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La première révolution anti-totalitaire

Author(s): CLAUDE LEFORT


Source: Esprit , JANVIER 1977, No. 1 (1) (JANVIER 1977), pp. 13-19
Published by: Editions Esprit

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24266641

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La première révolution
anti-totalitaire
PAR CLAUDE LEFORT

qu'on doit percevoir ce qu'il y a en elle de singulier et


Pour d'universel.
interroger la Révolution
Singulière elle l'est, non hongroise,
seulement parceil me semble
qu'elle surgit dans des circonstances historiques déterminées,
mais parce que s'impriment dans la conduite et les aspirations
des insurgés certains traits qui sont propres à la nation hon
groise, à la culture hongroise et, dans une certaine mesure, à
tout le monde de l'Europe de l'Est. Universelle, elle l'est
comme l'a été la Révolution française, comme l'a été la
Révolution russe, parce qu'elle se donne des tâches que toute
société pourrait reconnaître comme les siennes. Et elle l'est
aussi parce qu'elle s'inscrit dans l'histoire des révolutions
modernes, manifeste dans sa pratique une sorte de réflexion
sur les expériences passées, se délivre du fantasme de la
violence fondatrice d'un nouvel ordre, comme de celui de
l'Etat total ou de la société sans division.
Dans cette seconde perspective, la Révolution hongroise
n'est pas hongroise, elle est révolution de notre temps ; elle
concerne les peuples de l'Ouest comme ceux de l'Est ; la
vérité de son enseignement devrait s'imposer à ceux-là mêmes
qui n'ont pas fait l'épreuve du totalitarisme.
Je me limiterai à ces trois remarques : la Révolution hon
groise a joué le rôle d'un révélateur historique ; elle a fait
preuve d'une radicalité dont, sans doute, aucun mouvement
antérieur n'avait été capable ; enfin, elle a manifesté une
inventivité telle que, vingt ans après, nous devons encore scruter
la voie qui s'ouvrait pour apprendre à concevoir nos propres
tâches.

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14 CLAUDE LEFORT

Ce serait trop de dire


du totalitarisme. De c
temps entrevoir la lo
aveuglé par le mythe
pouvait même compre
son expression la plus
satellites. Entendons : dans ces formations sociales où l'Etat
prétend engloutir la société civile, effacer tous les signes d'une
division interne, imposer dans toutes les sphères d'activité
les mêmes normes, les mêmes règles et les mêmes représen
tations. Cependant, outre qu'elle a mis en évidence pour
des millions d'hommes ce qui n'était discernable que par un
tout petit nombre, la révolution a dévoilé la contradiction
fondamentale du totalitarisme : à savoir que dans une société
en apparence unifiée, homogénéisée, soumise à tous ses niveaux
au pouvoir de .l'Etat (lequel contrôle par le truchement du
Parti, de l'administration et de la police le détail des activités
humaines), celui-ci, en dépit de sa tentative de se rendre
omniprésent et par conséquent invisible, apparaît, comme nulle
part ailleurs, à distance, au-dessus de l'ensemble social, étranger
aux exigences de la vie collective.
Cette extériorité du Pouvoir est plus ou moins masquée
ordinairement par l'idéologie. Mais qu'il y ait, dans une
conjoncture particulière, un affaiblissement de la position des
gouvernants, que ceux-ci ne puissent empêcher, comme ils le
font ordinairement, une protestation publique contre l'arbi
traire et le mensonge, et aussitôt c'est le Pouvoir comme tel que
la masse de la population perçoit comme l'ennemi, et c'est
la légitimité du régime qui se voit mise en question.
Or voilà bien ce qu'a enseigné l'insurrection d'Octobre 56.
Tandis que, la veille encore, seuls s'agitent des groupes d'intel
lectuels et des étudiants, une manifestation précipite soudain
dans les rues de Budapest une masse de gens ; puis, en réponse
à la répression, se propagent avec une extraordinaire rapidité,
d'une couche sociale à une autre, d'une catégorie profession
nelle à une autre, sur toute l'étendue du territoire, des reven
dications et des actions qui tendent à détruire le Pouvoir
bureaucratique. La Révolution ne dreSse pas une partie de la
population contre une autre, elle bénéficie d'un soutien quasi
unanime — comme si le totalitarisme avait eu pour effet de
totaliser à ses dépens toutes les résistances. A ce phénomène
nous ne connaissons pas de précédent historique.
Encore faut-il noter ce fait étonnant : une large fraction
de la moyenne et de la petite bureaucratie se disloque, voire
bascule dans le camp révolutionnaire. Or la raison en est

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que la couche dirigeante, — cette couche qu


former un bloc solide — tire pour une larg
sance d'un mécanisme d'identification, en vertu
responsable, à chaque échelon de la hiérarchie, s
de l'autorité des Maîtres de l'Etat, représent
Pouvoir, du grand Savoir, de la Loi suprême
incarnés dans la Direction du Parti.
Résumons cette première observation. On a longtemps prêté
au régime totalitaire la plus grande cohésion, on l'a imaginé
indestructible. Représentation partagée d'une façon très remar
quable par ses partisans et ses adversaires. Les premiers,
certes, parlaient du communisme, non du totalitarisme, mais
ils le présentaient comme la forme ultime de l'évolution sociale
et récusaient l'idée qu'il pût être menacé de l'intérieur (sinon
par une bourgeoisie-fantôme manipulée par l'étranger). Quant
aux seconds, ils composaient l'image d'une puissance mons
trueuse et indéracinable. Or ce qu'a enseigné la Révolution
hongroise (car qui douterait que le régime ne se fût effondré
sans le secours des armées russes ?), c'est que le totalitarisme
recèle à l'envers de sa force une fragilité, une vulnérabilité
exceptionnelles.
A ce propos, j'aimerais revenir d'un mot sur la caractéri
sation des sociétés de l'Est comme « sociétés sans espoir »,
introduite, au cours des premiers débats du colloque. Peut-être
a-t-on raison de juger qu'elles ne sauraient connaître de révo
lution victorieuse dans l'état présent du monde. Encore qu'on
ne saurait écarter l'hypothèse de nouvelles insurrections et
tenir pour certain que l'URSS en vienne à bout sans danger
pour son propre régime. Mais quoi qu'il en soit, je crois
qu'on peut légitimement induire des événements de Hongrie,
que le totalitarisme est partout travaillé par la même contra
diction. Partout, et d'abord en URSS, là où, justement, on
pense que se décide le destin de l'Europe de l'Est.
Sans doute le Pouvoir bureaucratique a, en Union soviétique,
acquis une consistance, en l'espace de trente-cinq ans, dont
il ne bénéficie pas ailleurs ; sans doute la grande puissance
ne connaît-elle pas le même type de tensions que les pays
qui sont sous son joug. Toutefois, le pouvoir ne jouit pas du
consensus des populations, il règne au-dessus de la société
essentiellement par la coercition, il n'est pas parvenu à dissi
muler sa position sous l'échafaudage d'un parti qui soutiendrait
toutes les entreprises collectives, ce parti est perçu comme
un corps étranger et, en son sein, le nombre des cyniques
l'emporte toujours davantage sur celui des « croyants »,
l'idéologie a dépéri, la corruption mine les fondements de

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l'autorité à tous les ni


responsabilité et l'incom
ressources dont l'effet
de moyens de subsista
nationale est brûlante
tité propre est déniée,
Certes, nul ne peut p
tique. L'histoire nous a
durer. Mais du moins
politique en URSS prov
lequel se conjugueraie
latentes, étouffées, mai
Et qu'on se souvienne
kaask en 1962 (la seule
de Soljénitsyne) ; si loca
traits que l'insurrecti
Est en 1953, elle rassem
grande ville industrielle

Ma seconde observation concerne la radicalité de la Révo


lution hongroise.
On a parlé à plusieurs reprises de l'alternative « réforme
ou révolution » au cours de cette première journée du colloque.
Débat quelque peu abstrait, à mes yeux, car il n'était pas
précisé ce qui se trouve mis en jeu dans l'une et l'autre
hypothèse et quels sont les protagonistes. Je crois donc néces
saire de rappeler quelle fut la part des forces sociales en
octobre et novembre 56 et quel caractère elles imprimèrent
aux événements.
Décisif au début fut, semble-t-il, le rôle de militants commu
nistes (exclus ou mis sur la touche) qui avaient pris conscience
des vices du régime, de l'assujettissement des dirigeants au
pouvoir soviétique, et qui voulaient qu'on rompe avec les
illégalités, les mensonges et les crimes commis par Rakösi,
Geroe et leur équipe. Décisif aussi fut le bouillonnement de
protestations dans les universités et les cercles d'intellectuels.
Sans ces initiatives, sans celle de milliers d'étudiants qui leur
donnèrent un caractère nouveau, l'insurrection n'eût peut-être
pas eu lieu. Toutefois celle-ci ne se serait pas développée
jusqu'à rendre impossible tout retour en arrière, tout compromis
avec les autorités établies, sans l'intervention massive des
ouvriers. Mobilisation qui se traduisit rapidement par la forma
tion de Conseils, à l'échelle d'entreprises ou de régions, dont

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l'action devait se poursuivre, s'amplifier, se défini


ment et plus fermement, comme on le sait, apr
intervention soviétique.
L'entrée en scène de la classe ouvrière (engloba
d'éléments qui dans les entreprises n'étaient pas des
manuels) bouleversa entièrement les premières
conflit. Seule la résolution de forger des institutio
put provoquer une scission complète entre la socié
et l'effondrement tant de la puissance que de la lé
ce dernier. Parti-Etat ou Etat-Parti, comme on voudra dire,
détenteur d'une toute-puissance qui se manifeste ordinairement
dans toute l'étendue du social, il fut un moment réduit aux
limites les plus étroites de son appareil policier, lequel était
tout juste capable de défendre la citadelle du Pouvoir. Voilà
qui fait la singularité, la radicalité de la Révolution hongroise,
ou, pour mieux dire, voilà qui fait, de ce qu'on a nommé
improprement révolte ou émeute, une révolution : la destruction
de l'Etat. Destruction, c'est bien le mot, car qui soutiendrait
qu'il subsiste dans sa police ?
Avant l'insurrection — François Fetjö l'a bien souligné —
les opposants, les protestataires n'ont pas en tête de faire
une révolution. Us souhaitent la révision des procès des vic
times du stalinisme, une justice respectueuse de la légalité, la
liberté de discussion dans le Parti, une gestion économique
qui tienne compte des besoins de la population, l'établissement
de nouveaux rapports avec l'URSS et, dans l'immédiat, ils
souhaitent un changement de gouvernement : le retour d'Imre
Nagy. En bref, ils désirent des réformes. Mais quand la
classe ouvrière se mobilise, s'organise, quand l'Etat se disloque,
ces réformateurs deviennent pour la plupart, plus ou moins
rapidement, des révolutionnaires ou agissent en révolution
naires. Partout s'improvisent des associations, des comités qui
revendiquent leur autonomie dans chaque sphère d'activité et
dans lesquels s'affirme l'idée d'une nouvelle société délivrée
du monopole du Parti.
L'unanimité continue de se faire sur la présence d'Imre
Nagy à la tête du gouvernement. Cependant, Nagy n'est pas
perçu comme le restaurateur du Parti. Tous ses efforts pour
rétablir l'autorité de celui-ci sont vains. Ses ordres ou ses
prières ne sont pas entendus. Il ne jouit de la confiance que
dans la mesure où il incarne la résistance au stalinisme. Et,
notons-le au passage, quelle impuissance est la sienne ! Si
résolu soit-il à rompre avec la politique de l'ancienne équipe,
il croit encore dans une première période qu'on peut concilier
l'inconciliable. Il ne conçoit pas que le foyer de la décision

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historique ne soit plu


qu'un mouvement de
sans chefs et sans con
homme d'appareil.
La situation créée par la mobilisation spontanée de la
classe ouvrière et la formation de Conseils a interdit à Nagy
de jouer le rôle d'un Gomulka ou d'un Dubcek, rôle pour
lequel il était sans doute fait. Peut-être dira-t-on que la rigi
dité des dirigeants hongrois rendit impossible son projet de
réforme. Je ne le conteste pas. Mais à mes yeux l'important
n'est pas là. On trouve toujours à l'origine d'une révolution
les maladresses des hommes qui ont la responsabilité du gou
vernement. L'essentiel est de ne pas perdre de vue la différence
de la réforme et de la révolution. La première est toujours
à l'initiative d'une élite, elle procède d'en haut et tend à
maintenir le cadre institutionnel établi, alors même qu'elle
cherche un soutien de masse et en bénéficie. La seconde
procède d'en bas et, quoique souvent, à son début, dépourvue
d'objectifs généraux bien définis, brise ce cadre, créant des
formes d'organisation ou de socialisation incompatibles avec
l'ancien ordre. En ce sens, l'Europe de l'Est n'a connu de
révolution qu'en Hongrie.

Troisième observation : Cette révolution est la première


qui fût à la fois anticapitaliste et antibureaucratique. Anti
capitaliste, elle ne le fut pas qu'implicitement du fait qu'on
ne demanda nulle part un retour à la propriété privée des
moyens de production. La formation des Conseils ouvriers
était liée au projet d'une gestion collective des entreprises
par les travailleurs inconcevable dans le cadre du capitalisme.
Et antibureaucratique, elle ne le fut pas seulement parce
qu'elle s'attaquait au pouvoir des fonctionnaires de l'Etat
Parti. Toutes les informations qu'on a pu recueillir sur la
vie des multiples associations, comités, conseils, montrent qu'il
y eut partout le souci de créer des institutions qui resteraient
sous le contrôle de leurs membres, d'éviter la formation d'appa
reils qui monopolisent la décision et l'information. Pratique
démocratique qui est l'effet de la spontanéité révolutionnaire,
dira-t-on.
Mais il ne s'agit pas seulement de cela. Il me semble que
l'expérience de la bureaucratie a rendu les Hongrois au plus
haut point sensibles à la nécessité de formuler des règles qui
garantissent la représentativité des délégués, obligent ceux-ci

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à rendre compte de leurs mandats, assurent à to


à une libre expression. La démocratie n'est pas
« vécue », elle est pensée. Ici et là, dans les entre
les services publics (dans le secteur de l'informa
ticulier jusqu'alors étroitement asservi au pouvoi
universités, dans toutes les institutions de culture
à définir des droits. Souci juridique qui ne s'expliqu
par un attrait pour le formalisme. Il s'agit de r
dimension de la loi dans une société où elle a été
le pouvoir décide du juste et de l'injuste, du per
l'interdit, du vrai et du faux. Il s'agit de restaurer
propre à chaque domaine d'activité, de protéger et le
et les collectivités contre l'arbitraire. Mais la renaissance de
l'esprit démocratique va plus loin. Quoique la Révolution hon
groise n'ait pu vivre longtemps, elle a vu s'esquisser le modèle
d'une nouvelle société qui combinerait des principes différents
d'autorité.
Rien de plus remarquable à cet égard que les débats qui
accompagnèrent la formation du Conseil ouvrier central du
Grand Budapest1. Les délégués revendiquent pour une fédé
ration nationale des Conseils la direction des affaires écono
miques. Mais simultanément ils se refusent à créer un organe
qui concentrerait tout le pouvoir. Ils demandent à la fois
cette fédération de Conseils, un gouvernement dans la dépen
dance d'un Parlement librement élu par la population et des
syndicats refaits de la base au sommet, jouissant du droit
de grève et ayant pleine autorité pour défendre les intérêts
des travailleurs. Comme le dit en substance l'un des membres
de l'Assemblée (Sandor Bali) : il ne s'agit pas de substituer
au pouvoir du Parti le pouvoir des Conseils ; ceux-ci doivent
se garder de vouloir imposer leur autorité à la société entière,
sous peine de reproduire les erreurs du passé.
Je ne discute pas de la validité du schéma proposé. Nul
ne sait quelle organisation sociale serait sortie de la révolution
si elle avait été victorieuse. Mais ce qui est sûr, ç'est que
les insurgés dans leur majorité avaient rompu avec le mythe
d'une société unifiée par l'action d'un bon pouvoir, qu'ils
cherchaient la formule d'un socialisme qui fasse droit à la
différence des normes, aux oppositions, aux conflits, aux divi
sions qui travaillent toute société vivante.

Claude Lefort.

1. Bala'zs Nagy : La formation du Conseil central ouvrier de Budapest


en 1956. Institut Imre Nagy de Sciençes politiques, Bruxelles, 1961.

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