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LE POLITIQUE PAR LE BAS EN SITUATION AUTORITAIRE

Author(s): Jean-François Bayart


Source: Esprit , Juin 1984, No. 90 (6) (Juin 1984), pp. 142-154
Published by: Editions Esprit

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24270388

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LE POLITIQUE PAR LE BAS
EN SITUATION AUTORITAIRE
par Jean-François Bayart*

certains politistes ont commencé, à la fin des années 70, à relativiser


Alors que prévalaient
l'étendue les analyses
et l'intensité du contrôle qu'exerçaient de la sociologie
les régimes autori de la domination,
taires, voire totalitaires, sur les groupes sociaux qui leur étaient subordon
nés. Cette inflexion des recherches procédait tout à la fois d'un travail plus
approfondi et de la prise de conscience à laquelle obligeaient des événe
ments comme le reflux de la Révolution culturelle en Chine populaire, la
chute des Pahlavi en Iran, le débordement du processus de décompression
entamé par les militaires au Brésil, la montée des mouvements islamistes
dans les pays arabes ou la crise de l'État postcolonial en Afrique noire.
Au moins dans notre esprit, il s'ensuivit non une remise en cause de la
réalité de la domination mais le souci de rendre compte de ce qui ne s'y
ramenait pas. L'on retrouvait ainsi cette évidence : les situations de contrô
le politique accentué n'évacuent jamais complètement l'intervention des
groupes sociaux subordonnés. D'une façon générale, la science politique a
pris un retard considérable dans l'exploration de ces problématiques « par
le bas » si l'on prend comme étalon les acquis des écrits historiographiques
des Annales ou de Past and Present, de l'anthropologie critique, de la lin
guistique, voire de l'étude économique du « secteur informel ». Pourtant sa
contribution nous paraît irremplaçable dans la mesure où les travaux les
plus novateurs de ces disciplines voisines contournent le problème du pou
voir et de l'Etat.
Il est probable que l'accent mis sur la société civile et sur les informes
« manières de faire » populaires, plutôt que sur les grandes césures révolu

* Cette communication, préparée dans le cadre du Groupe d'analyse des modes populaires
d'action politique (Centre d'études et de recherches internationales, Fondation nationale des
sciences poilitiques) a été présentée à la table ronde « L'autoritarisme aujourd'hui : nouvelles
formes ou nouvelles approches», dirigée par A. Rouquié, dans le cadre du IIe congrès de
l'AFSP, Grenoble, 25-28 janvier 1984.

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tionnaires de type dichotomique n'est pas sans relation avec les désillusions
qu'ont engendrées les luttes politiques des deux dernières décennies et avec
l'extension de la critique antitotalitaire. Un tel glissement dans l'analyse est
même peut-être aux sciences sociales ce que le jogging est à la course à
pied : la promotion de la « valeur endurance » en accord avec « l'événement
majeur de cette époque, la vaste crise à la fois économique, énergétique et
idéologique qui secoue l'Occident1 ». En fait, toute problématique scientifi
que est tributaire d'un « air du temps ». Cela importe peu pourvu qu'elle ne
se borne pas à le systématiser en pédanterie.
À cet égard, plusieurs précisions s'imposent, relatives à ce que ne doit pas
être une problématique du « politique par le bas ». On ne saurait en premier
lieu raisonner en termes topologiques de « haut » et de « bas » du système
social, bien que les acteurs eux-mêmes recourent fréquemment à une sym
bolisation de cette nature : les Ivoiriens parlent d'« en haut d'en haut » et
d'« en bas d'en bas » pour évoquer dans toutes ses nuances la stratification
de leur société, et les symboliques animales dont se réclament les factions
du tragique carnaval de Romans sont hiérarchisées de la sorte. Il ne s'agit
nullement de s'enquérir d'une entité imaginaire du « politique populaire » -
un « populaire » que l'approche folkloriste a érigé en isolât stable et indiffé
rencié mais dont l'historiographie et l'anthropologie ont bien montré qu'il
était défini de la sorte par les dominants. L'on saisira plutôt le jeu intime
des relations entre les différents acteurs du système social du point de vue
des acteurs subordonnés plutôt que de celui du pouvoir, « par le bas » plu
tôt que « par le haut ». Ce faisant, l'on accordera une place particulière à
l'étude des intermédiaires, dans une perspective naturellement différente
des théories univoques de la modernisation. Déjà M. Agulhon achevait sa
classique République au village sur ce constat : « C'est une conclusion un
peu décevante au premier abord pour une histoire vouée au petit peuple
que ce rattachement des explications décisives à l'étage social supérieur au
sien, qui est aussi celui de la politique classique2. » Beaucoup de chemin a
été parcouru depuis la publication de cette étude pionnière, notamment grâ
ce aux recherches de G. Rudé, de C. Guinzburg, de M. Vovelle. Et il est
maintenant établi que l'essentiel se joue « dans cet entre-deux qui sépare la
culture de l'élite de celle des classes populaires », qu'il faut « impérative
ment, pour avancer, sortir du balancement désormais stérilisant culture
d'élite-culture populaire ». Non en figeant cette catégorie des intermédiaires
mais en restituant les interactions permanentes entre acteurs sociaux, dans
lesquelles ils occupent une place cruciale et ambivalente. Ainsi les analyses
les plus convaincantes sont celles qui font éclater la catégorie du « populai
re », ne la retenant que par simple commodité et la définissant au coup par
coup, qui différencient les acteurs subordonnés en fonction de la stratifica
tion sociale et de l'implantation géographique (distinction ville-campagne,

1. P. Yonnet, «Joggers et marathoniens», Le Débat n" 19, p. 91.


2. M. Agulhon, La République au village, Paris, Seuil, 1979, p. 472-493.

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diversification des terroirs), et qui ont de leur culture une perception dyna
mique. L'on ajoutera que toute identification culturelle, sociale ou ethnique
est multiple, relative, contextuelle ; un régime autoritaire peut en retirer une
force indéniable s'il est suffisamment subtil pour répartir les positions de
pouvoir partiel de part en part de ses institutions et inhiber de la sorte toute
cristallisation d'une conscience unitaire du « bas ».
La problématique du « politique par le bas » ne consistera donc pas en la
quête d'une essence du politique qui caractériserait les cultures populaires.
D'abord les définitions essentialistes des cultures populaires ont fait long
feu. Ensuite, quelles que soient les convergences que l'on est tenté de voir se
dessiner, au prix sans doute de beaucoup d'imprudence, il n'existe naturel
lement pas une seule manière « populaire » de faire de la politique ou de
concevoir l'ordre du politique, pour la simple raison que la politique n'est
pas une chose intangible d'une culture à une autre ; en particulier, l'hypo
thèse d'une apathie inhérente aux « cultures de pauvreté », volontiers avan
cée pour rendre compte de la « démobilisation » populaire envers les auto
ritarismes, fonctionne comme un ersatz d'explication. Il est néanmoins
plausible que la relative communauté d'inspiration et de technique gouver
nementale d'un autoritarisme contemporain à l'autre induit quelques
constantes. Cela ne pèse probablement guère au regard de deux aspects plus
fondamentaux du problème. D'une part, le politique est un fait culturel et à
ce titre, il est toujours doté d'une forte spécificité sur laquelle il nous faudra
revenir. D'autre part, les pratiques populaires du politique ne se réduisent
pas à des représentations, des institutions ou des structures exclusivement
populaires, pas plus qu'elles ne se confondent avec les appareils du pouvoir.
La plupart des phénomènes politiques sont équivoques et réversibles ; ils
sont les lieux et les moments, plus ou moins indifférenciés, de l'action
contradictoire de groupes sociaux distincts. Aussi proposons-nous de rai
sonner en termes de pratiques énonciatrices des structures et des représenta
tions politiques. La linguistique a démontré que la lecture d'un texte contri
bue à sa production et Ghazzâli le disait déjà de la musique. Il en est de
même des systèmes politiques, qui ne valent que par leur actualisation hété
rogène d'un acteur à l'autre.
En outre, l'on se gardera d'apparenter les pratiques populaires du politi
que au résiduel, au traditionnel, au folklorique. Les historiens ont dégagé
d'une façon indéniable le dynamisme complexe des cultures dites populai
res ; celles-ci sont pétries de processus d'acquisition, d'enrichissement, de
réappropriation et il est très rare qu'elles correspondent à l'image statique
que les folkloristes épris « d'authenticité » entendent valoriser, même si cet
te vitalité s'affirme souvent sur le temps long. On n'identifiera pas non plus
les pratiques populaires du politique à la « force motrice fondamentale de
l'histoire3 » et au progressisme conformément aux professions de foi de

3. B. Porchnev, Les soulèvements populaires en France au XVIIe siècle, Paris, Flammarion,


1972.

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l'historiographie et de la sociologie militantes. Des cristeros mexicains aux


paysans vendéens, les exemples abondent de mouvements et de sensibilités
populaires conservateurs, « régressifs », « passéistes », voire suicidaires. De
même que la religion populaire n'est pas forcément hétérodoxe, l'insertion
des groupes sociaux surbordonnés dans le champ politique se traduit sou
vent par l'adhésion au pouvoir et rend vaine la dissimulation du « consen
tement des dominés à leur domination4 ». Ceux-ci poursuivent en effet des
objectifs et des stratégies qui leur sont propres et qui se trouvent éventuel
lement décalés par rapport à la scène politique centrale. Ils pourront, par
exemple, préférer le maintien d'une structure établie de domination, dont
ils maîtrisent l'usage et dont ils savent atténuer l'iniquité, à l'instauration
d'une nouvelle structure dont l'intelligibilité, la prévisibilité et, pour tout
dire, l'intérêt leur échappent. Ces dissonances de paysans boudant une
Résistance ou s'insurgeant contre une Révolution censées les libérer ne
prennent leur sens, irréductible, que par rapport à d'autres champs et à
d'autres temporalités non encore « capturés » par l'État, pour reprendre la
thèse stimulante que G. Hyden avance au sujet de la Tanzanie5. Elles inter
disent une interprétation téléologique des modes populaires d'action politi
que et les « anachronismes » que L. Febvre dénonçait.

La revanche des sociétés


Les autoritarismes contemporains renvoient généralement à une grave
distorsion entre l'État et la société. Le premier se définit contre la seconde,
entretient avec elle une relation d'altérité et apparaît souvent comme hété
rogène par rapport à elle, soit qu'il ait été imposé de l'extérieur par la colo
nisation, soit qu'il ait résulté d'une rupture volontariste ou révolutionnaire.
Il n'est pas indispensable de gloser sur la nature, autoritaire ou totalitaire,
de cette césure entre l'État et la société, selon que celui-là tente d'englober
celle-ci sur le mode d'une participation conforme (dont les régimes africains
de parti unique apportent les exemples les plus clairs) ou selon qu'il s'effor
ce de la marginaliser en organisant sa démobilisation (conformément à un
modèle qui semble prévaloir en Amérique latine). En effet, dans les deux
cas de figure, les projets du pouvoir ont été partiellement infirmés, voire
ruinés par le travail de sape du corps social. La première tâche qui s'impose
à nous revient à conceptualiser cette revanche des sociétés sur l'État, et plus
précisément à nous interroger sur la pertinence de la notion de société civile
dans la mesure où celle-ci est en passe de devenir la terminologie dominan
te des années 806.

4. M. Godelier, «Infrastructures, sociétés, histoire», Dialectique, n°21, 1977, p. 50.


5. G. Hyden, Beyond Ujamaa in Tanzania : Underdevelopment and Uncaptured Peasantry,
Londres, Heinemann, 1980.
6. Voir par exemple pour le Brésil, M. Chaui, « Le Brésil et ses phantasmes », Esprit, octobre
1983, p. 200 et suiv. ; pour le Maghreb, H. Beji. Le désenchantement national, Paris, Maspero,
1982 ; pour l'Afrique noire, C. Coulon, Les musulmans et le pouvoir en Afrique noire, Paris,

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Sous bénéfice d'inventaire, l'on retiendra ce concept de société civile


comme désignant « la société par rapport à l'État et [...] en tant qu'elle est
immédiatement aux prises avec l'Etat7 », ou encore plus précisément com
me le processus d'« avancée » de la société et de « détotalisation », contra
dictoire par rapport au processus simultané de totalisation mis en œuvre
par le pouvoir8.
Cette distinction entre l'État et la société exprime d'abord un vécu politi
que. Dans les situations qui nous concernent, l'État est l'Autre (par rapport
aux « nous ») et se pose comme tel, ne serait-ce que du point de vue vesti
mentaire ou architectural ; il domine le champ social, dans le sens le plus
fruste du terme, par la menace latente de la répression politique mais aussi
par le recours banalisé aux peines corporelles ou aux symboles discrimi
nants.

En tant que concept, la notion de société civile a néanmoins trait à une


relation dynamique, complexe et ambivalente entre l'État et la société pl
qu'à un champ distinct, entretenant des rapports de pure extériorité avec
pouvoir territorialisé ailleurs. En outre, la société ne s'organise pas autom
tiquement autour d'une structure unique et particulière qui permettrait
la décrire et de la caractériser ; elle recouvre des pratiques disparates do
l'unification éventuelle est construite mais qui pèsent de toute façon sur
pouvoir comme « en creux9 ». On peut suivre Robert Fossaert quand il p
pose de « typifier [la société civile] selon l'espace - plus ou moins va
plus ou moins contraint - que la structure sociale offre à son développe
ment et selon le vecteur principal qui soutient ou restreint ce dévelo
ment10 ».

Karthala, 1983 et J.F. Bayart, « État et société civile en Afrique noire. Note bibliographiq
RFSP, août 1983, - sans compter les innombrables analyses consacrées aux pays com
nistes.
7. R. Fossaert, La Société, tome 5 : Les États, Paris, Seuil, 1981, p. 146-147.
8. J.L. Domenach, «Pouvoir et société dans la Chine des années soixante-dix», Mo
populaires d'action politique (Paris, FNSP, CERI), 1, 1983, p. 49-52: «On assiste en e
pendant toute cette période au jeu de deux processus concurrents et contradictoires : un p
cessus de totalisation du social par le politique et un processus de détotalisation. [...] Par to
lisation, j'entends non seulement le contrôle mais l'organisation et la mobilisation de tous
éléments de la vie politique, économique et sociale dans un cadre dessiné par le pouvoir.
Les plus puissants obstacles [à la totalisation] résident [...] dans le double jeu populaire
depuis plus de trois décennies, recouvre l'apparente adhésion populaire d'une passivité, d'u
mauvaise volonté et de désordres dont l'ampleur varie suivant la gravité du mécontenteme
Surtout, ces obstacles sont en permanence renforcés par un deuxième phénomène conc
tant, beaucoup plus positif, actif même, bien qu'il soit très diffus : un processus de détot
tion, c'est-à-dire d'avancée de la société civile sur des domaines où le pouvoir croyait a
établi son contrôle définitif. » Formulée à propos d'un totalitarisme, cette problémat
paraît pouvoir être étendue à tout Etat autoritaire, en tant que totalité, surtout quand cel
prétend confisquer la modernité.
9. R. Fossaert, op. cit., p. 208-209.
10. Ibid, p. 184.

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Pourtant, cette démarche laisse entiers plusieurs problèmes :


1) Il n'est pas certain que l'on puisse parler de société civile en l'absence
d'un tel vecteur qui permet à la société de se reconnaître elle-même au
prises avec l'État, au sens où, par exemple, Michel Foucault parlait de « vo
lonté collective d'un peuple » à propos de l'Iran, Alain Touraine de « mo
vement de libération de la société » à propos de la Pologne, Paul Bois d
« personnalité sociale » au sujet de la Vendée contre-révolutionnaire. Or la
plupart des systèmes sociaux soumis à la tutelle autoritaire sont marqués
par de profondes discontinuités culturelles, religieuses, linguistiques. Les
dominants et les dominés, mais aussi, éventuellement, les dominés entr
eux n'évoluent pas nécessairement dans la même épistémè. Plutôt que des
sociétés unanimistes et unidimensionnelles, nous avons des espaces-temps
produits, comme autant de pôles, par différents acteurs sociaux. Ces espa
ces-temps ne valent que par leur énonciation et ne parviennent qu'à de
ajustements relatifs, incomplets, temporaires se donnant comme système
historique inachevé et ouvert. Une première incertitude porte donc sur la
possibilité politique aussi bien que démographique, économique ou techn
logique, à unifier ces espaces-temps, à surmonter ces discontinuités, possi
bilité dont dépend l'émergence d'un « vecteur » global de dé-totalisation du
pouvoir autoritaire. C'est ce qui rend si forte, en définitive, l'assertion de
Marx : « La société civile en tant que telle ne se développe qu'avec la bour
geoisie". »
2) Même dans le contexte d'un champ social culturellement unifié, l
notion de « mouvement populaire » fait problème et « constitue déjà toute
une thèse », ainsi que le remarque avec quelque causticité R. Cobb à propos
des sans-culotte : « La seule question à poser, celle qui indigna, étonna e
bouleversa les Thermidoriens, serait : "Comment un mouvement populaire
put-il jamais occuper la première place ?" et non "Comment échoua-t-il ?",
car ce fut sa réussite qui tint du miracle, même aussi partielle et éphémère.
Les causes de son déclin sont évidentes. »
Sauf à considérer que l'histoire a un sens, la formation d'un mouvement
social et sa capacité à s'emparer du pouvoir ne vont pas de soi. De plus,
elles ne sont pas exclusives de processus inverses d'émiettement et de disso
lution des modes populaires d'action politique.
Pour conserver la terminologie de Michel de Certeau, convient-il que les
acteurs dominés s'en tiennent à des « tactiques » n'ayant « pour lieu que
celui de l'autre» ou qu'ils s'affirment en une «stratégie» porteuse d'un
«lieu susceptible d'être circonscrit comme propre et d'être la base d'où
gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces12 » ? L'on
aura reconnu le dilemme de toute contestation, vécu comme tel par exem

U.K. Marx, L'idéologie allemande, Paris, Ed. Sociale, 1974, p. 128.


12. M. de Certeau, L'invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, UGE 1980, p. 12, 77,
85-88.

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pie par Solidarité en Pologne au lendemain de la proclamation de l'état de


guerre, ou par la mouvance islamiste dans l'Egypte de Sadate13.
Mais l'essentiel des dynamiques de dé-totalisation répond aussi à de
logiques formelles qu'il n'est pas superflu de saisir suivant les paramètres
suivants : les situations et les conduites préparant la formation du mouve
ment social ; la rupture initiale débouchant sur la « précipitation » du mou
vement social ; la définition du champ d'action privilégié par les acteu
sociaux ; la dynamique d'alliance entre groupes sociaux disparates ; la dyna
mique de fragmentation du mouvement social ; la dynamique d'appropria
tion du mouvement social par l'une ou plusieurs de ses composantes ;
l'émergence d'un « vecteur principal » et globalisant de dé-totalisation ; les
phénomènes de cristallisation événementielle ou individuelle ; la définition
d'un projet alternatif de totalisation. Ces paramètres interviennent d'une
façon concomitante, bien que la perception que l'on en a soit souvent dia
chronique. En outre, ils ne sont pas déterminés par l'action des seuls grou
pes sociaux engagés dans la construction d'un mouvement, mais aussi par
celle des autres acteurs, à commencer par le pouvoir. En d'autres termes, les
parts de l'aléatoire et du temps long sont décisives dans les procédures de
dé-totalisation et dans leur éventuelle transposition en un mouvement
social ; la multiplication de monographies comparatives permettrait d'en
mieux cerner certaines probabilités.

3) Enfin, même en cas de formation d'un « vecteur » de dé-totalisation,


l'hétérogénéité de la société civile est plus dissimulée que surmontée. Qui
dit dé-totalisation du pouvoir peut simultanément dire élaboration d'un
projet de contre-totalisation. C'est celle-ci qui permettra le cas échéant à un
acteur de capter le potentiel politique de ses alliés et de le gérer conformé
ment à ses intérêts. En l'absence d'une telle plate-forme (ou sous l'effet de
son érosion progressive comme en Pologne tout au long de l'année 1981), le
processus d'avancée de la société civile s'enlise, s'effiloche, ou conduit à
l'implosion du système politique, à l'instar de ce qui s'est produit en Tur
quie dans les années 70. Du fait même de ce projet contre-hégémonique, un
mouvement social de dé-totalisation du champ étatique est ambivalent : à
certains égards il tente la synthèse et le déploiement des modes disséminés
d'action populaire ; à d'autres égards, il abrite des phénomènes d'accumula
tion politique ou économique et des mécanismes d'insertion dans l'État.
Tout « vecteur principal » de la progression de la société civile comporte de
la sorte les germes de la domination et des désenchantements à venir, que
l'observateur n'a pas souvent la lucidité de déceler. Aussi se gardera-t-on de
la valorisation téléologique de la notion de société civile, inévitable dès lors
qu'on l'identifie à « ce qui empêche l'État d'exercer le monopole du pou

13. G. Kepel. Prophète et pharaon, Pans, La Découverte, 1984 ; B. Guetta, « Une concertation
politique s'esquisse entre Solidarité et l'Église polonaise», Le Monde, 28 avril 1982 et C. Ky,
« Pologne : la première ouverture depuis l'état de siège », Libération, 30 avrriI-2 mai 1982.

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voir14 ». D'une part, l'avancée de la société civile ne suffit pas à assurer la


démocratisation du système autoritaire puisqu'elle ne véhicule pas forcé
ment l'idée démocratique. D'autre part, « ce serait une grave erreur d'ima
giner que les exigences socio-politiques de démocratisation issues de la
société civile ont toutes la même origine, les mêmes motivations ou le
même contenu15. »
Ainsi le concept de société civile paraît plus apte à rendre compte, par
défaut, du fait autoritaire, que de son érosion. Dans des situations de
contrôle politique accentué, qui interdisent toute cristallisation de la contes
tation ou de la résistance en termes explicitement politiques, les pratiques
fugitives de dé-totalisation, les «tactiques» chères à Michel de Certeau,
pèsent plus efficacement sur l'État que les « stratégies » globalisantes, ainsi
que le suggèrent les cas du Brésil, de la Chine populaire ou de l'Afrique
noire tout au long des années 70. Si cette hypothèse est juste, la priorité doit
être accordée à leur analyse.

« Petits détails »
( «Vous n'avez pas idée combien, avec ces petits détails, on devient
immense», dit un personnage de Gombrowicz. L'analyse de ces «petits
détails » qui contribuent à modeler le paysage politique, constitue un axe de
recherche cohérent, désignant comme objet principal des situations de pou
voir installé et se dispensant d'une référence messianique à une rupture à
venir, dont serait porteuse une classe révolutionnaire « par excellence ».
Il n'est pas question de mésestimer les grandes déchirures binaires qui
ponctuent l'histoire, unifiant les groupes sociaux subordonnés et confortant
la perception dichotomique des rapports sociaux. Mais est-il bien vrai que
de tels temps forts offrent une voie royale à la compréhension du politique
en en révélant la structure fondamentale : celle d'un antagonisme princi
pal ? Bien des indices donnent à penser que ces schématisations embrouil
lent les choses à force de les simplifier ! Mieux : les micro-procédures par
lesquelles les groupes sociaux sont en interaction permanente préparent,
parcourent, absorbent la structuration binaire épisodique du champ social ;
l'analyse de celles-là est donc nécessaire à l'intelligence de celle-ci.
Les exemples historiques abondent de cette vitalité des « arts de faire »
populaires. Ils « forment la contrepartie [...] des procédés muets qui organi
sent la mise en ordre socio-politique16 » et relativisent l'efficace des autori
tarismes jusqu'à parfois l'annuler. Le romancier, l'historien, le sociologue
ont campé, souvent pour notre plaisir, les personnages du malandragem
brésilien, les nokat du petit peuple cairote, les compromis de Yastuzia ita

14. R. Fossaert, op. cit., p. 166.


15. M. Chaui, art. cit., p. 210.
16. M. de Certeau, L'invention du quotidien, op. cit., p. 13-14.

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lienne. Tout en se nourrissant de tels exemples, le politiste demeure pour sa


part confronté à plusieurs problèmes.
1) En proposant comme « repère théorique » en vue de la compréhension
des arts de faire « la construction de phrases propres avec un vocabulaire et
une syntaxe reçus », Michel de Certeau, après d'autres, réduit l'action des
groupes sociaux subordonnés à un genre de contrepoint de l'action des
groupes dominants ; elle consisterait pour l'essentiel à se réapproprier et à
détourner les dispositifs du pouvoir, elle serait une « manière d'utiliser »
qui n'aurait «pour lieu que celui de l'autre», elle s'inscrirait dans des
« conjonctures particulières » en deçà de toute capitalisation possible17. Or,
bien des situations suggèrent une autonomie de l'action des groupes sociaux
subordonnés, une irréductibilité de leurs démarches et une capitalisation
culturelle de leurs acquis historiques. Cela paraît indéniable dans le cas des
systèmes sociaux que découpent diverses césures épistémiques. À la fois
parce qu'ils y sont contraints et parce qu'ils y trouvent quelque avantage, les
acteurs subordonnés s'insèrent dans l'espace de la domination. Mais simul
tanément ils se définissent par rapport à d'autres espaces, éventuellement
déterminés par des temporalités autres. Dans cette distanciation s'enraci
nent la « résignation », « l'attente », « l'indifférence », tous ces comporte
ments de diachronie par rapport au champ du pouvoir que notent les obser
vateurs des sociétés rurales et dépendantes, ou encore ces « doubles langa
ges », ces « doubles fonds » qui biaisent les processus de rétroaction entre le
système politique et son environnement.
Les acteurs subordonnés ont également la capacité de produire des espa
ces qui leur sont propres, ce dont témoigne l'ampleur des phénomènes de
contournement des appareils étatiques. En bref, il nous semble que la défi
nition par Michel de Ceiteau du «réseau de l'antidiscipline» est trop res
trictive. Les groupes sociaux subordonnés agissent en fonction d'intérêts, de
symbolisations et de projets qui ne se résument pas à la rationalité du
champ politique étatique ; cette autonomie relative est susceptible de se
reproduire sur une longue durée, de structurer la configuration politique
globale d'une façon décisive, ainsi qu'en témoigne la continuité dynamique
des cultures indiennes en Amérique latine ou des cultures populaires dans
l'Europe moyen-âgeuse, dans l'Anatolie ottomane, dans l'Égypte contempo
raine, dans la Chine postmaoïste.
2) Étudier les procédures du « réseau de l'antidiscipline » conduit à poser
le problème des « formalités de ces manières de faire occasionnelles18 » : La
résistance, l'escapisme, le contournement, la réappropriation, la disqualifi
cation, l'adhésion sont autant de lignes de positionnement par rapport au
pouvoir que l'on retrouve nonobstant la diversité des situations historiques.
Les particularités et les ressources des « réseaux de l'antidiscipline » d'une
situation à l'autre proviennent surtout de la dimension culturelle, définie à

17. Ibid. p. 12, 77, 85, 88.


18. Ibid, p. 64.

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la fois comme ce qui est pensable (et impensable) au regard d'une épistémé
donnée et la systématisation idéologique ou existentielle de certaines expé
riences historiques. Il va de soi que la seule manière d'éviter les pièges du
culturalisme le plus éculé est de repérer des modes d'énonciation du politi
que dans des situations et chez des acteurs précisément délimités et de gar
der à l'esprit le caractère polysémique, multifonctionnel, réversible des
représentations culturelles. Se forment ainsi des répertoires relativement
stables dans le temps, qui confèrent à l'action des groupes sociaux un cer
tain degré de prévisibilité19.
3) Les pratiques de l'antidiscipline ne deviennent significatives aux yeux
du politiste que si elles dépassent le stade de la débrouillardise anecdotique,
individuelle et isolée pour atteindre celui de la récurrence et revêtir de la
sorte un sens collectif. Ainsi appréhendé, le rapport du « réseau de l'antidis
cipline » au pouvoir demeure complexe. D'une part, les procédures de dé
totalisation n'ont point besoin d'être politiques pour peser sur celui-ci, et
l'on a évoqué l'hypothèse selon laquelle, en situations autoritaires, les
acteurs subordonnés agissaient sur l'État d'autant plus efficacement qu'ils
esquivaient les mécanismes de politisation de leur démarche. D'autre part,
les frontières du politique ne sont pas intangibles. En ce qui concerne le
deuxième point, la difficulté s'aggrave du fait que la conceptualisation du
politique procède de représentations indissociables d'une histoire particu
lière : la formation d'un régime d'opinion en Europe occidentale à partir du
XVIIIe siècle, l'émergence d'une nouvelle épistémé dans cette partie du
monde et son extension progressive à l'ensemble de la planète, générale
ment sous l'effet de sa mise en dépendance.
Les modes d'action sociale, les mouvements sociaux qui relativisent le
champ étatique peuvent demeurer en deçà du politique. Le cas échéant, ils
ne le font d'ailleurs pas pour des raisons similaires. Les uns ne passent pas.
au politique parce qu'ils ne conçoivent pas une telle dimension, parce que
celle-ci échappe à leur épistémé : tel est certainement le cas général des pay
sanneries que l'État n'a point encore « capturées » et qui demeurent au-delà
d'Éboli20. D'autres ont la connaissance de cette dimension mais n'y recou
rent pas parce que « la propension à user d'un « pouvoir » politique [...] est
à la mesure de la réalité de ce pouvoir ou, si l'on préfère, que l'indifférence
n'est qu'une manifestation de l'impuissance21 ». Ces cas de figure sont très
différents de « l'autolimitation » politique - pour reprendre une formule
avancée au sujet de Solidarité en Pologne et qui s'applique fort bien à la
prudence de la bourgeoisie créole franc-maçonne de Sierra Leone - ou de
1'«exclusion du politique» dont une certaine tradition islamique fournit le

19. J'emprunte à Ch. Tilly la notion de répertoire.


20. Par référence au célèbre roman de C. Levi, Le Christ s'est arrêté à Eboli. On lira égale
ment de M. Vargas Llosa, l'étonnant « Bréviaire d'un massacre », Esprit, octobre 1983, p. 138
145.
21. P. Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éd. de Minuit, 1979,
p. 473.

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modèle22. C'est aussi le regard du pouvoir qui confère la qualité du po


que, soit qu'il la dénie à la pratique d'un acteur qui s'en réclame pourtant
soit qu'il l'attribue à un acteur qui s'en défend ou n'en peut mais - et da
les deux cas, il s'agit généralement pour lui de mieux contrôler, de mieu
réprimer. À ce jeu, les régimes autoritaires sont passés maîtres sans pou
autant recourir à une technique homogène. Mais quelles que soient
lignes de prévisibilité ainsi établies, elles ne sont nullement figées : au s
d'un même système politique, le seuil de politisation se déplace const
ment parce que constamment les pratiques antagonistes des acteurs c
chent à se contourner dans le kaléidoscope social que suggèrent les œuvr
de Michel Foucault et de Michel de Certeau.
4) Le processus de politisation est lourd d'une dynamique autonome dès
lors qu'elle est enclenchée. Le passage au politique peut déjà s'imposer de
lui-même, par aspiration, dans une conjoncture d'effondrement ou de
rétractation du pouvoir, comme en Pologne au cours de l'année 1981 ou à
Madagascar en 1972. Une fois franchi le Rubicon, l'écheveau se déroule en
grande partie spontanément. La part de l'interprétation est prépondérante
dans la dramatisation politique de la société civile. Dans les situations auto
ritaires, la peur et la violence sont les portes du politique. D'elles procèdent
des effets de masse tant dans l'adhésion au pouvoir que dans sa contesta
tion. La télévision a diffusé ces images iraniennes ou polonaises d'un peuple
uni contre son oppresseur avec l'efficacité que l'on connaît et la marge d'er
reur que l'on imagine. Et de cette « précipitation » (au double sens du ter
me) du mouvement social découlent tout à la fois sa force et sa fragilité.
Sitôt qu'elle a déferlé, la grande vague populaire se retire faute de rochers
auxquels s'attarder. Le véritable enjeu de la contestation et de la remise en
cause des pouvoirs autoritaires a donc trait à la formation d'un tissu de
médiations institutionnelles entre l'État et le corps amorphe de la société.
L'évolution différenciée de l'Iran, de Madagascar et de la Pologne après leur
poussée de fièvre révolutionnaire est sur ce point éloquente : le mouvement
populaire n'a gardé sa force et sa spécificité que là où il a pu s'appuyer sur
une telle structuration de la société dans son rapport à l'Etat moderne.
Les pouvoirs autoritaires l'ont d'ailleurs parfaitement compris. Ils atta
chent beaucoup de soin à empêcher cette organisation autonome du corps
social, fut-ce en deçà du politique, à l'instar des régimes africains de parti
unique (dont la principale fonction est d'empêcher qu'il y ait quelque chose
d'autre qu'eux-mêmes) ou encore du régime militaire turc de 1980-1983
(qui a dissous l'ensemble des associations dans le dessein, récemment
déjoué, de couper court à la création d'une véritable société civile). Aussi
les processus de « décompression », les phases de « diastole » des autorita
rismes, tels que l'ont illustrés ou l'illustrent l'Espagne, le Brésil, le Came
roun, doivent-ils être commentés sous cet angle. Et un phénomène aussi

22. A. Cohen, The Politics of Elite Culture, Los Angeles, Univ. of California Press, 1981, p.
35 et suiv. et G. Kepel, op. cit.

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controversé que celui du «réveil de l'Islam», dans des situations aussi


diverses que celles de l'Égypte, de la Turquie, de l'Afrique noire, porte peu
être essentiellement sur cette réappropriation de l'État par la société, sous l
forme d'une trame intermédiaire. En bref, l'attention accordée aux « arts d
faire» les plus informels, dans le cadre des situations autoritaires, n
devrait pas mener à leur éloge naïf (ou cynique) quelle que soit la sympathie
un peu latine que l'on éprouve à leur endroit. En eux-mêmes ils ne font qu
nuancer la domination et sont porteurs d'une culture politique de l'impuis
sance, aussi désabusée et inopérante que drôle, dans laquelle le petit peuple
cairote est réputé être passé maître. Un régime autoritaire s'en accommod
aisément, quand il n'en profite pas directement. Le vrai danger pour lu
provient de l'institutionnalisation en véritable société civile du capital cul
turel que représentent les « arts de faire », et de leur médiation politique.
Mais celle-ci ne doit pas plus inspirer une autocomplaisance exagérée v
à-vis d'un champ politique dont P. Bourdieu a montré qu'il reposait sur un
double effet de fausse identification et de fermeture, en tant que champ
« d'opinions constituées ».

Pistes
Ainsi brossée à grands traits, la problématique à la fois fallacieuse et
nécessaire du « politique par le bas » nous paraît aider à renouveler la com
préhension des autoritarismes.
Au « réseau de l'antidiscipline » répond un autre réseau, lui aussi fait de
dispositifs panoptiques souvent minuscules dont les « coefficients psycholo
giques d'efficacité sont très faibles », aurait dit Musil. L'autoritarisme poli
tique use de représentations tirées de la société civile, d'ordre parental, reli
gieux ou économique. Le pouvoir surgit toujours de « quelque part là der
rière23 » et il importe de restituer cet arrière-plan en prenant garde de ne pas
diluer la spécificité du politique. Autrement dit, l'autoritarisme n'est pas
seulement l'application univoque et verticale de l'État sur les groupes
sociaux subordonnés. Il émane aussi bien du bas de la société, à l'instar de
« l'asservissement communautaire » que décrit A. Zinoviev. Il existe un
grassroots authoritarianism sur lequel une définition instrumentale de la
culture, au service des méchants et des fantoches, ne nous renseignerait guè
re. Rien ne nous autorise non plus à parler de cultures par essence autoritai
res quoique les apparences nous y invitent très souvent. Reste la voie étroite
de la monographie intelligente, de la thick description que nous recomman
de Clifford Geertz, de l'analyse de procédures concrètes d'énonciation dans
des situations contradictoires et changeantes. Le « réseau de l'antidiscipli
ne », comme celui du pouvoir sont d'abord mises en œuvre créatrices de
répertoires culturels.

23. M. Kundera, « Quelque part là derrière », Le Débat, n° 8, 1981, p. 50-63.

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C'est par l'étude de ces processus qu'il faut probablement débuter. « La


signification du politique varie profondément dans l'espace et dans le
temps, de même que sont différents les rapports qui le lient aux autres caté
gories fondamentales de l'action sociale. Bien des débats seraient vains,
bien des malentendus seraient levés quant à la question classique de la défi
nition du politique si le chercheur prenait déjà en compte l'effet fraction
nant de la pluralité des cultures sur la construction même de l'objet politi
que », remarque B. Badie24. Il nous manque encore ces fresques de logiques
politiques, contemporaines et pourtant autres, que l'anthropologie et l'his
toire ont à leur manière reconstituées - mais non sans laisser des zones
d'ombre aux yeux du politiste. Tant qu'elles feront défaut, la catégorie des
autoritarismes continuera d'être floue et insatisfaisante. Elle recouvre en
effet des régimes et des pratiques qui participent de traditions diverses. Ni
leur légitimation ni leur contestation ne renvoient d'une façon indiscutable
à un dénominateur commun autre qu'anecdotique : le bruit et la fureur de
la colère populaire et de sa répression, les chamarrures des uniformes, le
plomb des rodomontades idéologiques, les mouvements de menton du
chef, l'ordre gris des polices - autrement dit, jusqu'à preuve d'une hypothé
tique spécificité, tout ce dont l'histoire est tissée depuis plusieurs siècles.
Plutôt que d'aplatir ces particularités culturelles dans un comparativisme
forcené, mieux vaudrait en préserver tout le relief, prix à payer pour com
prendre pourquoi les «nous», les «sans importance», acceptent, fuient,
soutiennent, dénient le pouvoir qui les subordonne.

Jean-François Bayart
24. B. Badie, La culture politique, Paris, Economica, 1981, p. 133. Cf. surtout P. Veyne, Le
pain et le cirque. Sociologie historique d'un pluralisme politique, Paris, Seuil, 1976.

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