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* Cette communication, préparée dans le cadre du Groupe d'analyse des modes populaires
d'action politique (Centre d'études et de recherches internationales, Fondation nationale des
sciences poilitiques) a été présentée à la table ronde « L'autoritarisme aujourd'hui : nouvelles
formes ou nouvelles approches», dirigée par A. Rouquié, dans le cadre du IIe congrès de
l'AFSP, Grenoble, 25-28 janvier 1984.
142
tionnaires de type dichotomique n'est pas sans relation avec les désillusions
qu'ont engendrées les luttes politiques des deux dernières décennies et avec
l'extension de la critique antitotalitaire. Un tel glissement dans l'analyse est
même peut-être aux sciences sociales ce que le jogging est à la course à
pied : la promotion de la « valeur endurance » en accord avec « l'événement
majeur de cette époque, la vaste crise à la fois économique, énergétique et
idéologique qui secoue l'Occident1 ». En fait, toute problématique scientifi
que est tributaire d'un « air du temps ». Cela importe peu pourvu qu'elle ne
se borne pas à le systématiser en pédanterie.
À cet égard, plusieurs précisions s'imposent, relatives à ce que ne doit pas
être une problématique du « politique par le bas ». On ne saurait en premier
lieu raisonner en termes topologiques de « haut » et de « bas » du système
social, bien que les acteurs eux-mêmes recourent fréquemment à une sym
bolisation de cette nature : les Ivoiriens parlent d'« en haut d'en haut » et
d'« en bas d'en bas » pour évoquer dans toutes ses nuances la stratification
de leur société, et les symboliques animales dont se réclament les factions
du tragique carnaval de Romans sont hiérarchisées de la sorte. Il ne s'agit
nullement de s'enquérir d'une entité imaginaire du « politique populaire » -
un « populaire » que l'approche folkloriste a érigé en isolât stable et indiffé
rencié mais dont l'historiographie et l'anthropologie ont bien montré qu'il
était défini de la sorte par les dominants. L'on saisira plutôt le jeu intime
des relations entre les différents acteurs du système social du point de vue
des acteurs subordonnés plutôt que de celui du pouvoir, « par le bas » plu
tôt que « par le haut ». Ce faisant, l'on accordera une place particulière à
l'étude des intermédiaires, dans une perspective naturellement différente
des théories univoques de la modernisation. Déjà M. Agulhon achevait sa
classique République au village sur ce constat : « C'est une conclusion un
peu décevante au premier abord pour une histoire vouée au petit peuple
que ce rattachement des explications décisives à l'étage social supérieur au
sien, qui est aussi celui de la politique classique2. » Beaucoup de chemin a
été parcouru depuis la publication de cette étude pionnière, notamment grâ
ce aux recherches de G. Rudé, de C. Guinzburg, de M. Vovelle. Et il est
maintenant établi que l'essentiel se joue « dans cet entre-deux qui sépare la
culture de l'élite de celle des classes populaires », qu'il faut « impérative
ment, pour avancer, sortir du balancement désormais stérilisant culture
d'élite-culture populaire ». Non en figeant cette catégorie des intermédiaires
mais en restituant les interactions permanentes entre acteurs sociaux, dans
lesquelles ils occupent une place cruciale et ambivalente. Ainsi les analyses
les plus convaincantes sont celles qui font éclater la catégorie du « populai
re », ne la retenant que par simple commodité et la définissant au coup par
coup, qui différencient les acteurs subordonnés en fonction de la stratifica
tion sociale et de l'implantation géographique (distinction ville-campagne,
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diversification des terroirs), et qui ont de leur culture une perception dyna
mique. L'on ajoutera que toute identification culturelle, sociale ou ethnique
est multiple, relative, contextuelle ; un régime autoritaire peut en retirer une
force indéniable s'il est suffisamment subtil pour répartir les positions de
pouvoir partiel de part en part de ses institutions et inhiber de la sorte toute
cristallisation d'une conscience unitaire du « bas ».
La problématique du « politique par le bas » ne consistera donc pas en la
quête d'une essence du politique qui caractériserait les cultures populaires.
D'abord les définitions essentialistes des cultures populaires ont fait long
feu. Ensuite, quelles que soient les convergences que l'on est tenté de voir se
dessiner, au prix sans doute de beaucoup d'imprudence, il n'existe naturel
lement pas une seule manière « populaire » de faire de la politique ou de
concevoir l'ordre du politique, pour la simple raison que la politique n'est
pas une chose intangible d'une culture à une autre ; en particulier, l'hypo
thèse d'une apathie inhérente aux « cultures de pauvreté », volontiers avan
cée pour rendre compte de la « démobilisation » populaire envers les auto
ritarismes, fonctionne comme un ersatz d'explication. Il est néanmoins
plausible que la relative communauté d'inspiration et de technique gouver
nementale d'un autoritarisme contemporain à l'autre induit quelques
constantes. Cela ne pèse probablement guère au regard de deux aspects plus
fondamentaux du problème. D'une part, le politique est un fait culturel et à
ce titre, il est toujours doté d'une forte spécificité sur laquelle il nous faudra
revenir. D'autre part, les pratiques populaires du politique ne se réduisent
pas à des représentations, des institutions ou des structures exclusivement
populaires, pas plus qu'elles ne se confondent avec les appareils du pouvoir.
La plupart des phénomènes politiques sont équivoques et réversibles ; ils
sont les lieux et les moments, plus ou moins indifférenciés, de l'action
contradictoire de groupes sociaux distincts. Aussi proposons-nous de rai
sonner en termes de pratiques énonciatrices des structures et des représenta
tions politiques. La linguistique a démontré que la lecture d'un texte contri
bue à sa production et Ghazzâli le disait déjà de la musique. Il en est de
même des systèmes politiques, qui ne valent que par leur actualisation hété
rogène d'un acteur à l'autre.
En outre, l'on se gardera d'apparenter les pratiques populaires du politi
que au résiduel, au traditionnel, au folklorique. Les historiens ont dégagé
d'une façon indéniable le dynamisme complexe des cultures dites populai
res ; celles-ci sont pétries de processus d'acquisition, d'enrichissement, de
réappropriation et il est très rare qu'elles correspondent à l'image statique
que les folkloristes épris « d'authenticité » entendent valoriser, même si cet
te vitalité s'affirme souvent sur le temps long. On n'identifiera pas non plus
les pratiques populaires du politique à la « force motrice fondamentale de
l'histoire3 » et au progressisme conformément aux professions de foi de
144
145
Karthala, 1983 et J.F. Bayart, « État et société civile en Afrique noire. Note bibliographiq
RFSP, août 1983, - sans compter les innombrables analyses consacrées aux pays com
nistes.
7. R. Fossaert, La Société, tome 5 : Les États, Paris, Seuil, 1981, p. 146-147.
8. J.L. Domenach, «Pouvoir et société dans la Chine des années soixante-dix», Mo
populaires d'action politique (Paris, FNSP, CERI), 1, 1983, p. 49-52: «On assiste en e
pendant toute cette période au jeu de deux processus concurrents et contradictoires : un p
cessus de totalisation du social par le politique et un processus de détotalisation. [...] Par to
lisation, j'entends non seulement le contrôle mais l'organisation et la mobilisation de tous
éléments de la vie politique, économique et sociale dans un cadre dessiné par le pouvoir.
Les plus puissants obstacles [à la totalisation] résident [...] dans le double jeu populaire
depuis plus de trois décennies, recouvre l'apparente adhésion populaire d'une passivité, d'u
mauvaise volonté et de désordres dont l'ampleur varie suivant la gravité du mécontenteme
Surtout, ces obstacles sont en permanence renforcés par un deuxième phénomène conc
tant, beaucoup plus positif, actif même, bien qu'il soit très diffus : un processus de détot
tion, c'est-à-dire d'avancée de la société civile sur des domaines où le pouvoir croyait a
établi son contrôle définitif. » Formulée à propos d'un totalitarisme, cette problémat
paraît pouvoir être étendue à tout Etat autoritaire, en tant que totalité, surtout quand cel
prétend confisquer la modernité.
9. R. Fossaert, op. cit., p. 208-209.
10. Ibid, p. 184.
146
147
13. G. Kepel. Prophète et pharaon, Pans, La Découverte, 1984 ; B. Guetta, « Une concertation
politique s'esquisse entre Solidarité et l'Église polonaise», Le Monde, 28 avril 1982 et C. Ky,
« Pologne : la première ouverture depuis l'état de siège », Libération, 30 avrriI-2 mai 1982.
148
« Petits détails »
( «Vous n'avez pas idée combien, avec ces petits détails, on devient
immense», dit un personnage de Gombrowicz. L'analyse de ces «petits
détails » qui contribuent à modeler le paysage politique, constitue un axe de
recherche cohérent, désignant comme objet principal des situations de pou
voir installé et se dispensant d'une référence messianique à une rupture à
venir, dont serait porteuse une classe révolutionnaire « par excellence ».
Il n'est pas question de mésestimer les grandes déchirures binaires qui
ponctuent l'histoire, unifiant les groupes sociaux subordonnés et confortant
la perception dichotomique des rapports sociaux. Mais est-il bien vrai que
de tels temps forts offrent une voie royale à la compréhension du politique
en en révélant la structure fondamentale : celle d'un antagonisme princi
pal ? Bien des indices donnent à penser que ces schématisations embrouil
lent les choses à force de les simplifier ! Mieux : les micro-procédures par
lesquelles les groupes sociaux sont en interaction permanente préparent,
parcourent, absorbent la structuration binaire épisodique du champ social ;
l'analyse de celles-là est donc nécessaire à l'intelligence de celle-ci.
Les exemples historiques abondent de cette vitalité des « arts de faire »
populaires. Ils « forment la contrepartie [...] des procédés muets qui organi
sent la mise en ordre socio-politique16 » et relativisent l'efficace des autori
tarismes jusqu'à parfois l'annuler. Le romancier, l'historien, le sociologue
ont campé, souvent pour notre plaisir, les personnages du malandragem
brésilien, les nokat du petit peuple cairote, les compromis de Yastuzia ita
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la fois comme ce qui est pensable (et impensable) au regard d'une épistémé
donnée et la systématisation idéologique ou existentielle de certaines expé
riences historiques. Il va de soi que la seule manière d'éviter les pièges du
culturalisme le plus éculé est de repérer des modes d'énonciation du politi
que dans des situations et chez des acteurs précisément délimités et de gar
der à l'esprit le caractère polysémique, multifonctionnel, réversible des
représentations culturelles. Se forment ainsi des répertoires relativement
stables dans le temps, qui confèrent à l'action des groupes sociaux un cer
tain degré de prévisibilité19.
3) Les pratiques de l'antidiscipline ne deviennent significatives aux yeux
du politiste que si elles dépassent le stade de la débrouillardise anecdotique,
individuelle et isolée pour atteindre celui de la récurrence et revêtir de la
sorte un sens collectif. Ainsi appréhendé, le rapport du « réseau de l'antidis
cipline » au pouvoir demeure complexe. D'une part, les procédures de dé
totalisation n'ont point besoin d'être politiques pour peser sur celui-ci, et
l'on a évoqué l'hypothèse selon laquelle, en situations autoritaires, les
acteurs subordonnés agissaient sur l'État d'autant plus efficacement qu'ils
esquivaient les mécanismes de politisation de leur démarche. D'autre part,
les frontières du politique ne sont pas intangibles. En ce qui concerne le
deuxième point, la difficulté s'aggrave du fait que la conceptualisation du
politique procède de représentations indissociables d'une histoire particu
lière : la formation d'un régime d'opinion en Europe occidentale à partir du
XVIIIe siècle, l'émergence d'une nouvelle épistémé dans cette partie du
monde et son extension progressive à l'ensemble de la planète, générale
ment sous l'effet de sa mise en dépendance.
Les modes d'action sociale, les mouvements sociaux qui relativisent le
champ étatique peuvent demeurer en deçà du politique. Le cas échéant, ils
ne le font d'ailleurs pas pour des raisons similaires. Les uns ne passent pas.
au politique parce qu'ils ne conçoivent pas une telle dimension, parce que
celle-ci échappe à leur épistémé : tel est certainement le cas général des pay
sanneries que l'État n'a point encore « capturées » et qui demeurent au-delà
d'Éboli20. D'autres ont la connaissance de cette dimension mais n'y recou
rent pas parce que « la propension à user d'un « pouvoir » politique [...] est
à la mesure de la réalité de ce pouvoir ou, si l'on préfère, que l'indifférence
n'est qu'une manifestation de l'impuissance21 ». Ces cas de figure sont très
différents de « l'autolimitation » politique - pour reprendre une formule
avancée au sujet de Solidarité en Pologne et qui s'applique fort bien à la
prudence de la bourgeoisie créole franc-maçonne de Sierra Leone - ou de
1'«exclusion du politique» dont une certaine tradition islamique fournit le
151
22. A. Cohen, The Politics of Elite Culture, Los Angeles, Univ. of California Press, 1981, p.
35 et suiv. et G. Kepel, op. cit.
152
Pistes
Ainsi brossée à grands traits, la problématique à la fois fallacieuse et
nécessaire du « politique par le bas » nous paraît aider à renouveler la com
préhension des autoritarismes.
Au « réseau de l'antidiscipline » répond un autre réseau, lui aussi fait de
dispositifs panoptiques souvent minuscules dont les « coefficients psycholo
giques d'efficacité sont très faibles », aurait dit Musil. L'autoritarisme poli
tique use de représentations tirées de la société civile, d'ordre parental, reli
gieux ou économique. Le pouvoir surgit toujours de « quelque part là der
rière23 » et il importe de restituer cet arrière-plan en prenant garde de ne pas
diluer la spécificité du politique. Autrement dit, l'autoritarisme n'est pas
seulement l'application univoque et verticale de l'État sur les groupes
sociaux subordonnés. Il émane aussi bien du bas de la société, à l'instar de
« l'asservissement communautaire » que décrit A. Zinoviev. Il existe un
grassroots authoritarianism sur lequel une définition instrumentale de la
culture, au service des méchants et des fantoches, ne nous renseignerait guè
re. Rien ne nous autorise non plus à parler de cultures par essence autoritai
res quoique les apparences nous y invitent très souvent. Reste la voie étroite
de la monographie intelligente, de la thick description que nous recomman
de Clifford Geertz, de l'analyse de procédures concrètes d'énonciation dans
des situations contradictoires et changeantes. Le « réseau de l'antidiscipli
ne », comme celui du pouvoir sont d'abord mises en œuvre créatrices de
répertoires culturels.
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Jean-François Bayart
24. B. Badie, La culture politique, Paris, Economica, 1981, p. 133. Cf. surtout P. Veyne, Le
pain et le cirque. Sociologie historique d'un pluralisme politique, Paris, Seuil, 1976.