalement en question : soit qu'Us entreprennent une elucidation des pré supposés idéologiques et des mythes qui vsous-tendent certaines attitudes militantes, comme dans l'étude de Violette Morin sur l'exemple marginal, peut-être déviant, mais illustre, du ministre La politique culturelle
des Affaires culturelles André Malraux; soit qu'ils s'attachent
à dégager le sen)s de certains mouvements contestataires récents où Von s'efforce de penser, et surtout de vivre, les conditions d'une anti-culture ou d'une plus- que- culture : description par Roland Barthes du message en porte-à-faux d'une communauté hippie dans une ville du tiers-monde, examen par Alfred Willener et Paul Beaud des thèmes d'une « culture-action », dont la recherche fournit une des clefs de mai 68; effort chez Edgar Morin pour dégager les principes d'une « culturanalyse » ; intégrant le jeu dialectique des influences qui rendent compte de la juxta position dans notre société de formes, de fonctions et de valeurs culturelles antagonistes, soulignant le rôle des individualités créatrices, cette critique des valeurs de culture serait le préalable à tout choix politique qui voudrait, non plus aliéner l'homme dans une langue héritée, mais donner en permanence ses chances à une prise de la parole.