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UNION GÉNÉRALE D'ÉDITIONS

8, rue Garancière - PARIS VI


DU MÊME AUTEUR
Aux Éditions 10/18

LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE. T. I : LES RAPPORTS DE PRO-


DUCTION EN RUSSIE (1973).
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE. T. II : LA RÉVOLUTION CONTRE
LA BUREAUCRATIE (1973).
L'EXPÉRIENCE DU MOUVEMENT OUVRIER. T. I : COMMENT
LUTTER (1974).
L'EXPÉRIENCE DU MOUVEMENT OUVRIER. T. II : PROLÉTARIAT
ET ORGANISATION (1974).
CAPITALISME MODERNE ET RÉVOLUTION. T. I : L'IMPÉRIALISME
ET LA GUERRE (1979).
CAPITALISME MODERNE ET RÉVOLUTION. T. II : LE MOUVE-
MENT RÉVOLUTIONNAIRE DANS LE CAPITALISME MODERNE
(1979).
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE (1979).

Aux Éditions du Seuil


L'INSTITUTION IMAGINAIRE DE LA SOCIÉTÉ (1975).
LES CARREFOURS DU LABYRINTHE (1978).
LE CONTENU
DU SOCIALISME
PAR

Cornelius CASTORIADIS

INÉDIT
© Union Générale d'éditions et Cornelius Castoriadis 1979.
ISBN 2-264-00225-5
AVERTISSEMENT

Comme pour tous les autres volumes de cette


publication, les textes sont reproduits ici sans modi-
fication, sauf pour la .correction des fautes d'impres-
sion et de quelques lapsus calami et pour la mise
à jour, le cas échéant, des références. Quelques
additions sont indiquées par des crochets. Les notes
appelées par des lettres sont nouvelles.
Je remercie D. Mothé d'avoir accepté la repro-
duction ici du texte « Autogestion et hiérarchie »
que nous avons élaboré et rédigé ensemble.
Les sigles suivants désignent les volumes déjà parus
de cette publication, et les textes auxquels référence
est faite plus fréquemment :
Vol. I,1 : La Société bureaucratique, 1: Les rapports
de production en Russie (éd. 10/18, n° 751).
Vol. I, 2 : La Société bureaucratique, 2 : La révolu-
tion contre la bureaucratie (éd. 10/18, n° 806).
Vol. III, 1: Capitalisme moderne et révolution, 1:
L'impérialisme et la guerre (éd. 10/18, n° 1303).
Vol. III, 2 : Capitalisme moderne et révolution, 2 :
Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme
moderne (éd. 10/18, n° 1304).
Vol. IV : Le contenu du Socialisme (éd. 10/18,
n° 1 3 3 1 ) .
Vol. V, 1: L'Expérience du mouvement ouvrier, 1:
Comment lutter (éd. 10/18, n° 825).
Vol. V, 2 : L'Expérience du mouvement ouvrier, 2 :
Prolétariat et organisation (éd. 10/18, n° 857).
I.I.S. : L'Institution imaginaire de la société (Le
Seuil, 1975).
Vol. VII : La Sociétéfrançaise (éd. 10/18, n° 1332).
C.F.P. : Concentration des forces productives (iné-
dit, mars 1948; vol. I, 1, p. 101-114).
Ph. C.P. : Phénoménologie de la conscience prolé-
tarienne (inédit, mars 1948; vol. I, 1, p. 115-130).
S.B. : Socialisme ou barbarie (S. ou B., n° 1,
mars 1949; vol. I, 1, p. 135-184).
R.P.R. : Les rapports de production en Russie (S.
ou B., n° 2, mai 1949; vol. I, 1, p. 205-282).
D.C. 1et II : Sur la dynamique du capitalisme (S.
ou B., n 12et 13, août 1953 et janvier 1954).
S.I.P.P. : Situation de l'impérialisme et perspec-
tives du prolétariat (S. ou B., n° 14, avril 1954;
vol. III, 1, p. 375-435).
C.S. I, C.S. II, C.S. III : Sur le contenu du
socialisme (S. ou B., n° 17, juillet 1955, n° 22,
juillet 1957, n° 23, janvier 1958; vol. IV, p. 67-
102 et 103-222; vol. V, 2, p. 9-88).
R.P.B. : La révolution prolétarienne contre la
bureaucratie (S. ou B., n° 20, décembre 1956; vol. I, 2,
p. 267-338).
P.O. 1et II : Prolétariat et organisation (S. ou B.,
n 27et 28, avril etjuillet 1959; vol. V, 2, p. 123-248).
M.R.C.M. I, II et III : Le mouvement révolution-
naire sous le capitalisme moderne (S. ou B., n 31, 32
et 33, décembre 1960, avril et décembre 1961;
vol. III, 2, p. 47-258).
R.R. : Recommencer la révolution (S. ou B.,
n° 35, janvier 1964; vol. V, 2, p. 307-365).
R.I.B. : Le rôle de l'idéologie bolchevique dans la
naissance de la bureaucratie (S. ou B., n° 35,
janvier 1964; vol. V, 2, p. 385-416).
M.I.R. 1à V: Marxisme et théorie révolutionnaire
(S. ou B., n 36 à 40, avril 1964 à juin 1965; IIS,
p. 13 à 230).
I.G. : Introduction au vol. I, 1(p. 11-61).
H.M.O. : La question de l'histoire du mouvement
ouvrier (vol. V, 1, p. 11 à 120).
Plan d'ensemble de la publication

I. LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE
1. Les rapports de production en Russie (10/18,
N° 751; 1973)
2. La révolution contre la bureaucratie (10/18,
N° 806; 1973)
3. La Russie après l'industrialisation
II. LA DYNAMIQUE DU CAPITALISME
III. CAPITALISME MODERNE ET RÉVOLU-
TION
1. L'impérialisme et la guerre (10/18, N° 1303;
1979)
2. Lemouvementrévolutionnaire sous le capita-
lisme moderne (10/18, N° 1304; 1979)
IV. LE CONTENU DU SOCIALISME (10/18,
N° 1331; 1979)
V. L'EXPÉRIENCE DU MOUVEMENT OU-
VRIER
1. Comment lutter (10/18, N° 825; 1974)
2. Prolétariat et organisation (10/18, N° 857;
1974)
VI. L'INSTITUTION IMAGINAIRE DE LA
SOCIÉTÉ (Le Seuil, 1975)
1. Marxisme et théorie révolutionnaire
2. L'imaginaire social et l'institution
VII. LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE (10/18, N° 1332;
1979).
INTRODUCTION
SOCIALISME
ET SOCIÉTÉ AUTONOME

J'ai conservé, pour intituler ce livre, le titre des


deux textes principaux qu'il contient. Mais il est
évident que les termes de socialisme et de commu-
nisme sont désormais à abandonner. Certes, la
signification attachée à tout mot de la langue est,
théoriquement et au départ, conventionnelle et arbi-
traire. Mais c'est précisément ce qui fait, aussi,
qu'elle n'est finalement que ce qu'elle est devenue
dans son usage historique effectif. Rendre un sens
plus pur aux mots de la tribu est peut-être la tâche du
poète ou du philosophe, ce n'est certainement pas la
tâche du politique. Qu'on le déplore ou non, socia-
lisme signifie aujourd'hui pour l'écrasante majorité
des gens le régime instauré en Russie et dans les pays
similaires — le « socialisme réellement existant »,
comme l'a si bien dit M. Brejnev : un régime qui
réalise l'exploitation, l'oppression, la terreur totali-
taire et la crétinisation culturelle à une échelle
inconnue dans l'histoire de l'humanité. Ou alors,
sont socialistes les partis dirigés par MM. Mitter-
rand, Callaghan, Schmidt et alii; à savoir, des
rouages « politiques »de l'ordre établi dans les pays
occidentaux. Ces réalités massives ne se laissent pas
combattre par des distinctions étymologiques et
sémantiques. Autant vouloir combattre la bureaucra-
tie de l'Eglise, en rappelant qu'église, ecclésia, signifie
originairement l'assemblée du peuple — ici, des
fidèles —et que, relativement à ce sens originaire, la
réalité du Pape, du Vatican, de la Secrétairerie
d'Etat, des cardinaux etc. représente une usurpation.
Faut-il même, du reste, dans le cas discuté,
déplorer le destin de ces mots? Que leur utilisation
par les bureaucraties lénino-staliniennes et réfor-
mistes ait été un des instruments de la plus grande
mystification de l'histoire, c'est certain. Mais cela est
déjà fait, et nous n'y pouvons rien. Pour le reste, il
faut constater que les termes étaient, dès le départ,
« mauvais »—autant qu'un mot peut l'être. Ou bien
ils sont tautologiques, ou bien ils sont dangereuse-
ment ambigus. Qu'est-ce que cela veut dire, être
« socialiste »; ou même « communiste »? Etre parti-
san de la société, de la socialité (ou de la commu-
nauté) — et contre quoi? Toute société a toujours
été, et sera toujours, « socialiste ». Comme dirait
M. de la Palice, toute société est sociale ou n'est pas
société. La société est toujours « socialiste » parce
qu'elle est toujours agencée en vue de son maintien
comme société instituée, et instituée de telle façon
donnée, et qu'elle subordonne tout à ce maintien —à
sa préservation, conservation, affirmation et repro-
duction comme telle société. La société la plus
sauvagement « individualiste » est encore « socia-
liste »au sens qu'elle affirme et impose cette signifi-
cation, cette fabrication, cette « valeur » sociale (ni
naturelle, ni rationnelle, ni transcendante) qu'est
l'individu. Ce qui, chez l'être humain, n'est pas
individu socialement fabriqué (et la représentation
dicible : je suis un individu, et tel individu, fait
évidemment partie de cette fabrication, est un de ses
résultats) c'est la monade psychique, à la limite du
connaissable et de l'accessible, qui est comme telle
radicalement inapte à la vie. Non pas à la vie en
société : à la vie tout court. Car la monade psychique
comme telle est radicalement folle — a-rationnelle,
a-fonctionnelle. Ce fait élémentaire, même s'il a été
placé au centre de notre réflexion sur le sujet à partir
de Freud et grâce à lui, est connu depuis toujours et
a été formulé par des penseurs aussi différents que
Platon, Aristote ou Diderot. Ce n'est que moyennant
son occultation que, depuis dix ans, ont pu fleurir de
nouvelles variétés de confusion et de mystification —
la glorification du « désir » et de la « libido », la
découverte d'un désir « mimétique », et la dernière
camelote lancée par la publicité de l'industrie des
idées sur le marché : le néo-libéralisme pseudo-
« religieux ». Tous tant qu'ils sont, et quoiqu'ils
disent les uns des autres, partagent le même
incroyable postulat : la fiction d'un « individu » qui
viendrait au monde pleinement achevé et déterminé
quant à l'essentiel, et que la société — la socialité
comme telle —corromprait, opprimerait, asservirait.
Ou bien alors le terme socialisme est gros d'une
dangereuse ambiguïté. Il semble opposer une pri-
mauté matérielle, substantive, « de valeur », de la
société à l'individu —comme s'il pouvait y avoir des
« choix », des « options » pour la société et contre
l'individu. Au plan théorique, des idées et des
concepts, une telle opposition est, je viens de le dire,
un non-sens. Elle est aussi fallacieuse, et mystifica-
trice, au plan pratique. Elle reste prise dans la
philosophie et l'idéologie bourgeoise, dans la fausse
problématique créée par celle-ci. Elle devient finale-
ment une couverture idéologique du totalitarisme,
comme elle nourrit, par opposition, un pseudo-
« individualisme », ou « libéralisme ».
La société victorienne, plus généralement celle du
capitalisme classique et « libéral », est « individua-
liste »; du moins, le proclame-t-elle. Qu'est-ce que
cela veut dire? Qu'elle permet à une petite minorité
des « individus » qu'elle fabrique d'opprimer et d'ex-
ploiter la grande majorité des autres « individus ».
Elle fonctionne contre l' « individu » dans 90 %
des cas. Et que signifie le fait que la société russe
aujourd'hui est une société d'exploitation et d'op-
pression? Est-ce que chaque individu y est opprimé
et exploité au bénéfice de la collectivité, c'est-à-dire
au bénéfice de tous les autres (et donc, aussi, de lui-
même)? Certainement pas; chacun des individus qui
composent le peuple russe n'est pas opprimé et
exploité par le peuple russe, mais par la bureaucratie
communiste — c'est-à-dire par un regroupement
sociologique particulier d'individus. La société russe
est une société authentiquement « individualiste »
— pour 10 % des individus qui la composent.
Les sociétés qui fabriquent des individus serfs —
c'est-à-dire à peu près toutes les sociétés connues, à
part la cité démocratique grecque et ses héritages
modernes — ne les asservissent pas à la collectivité,
ce qui, encore une fois, n'aurait aucun sens. Ils les
asservissent à l'institution donnée de la société, ce qui
est tout à fait autre chose. Le sauvage n'est pas
asservi à la tribu comme collectivité effective; lui et
la collectivité sont asservis aux règles établies par les
« ancêtres ». Lejuif, le chrétien, le musulman ne sont
pas asservis à la collectivité juive, chrétienne, ou
musulmane; ils sont esclaves de l'institution donnée
de leur société, d'une Loi immuable et intangible,
puisque son origine est imputée à une source
transcendante, Dieu(l). En Grèce même, à Sparte, le
Spartiate n'est pas asservi aux Spartiates, mais à
Sparte et à ce qui fait que Sparte est Sparte : non pas
sa localisation géographique, mais ses lois, posées
comme intangibles et attribuées, pour l'essentiel, à un
fondateur mythique ou mythifié, Lucurgue. L'origine
mythique de la loi, comme la donation des Tables de
la Loi par Dieu à Moïse, comme la révélation
chrétienne ou le prophétisme musulman, ont la
même signification et la même fonction : assurer la
conservation d'une institution hétéronome de la
société en incorporant dans cette institution la
représentation d'une origine extra-sociale de la loi,
qui est ainsi posée comme par définition et par
essence soustraite à l'activité instituante des humains.
En revanche, là où il y a eu rupture de l'hétérono-
mie instituée apparaissent simultanément —c'est un
truisme — individu autonome et collectivité auto-
nome. Plus exactement, apparaissent l'idée politique
et la question politique de l'autonomie de l'individu et
de la collectivité qui ne sont possibles et n'ont de sens
que chacune par l'autre. L'individu, tel que nous le
connaissons sur quelques exemples et tel que nous le
voulons pour tous; l'individu autonome, qui — tout
en se sachant pris dans un ordre/désordre a-sensé
du monde—se veut et se fait responsable de ce qu'il
est, de ce qu'il dit, de ce qu'il fait, naît en même
temps et du même mouvement qu'émerge la cité, la
polis, comme collectivité autonome, c'est-à-dire qui ne
reçoit pas ses lois d'une instance qui lui serait
extérieure et supérieure, mais les pose elle-même
pour elle-même. La rupture de l'hétéronomie
mythique ou religieuse, la contestation des significa-
tions imaginaires sociales instituées, la reconnais-
sance du caractère historiquement créé de l'institu-
tion — de la loi, du nomos — est, à un degré
aveuglant, inséparable de la naissance de la philoso-
phie, de l'interrogation illimitée et qui ne connaît
d'autorité ni intra-, ni extra-mondaine — comme la
naissance de la philosophie est impossible et inconce-
vable en dehors de la démocratie.

La démocratie s'appelait aussi en Grèce, au


départ, l'isonomie — l'égalité de la loi pour tous.
Mais qu'est-ce que la loi? La loi n'est pas seulement
la loi « formelle », dans les sociétés modernes écrite,
la loi au sens étroit. La loi, c'est l'institution de la
société. L'égalité, et la liberté —je reviendrai sur le
rapport de ces deux idées — ne peuvent pas être
limitées à certains domaines seulement, garantissant
par exemple les droits égaux de la défense de tous les
individus devant les tribunaux, et « ignorant » le
fonctionnement effectif de ces mêmes tribunaux qui
pourrait faire —et fait en réalité aujourd'hui,même
dans les sociétés dites « démocratiques »—de cette
égalité le masque d'une inégalité. L'égalité et la
liberté ne peuvent pas être la liberté et l'égalité de tous
de fonder, par exemple, une « entreprise » indivi-
duelle —cependant qu'en même temps, l'institution
effective de la société fait de ce droit une sinistre
moquerie pour les quatre cinquième des individus. Je
ne sais plus quel socialiste d'autrefois (Bellamy, je
crois) constatait cette évidence : la loi interdit avec la
même rigueur aux riches et aux pauvres de coucher
sous les ponts. On ressort aujourd'hui (bien entendu,
sans mention d'origine et en les présentant comme
nouveaux) les arguments de Hayek, Schumpeter,
Popper etc. sur la « propriété privée » et la « liberté
d'entreprise »comme fondements de la démocratie et
de la liberté —et l'on continue d'escamoter le fait
que, telles qu'elles fonctionnent dans les conditions
du monde moderne, et nécessairement, propriété
privée et liberté d'entreprise ne sont que le masque
institutionnel de la domination effective d'une petite
minorité.
Ce n'est pas le fait que quelques-uns découvrent ou
font mine de découvrir aujourd'hui —avec, selon les
cas et les histoires individuelles, tel ou tel nombre de
décennies en retard — les horreurs du totalitarisme
stalinien et maoïste qui pourrait avaliser et justifier
l'inégalité et la servitude, l'exploitation et l'oppres-
sion qui caractérisent les sociétés capitalistes occiden-
tales. Ce n'est pas la reconnaissance du fait que les
« droits individuels » arrachés au capitalisme par les
luttes du peuple dans les pays occidentaux ne sont
pas « formels » qui annule la critique de la manière
effective dont ils fonctionnent dans des sociétés
dominées par une minorité. Ces droits n'ont jamais
été « formels » (au sens de : vides) : mais ils ont
toujours été partiels, inachevés —et le restent. Ils le
resteront, nécessairement, tautologiquement, tant
que la société sera divisée asymétriquement et anta-
goniquement entre dirigeants et exécutants, domi-
nants et dominés.
Ce que l'on a visé par le terme société socialiste,
nous l'appelons désormais société autonome. Une
société autonome implique des individus autonomes
— et réciproquement. Société autonome, individus
autonomes : société libre, individus libres. La liberté
—mais qu'est-ce que la liberté? Et quelle liberté? Il
ne s'agit pas ici de liberté philosophique ou métaphy-
sique : celle-ci est ou n'est pas, mais si elle est, alors
elle est aussi bien absolue et inentamable chez
Descartes réfléchissant dans son poêle, que chez le
prisonnier battu ou torturé par la Gestapo, le K.G.B.
ou la police argentine. Il ne s'agit pas d'une liberté
intérieure, mais de la liberté effective, sociale, concrè-
te : à savoir, sous un premier aspect, de l'espace de
mouvementet d'activité le plus large possible assuré à
l'individu par l'institution de la société. Cette liberté
nepeutêtrequecommedimension et mode del'institu-
tion de la société. Et l'institution de la société est ce
que vise la politique au sens authentique du terme.
Seul un débile, ou un charlatan (notre époque fournit
un échantillonnage riche de ces deux variétés dans
leurs combinaisons apparemment paradoxales) peut
prétendre s'intéresser à la liberté, et se désintéresser
de la question de l' « Etat », de la question de la
politique.
Or la liberté, en ce sens, implique l'égalité effective
—et réciproquement. L'égalité conçue aussi, certes,
au sens social, institué : non pas égalité métaphysique
ou « naturelle », mais égalité de droits et des devoirs,
de tous les droits et de tous les devoirs, et de toutes
les possibilités effectives defaire qui dépendent, pour
chacun, de l'institution de la société. Car, par
exemple, l'inégalité (sociale) est toujours aussi inéga-
lité de pouvoir : elle devient aussitôt inégalité de
participation au pouvoir institué. Comment donc
pouvez-vous être libre si les autres ont plus depouvoir
que vous? Pouvoir, au sens social et effectif, c'est
amener quelqu'un ou quelques-uns à faire ce qu'ils
n'auraient pas voulu, en connaissance de cause, faire
autrement. Or, comme l'idée d'une société sans
aucun pouvoir est une fiction incohérente, la pre-
mière partie de la réponse à la question de la liberté,
c'est l'égalité de la participation de tous au pouvoir.
Une société libre, est une société où le pouvoir est
effectivement exercé par la collectivité, par une
collectivité à laquelle tous participent effectivement
dans l'égalité. Et cette égalité de participation effec-
tive, comme fin à atteindre, ne doit pas rester règle
purement formelle; elle doit être assurée, tant que
faire se peut, par des institutions effectives.
Ouvrons ici une parenthèse. J'ai déjà dit que l'idée
d'une société sans aucun pouvoir est une fiction
incohérente. On serait tenté de dire qu'une société
autonome viserait simplement à limiter le plus
possible le champ qui relève d'un pouvoir collectif,
pour élargir au maximum le champ de l'autonomie
individuelle effective. Mais cela n'est qu'à moitié
vrai. Il est certain que l'hétéronomie de la société
contemporaine (même dans ses formes les plus
« démocratiques ») implique beaucoup plus qu'une
limitation indue, injustifiée, non nécessaire, elle
implique une mutilation de l'autonomie individuelle
— du champ de mouvement et d'activité des indi-
vidus, comme du reste des diverses collectivités
particulières qui composent la société. Mais il n'en
découle nullement qu'une société autonome doit viser,
comme une fin en soi, la disparition de tout pouvoir
collectif. Ce n'est que pour ces fragments d'être
humain que sont les intellectuels pseudo-individua-
listes contemporains que la collectivité est le mal. La
liberté est liberté de faire — et faire est aussi bien
pouvoir faire tout seul, que pouvoir faire avec les
autres. Faire avec les autres, c'est participer, s'enga-
ger, se lier dans une activité commune —et accepter
une coexistence organisée et des entreprises collec-
tives dans lesquelles les décisions sont prises en
commun et exécutées par tous ceux qui ont participé
à leur formation.
La confusion sur le rapport de la liberté et de
l'égalité vient de loin. Elle existe chez un penseur
aussi profond que Tocqueville(2). Marx n'a rien fait
pour la dissiper, dans son mépris naïf de la question
politique, qui formait l'envers de sa croyance naïve
en la solution, plutôt la dissolution de toutes les
questions une fois opérée la transformation des rap-
ports de production. Cette confusion n'est possible
que si l'on en reste aux acceptions les plus superfi-
cielles, les plus légères, les plus formelles précisément
des termes liberté et égalité. Dès qu'on leur accorde
leur poids plein, dès que l'on les leste de l'effectivité
sociale instituée, ils apparaissent indissociables. Seuls
des hommes égaux peuvent être libres, et seuls des
hommes libres peuvent être égaux. Puisqu'il y a
nécessairement pouvoir dans la société, ceux qui ne
participent pas à ce pouvoir sur un pied d'égalité
sont sous la domination de ceux qui y participent et
l'exercent, ne sont donc pas libres —même s'ils ont
l'illusion idiote de l'être parce qu'ils auraient décidé
de vivre et de mourir idiots, c'est-à-dire comme
simples individus privés (idioteuein). Et cette partici-
pation —c'est évidemment un des points sur lesquels
le mouvement ouvrier moderne est allé plus loin que
la démocratie grecque — ne peut être égale que si
sont égales les conditions sociales effectives, et non
seulementjuridiques, qui sont faites à tous. Qu'inver-
sement, dans une société où les hommes ne sont pas
libres, il ne peut pas y avoir d'égalité, n'a pas besoin
d'argumentation; sur ces hommes non libres,
d'autres hommes exercent toutes sortes de pouvoirs
et entre les premiers et les seconds, une inégalité
essentielle est instaurée.
Il est affligeant de constater qu'aujourd'hui encore
on puisse laisser entendre que le socialisme réalise
l'égalité, mais au détriment de la liberté, qu'il
faudrait donc opter pour les régimes qui préservent
la liberté quitte à sacrifier l'égalité. Passons sur le
sous-entendu tacite, que les régimes du capitalisme
bureaucratique total et totalitaire seraient des
régimes « socialistes ». Lorsque l'on discute de ques-
tions aussi sérieuses, on ne peut pas se borner à
avaliser sociologiquement et politiquement la déno-
mination qu'un régime se donne à soi-même (et si on
le fait, on n'a alors qu'à accepter aussi l'affirmation
stalinienne que la constitution russe est la plus
démocratique du monde —et l'argument tombe de
lui-même). Mais où a-t-on vu que les régimes qui se
proclament « socialistes » réalisent l'égalité? Quelle
égalité, économique, sociale, politique, y a-t-il entre
la caste bureaucratique dominante en Russie ou en
Chine, la bureaucratie moyenne, et les masses des
ouvriers, des paysans des travailleurs de services, des
petits employés et fonctionnaires subalternes? Les
régimes qui ont usurpé le terme de socialisme ne sont
pas seulement « moins libéraux » (sinistre litote) que
les autres. Ils sont certes aussi beaucoup plus
fortement inégalitaires, et ce, de tous les points de vue
(y compris du point de vue économique effectif).
Mais laissons de côté les autres points de vue, pour
éviter des arguties secondaires : comment peut-on
dire que l'égalité est réalisée dans une société où
les uns peuvent mettre les autres en camp de concen-
tration? Quelle est cette étrange cécité (pseudo-
marxiste) qui identifie l'égalité en général, et même
l'égalité économique, avec l'élimination des proprié-
taires privés des moyens de production (et leur
remplacement par une bureaucratie dominante, privi-
légiée, inamovible, autocooptée, autoperpétuée), et
ne peut pas voir que seule la forme de l'inégalité est
ainsi changée?
Etrange amnésie aussi, effaçant deux siècles, au
moins, de critique sociale et d'analyse sociologique
qui ont montré le caractère partiel, tronqué, détourné
et détournable, et si souvent vraiment fictif et illu-
soire, des libertés et de la liberté sous la république
capitaliste. Encore une fois, qu'entend-on par liber-
té? Les sociétés capitalistes auraient-elles cessé d'être
des sociétés de domination? Si la majorité de la
société est dominée par une minorité, peut-elle être
appelée libre?
On ne peut pas prétendre s'intéresser à la « li-
berté », et réduire celle-ci à un aspect limité, et
essentiellement « passif », celui des « droits indivi-
duels »; pas plus qu'on ne peut réduire les « droits
individuels » à la sphère juridico-politique étroite
dans laquelle ils sont confinés dans les pays dits
« démocratiques ». La liberté exige d'abord l'élimi-
nation de la domination instituée de tout groupe
particulier dans la société. L'institution de cette
domination n'est pas formellement « écrite » dans les
constitutions modernes. Pas plus que la constitution
russe ne dit explicitement que la société est dominée
par la bureaucratie du Parti/Etat, pas davantage les
constitutions occidentales ne portent que la société
est dominée par les groupes de capitalistes et de
grands bureaucrates. Quedans le deuxième cas, aussi
bien les droits individuels que le régime politique au
sens étroit, comme aussi d'autres facteurs, limitent
cette domination, permettent parfois de la contreba-
lancer ou de s'y opposer de façon efficace, aucun
doute(3). Mais ce n'est pas le sujet de cette discus-
sion.
Tout se passe comme si la soudaine «découverte »
du totalitarisme russe par quelques adolescents attar-
dés et autres melons mûrs et quelque peu passés
fonctionnait pour jeter un nouveau voile mystifica-
teur sur les profondeurs de la question sociale et
politique. Et ici encore, d'étranges complicités objec-
tives se nouent. Le peuple russe est atrocement
opprimé. Mais il n'est pas qu'opprimé. Il est aussi
exploité, comme peu d'autres le sont. Là-dessus, pas
plus les nouveaux et confortables champions occi-
dentaux des « droits de l'homme » que les staliniens,
les trotskistes, les cérésiens et les « socialistes » ne
soufflent mot. Or, exploités, les autres peuples le sont
aussi. Accordons, pour abréger la discussion, que la
lutte pour les « droits politiques » au sens étroit
précède les autres; et supposons que, par un miracle
quelconque, la bureaucratie russe soit amenée à
« démocratiser »sa domination. Cela voudrait-il dire
que la question sociale et politique de la Russie serait
réglée pour autant? Est-ce que la question sociale et
politique en France aujourd'hui serait résolue par
l'élimination des « bavures »policières et judiciaires?
Vive la liberté. Mais, attention : il faut que la
liberté s'arrête aux portes de l'entreprise. Pas ques-
tion d'être libre dans son travail. (Pas question que
ceux qui travaillent effectivement le soient; car
l'intellectuel qui disserte sur ces questions est, lui,
libre dans son « travail », pour autant que sa
constitution mentale le lui permet.) On continue les
litanies psittaciques sur Marx fourrier du totalita-
risme, etc. Mais on demeure esclave de son postulat
(capitaliste) fondamental : le travail, c'est le royaume
de la nécessité. Autant dire, de l'esclavage. A part
cela, on raconte que l'autogestion est une forme
du totalitarisme. Comment douter, en effet, qu'une
chaîne de montage soit la forme la plus achevée de la
république monothéiste et le terrain d'élection de la
vraie liberté spirituelle? On ne peut rien y faire
d'autre, mentalement, qu'essayer de communiquer
avec une transcendance introuvable.
Des hommes qui sont esclaves dans leur travail, la
plus grande partie de leur vie éveillée, et qui
s'endorment épuisés le soir devant une télévision
abrutissante et manipulatrice ne sont ni ne peuvent
être libres. La suppression de l'hétéronomie est aussi
bien la suppression de la domination de groupes
sociaux particuliers sur l'ensemble de la société, que
la modification du rapport de la société instituée à
son institution, la rupture de l'asservissement de la
société à l'égard de son institution. Les deux aspects
apparaissent avec une clarté aveuglante dans le cas
de la production et du travail. La domination d'un
groupe particulier sur la société ne saurait être
abolie, sans l'abolition de la domination de groupes
particuliers sur le processus de production et du
travail —sans l'abolition de la hiérarchie bureaucra-
tique dans l'entreprise, comme partout ailleurs. Dès
lors, le seul mode d'organisation concevable de la
production et du travail est sa gestion collective par
tous les participants, comme je n'ai cessé de le dire
depuis 1947 (4); ce que l'on a appelé, par la suite,
autogestion —la plupart du temps, pour en faire un
cosmétique réformiste de l'état des choses existant ou
un « terrain d'expérimentation » et en se taisant
soigneusement sur les implications colossales, en
. amont et en aval, de l'idée d'autogestion. De ces
implications, je ne mentionnerai ici que deux, expli-
citées déjà en 1955-1957 dans les deux textes « Sur le
contenu du socialisme » (v. plus bas, pp. 67 à 222).
Une véritable gestion collective, une participation
active de tous aux affaires communes, est pratique-
ment inconcevable si la différenciation des rémunéra-
tions était maintenue (maintien que, par ailleurs,
strictement tien, à aucun égard, ne pourrait justifier).
L'autogestion implique l'égalité de tous les salaires,
revenus, etc. D'autre part, l'autogestion s'effondre-
rait rapidement de l'intérieur, s'il s'agissait seulement
d' « autogérer » l'amoncellement d'excréments exis-
tant. L'autogestion ne pourrait s'affermir et se déve-
lopper que si elle entraînait, aussitôt, une transforma-
tion consciente de la technologie existante — de la
technologie instituée — pour l'adapter aux besoins,
aux souhaits, aux volontés des humains aussi bien
comme producteurs que comme consommateurs. Or
à cette transformation, non seulement on ne voit pas
comment on fixerait apriori des limites : il est évident
qu'elle ne pourrait pas avoir des limites. On peut, si
l'on veut, appeler l'autogestion auto-organisation;
mais auto-organisation de quoi? L'auto-organisation
est aussi auto-organisation des conditions (sociale-
ment et historiquement héritées) dans lesquelles elle
se déroule. Et ces conditions, conditions instituées,
embrassent tout : les machines, les outils et les
instruments du travail, mais tout aussi bien ses
produits ; son cadre, mais aussi bien les lieux de vie, à
savoir l'habitat, et le rapport des deux; et bien
entendu, aussi et surtout, ses sujets présents et futurs,
les êtres humains, leur formation sociale, leur éduca-
tion au sens le plus profond du terme —leurpaideia.
Autogestion et auto-organisation, ou bien sont des
vocables pour amuser le peuple — ou bien signifient
exactement cela : l'auto-institution explicite (se
sachant telle, élucidée tant que faire se peut) de la
société. C'est la conclusion à laquelle on aboutit, que
l'on prenne la question par le bout le plus concret, le
plus quotidien (commeje le fais ici, et dans les textes
contenus dans ce volume); ou qu'on la prenne par le
bout le plus abstrait, le plus philosophique (commeje
l'ai fait dans l'Institution imaginaire de la société).
La liberté n'a pas que l'aspect « passif » ou
« négatif », de la protection d'une sphère d'existence
de l'individu où son pouvoir-faire autonome serait
reconnu et garanti par la loi. Encore plus important
. est son aspect actif et positif dont dépend, du reste, à
long et même à court terme, la préservation du
premier. Toutes les lois sont des chiffons de papier
sans l'activité des citoyens; juges et tribunaux ne
peuvent pas rester impartiaux et incorruptibles dans
une société de moutons « individualistes » qui se
désintéresseraient de ce que fait le pouvoir. La
liberté, l'autonomie, implique nécessairement la par-
ticipation active et égalitaire à tout pouvoir social qui
décide des affaires communes. L'intellectuel libéral-
idiotique, peut, s'il est suffisamment stupide, se croire
libre en jouissant des privilèges que lui confère
l'ordre social institué, et en oubliant qu'il n'a rien
décidé ni quant aux camelotes qu'on lui vend, ni
quant aux nouvelles qu'on lui présente, ni quant à la
qualité de l'air qu'il respire; et il peut rester dans
cette idiotie jusqu'au jour où il recevra librement sur
la tête une bombe H dont l'envoi aura été librement
décidé par d'autres. Mais pouvoir décider n'est pas
seulement pouvoir décider des « affaires courantes »,
participer à la gestion d'un état de choses considéré
comme intangible. Autonome signifie : celui qui se
donne à soi-même sa loi. Et nous parlons ici des lois
communes, « formelles » et «informelles» — à
savoir, des institutions. Participer au pouvoir, c'est
participer au pouvoir instituant. C'est appartenir, en
égalité avec les autres, à une collectivité qui s'auto-
institue explicitement.
La liberté dans une société autonome s'exprime
par ces deux lois fondamentales : pas d'exécution,
sans participation égalitaire à la prise de décisions.
Pas de loi, sans participation égalitaire à la position
de la loi. Une collectivité autonome a pour devise et
pour autodéfinition : nous sommes ceux qui avons
pour loi de nous donner nospropres lois.
Cet aspect actif et positif de la liberté, de l'auto-
n o m i e de la société, est indissociablement lié à la
question de l'autonomie de l'individu. Une société
autonome implique des individus autonomes —et de
tels individus ne peuvent pleinement exister que dans
une société autonome. Or, ce que chacun fait, aussi
bien à l'égard de la collectivité qu'à l'égard de soi-
même, dépend à un degré décisif de sa fabrication
sociale comme individu. La « liberté intérieure »elle-
même, non pas seulement au sens de la liberté
effective de penser, mais même au sens d'un « libre
arbitre », dépend de l'institution de la société et de ce
que celle-ci produit comme individu. Le « libre
arbitre » ne peut jamais s'exercer qu'entre des éven-
tualités qui sont effectivement données à l'individu et
lui apparaissent comme possibles. Aucun « libre
arbitre » ne permettra jamais au sujet d'un despote
oriental de penser que, peut-être, le Dieu-Roi est
simplement fou, ou débile. Aucun juif de Ja période
classique n'est « libre » de penser que peut-être tout
ce que raconte la Genèse n'est qu'un mythe. Avant la
Grèce, aucun membre d'aucune société n'a jamais eu,
que l'on sache, la possibilité de penser : nos lois sont
peut-être mauvaises, nos dieux sont peut-être des
faux dieux, notre représentation du monde est peut-
être purement conventionnelle. Hegel se trompait
lourdement, lorsqu'il disait que le monde asiatique
connaissait la liberté d'un seul, le monde gréco-
romain la liberté de quelques-uns. L' « un seul »
asiatique —le monarque —n'est pas « libre », il ne
peut penser que ce que l'institution de la société lui
impose de penser. Et, si la Grèce inaugure la liberté
en un sens profond, malgré l'esclavage et la condition
des femmes, c'est que tous peuvent penser autrement.
Pour que l'individu puisse penser « librement »,
même en son for intérieur, il faut que la société
l'élève et l'éduque, le fabrique, comme individu
pouvant penser librement, ce que très peu de sociétés
ont fait dans l'histoire. Cela exige, d'abord, la
création, l'institution, d'un espace public de pensée
ouverte à l'interrogation; ce qui exclut immédiate-
ment, de toute évidence, la position de la loi — de
l'institution —comme immuable, de même que cela
exclut radicalement l'idée d'une source transcendante
de l'institution, d'une loi donnée par Dieu ou par les
dieux, par la Nature ou même, par la Raison, si du
moins par Raison on entend un ensemble de détermi-
nations exhaustives, catégoriques et a-temporelles, si
on entend par là autre chose que le mouvement
même de la pensée humaine. En même temps et
corrélativement, cela implique une éducation au sens
le plus profond, une paideia formant des individus
qui ont la possibilité effective de penser par eux-
mêmes — ce qui, encore une fois, est la dernière
chose au monde que l'être humain possèderait de
naissance ou par dotation divine. Ajoutons que
penser par soi-même est impossible, psychiquement,
non seulement si quelqu'un d'autre et de nommé-
ment désigné (ici-bas ou dans le Ciel) est posé comme
source de la vérité; mais aussi, si ce que l'on penseou
qu'on ne pense pas importe peu et ne fait pas de
différence — autrement dit, si l'on ne se tient pas
pour responsable, non pas de ses phantasmes, mais
de ses actes et de ses paroles (c'est la mêmechose).

La mise en question radicale de l'imaginaire


institué, et la visée démocratique qui étaient nées
dans et par la cité antique sont reprises, à l'époque
moderne, par le mouvement intellectuel et politique
qui connaît une première culmination avec la philo-
sophie des Lumières et les révolutions américaine et
française du XVIII siècle (anticipées, en partie, par la
révolution anglaise du XVII Dès le début du
XIX siècle, un demi-siècle avant qu'il ne soit question
de Marx, le mouvement ouvrier naissant les adopte à
son tour et les élargit considérablement. Cet élar-
gissement se traduit par le dépassement — non pas
l'oubli —du champ « politique » étroit. Le mouve-
ment ouvrier étend, dès son origine, la signification
et la visée de démocratie moyennant l'idée de la
« République sociale ». La critique de l'ordre institué
et la revendication démocratique s'attaquent non
seulement au régime « politique » au sens étroit,
mais aussi bien à l'organisation économique, l'éduca-
tion ou la famille. Cela se manifeste très nettement
dans l'osmose qui s'opère entre le mouvement
ouvrier et les différents courants de socialisme
« utopique » pendant toute la première moitié du
XIX siècle et même après —aussi longtemps que le
carcan marxiste n'aura pas rétréci et finalement
étouffé la créativité sociale du mouvement.
Au départ, et parfois aussi par la suite, Marx
s'inspire du meilleur de cette création historique.
Mais dès le départ aussi se fait jour chez lui la
tendance rationaliste, scientiste, théoriciste qui pren-
dra rapidement le dessus et écrasera pratiquement
l'autre. Tendance qui lui fait chercher une explication
globale et achevée de la société et de l'histoire, croire
qu'il l'a trouvée dans le rôle « déterminant » de la
production et ériger finalement le «développement »
de celle-ci en clé universelle de compréhension de
l'histoire et en point archimédien de la transforma-
tion de la société. Par là même, Marx est amené en
fait —et quoi qu'il puisse continuer par moments à
penser et à dire —à rétrécir énormément le champ
des préoccupations et des visées du mouvement, à
tout concentrersur les questions de la production, de
l'économie, des «classes » (définies à partir de la
production et de l'économie); et, tout naturellement,
à ignorer ou à minorer tout le reste, en disant ou en
laissant entendre que la solution de tous les autres
problèmes découlera par surcroît de l'expropriation
des capitalistes. La question politique au sens large
—question de l'institution globale de la société —
autant que la question politique au sens étroit —le
pouvoir, sa nature, son organisation, la possibilité de
son exercice effectif par la collectivité et les pro-
blèmes que cet exercice soulève —sont ignorées ou,
au mieux, envisagées comme des corollaires qui
seront acquis dès que le théorème principal sera
démontré dans la pratique dela révolution.
Qu'à partir de là, Marx et le marxisme aient pu
exercer une influence prépondérante (et en vérité
catastrophique) sur le mouvement ouvrier de nom-
breux pays n'est pas l'effet simplement du génie de
Marx — et encore moins de son satanisme. Le
caractère central et souverain de la production et de
l'économie (et la réduction correspondante detoute la
problématique sociale et politique) ne sont rien
d'autre que les thèmes organisateurs de l'imaginaire
dominant de l'époque (et de la nôtre) : l'imaginaire
capitaliste. Commej'ai essayé de le montrer depuis
1955(dans «Lecontenu du socialisme »I et II, dans
«Prolétariat et organisation », dans «Le mouve-
ment révolutionnaire sous le capitalisme moderne »,
dans l' « Introduction » au vol. I de La société
bureaucratique, dans « La question de l'histoire du
mouvement ouvrier »), la « réception », la pénétra-
tion du marxisme dans le mouvement ouvrier a été,
en fait, la réintroduction (ou la résurgence) dans ce
mouvement des principales significations imaginaires
sociales du capitalisme dont il avait essayé de se
dégager dans la période précédente.
La confusion et le brouillage ainsi introduits par
Marx et le marxisme dans les idées, les catégories de
pensée et les objectifs du mouvement- ouvrier socia-
liste ont été énormes dans tous les domaines (on en
paye encore les conséquences — ne serait-ce que
chaque fois que quelqu'un vous dit : oui, mais en
Russie c'est le socialisme puisqu'il n'y a plus de capi-
talistes). Mais nulle part elle n'a été plus pernicieuse
que dans le champ politique proprement dit. Je
tâcherai de l'illustrer ici sur un point, particulière-
ment «riche » : l'idée de «dictature du prolétariat ».
Nœudde mystifications presque impossible à démêler,
devenu farce sinistre et macabre depuis 1917, dont
j'ai commenté ailleurs un des derniers épisodes :
l' « abandon » de la « dictature du prolétariat »
par le P.C.F. (5).
Marx considérait comme un de ses apports origi-
naux l'idée qu'entre le capitalisme et le communisme
s'insère une phase historique, caractérisée par la
« dictature du prolétariat » (6). Pendant longtemps,
ce terme a signifié chez lui l'utilisation dictatoriale du
pouvoir et de l'appareil d'Etat existants par le
« prolétariat », aux fins de la transformation de la
société. En cela, Marx restait en deçà de l'expérience
historique qu'il avait sous les yeux. Il se montrait
incapable de tirer la conclusion de la grande Révolu-
tion française — qui, pourtant, serait tout à fait
conforme à sa propre « théorie de l'histoire » — à
savoir, que la Révolution n'avait pas et n'aurait pas
pu simplement utiliser à ses fins l'ancien « appareil
d'Etat », qu'elle avait dû le bouleverser de fond en
comble, qu'elle avait été marquée, dans ce domaine
comme dans tous les autres, par une activité insti-
tuante extraordinaire et profondément novatrice de
1789jusqu'à Thermidor au moins. Telle est la marche
de crabe même des penseurs les plus géniaux.
Il faudra attendre la Commune de 1871, la
création par les ouvriers et le peuple de Paris d'une
nouvelle forme institutionnelle, pour que Marx y
voie la « forme enfin trouvée » de la « dictature du
prolétariat », et en tire la leçon, au demeurant
évidente : que la Révolution socialiste ne peut pas
simplement se servir de l'ancien appareil d'Etat,
qu'elle doit le détruire et créer à sa place un pouvoir
« qui n'est plus un Etat au sens propre du terme »,
parce qu'il n'est rien d'autre que-le peuple organisé,
qu'il est caractérisé par l'élection et la révocabilité
permanente de tous ceux qui exercent des « fonc-
tions » publiques, par l'abolition des privilèges des
fonctionnaires etc. Et c'est cette conception, on le
sait, que défendra Lénine en 1917, avant Octobre,
dans l'Etat et la révolution. Ni Marx, ni Engels, ni
Lénine ne parlent une seule seconde du Parti comme
« organe » (encore moins « organe dirigeant ») de la
« dictature du prolétariat ». On peut leur reprocher,
précisément, d'ignorer le problème du parti et des
partis —à savoir, des divisions politiques possibles et
même inévitables à l'intérieur du « prolétariat ».
Mais non pas d'avoir, dans ces écrits, identifié le
pouvoir du prolétariat et le pouvoir de « son »parti.
Le changement est radical chez Lénine — et
Trotsky — après Octobre. Dans l'Etat et la révolu-
tion, Lénine expliquait que le pouvoir du prolétariat
n'est rien d'autre que le pouvoir des organismes de
masse, que tout appareil d'Etat séparé de la popula-
tion doit disparaître, etc. Le terme même de « Parti »
n'existe pas dans l'Etat et la révolution comme
concept politique. Or, dès la « prise du pouvoir », la
pratique de Lénine, de Trotsky, du parti bolchevique
n'a strictement rien à voir avec cette conception : ce
qui s'installe et se consolide rapidement, c'est le
pouvoir duparti unique. Il est inutile d'insister ici sur
les arguties avec lesquelles Lénine et surtout Trotsky
ont essayé par la suite dejustifier cette pratique. Dire
que le parti bolchevique a été obligé, à son corps
défendant, d'assumer seul le pouvoir parce que tous
les autres partis trahissaient ou combattaient la
révolution est un pur et simple mensonge : ni les
anarchistes, ni la totalité des socialistes-révolution-
naires, ou même des menchéviques ne s'opposaient à
la révolution, ils s'opposaient à la politique des
bolchéviques. En vérité, la «justification » du pou-
voir du parti unique sera donnée clairement par
Lénine deux ou trois ans plus tard, dans la Maladie
infantile avec les mêmes gros sabots que ceux de
Matérialisme et Empiriocriticisme : dans la société il
y a des classes, les classes sont représentées par des
partis, les partis sont dirigés par des dirigeants. Un
point c'est tout. A toute classe correspond (« vrai-
ment ») un et un seul parti, à tout parti une et une
seule ligne politique possible — donc aussi, une et
une seule équipe dirigeante exprimant, défendant,
représentant cette ligne.
Comment donc cette position —qui prise en elle-
même témoignerait soit d'une ignorance, soit d'une
bêtise illimitées, qui ne pourraient certes pas être
imputées ni à Lénine ni à Trotsky — pourrait-elle
être jamais rendue plausible? Il n'y a que deux
manières possibles pour ce faire; les deux sont
ancrées au plus profond du système marxien, et
illustrent une fois de plus l'antinomie qui oppose ce
système aux germes révolutionnaires de la pensée de
Marx qui se manifestaient encore dans sa reconnais-
sance du caractère novateur de la Commune de
Paris.
Ou bien, le prolétariat arrive à la révolution
parfaitement homogénéisé, et ce, non seulement du
point de vue de sa «position »dans les rapports de
production et de ses «intérêts », mais aussi et
surtout quant à la représentation qu'il se fait de cette
position, de ses intérêts, de ses aspirations, etc., cette
homogénéisation comprenant aussi et nécessairement
l'accord automatique oupresque quant aux moyensà
utiliser pour instaurer la nouvelle société. Cela à son
tour impliquerait, a) que l'évolution de l'économie et
de la société capitalistes réalise effectivement cette
homogénéisation quant à l'essentiel (et cela, en toute
rigueur, à l'échelle mondiale). Acet égard, on peut
noter le clivage de la pensée non seulement des
marxistes, mais de Marx et de Lénine eux-mêmes :
d'une part, ils doivent insister sur une théorie de
l'économie et de la société capitalistes qui garantira
cette homogénéisation (en gros, la chimie sociale du
volume 1 du Capital, qui dépose constamment le
capital à l'anode et le prolétariat à la cathode).
D'autre part, ils savent pertinemment que cette
image est fausse (cf. les dicta du vieux Marx et
d'Engels sur la classe ouvrière anglaise, oude Lénine,
dans l'Impérialisme, sur l' «aristocratie ouvrière »).
Nous savons, bien entendu, qu'une telle homogénéi-
sation n'existe pas et ne pourrait pas exister. —Mais
aussi, la condition précédente n'étant pas suffisante,
b) qu'à cette homogénéisation de l' «existence
réelle »correspond automatiquement une conscience
unifiée et adéquate. L'homogénéisation «réelle » ne
servirait à rien, en effet, si des «illusions » et des
«représentations fausses » persistaient. Autrement
dit : il faut avoir recours à la version la plus
grossière, la plus mécanique, de la «théorie du
reflet » (telle, par exemple, que la pratiquait M. Ga-
raudy avant d'avoir découvert la lumière du Christ).
Ou bien, l'absurdité flagrante et la futilité pratique
de ces fables étant implicitement reconnues, devant
un prolétariat non homogénéisé effectivement et
conservant des « illusions », des « représentations
fausses », ou, tout simplement, cette étonnante et
insupportable faculté humaine de la diversité des
opinions, doit se dresser une fraction, un Parti, qui,
lui, n'a ni illusions ni représentations fausses, ni
opinions, car il possède la vérité, la vraie théorie. Il
peut ainsi distinguer les ouvriers qui pensent et
agissent d'après « l'essence de leur être », et les
autres qui ne sont ouvriers qu'empiriquement et
phénoménalement, et comme tels peuvent et doivent
être réduits au silence (au mieux, paternellement
« éduqués », au pire, qualifiés de faux ouvriers et
envoyés en « camp de rééducation » ou fusillés).
Etant vraie — c'est-à-dire, d'après la conception
marxienne, correspondant aux intérêts et au rôle
historique de la classe prolétarienne —la théorie (et
le Parti qui l'incarne) peut passer par-dessus la tête et
les cadavres des ouvriers empiriques pour rejoindre
l'essence d'un prolétariat métaphysique.
Les différentes « positions » des marxistes contem-
porains sur cette question sont faites d'une salade
« dialectique » de ces deux conceptions radicalement
incompatibles, salade dont le liant principal est la
duplicité et la mauvaise foi.
Mais considérons la chose en elle-même. Postulons
(pure hypothèse) l'existence d'un marxiste qui recon-
naît la réalité, qui donc admet que le « prolétariat »
n'est pas effectivement homogénéisé, que, homogé-
néisé ou pas, il peut contenir, et contient effective-
ment, des courants d'opinion différents, et que la
possession d'aucune théorie ne permet (ni n'autorise)
de trancher entre ces opinions et de décider à la place
du prolétariat et pour lui ce qui est à faire et à ne pas
faire. (Tel serait, par exemple, un « conseilliste » ou
un luxembourgiste: «Les erreurs d'un authentique
mouvement des masses sont historiquement infini-
ment plus fécondes que l'infaillibilité du meilleur
Comité central », qui se serait débarrassé du méca-
nicismeéconomiquede Rosaet aurait les yeux ouverts
devant le monde contemporain tel qu'il est.) Est-ce
qu'un tel marxiste pourrait encore parler, en restant
cohérent et honnête, de la « dictature du proléta-
riat », en entendant vraiment par là la dictature des
organismes collectifs autonomes duprolétariat?
Certainement pas. Et cela pour plusieurs raisons.
D'abord, parce que le concept même de « proléta-
riat » est devenu totalement inadéquat. Il pouvait y
avoir un sens à parler du « prolétariat » comme
« sujet » de la révolution socialiste lorsqu'on pensait
pouvoir faire correspondre à une réalité sociale
massive et nette un concept qui n'était pas une
passoire : les ouvriers manuels (ou, commeje l'ai fait
pendant toute la première période de Socialisme ou
Barbarie, les travailleurs salariés, manuels ou non,
réduits à des rôles de simple exécution). Mais
aujourd'hui, dans les pays de capitalisme moderne,
presque tout le monde est salarié. Travailleurs
manuels aussi bien que « purs exécutants » sont
devenus minoritaires dans la population. Si l'on
pense à ces derniers, impossible de parler de la
« dictature de l'immense majorité sur une infime
minorité » (Lénine). Si l'on parle des « salariés » en
général, on aboutit à des absurdités : grands ingé-
nieurs, bureaucrates, etc., seraient compris dans le
« prolétariat », petits paysans ou artisans en seraient
exclus. Il ne s'agit pas d'une discussion sociologique,
mais politique. Ou bien la « dictature du proléta-
riat » ne signifie rien, ou bien elle signifie, entre
autres, que les couches qui n'appartiennent pas au
prolétariat n'ont pas des droits politiques, ou n'ont
que les droits limités que le « prolétariat » veut bien
leur accorder. Les partisans actuels de la « dictature
du prolétariat » devraient avoir le courage d'expli-
quer qu'ils sont, en principe, pour la suppression des
droits politiques des paysans, des artisans, des
masseurs-kinésithérapeutes à domicile etc.; aussi, que
la parution d'une revue médicale, littéraire, philoso-
phique etc. dépendrait d'autorisations ad hoc à
donner par les « ouvriers ».
Et qui donc est «prolétaire »? Et qui définit qui
est « prolétaire » et qui ne l'est pas? Les auteurs des
textes sur la distinction entre travail productif et
travail improductif dans le Capital? Les prostituées
exerçant en maison close pour un (ex-) patron
appartiennent au prolétariat (selon le critère de Marx
dans les Grundrisse : elles produisent de la plus-
value), celles qui travaillent à leur compte, non. Les
premières auraient donc des droits politiques, les
autres non. Mais hélas, sur la question précisément
du travail productif et du travail improductif Marx
se contredit, et les exégètes ne parviennent pas à se
mettre d'accord. Faudra-t-il attendre que le Comité
central tranche cette question, et quelques autres?
En réalité, ce qui est enjeu ici est quelque chose de
beaucoup plus profond que le terme de « dictature
du prolétariat » ou même de « prolétariat ». C'est
toute la théorie des « classes », toute la souveraineté
imputée à l'économie par l'imaginaire capitaliste et
intégralement héritée par Marx, enfin toute la
conception de la transformation de la société. (On en
retrouve aujourd'hui la version grotesque dans les
litanies psalmodiées par le C.E.R.E.S. et autres sur
le « front de classe ». Quel « front », et quelle
« classe »?) La transformation sociale, l'instauration
d'une société autonome concerne aujourd'hui —je
m'en suis expliqué depuis longtemps (7) —en fait et
en droit la presque totalité de la population (moins 5
ou 10 % peut-être). Elle est son affaire — et ne
pourra être que si la population, dans cette pro-
portion, en fait son affaire. Mai 1968 en a fourni
l'illustration éclatante, positivement aussi bien que
négativement (où était donc le « front de classe » en
Mai 1968?). Cela n'est pas seulement une question
d'arithmétique, ni relatif aux attitudes conjonctu-
relles de telle ou telle couche sociale. La préparation
historique, la gestation culturelle et anthropologique
de la transformation sociale ne peut et ne pourra pas
être l'œuvre du prolétariat, ni à titre exclusif, ni à
titre privilégié. Il n'est pas question d'accorder à une
catégorie sociale particulière, quelle qu'elle soit, une
position souveraine ou « hégémonique ». Pas plus
que l'on ne peut hiérarchiser les apports des diverses
couches de la société à cette transformation et les
subordonner à l'un quelconque d'entre eux. Les
changements profonds introduits dans la vie sociale
contemporaine par des mouvements qui n'ont ni ne
peuvent avoir ni définition ni fondement « de
classe »—comme ceux des femmes ou des jeunes —
sont tout aussi importants et germinaux pour la
reconstruction de la société que ceux introduits par le
mouvement ouvrier. Sur ce point encore on peut
observer ce qui est devenu le caractère profondément
réactionnaire de la conception marxiste. Si les mar-
xistes de tous les bords — staliniens, trotskistes,
maoïstes, socialistes, etc. —ont commencé par igno-
rer, puis ensuite combattre pour finalement essayer
de récupérer en les vidant de leur contenu les
mouvements des femmes ou des jeunes, ce n'est ni
seulement par myopie, ni seulement par imbécillité.
Ici, pour une fois, ils étaient cohérents avec l'esprit
profond de la conception dont ils se réclament —
non pas certes par un amour soudain et immodéré de
la cohérence, ce n'est pas ce qui les étouffe, mais
parce que leur existence politico-idéologique en
dépend : ils existent en tant que « dirigeants » ou
« porte-parole » du « prolétariat ». Un marxiste est
obligé d'affirmer que tous ces mouvements sont
mineurs et secondaires — ou il doit cesser d'être
marxiste. Car sa théorie affirme que tout est subor-
donné aux « rapports de production » et aux classes
sociales que ceux-ci définissent; comment quoi que
ce soit de vraiment important pourrait-il procéder
d'une autre source? Or, en fait, ce qui a été mis en
cause par le mouvement des femmes et des jeunes,
par l'immense mutation anthropologique qu'ils ont
déclenchée, qui est en cours et dont il est impossible
de prévoir le cours et les effets, est sociologiquement
tout aussi important que ce que le mouvement
ouvrier a mis en cause; en un sens même, davantage,
car les structures de domination auxquelles ces
mouvements se sont attaqués — la domination des
mâles sur les femelles, l'asservissement des jeunes
générations — précèdent historiquement, d'après
tout ce que nous savons, l'instauration d'une division
de la société en « classes » et s'enracinent très
probablement dans des couches anthropologique-
ment plus profondes que la domination des uns sur le
travail des autres.
La transformation de la société, l'instauration
d'une société autonome implique un processus de
mutation anthropologique qui de toute évidence ne
pouvait pas et ne peut pas s'accomplir ni unique-
ment, ni centralement dans le processus de produc-
tion. Oubien l'idée d'une transformation de la société
est une fiction sans intérêt. Oubien la contestation de
l'ordre établi, la lutte pour l'autonomie, la création
de nouvelles formes de vie individuelle et collec-
tive envahissent et envahiront (conflictuellement et
contradictoirement) toutes les sphères de la vie
sociale. Et parmi ces sphères, il n'y en a aucune qui
joue un rôle « déterminant », fût-ce « en dernière
instance ». L'idée même d'une telle « détermina-
tion » est un non-sens.
Enfin et surtout, si le terme et l'idée de « proléta-
riat » sont devenus fumeux, le terme et l'idée de
dictature ne le sont nullement et ne l'ont jamais été.
Ce qui distingue, bien évidemment, Lénine ou
Trotsky des althussers, balibars et autres elleinsteins,
c'est qu'ils ne se payaient pas de mots. Il y a une
existence politique de l'homme d'Etat véritable —
fût-il totalitaire — impossible à confondre avec
l'inexistence politique des fonctionnaires idéolo-
giques nécessiteux. Elle est du même ordre que la
différence entre Ava Gardner et la vieille fille disgra-
cieuse qui se consume en rêveries où elle est Ava
Gardner. Lénine savait ce que dictature a toujours
voulu dire et veut toujours dire, et l'a admirablement
exprimé : « Pareil à un petit chien aveugle qui, au
hasard, donne du nez de-ci de-là, Kautsky, sans le
faire exprès, est tombé ici sur une idée juste, savoir
que la dictature est unpouvoir qui n'est lié par aucune
loi (8). » C'est en effet le sens originaire et véritable
du terme dictature. Celui qui exerce le pouvoir dicte
ce qui est à faire et n'est lié par rien. Non seulement
il n'est pas lié par des « lois morales », des « lois
fondamentales »ou «constitutionnelles », des « prin-
cipes généraux » (comme par exemple, la non-
rétroactivité des lois — qu'une dictature peut tou-
jours ignorer). Mais par rien absolument : pas même
par ce qu'il a lui-même dicté la veille. La dictature
signifie que le pouvoir peut aujourd'hui fusiller
des gensparce qu'ils se sont conformés aux lois qu'il
a lui-même édictées hier.
Dire que ce serait là de la part du pouvoir un
comportement absurde et contre-productif de son
propre point de vue ne sert à rien. Staline a passé une
bonne partie de sa vie à faire exactement cela. Il ne
s'agit pas de savoir si le dictateur (individuel ou
collectif) pourrait juger, dans ses propres intérêts,
qu'il vaudrait mieux éviter l'arbitraire. Il s'agit de
comprendre que parler de dictature signifie abolir
toute limite à l'arbitraire du pouvoir.
L'idée qu'un pouvoir — de Staline, de Mao, du
prolétariat ou de Dieu le Père —qui ne serait lié par
aucune loi pourrait conduire à autre chose qu'à la
tyrannie totale est absurde. La « dictature du prolé-
tariat » impliquerait que les « organes du proléta-
riat »pourraient changer, en fonction et en vue de tel
cas particulier, aussi bien la définition des crimes et
des peines que les règles de procédure et les juges.
Serait-il exercé par saint François d'Assise, nous
avons à lutter à mort contre un tel type de pouvoir.
Il ne s'agit pas, dans tout cela, d'arguties et de
subtilités. Nous avons la démonstration du contraire
aux deux extrémités de l'éventail humain, la mons-
trueuse certes, mais aussi la sublime. L'idée d'un
pouvoir qui ne serait pas lié par la loi — loi
« écrite », « positive » — a été, comme on sait,
défendue par Platon et cela, dans une problématique
qui ne saurait nullement être purement et simplement
écartée. Ce que dit Platon dans le Politique, c'est qu'à
la loi qui est comme « un homme arrogant et
ignare », ne pouvant tenir compte ni des change-
ments des circonstances, ni des cas individuels,
s'oppose idéalement l' « homme royal » qui sait
chaque fois édicter et dicter ce qui est juste et ce qui
ne l'est pas, décider sur le cas d'espèce sans l'écraser
dans la règle universelle abstraite. En ce sens, et à
strictement parler, la loi n'est, pour Platon, qu'un
pis-aller obligé par les défectuosités de la nature
humaine et en particulier par l'improbabilité de
l' « homme royal » (ou du « roi philosophe »,
comme il écrit ailleurs). Mais Platon est, en même
temps, assez réaliste pour écrire, à deux fois, les lois
de la cité qui, à ses yeux, seraient justes.
Que la discussion de la loi dans le Politique ne
saurait être sous-estimée ni pour ce qui est de sa
profondeur, ni pour ce qui est de son actualité, on
peut le montrer facilement. D'abord, c'est cette
discussion qui ouvre la question de l'équité, « à la
foisjustice et meilleure que la justice », comme l'a dit
profondément Aristote; équité qui ne saurait jamais,
par définition, être assurée par la loi (9). La question
de l'équité est la question de l'accomplissement de
l'égalité sociale effective — même dans un cadre
social « statique »—entre individus toujours « iné-
gaux »et dissemblables. Ensuite, et surtout : pour les
raisons mêmes qu'indiquait Platon, jamais, absolu-
mentjamais, la question de la justice ne pourrait être
réglée simplement par la loi, et infiniment moins
encore par une loi donnée une fois pour toutes.
La question posée par Platon — au-delà de tous
les expédients « empiriques » que l'on pourrait ima-
giner pour y répondre —, fait voir la profondeur du
problèmepolitique substantif. D'une part, la société ne
peut pas être sans la loi. D'autre part, la loi, aucune
loi, n'épuise et n'épuisera jamais la question de la
justice. On peut mêmedire plus : en un sens, la loi —
le droit —est le contraire de la justice; mais sans ce
contraire, il ne peut pas yavoir de justice. La société,
une fois sortie de l'hétéronomie religieuse, tradition-
nelle ou autre, la société autonome, ne pourra vivre
que dans et par cet écart ineffaçable, qui l'ouvre à sa
propre question, la question de la justice. Unesociété
juste n'est pas une société qui a adopté, unefois pour
toutes, des loisjustes. Unesociétéjuste est une société
où la question de la justice reste constamment ouverte
— autrement dit, où il y a toujours possibilité
socialement effective d'interrogation sur la loi et sur
le fondement de la loi. C'est là une autre manière de
dire qu'elle est constamment dans le mouvement de
son auto-institution explicite.
Ici encore, Marx reste beaucoup plus platonicien
qu'il ne le croit, aussi bien lorsqu'il met en avant la
« dictature du prolétariat », que lorsqu'il laisse
entendre que pendant la «phase supérieure de la
société communiste » le droit (« par nature inégal »,
dit-il) disparaîtrait, parce qu'il yaurait «épanouisse-
ment universel des individus »: l' «hommetotal »a
simplementpris la placedel' «hommeroyal ».
Platon, commeMarx, relativisent la loi donnée—
enquoi ils ont raison. Ils relativisent cependant aussi
la loi comme telle — et c'est là que s'opère le
glissement. De la constatation évidente et profonde
que toute loi est toujours défectueuse et inadéquate,
de par son universalité abstraite, Platon tire la
conclusion «idéale », que le seul pouvoirjuste serait
celui de l' «homme royal » ou du «philosophe-
roi »; et la conclusion «réelle », qu'il faut arrêter le
mouvement, mouler la collectivité une fois pour
toutes dans un moule calculé de telle manière que
l'écart, par principe inabolissable, entre la «ma-
tière »effective de la cité et la loi soit réduit autant
que faire sepeut. Marxtire la conclusion qu'il faudra
en finir avec le droit et la loi, en parvenant à une
sociétédespontanéitésréglées, soit que l'abolition de
l'aliénation ferait resurgir une bonne nature origi-
naire de l'homme, soit que conditions sociales
«objectives » et dressage des sujets permettraient
une résorption intégrale de l'institution, des règles,
par l'organisation psycho-sociale de l'individu. Dans
les deux cas — comme du reste dans toute la
philosophie politique à ce jour — est méconnue
l'essence du social-historique, et de l'institution, le
rapport entre société instituante et société instituée,
la relation entre la collectivité, la loi et la question de
la loi. Platon méconnaît la capacité de la collectivité
de créer sa propre régulation. Marx rêve à un état où
cette régulation deviendrait complètement sponta-
née; mais l'idée d'une société faite de spontanéités
réglées est simplement incohérente. Aristôte lui rap-
pellerait avec raison qu'elle ne vaudrait que pour des
bêtes sauvages, ou des dieux. Et si l'on disait que
dans la « phase supérieure du communisme » telle
que la rêvait Marx le droit et la loi seraient superflus
parce que les règles de coexistence sociale auraient
été complètement intériorisées par les individus,
incorporées à leur structure, il faudrait combattre à
mort une telle idée. Une institution totalement
intériorisée équivaudrait à la tyrannie la plus abso-
lue, en même temps qu'à l'arrêt de l'histoire. Aucune
distance à l'égard de l'institution ne serait plus
possible, pas plus qu'un changement de l'institution
ne serait concevable. Nous ne pouvons juger et
changer la règle que si nous ne sommes pas la règle, si
l'écart subsiste, si une extériorité est maintenue —si
la loi est posée en face de nous. C'est la condition
même permettant que nous la révoquions en doute,
que nous puissions penser autrement.
Abolir l'hétéronomie ne signifie pas abolir la
différence entre société instituante et société instituée
—ce qui serait, de toute façon, impossible — mais
abolir l'asservissement de la première à la seconde.
La collectivité se donnera ses règles, sachant qu'elle
se les donne, qu'elles sont ou deviendront toujours,
quelque part, inadéquates, qu'elle peut les changer —
et qu'elles la lient aussi longtemps qu'elle ne les a pas
régulièrement changées.
Avril-mai 1979
NOTES

(1) Voir l'Institution imaginaire de la société, p. 148-150, 293


296, 496-498.
(2) Je ne connais qu'un passage où Tocqueville pense clairement
l'identité entre égalité et liberté : « On peut imaginer un point
extrême où la liberté et l'égalité se touchent et se confondent. Je
suppose que tous les citoyens qui concourent au gouvernement
aient un droit égal d'y concourir. Nul ne différant alors de ses
semblables, personne ne pourra exercer un pouvoir tyrannique, les
hommes seront parfaitement libres, parce qu'ils seront tous
entièrement égaux, et ils seront tous parfaitement égaux parce
qu'ils seront entièrement libres. » (De la démocratie en Amérique,
Tome I, vol. 1, p. 101.) Mais même dans ce passage, Tocqueville
parle de « droit » égal de concourir au gouvernement —et ignore
la question de l'égalité effective des conditions d'exercice de ce
droit par chacun. Voir sur les difficultés de la pensée de Tocque-
ville à cet égard Claude Lefort, « De l'égalité à la liberté »,
Libre n° 3, Paris, Payot, 1978, p. 211-246; et François Furet,
« Tocqueville et le problème de la Révolution française »,
Mélanges R. Aron, vol. 1, repris maintenant in Penser la Révo-
lution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 173-211.
(3) J'ai insisté sur ce point trop souvent pour avoir à y revenir.
Voir en dernier lieu, « Le régime social de la Russie », Esprit,
juillet-août 1978, p. 8-9.
(4) Voir les textes de 1947-1949 dans la Société bureaucra-
tique, 1; Capitalisme moderne et révolution, 1; et la Société fran-
çaise.
(5) Voir « L'évolution du P.C.F. », Esprit, décembre 1978
(repris dans La sociétéfrançaise, p. 259-294).
(6) Lettre à Wedemeyer du 5 mars 1852.
(7) Voir entre autres « Le mouvement révolutionnaire sous le
capitalisme moderne », S. ou B. n 31, 32, 33 (1960-1961),
maintenant dans Capitalisme moderne et révolution, 2, p. 47-258,
et « Recommencer la révolution », S. ou B. n° 35 (janvier 1964),
maintenant dans L'expérience dumouvement ouvrier, 2, p. 307-365.
Aussi, « La question de l'histoire du mouvement ouvrier », dans
L'expérience dumouvement ouvrier, 1, p. 11-120.
(8) La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, Œuvres
choisies, Moscou, 1948, Volume II, p. 431. Souligné par moi.
(9) Voir « Valeur, égalité, justice, politique : de Marx à Aristote
et d'Aristote à nous », Textures n 12-13 (1975), repris main-
tenant dans les Carrefours du labyrinthe. Le Seuil, Paris, 1978,
p. 287-290.
SUR LE PROGRAMME SOCIALISTE (

A la fois pour la constitution de l'avant-garde


révolutionnaire et pour le renouveau du mouvement
ouvrier dans son ensemble il est indispensable que le
programme socialiste soit formulé à nouveau, et qu'il
le soit d'une manière beaucoup plus précise et
détaillée que par le passé. Par programme socialiste
nous entendons les mesures de transformation de la
société que le prolétariat victorieux devra entre-
prendre pour parvenir à son but communiste. Les
problèmes concernant la lutte ouvrière dans le cadre
de la société d'exploitation ne sont pas envisagés ici.
Nous disons : formuler à nouveau le programme
de pouvoir du prolétariat, et le formuler d'une
manière beaucoup plus précise que par le passé.
Formuler à nouveau, car sa formulation tradition-
nelle a été en grande partie dépassée par l'évolution
historique; en particulier, cette formulation tradi-
tionnelle est aujourd'hui indiscernable de sa défor-
mation stalinienne. Formuler avec beaucoup plus de
précision, car la mystification stalinienne a précisé-
ment utilisé le caractère général et abstrait des idées
programmatiques du marxisme traditionnel pour

(*) S.ouB.n°10(juillet 1952).


camoufler l'exploitation bureaucratique sous le
masque « socialiste ».
Nous avons montré à plusieurs reprises dans cette
revue comment la contre-révolution stalinienne a pu
se servir du programme traditionnel comme plate-
forme. Les deux pièces maîtresse de celui-ci : la
nationalisation et la planification de l'économie, d'un.
côté, et la dictature du parti comme expression
concrète de la dictature du prolétariat, de l'autre, se
sont avérées, dans les conditions données du déve-
loppement historique, les bases programmatiques du
capitalisme bureaucratique. A moins de refuser cette
constatation empirique, ou de nier le besoin d'un
programme socialiste pour le prolétariat, il est
impossible de s'en tenir aux positions programma-
tiques traditionnelles. Sans une nouvelle élabora-
tion programmatique, l'avant-garde ne sera jamais
capable de placer sa délimitation par rapport au
stalinisme sur le terrain le plus vrai et le plus
profond; la lamentable expérience du trotskisme l'a
prouvé abondamment.
Mais il est aussi évident que cette utilisation des
idées programmatiques traditionnelles du marxisme
par le stalinisme, loin de signifier que dans la
réalisation stalinienne se révélait la véritable essence
du marxisme, comme d'aucuns l'ont dit pour s'en
attrister ou pour s'en réjouir, a simplement exprimé
le fait que ces formes abstraites — nationalisation,
dictature —ont pris un contenu concret différent du
contenu potentiel qu'elles avaient à l'origine. Pour
Marx, la nationalisation signifiait la suppression de
l'exploitation bourgeoise. Elle n'a d'ailleurs pas
perdu cette signification entre les mains des stali-
niens; mais elle en a acquis en plus une autre —
l'instauration de l'exploitation bureaucratique. Est-ce
à dire que la raison du succès du stalinisme fut le
caractère imprécis ou abstrait du programme tradi-
tionnel? Il serait superficiel d'envisager ainsi la
question. Ce caractère abstrait et imprécis n'expri-
mait lui-même que le manque de maturité du
mouvement ouvrier, même chez ses représentants les
plus conscients, et c'est de cette non-maturité, dans le
sens le plus large, que procède la bureaucratie. En
revanche, l'expérience bureaucratique, la « réalisa-
tion » par la bureaucratie des idées traditionnelles
permettra au mouvement ouvrier de parvenir à cette
maturité et de donner une nouvelle concrétisation de
ses buts programmatiques.
Formuler le programme socialiste avec plus de
précision que cela n'a été fait jusqu'ici dans le cadre
du marxisme ne signifie nullement un retour vers le
socialisme utopique. La lutte du marxisme contre le
socialisme utopique a découlé de deux facteurs : d'un
côté, la caractéristique essentielle de l' « utopisme »
était non pas la description de la société future mais
la tentative de fonder cette société dans ses moindres
détails d'après un modèle logique, sans examiner les
forces sociales concrètes qui tendent vers une organi-
sation supérieure de la société. Cela était effective-
ment impossible avant l'analyse de la société
moderne que Marx a commencée. Les conclusions de
cette analyse ont permis à Marx de poser les
fondements du programme socialiste; la continuation
de cette analyse aujourd'hui, avec le matériel infini-
ment plus riche qu'un siècle de développement
historique a accumulé, permet d'avancer beaucoup
plus dans le domaine du programme.
D'un autre côté, le socialisme utopique se préoccu-
pait uniquement de plans idéaux pour la réorganisa-
tion de la société à une époque où ces plans, bons ou
mauvais, avaient de toute façon très peu d'impor-
tance pour le développement réel du mouvement
ouvrier concret, et se désintéressait totalement de ce
dernier. Contre cette attitude et ses survivances,
Marx avait raison de déclarer qu'un pas pratique
valait mieux qu'une centaine de programmes. Mais
aujourd'hui, la majeure partie de la lutte révolution-
naire concrète est en fait la lutte contre la mysti-
fication stalinienne ou réformiste, présentant des
variantes plus ou moins nouvelles de l'exploitation
comme du «socialisme». Cette lutte n'est possible
qu'au prix d'une nouvelle élaboration du pro-
gramme.
Les limitations volontaires que le marxisme s'était
imposées dans l'élaboration du programme socialiste
tenaient aussi à l'idée, alors implicitement en vigueur,
selon laquelle la destruction révolutionnaire de la
classe capitaliste et de son Etat laisserait libre cours à
la construction du socialisme. A la fois l'analyse
théorique et l'expérience de l'histoire prouvent que
cette idée était pour le moins ambiguë. S'il est vrai,
comme l'a dit Trotsky, que « le socialisme, à
l'opposé du capitalisme, s'édifie consciemment »
donc que l'activité consciente des masses est la
condition essentielle du développement socialiste, il
faut tirer toutes les conclusions de cette idée, et avant
tout celle-ci, que cette édification consciente présup-
pose une orientation programmatique précise.
Du reste, l'esprit qui imprégnait l' « empirisme »
relatif de Marx dans ce domaine reste toujours
valable, en ce sens qu'il constitue une sévère mise en
garde à la fois contre toute sécheresse dogmatique
qui tendrait à subordonner l'analyse vivante du
processus historique à des schémas a priori, et contre
toute tentative de substituer l'élaboration d'une secte
à l'action créatrice des masses elles-mêmes. Il n'y a
pas d'élaboration programmatique valable qui ne
tienne pas compte du développement réel et surtout
du développement de la conscience du prolétariat. Le
programme de la révolution formulé par l'organisa-
tion de l'avant-garde n'est qu'une expression antici-
pée des tâches découlant de la situation objective et
de la conscience de la classe pendant la période
révolutionnaire, et, en retour, la publication et la
propagation de ce programme est une condition du
développement futur de cette conscience de classe.

Communismeet société de transition


Si nous appelons le programme de la révolution
« programme socialiste », c'est uniquement pour
indiquer qu'il ne concerne pas la société communiste
elle-même, mais la phase de transition historique qui
mène vers cette société. Autrement, il n'existe pas de
« société socialiste » en tant que type défini et stable
de société et la confusion qui règne autour de cette
notion depuis cinquante ans doit être vigoureusement
combattue.
Marx a établi une seule distinction entre deux
phases de la société post-révolutionnaire, ce qu'il a
appelé la phase inférieure et la phase supérieure du
communisme. Cette distinction a un fondement
économique et sociologique indiscutable : la « phase
inférieure du communisme » (celle que nous appe-
lons société de transition) correspond encore à une
économie de pénurie, pendant laquelle la société n'a
toujours pas réalisé l'abondance matérielle et le plein
développement des capacités humaines; cette limita-
tion à la fois économique et humaine de la société de
transition se traduit au plan politique par le maintien
— avec un contenu et une forme entièrement
nouveaux par rapport à l'histoire précédente — du
pouvoir « étatique », c'est-à-dire par la dictature du
prolétariat. Si sous ces deux rapports la société de
transition porte encore « les stigmates de la société
capitaliste dont elle procède » en revanche elle s'en
distingue radicalement en ce qu'elle abolit immé-
diatement l'exploitation. Les sophismes de Trotsky
autour de la question du « socialisme »et de l' « Etat
ouvrier » ont fait oublier ce fait essentiel : si la
pénurie économique justifie la contrainte, la réparti-
tion selon le travail et non selon les besoins, en
revanche elle ne justifie nullement la persistance de
l'exploitation. Autrement le passage de la société
capitaliste à la société communiste serait à jamais
impossible. La construction du communisme partira
toujours d'une situation de pénurie : si cette pénurie
rendait nécessaire et justifiait l'exploitation, ce serait
un nouveau régime de classe qui résulterait et non
point le communisme.
La société communiste (« phase supérieure du
communisme ») se définit par l'abondance écono-
mique (« à chacun selon ses besoins ») la disparition
complète de l'Etat (« l'administration des choses se
substituant au gouvernement des hommes ») et le
plein épanouissement des capacités de l'homme
(« l'homme humain, l'homme total »). La société de
transition, par contre, est une forme historique
passagère définie par son but qui est la construction
du communisme. Au fur et à mesure que la pénurie
recule et que les capacités humaines se développent,
dépérissent à la fois la nécessité de la contrainte
organisée (l'Etat) et la domination de l'économique
sur l'humain. Si, selon l'expression de Marx, la
société communiste (la véritable société humaine) est
le royaume de la liberté, ce royaume de la liberté
ne signifie pas la suppression du royaume de la
nécessité qu'est l'économie, mais sa réduction pro-
gressive et sa subordination totale aux besoins du
développement humain, dont l'abondance des biens
et la réduction de la journée de travail sont les
conditions essentielles.
L'orientation de la société de transition est déter-
minée par son but — la construction du commu-
nisme—et par les conditions dans lesquelles elle doit
se réaliser — la situation actuelle de la société
mondiale.
La construction du communisme présuppose la
suppression de l'exploitation, le développement
rapide des forces productives, en dernière analyse le
développement des aptitudes totales de l'homme. Ce
développement de l'homme est à la fois l'expression
la plus générale du but de cette société et le moyen
fondamental de la réalisation de ce but. Il s'exprime
sous la forme la plus concrète par la libération de
l'activité consciente du prolétariat. Celle-ci détermine
aussi bien la suppression de l'exploitation (« l'éman-
cipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs
eux-mêmes ») que le développement des forces pro-
ductives (« de toutes les forces productives de la
société, la plus importante est la classe révolution-
naire elle-même ») et le caractère radicalement nou-
veau de la dictature du prolétariat en tant que
pouvoir étatique (« le pouvoir des masses armées »).
La tendance profonde du capitalisme mondial le
conduit, à travers la concentration totale des forces
productives, à supprimer la propriété privée en tant
que fonction économique essentielle pour l'exploita-
tion, et à faire de la gestion de la production la
fonction qui distingue les membres de la société en
exploiteurs et exploités. Par l'effet du même déve-
loppement, l'appareil de gestion de l'économie, la
bureaucratie étatique et l'intelligentsia tendent à
fusionner organiquement, l'exploitation devenant
impossible sans liaison directe avec la coercition
matérielle et la mystification idéologique.
Par conséquent, la suppression de l'exploitation ne
peut être réalisée que si — et uniquement si — la
suppression de la classe exploiteuse s'accompagne de
la suppression des conditions modernes d'existence
d'une telle classe; ces conditions sont de moins en
moins la « propriété privée », le « marché », etc.
(supprimés par l'évolution du capitalisme lui-même)
et de plus en plus la monopolisation de la gestion de
l'économie et de la vie sociale, gestion qui reste une
fonction indépendante et opposée à la production
proprement dite. La base réelle de l'exploitation
moderne ne peut être abolie que dans la mesure où
les producteurs organisent eux-mêmes la gestion de
la production; et la gestion économique étant deve-
nue inséparable du pouvoir politique, la gestion
ouvrière signifie concrètement la dictature des orga-
nismes prolétariens de masse et l'appropriation de la
culture par le prolétariat.
L'abolition de l'opposition entre dirigeants et
exécutants dans l'économie et son maintien dans la
politique (par le truchement de la dictature du parti)
est une mystification réactionnaire qui aboutirait
rapidement à un nouveau conflit entre les produc-
teurs et les bureaucrates politiques. D'une manière
symétrique, la gestion de l'économie par les produc-
teurs est actuellement la condition nécessaire et
suffisante pour la réalisation rapide de la société
communiste.
C'est seulement dans cette acception complète que
le terme « dictature du prolétariat » exprime effec-
tivement l'essence de la société de transition.

L'économie de lapériode de transition


Le problème de l'économie de la période de
transition se présente sous deux aspects principaux :
suppression de l'exploitation, d'un côté, développe-
ment rapide des forces productives, de l'autre.
L'exploitation se présente tout d'abord comme
exploitation dans la production même, comme l'alié-
nation du producteur dans le processus productif.
C'est la transformation de l'homme en simple écrou
dela machine, en fragment impersonnel de l'appareil
productif, la réduction du producteur en exécutant
d'une activité dont il ne peut plus saisir la significa-
tion ni l'intégration dans l'ensemble du processus
économique. Supprimer cette racine, la plus impor-
tante et la plus profonde, de l'exploitation, signifie
élever les producteurs à la gestion de la production,
leur confier totalement la détermination du rythme et
de la durée du travail, de leurs rapports avec les
machines et avec les autres ouvriers, des objectifs de
la production et des moyensde leur réalisation. Il est
évident que cette gestion posera des problèmes
extrêmement complexes de coordination des divers
secteurs de la production et des entreprises, mais ces
problèmes n'ont rien d'insoluble.
L'exploitation s'exprime également, d'une manière
dérivée, dans la répartition du produit social, c'est-à-
dire dans l'inégalité des rapports entre le revenu et
le travail fourni. Ce n'est pas l'inégalité en général
qui sera supprimée dans la sociétéde transition ; cette
inégalité nepourra être suppriméequedans la société
communiste, et ceci non pas sous la forme d'un
revenu arithmétiquement égal pour tout le monde,
mais de la satisfaction complète des besoins de
chacun. Mais la société de transition supprimera
l'appropriation de revenus sans travail productif, ou
ne correspondant pas à la quantité et la qualité du
travail productif effectivement fourni à la société;
elle supprimera donc l'inégalité des rapports entre le
revenudu travail et la quantité du travail.
Sansvouloir donnerune«solution »ou mêmeune
analyse du problème de la rémunération du travail
productif dans l'économie de transition, nous pou-
vons cependant constater que cette société tendra dès
le départ vers une égalisation aussi grande que
possible. Car, tandis que les inconvénients qui
résultent d'une inégalité des taux de rémunération du
travail sont importants et clairs (distorsion de la
demande sociale, satisfaction de besoins secondaires
par les uns là où les autres ne peuvent pas encore
satisfaire des besoins élémentaires, effets psycholo-
giques et politiques qui en résultent), les avantages en
sont tous contestables et secondaires.
Ainsi, la justification d'une rémunération plus
élevée du travail qualifié par les « coûts de produc-
tion » (frais de formation et années non productives)
de ce travail, plus grands, tombe à partir du moment
où c'est la société elle-même qui supporte ces frais.
On peut tout au plus, dans ce cas, accepter que le
« prix » de ce travail soit plus grand (correspondant
à sa « valeur » ou à son « coût de production »),
mais non pas que le revenu personnel de ce travail-
leur reflète cette différence. L'idée selon laquelle une
rémunération plus élevée est nécessaire pour attirer
les individus vers les occupations plus qualifiées est
simplement ridicule : l'attrait de ces activités se
trouve dans la nature de l'activité elle-même, et le
problème principal, une fois l'oppression sociale
supprimée, sera plutôt de pourvoir aux activités
« inférieures ». Deux autres problèmes sont moins
simples : pour obtenir dans une période de pénurie le
maximum d'effort productif de la part des individus,
il serait possible que la société lie la rémunération du
travail à la quantité de travail fourni (mesurée par le
temps de travail), et peut-être même à son intensité
(mesurée par le nombre d'objets ou d'actes produits).
Mais l'importance de ce problème diminue au fur et
à mesure que l'industrialisation et la production de
masse suppriment toute indépendance technique du
travail individuel, en l'intégrant dans l'activité pro-
ductive d'un ensemble qui a son rythme propre que
le rythme de l'individu ne peut utilement dépasser
(production en chaîne etc., opposée au travail par
pièces). Dans ce cadre, l'essentiel est que l'ensemble
concret de producteurs détermine son rythme total
optimum, et non pas que chacun augmente son effort
productif d'une manière incohérente. C'est donc à
l'échelle du groupe d'ouvriers formant unité tech-
nico-productive que le problème peut se poser. Un
autre problème consiste en ce qu'il peut être essentiel
d'obtenir à court terme des déplacements géogra-
phiques ou professionnels de la main-d'œuvre; si la
persuasion ne suffit pas pour les provoquer, il peut
devenir indispensable d'opérer par des différencia-
tions des taux de salaire. Mais l'importance de ces
différenciations sera minime, comme l'exemple de la
société capitaliste le prouve abondamment.
Le problème du développement rapide des
richesses sociales se présente d'un côté comme un
problème de l'organisation rationnelle des forces
productives existantes, d'un autre côté comme l'ac-
croissement de ces forces productives. L'organisation
rationnelle des forces productives présente elle-même
une infinité d'aspects, mais le plus essentiel en est la
gestion ouvrière. C'est parce que seuls les produc-
teurs, dans leur ensemble organique, ont une vue et
une conscience complète du problème de la produc-
tion, y compris son aspect le plus essentiel qui est
l'exécution concrète des actes productifs, que seuls ils
peuvent organiser d'une manière rationnelle le pro-
cessus productif. Au contraire, la gestion des classes
exploiteuses est toujours intrinsèquement irration-
nelle, car elle est toujours extérieure à l'activité
productive elle-même, elle n'a qu'une connaissance
incomplète et fragmentaire des conditions concrètes
dans lesquelles celle-ci se déroule et des implications
des objectifs choisis.
Le problème de l'accroissement des forces produc-
tives a été surtout présenté jusqu'ici sous l'angle de
l'opposition soi-disant irréductible qui existerait
.entre l'accumulation (accroissement du capital fixe)
et la production de moyens de consommation, donc
l'amélioration du niveau de vie. Cette opposition sur
laquelle insistent les mystificateurs à la solde de la
bureaucratie est une opposition fausse qui masque les
véritables termes du problème. L'opposition entre les
nécessités de l'accumulation et celles de la consom-
mation se résout dans la synthèse qu'offre la notion
de la productivité du travail humain. Le développe-
ment des forces productives, plus exactement le
résultat productif de ce développement, se réduit en
dernière analyse au développement de la force
productive du travail, c'est-à-dire de la productivité.
Cette productivité dépend à son tour à la fois du
développement des conditions objectives de la pro-
duction —essentiellement développement du capital
fixe — et du développement des capacités produc-
tives du travail vivant. Cescapacités productives sont
directement liées d'un côté à l'épanouissement de
l'individu productif au sein de la production —donc
à la gestion ouvrière — et, de l'autre côté, à
l'augmentation de la consommation des travailleurs
et de leur bien-être, le développement de leur culture
technique et totale et la réduction du temps de
travail; plus généralement, cet aspect de la producti-
vité, que l'on pourrait appeler la productivité subjec-
tive, dépend de l'adhésion totale et consciente des
producteurs à la production. Il y a donc un rapport
objectif entre l'accumulation de capital fixe et l'ex-'
tension de la consommation (au sens le plus large)
qui détermine une solution optimum au problème du
choix entre ces deux voies d'augmentation de la
productivité totale. De même que l'on peut augmen-
ter la production en diminuant et parce qu'on
diminue les heures de travail, de même une augmen-
tation du bien-être peut être plus productive —dans
le sens le plus matériel du terme—qu'une augmenta-
tion de l'équipement. Par sa nature même, une classe
exploiteuse ou une couche de dirigeants ne peut voir
qu'un des aspects du problème —l'accumulation en
capital fixe devient pour elle le seul moyen d'aug-
menter la production. Ce n'est qu'en se plaçant au
point de vue des producteurs que l'on peut réaliser
une synthèse entre les deux points de vue. Encore
cette synthèse, en l'absence des producteurs eux-
mêmes, n'aura qu'une valeur abstraite, car l'adhésion
consciente des producteurs à la production est la
condition essentielle du développement maximum de
la productivité, et cette adhésion ne se réalisera que
dans la mesure où les producteurs sauront que la
solution donnée est la leur propre.
Aussi longtemps que la pénurie de biens persis-
tera, la société sera obligée d'en rationner la copsom-
mation, et la méthode la plus rationnelle de le faire
sera d'affecter chaque produit d'un prix; le consom-
mateur pourra ainsi décider lui-même de la manière
de dépenser son revenu qui lui procure le maximum
de satisfaction, et la société pourra, à court terme,
faire face à des pénuries exceptionnelles ou à des
inégalités de développement de la production en
ajournant la satisfaction des besoins moins intenses
par la manipulation des prix de vente des produits en
question. Une fois l'inégalité des revenus écartée,
l'intensité relative de la demande des divers produits
et l'étendue du véritable besoin social pourra être
adéquatement mesurée par les sommes que les
consommateurs sont disposés à payer pour se procu-
rer le bien en question et les variations des stocks de
ce bien fourniront les directives pour le développe-
ment ou le ralentissement de la production dans une
branche.
Le problème de l'équilibre économique général en
termes de valeur est simple dans ces conditions. Il
faut et il suffit que le total des revenus distribués —
c'est-à-dire essentiellement des salaires —soit égal à
la somme des valeurs des biens de consommation
disponibles. Ceci implique, dans la mesure où il doit
y avoir accumulation, que les prix des marchandises
seront supérieurs à leur coût de production, bien que
proportionnels à celui-ci. Ils devront être supérieurs à
leur coût de production, puisqu'une partie des
producteurs, tout en touchant des salaires ne produit
pas des biens consommables mais des moyens de
production qui ne sont pas mis en vente. Mais il est
rationnel qu'ils soient proportionnels à leurs coûts de
production respectifs car ce n'est que sous cette
condition que l'acte d'achat de cette marchandise
plutôt que d'une autre traduit véritablement l'éten-
due du besoin subjectif, qu'il signifie, autrement dit
que la société confirme par sa consommation sa
décision initiale de consacrer tant d'heures à la
production de ce produit.

La dictature duprolétariat
Face à la recrudescence des illusions démocra-
tiques petites-bourgeoises provoquée par la dégéné-
rescence totalitaire de la Révolution russe, il est plus
que jamais nécessaire de réaffirmer l'idée de la
dictature du prolétariat. La guerre civile et la
consolidation du pouvoir ouvrier une fois établie
signifient l'écrasement violent des tendances poli-
tiques tendant à maintenir ou à restaurer l'exploita-
tion. La démocratie prolétarienne est une démocratie
pour les prolétaires, elle est en même temps la
dictature illimitée que le prolétariat exerce contre les
classes qui lui sont hostiles.
Ces notions élémentaires doivent cependant être
concrétisées à la lumière de l'analyse de la société
actuelle. Aussi longtemps que la base de la domina-
tion de classe était la propriété privée des moyens de
production, on pouvait donner une forme constitu-
tionnelle à la « légalité » de la dictature du proléta-
riat, en privant de droits politiques ceux qui vivaient
directement du travail d'autrui, et mettre hors la loi
les partis qui tenaient à la restauration de cette
propriété. Le dépérissement de la propriété privée
dans la société actuelle, la cristallisation de la
bureaucratie comme classe exploiteuse enlèvent la
plus grande part de leur importance à ces critères
formels. Les courants réactionnaires contre lesquels
la dictature du prolétariat aura à lutter, tout au
moins les plus dangereux parmi ceux-ci, ne seront
pas les courants bourgeois restaurationnistes, mais
des courants bureaucratiques. Ces courants devront
être indubitablement exclus de la légalité soviétique à
partir d'une appréciation de leurs buts et de leur
nature sociale qui ne pourra plus être basée sur des
critères formels (« propriété », etc.) mais sur leur
caractère véritable en tant que courants bureaucra-
tiques. Le parti révolutionnaire devra considérer ces
critères de fond, en proposant et en luttant pour
l'exclusion du sein des organismes soviétiques de tous
les courants qui s'opposent, ouvertement ou non, à la
gestion ouvrière de la production et à l'exercice total
du pouvoir par les organismes des masses. Au
contraire, les libertés les plus larges devront être
accordées aux courants ouvriers qui se placent sur
cette plate-forme, indépendamment de leurs diver-
gences sur d'autres points aussi importants fussent-
ils.
Le jugement et la décision définitive sur cette
question commesur toutes les autres, appartiendront
aux organismes soviétiques et au prolétariat en
armes. L'exercice total du pouvoir politique et
économique par ces organismes n'est qu'un aspect de
la suppression de l'opposition entre dirigeants et
exécutants. Cette suppression n'est pas fatale, elle
dépend de la lutte aiguë qui aura lieu entre les
tendances socialistes et les tendances de rechute vers
une société d'exploitation; dans ce sens non seule-
ment la dégénérescence des organismes soviétiques
n'est pas a priori exclue, mais la condition du
développement'socialiste se trouve dans le contenu
de l'activité constructive du prolétariat, dont la
forme soviétique n'est qu'un des moments. Cepen-
dant cette forme offre la condition optimum sous
laquelle cette activité peut se développer, et en ce
sens elle en est inséparable. Lecontraire est vrai pour
la dictature du « parti révolutionnaire », qui repose
sur la monopolisation des fonctions de direction par
une catégorie ou un groupe, qui est donc, dans la
mesure où elle se consolide, absolument contradic-
toire avec le développement de l'activité créatrice des
masses et en tant que telle une condition positive et
nécessaire de la dégénérescence de la révolution.

La culture dansla société de transition


La construction du communisme présuppose l'ap-
propriation de la culture par le prolétariat. Cette
appropriation signifie non seulement l'assimilation
de la culture bourgeoise, mais surtout la création des
premiers éléments de la culture communiste.
L'idée selon laquelle le prolétariat ne peut tout au
plus qu'assimiler la culture bourgeoise existante, idée
défendue par Trotsky après la Révolution russe, est
en elle-même fausse et politiquement dangereuse. Il
est vrai que le problème qui se posait au prolétariat
russe au lendemain de la révolution était surtout
l'assimilation de la culture existante — et pratique-
ment même pas de la culture bourgeoise, mais des
formes les plus élémentaires de la culture historique
(lutte contre l'analphabétisme par exemple), et dans
ce domaine il n'y a ni grammaire ni arithmétique
prolétariennes; mais ce domaine appartient plutôt
aux conditions « techniques » et formelles de la
culture qu'à la culture elle-même. Pour ce qui est de
la dernière il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais de
pure et simple assimilation de la culture bourgeoise,
car ceci signifierait l'asservissement du prolétariat à
l'idéologie bourgeoise. La création culturelle du
passé ne pourra être utilisée par le prolétariat dans sa
lutte pour la construction d'une nouvelle forme de
société qu'à la condition d'être en même temps
transformée et intégrée dans une totalité nouvelle. La
création du marxisme lui-même est une démonstra-
tion de ce fait; les fameuses « parties constitutives »
du marxisme étaient des produits de la culture
bourgeoise, mais l'élaboration de la théorie révolu-
tionnaire par Marx a signifié précisément non pas la
pure et simple assimilation de l'économie politique
anglaise ou de la philosophie allemande, mais leur
transformation radicale. Cette transformation fut
possible parce que Marx se plaça sur le terrain de la
révolution communiste;elle prouve quecette manifes-
tation embryonnaire de la future culture communiste
de l'humanité se situait sur un plan nouveau par
rapport à l'héritage historique. La conception de
Trotsky, selon laquelle aussi longtemps que le prolé-
tariat reste prolétariat il doit assimiler la culture
bourgeoise, et que lorsqu'une nouvelle culture pourra
être créée, elle ne sera plus une culture prolétarienne
puisque le prolétariat aura cessé d'exister en tant que
classe, n'est tout au plus qu'une subtilité terminolo-
gique. Prise au sérieux elle signifierait soit que le
prolétariat peut lutter contre le capitalisme en assimi-
lant la culture bourgeoise et sans se constituer une
idéologie qui en soit la négation, soit que l'idéologie
révolutionnaire est uniquement une arme destructive
sans contenu positif et sans lien avec la future culture
communiste. La première idée se réfute d'elle-même;
la deuxième traduit une méconnaissance de ce que
peut et doit être une idéologie révolutionnaire et
même une idéologie tout court. La lutte contre les
idéologies réactionnaires et l'orientation consciente
de la lutte de classe présupposent une conception
positive sur le fond des problèmes que l'humanité
affronte, et cette conception n'est qu'une des pre-
mières expressions de la future culture communiste
de la société.
Cette position n'a évidemment rien à voir avec les
absurdités et le bavardage réactionnaire des staliniens
sur la « biologie prolétarienne », l' « astronomie
prolétarienne » et l'art prolétarien de planter les
choux. Pour les staliniens cette déformation honteuse
de l'idée d'une culture révolutionnaire n'est qu'un
moyen supplémentaire pour nier la réalité et mysti-
fier les masses.
Si, à travers l'appropriation de la culture existante,
le prolétariat crée en même temps les bases d'une
culture nouvelle, cela implique une nouvelle attitude
de la société prolétarienne vis-à-vis des courants
idéologiques et culturels. Une culture n'est jamais
une idéologie ou une orientation, mais un ensemble
organique, une constellation d'idéologies et de cou-
rants. La pluralité des tendances qui constituent une
culture implique que la liberté d'expression est une
condition essentielle de l'appropriation créatrice de la
culture par le prolétariat. Les courants idéologiques
réactionnaires qui ne manqueront pas de se manifes-
ter dans la société de transition devront être combat-
tus, dans la mesure où ils ne s'expriment que sur le
terrain idéologique, par des armes idéologiques et
non pas par des moyens mécaniques limitant la
liberté d'expression. La limite entre un courant
réactionnaire idéologique et une activité réaction-
naire politique est parfois difficile à trouver, mais la
dictature prolétarienne devra la définir chaque fois
sous peine dedégénérescence oude renversement.
SUR LE CONTENU DU SOCIALISME, I (*)

De la critique de la bureaucratie à l'idée de l'autono-


mieduprolétariat
Les idées exposées dans ce texte seront peut-être
comprises plus aisément si on retrace le chemin qui
nous y a conduits. En effet, nous sommes partis de
positions où se situe nécessairement un militant
ouvrier ou un marxiste à une étape donnée de son
développement, donc que tous ceux à qui nous nous
adressons ont partagé à un moment ou un autre; et si
les conceptions exposées ici ont une valeur quel-
conque, leur développement ne peut pas être le fait
du hasard et de traits personnels, mais doit incarner
une logique objective à l'œuvre. Décrire ce déve-
loppement ne peut donc qu'accroître la clarté et
faciliter le contrôle du résultat final (1).
Comme une foule de militants d'avant-garde, nous
avons commencé par constater que les grandes
organisations « ouvrières » traditionnelles n'ont plus
une politique marxiste révolutionnaire ou ne repré-
(*) S. ousuiB.v,antn°e1:7 (juillet 1955). Le texte était précédé de
l'indication
«Cetexte ouvre unediscussion sur les problèmes programma-
tiques,
Socialismqui
eousera
Barbari poursui
e. » vie dans les prochains numéros de
sentent plus les intérêts prolétariens. Le marxiste
arrive à cette conclusion en confrontant l'action de
ces organisations (« socialistes » réformistes ou
« communistes » staliniennes) avec la théorie qui est
la sienne. Il voit les partis dits « socialistes » partici-
per aux gouvernements bourgeois, exercer activement
la répression des grèves ou des mouvements des
peuples coloniaux, être champions de la défense de la
patrie capitaliste, oublier mêmejusqu'à la référence à
un régime socialiste. Il voit les partis « commu-
nistes » staliniens appliquer tantôt cette même poli-
tique opportuniste de collaboration avec la bour-
geoisie, tantôt une politique « extrémiste », un
aventurisme violent sans rapport avec une stratégie
révolutionnaire conséquente. L'ouvrier conscient fait
les mêmes constatations sur le plan de son expérience
de classe; il voit les socialistes prodiguer leurs efforts
pour modérer les revendications de sa classe et pour
rendre impossible toute action efficace visant à les
satisfaire, pour substituer à la grève des palabres avec
le patronat ou l'Etat; il voit les staliniens tantôt
interdire rigoureusement les grèves (commede 1945 à
1947) et essayer de les réduire même par la vio-
lence (2) ou les faire insidieusement avorter (3);
tantôt vouloir imposer à la cravache la grève aux
ouvriers qui n'en veulent pas parce qu'ils la per-
çoivent comme étrangère à leurs intérêts (comme en
1951-1952, avec les grèves « anti-américaines »).
Hors de l'usine, il voit lui aussi les socialistes et les
communistes participer aux gouvernements capita-
listes, sans qu'il s'ensuive une modification quel-
conque dans sa condition; et il les voit s'associer,
aussi bien en 1936 qu'en 1945, lorsque sa classe veut
agir et le régime est aux abois, pour arrêter le
mouvement et sauver ce régime, en proclamant qu'il
faut « savoir terminer une grève », qu'il faut «pro-
duire d'abord et revendiquer ensuite ».
Aussi bien le marxiste que l'ouvrier conscient,
constatant cette opposition radicale entre l'attitude
des organisations traditionnelles et une politique
marxiste révolutionnaire exprimant les intérêts immé-
diats et historiques du prolétariat, pourront alors
penser que ces organisations « se trompent » ou
qu'elles « trahissent ». Mais, dans la mesure où ils
réfléchissent, où ils apprennent, où ils constatent que
réformistes et staliniens se comportent de la même
manière jour après jour, qu'ils se sont comportés
ainsi toujours et partout, autrefois, maintenant, ici et
ailleurs, ils voient que parler de « trahison » et
d' « erreurs » n'a pas de sens. Il ne pourrait s'agir
d' « erreurs » que si ces partis poursuivaient les buts
de la révolution prolétarienne avec des moyens
inadéquats; mais ces moyens, appliqués d'une façon
cohérente et systématique depuis plusieurs dizaines
d'années, montrent simplement que les buts de ces
organisations ne sont pas les nôtres, qu'elles expri-
ment des intérêts autres que ceux du prolétariat.
Dire, du moment où l'on a compris cela, qu'elles
« trahissent » n'a pas de sens. Si un commerçant,
pour mevendre sa camelote, me raconte des histoires
et essaie de me persuader que mon intérêt est de
l'acheter, je peux dire qu'il me trompe, non pas qu'il
me trahit. De même, le parti socialiste ou stalinien,
en essayant de persuader le prolétariat qu'ils repré-
sentent ses intérêts, le trompent, mais ne le trahissent
pas; ils l'ont trahi une fois pour toutes, il y a
longtemps, et depuis, ce ne sont pas des traîtres à la
classe ouvrière, mais des serviteurs conséquents et
fidèles d'autres intérêts, qu'il s'agit dé déterminer.
D'ailleurs, cette politique n'apparaît pas simple-
ment constante dans ses moyens et dans ses résultats.
Elle est incarnée dans la couche dirigeante de ces
organisations ou syndicats; le militant s'aperçoit
rapidement et à ses dépens que cette couche est
inamovible, qu'elle survit à tous les échecs et qu'elle
se perpétue par cooptation. Que le régime intérieur
de l'organisation soit « démocratique », comme chez
les réformistes, ou dictatorial, comme chez les
staliniens, la masse des militants ne peut absolument
pas influer sur leur orientation, déterminée sans
appel par une bureaucratie dont la stabilité n'est
jamais mise en question; car même lorsque le noyau
dirigeant arrive à être remplacé, il l'est au profit d'un
autre non moins bureaucratique.
A ce moment, le marxiste et l'ouvrier conscient
se rencontrent presque fatalement avec le trots-
kisme (4). Le trotskisme offre en effet une critique
permanente, pas après pas, de la politique réformiste
et stalinienne, depuis un quart de siècle, montrant
que les défaites du mouvement ouvrier —Allemagne
1923, Chine 1925-1927, Angleterre 1926, Allemagne
1933, Autriche 1934, France 1936, Espagne 1936-
1938, France et Italie 1945-47, etc. —sont dues à la
politique des organisations traditionnelles, et que
cette politique a été en rupture constante avec le
marxisme. En même temps, le trotskisme (5) offre
une explication de la politique de ces partis à partir
d'une analyse sociologique. Pour ce qui est du
réformisme, il reprend l'interprétation qu'en avait
donnée Lénine : le réformisme des socialistes exprime
les intérêts d'une aristocratie ouvrière (que les sur-
profits de l'impérialisme permettent à celui-ci de
« corrompre » par des salaires plus élevés) et d'une
bureaucratie syndicale et politique. Pour ce qui est
du stalinisme, sa politique est au service de la
bureaucratie russe, de cette couche parasitaire et
privilégiée qui a usurpé le pouvoir dans le premier
Etat ouvrier grâce au caractère arriéré du pays et au
recul de la révolution mondiale après 1923.
C'est sur ce problème de la bureaucratie stali-
nienne que nous avons commencé, au sein même du
trotskisme, notre travail de critique. Pourquoi sur
celui-là en particulier, cela n'a pas besoin de longues
explications. Tandis que le problème du réformisme
paraissait réglé par l'histoire au moins sur le plan
théorique, le réformisme devenant de plus en plus un
défenseur ouvert du système capitaliste (6), sur le
problème crucial entre tous, celui du stalinisme —
qui est le problème contemporain par excellence et
qui pèse dans la pratique d'un poids beaucoup plus
grand que le premier — l'histoire de notre époque
apportait démenti après démenti à la conception
trotskiste et aux perspectives qui en découlaient. La
politique stalinienne s'expliquait pour Trotsky par les
intérêts de la bureaucratie russe, produit de la
dégénérescence de la révolution d'octobre. Cette
bureaucratie n'avait aucune « réalité propre », histo-
riquement parlant; elle n'était qu'un « accident », le
produit de l'équilibre constamment rompu des deux
forces fondamentales de la société moderne, le
capitalisme et le prolétariat. Elle s'appuyait en Russie
même sur les « conquêtes d'Octobre » qui avaient
donné des bases socialistes à l'économie du pays
(nationalisation, planification, monopole du com-
merce extérieur, etc.) et sur le maintien du capita-
lisme dans le reste du monde; car la restauration de
la propriété privée en Russie signifierait le renverse-
ment de la bureaucratie au profit d'un retour des
capitalistes, tandis que l'extension mondiale de la
révolution détruirait cet isolement de la Russie —
dont la bureaucratie était le résultat à la fois
économique et politique — et déterminerait une
nouvelle explosion révolutionnaire du prolétariat
russe, qui chasserait les usurpateurs. De là le
caractère nécessairement empirique de la politique
stalinienne, obligée de louvoyer entre les deux adver-
saires et se donnant comme objectif le maintien
utopique du statu quo; par là même, obligée de
saboter tout mouvement prolétarien dès que celui-ci
mettait en danger le régime capitaliste et aussi de
surcompenser les résultats de ce sabotage par une
violence extrême chaque fois que la réaction encou-
ragée par la démoralisation du prolétariat tentait
d'instaurer une dictature et de préparer une croisade
capitaliste contre « les restes des conquêtes d'Oc-
tobre ». Ainsi, les partis staliniens étaient condamnés
à une alternance d'aventurisme « extrémiste » et
d'opportunisme.
Mais ni ces partis, ni la bureaucratie russe ne
pouvaient rester ainsi indéfiniment suspendus en
l'air; en l'absence d'une révolution, disait Trotsky,
les partis staliniens seraient de plus en plus assimilés
aux partis réformistes et attachés à l'ordre bourgeois,
tandis que la bureaucratie russe serait renversée, avec
ou sans intervention militaire étrangère, au profit
d'une restauration du capitalisme.
Trotsky avait lié ce pronostic à l'issue de la
deuxième guerre mondiale, qui, comme on sait, y a
apporté un démenti éclatant. Les dirigeants trots-
kistes se sont donnés le ridicule d'affirmer que sa
réalisation était une affaire de temps. Mais pour
nous, ce qui est devenu tout de suite apparent —déjà
pendant la guerre —c'est qu'il ne s'agissait pas et ne
pouvait pas s'agir d'une question de délais, mais du
sens de l'évolution historique, et que toute la
construction de Trotsky était, dans ses fondements,
mythologique.
La bureaucratie russe a soutenu l'épreuve cruciale
de la guerre en montrant autant de solidité que
n'importe quelle autre classe dominante. Si le régime
russe comportait des contradictions, il présentait
aussi une stabilité non moindre que le régime
américain ou allemand. Les partis staliniens ne sont
pas passés du côté de l'ordre bourgeois, mais ont
continué à suivre fidèlement (à part, certes, des
défections individuelles commeil yen a dans tous les
partis) la politique russe : partisans de la défense
nationale dans les pays alliés de l'U.R.S.S., adver-
saire de cette défense dans les pays ennemis de
l'U.R.S.S. (ycompris les tournants successifs du P.C.
français en 1939, 1941 et 1947). Enfin, chose la plus
importante et la plus extraordinaire, la bureaucratie
stalinienne étendait son pouvoir dans d'autres pays;
soit en imposant son pouvoir à la faveur de la
présence de l'Armée russe, comme dans la plupart
des pays satellites d'Europe centrale et des Balkans,
soit en dominant entièrement un mouvement confus
des masses, comme en Yougoslavie (ou plus tard en
Chine et au Vietnam), elle instaurait dans ces pays
desrégimesen tous points analogues au régime russe
(compte tenu bien entendu des conditions locales),
que de toute évidence il était ridicule de qualifier
d'états ouvriers dégénérés (7).
On était donc dès ce moment obligé de chercher
ce qui donnait à la bureaucratie stalinienne, en
Russie aussi bien qu'ailleurs, cette stabilité et ces
possibilités d'expansion. Pour le faire, il a fallu
reprendre l'analyse du régime économique et social
de la Russie. Une fois débarrassés de l'optique
trotskiste, il était facile de voir, en utilisant les
catégories marxistes fondamentales, que la société
russe est une société divisée en classes, parmi
lesquelles les deux fondamentales sont la bureaucra-
tie et le prolétariat. Labureaucratie yjoue le rôle de
classe dominante et exploiteuse au sens plein du
terme. Ce n'est pas simplement qu'elle est classe
privilégiée, et que sa consommation improductive
absorbe une part du produit social comparable
(probablement supérieure) à celle qu'absorbe la
consommation improductive de la bourgeoisie dans
les paysdecapitalismeprivé. C'est qu'elle commande
souverainement l'utilisation du produit social total,
d'abord en en déterminant la répartition en salaires
et plus-value (en même temps qu'elle essaie d'impo-
ser aux ouvriers les salaires les plus bas possible et
d'en extraire le plus de travail possible), ensuite en
déterminant la répartition decette plus-value entre sa
propre consommation improductive et les investisse-
ments nouveaux, enfin en déterminant la répartition
de ces investissements entre les divers secteurs de
production.
Mais la bureaucratie ne peut commander l'utilisa-
tion du produit social que parce qu'elle en com-
mande la production. C'est parce qu'elle gère la
production auniveaudel'usine qu'elle peut constam-
ment obliger les ouvriers à produire davantage pour
le mêmesalaire; c'est parcequ'elle gère la production
au niveau de la société qu'elle peut décider la
fabrication de canons et de soieries plutôt que de
logements et de cotonnades. On constate donc que
l'essence, le fondement de la domination de la
bureaucratie sur la société russe, c'est le fait qu'elle
domineau sein desrapports deproduction; en même
temps, on constate que cette mêmefonction a été de
tout temps la base de la domination d'une classe sur
la société. Autrement dit, à tout instant l'essence
effectivedesrapports declassedans la production est
la division antagonique des participants à la produc-
tion en deux catégories fixes et stables, dirigeants et
exécutants. Lereste concerneles mécanismes sociolo-
giques etjuridiques qui garantissent la stabilité de la
couchedirigeante; tels sont la propriété féodale de la
terre, la propriété privée capitaliste ou cette étrange
formede propriété privée non personnelle qui carac-
térise le capitalisme actuel; tels sont en Russie la
dictature totalitaire de l'organisme qui exprime les
intérêts généraux de la bureaucratie, le parti «com-
muniste », et le fait que le recrutement des membres
de la classe dominante se fait par une cooptation
étendue à l'échelle de la société globale (8).
Il en.résulte que la nationalisation des moyens de
production et la planification ne résolvent nullement
le problème du caractère de classe de l'économie, ne
signifient d'aucune façon la suppression de l'exploita-
tion; elles entraînent certes la suppression des
anciennes classes dominantes, mais nerépondent pas
au problème fondamental : qui dirigera maintenant
la production, et comment? Si une nouvelle couche
d'individus s'empare de cette direction, l' « ancien
fatras » dont parlait Marx réapparaîtra rapidement;
car cette couche utilisera sa position dirigeante pour
se créer des privilèges, et pour augmenter et consoli-
der ces privilèges, elle renforcera son monopole des
fonctions de direction, tendant à rendre sa domina-
tion plus totale et plus difficile à mettre en question;
elle tendra à assurer la transmission de ces privilèges
à sesdescendants, etc.
Relativement à l'argumentation de Trotsky, pour
qui la bureaucratie n'est pas classe dominante
puisque les privilèges bureaucratiques ne sont pas
transmissibles héréditairement, il suffit de rappeler:
1°que la transmission héréditaire n'est nullement un
élément nécessaire de la catégorie classe dominante;
2° qu'en fait, le caractère héréditaire de membre de
la bureaucratie (non pas, certes, de telle ou telle
situation bureaucratique particulière) en Russie est
évident; il suffit d'une mesure commela non-gratuité
de l'enseignement secondaire (établie en 1936) pour
instaurer un mécanisme sociologique inexorable
assurant que seuls des fils de bureaucrates pourront
entrer dans la carrière bureaucratique. Qu'au surplus
la bureaucratie veuille essayer (par des bourses
d'études ou des sélections «au mérite absolu »)
d'attirer à elle les talents qui naissent au sein du
prolétariat ou de la paysannerie, non seulement ne
contredit mais plutôt confirme son caractère de
classe exploiteuse; des mécanismes analogues existent
depuis toujours dans les pays capitalistes et leur
fonction sociale est de révigorer par du sang nouveau
la couche dominante, d'amender en partie les
irrationalités résultant du caractère héréditaire des
fonctions dirigeantes et d'émasculer les classes
exploitées en en corrompant les éléments les plus
doués.
Qu'il ne s'agit pas là d'un problème particulier à la
Russie ou aux années 1920, il est facile de s'en
apercevoir. Car le problème est posé à l'ensemble de
la société moderne, indépendamment même de la
révolution prolétarienne; il n'est qu'une autre expres-
sion du processus de concentration des forces pro-
ductives. Qu'est-ce qui crée, en effet, la possibilité
objective d'une dégénérescence bureaucratique de la
révolution? C'est le mouvement inexorable de l'éco-
nomie moderne, sous la pression de la technique,
vers une concentration de plus en plus poussée du
capital et du pouvoir, l'incompatibilité du degré de
développement actuel des forces productives avec la
propriété privée et le marché comme mode d'intégra-
tion des entreprises. Ce mouvement se traduit par
une foule de transformations structurelles dans les
pays capitalistes occidentaux, sur lesquelles nous ne
pouvons nous étendre ici. Il suffit de rappeler qu'elles
s'incarnent socialement dans une nouvelle bureaucra-
tie, bureaucratie économique aussi bien que bureau-
cratie du travail. Or, en faisant table rase de la
propriété privée, du marché, etc., la révolution peut
— si elle s'arrête à cela — faciliter la voie de la
concentration bureaucratique totale. On voit donc
que, loin d'être privée de réalité propre, la bureaucra-
tie personnifie la dernière phase du développement
du capitalisme.
Il devenait dès lors évident que le programme de la
révolution socialiste, et l'objectif du prolétariat ne
pouvait plus être simplement la suppression de la
propriété privée, la nationalisation des moyens de
production et la planification, mais la gestion
ouvrière de l'économie et du pouvoir. Faisant un
retour sur la dégénérescence de la révolution russe,
nous constations que le parti bolchevique avait sur le
plan économique comme programme non pas la
gestion ouvrière, mais le contrôle ouvrier. Cela parce
que le parti, qui ne pensait pas que la révolution
pouvait être immédiatement une révolution socia-
liste, ne se posait même pas comme tâche l'expro-
priation des capitalistes, considérait donc que ceux-ci
garderaient la direction des entreprises; dans ces
conditions, le contrôle ouvrier aurait comme fonc-
tion à la fois d'empêcher les capitalistes d'organiser
le sabotage de la production, de contrôler leurs
profits et la disposition du produit des entreprises, et
de constituer une « école » de direction pour les
ouvriers. Mais cette monstruosité sociologique d'un
pays où le prolétariat exerce sa dictature par l'instru-
ment des Soviets et du parti bolchevique et où les
capitalistes gardent la propriété et la direction des
entreprises, ne pouvait pas durer; là où les capita-
listes n'ont pas pris la fuite, ils ont été expulsés par
les ouvriers qui se sont emparés en même temps de la
gestion des entreprises.
Cette première expérience de gestion ouvrière n'a
duré que peu; nous ne pouvons pas entrer ici dans
l'analyse de cette période (fort obscure et sur laquelle
peu de sources existent) de la révolution russe ( ni
des facteurs qui ont déterminé le passage rapide d u
pouvoir dans les usines entre les mains d ' u n e

( V. depuis « Le rôle de l'idéologie bolchevique... » dans


L'expérience du mouvement ouvrier, 2, pp. 395-416, et le texte de
M. Bsinton qui y est cité.
nouvelle couche dirigeante : état arriéré du pays,
faiblesse numérique et culturelle du prolétariat,
délabrement de l'appareil productif, longue guerre
civile d'une violence sans précédent, isolement inter-
national de la révolution. Il y a un seul facteur dont
nous voulons souligner l'action pendant cette pério-
de : la politique systématique du parti bolchevique a
été dans les faits opposée à la gestion ouvrière et a
tendu dès le départ à instaurer un appareil propre de
direction de la production responsable uniquement
vis-à-vis du pouvoir central, c'est-à-dire en fin de
compte du Parti. Cela au nom de l'efficacité et des
nécessités impérieuses de la guerre civile. Si cette
politique était la plus efficace même à court terme
reste à voir; en tout cas, à long terme, elle posait les
fondements de la bureaucratie.
Si la direction de l'économie échappait ainsi au
prolétariat, Lénine pensait que l'essentiel était que la
direction de l'Etat lui fût conservée, par le pouvoir
soviétique; que, d'un autre côté, la classe ouvrière
participant à la direction de l'économie par le
contrôle ouvrier, les syndicats, etc., « apprendrait »
graduellement à gérer. Cependant, une évolution
impossible à retracer ici mais inéluctable, a rapide-
ment rendu inamovible la domination du parti
bolchevique dans les Soviets. Dès ce moment, le
caractère prolétarien de tout le système était sus-
pendu au caractère prolétarien du parti bolchevique.
On pourrait facilement montrer que dans ces condi-
tions, le parti, minorité strictement centralisée et
monopolisant l'exercice du pouvoir, ne pouvait
même plus garder un caractère prolétarien au sens
fort de ce terme, et devait forcément se séparer de la
classe dont il était sorti. Mais point n'est besoin
d'aller jusque-là. En 1923, « le parti comptait sur
350000 membres : 50000 ouvriers et 300000 fonc-
tionnaires. Ce n'était plus un parti ouvrier, mais un
parti d'ouvriers devenus fonctionnaires » (9). Réunis-
sant l' « élite » du prolétariat, le parti avait été
amené à l'installer aux postes de commande de
l'économie et de l'Etat; et de là, elle ne devait rendre
des comptes qu'au parti, c'est-à-dire à elle-même.
L'« apprentissage » de la gestion par la classe
ouvrière signifiait simplement qu'un certain nombre
d'ouvriers, apprenant les techniques de direction,
sortaient du rang et passaient du côté de la nouvelle
bureaucratie. L'existence sociale des hommes déter-
minant leur conscience, les membres du parti allaient
désormais agir non pas d'après le programme bolche-
vique, mais en fonction de leur situation concrète de
dirigeants privilégiés de l'économie et de l'Etat. Le
tour était joué, la révolution était morte, et s'il y a
quelque chose d'étonnant, c'est plutôt la lenteur
subséquente de la consolidation de la bureaucratie au
pouvoir (10).
Les conclusions qui résultent de cette brève analyse
sont claires : le programme de la révolution socialiste
ne peut être autre que la gestion ouvrière. Gestion
ouvrière du pouvoir, c'est-à-dire pouvoir des orga-
nismes autonomes des masses (Soviets ou Conseils):
gestion ouvrière de l'économie, c'est-à-dire direction
de la production par les producteurs, organisés aussi
dans des organismes de type soviétique. L'objectif du
prolétariat ne peut pas être la nationalisation et la
planification sans plus, parce que cela signifie
remettre la domination de la société à une nouvelle
couche de dominateurs et d'exploiteurs; il ne peut
pas être réalisé en remettant le pouvoir à un parti,
aussi révolutionnaire et aussi prolétarien ce parti
soit-il au départ, parce que ce parti tendra fatalement
à l'exercer pour son propre compte et servira de
noyau à la cristallisation d'une nouvelle couche
dominante. Le problème de la division de la société
en classes apparaît en effet à notre époque de plus en
plus sous sa forme la plus directe et la plus nue,
dépouillé de tous les masques juridiques, comme le
problème de la division de la société en dirigeants et
exécutants. La révolution prolétarienne ne réalise son
programme historique que dans la mesure où elle
tend dès le départ à supprimer cette division, en
résorbant toute couche dirigeante particulière et en
collectivisant, plus exactement en socialisant inté-
gralement les fonctions de direction. Le problème de
la capacité historique du prolétariat de réaliser la
société sans classes n'est pas celui de sa capacité de
renverser physiquement les exploiteurs au pouvoir
(qui ne fait pas de doute), mais d'organiser positive-
ment une gestion collective, socialisée, de la produc-
tion et du pouvoir. Il devient dès lors évident que la
réalisation du socialisme pour le compte du proléta-
riat par un parti ou une bureaucratie quelconque est
une absurdité, une contradiction dans les termes, un
cercle carré, un oiseau sous-marin; le socialisme n'est
rien d'autre que l'activité gestionnaire consciente et
perpétuelle des masses. Il devient également évident
que le socialisme ne peut pas être « objectivement »
inscrit, même pas à 50 %, dans une loi ou une
constitution quelconque, dans la nationalisation des
moyens de production ou la planification, ni même
dans une « loi » instaurant la gestion ouvrière : si la
classe ouvrière ne peut pas gérer, aucune loi ne peut
faire qu'elle le puisse, et si elle gère, la « loi » ne fera
que constater cet étatde fait.
Ainsi, partis de la critique de la bureaucratie, nous
sommes parvenus à formuler une conception positive
du contenu du socialisme; brièvement parlant, «le
socialisme sous tous ses aspects ne signifie pas autre
chose que la gestion ouvrière de la société », et
« la classe ne peut se libérer qu'en réalisant son
propre pouvoir ». Le prolétariat ne peut réaliser la
révolution socialiste que s'il agit d'une façon auto-
nome, c'est-à-dire s'il trouve en lui-même à la fois la
volonté et la conscience de la transformation néces-
saire de la société. Le socialisme ne peut être ni le
résultat fatal dudéveloppement historique, ni un viol
de l'histoire par un parti de surhommes, ni l'applica-
tion d'un programme découlant d'une théorie vraie
ensoi—mais le déclenchement de l'activité créatrice
libre des masses opprimées, déclenchementque le
développement historique rend possible, et que l'ac-
tion d'un parti basé sur cette théorie peut énormé-
mentfaciliter.
Il est dès lors indispensable de développer sur tous
les plans les conséquences decette idée.

L'idéedel'autonomieduprolétariat et lemarxisme
Il faut dire tout de suite que cette conception n'a
rien d'essentiellement nouveau. Son contenu est le
même que celui de la célèbre formulation de Marx
«l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des
travailleurs eux-mêmes »; il a été également exprimé
par Trotsky lorsque celui-ci disait «le socialisme, à
l'opposé du capitalisme, s'édifie consciemment ». Il
ne serait que trop facile de multiplier les citations de
cegenre.
Ce qu'il y a de nouveau, c'est de vouloir et de
pouvoir prendre cette idée totalement au sérieux, en
tirer les implications à la fois théoriques et pratiques.
Celan'a pas puêtre fait jusqu'ici, ni par nous, ni par
les grands fondateurs du marxisme. C'est que d'un
côté, l'expérience historique nécessaire manquait;
l'analyse qui précède montre l'importance énorme
que la dégénérescence de la révolution russe possède
pour la clarification du problèmedu pouvoir ouvrier.
C'est, d'un autre côté et à un niveau plus profond,
que la théorie et la pratique révolutionnaires dans la
société d'exploitation sont sujettes à une contradic-
tion cruciale, résultant du fait qu'elles participent de
cette
sousunesociété qu'ed'lles
infinité veulent abolir et se traduisant
aspects.
Un seul de ces aspects nous intéresse ici. Etre
révolutionnaire, signifieà la fois penser que seules les
masses en lutte peuvent résoudre le problème du
socialisme et ne pas se croiser les bras pour autant;
penser que le contenu essentiel de la révolution sera
donné par l'activité créatrice, originale et imprévi-
sible des masses, et agir soi-même à partir d'une
analyse rationnelle du présent et d'une perspective
anticipant sur l'avenir (11). En fin de compte : postu-
ler que la révolution signifiera un bouleversement et
un élargissement énorme de ce qu'est notre rationa-
lité, et utiliser cette même rationalité pour anticiper
le contenu decette révolution.
Commentcette contradiction est relativement réso-
lue et relativement posée à nouveau à chaque étape
dumouvementouvrierjusqu'à la victoire finale de la
révolution, nepeut pas nous retenir ici; c'est tout le
problème de la dialectique concrète du développe-
ment historique de l'action révolutionnaire du prolé-
tariat et de la théorie révolutionnaire. Il suffit en ce
moment de constater qu'il y a une difficulté intrin-
sèque au développement d'une théorie et d'une
pratique révolutionnaire dans la société d'exploita-
tion, et que, dans la mesure où il veut dépasser cette
difficulté, le théoricien —de mêmed'ailleurs que le
militant—risquede retomber inconsciemment sur le
terrain de la pensée bourgeoise, plus généralement
sur le terrain de ce type de penséequi procède d'une
société aliénée et qui a dominé l'humanité pendant
des millénaires. C'est ainsi que, face aux problèmes
que pose la situation historique nouvelle, le théori-
cien sera souvent amené à «réduire l'inconnu au
connu », car c'est en ceci que consiste l'activité
théorique courante. Il peut ainsi soit ne pas voir qu'il
s'agit d'un type deproblème nouveau, soit, mêmes'il
le voit, lui appliquer les types de solution hésites.
Cependant, les facteurs dont il vient de reconnaitre
ou mêmede découvrir l'importance révolutionnaire,
la technique moderne et l'activité du prolétariat,
tendent non seulement à créer de nouveaux types de
solution, mais à détruire les termes mêmes dans
lesquels se posaient antérieurement les problèmes.
Les solutions de type traditionnel que donnera dès
lors le théoricien ne seront pas simplement inadé-
quates;dans la mesure où elles seront adoptées—ce
qui implique que le prolétariat reste lui aussi sous
l'emprise des idées reçues —elles seront objective-
ment l'instrument du maintien du prolétariat dans le
cadre de l'exploitation, bien que peut-être sous une
autre forme.
Marx était bien conscient de ce problème : son
refus du socialisme «utopique » et sa phrase «un
pas pratique enavant vautmieuxqu'une douzaine de
programmes » traduisaient précisément sa méfiance
des solutions «livresques » toujours écartées par le
développement vivant de l'histoire. Cependant, il
reste dans le marxisme une part importante (qui est
allée en croissant chez les marxistes des générations
suivantes) d'héritage idéologique bourgeois ou «tra-
ditionnel ». Dans cette mesure, il y a une ambiguïté
du marxisme théorique, ambiguïté qui ajoué un rôle
historique important; par son truchement, l'influence
de la société d'exploitation a pu s'exercer de l'inté-
rieur sur le mouvement prolétarien. Le cas, analysé
plus haut, del'application par le parti bolchevique en
Russie des solutions efficaces traditionnelles au
problème de la direction de la production, en offre
une illustration dramatique; les solutions tradition-
nelles ont été efficaces en ce sens qu'elles ont
efficacement ramené l'état traditionnel des choses et
conduit à la restauration de l'exploitation sous de
nouvelles formes. Nous rencontrerons plus loin
d'autres cas importants de survivance d'idées bour-
geoises dans le marxisme. Il est cependant utile d'en
discuter dès maintenant un exemple sur lequel ce que
nous voulons dire apparaîtra clairement.
Comment sera rémunéré le travail dans une
économie socialiste? On sait que Marx, dans la
« Critique du programme de Gotha », distinguant
cette forme d'organisation de la société après la
révolution (« phase inférieure du communisme ») du
communisme lui-même (où régnerait le principe «de
chacun selon ses capacités, à chacun selon ses
besoins »), a parlé du « droit bourgeois »qui prévau-
drait pendant cette phase, entendant par là une
rémunération égale pour la même quantité et qualité
de travail —ce qui peut signifier une rémunération
inégale pour les différents individus (12).
Comment justifie-t-on ce principe? On part des
caractéristiques fondamentales de l'économie socia-
liste : à savoir, que d'un côté l'économie est encore
une économie de pénurie, où il est par conséquent
essentiel que l'effort de production des membres de
la société soit poussé au maximum; d'un autre côté
les hommes sont encore dominés par la mentalité
« égoïste »héritée de la société précédente et mainte-
nue précisément par cette pénurie. Il y a donc besoin
d'un effort productif le plus grand possible, en même
temps que besoin de lutte contre la tendance
« naturelle » encore à ce stade de se dérober au
travail. On dira donc qu'il faut, si l'on veut éviter la
pagaille et la famine, proportionner la rémunération
du travail à la qualité et la quantité du travail fourni,
mesurées par exemple par le nombre de pièces
fabriquées, les heures de présence, etc., ce qui
conduit naturellement à une rémunération nulle pour
un travail nul et règle du même coup le problème de
l'obligation à travailler. On aboutit en somme à une
sorte de « salaire au rendement » (13), et, selon que
l'on est plus ou moins astucieux on conciliera plus ou
moins bien cette conclusion avec la critique acerbe de
cette forme de salaire dans le cadre du capitalisme.
Ce faisant, on aura oublié purement et simplement
que le problème ne peut plus se poser dans ces
termes : à la fois la technique moderne et les formes
d'association des ouvriers qu'implique le socialisme
le rendent caduc. Qu'il s'agisse du travail sur une
chaîne de montage ou de fabrication de pièces sur
des machines « individuelles », le rythme de travail
du travailleur individuel est dicté par le rythme de
travail de l'ensemble auquel il appartient —automa-
tiquement et « physiquement » dans le cas du travail
à la chaîne, indirectement et « socialement » dans la
fabrication de pièces sur une machine, mais toujours
d'une manière qui s'impose à lui. Il n'y a plus
par conséquent de problème de rendement indivi-
duel (14). Il y a un problème du rythme de travail
d'un ensemble donné d'ouvriers —qui est en fin de
compte l'ensemble d'une usine — et ce rythme ne
peut être déterminé que par cet ensemble d'ouvriers
lui-même. Le problème de la rémunération arrive
donc à être un problème de gestion, car une fois
établi un salaire général. le taux de rémunération
concret (rapport salaire-rendement) sera déterminé à
travers la détermination du rythme de travail ; celle-ci
à son tour nous conduit au cœur du problème de la
gestion comme problème concernant sous une forme
concrète la totalité des producteurs (qui auront sous
une forme ou une autre à définir que tel rythme de
production sur une chaîne de nature donnée équivaut
comme dépense de travail à tel rythme de production
sur une chaîne d'une autre nature, et cela entre les
divers ateliers de la même usine comme aussi entre
les diverses usines, etc.). Rappelons, s'il le faut, que
cela ne signifie nullement que le problème en devient
nécessairement plus facile dans sa solution, peut-être
même le contraire; mais il est enfin correctement
posé. Des erreurs dans sa solution pourraient être
fécondes pour le développement du socialisme, leur
élimination successive permettant d'arriver à la solu-
tion ; tandis qu'aussi longtemps qu'on le pose sous la
forme du « salaire au rendement » ou du « droit
bourgeois », on reste placé d'emblée sur le terrain
d'une société d'exploitation.
Certes, le problème sous sa forme traditionnelle
peut subsister pour les « secteurs arriérés »—ce qui
ne veut pas dire qu'il y faudra nécessairement lui
donner une solution « arriérée ». Mais, quelle que
soit la solution dans ce cas, ce que nous voulons dire
est que le développement historique tend à changer à
la fois la forme et le contenu du problème.
Mais il importe d'analyser le mécanisme de l'er-
reur. Face à un problème légué par l'ère bourgeoise
on raisonne comme des bourgeois. En ceci d'abord,
qu'on pose une règle universelle et abstraite —seule
forme de solution des problèmes pour une société
aliénée — en oubliant que « la loi est comme un
homme ignorant et grossier » qui répète toujours la
mêmechose (15), et qu'une solution socialiste ne peut
être socialiste que si elle est une solution concrète
impliquant la participation permanente de l'ensemble
organisé des travailleurs à sa détermination; qu'une
société aliénée est obligée de recourir à des règles
universelles abstraites, parce qu'autrement elle ne
pourrait pas être stable, et parce qu'elle est incapable
de prendre en considération les cas concrets pour
eux-mêmes, n'ayant ni les institutions ni l'optique
nécessaires pour cela, tandis qu'une société socialiste
qui crée précisément les organes qui peuvent prendre
en considération tous les cas concrets, ne peut avoir
comme loi que l'activité déterminante perpétuelle de
ces organes.
On raisonne encore comme des bourgeois en ceci
qu'on accepte l'idée bourgeoise (et reflétant juste-
ment la situation dans la société bourgeoise) de
l'intérêt individuel comme motif suprême de l'activité
humaine. C'est ainsi que pour la mentalité bour-
geoise des « néo-socialistes » anglais, l'homme dans
la société socialiste continue à être, avant tout autre
chose, un homme économique, la société devrait donc
être réglementée à partir de cette idée. Transposant
ainsi à la fois les problèmes du capitalisme et le
comportement du bourgeois à la société nouvelle, ils
sont essentiellement préoccupés par le problème des
incentives (des gains incitant à travailler) et oublient
que déjà dans la société capitaliste ce qui fait
travailler l'ouvrier ne sont pas les incentives, mais le
contrôle de son travail par d'autres hommes et par
les machines elles-mêmes. L'idée de l'homme écono-
mique a été créée par la société bourgeoise à son
image; très exactement à l'image du bourgeois et
certainement pas à l'image de l'ouvrier. Les ouvriers
n'agissent comme des « hommes économiques » que
là où ils sont obligés de le faire, c'est-à-dire vis-à-vis
des bourgeois (qui perçoivent ainsi la monnaie de
leur pièce) mais certainement pas entre eux (comme
on peut le voir pendant les grèves, et aussi dans leur
attitude vis-à-vis de leurs familles: autrement il y a
belle lurette qu'il n'y aurait plus d'ouvriers). Qu'on
dise qu'ils agissent ainsi envers ce qui leur « appar-
tient » (famille, classe, etc.) ce sera parfait, car nous
disons précisément qu'ils agiront ainsi envers tout
lorsque tout leur « appartiendra ». Et prétendre que
la famille est là, visible, tandis que le « tout » est une
abstraction serait encore un malentendu — car le
tout dont nous parlons est concret, commence avec
les autres ouvriers de l'atelier, de l'usine, etc.
Lagestion ouvrière de laproduction
Une société sans exploitation n'est concevable, on
l'a vu, que si la gestion de la production n'est plus
localisée dans une catégorie sociale, autrement dit si
la division structurelle de la société en dirigeants et
exécutants est abolie. On a également vu que la
solution du problème ainsi posé ne peut être donnée
que par le prolétariat lui-même. Ce n'est pas seule-
ment qu'aucune solution n'aurait de valeur, ne
pourrait mêmesimplement être réalisée, si elle n'était
réinventée par les masses d'une manière autonome;
ni que le problème posé l'est à une échelle qui rend la
coopération active de millions d'individus indispen-
sable à sa solution. C'est que par sa nature même, la
solution du problème de la gestion ouvrière ne peut
tenir dans une formule, ou, comme nous l'avons déjà
dit, que la seule loi véritable que connaisse la société
socialiste est l'activité déterminante perpétuelle des
organismes gestionnaires des masses.
Les considérations qui suivent ne visent donc pas
à « résoudre » théoriquement le problème de la
gestion ouvrière —ce qui serait encore une fois une
contradiction dans les termes —mais d'en clarifier
les données. Nous visons seulement à dissiper des
malentendus et des préjugés largement répandus, en
montrant comment le problème de la gestion ne se
posepas, et comment il sepose.
Si l'on pense que la tâche essentielle de la
révolution est une tâche négative, l'abolition de la
propriété privée — qui peut être effectivement
réalisée par décret — on peut penser la révolution
comme centrée sur la « prise du pouvoir », donc
comme un moment (qui peut durer quelques jours et
être à la rigueur suivi de quelques mois ou années de
guerre civile), où les ouvriers, s'emparant du pouvoir,
exproprient en droit et en fait- les propriétaires des
usines. Et dans ce cas, on sera effectivement amené à
accorder une importance capitale à la « prise du
pouvoir » et à un organisme construit exclusivement
en vue de cette fin.
C'est ainsi, en fait, que les choses se passent
pendant la révolution bourgeoise. La société nouvelle
est toute préparée au sein de l'ancienne; les manufac-
tures concentrent patrons et ouvriers, la redevance
que payent les paysans aux propriétaires fonciers est
dénuée de toute fonction économique comme ces
propriétaires le sont de toute fonction sociale. Sur
cette société en fait bourgeoise ne subsiste qu'une
squame féodale. Une Bastille abattue, quelques têtes
coupées, une nuit d'août, des élus (dont beaucoup
d'avocats) rédigeant des Constitutions, des lois et des
décrets —et le tour est joué. La révolution est faite,
une période historique est close, une autre s'ouvre. Il
est vrai qu'une guerre civile peut suivre : la rédaction
des nouveaux Codes prendra quelques années, la
structure de l'Administration comme celle de l'Ar-
mée subiront des changements importants. Mais
l'essentiel de la révolution est fait avant la révolution.
C'est qu'en effet la révolution bourgeoise n'est que
pure négation pour ce qui est du domaine écono-
mique. Elle se base sur ce qui est déjà là, elle se borne
à élever à la légalité un état de fait en supprimant une
superstructure déjà irréelle en elle-même. Ses cons-
tructions limitées n'affectent que cette superstruc-
ture; la base économique prend soin d'elle-même.
Que ce soit avant ou après la révolution bourgeoise,
le capitalisme, une fois établi dans un secteur de
l'économie, se propage par la propre force de ses lois
sur le terrain de la simple production marchande
qu'il trouve devant lui.
Il n'y a aucun rapport entre ce processus et celui
de la révolution socialiste. Celle-ci n'est pas une
simple négation de certains aspects de l'ordre qui l'a
précédée; elle est essentiellement positive. Elle doit
construire son régime — non pas construire des
usines, mais construire des nouveaux rapports de
production, dont le développement du capitalisme ne
fournit que les présuppositions. On s'en apercevra
mieux en relisant le passage où Marx décrit la
« Tendance historique de l'accumulation capita-
liste ». On nous excusera d'en citer un large extrait :
« ... Dès que le mode de production capitaliste se
suffit à lui-même, la socialisation progressive du
travail et la transformation consécutive de la terre et
des autres moyens de production en moyens de
production communs, parce que socialement exploi-
tés, et par suite l'expropriation des propriétaires
privés prennent une forme nouvelle. Cette expropria-
tion s'opère par le jeu des lois immanentes de la
production capitaliste elle-même, par la centralisa-
tion des capitaux. Chaque capitaliste en tue beau-
coup d'autres. Concurremment avec cette centralisa-
tion, ou l'expropriation de beaucoup de capitalistes
par quelques-uns, se développent la forme coopéra-
tive sur une échelle de plus en plus grande du procès
de travail, l'application raisonnée de la science à la
technique, l'exploitation systématique du sol, la
transformation des moyens particuliers de travail en
moyens ne pouvant être utilisés qu'en commun,
l'économie de tous les moyens de production par leur
utilisation commemoyens de production d'un travail
social combiné, l'entrée de tous les peuples dans le
réseau du marché mondial, et par conséquent le
caractère international du régime capitaliste. A
mesure que diminue le nombre des grands capita-
listes, qui accaparent et monopolisent tous les avan-
tages de ce procès de transformation, on voit
augmenter la misère, l'oppression, l'esclavage, la
dégénérescence, l'exploitation, mais également la
révolte de la classe ouvrière qui grossit sans cesse et
qui a été dressée, unie, organisée par le mécanisme
même du procès de production capitaliste. Le mono-
pole du capital devient l'entrave du mode de produc-
tion qui s'est développé avec lui et par lui. La
centralisation des moyens de production et la sociali-
sation du travail arrivent à un point où elles ne
s'accommodent plus de leur enveloppe capitaliste et
la font éclater. La dernière heure de la propriété
privée capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont
expropriés à leur tour (16). »
Qu'existe-t-il donc, en fait, de la nouvelle société,
au moment ou l' « enveloppe capitaliste éclate »?
Toutes les prémisses, il est vrai; une société formée
presque entièrement de prolétaires, l' « application
rationnelle de la science dans l'industrie », et aussi,
étant donné le degré de concentration des entreprises
supposé dans ce passage, la séparation de la pro-
priété et des fonctions effectives de direction de la
production. Mais où sont les rapports de production
socialistes déjà réalisés au sein de cette société,
comme les rapports de production bourgeois l'étaient
dans la société « féodale »?
Car il est évident que ces nouveaux rapports ne
peuvent pas être simplement ceux réalisés dans la
« socialisation du processus du travail », la coopéra-
tion de milliers d'individus au sein des grandes unités
industrielles; ce sont là les rapports de production
typiques du capitalisme hautement développé.
La « socialisation du processus de travail » telle
qu'elle a lieu dans l'économie capitaliste est la
. prémisse du socialisme en tant qu'elle supprime
l'anarchie, l'isolement, la dispersion, etc. Mais elle
n'est nullement une « préfiguration » ou un « em-
bryon »de socialisme, en tant qu'elle est socialisation
antagonique, c'est-à-dire qu'elle reproduit et appro-
fondit la division de la masse des exécutants et d'une
couche de dirigeants. En même temps que les
producteurs sont soumis à une discipline collective,
que les conditions de production sont unifiées entre
secteurs et localités, que les tâches productives
deviennent interchangeables, on observe à l'autre
pôle non pas seulement un nombre décroissant de
capitalistes à rôle de plus en plus parasitaire, mais la
constitution d'un appareil séparé de direction de la
production. Or, les rapports de production socialistes
sont ceux qui excluent l'existence séparée d'une
couche fixe et stable de dirigeants de la production.
On voit donc que le point de départ de leur
réalisation ne peut être que la destruction du pouvoir
de la bourgeoisie ou de la bureaucratie. La transfor-
mation capitaliste de la société s'achève avec la
révolution bourgeoise, la transformation socialiste
commenceavec la révolution prolétarienne.
L'évolution moderne a d'elle-même supprimé des
aspects du problème de la gestion considérés autre-
fois comme déterminants. D'un côté, le travail de
direction est devenu lui-même un travail salarié,
comme l'indiquait déjà Engels; d'un autre côté, il est
devenu lui-même un travail collectif d'exécution (17).
Les « tâches » d'organisation du travail qui autrefois
incombaient au patron assisté de quelques ingé-
nieurs, sont maintenant exécutées par des bureaux
groupant des centaines ou des milliers de personnes,
elles-mêmes exécutants salariés et parcellaires. L'autre
groupe des tâches traditionnelles de direction, en
somme l'intégration de l'entreprise dans l'ensemble
de l'économie et en particulier l' « étude » ou le
« flair » du marché (nature, qualité, prix des fabri-
cations demandées, modifications de l'échelle de
production, etc.), s'était déjà transformé dans sa
nature avec les monopoles; il s'est aussi transformé
dans son mode d'accomplissement, puisque l'essen-
tiel y est désormais exécuté par un appareil collectif
de prospection des marchés, d'étude des goûts des
consommateurs, de vente du produit, etc. Cela dans
le cas du capitalisme de monopole. Lorsque la
propriété privée laisse la place à la propriété étatique,
commedans le capitalisme bureaucratique [total], un
appareil central de coordination du fonctionnement
des entreprises prend la place à la fois du marché
comme «régulateur » et des appareils propres à
chaque entreprise; c'est la bureaucratie planificatrice
centrale, dont la «nécessité » économique découle-
rait, d'après ses défenseurs, précisément de ces
fonctions decoordination.
Il est inutile de discuter ce sophisme. Notons sim-
plement en passant que les avocats de la bureau-
cratie démontrent, dans un premier mouvement, que
l'on peut se passer des patrons puisqu'on peut faire
fonctionner l'économie d'après un plan et, dans un
deuxième mouvement, que le plan pour fonctionner,
a besoin de patrons d'un autre type. Car — et
ç'est là ce qui nous intéresse —le problème de la
coordination de l'activité des entreprises et des
secteurs productifs après la suppression du marché,
autrement dit le problème de la planification, est
virtuellement déjà supprimé par la technique
moderne. La méthode de Léontief (18) même dans
son état actuel (19), enlève toute signification « poli-
tique »ou«économique »au problème de la coordi-
nation desdivers secteurs ou des diverses entreprises.
Car elle permet, si le volume de production désirée
d'objets d'utilisation finale est fixé, d'en déterminer
les conséquences pour l'ensemble des secteurs, des
régions et des entreprises, sous forme d'objectifs de
production à réaliser par telle unité dans tel laps de
temps. Elle permetenmêmetemps ungrand degré de
souplesse, car elle rend possible, si l'on veut modifier
unplan encours d'exécution, de tirer immédiatement
les implications pratiques de cette modification.
Combinée avec d'autres méthodes modernes(20) elle
permet à la fois de choisir, une fois les objectifs
globaux fixés, les méthodes optimales de réalisation,
et de définir celles-ci pour toute l'économie dans les
détails. Brièvement parlant, la totalité de l' «activité
planificatrice »de la bureaucratie russe par exemple,
pourrait dès maintenant être transférée à une
machineélectronique.
Le problème ne se pose donc qu'aux deux extré-
mités de l'activité économique: au niveau le plus
particulier, savoir, traduire l'objectif de production
de telle usine en objectif de production pour chaque
groupe d'ouvriers des ateliers de cette usine, et au
niveau universel, savoir, fixer pour l'ensemble de
l'économie les objectifs de production des biens
d'utilisation finale.
Dans les deux cas, le problème n'existe que parce
qu'il ya—et qu'il aura encore plus dans une société
socialiste —un développement technique (au sens
large du terme). Il est en effet clair qu'avec une
technique stable le type de solution (sinon les
solutions elles-mêmes qui dans leur teneur précise
varieront par exemple s'il y a accumulation) serait
donné une fois pour toutes, qu'il s'agisse de la
répartition des tâches au sein d'un atelier (parfaite-
ment compatible avec l'interchangeabilité des pro-
ducteurs aux différents emplois) ou de la détermina-
tion des produits d'utilisation finale. Ce sera la
modification incessante des combinaisons produc-
tives et des objectifs finaux qui créera le terrain sur
lequel devras'exercer la gestion collective.
L'aliénation dansla sociétécapitaliste
Par aliénation —moment caractéristique de toute
société de classe mais qui apparaît dans une étendue
et une profondeur incomparablement plus grande
dans la société capitaliste — nous entendons que les
produits de l'activité de l'homme — qu'il s'agisse
d'objets ou d'institutions —prennent face à lui une
existence sociale indépendante et, au lieu d'être
dominés par lui, le dominent. L'aliénation est donc
ce qui s'oppose à la créativité libre de l'homme dans
le monde créé par l'homme; elle n'est pas un
principe historique indépendant, ayant une source
propre. C'est l'objectivation de l'activité humaine,
dans la mesure où elle échappe à son auteur sans que
son auteur puisse lui échapper. Toute aliénation est
une objectivation humaine, c'est-à-dire à sa source
dans une activité humaine (il n'y a pas de « forces
secrètes » dans l'histoire, pas plus de ruse de la
raison que de lois économiques naturelles); mais
toute objectivation n'est pas nécessairement une
aliénation dans la mesure où elle peut être consciem-
ment reprise, affirmée à nouveau ou détruite. Tout
produit de l'activité humaine (même une attitude
purement intérieure) dès qu'il est posé « échappe à
son auteur » et mène une existence indépendante de
lui. On ne peut pas faire qu'on n'ait pas prononcé
telle parole; maison peut cesser d'en être déterminé.
La vie passée de tout individu est son objectivation à
ce jour; mais il ne lui est pas nécessairement et
exhaustivement aliéné, son avenir n'est pas définitive-
ment dominé par son passé. Le socialisme sera la
suppression de l'aliénation en tant qu'il permettra la
reprise perpétuelle, consciente et sans conflits vio-
lents, du donné social, en tant qu'il restaurera la
domination des hommes sur les produits de leur
activité. La société capitaliste est une société aliénée
en tant qu'elle est dominée par ses propres créations,
en tant que ses transformations ont lieu indépendam-
ment de la volonté et de la conscience des hommes (y
compris de la classe dominante), d'après des quasi-
« lois » exprimant des structures objectives indépen-
dantes de son contrôle.
Ce qui nous intéresse ici n'est pas de décrire
comment se produit l'aliénation sous forme d'aliéna-
tion de la société capitaliste — ce qui impliquerait
l'analyse de la naissance du capitalisme et de son
fonctionnement — mais de montrer les manifesta-
tions concrètes de cette aliénation dans les diverses
sphères d'activité sociale et leur unité intime.
Ce n'est que dans la mesure où l'on saisit le
contenu du socialisme comme l'autonomie du prolé-
tariat, comme activité créatrice libre se déterminant
elle-même, comme gestion ouvrière dans tous les
domaines, que l'on peut saisir l'essence de l'aliéna-
tion de l'homme dans la société capitaliste. Ce n'est
pas par hasard en effet que bourgeois « éclairés » et
bureaucrates réformistes ou staliniens veulent réduire
les maux du capitalisme à des maux essentiellement
économiques, et, sur le plan économique, à l'exploi-
tation sous la forme de la distribution inégale du
revenu national. Dans la mesure où leur critique du
capitalisme sera étendue à d'autres domaines, elle
prendra son point de départ encore dans cette
distribution inégale du revenu et consistera essen-
tiellement en variations sur le thème de la puissance
corruptrice de l'argent. S'agit-il de la famille et du
problème sexuel, on parlera de la pauvreté poussant
à la prostitution, de la jeune fille vendue au riche
vieillard, des drames du foyer résultant de la misère.
S'agit-il de la culture, il sera question de la vénalité,
des obstacles que rencontreront les talents non
nantis, de l'analphabétisme. Certes, tout cela est vrai,
et important. Mais cela ne concerne que la surface
du problème; et ceux qui ne parlent que de cela
regardent l'homme uniquement comme consomma-
teur et en prétendant le satisfaire sur ce plan, ils
tendent à le réduire à ses fonctions physiques de
digestion (directe ou sublimée). Mais pour l'homme
il ne s'agit pas d' « ingérer » purement et simplement
mais de s'exprimer et de créer, et non seulement dans
le domaine économique, mais dans la totalité des
domaines.
Le conflit de la société de classe ne se traduit pas
simplement dans le domaine de la distribution,
comme exploitation et limitation de la consomma-
tion; ce n'est là qu'un aspect du conflit, et non le
plus important. Son aspect fondamental est la
limitation et en fin de compte la tentative de
suppression du rôle humain de l'homme dans le
domaine de la production. C'est le fait que l'homme
est exproprié du commandement sur sa propre
activité, aussi bien individuellement que collective-
ment. Par son asservissement à la machine, et, à
travers celle-ci, à une volonté abstraite, étrangère et
hostile l'homme est privé du véritable contenu de son
activité humaine, la transformation consciente du
monde naturel; la tendance profonde qui le porte à
se réaliser dans l'objet est constamment inhibée. La
signification véritable de cette situation n'est pas
seulement qu'elle est vécue comme un malheur
absolu, comme une mutilation permanente par les
producteurs; c'est qu'elle crée un conflit pepétuel au
niveau le plus profond de la production, qui explose
à la moindre occasion; c'est aussi qu'elle conditionne
un gaspillage immense—à comparaison duquel celui
des crises de surproduction est vraisemblablement
négligeable —à la fois par l'opposition positive des
producteurs à un système qu'ils refusent et par le
manque à gagner résultant de la neutralisation de
l'inventivité et de la créativité de millions d'individus.
Au delà de ces aspects, il faut se demander dans
quelle mesure le développement ultérieur de la
production capitaliste serait même « technique-
ment »possible, si le producteur immédiat continuait
à être maintenu dans l'état parcellaire qui est
actuellement le sien.
Mais l'aliénation dans la société capitaliste n'est
pas simplement économique; elle ne se manifeste pas
seulement à propos de la production de la vie
matérielle, mais affecte fondamentalement aussi bien
la fonction sexuelle que la fonction culturelle de
l'homme.
Il n'y a en effet de société que dans la mesure où il
y a organisation de la production et de la reproduc-
tion de la vie des individus et de l'espèce — donc
organisation des rapports économiques et sexuels —
et que dans la mesure où cette organisation cesse
d'être simplement instinctive et devient consciente —
donc contient le moment de la culture.
Commedisait Marx, « l'abeille, par la structure de
ses cellules de cire, fait honte à plus d'un architecte.
Mais ce qui, de prime abord, établit une différence
entre le plus piètre architecte et l'abeille la plus
adroite, c'est que l'architecte construit la cellule dans
sa tête avant de la réaliser dans la cire ». (Le Capital,
trad. Molitor, t. II, p. 4.) Technique et conscience
vont évidemment de pair : un instrument est une
signification matérialisée et opérante, ou encore une
médiation entre une intention réfléchie et un but
encore idéal.
Ce qui est dit dans ce texte de Marx de la
fabrication des cellules des abeilles, peut être dit tout
aussi bien de leur organisation « sociale ». Comme la
technique représente une rationalisation des rapports
avec le monde naturel, l'organisation sociale repré-
sente une rationalisation des rapports entre individus
du groupe. Mais l'organisation de la ruche est une
rationalisation non-consciente, celle d'une tribu est
consciente; le primitif peut la décrire, et il peut la
nier (en la transgressant). Rationalisation dans ce
contexte ne signifie évidemment pas « notre » ratio-
nalisation. A une étape et dans un contexte donné,
aussi bien la magie que le cannibalisme représentent
des rationalisations (sans guillemets).
Si donc une organisation sociale est antagonique,
elle tendra à l'être aussi bien sur le plan productif
que sur le plan sexuel et sur le plan culturel. Il est
faux de penser que le conflit dans le domaine de la
production « crée » ou « détermine » un conflit
secondaire et dérivé sur les autres plans; les struc-
tures de domination de classe s'imposent d'emblée
sur les trois plans à la fois et sont impossibles et
inconcevables en dehors de cette simultanéité, de
cette équivalence. L'exploitation par exemple, ne
peut être garantie que si les producteurs sont
expropriés de la gestion de la production ; mais cette
expropriation à la fois présuppose que les produc-
teurs tendent à être séparés des capacités de gestion
—donc de la culture —et reproduit cette séparation
à une échelle élargie. De même, une société où les
rapports interhumains fondamentaux sont des rap-
ports de domination présuppose à la fois et entraîne
une organisation aliénatoire des rapports sexuels, à
savoir une organisation créant chez les individus des
inhibitions fondamentales, tendant à leur faire accep-
ter l'autorité, etc. (21).
Il y a en effet de toute évidence une équivalence
dialectique entre les structures sociales et les struc-
tures « psychologiques » des individus. Dès ses pre-
miers pas dans la vie l'individu est soumis à une
pression constante visant à lui imposer une attitude
donnée vis-à-vis du travail, du sexe, des idées, à le
frustrer des objets naturels de son activité et à
l'inhiber en lui faisant intérioriser et valoriser cette
frustration. La société de classe ne peut exister que
dans la mesure où elle réussit à imposer cette
acceptation à un degré important. C'est pourquoi le
conflit n'y est pas un conflit purement extérieur, mais
il est transposé au cœur des individus eux-mêmes. La
structure sociale antagonique correspond à une
structure antagonique chez les individus, chacune se
reproduisant perpétuellement par le moyen de
l'autre.
Le but de ces considérations n'est pas seulement de
souligner le moment d'identité de l'essence des
rapports de domination, qu'ils se situent dans l'usine
capitaliste, dans la famille patriarcale ou dans la
pédagogie autoritaire et la culture « aristocratique ».
C'est d'indiquer que la révolution socialiste devra
nécessairement embrasser l'ensemble des domaines,
et cela non pas dans un avenir imprévisible et «par
surcroît », mais dès le départ. Certes, elle doit
commencer d'une certaine façon, qui ne peut être
autre que la destruction du pouvoir des exploiteurs
par le pouvoir des masses armées et l'instauration de
la gestion ouvrière de la production.Mais elle devra
aussitôt s'attaquer à la reconstruction des autres
activités sociales, sous peine de mort. Nous essaie-
rons de le montrer sur l'exemple des rapports du
prolétariat au pouvoir avec la culture.
La structure antagonique des rapports culturels
dans la société actuelle s'exprime aussi (mais nulle-
ment exclusivement) par la division radicale entre le
travail manuel et le travail intellectuel, ce qui a
comme résultat que l'immense majorité de l'huma-
nité est totalement séparée de la culture comme
activité et ne participe qu'à une infime partie de ses
résultats. D'un autre côté, la division de la société en
dirigeants et exécutants devient de plus en plus
homologue à la division du travail manuel et
intellectuel (tous les travaux de direction étant des
travaux intellectuels, et tous les travaux manuels
étant des travaux d'exécution (22)). La gestion
ouvrière n'est donc possible que si cette dernière
division tend dès le départ à être dépassée, en
particulier pour ce qui est du travail intellectuel
relatif à la production. Cela implique à son tour
l'appropriation de la culture par le prolétariat. Non
pas certes comme culture toute faite, comme assimi-
lation des « résultats » de la .culture historique ; cette
assimilation, au-delà d'un point, est à la fois impos-
sible dans l'immédiat et superflue (pour ce qui
intéresse ici). Mais comme appropriation de l'activité
et comme récupération de la fonction culturelle,
comme changement radical du rapport des masses
des producteurs au travail intellectuel. Ce n'est qu'au
fur et à mesure de ce changement que la gestion
ouvrière deviendra irréversible.

NOTES
(1) Dans la mesure où cette introduction reprend brièvement
l'analyse de divers problèmes déjà traités dans cette revue, nous
nous sommes permis de renvoyer le lecteur aux textes correspon-
dants publiés dans Socialisme ou Barbarie.
(2) La grève d'avril 1947 chez Renault, la première grande
explosion ouvrière d'après-guerre en France, n'a pu avoir lieu
qu'après une lutte physique des ouvriers avec les responsables
staliniens.
(3) Voir dans le n° 13de Socialisme ou Barbarie (pp. 34 à 46), la
description détaillée de la manière dont les staliniens, en août
1953, chez Renault, ont pu « couler » la grève, sans s'y opposer
ouvertement.
(4) Ou avec d'autres courants d'essence analogue (bordiguisme
par exemple).
(5) Chez ses représentants sérieux, qui se réduisent à peu près à
Léon Trotsky lui-même. Les trotskistes actuels, malmenés par la
réalité comme jamais courant idéologique ne le fut, en sont à un
degré tel de décomposition politique et organisationnelle qu'on ne
peut rien en dire de concis.
(6) En fin de compte, notre conception finale de la bureaucratie
ouvrière amène aussi à réviser la conception léniniste traditionnelle
sur le réformisme. Mais nous ne pouvons pas nous étendre ici sur
cette question.
(7) Voir la « Lettre ouverte aux militants du P.C.I. », dans le
n° 1de Socialisme ou Barbarie (pp. 90 à 101) [Maintenant, dans la
Société bureaucratique, 1, pp. 185-204].
(8) Voir « Les rapports de production en Russie », dans le n° 2
de Socialisme ou Barbarie (pp. 1à 66) [Maintenant, dans la Société
bureaucratique, 1, pp. 205-283].
(9) Victor Serge, Destin d'une révolution (Paris 1937), p. 174.
(10) Voir l'éditorial du n° 1de Socialisme ou Barbarie, pp. 27 et
ss. [Maintenant, dans la Société bureaucratique, 1, pp. 139-184].
(11) Voir «La direction prolétarienne», dans le n° 10 de
Socialisme ou Barbarie, (pp. 10 et ss.). [Maintenant, dans L'expé-
rience dumouvement ouvrier, 1, pp. 145-162].
(12) Nous avons montré d'ailleurs que cette inégalité serait
extrêmement limitée. Voir « Sur la dynamique du capitalisme »,
n° 13de S. ou B. (pp. 66à 69).
(13) Le terme n'est évidemment pas utilisé ici avec le sens
technique précis qu'il a actuellement.
(14) Cf. les extraits de Tribune Ouvrière publiés dans ce numéro
de S. ou B. (n° 17).
(15) Platon, Le Politique 294 b-c.
(16) Le Capital, tome IV (trad. Molitor), p. 273-4. [Pléiade I,
p. 1239].
(17) Voir l'article de Ph. Guillaume, Machinisme et Prolétariat,
dans le n° 7de S. ouB. (en particulier pp. 59et suiv.).
(18) Nous avons exposé quelques concepts fondamentaux de
cette méthode dans l'article « Sur la dynamique du capitalisme »,
publié dans le n° 12 de S. ou B. (pp. 17 et suiv.). Voir aussi
Leontiefand others, Studies in the Structure ofAmerican Economy,
1953.
(19) Restriction importante, car les applications pratiques de
cette méthode n'ont presque pas été développées jusqu'ici, pour
des raisons évidentes.
(20) Voir T. Koopmans, Activity Analysis of Production and
Allocation, 1951.
(21) Voir sur la relation profonde entre la structure de classe de
la société et la réglementation patriarcale des rapports sexuels les
travaux de W. Reich, The Sexual Revolution (1945), Character
Analysis, 1948) [trad. fr. La révolution sexuelle, Paris, Plon, 1968;
Analyse caractérielle, Paris, Payot, 1971] et La fonction de
l'orgasme (trad. française, 1952). En particulier dans le dernier,
l'analyse de la structure névrotique de l'individu fasciste (pp. 186-
199).
(22) Entre les deux se situe la catégorie des travaux intellectuels
d'exécution, dont l'importance va croissant. Nous en parlerons
plus loin.
SUR LE CONTENU DU SOCIALISME, II (*)

L'évolution de la société moderne et du mouve-


ment ouvrier depuis un siècle, et en particulier depuis
1917, impose une révision radicale des idées sur
lesquelles ce mouvement a vécu jusqu'ici. Quarante
années se sont écoulées depuis le jour où une
révolution prolétarienne s'emparait du pouvoir en
Russie. De cette révolution, finalement, ce n'est pas
le socialisme qui a surgi, mais une société d'exploita-
tion monstrueuse et d'oppression totalitaire des
travailleurs ne différant en rien des pires formes du
capitalisme, sauf que la bureaucratie a pris la place
des patrons privés, et le « plan » la place du
« marché libre ». Il y a dix ans, nous étions rares à
défendre ces idées. Depuis, les travailleurs hongrois
les ont fait éclater à la face du monde.
L'immense expérience de la révolution russe et de

(*) S. ou B., n° 22 (juillet 1957). Le texte était précédé de


l'indication suivante :
« Une première partie de ce texte a été publiée dans le n° 17 de
Socialisme ou Barbarie, pp. 1 à 22. Les pages qui suivent
représentent une nouvelle rédaction de l'ensemble et leur compréhen-
sion neprésupposepas la lecture de la partie déjàpubliée.
Ce texte ouvre unediscussion sur les questions deprogramme. Les
positions qui s'y trouvent exprimées n'expriment pas nécessairement
lepoint de vuede l'ensemble dugroupe Socialisme ou Barbarie. »
sa dégénérescence, les Conseils ouvriers hongrois,
leur activité et leur programme sont les matériaux
premiers de cette révision. Ils sont loin d'être les
seuls. L'analyse de l'évolution du capitalisme et des
luttes ouvrières dans les autres pays depuis un siècle,
et singulièrement à l'époque présente, montre que
partout les mêmes problèmes fondamentaux se
posent dans des termes étonnamment similaires,
appelant partout la même réponse. Cette réponse est
le socialisme, le socialisme qui est l'antithèse rigou-
reuse du capitalisme bureaucratique instauré en
Russie, en Chine et ailleurs. L'expérience du capita-
lisme bureaucratique permet de voir ce que le
socialisme n'est pas et ne peut pas être. L'analyse des
révolutions prolétariennes, mais aussi des luttes
quotidiennes et de la vie quotidienne du prolétariat
permet de dire ce que le socialisme peut et doit être.
Nous pouvons et nous devons aujourd'hui, basés sur
l'expérience d'un siècle, définir le contenu positif du
socialisme d'une manière incomparablement plus
précise que n'avaient pu le faire les révolutionnaires
d'autrefois. Dans l'immense désarroi actuel, des gens
se considérant comme partisans du socialisme sont
prêts à affirmer qu'ils « ne savent pas ce qu'il faut
entendre par ce terme ». Nous prétendons montrer
que, pour la première fois, on peut savoir ce que
signifie concrètement le socialisme.
L'analyse que nous allons entreprendre n'aboutit
pas seulement à la révision des idées qui ont
généralement cours sur le socialisme, et dont beau-
coup remontent à Lénine et quelques-unes à Marx.
Elle aboutit également à une révision des idées
généralement répandues sur le capitalisme, son fonc-
tionnement et la racine de sa crise, idées dont
certaines viennent, avec ou sans déformation, de
Marx lui-même. En fait, les deux analyses vont
ensemble et s'exigent l'une l'autre.
Cette révision, bien entendu, ne commence pas
aujourd'hui. Plusieurs courants ou révolutionnaires
isolés en ont fourni des éléments depuis longtemps.
Dès le premier numéro de Socialisme ou Barbarie,
nous nous efforcions de reprendre cette tâche de façon
systématique. Les idées centrales se trouvent déjà
formulées dans l'éditorial du numéro 1 de S. ou B. :
que la division essentielle des sociétés contempo-
raines est la division en dirigeants et exécutants, que
le développement propre du prolétariat le conduit à
la conscience socialiste, qu'inversement le socialisme
ne peut être que le produit de l'action autonome du
prolétariat, que la société socialiste se définit par la
suppression de toute couche séparée de dirigeants et
par conséquent par le pouvoir des organismes de
masse et la gestion ouvrière de la production. Mais
nous sommes nous-mêmes restés, d'un certain point
de vue, en deçà de leur contenu.
Ce fait ne mériterait pas d'être mentionné, s'il ne
traduisait pas lui aussi, à son niveau, l'action des
facteurs qui ont déterminé l'évolution du marxisme
lui-même depuis un siècle : la pression énorme de
l'idéologie de la société d'exploitation, le poids de la
mentalité traditionnelle, la difficulté de se débarras-
ser des modes de pensée hérités.
En un sens, la révision dont nous parlons ne
consiste qu'à expliciter et à préciser ce qu'était
l'intention véritable du marxisme à son départ et qui
a toujours été le contenu le plus profond des luttes
prolétariennes — que ce soit à leurs moments
culminants ou dans l'anonymat de la vie quotidienne
de l'usine. En un autresens, elle conduit à éliminer
les scories accumulées pendant un siècle autour de
l'idéologie révolutionnaire, à briser les verres défor-
mants à travers lesquels nous avons tous été habitués
à regarder la vie et l'action du prolétariat. Le
socialisme vise à donner un sens à la vie et au travail
des hommes, à permettre à leur liberté, à leur
créativité, à leur positivité, de se déployer, à créer des
liens organiques entre l'individu et son groupe, entre
le groupe et la société, à réconcilier l'homme avec lui-
même et avec la nature. Il rejoint ainsi les fins
essentielles du prolétariat dans ses luttes contre
l'aliénation capitaliste —non pas des aspirations se
perdant dans un avenir indéterminé, mais le contenu
des tendances qui existent et se manifestent dès
aujourd'hui, que ce soit dans les luttes révolution-
naires ou dans la vie quotidienne. Comprendre cela,
c'est comprendre que pour l'ouvrier le problèmefinal
de l'histoire c'est un problème quotidien; c'est, du
même coup, comprendre que le socialisme n'est pas
la « nationalisation », la « planification », ou même
l'augmentation du niveau de vie—et que la crise du
capitalisme n'est pas l' «anarchie du marché », la
surproduction ou la baisse du taux de profit. C'est,
enfin, voir d'une façon entièrement nouvelle les
tâches de la théorie et de la fonction d'une organisa-
tion révolutionnaire.
Poussées à leurs conséquences, saisies dans toute
leur force, ces idées transforment la vision de la
société et du monde, modifient la conception aussi
bien de la théorie que de la pratique révolutionnaire.
La première partie de ce texte est consacrée à
la définition positive du socialisme. La partie sui-
vante (1) s'occupe de l'analyse du capitalisme et de
sa crise. Cet ordre, qui peut paraître peu logique, se
justifie par le fait que les révolutions polonaise et
hongroise ont fait de la question de la définition
positive de l'organisation socialiste de la société une
question pratique immédiate. Mais il découle égale-
ment d'une autre considération. Le contenu même de
nos idées nous amène à soutenir qu'on ne peut
finalement rien comprendre au sens profond du
capitalisme et de sa crise sans partir de l'idée la plus
totale du socialisme. Car tout ce que nous avons à
dire peut se réduire en fin de compte à ceci : le
socialisme, c'est l'autonomie, la direction consciente
par les hommes eux-mêmes de leur vie; le capitalisme
—privé ou bureaucratique — c'est la négation de
cette autonomie, et sa crise résulte de ce qu'il crée
nécessairement la tendance des hommes vers l'auto-
nomie en même temps qu'il est obligé de la suppri-
mer.

LA RACINE DE LA CRISE
DU CAPITALISME

L'organisation capitaliste de la vie sociale — et


nous parlons aussi bien du capitalisme privé de
l'Ouest que du capitalisme bureaucratique de l'Est —
crée une crise perpétuellement renouvelée dans toutes
les sphères de l'activité humaine. Cette crise apparaît
avec la plus grande intensité dans le domaine de la
production : la production, l'atelier de l'usine —
non pas l' « économie » et le « marché ». Mais la
situation, quant à l'essentiel, est la même dans tous
les domaines — qu'il s'agisse de la famille, de
l'éducation, de la politique, des rapports internatio-
naux ou de la culture. Partout, la structure capitaliste
consiste à organiser la vie des hommes du dehors, en
l'absence des intéressés et à l'encontre de leurs
tendances et de leurs intérêts. Ce n'est là qu'une
autre manière de dire que la société capitaliste est
divisée entré une mince couche de dirigeants, qui ont
pour fonction de décider de la vie de tout le monde,
et la grande majorité des hommes, réduits à exécuter
les décisions des dirigeants et, de ce fait, à subir leur
propre vie comme quelque chose d'étranger à eux-
mêmes.
Cette organisation est profondément irrationnelle
et contradictoire, et le renouvellement perpétuel de
ses crises, sous une forme ou une autre, est absolu-
ment inévitable. Il est profondément irrationnel de
prétendre organiser les hommes, qu'il s'agisse de
production ou de vie politique, comme s'ils étaient
des objets, en ignorant délibérément ce qu'eux-
mêmes pensent et veulent quant à leur propre
organisation. Dans les faits, le capitalisme est obligé
de s'appuyer sur la faculté d'auto-organisation des
groupes humains, sur la créativité individuelle et
collective des producteurs, sans laquelle il ne pourrait
pas subsister un jour. Mais toute son organisation
officielle à la fois ignore et essaie de supprimer le
plus possible ces facultés d'auto-organisation et de
création. Il n'en résulte pas seulement un gaspillage
immense, un énorme manque à gagner; le système
suscite obligatoirement la réaction, la lutte de ceux à
qui il prétend s'imposer. Longtemps avant qu'il ne
soit question de révolution ou de conscience poli-
tique, ceux-ci n'acceptent pas, dans la vie quoti-
dienne de l'usine, d'être traités en'objets. L'organisa-
tion capitaliste ne peut pas se faire seulement en
l'absence des intéressés, elle est obligée en même
temps de se faire à l'encontre des intéressés. Son
résultat n'est pas seulement le gaspillage, c'est le
conflit perpétuel.
Si mille individus ont un potentiel donné de
capacités d'organisation, le capitalisme consiste à en
prendre à peu près au hasard une cinquantaine, à
leur confier les tâches de direction et à décider que
les autres sont des cailloux. C'est déjà là, métapho-
riquement parlant, une perte d'énergie sociale à
95 %. Mais cela n'est qu'un aspect de la question.
Comme les neuf cent cinquante restants ne sont pas
des cailloux, et que le capitalisme est simultanément
obligé de s'appuyer sur leurs facultés humaines et de
les développer pour pouvoir fonctionner, ils réa-
gissent à cette organisation qu'on leur impose, ils
luttent contre elle. Leurs facultés d'organisation,
qu'ils ne peuvent exercer pour un système qui les
rejette et qu'ils rejettent, ils les déploient contre ce
système. Le conflit s'installe ainsi en permanence au
cœur de la vie sociale. Il devient, en même temps, la
source d'un nouveau gaspillage : car les activités de
la petite minorité de dirigeants ont dès ce moment
pour objet essentiel non pas tant d'organiser l'activité
des exécutants, mais de riposter à la lutte des
exécutants contre l'organisation qui leur est imposée.
La fonction essentielle de l'appareil de direction cesse
d'être l'organisation et devient la coercition sous ses
multiples formes. Lé temps total passé au sein de
l'appareil de direction d'une grande usine moderne à
organiser la production est moins important que le
temps dépensé, directement ou indirectement, à
mater la résistance des exploités — qu'il s'agisse de
surveillance, de contrôle des pièces, de calcul de
primes, de « relations humaines », d'entrevues avec
les délégués ou les syndicats, ou finalement de la
préoccupation permanente visant à ce que tout soit
mesurable, vérifiable, contrôlable pour déjouer à
l'avance la parade que pourraient inventer les travail-
leurs contre une nouvelle méthode d'exploitation. La
même chose vaut, avec les transpositions nécessaires,
pour l'organisation d'ensemble de la vie sociale et
pour les activités essentielles de l'Etat moderne.
Mais l'irrationalité et la contradiction du capita-
lisme n'apparaît pas seulement dans le domaine de
l'organisation, de la forme de la vie sociale. Elle
apparaît encore plus dans le fond, dans le contenu de
cette yie. Plus que tout autre régime social, le
capitalisme a mis le travail au centre des activités
humaines —et plus que tout autre régime il tend à
faire de ce travail une activité proprement absurde.
Absurde non pas du point de vue des philosophes ou
des moralistes —mais du point de vue de ceux qui
l'accomplissent. Ce n'est pas seulement « l'organisa-
tion humaine » de la production, c'est la nature, le
contenu, les méthodes, les instruments et les objets de
la production capitaliste qui sont en cause. Les deux
aspects sont bien entendu inséparables —mais il est
d'autant plus important de mettre en lumière le
second. Par la nature du travail dans l'usine capita-
liste et quelle que soit la source finale de l'organisa-
tion, l'activité du travailleur, au lieu d'être l'expres-
sion organique de ses facultés humaines, devient un
processus étranger et hostile qui domine son sujet. A
cette activité, dont les principes qui la règlent, les
modalités qui la concrétisent, les objectifs qu'elle sert
lui sont ou doivent lui être étrangers, le prolétaire
n'est relié en théorie que par ce fil ténu et incassable
—la nécessité de gagner sa vie. Son propre travail, sa
propre journée qui va commencer, se dressent désor-
mais devant lui comme des ennemis. De ce fait, le
travail signifie à la fois une mutilation continue, un
gaspillage constamment renouvelé de force créatrice
et un conflit incessant entre le travailleur et son
activité, entre ce qu'il tendrait à faire et ce qu'il est
obligé de faire.
De ce point de vue aussi, le capitalisme n'arrive à
survivre que dans la mesure où la réalité ne se plie
pas à ses méthodes et à son esprit. Ce n'est que dans
la mesure où l'organisation « officielle » de la pro-
duction — et de la société — est constamment
contrecarrée, corrigée, complétée par l'auto-organisa-
tion effective des travailleurs que le système parvient
à fonctionner. Ce n'est que dans la mesure où
l'attitude effective des travailleurs face au travail est
différente de celle qu'ils devraient avoir d'après le
contenu et la nature du travail sous le capitalisme
que le processus de travail parvient à être efficace.
Les travailleurs arrivent à s'approprier les principes
généraux régissant leur travail —auxquels d'après
l'esprit du système ils ne devraient pas avoir accès et
que le système essaie par tous les moyens de leur
rendre obscurs. Les travailleurs concrétisent cons-
tamment ces principes d'après les conditions spéci-
fiques dans lesquelles ils se trouvent —tandis que
cette concrétisation devrait être faite uniquement par
l'appareil de direction, dont c'est là la fonction
présumée.
Toute société d'exploitation vit parce que ceux
qu'elle exploite la font vivre. Maisles esclaves ou les
serfs font vivre les maîtres et les seigneurs en
conformité avec les normes de la société des maîtres
et des seigneurs. Le prolétariat fait vivre le capita-
lismeàl'encontre des normesdu capitalisme. C'est en
cela que se trouve l'origine de la crise historique du
capitalisme, c'est en cela que le capitalisme est une
société grosse d'une perspective révolutionnaire.
L'esclavage ou le servage fonctionnent pour autant
que les exploités ne luttent pas contre le système.
Mais le capitalisme n'arrive à fonctionner que pour
autant que les exploités luttent contre le fonctionne-
ment qu'il tend à imposer. L'aboutissement final de
cette lutte, l'élimination complète des normes, des
méthodes, des formes d'organisation capitalistes et la
libération totale des forces de création et d'organisa-
tion des masses, c'est le socialisme.
LES PRINCIPES
DE LA SOCIÉTÉ SOCIALISTE

La société socialiste c'est l'organisation par les


hommes eux-mêmes de tous les aspects de leurs
activités sociales; son instauration entraîne donc la
suppression immédiate de la division de la société en
une classe de dirigeants et une classe d'exécutants.
Le contenu de l'organisation socialiste de la société
est tout d'abord la gestion ouvrière. Cette gestion, la
classe ouvrière l'a revendiquée et a lutté pour la
réaliser aux moments de son action historique : en
Russie en 1917-18, en Espagne en 1936, en Hongrie
en 1956.
La forme de la gestion ouvrière, l'institution
capable de la réaliser, c'est le Conseil des travailleurs
de l'entreprise. La gestion ouvrière signifie le pouvoir
des Conseils d'entreprise et finalement, à l'échelle de
la société entière, l'Assemblée centrale et le Gou-
vernement des Conseils. Le Conseil d'usine ou
d'entreprise, assemblée de représentants élus par les
travailleurs, révocables à tout instant, rendant
compte régulièrement devant ceux-ci de leurs acti-
vités et unissant les fonctions de délibération, de
décision et d'exécution, est une création historique de
la classe ouvrière qui a surgi, de nouveau, chaque
fois que le problème du pouvoir dans la société
moderne s'est trouvé posé. Comités de fabrique en
Russie en 1917, Conseils d'entreprise en Allemagne
en 1919, Conseils ouvriers en Hongrie en 1956 ont
exprimé, au nom près, le même mode d'organisation
original et typique de la classe ouvrière.
Définir concrètement l'organisation socialiste de la
société, n'est rien d'autre que tirer les conséquences
de ces deux idées, gestion ouvrière et Gouvernement
des Conseils, elles-mêmes créations organiques de la
lutte du prolétariat. Mais cette définition ne peut se
faire qu'en essayant de décrire les grandes lignes du
fonctionnementet des institutions decette société.
Il ne s'agit pas, ici, de donner des « statuts » à la
société socialiste. Il est bien entendu que les statuts
commetels nesignifient rien. Les meilleurs statuts ne
valent que pour autant que les hommes sont cons-
tamment prêts à défendre ce qu'ils contiennent de
sain, à suppléer à ce qui y manque, à changer ce
qu'ils contiennent d'inadéquat ou de dépassé. De ce
point de vue, tout fétichisme de la forme «sovié-
tique »ou de la forme «Conseil » est évidemment à
condamner. Les règles de l'éligibilité et de la révoca-
bilité à tout instant ne suffisent absolument pas en
elles-mêmes à «garantir » que le Conseil restera
l'expression des travailleurs. Il le restera aussi long-
temps que les travailleurs seront prêts à faire tout ce
. qu'il faut pour qu'il le reste. La réalisation du
socialisme n'est pas une affaire de changement de
législation; elle dépend de l'action autonome de la
classe ouvrière, de la capacité de la classe à trouver
enelle-même la conscience des buts et des moyens, la
solidarité et la détermination nécessaires.
Maiscette action autonome ne reste pas et ne peut
pas rester informe. Elle s'incarne nécessairement
dans des formes d'action et d'organisation, dans des
méthodes de fonctionnement et dans des institutions,
qui peuvent la servir et l'exprimer de façon adéquate.
Autant que le fétichisme « statutaire », il faut
condamner le fétichisme «anarchiste » ou «sponta-
néiste » qui, sous prétexte que finalement la cons-
cience du prolétariat décide de tout, se désintéresse
des formes d'organisation concrètes que cette cons-
cience doit utiliser si elle veut être socialement
efficace. Le Conseil n'est pas une institution miracu-
leuse; il ne peut pas être l'expression des travailleurs,
si les travailleurs ne sont pas décidés à s'exprimer par
son moyen. Mais il est une forme d'organisation
adéquate : toute sa structure est agencéepour per-
mettre à cette volonté d'expression de se faire jour, si
elle existe. Le Parlement, par contre, qu'il s'appelle
« Assemblée nationale » ou « Soviet suprême »(2)
est par définition un type d'institution qui ne saurait
être socialiste : il est fondé sur la séparation radicale
entre la masse « consultée » de temps en temps, et
ceux qui, censés la « représenter », restent incontrô-
lables et en fait inamovibles. Le Conseil est fait
pour représenter les travailleurs, et il peut cesser de
remplir cette fonction; le Parlement est fait pour ne
pas représenter les masses, et cette fonction-là, il ne
cessejamais de la remplir.
La question de l'existence d'institutions adéquates
est donc essentielle pour la société socialiste. Elle l'est
d'autant plus, que cette société ne peut s'instaurer
que par une révolution, c'est-à-dire par une crise
sociale au cours de laquelle la conscience et l'activité
des masses parviennent à une tension extrême. C'est
dans cet état que les masses arrivent à faire table rase
de la classe dominante, de ses forces armées et de ses
organisations, et à dépasser en elles-mêmes le lourd
héritage de siècles de servitude. Cet état n'est pas un
paroxysme, mais au contraire une préfiguration du
degré d'activité et de conscience des hommes dans
une société libre. Le « reflux de l'activité révolution-
naire » n'a rien de fatal. II est cependant toujours
possible, face à l'énormité des tâches à accomplir. Et
tout ce qui accumule les obstacles, déjà innom-
brables, devant l'activité révolutionnaire des masses,
favorise ce reflux. Il est donc essentiel que la société
révolutionnaire se donne, dès ses premiers jours, le
réseau d'institutions et de méthodes de fonctionne-
ment qui permettent et favorisent le déploiement de
l'activité des masses, et qu'elle supprime parallèle-
ment tout ce qui l'inhibe ou le contrecarre. Il est
essentiel qu'elle se donne, à chaque pas, des formes
stables d'organisation qui deviennent les modes
normaux d'expression de la volonté des masses, aussi
bien dans les « grandes affaires » que dans la vie
courante — qui est, en vérité, la première grande
affaire.
La définition de la société socialiste que nous
visons comporte donc nécessairement une certaine
description des institutions et du fonctionnement de
cette société. Cette description n'est pas « uto-
pique », car elle n'est que l'élaboration et l'extrapola-
tion des créations historiques de la classe ouvrière, et
en particulier de l'idée de la gestion ouvrière.
(Au risque de renforcer l'aspect « utopique »de ce
texte, nous avons utilisé partout en parlant de la
société socialiste le futur, pour éviter l'emploi du
conditionnel, ennuyeux à la longue. Il va de soi que
cette manière de parler n'affecte en rien l'examen des
problèmes, et le lecteur remplacera facilement : « La
société socialiste sera... » par : « L'auteur pense que
la société socialiste sera... »
Quant au fond : nous avons délibérément réduit au
minimum les références à l'histoire ou à la littérature.
Mais les idées énoncées dans les pages qui suivent ne
sont que les formulations théoriques de l'expérience
d'un siècle de luttes ouvrières : expérience positive ou
expérience négative, conclusions directes ou conclu-
sions indirectes, réponses effectivement données aux
problèmes qui ont été posés ou réponses à des
problèmes qui n'auraient pas manquéde l'être si telle
ou telle révolution s'était développée. Il n'y a pas une
phrase de ce texte qui ne se relie ainsi aux questions
qu'implicitement ou explicitement les luttes ouvrières
ont déjà rencontrées. Cela devrait clore la discussion
sur l' « utopisme ».
Une élaboration analogue des problèmes d'une
société socialiste est donnée par Anton Pannekoek
dans le premier chapitre de son livre The Worker's
Councils (Melbourne, 1950) [tr. fr. les Conseils
ouvriers, Paris, Bélibaste, 1974]. Sur la plupart des
points fondamentaux, notre point de vue est extrême-
ment proche du sien.)
Le principe qui nous guide dans cette élaboration
est celui-ci : la gestion ouvrière n'est possible que si
l'attitude des individus face à l'organisation sociale
change radicalement. Cela, à son tour, n'est possible
que si les institutions qui incarnent cette organisation
sociale acquièrent pour les individus un sens, si elles
font partie de leur vie réelle. De même que le travail
ne prendra un sens pour les individus que dans la
mesure où ils le comprendront et le domineront, de
même les institutions de la société socialiste devront
être compréhensibles et contrôlables. (Bakounine déjà
formulait le problème du socialisme comme étant
d' « intégrer les individus dans des structures qu'ils
comprennent et qu'ils puissent contrôler ».)
La société actuelle est une jungle obscure, un
encombrement de machineries et d'appareils dont
personne, ou presque, ne comprend le fonctionne-
ment, que personne ne domine en fait et auxquels
finalement personne ne s'intéresse. La société socia-
liste ne pourra exister que si elle amène un change-
ment radical de cette situation, si elle introduit une
simplification extrême de l'organisation sociale. Le
socialisme, c'est la transparence de l'organisation de
la société pour les membres de la société.
Dire que le fonctionnement et les institutions de la
société socialiste doivent être compréhensibles, signi-
fie que la société doit disposer du maximum d'infor-
mation. Ce maximum d'information n'équivaut
nullement à l'accumulation matérielle des données.
Le problème ne consiste absolument pas à munir
chaque habitant d'une Bibliothèque nationale porta-
tive. Le maximum d'information dépend au contraire
tout d'abord d'une réduction des données à l'essen-
tiel, afin qu'elles deviennent maniables par tous.
Cette réduction sera possible du fait que le socialisme
signifiera immédiatement une simplification énorme
des problèmes, et la disparition pure et simple des
quatre cinquièmes des réglementations actuelles,
devenues sans objet. Elle sera, d'autre part, facilitée
par l'effort systématique vers la connaissancee de la
réalité sociale et sa diffusion, comme aussi vers la
présentation simplifiée et adéquate des données.
Nous donnerons des exemples des immenses possibi-
lités existant dans ces domaines plus loin, à propos
du fonctionnement de l'économie socialiste.
Pour que le fonctionnement et les institutions de la
société socialiste puissent être dominés par les
hommes, au lieu de les dominer, il faut réaliser, pour
la première fois dans l'histoire, la démocratie. Démo-
cratie signifie étymologiquement la domination des
masses. Mais nous ne prenons pas le mot « domina-
tion » en son sens formel. La domination réelle ne
peut pas être confondue avec le vote; le vote, même
libre, peut être, et est le plus souvent, la farce de la
démocratie. La démocratie n'est pas le vote sur des
questions secondaires, ni la désignation de personnes
qui décideront elles-mêmes, en dehors de tout
contrôle effectif, des questions essentielles. La démo-
cratie ne consiste pas non plus à appeler les hommes
à se prononcer sur des questions incompréhensibles
ou qui n'ont aucun sens pour eux. La domination
réelle, c'est le pouvoir de décider soi-même des
questions essentielles et de décider en connaissance
de cause. Dans ces quatre mots : en connaissance de
cause, se trouve tout le problème de la démocra-
tie (3). Il n'y a aucun sens à appeler les gens à se
prononcer sur des questions, s'ils ne peuvent le faire
en connaissance de cause. Ce point a été souligné
depuis longtemps par les critiques réactionnaires ou
fascistes de la « démocratie » bourgeoise, et on le
retrouve parfois dans l'argumentation privée des
staliniens les plus cyniques(4). Il est évident que la
« démocratie »bourgeoise est une comédie, ne serait-
ce que pour cette raison, que personne dans la société
capitaliste ne peut se prononcer en connaissance de
cause, et moins que tout autre les masses, à qui l'on
cache systématiquement les réalités économiques et
politiques et le sens des questions posées. La conclu-
sion qui en découle n'est pas de confier le pouvoir à
une couche de bureaucrates incompétents et incon-
trôlables, mais de transformer la réalité sociale, de
façon que les données essentielles et les problèmes
fondamentaux soient saisissables par les individus, et
que ceux-ci puissent en décider en connaissance de
cause.
Décider signifie décider soi-même; décider de qui
doit décider n'est déjà plus tout à fait décider.
Finalement, la seule forme totale de la démocratie est
la démocratie directe. Et le Conseil des travailleurs
de l'entreprise n'est et ne doit être que l'instance qui
remplace l'Assemblée générale de l'entreprise dans
les intervalles de ses sessions(5).
La réalisation la plus large de la démocratie directe
signifie que toute l'organisation économique, poli-
tique, etc., de la société devra s'articuler sur des
cellules de base qui soient des collectivités concrètes,
des unités sociales organiques. La démocratie directe
n'implique pas simplement la présence physique des
citoyens dans le même lieu lorsque des décisions
doivent être prises; elle implique aussi que ces
citoyens forment organiquement une communauté,
qu'ils vivent dans le même milieu, qu'ils ont la
connaissance quotidienne et familière des sujets à
traiter, desproblèmes à résoudre. Cen'est qu'au sein
d'une telle unité que la participation politique de
l'individu devient totale, à condition que l'individu
sente et sache que sa participation aura un effet,
autrement dit que la vie concrète de la communauté
est dans une large mesure déterminée par la commu-
nauté elle-même, et non pas par des instances
inconnues ou hors d'atteinte qui décident pour elle.
Par conséquent, le maximum d'autonomie, d'auto-
administration, doit exister pourles cellules sociales.
Cescellules, la viesociale moderneles a déjà créées
et continue à les créer : ce sont essentiellement les
entreprises «moyennes » ou «grandes » de l'indus-
trie, des transports, du commerce, de la banque, des
assurances, des administrations publiques, où les
hommes, par centaines, par milliers ou par dizaines
demilliers, passent l'essentiel deleur vie attelés à une
tâche commune, où ils rencontrent la société sous sa
forme concrète. L'entreprise n'est pas simplement
une unité de production, elle est devenue l'unité
primaire de vie sociale de la grande majorité des
individus(6). Au lieu de se baser sur des unités
territoriales que le développement économique a
rendu complètement artificielles — sauf lorsque
précisément il a maintenu ou leur a conféré à nou-
veau une unité de production, comme le village à
unbout, la ville d'une seule entreprise ou d'une seule
industrie, à l'autre bout —la structure politique du
socialisme s'articulera sur les collectivités de travail-
leurs unifiées par un travail commun. La collectivité
del'entreprise sera le terrain fécond de la démocratie
directe, comme le furent en leur temps et pour des
raisons analogues la cité antique, ou les commu-
nautés démocratiques des fermiers libres aux Etats-
Unis de XIX siècle.
Cette démocratie directe indique toute l'étendue de
la décentralisation que la société socialiste sera
capable de réaliser. Mais, en même temps, il faudra
qu'elle résolve le problème de l'intégration de ces
unités de base dans la société totale, qu'elle réalise la
centralisationsans laquellela vied'une nation moderne
s'effondrerait aussitôt.
Ce n'est pas la centralisation comme telle qui
conduit dans la société moderne à l'aliénation poli-
tique, à l'expropriation du pouvoir au profit de
quelques-uns. C'est la constitution d'appareils sépa-
rés et incontrôlables, ayant la centralisation comme
tâche exclusive et spécifique. La bureaucratie et son
pouvoir sont inséparables de la centralisation aussi
longtemps que la centralisation est conçue comme la
fonction indépendante d'un appareil indépendant.
Mais dans la société socialiste, il n'y aura pas de
conflit entre l'autonomie des organismes de base et la
centralisation, dans la mesure où les deux fonctions
découleront des mêmes organes, où il n'y aura pas
d'appareil séparé chargé de réunifier la société après
l'avoir fragmentée — et il faut rappeler que c'est
cette tâche absurde qui forme la « fonction » de la
bureaucratie.
La monstrueuse centralisation caractéristique des
sociétés modernes d'exploitation, et la liaison intime
de cette centralisation avec le totalitarisme de la
bureaucratie dans une société de classe amène au-
jourd'hui, chez beaucoup, une réaction violente,
explicable et saine, mais qui reste dans la confusion,
passe de l'autre côté de la barrière et par là même
renforce l'ennemi qu'elle veut abattre. La centralisa-
tion, voilà l'ennemi, c'est le cri que poussent, en
France aussi bien qu'en Pologne ou en Hongrie,
beaucoup de révolutionnaires honnêtes revenus du
stalinisme. Mais cette idée, déjà ambiguë, devient
catastrophique sans ambiguïté lorsqu'elle conduit,
comme c'est souvent le cas, à demander formelle-
ment soit la fragmentation des instances du pouvoir,
soit purement et simplement l'extension des pouvoirs
d'organismes locaux ou d'entreprise, en négligeant ce
qui se passe au niveau du pouvoir central. Lorsque
des militants polonais, par exemple, pensent trouver
la voie de la suppression de la bureaucratie dans une
vie sociale organisée et dirigée par « plusieurs
centres » — l'administration d'Etat, une Assemblée
parlementaire, les Conseils d'usine, les syndicats, les
partis politiques — comment ne pas voir que ce
« polycentrisme »est équivalent à l'absence de centre
réel, et que, comme la société moderne ne peut pas
s'en passer, cette « Constitution » ne pourra jamais
exister que sur le papier, et ne servira qu'à cacher le
véritable centre réel —se formant à nouveau au sein
de la bureaucratie étatique et politique — d'autant
plus redoutable et incontrôlable? Comment ne pas
voir que, si l'on morcelle les organes accomplissant
un proçessus vital, on crée par là même dix fois plus
impérieusement le besoin d'un autre organe réuni-
fiant les morceaux dispersés? De même, si on s'axe
uniquement ou même essentiellement sur l'extension
des pouvoirs des Conseils au niveau de l'entreprise
particulière, comment ne pas voir qu'on livre par là
même ces Conseils à la bureaucratie centrale, qui
seule « sait » et « peut » faire fonctionner l'éco-
nomie dans son ensemble (et l'économie moderne
n'existe que comme ensemble)? Ne pas vouloir
affronter le problème du pouvoir central, revient en
fait à laisser à la bureaucratie —celle-là ou une autre
—le soin de le résoudre.
La société socialiste devra donc de toute évidence
donner une réponse socialiste au problème de la
centralisation, et cette réponse ne peut être que la
prise en mains de ce pouvoir par la Fédération des
Conseils, l'institution d'une Assemblée centrale des
Conseils et d'un Gouvernement des Conseils. Nous
verrons plus loin que cette Assemblée et ce Gou-
vernement ne signifient pas une délégation du pou-
voir des masses, mais une expression de ce pouvoir.
Il nous faut seulement ici exposerle principe essentiel
de leurs rapports avec les Conseils et les commu-
nautés sociales, car ce principe affecte de plusieurs
façons le fonctionnement de toutes les institutions de
la société socialiste.
Dans une société où la population est expropriée
du pouvoir politique au profit d'une instance centra-
lisatrice, lerapport essentiel entre cette instance et les
instances inférieures qu'elle contrôle (ou finalement
la population) peut être résumé comme suit : les
communications qui vont de la base au sommet
transmettent uniquement des informations, les com-
munications qui vont du sommet à la base trans-
mettent essentiellement des décisions (et subsidiai-
rement, le minimum d'informations nécessaires à
l'intelligence et à la bonne exécution des décisions du
sommet). En cela s'exprime non seulement le mono-
pole du pouvoir exercé par le sommet—monopole
de décision—mais aussi le monopole des conditions
du pouvoir, puisque le sommetest le seul à posséder
la «totalité »desinformations nécessaires pourjuger
et décider et que pour toute autre instance ou
individu l'accès à des informations autres que celles
concernant son secteur ne peut être qu'un accident
(que le système tend à empêcher, ou qu'il évite de
toute façon defavoriser).
Dire que dans la société socialiste le pouvoir
central ne sera pas une délégation, mais une expres-
sion du pouvoir des masses, signifie une transforma-
tion radicale decet état de choses. Des courants dans
les deux sens seront instaurés entre la «base » et le
«sommet ». Unedes tâches essentielles de l'instance
centrale sera de retransmettre les informations
recueillies à l'ensemble des organismes de base. Le
Gouvernementdes Conseils aura parmi ses fonctions
principales d'être un collecteur et diffuseur d'infor-
mation. D'autre part, dans tous les domaines essen-
tiels les décisions seront prises par la base et
remonteront vers le sommet, chargé d'en assurer ou
d'en suivre l'exécution. Un double courant d'infor-
mations et de décisions sera ainsi instauré, et cela ne
concernera pas seulement les rapports entre le
Gouvernementet les Conseils, mais sera le modèle de
toutes les relations entre les institutions, de n'importe
quel type, et les participants.
Encore une fois, on n'essaie pas ici de définir des
statuts à toute épreuve. Il est clair que collecter et
diffuser des informations, par exemple, n'est pas une
fonction neutre. Toutes les informations ne peuvent
être diffusées —ce serait le plus sûr moyen de les
rendre incompréhensibles ou inintéressantes —, le
rôle du Gouvernement est donc de toute évidence un
rôlepolitique, mêmeà cet égard. C'est pourquoi aussi
nous l'appelons Gouvernement et non «Service
Central de Presse ». Mais ce qui est important, c'est
que sa fonction explicite est d'informer, qu'il en a la
responsabilité. La fonction explicite du Gouverne-
mentactuel est de cacher la réalité à la population.
LE SOCIALISME,
C'EST LA TRANSFORMATION
DU TRAVAIL
Le socialisme ne peut s'instaurer que par l'action
autonome de la classe ouvrière, il n'est rien d'autre
que cette action autonome. La société socialiste n'est
rien d'autre que l'organisation de cette autonomie,
qui à la fois la présuppose et la développe.
Mais cette autonomie est la domination consciente
des hommes sur leurs activités et leurs produits, il est
clair qu'elle ne peut pas être seulement une autono-
miepolitique. L'autonomie sur le plan politique n'est
qu'un aspect, une expression dérivée de ce qui forme
le conténu propre et le problème essentiel du
socialisme : l'instauration de la domination des
hommes sur leur activité première, qui est le travail.
Nous disons bien : instauration et non pas : restaura-
tion. Jamais en effet un tel état n'a existé dans
l'histoire, et de ce point de vue toutes les comparai-
sons avec des situations historiques passées — celle
de l'artisan ou du paysan libre, par exemple —pour
fécondes qu'elles soient à certains égards, n'ont
qu'une portée limitée et risquent d'aboutir à des
utopies à rebours.
Que l'autonomie ne peut pas se confiner au
domaine politique, se voit immédiatement. On ne
peut concevoir une société d'esclavage hebdomadaire
dans la production interrompu par des Dimanches
d'activité politique libre. (C'est pourtant à cela que
revient la définition de Lénine : « Le socialisme, c'est
les Soviets plus l'électrification. ») L'idée que la
production et l'économie socialistes pourraient être
dirigées à quelque niveau que ce soit par des
« techniciens » supervisés par des Soviets, des
Conseils ou autres organismes incarnant le pouvoir
politique de la classe ouvrière, est un non-sens. Le
pouvoir effectif dans une telle société reviendrait
rapidement aux dirigeants de la production. Les
Soviets ou Conseils dépériraient tôt ou tard dans
l'apathie de la population, qui ne nourrirait plus de
son intérêt et de son activité des institutions qui
auraient cessé d'être déterminantes dans le déroule-
mentdesa vieessentielle.
L'autonomie ne signifie donc rien si elle n'est pas
gestion ouvrière, c'est-à-dire détermination par les
travailleurs organisés de la production, à l'échelle
aussi bien de l'entreprise particulière que de l'indus-
trie et de l'économie dans son ensemble. Mais, à son
tour, cette gestion ouvrière ne peut pas rester
extérieure au travail lui-même, elle ne peut pas rester
séparée des activités productives. La gestion ouvrière
ne signifie absolument pas le remplacement de
l'appareil bureaucratique qui dirige actuellement la
production par un Conseil des travailleurs aussi
démocratique, révocable, etc., que soit celui-ci. Elle
signifie que pour l'ensemble des travailleurs, des
rapports nouveaux s'instaurent avec le travail et à
propos du travail. Elle signifie que le contenu même
dutravail commenceà setransformer aussitôt.
Actuellement l'objet, les moyens, les modalités, le
rythme du travail sont déterminés en dehors des
travailleurs par l'appareil bureaucratique de direc-
tion. Cet appareil ne peut diriger que par le moyen
de règles universelles abstraites, fixées «une fois
pour toutes » et dont la révision périodique inévi-
table signifie chaque fois une «crise » dans l'organi-
sation de la production. Ces règles comprennent
aussi bien les normesdeproduction proprement dites
queles spécifications techniques, les taux desalaire et
les primes comme l'organisation productive à l'ate-
lier. L'appareil bureaucratique de direction une fois
supprimé, cetype deréglementation de la production
ne pourra plus subsister, ni pour la forme ni pour le
fond.
En accord avec les aspirations les plus profondes
des ouvriers, les «normes »de production dans leur
signification actuelle seront abolies et une égalité
complète en matière de salaire sera instituée. Cela
signifie la suppression de la contrainte économique
— sauf sous la forme la plus générale du «qui ne
travaille pas, ne mange pas » comme de la discipline
imposée extérieurement, par un appareil spécifique
de coercition dans la production. La discipline de
travail sera la discipline imposée par le groupe de
travailleurs à ses membres individuels, par l'atelier
aux groupes qui le composent, par l'Assemblée de
l'entreprise aux ateliers. L'intégration des activités
particulières en un tout se fera essentiellement par la
coopération des divers groupes d'ouvriers ou ateliers,
elle sera l'objet d'une activité coordinatrice perma-
nente des travailleurs. L'universalité essentielle de la
production moderne se dégagera de l'expérience
concrète du travail et sera formulée par des confé-
rences de producteurs.
Donc la gestion ouvrière n'est ni la « supervision »
d'un appareil bureaucratique de direction de l'entre-
prise par des représentants des ouvriers, ni le
remplacement de cet appareil par un autre analogue
formé par des individus d'origine ouvrière. C'est la
suppression de l'appareil de direction séparé, la
restitution de ses fonctions à la communauté des
travailleurs. Le Conseil d'entreprise n'est pas un
nouvel appareil de direction; il n'est qu'une des
instances de coordination, une «permanence » et le
lieu régulateur des contacts de l'entreprise avec
l'extérieur.
Cela déjà signifie que la nature, le contenu du
travail commence à être transformé aussitôt. Le
travail actuellement est dans son essence une activité
d'exécution séparée, la direction de leur activité étant
soustraite aux exécutants. La gestion ouvrière signifie
la réunification desfonctions de direction et d'exécu-
tion.
Mais même cela n'est pas suffisant —- ou plutôt
conduit et conduira immédiatement plus loin. La
restitution des fonctions de direction aux travailleurs
les amènera nécessairement à s'attaquer à ce qui est
actuellement le noyau de l'aliénation, c'est-à-dire à la
structure technologique du travail, de ses objets, de
ses instruments et de ses modalités, qui font qu'obli-
gatoirement le travail domine les producteurs au lieu
d'être dominé par eux. Les travailleurs ne pourront
évidemment pas résoudre ce problème du jour au
lendemain, sa solution sera la tâche de cette période
historique que nous désignons par socialisme. Mais
le socialisme, c'est d'abord et avant tout la solution
de ce problème. Entre le capitalisme et le commu-
nisme il n'y a pas trente-six périodes et « sociétés de
transition », comme on a voulu le faire croire, il n'y
en a qu'une : la société socialiste. Et cette société
n'est caractérisée en premier lieu ni par la liberté
politique, ni par l'expansion des forces productives,
ni par la satisfaction croissante des besoins de
consommation, mais par la transformation de la
nature et du contenu du travail, ce qui signifie : la
transformation consciente de la technologie héritée de
façon à subordonner pour la première fois dans
l'histoire cette technologie aux besoins de l'homme
non pas seulement en tant que consommateur, mais
en tant que producteur. La révolution socialiste
signifiera le début de cette transformation, et sa
réalisation marquera l'entrée de l'humanité dans l'ère
communiste. Tout le reste— la politique, la consom-
mation, etc. — ce sont des conséquences, des
conditions, des implications, des présuppositions
qu'il faut voir dans leur unité systématique, mais qui
précisément ne peuvent acquérir cette unité, ne
peuvent prendre leur sens, qu'en étant organisées
autour de ce centre qu'est la transformation du
travail lui-même, La liberté des hommes sera une
illusion ou une mystification si elle n'est pas liberté
dans leur activité fondamentale —l'activité produc-
tive. Et cette liberté n'est pas un cadeau de la nature,
ni ne surgira d'elle-même, par surcroît, d'autres
développements : les hommes auront à la créer
consciemment. En dernière analyse, c'est cela le
contenu du socialisme.
Les conséquences qui en découlent pour ce qui est
des tâches immédiates d'une révolution socialiste sont
capitales. Les travailleurs s'attaqueront au problème
de la transformation de la nature du travail à la fois
par ses deux bouts. D'un côté, il y a le besoin
d'accorder au développement des capacités et des
facultés proprement humaines des producteurs l'im-
portance primordiale. Cela implique, en tout premier
lieu, la démolition graduelle pierre par pierre de ce
qui subsiste de l'édifice de la division du travail.
D'un autre côté, il y a le besoin d'une réorientation
de l'ensemble du développement technique et de son
application à la production.
Ce ne sont là que deux aspects de la même chose,
qui est le rapport des hommes à la technique.
Considérons le deuxième aspect, le plus tangible,
celui du développement technique comme tel.
On peut poser, en première approximation, que
toute la technologie capitaliste, toute l'application
actuelle de la technique à la production, est viciée à
la base, en ce que non seulement elle est inapte à
aider l'homme à dominer son travail, mais que son
but premier est exactement le contraire. On pense et
on dit d'habitude que la technologie capitaliste vise à
développer la production pour le profit, ou la
production pour la production, et indépendamment
des besoins des hommes—les hommes étant conçus
dans ce contexte comme les consommateurs poten-
tiels des produits. Il s'agirait donc d'adapter la
production aux besoins réels de consommation de la
société, aussi bien quant à son volume que quant à la
nature des objets produits.
Ce problème existe, bien entendu. Mais le pro-
blème profond est ailleurs. Le capitalisme n'utilise
pas une technologie qui serait en elle même neutre à
des fins capitalistes. Le capitalisme a créé une
technologie capitaliste, qui n'est nullement neutre. Le
sens réel de cette technologie n'est même pas de
développer la production pour la production; c'est
en premier lieu de se subordonner et de dominer les
producteurs. Latechnologie capitaliste est essentielle-
ment caractérisée par la tentative d'éliminer le rôle
humain de l'homme dans la production —et à la
limite, d'éliminer l'homme tout court. Qu'ici, comme
partout ailleurs, le capitalisme n'arrive pas à réaliser
sa tendance profonde—s'il yparvenait, il s'écroule-
rait aussitôt —n'affecte pas ce que nous disons. Au
contraire, cela éclaire un autre aspect de sa contra-
diction et desa crise.
Lecapitalisme nepeut pas compter sur la coopéra-
tion volontaire des producteurs; au contraire, il doit
faire face à leur hostilité, au mieux à leur indifférence
quant à la production. Il faut donc que la machine
impose son rythme de travail; si cela n'est pas
réalisable, ilfaut qu'elle puisse permettre de mesurer
le travail effectué; dans tout processus productif, le
travail doit être mesurable, définissable, contrôlable
de l'extérieur —autrement ce processus n'a pas de
senspour le capitalisme. Ilfaut en mêmetemps, aussi
longtemps que l'on ne peut pas se débarrasser
complètement du producteur, que celui-ci soit rem-
plaçable à l'extrême —donc qu'il soit réduit à sa
plus simple expression, celle de la force de travail
non qualifiée. Il n'y a ni complot, ni plan conscient
derrière tout cela. Il ya simplement un processus de
«sélection naturelle »des inventions appliquées dans
l'industrie qui fait que celles qui correspondent au
besoin fondamental du capitalisme d'avoir affaire à
un travail mesurable, contrôlable, remplaçable sont
préférées aux autres et sont seules ou en majorité
appliquées. Il n'y a pas de physique ou de chimie
capitalistes : il n'y a même pas de technique, au sens
général du terme, capitaliste; mais il y a bel et bien
une technologie capitaliste, en entendant par ce
terme, dans le « spectre » des techniques possibles
d'une époque (déterminé par le développement de la
science), la « bande » des procédés effectivement
appliqués. A partir du moment, en effet, où le
développement de la science et de la technique
permet un choix entre plusieurs procédés possibles,
une société choisira infailliblement les procédés qui
ont pour elle un sens, qui sont « rationnels » dans le
cadre de sa logique de classe. Mais la « rationalité »
d'une société d'exploitation n'est pas la rationalité
d'une société socialiste. La modification consciente
de la technologie sera la tâche centrale d'une société
de travailleurs libres. D'une façon correspondante,
l'analyse de l'aliénation et de la crise de la société
capitaliste doit partir de ce noyau de tous les
rapports sociaux qui est le rapport de production
concret, le rapport de travail, conçu sous ses trois
aspects indissociables : rapport des travailleurs avec
les moyens et les objets de la production, rapport des
travailleurs entre eux, rapport des travailleurs avec
l'appareil de direction de la production.
(Le fait qu'on choisit parmi plusieurs procédés
techniquement possibles et que l'on aboutit ainsi à
une technologie effectivement appliquée dans la
production concrétisant la technique (comme savoir-
faire général d'une époque) est analysé par les
économistes académiques. Cf. par exemple Joan
Robinson, The Accumulation of Capital (Londres,
1956), pp. 101-178. Mais évidemment le choix est
toujours présenté dans ces analyses comme découlant
de critères de «rentabilité » et essentiellement des
«prix relatifs du capital et du travail ». Ce point de
vueabstrait n'a que très peu de prise sur la réalité de
l'évolution industrielle. Marx, par contre, souligne le
contenu social du machinisme, sa fonction d'asser-
vissementdesexploités.)
C'est Marx, comme on sait, qui a le premier
accompli ce pas historique de dépasser la surface des
phénomènes du capitalisme —le marché, la concur-
rence, la répartition —et de s'attaquer à l'analyse de
la sphère centrale des rapports sociaux, les rapports
de production concrets dans l'usine capitaliste. Le
Volume1du Capital attend encore sa continuation.
Lacaractéristique la plus saisissante de la dégénéres-
cence du mouvement marxiste est sans doute le fait
que ce point de vue, le plus profond de tous, a été
rapidement abandonné, même par les meilleurs, au
profit d'analyses des «grands » phénomènes, ana-
lyses qui de ce fait se trouvaient soit complètement
faussées, soit limitées à des aspects partiels et par là
mêmeconduisant à une optique catastrophiquement
fausse(7). Il est frappant de voir Rosa Luxembourg
consacrer deux importants volumes à l'Accumulation
duCapitalenignorant totalement ce que le processus
d'accumulation signifie dans les rapports de produc-
tion concrets, en ne se préoccupant que de la
possibilité d'un équilibre global entre production et
consommation et en pensant découvrir à la fin un
processus automatique d'effondrement du capita-
lisme (ce qui, faut-il le dire, est faux concrètement et
absurde apriori). Il est tout autant frappant de voir
Lénine, dans L'Impérialisme, partir de la constata-
tion fondamentale et juste que le processus de la
concentration du capital est parvenu au stade de la
domination des monopoles et négliger la transforma-
tion des rapports de production dans l'usine que
signifie cette concentration, passer à côté du phéno-
mène fondamental de la constitution d'un appareil
énorme de direction de la production, qui désormais
incarne l'exploitation, et voir la conséquence primor-
diale de la concentration dans la transformation des
capitalistes en rentiers « tondeurs de coupons ». Le
mouvement ouvrier paye encore les conséquences de
cette manière de voir et, d'un certain point de vue,
pour autant que les idées jouent un rôle dans
l'histoire, Khrouchtchev est au pouvoir en Russie
en fonction de l'idée que l'exploitation ne peut être
que la « tonte de coupons ».
Mais il faut remonter plus loin. Il faut remonter à
Marx lui-même. Si Marx a mis en lumière, de façon
incomparable, l'aliénation du producteur dans le
processus de production capitaliste, l'asservissement
de l'homme à l'univers mécanique créé par lui, son
analyse est parfois incomplète, lorsqu'elle ne voit
dans cette activité que l'aliénation. Dans Le Capital
—par opposition à ses manuscrits de jeunesse — il
n'apparaît guère que le prolétariat est —et ne peut
qu'être —porteur positifde la production capitaliste
qui est obligée de s'appuyer sur lui comme tel et de le
développer comme tel en même temps qu'elle essaie
de le réduire à un rôle purement mécanique et à la
limite de l'expulser de la production. De ce fait
même, cette analyse ne voit pas que la crise première
du capitalisme est cette crise dans la production,
découlant de l'existence simultanée de deux ten-
dances contradictoires dont aucune ne saurait dispa-
raître sans que le capitalisme s'effondre. On y montre
le capitalisme comme« le despotisme dans l'atelier et
l'anarchie dans la société » — au lieu de le voir
comme le despotisme et l'anarchie à la fois dans
l'atelier et dans la société. On est ainsi amené à
chercher la raison de la crise du capitalisme non pas
dans la production —sauf en tant qu'elle développe
« l'oppression, la misère, la dégénérescence, mais
aussi la révolte », le nombre et la discipline du
prolétariat —mais dans la surproduction et la baisse
du taux du profit. On ne peut donc pas voir que,
aussi longtemps que ce type de travail subsiste, cette
crise mêmesubsistera et tout ce qu'elle entraîne, quel
que soit le régime non seulement de propriété, mais
même de l'Etat et finalement même de gestion de la
production.
C'est ainsi que Marx arrive, dans certains passages
du Capital à ne voir dans la production moderne que
le fait que le producteur est estropié et réduit à un
« fragment d'homme »—ce qui est vrai tout autant
que le contraire —et, ce qui est encore plus grave, à
relier cet aspect à la production moderne et finale-
ment à laproduction comme telle, au lieu de le relier à
la technologie capitaliste. C'est la nature de la
production moderne comme telle, c'est une étape de
la technique à laquelle on ne peut rien, — c'est le
fameux « règne de la nécessité » qui serait le fonde-
ment de cet état de choses. C'est ainsi que la prise en
mains de la société par les producteurs — le socia-
lisme —arrive parfois à signaler pour Marx seule-
ment une gestion politique et économique extérieure
laissant intacte cette structure du travail et en
réformant simplement les aspects les plus « inhu-
mains ». Cette idée s'exprime clairement dans le
passage connu du Volume III du Capital, où Marx
dit, en parlant de la société socialiste :
« Le règne de la liberté ne commence en effet que
lorsqu'il n'existe plus d'obligation de travail imposée
par la misère ou les buts extérieurs; il se trouve donc
par la nature des choses en dehors de la sphère de la
production matérielle proprement dite... Dans cet
état de choses, la liberté consiste uniquement en ceci :
l'homme social, les producteurs associés, règlent de
façon rationnelle leurs échanges avec la nature et les
soumettent à leur contrôle collectif, au lieu de se
laisser aveuglément dominer par eux; et ils accom-
plissent ces échanges avec le moins d'efforts possible,
et dans les conditions les plus dignes et les plus
adéquates à leur nature humaine. Mais la nécessité
n'en subsiste pas moins. Et le règne de la liberté ne
peut s'édifier que sur ce règne de la nécessité. La
réduction de la journée de travail est la condition
fondamentale » (8).
S'il est vrai que « le règne de la liberté ne
commence que lorsqu'il n'existe plus d'obligation de
travail imposée par la misère ou les buts extérieurs »,
il est étonnant de lire sous la plume de celui qui a
écrit que « l'industrie est le livre ouvert des facultés
humaines », que « donc » la liberté se trouve en
dehors du travail. La conclusion vraie — que Marx
lui-même a tirée en d'autres endroits — est que le
règne de la liberté commence lorsque le travail
devient activité libre aussi bien dans ses motivations
que dans son contenu. Dans cette conception, par
contre, la liberté est ce qui n'est pas travail, ce qui
entoure le travail —soit le « temps libre » (réduction
de la journée de travail), soit la « réglementation
rationnelle » et le « contrôle collectif » des échanges
avec la nature, minimisant les efforts et préservant la
dignité humaine. Dans cette perspective, effective-
ment la réduction de la journée de travail devient
la « condition fondamentale », puisque finalement
l'homme ne serait libre que dans ses loisirs.
La réduction de la journée de travail est en vérité
importante, non pas pour cette raison, mais pour
permettre aux hommes de réaliser un équilibre entre
leurs divers types d'activité. Et l' « idéal » à la limite,
le communisme, n'est pas la réduction de la durée de
travail à zéro, mais la libre détermination par chacun
de la nature et de la durée de son travail. La société
socialiste pourra et devra réaliser la réduction de la
journée de travail, mais ce ne sera pas là sa
préoccupation fondamentale. Son souci premier, ce
serade s'attaquer au «règne de la nécessité »comme
tel, de transformer la nature même du travail. Le
problème n'est pas de laisser un «temps libre » —
qui risquerait de n'être qu'un temps vide — aux
individus, pour qu'ils puissent le remplir à leur guise
de «poésie » ou de sculpture sur bois. Le problème
est de faire de tout le tempsun tempsde liberté, et de
permettre à la liberté concrète de s'incarner dans
l'activité créatrice. Le problème est de mettre la
poésie dans le travail. (Poésie signifie très exactement
création.) La production n'est pas le négatif qu'il
s'agit de limiter le plus possible pour que l'homme
puisse se réaliser dans les «loisirs ». L'instauration
de l'autonomie, c'est aussi —c'est en premier lieu
l'instauration del'autonomie dans le travail.
Sous-jacente à l'idée que la liberté se trouve «en
dehors de la sphère de la production matérielle
proprement dite »se trouve une double erreur. D'un
côté, que la nature même de la technique et de la
production moderne rend inéluctable la domination
du processus de production sur le producteur au
cours dutravail. D'un autre côté, que la technique, et
en particulier la technique moderne, suit un déve-
loppement autonome devant lequel il n'y a qu'à
s'incliner, et qui posséderait par surcroît cette double
propriété : d'une part, réduire constamment le rôle
humaindel'hommedans la production, d'autre part,
augmenterconstamment son rendement. Deces deux
propriétés inexplicablement combinées, résulterait
une dialectique miraculeuse du progrès technique :
asservi de plus en plus au cours du travail, l'homme
serait désormais enmesure de réduire énormément la
durée du travail,lasisociété.
rationnellement seulement il parvenait à organiser
Or, pour les raisons indiquées plus haut, il n'y a
pas de développement autonome de la technique
appliquée à la production, de la technologie. De
l'ensemble des technologies que rend possibles le
développement scientifique et technique de l'époque,
la société capitaliste réalise celle qui correspond à sa
structure de classe, qui permet au capital de mieux
lutter contre le travail. On tend à considérer géné-
ralement que l'application de telle ou telle invention
à la production dépend de sa « rentabilité » écono-
mique. Mais il n'y a pas de « rentabilité » écono-
mique neutre, la lutte de classe dans l'usine est le
facteur principal qui détermine la rentabilité. Une
invention donnée sera préférée par la direction de
l'usine à une autre, toutes conditions égales d'ail-
leurs, si elle augmente l'indépendance du cours de la
production par rapport aux producteurs. L'asser-
vissement croissant de l'homme découle essentielle-
ment de ce processus, non pas d'une malédiction
inhérente à une phase donnée du développement
technologique. Il n'y a pas non plus de magie
dialectique de l'asservissement et du rendement : le
rendement augmente en fonction de l'énorme essor
scientifique et technique qui est à la base de la
production moderne, et malgré, non pas à cause de
cet asservissement. L'asservissement signifie simple-
ment un gaspillage immense, du fait que les hommes
ne contribuent à la production que pour une fraction
infinitésimale de leurs facultés totales. (Ceci n'im-
plique aucune idée a priori sur ces facultés. Aussi
basse que soit l'appréciation qu'en font M. Drey-
fus( ou M. Khrouchtchev, ils seraient obligés d'ad-
mettre que leur organisation de la production n'en
met à contribution qu'une partie infime.)
La société socialiste n'aura donc à subir aucune
sorte de malédiction technique. Ayant supprimé les
( P.-D.G. de Renaultà l'époque.
rapports capitalistes-bureaucratiques, elle s'attaquera
simultanément à la structure technologique de la
production qui en est à la fois le support et le produit
éternellement renouvelé.

LA GESTION OUVRIÈRE
DE L'ENTREPRISE

La capacité des ouvriers d'un atelier ou d'un


département d'organiser eux-mêmes leur travail ne
fait guère de doute. Les sociologues d'industrie
bourgeois eux-mêmes non seulement le recon-
naissent, mais sont obligés de constater que les
« groupes élémentaires » d'ouvriers accomplissent
d'autant mieux leur tâche, que la direction les laisse
en paix et n'essaye pas de les « diriger »(9).
Mais comment le travail de tous ces « groupes
élémentaires »—ou bien des ateliers et des départe-
ments —sera-t-il coordonné? Les théoriciens bour-
geois, après avoir constaté que l'appareil de direction
actuel, formellement chargé de cette coordination, est
en fait peu capable de la réaliser véritablement, parce
qu'il est sans prise sur les producteurs et déchiré par
des conflits internes, en un mot, après l'avoir détruit
par leurs critiques, n'ont rien à mettre à la place. Et,
comme au-delà de l'organisation « élémentaire » de
la production, il faut bien une organisation « secon-
daire », ils en reviennent finalement au même appa-
reil bureaucratique de direction, qu'ils exhortent de
« comprendre », de s' « améliorer », de « faire
confiance aux gens», etc.(10). On peut en dire
autant, à un autre niveau, des dirigeants russes
« déstalinisés » et «démocratisés »(11). C'est que les
uns et les autres ne peuvent pas reconnaître la
capacité gestionnaire des ouvriers au-delà d'un cadre
très restreint. Ils ne peuvent pas voir dans la masse
des travailleurs d'une entreprise un sujet actif de
gestion et d'organisation. Pour eux, au-delà des dix,
quinze ou vingt individus commence la foule, hydre
aux mille têtes qui ne peut pas agir collectivement —
ou alors seulement dans l'hystérie et le délire — et
que seul un appareil de direction et de coercition,
conçu à cette fin, peut maîtriser et « organiser ».
Ce point de vue ne peut pas nous préoccuper. En
réalité, on sait que les défauts et les incohérences de
l'appareil bureaucratique de direction sont tels que
même aujourd'hui les ouvriers individuels ou les
« groupes élémentaires » d'ouvriers sont obligés de
prendre à leur charge une bonne partie des tâches de
coordination (12). Et l'expérience historique prouve
que la classe ouvrière est parfaitement à même de
résoudre le problème de la gestion des entreprises. En
Espagne, en 1936-37, les ouvriers n'ont éprouvé
aucune difficulté à faire marcher les usines. A
Budapest, en 1956, d'après les récits des réfugiés
hongrois, les grandes boulangeries (employant des
centaines d'ouvriers) ont fonctionné pendant les
jours de l'insurrection et après, sous la direction des
ouvriers, comme jamais auparavant. Ces exemples
pourraient être facilement multipliés.
La manière positive de discuter ce problème n'est
pas de supputer dans l'abstrait les capacités gestion-
naires des ouvriers mais d'examiner les fonctions
réelles de l'appareil de direction actuel, celles qui
gardent un sens dans une entreprise socialiste et la
façon dont ces dernières pourront être accomplies.
Ces fonctions sont actuellement de quatre types :
— Des fonctions de coercition.
— Des « services généraux » de toute sorte, non
directement reliés à la fabrication.
— Des fonctions «techniques ».
— Des fonctions de « direction au sommet », au
sens strict du terme.
La première partie des fonctions de l'appareil de
direction actuel concerne les tâches de coercition des
travailleurs. Ces fonctions et les postes correspon-
dants — par exemple la surveillance, les contre-
maîtres, une partie des « services du personnel », etc.
— seront purement et simplement supprimés.
Chaque groupe d'ouvriers est parfaitement capable
de se discipliner lui-même, comme aussi de conférer
l'autorité nécessaire, si une tâche particulière exige
un commandement individuel, à quelqu'un choisi en
son sein.
Une deuxième partie comporte l'accomplissement
de tâches qui, en elles-mêmes, ne sont nullement des
tâches de direction, mais des tâches d'exécution
indispensables au fonctionnement de l'entreprise et
séparées de la fabrication directe. C'est le cas de la
majeure partie des « bureaux » actuels. Rentrent ici
l'appareil comptable, les services commerciaux et les
services généraux de l'entreprise. Au sein de ces
services, le développement moderne de la production
a rendu le travail tout autant divisé, parcellaire et
socialisé que dans la fabrication directe. Les neuf
dixièmes du personnel qui s'y trouvent n'accom-
plissent et n'accompliront, leur vie durant, que des
tâches d'exécution parcellaires. Des réformes impor-
tantes devront être réalisées dans ces services. Tout
d'abord, la structure capitaliste de l'entreprise y
. entraîne en général un gonflement démesuré de
l'emploi (13) et il est probable que la transformation
socialiste entraînera de grandes économies de travail
dans ces secteurs. Ensuite, certains parmi ces services
verront non seulement leur importance se réduire,
mais leur fonction se transformer. Les services
commerciaux actuels, par exemple, qui sont en train
de connaître un développement vertigineux, devien-
dront dans une économie socialiste planifiée des
services d'approvisionnement et de livraison, chargés
essentiellement de tâches de comptabilité-matière
d'un côté, de transports extérieurs de l'autre, en
liaison avec les services homologues des usines-
fournisseurs et des magasins de vente aux consom-
mateurs. Ces transformations, et d'autres analogues,
effectuées, ces services ne seront plus que des
« ateliers » comme les autres, organisant eux-mêmes
leur travail propre, en contact et coordination avec
les autres ateliers. Ils ne peuvent tirer aucune
prérogative particulière de la nature de leur travail.
Aucune n'en découle en fait d'ailleurs aujourd'hui,
et ce n'est qu'en fonction d'autres facteurs — la
division entre travail manuel et « intellectuel », la
hiérarchie beaucoup plus poussée dans les bureaux—
que les individus à la tête de ces services accèdent
parfois au sommet de la véritable « direction » de
l'entreprise.
En troisième lieu, il y a l'appareil « technique »
proprement dit de l'usine, des ingénieurs aux dessina-
teurs. De celui-là aussi il est vrai que l'évolution
moderne l'a transformé en un appareil çollectif, au
sein duquel le travail est divisé et socialisé et qui ne
comprend pour les neuf dixièmes que des exécutants
parcellaires. Mais, cela posé quant à sa structure
interne, il est certain qu'il accomplit quant au reste
de l'usine —quant aux services de fabrication —une
fonction de direction. C'est cet appareil technique
collectif qui détermine ou est censé déterminer, une
fois les objectifs et l'échelle de production définis, les
moyens et les modalités de la production, décide des
transformations nécessaires de l'outillage, fixe la
séquence et les modalités de chaque opération, etc.
En théorie, les services de fabrication ne sont que
des simples exécutants des consignes données par
le service technique de l'usine, et une séparation
complèteexisteentreceuxquiformulentcesconsignes
et ceux qui sont chargés de les exécuter dans les
conditions concrètes dela production demasse.
Cette situation repose, jusqu'à un certain point,
sur un fait réel : la spécialisation et la compétence
scientifique et technique réservées à une minorité.
Mais il n'en découle nullement que la meilleure
manière d'utiliser cette compétence serait de lui
laisser la décision quant à la marche réelle de
l'ensemble de la production. Cette compétence est,
par définition, limitée à un secteur ou un aspect
précis du processus de fabrication; sorti de ce
secteur, le technicien n'est pas plus en mesure de
prendre responsablement une décision que n'importe
qui d'autre. Même au sein de ce secteur, d'ailleurs,
son point de vue est fatalement partiel. D'un côté, il
ignore et tend à négliger les autres secteurs, qui
nécessairement influencent le sien. D'un autre côté,
et surtout, il est séparé du processus réel de produc-
tion.
Cette séparation des techniciens et du processus
effectif de production est actuellement une des
principales sources de gaspillage et de conflits dans
l'usine capitaliste. Elle ne peut être supprimée que si
unecoopération profonde s'instaure entre les services
«techniques » et les services «productifs » de
l'usine. Cette coopération reposera sur la détermina-
tion collective, en commun, par les ouvriers chargés
de la réalisation d'un processus de fabrication et les
techniciens, des moyens et des modalités de cette
réalisation. Cette coopération pourra-t-elle s'effec-
tuer sans conflits? Il n'y a aucune raison intrinsèque
pour que des conflits insurmontables surgissent. Les
ouvriers n'ont pas d'intérêt à contester les réponses
que le technicien, comme technicien, donne aux
problèmes techniques qui se posent, et, s'il y a
contestation, elle peut se résoudre rapidement dans
l'expérience :le domainedela production permet des
vérifications presqueimmédiates de ce qui est avancé
par les uns ou par les autres. Quepour telle pièce ou
tel outil (dans un état donné des connaissances et
dans des conditions données de production), telle
composition de métal soit la plus indiquée, par
exemple, ne peut pas être et ne sera pas objet de
controverse. Mais les réponses ainsi fournies de
façon définitive par la technique ne définissent qu'un
cadre général ou une partie seulement des éléments
déterminant le processus concret de production. Au
sein de ce cadre, il existe une multitude de façons
d'organiser ce processus, et le choix ne peut se faire
qu'enfonction, d'unepart, deconsidérations d'« éco-
nomie » en général — économie de travail, de
matières premières, d'énergie, d'outillage —d'autre
part, et surtout, de considérations relatives au sort
des hommes dans le processus de production. Pour
ces dernières, seuls les hommes sont par définition
compétents, la compétence du technicien, commetel,
est absolument nulle. Autrement dit, ce que nous
contestons fondamentalement, c'est qu'il puisse y
avoir une technique capable d'organiser les hommes
extérieure aux hommes eux-mêmes (c'est finalement
aussi absurde que l'idée d'une psychanalyse à
laquelle le psychanalysé resterait extérieur, et qui ne
serait qu'une «technique » de l'analyste). Il y a
simplement des techniques de l'oppression et de la
coercition, et des techniques de l' «intéressement
personnel »—qui d'ailleurs restent toujours finale-
ment inefficaces. Par conséquent, l'organisation
réelle du processus de production ne peut qu'appar-
tenir à ceux qui l'accomplissent, après prise en
considération des éléments techniques fournis par les
techniciens compétents. En fait, un va-et-vient per-
manent sera évidemment instauré, ne serait-ce que
parce que les producteurs envisageront de nouvelles
manières d'organiser la fabrication qui poseront des
problèmes techniques pour lesquels les techniciens
devront fournir les éléments certains ou probables
d'appréciation, avant qu'une décision en connais-
sance de cause ne puisse être prise. Mais la décision,
dans ces cas comme dans les autres, appartiendra aux
producteurs (y compris les techniciens), de l'atelier, si
elle n'affecte que l'atelier, de l'entreprise, si elle
affecte toute l'entreprise.
Les raisons d'un conflit possible entre travailleurs
et techniciens, ne sont donc nullement techniques ; si
un tel conflit surgissait, il serait un conflit nettement
social et politique. Il ne pourrait découler que de
l'éventuelle tendance des techniciens à assumer un
monopole effectif de direction, à constituer à nou-
veau un appareil bureaucratique dirigeant. Quelle est
la force et l'évolution probable de cette tendance?
Nous ne pouvons pas entrer ici dans un examen,
même sommaire, de cette question. Qu'il suffise de
rappeler que ce ne sont pas les techniciens qui
forment la majorité ou même une part essentielle de
l'appareil supérieur de direction de la production, de
l'économie ou de la société actuelles — et cela
dévoile en même temps le caractère mystificateur des
arguments tendant à prouver que la classe ouvrière
serait incapable de gérer la production, parce qu'elle
ne disposerait pas des « capacités techniques néces-
saires ». Dans leur grande majorité, les techniciens
n'occupent que des positions subalternes et n'accom-
plissent que des tâches d'exécution parcellaires. Ceux
parmi les techniciens qui arrivent au sommet, n'y
sont pas en tant que techniciens, mais en tant que
« dirigeants » et « organisateurs ». Le capitalisme
actuel est un capitalisme bureaucratique, il n'est pas
et ne sera jamais un capitalisme technocratique. La
technocratie est une généralisation vide de socio-
logues superficiels ou une rêverie de techniciens
éprouvant durement leur impuissance devant le
régime actuel et son absurdité. Les techniciens ne
constituent pas une classe à part; du point de vue
formel ils ne sont rien de plus qu'une catégorie de
travailleurs salariés et l'évolution du capitalisme
moderne, en les transformant de plus en plus en
exécutants parcellaires et remplaçables, comme en
réduisant leur pénurie relative, tend à les rapprocher
du prolétariat. A ce rapprochement s'oppose leur
place dans la hiérarchie des revenus et des « positions
sociales », comme aussi ce qu'il leur reste de perspec-
tive de « percée » individuelle. Mais cette perspective
se ferme au fur et à mesure que la profession se
massifie d'un côté, se bureaucratise de l'autre.
Parallèlement, une révolte se développe devant les
irrationalités du système capitaliste et bureaucratique
et contre l'impossibilité où se trouve le technicien
parcellaire et fonctionnarisé de donner libre cours à
ses facultés d'invention et de travail. A une fraction
de techniciens déjà arrivés ou arrivistes, qui se
placent résolument du côté de l'exploitation, s'oppose
ainsi une minorité croissante de techniciens révoltés,
prêts à collaborer au renversement du système. Au
milieu se trouve la grande majorité des techniciens
subissant dans l'apathie leur sort d'employés privilé-
giés, dont le conservatisme présent signifie précisé-
ment qu'ils ne risqueraient pas un conflit avec le
pouvoir réel, quel qu'il soit, et que l'évolution ne
peut que tendre à radicaliser. Il est donc extrême-
ment probable que le pouvoir ouvrier dans l'usine,
après avoir éliminé un petit nombre de techniciens-
bureaucrates, sera activement appuyé par une frac-
tion substantielle des autres et pourra sans conflit
majeur intégrer le reste dans le réseau de coopération
de l'usine.
Reste la véritable « direction » de l'entreprise, qui
en fait occupe actuellement très peu de personnes (les
gens qu'un Président-Directeur Général « consulte »
avant de prendre une décision se comptent en général
sur les doigts dans les entreprises les plus impor-
tantes). Les tâches de cette direction sont de deux
ordres : d'un côté, prendre des décisions, en fonction
des fluctuations du marché ou des perspectives à long
terme, relativement aux investissements, aux stocks,
à l'échelle de fabrication etc. ; d'un autre côté assurer
la coordination des divers services de l'entreprise et,
en particulier, des diverses fractions de l'appareil
bureaucratique.
Une partie de ces tâches disparaîtra dans une
économie planifiée : ainsi toutes les décisions reliées
actuellement aux fluctuations du marché (échelle
des fabrications, niveau des investissements, etc.).
D'autres seront vraisemblablement réduites considé-
rablement : ainsi la coordination entre les divers
secteurs de l'entreprise se présentera sans doute de
façon beaucoup plus simple si les producteurs orga-
nisent eux-mêmes leur travail et si les divers groupes,
ateliers ou départements, peuvent se mettre directe-
ment en contact les uns avec les autres. D'autres, en
revanche, seront beaucoup plus poussées : ce sera le
cas, en premier lieu, pour ce qui est de l'élaboration
active des possibilités, des objets et des moyens de
production future, autrement dit, des propositions
concernant la place de l'entreprise dans le développe-
ment d'ensemble de l'économie. L'ensemble de ces
tâches de direction sera à la charge de deux organes :
a) Un Conseil des délégués d'atelier et de bureau,
élus et révocables à tout instant. Dans une entreprise
de cinq à dix mille travailleurs, ce Conseil pourrait
comprendre trente à cinquante membres. Les délé-
gués ne sortiront pas de la production. Ils se
réuniront en séance plénière aussi souvent que cela
s'avérera nécessaire à la lumière de l'expérience
(probablement une ou deux demi-journées par
semaine). Ils rendront compte à leurs camarades
d'atelier ou de bureau de cette séance, dont ils auront
vraisemblablement discuté déjà auparavant les sujets
avec eux. Ils assureront une permanence centrale
formée d'un ou plusieurs délégués à tour de rôle. Ils
auront, parmi leurs tâches principales, à assurer les
liaisons avec le « monde extérieur ».
b) L'Assemblée Générale de tous les travailleurs
de l'usine, ouvriers, employés et techniciens, instance
suprême de décision pour tous les problèmes concer-
nant l'entreprise dans son ensemble ou résultant de
divergences ou de conflits entre secteurs. Cette
Assemblée Générale sera la restauration de la démo-
cratie directe, dans le cadre naturel du monde
moderne, l'entreprise comme unité sociale de base.
Elle devra ratifier toutes les décisions du Conseil
autres que de simple routine. Elle pourra évoquer
toutes les décisions prises en Conseil des délégués, les
ratifier ou les infirmer; elle décidera elle-même des
questions qui doivent lui être soumises directement.
Elle aura une périodicité fixe — une ou deux
journées par mois, par exemple — et pourra être
convoquée à tout instant si un nombre donné de
travailleurs, d'ateliers ou de délégués le demandent.
Quel sera le contenu effectif de la gestion ouvrière
de l'entreprise, les tâches permanentes qu'elle aura à
accomplir?
On peut voir plus clair dans ce problème en
considérant schématiquement la gestion ouvrière
sous deux aspects, l'aspect statique et l'aspect dyna-
mique.
Sous aspect statique, nous entendons qu'un objec-
tif donné de production est fixé à l'entreprise par le
plan pour une période donnée (nous verrons plus
loin comment se fait la détermination de cet objectif)
et qu'en même temps sont fixés les moyens, au sens le
plus général, dont disposera l'entreprise pour la
réalisation de cet objectif. Le plan définira, par
exemple, comme objectif de production pour telle
usine d'automobiles, la production annuelle de tel
nombre de voitures de tel type, et lui allouera à cette
fin les quantités de matières premières, énergie,
outillage, etc. nécessaires — en même temps qu'il
définira la quantité d'heures de travail (autrement
dit, la durée du travail étant fixée, le nombre de
travailleurs) correspondant à cette production.
Sous cet angle, la gestion de l'entreprise par les
travailleurs signifie que ce sont ces derniers qui ont la
charge et la responsabilité de réaliser l'objectif qui
leur est assigné avec les moyens mis à leur disposi-
tion. La tâche des travailleurs de l'entreprise est donc
homologue aux tâches « positives » de l'appareil de
direction actuel, qui aura été supprimé : l'organisa
tion du travail de chaque atelier ou département par
les travailleurs eux-mêmes; la coordination du travail
des ateliers en rapport productif immédiat par les
contacts directs entre intéressés (s'il s'agit de pro-
blèmes limités ou de la routine de la production), par
réunions de délégués, ou par assemblées communes
de deux ou plusieurs ateliers ou départements (s'il
s'agit de problèmes plus importants) ; la coordination
des travaux de l'ensemble de l'usine, par le Conseil
d'entreprise et l'Assemblée Générale; la liaison avec
le reste de l'économie, assurée par le Conseil.
Dans ces conditions l'autonomie, par rapport à la
production, signifie la détermination des modalités
de réalisation de certains objectifs donnés à l'aide de
moyens généralement définis. Entre ces objectifs et
les moyens dont il est nécessaire qu'ils soient définis
par le plan (parce qu'ils découlent de la production
d'autres entreprises), il y a un « jeu » important, un
processus de concrétisation qui ne peut être effectué
que par les travailleurs de l'entreprise : objectifs et
moyens ne déterminent pas automatiquement et
exhaustivement les modalités de travail, d'autant plus
que la définition des moyens par le plan reste forcé-
ment générale et ne peut ni ne doit descendre jusqu'à
tous les « détails » importants. Cette concrétisation,
cette détermination des modalités de réalisation de
l'objectif de l'entreprise à l'aide des moyens fournis
est le premier domaine d'exercice de l'autonomie des
travailleurs. Il est très important. Mais il est limité
et il est d'une importance cruciale de prendre nette-
ment conscience de ses limitations, car celles-ci défi-
nissent le cadre inévitable de départ de la production
socialiste — le cadre qu'elle aura à faire reculer au
fur et à mesure de son développement.
L'autonomie ainsi conçue, sous l'aspect statique,
est évidemment tout d'abord limitée dans la détermi-
nation des objectifs de la production. Les travailleurs
d'une entreprise donnée participent à la détermina-
tion des objectifs de production de leur entreprise, du
fait qu'ils participent à la détermination du plan dans
son ensemble. Mais ils ne déterminent pas eux-
mêmes d'emblée et tout seuls ces objectifs. Dans
l'économie moderne, où la production de chaque
entreprise à la fois conditionne celle de toute les
autres et est conditionnée par celle-ci, la définition
d'objectifs de production cohérents ne peut pas se
faire par chaque entreprise particulière, elle doit se
faire par et pour toutes ensemble, et le point de vue
général ne peut que prévaloir sur le point de vue
particulier.
L'autonomie est également limitée dans la détermi-
nation des moyens de production. Les travailleurs
d'une entreprise ne peuvent pas déterminer en pleine
autonomie les moyens qu'ils préfèrent utiliser, car ces
moyens ne sont que le résultat de la production
d'autres entreprises; une telle autonomie signifierait
que chaque entreprise pourrait déterminer les objec-
tifs de production de toutes les autres, et ces
autonomies s'annuleraient réciproquement. Cette
limitation est toutefois beaucoup moins rigide que la
première — celle relative aux objectifs — car des
modifications des moyens de production proposées
par l'usine utilisatrice peuvent être facilement réali-
sables par l'usine productrice sans entraîner pour
cette dernière des servitudes additionnelles; cela se
voit tout à fait clairement dans le cas des grandes
usines de production mécanique — automobile, par
exemple — à intégration poussée, où une bonne
partie de l'outillage utilisé est fabriquée par l'usine
même, et où par conséquent la coopération des
ateliers fabriquant l'outillage et des ateliers utilisa-
teurs pourra conduire à des modifications extrême-
ment amples des moyens de production actuellement
utilisés (14).
Mais si l'on considère ce que l'on peut appeler
l'aspect dynamique de la gestion ouvrière, c'est-à-dire
la fonction de la gestion ouvrière dans le développe-
ment et la transformation de la production socialiste,
plus exactement le fait que ce développement et cette
transformation seront l'objectif premier de cette
gestion, tout ce que nous venons de dire doit être
repris et les limites de l'autonomie reculent graduelle-
ment.
On peut le voir tout d'abord sur le plan de la
détermination des moyens de production. Partant de
la technologie héritée du capitalisme, la production
socialiste s'attaquera comme nous l'avons dit à la
transformation consciente de cette technologie. L'as-
pect premier de ce problème est celui-ci : actuelle-
ment, l'équipement — et, plus généralement, les
moyens de production — est en principe conçu et
fabriqué indépendamment de son utilisateur et de
son point de vue (on prétend, bien entendu, en tenir
compte, mais cela n'a rien à voir avec le point de vue
de l'utilisateur placé dans les conditions concrètes de
production de l'usine capitaliste). Or l'équipement est
fabriqué pour être consommé productivement et le
point de vue de ce consommateur productif, c'est-à-
dire du producteur-utilisateur de l'équipement, est
primordial. Dans la mesure où le point de vue du
producteur de l'équipement est également important,
le problème de la définition des moyens de produc-
tion ne peut être résolu que par la coopération
vivante de ces deux catégories de travailleurs. Au sein
d'une usine intégrée, cela implique le contact perma-
nent entre les catégories correspondantes d'ateliers.
A l'échelle de l'économie entière, cela doit se faire
par l'instauration de formes permanentes, normales,
de coopération entre usines comme entre secteurs de
la production. (Ce problème est distinct de celui de la
planification générale; celle-ci pose un cadre quanti-
tatif — tant d'acier, tant d'heures de travail, à un
bout, tant de produits de consommation finals, à
l'autre bout — mais n'a pas à intervenir dans la
forme, le type, etc., des produits intermédiaires.)
Cette coopération prendra nécessairement deux
formes. D'un côté, les problèmes du choix des
meilleures méthodes et de leur propagation, de
l'uniformisation et de la rationalisation seront l'objet
de la coopération horizontale des Conseils organisés
par branche et secteur d'industrie (textile, chimie,
mécanique, industries électriques, etc.). D'un autre
côté, l'intégration des points de vue des producteurs
et des utilisateurs de l'équipement, et plus générale-
ment de tous les produits intermédiaires, sera l'objet
de la coopération verticale des Conseils représentant
les étapes successives de production (sidérurgie —
industrie des machines-outils—industrie mécanique,
par exemple). Dans les deux cas, cette coopération
devra s'organiser sous des formes permanentes, de
Comités verticaux et horizontaux des représentants
des Conseils d'entreprise comme aussi de Confé-
rences des producteurs plus larges.
En considérant donc le problème sous l'angle
dynamique—qui est finalement le seul important—
on constate que le terrain d'exercice de l'autonomie
s'élargit énormément. Déjà, au niveau des entre-
prises, mais surtout au niveau de la coopération
entre entreprises, les producteurs détermineront eux-
mêmesles moyens de production. Ils seront par là à
même de dominer graduellement le processus du
travail, puisqu'ils auront non seulement à en définir
les modalités, mais qu'ils pourront en modifier la
base technologique.
Ce fait lui-même modifie ce que nous avions dit
sur la détermination des objectifs. Les trois quarts de
la production moderne (brute) sont constitués par
des produits intermédiaires, par des moyens de
production au sens le plus général. La détermination
des moyens de production par les producteurs
signifie donc immédiatement une participation
directe extrêmement importante à la détermination
des objectifs de production (puisque la nature des
objets intermédiaires sera définie en commun par
les producteurs et les utilisateurs de ces objets). La
limitation qui subsiste —et qui est importante —
découle de ce que finalement ces moyens doivent
servir, quelle que soit leur nature précise, à la
production de biens de consommation finals et que
ces derniers ne peuvent être déterminés que de façon
générale, par le plan.
Mais, àcet égard aussi, la considération de l'aspect
dynamique modifie radicalement la situation. La
consommation moderne est caractérisée par l'appari-
tion incessante de nouveaux produits. Ce sera aux
entreprises produisant des biens de consommation
de concevoir, d'étudier et de réaliser ces nouveaux
produits.
Cela pose le problème plus général du contact
entre producteurs et consommateurs. La société
capitaliste repose sur une scission complète de ces
deux aspects de l'homme, et sur l'exploitation du
consommateur comme tel. Il ne s'agit pas simple-
ment de l'exploitation monétaire ou de la limitation
des revenus. La production capitaliste prétend satis-
faire plus que toute autre dans l'histoire les besoins
des masses, mais enfait c'est elle qui détermine sinon
ces besoins eux-mêmes, du moins la manière de les
satisfaire. Le point de vue du consommateur n'est
qu'une des nombreuses variables que manipulent les
techniques de vente modernes. La scission entre
producteur et consommateur apparaît avec une
évidence particulière dans la question de la qualité
des produits. Le dialogue entre l'ouvrier-homme et
l'ouvrier-robot que résume D. Mothé dans son texte
déjà cité :«Tucrois que c'est important, cette pièce?
—Qu'est-ce que ça peut te faire. Ça va dans le
mur », montre de façon saisissante pourquoi le
problème de la qualité est insoluble dans le cadre de
la société d'exploitation. Le vulgaire voit dans une
marchandise une marchandise, au lieu d'y voir un
moment de la lutte de classe cristallisé; il voit dans
les défauts des marchandises des défauts, au lieu d'y
voir la résultante d'un conflit de l'ouvrier avec lui-
même,del'ouvrier avec l'exploitation, et des diverses
instances de la bureaucratie de l'usine les unes avec
les autres.
La suppression de l'exploitation entraînera d'elle-
même une modification de cet état de choses, et
l'ouvrier pourra lui-mêmefaire prévaloir, au cours de
son travail, son attitude de consommateur éventuel
de ce même produit. Mais la société socialiste devra
sans doute, à sa première phase, envisager l'instaura-
tion de formes normales —autres que le «marché »
—de contact entre producteurs et consommateurs
commetels.
Dans tout ce qui précède, nous avons présupposé
la division du travail héritée dela société actuelle, qui
fournira le point de départ. Mais nous avons déjà
indiqué plus haut quela société socialiste ne peut pas
ne pas s'attaquer, dès son premier jour, à la
démolition de cette division. C'est là un problème
immense, qui ne peut pas être traité dans le cadre de
ce texte. Les premiers jalons de sa solution, cepen-
dant, apparaissent dès maintenant. La production
moderne, en ruinant pour une grande partie les
qualifications professionnelles d'autrefois et en
créant des machines universelles semi-automatiques
ouautomatiques a démoli elle-même l'ossature tradi-
tionnelle de la division dutravail dans l'industrie et a
donné naissance à un ouvrier universel, pouvant se
servir de la plupart des machines utilisées après un
court apprentissage. Décortiquée de ses éléments de
classe, la répartition des travailleurs au sein d'une
grande entreprise moderne correspond de moins en
moins à unevéritable division dutravail et de plus en
plus à une division des tâches. Les travailleurs sont
rivés à des endroits donnés du mécanisme productif
non pas en fonction d'une correspondance irrévo-
cable entre leurs «qualifications » et les «exigences
du travail », mais parce que c'était la place dispo-
nible, parcequ'elle leur confère tel ou tel avantage—
en fin de compte, parce qu'on les a mis là, tout
simplement. L'usine socialiste n'aura évidemment
aucune raison d'accepter la rigidité artificielle des
emplois qui prévaut actuellement. Elle aura tout
intérêt à susciter une rotation des travailleurs entre
ateliers et départements, comme aussi entre départe-
ments et «bureaux ». Unetelle rotation ne peut que
faciliter énormément la participation active et en
connaissancede cause des travailleurs à la gestion de
l'usine, dans la mesure où une proportion croissante
de travailleurs sera familiarisée de première main
avec le travail d'un nombre croissant d'ateliers. La
même chose vaut pour la rotation de travailleurs
entre différentes entreprises, et pour commencer
entre entreprises productrices et utilisatrices.
Quant à ce qui subsiste du problème de la division
dutravail proprementdite, il nepeut être traité qu'en
liaison avec le problème de l'éducation — non
seulement des nouvelles générations, mais aussi des
adultes—que nous nepouvonspasaborder ici.

SIMPLIFICATION ET RATIONALISATION
DES PROBLÈMES GÉNÉRAUX
DE LÉ
' CONOMIE
Le fonctionnement de l'économie socialiste im-
plique la direction consciente des processus écono-
miquespar les producteurs à tous les niveaux, et tout
particulièrement au niveau central. Il est complète-
ment illusoire de croire, soit qu'une bureaucratie
centrale laissée à elle-même ou «contrôlée », pour-
rait diriger l'économie vers le socialisme (elle la
conduirait à nouveau vers l'exploitation), soit que
des mécanismes objectifs «automatiques » pour-
raient être établis qui, comme des appareils de
pilotage, orienteraient à chaque instant l'économie
dans le sens voulu. Dans tout ces cas—direction de
l'économie par une bureaucratie «éclairée », régula-
tion par desmécanismesde «vrai marché »restaurés
dans la pureté originelle qu'ils auraient, semble-t-il,
possédée avant que le capitalisme ne les corrompe,
ou régulation par un super-ordinateur électronique
— la même impossibilité fondamentale apparaît.
Tout plan présuppose une décision sur le taux
d'expansion de l'économie, et ce taux à son tour
dépend essentiellement de la répartition du produit
social en consommation et investissement. (On pour-
rait ajouter : 1) qu'il dépend aussi du progrès tech-
nique. Mais ce progrès est fonction essentiellement
des investissements consacrés directement et indi-
rectement à la recherche; 2) qu'il dépend de l'évolu-
tion de la productivité du travail. Mais celle-ci
dépend à son tour du capital disponible par ouvrier
et du niveau technique (deux facteurs qui nous
ramènent à l'investissement) et, surtout, de l'attitude
des producteurs face à l'économie. Celle-ci est
directement liée à leur attitude face aux objectifs du
plan et à la méthode dont ils ont été déterminés,
donc nous renvoie aux facteurs discutés dans le
texte.)
Or il n'y a aucune base rationnelle «objective »
permettant de déterminer cette répartition. Une
décision d'investir 0%du produit social n'est ni plus
ni moins «rationnelle » objectivement qu'une déci-
sion d'en investir 90 %. La seule rationalité qui
puisse exister en la matière, c'est la décision que'
prennent
connaissanceles de
homcause.
mes surEt leur propre sort, des
la détermination en
objectifs du plan par les travailleurs qui auront à
l'exécuter est la seule garantie, en fin de compte, de
leur participation spontanée et volontaire à l'effort
de sa réalisation et donc d'une mobilisation effective
des individus autour à la fois de la gestion et de
l'expansion de l'économie.
Maiscela ne signifie pas que le plan et la direction
de l'économie ne sont que «politique pure ». La
planification socialiste s'appuiera sur des éléments
rationnels objectifs et elle est seule capable d'intégrer
ces éléments à une orientation consciente de l'écono-
mie. Ces éléments sont des moyens extrêmement
puissants d'« économie »de pensée et de travail, de
simplification de la représentation de l'économie et
de ses lois, permettant de rendre accessibles les
problèmes de la gestion centrale à l'ensemble des
travailleurs. Une gestion ouvrière de la production
non plus au niveau de l'usine particulière, mais au
niveau del'ensemble del'économie n'est possible que
si les tâches de direction ont subi une énorme
simplification, de telle façon que les producteurs et
leurs organes collectifs puissent avoir sur les pro-
blèmes décisifs des opinions en connaissance de
cause. Il faut, autrement dit, quel'immense chaos des
faits et des relations économiques puisse être réduit
en quelques données qui condensent de façon adé-
quate les problèmes posés : limitées en nombre,
compréhensibles, résumant sans déformation et sans
mystification, suffisantes pour juger. Une telle
condensation adéquatepeut avoir lieu, parce qu'il ya
premièrement un linéament rationnel de l'économie,
deuxièmement, des techniques modernes de compré-
hension de l'économie, troisièmement, la possibilité
de mécaniser et d'automatiser tout ce qui n'est pas
domainededécision humaineproprement dite.
Ladiscussion de ces éléments, de ces techniques et
de ces possibilités est donc indispensable dès mainte-
nant. Sans le déblaiement étendu du terrain qu'ils
permettent, la gestion ouvrière de l'économie risque-
rait de s'écrouler sous le poids de la matière qu'elle
doit dominer. Il va de soi que cette discussion est
loin d'être exclusivement «technique » dans son
contenu, et que nous serons constamment guidés par
les principes générauxposés au départ.
L'usine duplan
Un plan de production, qu'il concerne une usine
particulière ou l'ensemble de l'économie, est un
raisonnement (comportant un très grand nombre de
raisonnements secondaires) qui se réduit à deux
prémisses et une conclusion. Les deux prémisses
sont : les moyens dont on dispose au départ (équipe-
ment, main-d'œuvre, stocks, etc.) et la situation
qu'on se propose d'atteindre (production de telles
quantités d'objets et de services spécifiés au cours de
telle période). Nous les appellerons respectivement
les conditions initiales et l'objectif. La conclusion,
c'est le chemin qu'il faut suivre pour passer des
conditions initiales à l'objectif (tels produits intermé-
diaires à fabriquer au cours de telle période, etc.).
Nous appellerons cette conclusion les objectifs inter-
médiaires.
S'il s'agit, à partir de conditions initiales simples,
de réaliser un objectif simple, l'objectif intermédiaire
peut être déterminé immédiatement. Au fur et à
mesureque les conditions initiales ou l'objectif ou les
deux se compliquent ou s'écartent dans le temps, la
détermination des objectifs intermédiaires devient
évidemment plus difficile. Dans lecas de l'économie,
la complexité deséléments est telle (il ya des milliers
de produits différents, plusieurs procédés de fabrica-
tion possibles pour beaucoup d'entre eux, et la
production de chaque catégorie de produits met à
contribution directement ou indirectement pratique-
ment celle de tous les autres), qu'on pourrait penser
qu'une planification rationnelle (au sens d'une déter-
mination a priori de tous les objectifs intermédiaires
unefois les conditions initiales et l'objectiffinal fixés)
est impossible. C'est ce qu'ont affirmé d'ailleurs
pendant longtemps les apologistes de la «libre
concurrence». Il n'en est cependant rien(15). Le
problème peut être résolu en général, et les tech-
niques disponibles de calcul économique et de calcul
tout court permettent de le résoudre d'une façon
remarquablement simple. Une fois les conditions
initiales (la situation de l'économie au départ)
connues et l'objectif ou les objectifs finals fixés, on
peut réduire tout le travail de planification (la
détermination des objectifs intermédiaires) à un
travail purement techniqued'exécution, qui lui-même
peutêtre mécaniséet automatisé à undegréénorme.
La base de ces méthodes est précisément l'idée de
l'interdépendance totale des divers secteurs de l'éco-
nomie (le fait que tout ce qu'un secteur utilise pour
produire est déjà produit d'un autre, et inversement
que tout le produit de chaque secteur doit en fin de
compte être utilisé par les autres). Acette idée qui
remonteà Quesnay, et qui forme la base de l'analyse
de l'accumulation capitaliste par Marx, un groupe
d'économistes américains autour de W. Leontief ont
pudepuis vingt ans donner une expression statistique
et une application à l'économie réelle qui vont
s'amplifiant constamment(16). Cette interdépen-
dance signifie qu'à tout instant (pour un état donné
de la technique et une structure donnée de l'équipe-
ment de l'économie) la production de chaque secteur
est liée par des relations relativement stables aux
quantités de produits d'autres secteurs que ce secteur
utilise (consomme productivement). Tout le monde
sait qu'il faut une quantité donnée de charbon pour
produire unetonned'acier detel type, et qu'en plus il
faut tant de ferraille ou de minerai de fer, tant
d'heures detravail, tant de dépenses d'entretien et de
réparations, etc. Le rapport « charbon utilisé/acier
produit », exprimé en valeur, est le coefficient tech-
nique courant déterminant la consommation produc-
tive de charbon par unité d'acier produite.
Si l'on veut augmenter la production d'acier, au-
delà d'un certain point il ne servira à rien d'augmen-
ter les quantités de charbon, ferraille, etc., livrées aux
aciéries; il faudra construire des nouveaux fours,
autrement dit augmenter l'équipement ou la capacité
productive installée des aciéries. Pour produire telle
quantité additionnelle d'acier, il faudra donc pro-
duire telle et telle quantité d'équipement (de type
spécifié). Le rapport « telle quantité de tel type
d'équipement/capacité de production d'acier par
période », exprimé en valeur, est le coefficient tech-
nique de capital déterminant la quantité de capital
utilisé par unité d'acier produite au cours d'une
période.
Tout cela est parfaitement connu et banal, et on
peut s'en tenir là s'il s'agit de la direction d'une seule
entreprise; chaque firme se base sur ces considéra-
tions — beaucoup plus détaillées — lorsque, ayant
décidé de produire tant ou d'augmenter sa capacité
de production de tant, elle achète ses matières
premières, embauche de la main-d'œuvre ou com-
mande son équipement. Mais lorsqu'on considère
l'ensemble de l'économie, le problème change : l'in-
terdépendance des secteurs fait que l'augmentation
de la production d'un secteur se répercute (à des
degrés différents) sur tous les autres et finalement sur
le secteur même dont on est parti. Une augmentation
de la production d'acier exige immédiatement une
augmentation donnée de la production de charbon;
mais cette dernière entraîne, supposons, d'un côté
l'accroissement de tel type d'équipement des mines,
d'un autre côté, l'embauche de main-d'œuvre supplé-
mentaire. Les besoins accrus d'équipement des mines
entraînent (supposons) une demande additionnelle
d'acier —et d'autres types de produits et de travail.
La demande additionnelle d'acier se répercute à son
tour sur la demande de charbon —et ainsi de suite.
De son côté, la main-d'œuvre nouvellement employée
a des revenus accrus —donc elle achète davantage de
biens de consommation de divers types, dont la
production exige telles et telles quantités de matières
premières, d'équipement, etc. (et à nouveau de
charbon et d'acier). Ce n'est pas la plaisanterie sur
l'âge du capitaine, mais un des problèmes centraux
auxquels la planification doit —et peut—répondre :
de combien augmentera la demande de bas nylon
dans les Basses-Pyrénées si on construit un haut
fourneau en Lorraine?
La méthode des matrices de Léontief, combinée à
d'autres méthodes modernes (l'activity analysis de
Koopmans(17) dont la « recherche opérationnelle »
est un cas particulier) permet, dans le cas d'une
économie socialiste, la solution en théorie exacte de
ce problème. Une matrice est un tableau dans lequel
sont disposés systématiquement les coefficients tech-
niques (courants et de capital) exprimant la dépen-
dance de chaque secteur par rapport à chacun des
autres. Tout objectif final défini se présente comme
une série de biens d'utilisation finale en quantités
spécifiées devant être produits au cours d'une période
donnée Dès que cet objectif final est donné, la
solution d'un système d'équations simultanées per-
met de définir immédiatement tous les objectifs
intermédiaires, donc les tâches à réaliser pour chaque
secteur de l'économie.
La solution de ces problèmes sera la tâche d'une
entreprise spécifique, mécanisée et automatisée à un
degré important, et dont le travail consistera 'en une
véritable « fabrication en série »des plans et de leurs
diverses pièces détachées. Cette entreprise, c'est
l'usine duplan.
L'atelier central de l'usine du plan sera probable-
ment (pour commencer) un ordinateur électronique
dont la mémoire magnétique aura emmagasiné les
coefficients techniques et les capacités installées de
production de chaque secteur et qui, « nourri » avec
des objectifs hypothétiques, « produira » les tâches
de production par secteur que ces objectifs implique-
raient (y compris, bien entendu, les heures de travail
qu'aurait à fournir dans chaque cas le secteur
« travailleurs »). (La division de l'économie en une
centaine de secteurs, correspondant à la capacité
présente [1957] des ordinateurs électroniques, est à
peu près « à mi-chemin » entre la division en deux
secteurs, biens de production et biens de consomma-
tion, avec laquelle travaillait Marx, et les quelques
milliers de secteurs qu'exigerait une division parfaite-
ment rigoureuse. Il est probable qu'elle sera suffi-
sante dans la pratique. Elle pourrait d'ailleurs être
facilement raffinée dès maintenant par une solution
du problème en plusieurs étapes.)
Autour de cet atelier seraient disposés d'autres
analogues, dont les tâches seraient : étude de la
répartition et des flux régionaux de la production
courante et des investissements nouveaux; étude de
divers optima techniques, compte tenu de l'interdé-
pendance générale; détermination de la valeur uni-
taire des diverses catégories de produits, etc.
Deux services de l'usine du plan méritent une
mention particulière : le recensement et le service des
coefficients techniques.
La qualité du travail de planification, ainsi conçu,
dépend de la qualité de la connaissance réelle de
l'état de l'économie qui est à sa base; l'exactitude de
la solution dépend, autrement dit, de la connaissance
adéquate des « conditions initiales » et des coeffi-
cients techniques. Des recensements industriels et
agricoles sont faits à intervalles réguliers dans les
pays capitalistes avancés dès maintenant; ils offrent
une base de départ, mais ils sont extrêmement
fragmentaires, imprécis, inexacts et inadéquats. Un
inventaire propre et complet sera la première tâche
d'un pouvoir ouvrier. Mais cet inventaire, qui
implique une préparation sérieuse considérable, ne
sera pas fait par décret du jour au lendemain, ni ne
sera achevé une fois fait. Son perfectionnement et sa
mise à jour sera une tâche permanente de l'usine du
plan, en coopération étroite avec les services corres-
pondants des entreprises. Les résultats de ce travail
modifieront et enrichiront chaque fois la mémoire de
l'ordinateur central (qui pourra d'ailleurs se charger
lui-même d'une partie considérable de la tâche).
D'un autre côté, la détermination des coefficients
techniques posera des problèmes analogues. Elle peut
être faite grossièrement au départ à partir de données
statistiques générales (« en moyenne, le textile a
utilisé tant de coton pour produire tant de coton-
nades »), mais elle devra être rapidement précisée par
le travail des techniciens de chaque secteur, capable
de fournir des relations beaucoup plus précises. Aussi
bien la connaissance graduellement améliorée des
coefficients techniques que surtout la modification
réelle de ces coefficients à la suite des nouveaux
développements de la technologie entraîneront des
révisions périodiques des données emmagasinées par
l'ordinateur.
Une connaissance aussi large de l'état réel et des
possibilités de l'économie, la révision perpétuelle des
données matérielles et techniques et les conclusions
instantanées qui pourront en être tirées chaque fois
signifieront des gains dont il est difficile de se faire
une idée, mais dont il est probable qu'ils seront
immenses. Nous ne citerons que deux indications.
Dans une série de problèmes particuliers, l'emploi
des méthodes modernes et des calculateurs électro-
niques a permis de donner des réponses s'éloignant
considérablement de la pratique suivie jusqu'alors et
beaucoup plus économiques et rationnelles. Or ces
possibilités restent actuellement inexploitées dans le
domaine où elles doivent être de loin les plus
importantes, celui de l'économie dans son ensemble.
D'autre part, toute modification technique dans un
secteur donnépeut en principe affecter les conditions
de rentabilité et le choix rationnel des méthodes de
production dans tous les autres secteurs. L'économie
socialiste pourra tenir compte de cet effet intégrale-
ment et instantanément. L'économie capitaliste n'en
tient compte qu'en petite partie et avec des délais
considérables.
Laréalisation matérielle decette usine duplan sera
immédiatement possible dans un pays moyennement
industrialisé. L'équipement nécessaire existe d'ores et
déjà, les hommes capables de le faire fonctionner
également. Des branches professionnelles qui n'ont
pas de raison d'être dans une économie socialiste,
comme les banques et les assurances, effectuent
actuellement, à l'aide de ces mêmes moyens moder-
nes, un travail identique dans la forme. S'adjoignant
des mathématiciens, des économétriciens et des sta-
tisticiens, les travailleurs de ces secteurs pourront
fournir le personnel de l'usine du plan. Et la gestion
ouvrière, les exigences d'une économie rationnelle,
donneront une impulsion extraordinaire au déve-
loppement, à la fois «spontané et automatique » et
conscient, des techniques logiques et mécaniques de
la planification.
Pour résumer : le rôle de l'usine du plan ne sera
évidemment pas de décider du plan. Les objectifs du
plan seront déterminés par la société, sous une forme
que nous décrirons plus loin. Le rôle de l'usine du
plan sera : avant l'adoption du plan, de calculer et de
présenter à la société les implications et les consé-
quences du plan ou des plans proposés. Après
l'adoption du plan, de réviser constamment les
données de la planification courante, et de tirer le cas
échéant les conséquences de ces modifications, en
informant l'Assemblée centrale et les secteurs intéres-
sés sur les changements d'objectifs intermédiaires —
donc de tâches de production — qui doivent en
découler. Ni dans le premier cas, ni dans le second
elle n'aura à décider elle-même de quoi que ce soit,
sauf, comme toute autre usine, de l'organisation de
son propre travail.

Lemarché des biens de consommation


Avec une technique donnée, la détermination des
« objectifs intermédiaires » est, comme nous venons
de le voir, une affaire mécanique (avec une technique
en évolution permanente, d'autres problèmes se
posent, que nous traiterons plus loin). Mais qu'en
est-il des biens de consommation? Comment sera
faite la détermination de la liste et des quantités des
biens de consommation à produire?
Il est clair d'abord que cette détermination ne peut
pas se faire de façon démocratique directe. La
décision de planification proposée à la société ne
peut pas porter, comme sur un objectif final, sur la
liste complète dans le détail des biens de consomma-
tion à produire et de leurs quantités. Une telle
décision ne serait pas démocratique, car elle ne serait
pas prise en connaissance de cause : personne ne peut
prendre une décision sensée sur des listes compor-
tant des milliers d'articles en quantités variables.
Deuxièmement, une telle décision équivaudrait à une
tyrannie dela majorité sur la minorité, dépourvue de
toute justification. Si 40 %de la population désirent
consommer tel article et sont disposés à payer pour
l'avoir, il n'y a aucune raison de les en priver sous
prétexte que les autres n'en veulent pas. Il n'y a pas
de goût plus logique qu'un autre, ni une raison
quelconque pour prendre une décision tranchant le
problème, puisque la satisfaction des désirs des uns
n'est pas incompatible avec celle des désirs des
autres. Le rationnement —car c'est à cela qu'un
système de décision majoritaire reviendrait en l'oc-
currence —est le mode le plus irrationnel de régler
ce problème; mode intrinsèquement absurde partout
ailleurs que sur le radeau de Méduse ou dans la
forteresse assiégée.
La décision de planification concernera donc le
niveau de vie ou le volume global de la consomma-
tion —en termes de revenu disponible pour chacun
—et non pas la composition dans le détail de cette
consommation.
Si le volume global de la consommation est défini,
on pourrait être tenté de traiter les articles dont il se
compose commedes «objectifs intermédiaires ». On
pourrait dire : «Lorsque les consommateurs dis-
posentde tel revenu, ils achètent telle quantité de cet
article ». Mais ce serait là une réponse,artificielle et
. finalement erronée. La détermination d'un objectif
de niveau de vie n'entraîne pas pour la consomma-
tion humaine des implications du type de celles
qu'entraîne pour la production de charbon la déci-
sion de produire tant de tonnes d'acier. Il n'y a pas
des «coefficients techniques » du consommateur.
Dansla production matérielle, ces coefficients ont un
sens intrinsèque, dans le domaine de la consomma-
tion, ils ne représenteraient qu'un artifice comptable.
Certes, il ya une régularité statistique de la structure
de la demande des consommateurs, en fonction de
leur revenu, régularité sans laquelle l'économie capi-
taliste privée ne pourrait pas fonctionner. Cependant
cette régularité est toute relative. Cequi est plus, elle
sera modifiée de fond en comble pendant la période
socialiste : une redistribution étendue des revenus
aura lieu; des bouleversements multiples survien-
dront sur tous les plans; le viol permanent des
consommateurs par la publicité et les techniques de
vente ducapitalisme cessera; d'autres goûts surgiront
en fonction de l'accroissement du temps libre. Enfin,
la régularité statistique de la demande des consom-
mateurs ne résout pas le problème des écarts que la
demanderéelle au cours d'une période peut présenter
par rapport au plan. Une planification réelle ne peut
pas dire : «le niveau de vie augmentera de 5%
l'année prochaine, cela, comme l'expérience nous
l'enseigne, entraînera une augmentation de 20%de
la demande de voitures, donc il faut produire 20%
devoitures deplus »et s'en tenir là. Elle sera obligée
de commencer ainsi, à défaut d'autres critères; mais
elle doit comporter, incorporés à sa structure, des
mécanismes correctifs pouvant répondre aux écarts
de l'évolution réelle par rapport à l'évolution «pré-
vue ».
Pour ces raisons, la société socialiste réglementera
la structure de sa consommation à partir du principe
de la souveraineté du consommateur — ce qui
implique l'existence d'un marché réel pour les biens
de consommation. Ladécision générale de planifica-
tion définira la proportion de son produit que la
société veut consacrer à la satisfaction de ses besoins
de consommation, celle consacrée aux besoins de la
collectivité (« consommation publique ») et celle
consacrée au développement des forces productives
(« investissement »). Mais la structure de la consom-
mation sera définie par la demande des consomma-
teurs eux-mêmes.
Comment fonctionnera ce marché, comment s'y
réalisera l'adaptation réciproque de l'offre et de la
demande?
Il y a d'abord une condition d'équilibre global :
l'ensemble des revenus distribués (salaires, retraites,
etc.) devra être égal à la valeur (quantités x prix)
des biens de consommation offerts au cours de la
période.
Une première décision «empirique » devra être
prise pour commencer sur la structure de la consom-
mation. Elle s'appuiera sur les régularités statistiques
traditionnellement «connues », en les corrigeant
pour tenir compte de l'effet des facteurs nouveaux
(égalisation des revenus, par exemple). Elle devra
prévoir également la constitution de stocks plus
élevés que ceux qui sont «techniquement » néces-
saires.
Les écarts possibles du déroulement réel de la
consommation par rapport aux prévisions rencontre-
ront trois «amortisseurs » ou processus de correc-
tion successifs :
a) variations des stocks,
b) hausse (ou baisse, en cas de déficit de la
demande)duprix de la marchandise considérée aussi
longtemps que les stocks continuent à baisser (ou à
s'accumuler) avec explication au public de la raison
decette modification desprix,
c) entre-temps, rajustement de la structure de la
production des biens de consommation, jusqu'au
point où le flux de production devient égal (après
reconstitution de stocks normaux) au flux de la
demande. A ce moment-là, le prix de vente est
ramenéauprix normal.
Etant donné le principe de la souveraineté des
consommateurs, l'écart entre demande réelle et pro-
duction prévue-doit être corrigé non pas par l'instau-
ration d'une différence permanente entre prix de
vente et prix normal, mais par la modification de
la structure de la production. En effet, un tel écart
signifie ipso facto que la décision de planification
était erronée dans ce domaine.

Monnaie,prix, salaires et valeur


Beaucoup d'absurdités ont été dites sur la monnaie
et sa suppression dans une société socialiste. Il est
pourtant clair que le rôle de la monnaie est radicale-
ment transformé à partir du moment où elle ne peut
plus être instrument d'accumulation ou de pression
sociale, personne ne pouvant posséder des moyens de
production et tous les revenus étant égaux. Les
travailleurs toucheront un revenu; et ce revenu
prendra la forme de signes leur permettant de
répartir leurs dépenses comme ils l'entendent dans le
temps et entre divers objets. Luttant contre des
réalités et non contre des mots, nous n'avons aucune
hésitation à appeler ce revenu « salaire », et ces
signes « monnaie ».
De même, nous avons appelé plus haut « prix
normal » l'expression monétaire de la valeur-travail.
Cette valeur, seule base rationnelle possible d'une
comptabilité sociale et seul étalon de mesure ayant
une signification pour les hommes, sera nécessaire-
ment le fondement du calcul de rentabilité de la
production socialiste (calcul dont l'objet essentiel
sera la réduction des coûts directs et indirects en
travail humain). La détermination du prix des objets
de consommation à partir de leur valeur signifiera
que pour chacun le coût des objets de consommation
apparaîtra comme l'équivalent du travail qu'il aurait
lui-même dépensé à les produire muni de l'équipe-
ment et de la capacité sociales moyennes.
(La valeur-travail comprend évidemment le coût
social actuel de l'équipement usé en cours de période.
Voir, sur le calcul de la valeur-travail à l'aide de la
méthode matricielle, « Sur la dynamique du capita-
lisme » dans le n° 12 de S. ou B., pp. 7 à 22.
L'adoption de la valeur travail comme étalon équi-
vaut à utiliser ce que les économistes académiques
appellent « coût normal à long terme ». Le point de
vue exprimé dans le texte correspond à celui de
Marx, qui est en général violemment combattu par
les économistes académiques, même « socialistes »;
pour ceux-ci, ce serait le « coût marginal » qui
devrait déterminer les prix (cf. par exemple Joan
Robinson, AnEssay on Marxian Economies, Londres,
1947, pp. 23 à 28). Nous ne pouvons entrer ici dans
cette discussion. Disons seulement que l'application
du principe du coût marginal signifierait que le prix
du billet Paris-New York par avion devrait être égal
tantôt à zéro et tantôt au coût d'un Super-Constella-
tion.)
Ce sera une simplification et une clarification si
l'unité monétaire est le « produit net d'une heure de
travail », c'est-à-dire l'unité de valeur, et le salaire
horaire une fraction de cette unité (égale au rapport
consommation privée/production nette totale), de
telle façon que la « décision fondamentale » de la
planification (répartition de produit social entre
consommation et investissement) soit immédiatement
évidente à chacun, de même que le coût social de
tout objet qu'il achète.
L'égalité absolue des salaires
Suivant l'aspiration profonde des ouvriers, — les
revendications ouvrières, lorsqu'elles s'expriment in-
dépendamment de la bureaucratie syndicale, sont
de plus en plus souvent dirigées contre la hiérarchie
des salaires (18)—une égalité absolue prévaudra en
matière de salaires. Aucune justification, autre que
l'exploitation, ne peut fonder l'existence d'une hiérar-
chie des salaires (19), qu'elle corresponde à la qualifi-
cation professionnelle ou à des différences de rende-
ment. Si le travailleur avançait lui-même les frais de
sa qualification professionnelle, et si la société
socialiste le considérait comme s'il était une « entre-
prise », la récupération de ces frais au cours de sa vie
active pourrait tout au plus «justifier » un écart
allant dans le cas extrême de 1 à 2 (entre le
manœuvre-balai et le spécialiste de la chirurgie du
crâne). Mais les frais de formation seront avancés
par la société (ils le sont en fait dès maintenant dans
la plupart des cas), et le problème de leur « récupéra-
tion » n'a pas de sens. Quant au rendement, il
dépend déjà actuellement beaucoup moins de la
prime, et beaucoup plus de la contrainte imposée par
les machines et la surveillance, d'un côté, de la
discipline des groupes élémentaires des travailleurs
dans l'atelier, de l'autre. La société socialiste ne peut
pas imposer l'augmentation du rendement par la
contrainte économique, sans entrer de nouveau dans
tout le fatras capitaliste des normes, de la surveil-
lance, etc. La discipline de travail résultera (comme
c'est en partie le cas aujourd'hui déjà) de l'organisa-
tion du groupe élémentaire des travailleurs dans
l'atelier, de la coopération et du contrôle réciproque
des ateliers dans l'usine, des conférences des produc-
tions des diverses entreprises et des divers secteurs.
Le groupe élémentaire de travailleurs dans un atelier
peut en règle générale discipliner un individu, et, si
celui-ci se révèle incorrigible, l'obliger à quitter
l'atelier. Lerécalcitrant n'aurait alors d'autre recours
que de chercher à entrer dans un autre groupe de
travailleurs et à s'en faire accepter ou de rester sans
travail.
L'égalité des salaires donnera un sens réel au
marché des biens de consommation où chaque
participant sera enfin doté pour la première fois d'un
vote égal. Elle supprimera un nombre infini de
conflits, aussi bien dans la vie courante que dans la
production, et permettra de réaliser une cohésion
extraordinaire des travailleurs. Elle détruira à sa base
toute la monstruosité mercantile du capitalisme,
privé ou bureaucratique, la commercialisation des
personnes, cet univers où l'on ne gagne pas ce que
l'on vaut, mais où l'on vaut ce que l'on gagne.
Quelques années d'égalité des salaires et peu de chose
subsistera de la mentalité présente des individus.

La décisionfondamentale
La décision fondamentale, c'est la décision par
laquelle la société détermine l'objectif final du plan.
Elle concerne les deux données qui, en fonction des
« conditions initiales » de l'économie, déterminent
l'ensemble de la planification : le temps de travail
que la société veut consacrer à la production; la
partie de la production qu'elle veut consacrer respec-
tivement à la consommation privée, à la consomma-
tion publique, à l'investissement.
Dans la société capitaliste privée ou bureaucra-
tique, le temps de travail est déterminé par la classe
dominante, au moyen de contraintes directes (c'était
le cas jusqu'à hier dans les usines russes) ou
économiques. La société socialiste subira elle aussi la
contrainte de l'économie puisque une décision de
modification de la durée du travail se répercutera
(toutes choses égales par ailleurs) sur la production.
Mais elle pourra décider en connaissance de cause,
devant les données du problème clairement exposées.
La société socialiste sera la première société
moderne à pouvoir déterminer de façon rationnelle la
répartition du produit social entre consommation et
investissement. (Nous laissons désormais de côté le
problème de la consommation publique.) Dans la
société capitaliste privée, cette répartition est effec-
tuée de façon absolument aveugle, et il est vain de
chercher une « rationalité » quelconque dans les
facteurs qui déterminent le volume de l'investisse-
ment. (Dans son œuvre principale, consacrée à cette
question, et après un usage modéré d'équations
différentielles, Keynes parvient à la conclusion que la
déterminante principale de l'investissement sont les
« esprits animaux » des entrepreneurs : The General
Theory, pp. 161-162. Quant à l'idée que le volume de
l'investissement serait essentiellement déterminé par
le taux d'intérêt et que ce dernier découlerait du jeu
des « forces réelles de la productivité et de
l'épargne », il ya longtemps qu'elle a été démolie par
l'économie académique elle-même. V. par exemple
Joan Robinson, TheRate ofInterest andOther Essays,
1951). Dans la société bureaucratique, le volume de
l'investissement relève d'une décision entièrement
arbitraire de la bureaucratie centrale, qui n'a jamais
été capable de la justifier autrement qu'en psalmo-
diant des litanies sur la «priorité de l'industrie
lourde ». (On chercherait en vain dans les copieux
travaux de M. Bettelheim la moindre tentative d'une
justification rationnelle quelconque du taux d'accu-
mulation « choisi » par la bureaucratie russe. Le
« socialisme » de tels « théoriciens » ne signifie pas
seulement : Staline (ou Krouchtchev) seul peut
savoir. Il signifie aussi : ce savoir, de par sa nature,
n'est pas communicable au reste de l'humanité. Dans
un autre pays, et en d'autres temps, cela s'appelait le
Führer-prinzip.) Mais y aurait-il une base rationnelle
«objective» d'une décision centrale en la matière,
cette décision serait ipso facto irrationnelle si elle
était prise en l'absence des seuls intéressés — de
l'ensemble de la société. Elle reproduirait la contra-
diction fondamentale de tout régime d'exploitation :
elle traiterait les hommes dans le plan comme une
variable à comportement prévisible parmi d'autres,
elle les transformerait donc en objets dans son
principe théorique et serait rapidement amenée à les
traiter en objets dans la pratique. Elle contiendrait le
germe de son propre échec, puisque au lieu de
stimuler la participation des producteurs à l'exécu-
tion du plan, elle les éloignerait d'un plan étranger à
leur volonté. Il n'y a pas de rationalité «objective »
permettant dedécider, à l'aide de formules mathéma-
tiques, de l'avenir de la société, de son travail, de sa
consommation, de son accumulation. La seule ratio-
nalité dans ce domaine, c'est la raison vivante des
hommes, la décision des hommes eux-mêmes sur leur
propre sort.
Mais cette décision ne sera pas un coup de dés.
Elle s'appuiera sur une clarification complète des
données du problème, elle sera une décision en
connaissance decause.
La possibilité de cette clarification résulte de
l'existence, pour un état donné de la technique, d'un
rapport déterminé entre l'investissement et l'ac-
croissement de production que cet investissement
permet. Ce rapport n'est rien d'autre que le résultat
de l'application à l'ensemble de l'économie des
«coefficients techniques de capital » dont nous
avons parlé plus haut. Tel investissement dans les
aciéries permet tel accroissement du produit net des
aciéries; et tel volume global d'investissements per-
met tel accroissement net du produit social global.
Par conséquent, tel rythme d'accumulation permet
tel rythme d'accroissement du produit social, donc
du niveaudevie(ou des loisirs)—et finalement, telle
fraction du produit consacrée à l'accumulation per-
met tel rythme d'accroissement du niveau de vie. Le
problème peut donc être posé dans ces termes : telle
augmentation immédiate de la consommation est
possible —mais elle signifie qu'on renonce à toute
augmentation pour les années à venir. Telle autre
augmentation, plus limitée, permettrait au produit
social et doncaussi au niveau de viede s'accroître au
rythme de X%par an, et ainsi de suite. « L'antino-
mie entre le présent et le futur», avec laquelle se
gargarisent les apologistes du capitalisme et de la
bureaucratie, sera encore là, mais clairement expo-
sée; et la société pourra la trancher, consciente du
cadre et des implications desadécision.
(L'accroissement net du produit social dont nous
avons parlé n'est évidemment pas la somme pure et
simple des accroissements dans chaque secteur;
plusieurs éléments s'ajoutent et se retranchent pour
passer de celle-ci à celui-là. Telles sont par exemple
les «utilisations intermédiaires » des produits de
chaque secteur, d'un côté, les «économies externes »,
de l'autre (un investissement dans une branche, en
supprimant ungoulot d'étranglement, peut permettre
l'utilisation decapacités de production déjà installées
dans d'autres secteurs, jusqu'alors gaspillées). Mais
le calcul de cet accroissement net ne présente aucune
difficultéparticulière; il est effectuéautomatiquement
en même temps que le calcul des « objectifs inter-
médiaires » (mathématiquement, la solution de l'un
donne immédiatement la solution de l'autre).
Nous avons discuté le problème de la détermina-
tion globale du volume des investissements; la place
ne nous permet pas de discuter le problème du choix
des investissements particuliers. Bornons-nous à
quelques indications. La répartition des investisse-
mentspar secteursest automatique une fois l'objectif
final déterminé (tel niveau de consommation finale
implique directement ou indirectement, telle et telle
capacité installée dans chaque secteur). Le choix de
tel type d'investissement entre plusieurs amenant le
mêmerésultat ne peut que dépendre essentiellement
des considérations relatives à la situation que tel ou
tel type d'équipement crée aux travailleurs qui
l'utilisent, et, d'après tout ce que nous avons dit, le
point de vue de ces derniers sera décisif. Entre
équipements équivalents sous cet angle (centrales
thermiques et hydrauliques, par exemple)le critère de
rentabilité est toujours applicable. Là où le calcul de
la rentabilité impliquel'utilisation d'un taux d'intérêt
«comptable », la société socialiste sera encore en
position de supériorité sur l'économie capitaliste :
elle utilisera comme «taux d'intérêt » le taux d'ex-
pansion de l'économie, car on peut montrer que ces
deux taux doivent être nécessairement identiques
dans une économie rationnelle : von Neumann,
1937).
Finalementdonc, tout plan soumis aux travailleurs
pourdécision devra spécifier :
—Laduréedetravail qu'il implique.
—Le niveau de consommation pendant la pre-
mièrepériode.
—Les ressources consacrées à l'investissement et
à la consommationpublique.
—Lerythmed'augmentation de la consommation
pendant les périodes àvenir.
—Les tâches de production incombant à chaque
entreprise.
Nous avons par endroits, afin de simplifier, pré-
senté la décision sur l'objectif du plan et la détermi-
nation des objectifs intermédiaires (implications du
plan quant à telle et telle production spécifique)
comme deux actes consécutifs et uniques. Mais en
réalité, il yaura unva-et-vient continu entre ces deux
phases, et pluralité de propositions. D'un côté, les
travailleurs ne peuvent décider en connaissance de
cause de l'objectif de la planification que s'ils en
connaissent les implications pour eux-mêmes, non
seulement en tant que consommateurs, mais en
tant que producteurs de telle entreprise spécifique.
D'autre part, il n'y a de décision en connaissance de
cause que si cette décision peut tenir compte de
l'ensemble des possibles, donc si elle est choix
portant sur une gamme d'objectifs et d'implications.
Par conséquent, le processus de décision prendra la
forme suivante : discussion par les Assemblées d'en-
treprise et élaboration par les Conseils de proposi-
tions totales ou partielles portant sur les objectifs et
les possibilités deproduction pour la période à venir;
regroupement par l'usine du plan de ces proposi-
tions, élimination des propositions irréalisables ou
entraînant des sous-emplois non voulus; élaboration
des propositions réalisables (regroupées pour autant
qu'elles sont compatibles) et de leurs implications
sous la forme la plus concrète possible (« la proposi-
tion A implique que l'usine X augmentera l'année
prochaine sa production de r % avec l'aide de
l'équipement additionnel Y»); discussion de ces
propositions au sein des Conseils et des Assemblées,
éventuellement contre-propositions et répétition de la
procédure précédante; discussion finale et vote majo-
ritaire au sein desAssembléesd'entreprise.

LA GESTION DE LÉ
' CONOMIE
On a vu ce que signifie la gestion ouvrière de
l'entreprise : la suppression de l'appareil de direction
séparé et la réalisation des tâches de direction par les
travailleurs eux-mêmes, organisés sous forme d'As-
semblées d'un ou de plusieurs ateliers ou bureaux,
d'Assemblée générale de l'entreprise et de Conseil de
l'entreprise.
La gestion ouvrière de l'économie dans son en-
semble signifie également que la direction de l'éco-
nomie n'est pas confiée à un appareil de direction
spécifique, mais qu'elle appartient aux travailleurs
organisés.
L'exposé qui précède montre que cette direction
est parfaitement réalisable. Saprésupposition, c'est la
clarification et l'exploitation des possibilités de la
technique modernepar les hommes; c'est l'utilisation
consciente d'une série de procédés, de moyens et de
mécanismes, appuyés sur une connaissance de la
réalité de l'économie, qui déblayent le terrain et
simplifient les problèmes essentiels posés à la société.
Tels sont, d'un côté, le «marché » de biens de
consommation, l'égalité des salaires, la liaison entre
les prix et les valeurs. D'un autre côté, et surtout,
l'existence del' «usinedu plan ». Lapartie de loin la
plus étendue des travaux de planification ne com-
porte que des tâches d'exécution et peut donc être
confiéeà uneentreprise mécanisée et automatisée qui
n'a pas comme telle ni rôle ni fonction politique et
qui seborne àmettre à la disposition de la société les
divers plans possibles et les implications de ces plans
pour chacun, tant de point de vue de la production
quedu point devuede la consommation.
Ce déblaiement effectué, et les orientations cohé-
rentes possibles dégagées devant la population, le
choix est effectué par celle-ci. Chacun peut décider
des objectifs du plan en connaissance de cause,
puisqu'il connaît les implications de tel ou tel choix
pour lui-mêmeen tant que consommateur et produc-
teur. Les éléments du plan sont partis comme
propositions des diverses entreprises; ils ont été
élaborés sous forme d'une gammede plans cohérents
possibles par l' «usine du plan »; ces plans
reviennent finalement devant les Assemblées d'entre-
prise, qui endiscutent et votent.
Le plan une fois adopté, il trace le cadre des
activités économiques dans la période qu'il couvre et
il en constitue le point de départ. Mais le plan ne
dominepas la vie économiquede la société socialiste.
Il n'est quecepoint dedépart, constamment repris et
modifié. La vie économique —et donc aussi totale
— de la société ne peut pas reposer sur une
rationalité technique morte, donnée une fois pour
toutes. La société nepeut pas s'aliéner à ses propres
décisions. Ce n'est pas seulement que la réalité ne
peut que s'écarter, sous une foule d'aspects, du plan
le plus «parfait » du monde. C'est que l'activité
gestionnaire des travailleurs tendra constamment,
directement ou indirectement, à modifier à la fois
les données et les objectifs du plan. De nouveaux
produits, de nouveaux moyens de production, de
nouvelles méthodes, de nouveaux problèmes et de
nouvelles difficultés aussi surgiront constamment;
des temps de travail diminueront, des prix seront
modifiés entraînant des réactions des consomma-
teurs ou des déplacements de la demande. Certaines
decesmodifications n'affecteront qu'une seule entre-
prise, d'autres plusieurs et il y en aura sans doute
qui se répercuteront sur l'ensemble de l'économie.
(De ce point de vue, s'ils n'étaient pas faux, les
chiffres montrant année après année la réalisation à
101 %des plans porteraient la condamnation la plus
sévère de l'économie et de la société russes. Cela
signifierait, en effet, qu'en l'espace de cinq ans, rien
ne se passe dans le pays, que pas une idée originale
n'a germé où que ce soit —ou alors, que Staline les
avait toutes prévues et incorporées d'avance dans le
plan, laissant dans sa bonté aux inventeurs la joie
illusoire de la découverte). L' «usine du plan »
n'aura donc pasà fonctionner un jour tous les cinq
ans, elle aura vraisemblablement à fonctionner tous
lesjours, pour uneraison oupour uneautre.
Lecontenudelagestion del'économie
Ceque nous avons ditjusqu'ici concerne surtout la
forme de la gestion de l'économie, les institutions et
les mécanismes qui en assureront le fonctionnement
démocratique. Cette forme permettra à la société de
donner à sa gestion de l'économie le contenu qu'elle
veut—en un sens plus étroit, d'orienter librement le
développementéconomique.
Mais de tout ce que nous avons dit, il résulte
que ce développement visera des fins essentielle-
ment différentes de celles que lui attribuent dans
les sociétés contemporaines les idéologues et les
philanthropes les mieux intentionnés. On considère
comme allant de soi que l'économie idéale est celle
qui assure le rythme le plus rapide de développement
de la production matérielle, et, conjointement, de
réduction de la durée du travail. Cette idée, prise
absolument, est absolument absurde. Plus exacte-
ment, elle n'est que la condensation extrême de toute
la mentalité, la psychologie, la logique et la métaphy-
sique du capitalisme, de sa réalité aussi bien que de
sa schizophrénie. Le travail c'est l'enfer —il faut
donc le réduire le plus possible. M. Wilson ou
M. Khrouchtchev ne peuvent rien donner à la
population, que des voitures et du beurre. Il faut
donc que la société soit persuadée qu'elle n'est
heureuse que si elle possède le plus de voitures
possible, que si elle «rattrape la production améri-
caine de beurre dans trois ans ». Et lorsque les
hommes arrivent à avoir les voitures et le beurre
qu'ils peuvent utiliser, il ne leur reste plus qu'à se
suicider. C'est ce qu'ils font dans ce pays idéal qui
s'appelle la Suède. Cette mentalité « acquisitive »,
que le capitalisme fait vivre et qui le fait vivre, sans
laquelle il ne pourrait fonctionner et qu'il pousse au
paroxysme, a pu être une folie utile pendant une
phase du développement de l'humanité. Mais elle
mourra avec le capitalisme. La société socialiste ne
sera pas cette course absurde derrière des pourcen-
tages d'augmentation de la production —ce ne sera
pas là sa préoccupation fondamentale.
La satisfaction des besoins de consommation, de
même qu'une répartition plus équilibrée du temps
des individus entre le travail productif et leurs autres
activités, seront sans doute des objectifs essentiels
d'une économie socialiste, tout au moins pendant sa
première phase. Mais le développement des hommes
et des communautés sociales sera le principe central.
Une part très importante de l'investissement de la
société sera donc sans doute orientée vers les
transformations de l'équipement, vers l'éducation
universelle, vers l'abolition de la division entre la
ville et la campagne. Le développement de la liberté
dans le travail et les facultés créatrices des produc-
teurs, la création de communautés humaines inté-
grées et complètes, seront les voies dans lesquelles
l'humanité socialiste cherchera le sens de son exis-
tence — et qui lui permettront, par surcroît, de
réaliser toute la puissance matérielle dont elle aura
besoin.
LA GESTION DE LA SOCIÉTÉ

Nous avons déjà vu le type de modifications


qu'entraînera la coopération verticale et horizontale
des Conseils d'entreprise, coopération qui sera orga-
nisée par des Comités d'industrie formés par des
délégués des entreprises. Une coopération analogue
devra s'instaurer sur le plan régional, dans le cadre
de Comités représentant toutes les unités de la
région. Et finalement, cette coopération devra s'ins-
taurer sur le plan national, pour l'ensemble des
activités de la société, économiques ou non. Un
organisme central qui sera l'expression des travail-
leurs devra assurer, d'un côté, les tâches de coordina-
tion économique générale pour autant qu'elles ne
sont pas couvertes par le plan, plus exactement pour
autant que le plan est constamment ou fréquemment
modifié (ne serait-ce que la décision de déclencher la
procédure de révision du plan doit être prise par
quelqu'un); d'un autre côté, les tâches de coordina-
tion des activités des autres secteurs de la vie sociale
qui n'entrent qu'en partie ou pas du tout dans la
planification proprement dite ou dans aucune espèce
de planification. Cet organe central sera l'émanation
des Conseils, l'Assemblée Centrale des délégués des
Conseils, désignant en son sein un Conseil central, le
« Gouvernement ».
Ce réseau d'Assemblées et de Conseils n'est rien
d'autre que l'Etat et le pouvoir de la société socia-
liste, tout l'Etat et tout le pouvoir. Il n'existe
aucune autre institution pouvant diriger, pouvant
prendre des décisions déterminantes pour la vie des
hommes. Pour s'en assurer, il faut montrer :
a) Qu'une telle organisation peut embrasser l'en-
semble de la population de la nation, et non
seulement l'industrie;
b) Qu'elle peut organiser, diriger et coordonner
toutes les activités sociales qui ont besoin d'être
organisées, dirigées et coordonnées, et en particulier
les activités non économiques; autrement dit, qu'elle
peut accomplir les fonctions de l' « Etat » socialiste
(qu'il ne faut pas confondre avec les fonctions de
l'Etat contemporain).
Nous aurons, ensuite, à considérer quelle peut être
la signification de l' « Etat », des « partis » et de la
« politique »dans cette société.

Les Conseils,forme exclusive et exhaustive d'organisa-


tion de lapopulation
L'organisation des travailleurs par Conseils ne
pose pas de problème particulier pour ce qui est de
l'industrie (en prenant ce terme au sens le plus
général : mines, énergie et services publics, manufac-
tures, transports et communications, bâtiment et
travaux publics). La transformation révolutionnaire
de la société partira précisément de la constitution de
Conseils par les travailleurs de l'industrie et est
impossible sans celle-ci. Dans la phase post-révolu-
tionnaire de normalisation des rapports sociaux, un
problème sera posé par la nécessité de regrouper les
travailleurs d'entreprises peu importantes, pour en
faciliter et simplifier la représentation; il va sans dire
que ce regroupement se basera au départ sur un
compromis entre des considérations de proximité
géographique et d'intégration industrielle. Ce pro-
blème est toutefois d'une importance limitée, car si le
nombre de ces entreprises est grand, le nombre de
travailleurs qu'elles occupent ne représente qu'une
petite fraction du total des travailleurs industriels.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l'organi-
sation de la population par Conseils peut trouver un
fondement tout aussi naturel dans le cas de l'agricul-
ture que dans celui de l'industrie. On pense tradition-
nellement que la paysannerie ne peut que créer des
difficultés considérables à un pouvoir prolétarien à
cause de sa dispersion, de son attachement à la
propriété, de son arriération politique et idéologique.
Il est certain que ces facteurs existent, mais il est fort
douteux que la paysannerie montrerait une hostilité
active face à un pouvoir prolétarien ayant à son
égard une politique intelligente —c'est-à-dire socia-
liste. Le « cauchemar paysan » qui obsède actuelle-
ment beaucoup de gens résulte du téléscopage de
deux problèmes complètement différents : d'une part,
le rapport de la paysannerie avec un pouvoir et une
économie socialiste dans le cadre d'une société
moderne; d'autre part, le rapport de l'Etat et de la
paysannerie en Russie en 1921 et en 1932, ou dans les
pays satellites de la Russie de 1945 à maintenant. La
situation qui a conduit en Russie à la N.E.P. en 1921
n'a pas de valeur d'exemple historique pour un
pays même moyennement industrialisé, car elle n'a
aucune chance de s'y répéter. Il s'agissait d'une
agriculture qui ne dépendait pas du reste de l'écono-
mie nationale pour ses moyens de production, que
sept ans de guerre et de guerre civile avaient achevé
de replier sur elle-même, et à qui l'on demandait de
fournir ses produits aux villes, sans pouvoir lui
donner quoi que ce soit en échange. En 1932 en
Russie, comme après 1945 dans les pays satellites, on
a assisté à une résistance absolument saine de la
paysannerie contre l'exploitation monstrueuse que lui
imposait l'Etat bureaucratique dans le cadre de la
collectivisation forcée.
Dans un pays comme la France — pourtant
« arriéré » eu égard à l'importance de la paysannerie
un pouvoir prolétarien n'aura pas à craindre la
grève du blé, ni à organiser des expéditions punitives
dans les campagnes. Précisément parce qu'elle est
attachée à ses intérêts, la paysannerie n'aura cure
d'entrer en lutte contre un Etat qui pourra en riposte
la priver immédiatement d'essence, d'électricité, d'en-
grais, d'insecticides et de pièces de rechange. Elle ne
le ferait que si elle était poussée à bout, soit par
l'exploitation, soit par la politique absurde de collec-
tivisation forcée. Mais l'organisation socialiste de
l'économie signifiera une amélioration immédiate de
la situation économique de la majorité des paysans,
ne serait-ce qu'en fonction de la suppression de
l'exploitation qu'ils subissent actuellement de la part
des gros intermédiaires. Quant à la collectivisation
forcée, elle est l'antithèse exacte d'une politique
socialiste dans le domaine agricole. La collectivisa-
tion de l'agriculture ne peut être que le produit du
développement organique de la paysannerie, aidé par
l'évolution technique; sous aucune condition elle ne
saurait lui être imposée par la contrainte directe ou
indirecte (économique).
Le pouvoir socialiste commencera par reconnaître
l'autonomie la plus large des paysans dans la gestion
de leurs propres affaires. Il les invitera à s'organiser
en Communes rurales, correspondant à des unités
géographiques et de culture, comportant des popula-
tions approximativement égales. Chaque Commune
aura, à l'égard du reste de la société, et quant à son
organisation politique, le statut d'une entreprise; son
organisme souverain sera l'Assemblée générale, sa
représentation permanente le Conseil de paysans. La
Commune rurale et son Conseil auront ia charge de
l'auto-administration locale; ils décideront, en parti-
culier, si, quand et comment ils veulent procéder à la
constitution de coopératives de production, sous quel
statut, etc. D'autre part, la Commune et son Conseil
seront responsables face au plan et au gouvernement,
et non les paysans individuels comme tels La
Commune s'engagera vis-à-vis du plan à livrer telle
fraction de la récolte ou telle quantité de produits
spécifiés, et recevra des quantités fixées de moyens de
production et d'argent. Ce sera à elle de répartir les
obligations et les recettes entre ses membres.
(Des problèmes économiques complexes, mais
nullement insolubles, se posent à cet égard, dans
lesquels nous ne pouvons pas malheureusement
entrer ici. Ils se résument en ceci : Comment se fait la
détermination des prix agricoles en économie socia-
liste? La difficulté réside en ce que l'application de
prix uniformes pourra maintenir des inégalités
importantes de revenu (des « rentes différentielles »)
entre communes rurales ou même entre paysans de
la même commune. La solution complète du pro-
blème dépend évidemment de la socialisation inté-
grale de l'agriculture. Entre-temps, il faudra réaliser
des solutions de compromis. Telle pourrait être,
par exemple, l'imposition des communes les plus
« riches » combinée à des subventions accordées aux
communes les plus pauvres, jusqu'à atténuer substan-
tiellement ces inégalités (les supprimer complètement
par ce moyen équivaudrait à une socialistion forcée).
A noter qu'une partie des différences actuelles de
rendement provient du maintien artificiel d'exploita-
tions sur des sols pauvres ou avec une capitalisation
primitive, que l'Etat capitaliste subventionne pour
des raisons politiques. Le pouvoir socialiste pourra
réduire rapidement ces écarts en refusant de subven-
tionner des activités non rentables et en offrant
d'autres solutions aux paysans affectés — comme
aussi en aidant l'équipement des communes saines
mais pauvres.)
La situation est analogue à celle existant dans
l'industrie pour ce qui est des moyennes et grandes
entreprises de services (commerce, banques, assu-
rances, spectacles — et l'ensemble des administra-
tions de l'ex-Etat) (20).
Elle est analogue à celle existant dans l'agriculture,
pour ce qui est des mille et une formes de petite
exploitation qui subsistent dans les villes (petit
commerce, services « personnels », artisanat, cer-
taines professions « libérales », etc.). Les solutions ici
aussi ne peuvent qu'être du même type, en ce sens
que le pouvoir ouvrier n'imposera en aucun cas une
socialisation forcée, mais exigera de ces catégories de
la population de se grouper dans des collectivités
(associations ou coopératives) qui seront à la fois
leurs organes politiques représentatifs et les instances
responsables face aux organismes de gestion de
l'économie. Il n'est pas question pour l'industrie
socialisée, par exemple, d'approvisionner indivi-
duellement chaque petit commerçant ou artisan, elle
approvisionnera la coopérative dans laquelle ceux-ci
sont regroupés, à charge pour elle d'organiser les
rapports entre ses membres. Et, sur le plan politique,
le choix pour ces catégories sera d'être représentées
sous la forme de Conseils, ou de ne pas pouvoir l'être
du tout, puisqu'il ne peut pas être question d'élec-
tions générales de type français ou russe. Mais il ne
faut pas méconnaître que ces solutions présentent un
défaut grave par rapport aux Conseils des grandes
entreprises ou même aux Communes rurales : ces
derniers ne reposent pas sur l'identité de la profession
(cela serait plutôt, dans la mesure où cela existe, leur
faiblesse) mais sur l'unité d'un travail et en même
temps sur une vie commune. Ils représentent, autre-
ment dit, des unités sociales organiques. Une coopé-
rative de petits commerçants ou artisans, dispersés
localement et séparés dans leur travail et dans leur
vie, ne reposerajamais que sur une parenté d'intérêts
économiques au sens étroit, et en cela aussi elle sera
un héritage capitaliste que la société socialiste devra
éliminer au plus tôt. La solution sera donnée en
partie par l'absorption rapide d'une partie de ces
couches de la population, aujourd'hui hypertro-
phiées, par les autres occupations, en partie par l'aide
que la société pourra leur apporter pour fonder des
entreprises importantes, gérées en commun.
Il faut répéter, à propos de ces catégories, ce que
nous avons déjà dit à propos des paysans : nous
n'avons aucune expérience de l'attitude de ces
couches face à un pouvoir socialiste. Elles sont sans
doute, au départ et jusqu'à un certain degré, atta-
chées à la « propriété ». Mais jusqu'à quel point? Ce
que nous savons, c'est comment elles ont réagi
lorsque le stalinisme a voulu les faire entrer de force
dans un bagne, non pas dans une société socialiste.
Une société qui, leur laissant une grande autonomie
quant à leurs propres affaires, organisera rationnelle-
ment leur intégration dans l'économie, leur fournira
l'exemple d'une gestion socialiste et les aidera posi-
tivement si elles veulent avancer vers la socialisation,
jouira auprès d'elles d'un autre prestige et aura sur
leur évolution une autre influence qu'une bureaucra-
tie exploiteuse et totalitaire, qui par tous ses actes n'a
fait que renforcer l' « attachement à la propriété » de
ces couches et les rejeter des siècles en arrière.

Les Conseils, forme universelle d'organisation des


activités sociales
Les cellules de base de l'organisation sociale que
nous venons d'envisager ne sont nullement des
simples organes de gestion de la production. Ils sont
en même temps et surtout les organes de l'auto-
administration de la population sous tous ses aspects :
d'un côté les organes de l'auto-administration locale,
d'un autre côté, les seules articulations du pouvoir
central, qui n'existe que comme fédération et regrou-
pement de la totalité des Conseils.
Dire que le Conseil d'entreprise sera l'organe
d'auto-administration des travailleurs et non seule-
ment de gestion de la production, signifie simplement
reconnaître que l'entreprise n'est pas seulement une
unité de production, mais une cellule sociale, qu'elle
est devenue le lieu principal de « socialisation » des
individus où tendent à se dérouler une foule d'activi-
tés autres que le simple « gagne-pain » : cantines,
coopératives, colonies de vacances, clubs, biblio-
thèques, loisirs, maisons de santé ou de repos, où les
liens humains les plus importants se nouent, autant
sur le plan privé que sur le plan « public ». L'indi-
vidu moderne est actif, dans la mesure où il l'est,
comme individu public, beaucoup plus par son
activité syndicale ou politique dans l'entreprise qu'en
tant que « citoyen » abstrait mettant tous les quatre
ans un bulletin de vote dans une urne. La transfor-
mation des rapports de production et de la nature
même du travail ne pourra d'ailleurs que renforcer
énormément la signification —désormais exclusive-
ment positive — de la communauté des travailleurs
pour chaque individu qui yappartient.
Par conséquent, le Conseil d'entreprise ou la
Commune rurale absorbera la totalité des fonctions
« municipales » actuelles et une foule d'autres que la
centralisation monstrueuse de l'Etat contemporain
soustrait aux organes locaux à la seule fin de mieux
assurer le contrôle de la classe dominante et de sa
bureaucratie centrale sur la population. Rentrent ici
tous les services et entreprises « municipaux » et
« communaux », comme aussi l'exercice direct de la
« police » (par des détachements de travailleurs
armés désignés à tour de rôle), celui de la justice de
première instance et le contrôle de l'éducation à ses
premièresphases.
Certes, les deux regroupements — productif et
local — ne coïncident pas actuellement dans beau-
coup de cas : les habitations ne sont pas toujours
concentrées autour du lieu de travail. Dans la mesure
où cet écart est nul ou négligeable —comme c'est le
cas de beaucoup de villes ou de quartiers industriels,
ou des Communes rurales — gestion de la produc-
tion et auto-administration locale s'effectueront par
les mêmes Assemblées générales et les mêmes
Conseils. Dans la mesure par contre où un écart
important existe, il faudra que des Conseils locaux
(Soviets) s'instituent, représentant à la fois les diver-
ses entreprises de la localité et les habitants comme
tels. Dans la première phase, de tels Conseils locaux
seront nécessaires dans beaucoup de cas. Mais il faut
les concevoir comme des organes « latéraux » char-
gés des affaires locales, en coopération, au niveau
local et national, avec les Conseils de producteurs qui
seuls représentent les instances de pouvoir.
(Bien que. le mot en russe signifie « conseil », le
Soviet russe ne doit pas être confondu avec le Conseil
dont nous avons parlé tout au long de ce texte. Ce
dernier, basé sur l'entreprise peut jouer aussi bien un
rôle politique qu'un rôle de gestion de la production.
Il est par essence un organisme universel. Le Soviet
(conseil) des Députés Ouvriers de Pétrograd de 1905,
issu de la grève générale, quoique exclusivement
formé d'ouvriers, est resté un organe uniquement
politique. Les Soviets de 1917 le plus souvent basés
sur la localité, étaient des institutions purement
politiques au sein desquelles se réalisait le front
unique de toutes les couches populaires s'opposant à
l'ancien régime. (Voir Trotsky, 1905 et Histoire de la
Révolution russe.) Leur rôle correspondait aux condi-
tions du pays, en particulier à « l'arriération » de
l'économie et de la société russes et aux éléments
« bourgeois démocratiques » de la révolution de
1917. Comme tels, ils appartiennent au passé. La
forme normale de représentation des travailleurs à
l'époque présente est incontestablement le Conseil
d'entreprise.)
Le problème posé par l'écart deces deux types de
regroupement pourrait être résolu presque immé-
diatement par des changements organisés de lieux
d'habitation des travailleurs. Mais ce n'est là qu'un
petit aspect de la question. En fait, il s'agit d'un des
problèmes fondamentaux qui se poseront à la société
socialiste et qui met en cause son orientation générale
pour des décennies. La concentration des habitations
autour des locaux de production —ou le contraire
— pose toute la question des aspects économiques,
sociaux et humains de l'urbanisme au sens le plus
profond du terme, et finalement le problème même
de la division entre la ville et la campagne. Nous
n'avons pas à entrer dans ce domaine mais simple-
ment à souligner que la société socialiste ne pourra
envisager, dès le départ, ces problèmes que comme
des problèmes totaux, engageant tous les aspects de
la vie des individus et de sa propre organisation
économique, politique et culturelle.
Ce que nous avons dit de l'auto-administration
locale s'étend sans peine au niveau régional. Des
Fédérations régionales des Conseils d'entreprise et
des Communes rurales auront la charge de la
coordination des activités de ces Conseils à l'échelon
régional et de l'organisation des activités qui n'appa-
raissent qu'à cet échelon.
L'industrialisation de /' « Etat »
Nous venons de voir qu'une série de fonctions de
l'Etat, actuel seront confiées aux organes d'auto-
administration de la population, et cela ne concerne
pas seulement les fonctions « territoriales »—locales
ou régionales. Mais qu'adviendra-t-il des fonctions
vraiment « centrales »de l'Etat, celles qui concernent
par leur contenu l'ensemble de la vie nationale de
façon indivisible?
Dans une société de classe, et en tout cas dans la
société capitaliste « libérale » du XIX siècle, la fonc-
tion ultime de l'Etat c'est de garantir par le mono-
pole légal de la violence le maintien des rapports
sociaux existants. En ce sens, Lénine avait raison en
reprenant l'expression d'Engels (21) d'affirmer contre
les réformistes de son époque que l'Etat n'était rien
de plus que « les détachements spécialisés d'hommes
armés et les prisons ». En même temps, le sort de cet
Etat lors d'une révolution socialiste était clair : cet
appareil d'Etat devait être détruit, les « détachements
spécialisés d'hommes armés » dissous et remplacés
par l'armement du peuple, la bureaucratie perma-
nente abolie et remplacée par des fonctionnaires élus
et révocables.
La concentration du capitalisme en même temps
que sa crise, l'intégration croissante de tous les
domaines de la vie sociale et le besoin correspondant
de les soumettre tous au contrôle de la classe
dominante ont amené depuis cette époque une
extension énorme de l'appareil d'Etat, de ses fonc-
tions, de sa bureaucratie. L'Etat n'est plus simple-
ment un appareil de coercition qui s'est élevé « au-
dessus » de la société; il est la pièce centrale
du mécanisme quotidien du fonctionnement de la
société, et, à la limite, il apparaît comme résorbant
l'ensemble des activités sociales (comme dans la
société capitaliste bureaucratique pleinement réali-
sée : Russie et pays satellites). Au-delà du « pou-
voir » au sens étroit, l'Etat contemporain assume un
rôle chaque jour accru de direction et de gestion non
seulement de l'économie mais d'une foule d'activités
sociales. Et, parallèlement, il se charge lui-même
d'activités qui n'ont en soi rien d' « étatique » mais
qui sont devenues des instruments précieux de ses
fonctions de domination ou qui impliquent la mise
en œuvre de moyens considérables qu'il est seul à
posséder.
Cette situation fait que, dans beaucoup de têtes,
le mythe de l' « Etat, incarnation de l'Idée absolue »
que raillait Engels, a été remplacé par le mythe de
l'Etat, incarnation inexorable de la centralisation et
de la « rationalisation technique » de la vie sociale
moderne. Cela conduit certains, d'un côté, à considé-
rer les conclusions que Marx, Engels ou Lénine ont
tiré de l'analyse théorique de l'Etat et de l'expérience
des révolutions de 1848, de 1871 ou de 1905, comme
dépassées, utopiques ou inapplicables; d'un autre
côté, à avaler tranquillement la réalité de l'Etat russe,
par exemple, qui constitue (non pas dans ce qu'il
cache —la terreur policière et les camps de concen-
tration —mais dans ce qu'il proclame officiellement
dans sa Constitution) la négation la plus totale qui
se puisse concevoir de la conception marxiste de
l' « Etat » socialiste et l'exacerbation la plus mons-
trueuse des caractères de l'Etat capitaliste les plus
violemment critiqués par Marx ou Lénine (séparation
radicale des gouvernants et des gouvernés, inamovi-
bilité des fonctionnaires, traitements et privilèges de
ceux-ci incomparablement supérieurs à ceux de n'im-
porte quel Etat bourgeois, etc.).
Mais cette évolution elle-même contient le germe
de la solution. L'Etat moderne est devenu une
immense entreprise — l'entreprise de loin la plus
importante dans la société moderne. Ses fonctions de
direction, il ne peut les accomplir que dans la mesure
où il s'est transformé en une énorme constellation
d'appareils d'exécution, au sein desquels le travail est
devenu un travail collectif, divisé et spécialisé. Il y a
ici, à une échelle beaucoup plus grande, le même
développement que celui qu'a subi la direction de la
production dans les entreprises particulières. Dans
leur immense majorité, les administrations publiques
ne font qu'accomplir des tâches spécifiques, sont à
proprement parler des entreprises spécialisées dans
telle ou telle catégorie de travaux (dont certains
socialement nécessaires et d'autres purement parasi-
taires ou rendus nécessaires par la structure de classe
de la société); le « pouvoir » n'a pas plus de liaison
intrinsèque avec ces travaux qu'avec la production
d'automobiles, par exemple. La notion de « pou-
voir » et de « droit administratif » qui reste collée à
ce qui est en réalité une série de « services publics »
est un héritage juridique sans contenu réel dont la
seule fonction est de protéger l'arbitraire et l'irres-
ponsabilité des sommets bureaucratiques (22).
Dans ces conditions, la solution ne se trouve pas
dans l' « élection et la révocabilité des fonction-
naires »; celle-ci, dans la plupart des cas, n'est ni
nécessaire — ces fonctionnaires n'exercent aucune
espèce de pouvoir — ni possible — ils sont des
travailleurs spécialisés et on ne pourrait pas davan-
tage les « élire » que des tourneurs ou des médecins.
La solution consistera en ce que la plupart des
administrations de l'Etat actuel seront purement et
simplement industrialisées, ce qui ne sera très sou-
vent que la reconnaissance explicite et la déduction
des conséquences d'un état de fait déjà réalisé. Cette
industrialisation signifie concrètement :
a) La transformation explicite de ces « administra-
tions » en entreprises de même statut que les autres
entreprises, au sein desquelles le processus de méca-
nisation et d'automatisation du travail pourra être
systématiquement développé dans grand nombre de
cas.
b) La gestion de ces entreprises par le Conseil des
travailleurs qu'elles occupent, et l'autonomie de ces
travailleurs pour ce qui est des modalités d'organisa-
tion de leur propre travail. (La formation de Conseils
des travailleurs des administrations de l'Etat était
une des revendications des Conseils ouvriers hon-
grois.)
c) La limitation de ces entreprises à leur rôle
d'entreprises, c'est-à-dire aux tâches d'exécution qui
leur incombent et dont l'objet et l'orientation géné-
rale sont définis par la société.
On a vu que tel sera le cas avec l' « usine du
plan ». Il le sera également pour tout ce qui, des
administrations actuelles relatives à l'économie, sub-
sistera ou pourra être utilisé après transformation
(finances, commerce extérieur, agriculture, industrie,
etc.). De même pour ce qui est d'une série de
fonctions de l'Etat qui sont d'ores et déjà proprement
industrielles (travaux publics, transports et communi-
cations, santé publique et sécurité sociale, etc.). C'est
en fin de compte également le cas de l'éducation.

Le pouvoir central : Assemblée et Gouvernement des


Conseils
Ce qui subsiste des fonctions de l'Etat tombe sous
trois catégories : les bases matérielles du pouvoir ou
de la coercition, les « détachements. spécialisés
d'hommes armés et les prisons » — autrement dit
l'armée et lajustice; la « politique » au sens étroit du
terme, intérieure et extérieure — autrement dit, les
problèmes que pourra poser au pouvoir ouvrier une
opposition au régime ou le maintien de régimes
d'exploitation dans les autres pays; la véritable
politique, la vue globale, la coordination et l'orienta-
tion de l'ensemble des activités sociales.
Pour ce qui est de l'Armée, il va de soi que les
« détachements spécialisés d'hommes armés » seront
supprimés et remplacés par l'armement du peuple.
Les travailleurs des entreprises et des Communes
formeront les unités d'une armée non plus perma-
nente, mais territoriale, chaque Conseil ayant la
charge de la police dans sa région. Des regroupe-
ments régionaux permettront l'intégration des unités
locales et l'utilisation rationnelle de l'armement
« lourd ». Dans quelle mesure des formes d'arme-
ment « stratégique » ne pouvant être utilisées que
centralement resteront nécessaires, cela ne peut être
décidé a priori; dans l'affirmative, chaque Conseil
devrait contribuer par un contingent à la formation
de certains services militaires centraux, qui seront
sous le contrôle de l'Assemblée centrale des Conseils.
Il est clair que non seulement les moyens mais la
conception d'ensemble de la guerre pour un pays
socialiste ne peuvent pas être copiés sur ceux d'un
pays impérialiste, et il vaut pour la technique
militaire ce que nous avons dit de la technologie
capitaliste : il n'y a pas de technique militaire neutre,
il n'y a pas de bombe atomique au service du
socialisme. C'est Ph. Guillaume qui a clairement
montré qu'une révolution prolétarienne doit néces-
sairement élaborer une stratégie propre et des
méthodes se conformant à ses fins sociales et
humaines (voir « La guerre et notre époque », dans
les n 3 et 5-6 de S. ou B.). La nécessité des
armements dits « stratégiques » ne va donc nulle-
ment de soi pour un pouvoir révolutionnaire.
Pour ce qui est de la justice, elle sera confiée aux
organismes de base, chaque Conseil étant tribunal
de première instance pour les infractions commises
dans son ressort. Des règles de procédure établies
par l'ensemble des Conseils, comme peut être égale-
ment le droit d'appel devant le Conseil régional ou
l'Assemblée centrale, garantiront les droits indivi-
duels. Il ne saurait être question de Code Pénal,
ni d'établissements pénitentiaires, la notion même
de « peine » étant absurde du point de vue d'une
société socialiste; les jugements ne pourront viser
que la rééducation du délinquant et sa réintégration
dans le milieu social. La privation de liberté n'a de
sens que s'il est jugé que l'individu constitue un
danger permanent pour les autres, et dans ce cas ce
ne sont pas des établissements pénitentiaires, mais
des institutions essentiellement « pédagogiques » et
« médicales » (« psychiatriques ») qui devront s'en
charger.
Les problèmes politiques — au sens étroit aussi
bien qu'au sens large — sont les problèmes qui
concernent l'ensemble de la population et que seule
celle-ci est habilitée à résoudre. Mais elle ne peut les
résoudre que si elle est organisée à cette fin.
(Actuellement, tout est organisé pour empêcher la
population d'être à même de résoudre les problèmes
politiques et pour la persuader que seuls des spécia-
listes de l'universel, les politiciens — qui générale-
ment n'ont d'universel que leur ignorance de toute
réalité particulière — en possèdent les solutions.)
Cette organisation comportera, d'un côté, le Conseil
et l'Assemblée générale des travailleurs de chaque
entreprise, milieu collectif vivant de formation et de
lutte des opinions et dernière instance souveraine
pour toute décision politique; d'un autre côté, une
institution centrale, émanation directe des orga-
nismes de base, l'Assemblée centrale des Conseils.
L'existence d'une telle instance centrale est évidem-
ment nécessaire non seulement en fonction de ques-
tions qui demandent une décision immédiate (quitte
à ce que cette décision soit ensuite ratifiée ou
renversée par la population) mais surtout parce
qu'une élaboration, une clarification et une informa-
tion préalables à la décision sont presque toujours
indispensables et qu'inviter la population à se pro-
noncer sans cette préparation ne serait souvent
qu'une mystification équivalant à la négation de la
démocratie (puisque négation de la possibilité de
décider en connaissance de cause). Il faut qu'il existe
une forme sous laquelle les problèmes sont soumis à
la discussion et la décision de la population, une
décision sur le moment où, ils le sont, etc. Comme
nous l'avons dit déjà plus haut, ces fonctions ne sont
nullement « techniques », elles sont essentiellement et
profondément politiques, l'instance qui les accomplit
est bel et bien un pouvoir central (quoique très
différent dans sa structure et dans son rôle du
pouvoir central actuel) et il n'est pas de société
socialiste qui puisse s'en passer.
La question réelle n'est pas celle de l'existence ou
non d'une telle instance, mais de son organisation de
telle façon qu'elle n'incarne plus l'aliénation du
pouvoir politique de la société entre les mains d'un
corps spécialisé, mais qu'elle soit l'expression et '
l'instrument de ce pouvoir politique. Et cela est
parfaitement réalisable dans les conditions de la
société moderne.
L'Assemblée centrale des Conseils sera formée par
des délégués des organismes de base (ou de regroupe-
ments de ces organismes, entreprises, communes
rurales, etc.), élus directement par les Assemblées
générales de ces organismes et révocables à tout
instant. Ces délégués — pas plus que ceux aux
Conseils d'entreprise — ne sortiront pas de la
production. Ils se réuniront en session plénière aussi
fréquemment que ce sera nécessaire; il est certain
qu'en se réunissant deux jours par semaine ou une
semaine par mois ils pourront abattre beaucoup plus
de travail effectif que les parlements actuels (qui, à
vrai dire, n'en accomplissent aucun). Ils devront
rendre compte de leur mandat périodiquement (une
fois par mois, par exemple) devant l'entreprise ou les
entreprises qu'ils représenteront. (En France, cette
Assemblée pourrait être formée de 1000 à 2000 délé-
gués— un délégué par 10000 ou 20000 travailleurs.
Un compromis doit être réalisé entre deux exigences :
comme Assembléede travail, cette Assemblée ne doit
pas être trop nombreuse; d'autre part, elle doit
fournir la représentation la plus large et la plus
directe des milieux dont elle est issue.) Ils désigneront
en leur sein ou formeront par rotation le Gouverne-
ment, permanence de quelques dizaines de membres
chargés de préparer le travail de l'Assemblée, d'agir
à sa place lorsque celle-ci n'est pas en session et de
la convoquer extraordinairement si c'est nécessaire.
Si le Gouvernement prend des décisions lorsqu'il
peut et doit soumettre les questions à l'Assemblée, ou
des décisions que celle-ci désapprouve, il est respon-
sable devant l'Assemblée et encourt les sanctions de
celle-ci. Si l'Assemblée prend indûment des décisions
à la place des Assemblées d'entreprise ou des
décisions contraires à la volonté de celles-ci, ses
membres sont responsables devant leurs mandants et
encourent les sanctions de leur part (dont la première
est évidemment la révocation). Ni le Gouvernement,
ni l'Assemblée ne peuvent persévérer, car ils n'ont
pas de pouvoir propre, ils sont révocables, et
finalement les travailleurs des entreprises sont armes.
Mais si l'Assemblée laisse faire le Gouvernement, ou
si les travailleurs laissent faire leurs délégués à
l'Assemblée, il n'y a évidemment rien à faire. La
population nepeut exercer le pouvoir politique que si
elle veut l'exercer. Cette organisation fait simplement
que la population pourra exercer le pouvoir, pourvu
qu'elle le veuille.
Mais cette volonté elle-même n'est pas une force
occulte, apparaissant et disparaissant de façon inex-
plicable. L'aliénation politique dans la société capita-
liste n'est pas seulement l'existence d'institutions qui
par leur structure rendent « techniquement » impos-
sible l'expression et l'exercice de la volonté politique
du peuple. L'aliénation politique actuelle consiste en
ce que cette volonté est tuée à sa racine, que sa
formation même est empêchée, que finalement l'inté-
rêt pour la chose publique est totalement supprimé.
Rien n'a une résonance plus sinistre que les com-
plaintes des démocrates libéraux sur l' « apathie
politique du peuple », apathie que leur régime
politique et social créerait à nouveau chaque matin si
elle n'existait déjà. Cette suppression de la volonté
politique dans les sociétés modernes résulte aussi
bien du contenu de la « politique » actuelle que de
son mode d'expression et de la distance infranchis-
sable qui la sépare de la vie réelle des gens. Son
contenu, c'est de mieux organiser la société d'exploi-
tation, c'est-à-dire l'exploitation de la société. Son
mode d'expression est nécessairement la mystifica-
tion, par le mensonge direct ou l'abstraction. Le
monde dans lequel elle se déroule, c'est celui des
« spécialistes », des combines secrètes et de la fausse
technique occulte.
Toutes ces conditions seront radicalement modi-
fiées dans une société socialiste. L'exploitation étant
supprimée, le contenu de la politique sera la meil-
leure organisation de la vie commune. Une attitude
différente des individus face à la chose publique en
sera la conséquence immédiate,. puisque les pro-
blèmes politiques seront les problèmes propres de
chacun, qu'il s'agisse de l'entreprise ou de la vie
nationale, et que son attitude face à ces problèmes
jouera un rôle et aura des résultats perceptibles pour
chacun. Le mode d'expression de la politique consis-
tera à mettre les vrais problèmes à la portée de
chacun. La distance séparant les « sphères poli-
tiques » de la vie réelle des gens sera totalement
supprimée.
Ces points méritent quelques explications. Qu'il
s'agisse du mode d'expression et du contenu de
l'activité politique ou de la distance qui la sépare de
la vie réelle et des intérêts des gens, on prétend
aujourd'hui de tous les côtés que ces phénomènes
sont dominés par une évolution technique irréver-
sible, qui supprime toute possibilité réelle de démo-
cratie (23). Le contenu de la politique —la direction
de la société — est devenu, dit-on, hautement
complexe, il embrasse une foule extraordinaire de
données et de problèmes dont chacun ne peut être
dominé qu'en fonction d'une spécialisation poussée.
Cela étant, il est évident que ces problèmes ne
pourraient jamais être exposés au public de façon
compréhensible — ou alors, seulement au prix de
simplifications qui les déforment totalement. Com-
ment s'étonner donc que le grand public ne s'inté-
resse à la politique guère plus qu'au calcul différen-
tiel?
Si ces arguments présentés comme le dernier cri de
la sociologie politique, mais en réalité vieux comme
le monde (ils sont longuement discutés par Platon, et
le Protagoras leur est en partie consacré), prouvaient
quelque chose, ils prouveraient non pas que la
démocratie, mais que la direction de la société tout
court, quelle qu'en soit la forme, est impossible. Car
le politicien devrait être alors l'incarnation du Savoir
absolu et total. Aucune spécialisation technique,
aussi poussée soit-elle, ne qualifie son possesseur à la
domination de disciplines autres que la sienne. Une
assemblée de techniciens, dont chacun représenterait
la pointe la plus avancée du savoir de sa branche,
n'aurait, comme assemblée de techniciens, compé-
tence pour résoudre aucune question : un seul indi-
vidu pourrait se prononcer sur chaque problème
spécifique, et absolument personne sur les problèmes
généraux.
Ni la société actuelle n'est dirigée par les techni-
ciens comme tels (et ne pourrait jamais l'être), ni
ceux qui la dirigent n'incarnent le Savoir absolu —
mais plutôt l'incompétence généralisée. En fait,
d'ailleurs, la société actuelle n'est pas dirigée, elle
évolue à vau-l'eau. Exactement comme la direction
au sommet de l'appareil bureaucratique d'une grande
entreprise, la « direction » politique actuelle ne fait
que rendre des sentences arbitrales — et profondé-
ment arbitraires —tranchant entre les avis des divers
services techniques qui la « servent » et qu'elle ne
peut absolument pas dominer. En ceci, elle subit le
choc en retour de son propre système et connaît la
même aliénation politique qu'elle impose au reste de
la société. Le chaos de son organisation sociale et le
développement de chaque branche pour elle-même
lui rendent impossible l'exercice rationnel (de son
propre point de vue) du pouvoir qu'elle détient (24).
Si nous discutons ce sophisme, c'est qu'il nous met
sur la voie d'une vérité importante. Exactement
comme dans le cas de la production, on met en cause
la technique et la « technicisation » modernes en
général, au lieu de voir qu'il s'agit de la technologie
capitaliste spécifique. Comme dans le cas de la pro-
duction, de même dans le cas de la politique, le
capitalisme signifie non seulement l'utilisation à des
fins capitalistes de techniques «en soi neutres », mais
la création et le développement de techniques spéci-
fiques, visant là l'exploitation et l'aliénation du
producteur, ici l'oppression, la mystification et l'alié-
nation politique du citoyen. Si, sur le plan de la
production, le socialisme signifiera là transformation
consciente de la technologie, afin de mettre la
technique au service des hommes, sur le plan
politique le socialisme signifiera une transformation
analogue, afin de mettre la technique au service de la
démocratie.
La technique politique est essentiellement la tech-
nique de l'information et de la communication. Nous
prenons ici ces mots avec leur sens le plus large : les
moyensmatériels d'information et de communication
ne sont qu'une partie des techniques correspon-
dantes. Mettre la technique de l'information au
service de la démocratie ne signifie pas seulement
mettre les moyens matériels d'expression à la dispo-
sition de la population (ce qui est, certes, fonda-
mental), ni ne coïncide avec la diffusion de toutes
les informations et de n'importe quelles informations
sousn'importequelle forme. Celasignifie tout d'abord
mettre à la disposition des hommes les éléments
nécessaires pour prendre des décisions en connais-
sance de cause — les éléments que les hommes
estimeront nécessaires. Cela signifie traduire fidèle-
ment en un nombre limité et compact d'éléments
significatifs pour chacun les données essentielles des
problèmes qui doivent être décidés. Nous avons pu
donner un exemple précis d'une telle information
plus haut, à propos de la planification. L'informa-
tion véritable ne consisterait nullement, dans ce cas,
à assener une bibliothèqued'économie, de technologie
et de statistique sur la tête de chaque habitant;
l'information qui en résulterait serait strictement
nulle. L'information qui sera fournie par l' « usine
du plan » à la population sera à la fois compacte,
significative, suffisante et fidèle : chacun saura le
travail qu'il aura à fournir, la consommation dont
il pourra jouir si telle ou telle variante de plan est
adoptée. Voilà comment la technique (en l'oçcur-
rence, l'analyse économique, la statistique et le cal-
culateur électronique) peut être mise au service de
la démocratie dans un domaine décisif. Il n'y a pas
de « cybernétique politique » pouvant définir les
éléments nécessaires à la prise d'une décision; seuls
les hommespeuvent les déterminer.
La même chose vaut pour la technique de la
communication. On prétend que les dimensions
mêmes des sociétés modernes rendent impossible
l'exercice de la démocratie. Les distances et les
nombres excluraient désormais la démocratie directe
et seule serait possible une démocratie représentative,
qui renferme toujours un élément d'aliénation du
pouvoir politique des représentés aux représentants.
En fait, il y a plusieurs façons de concevoir et de
réaliser la démocratie représentative — le Parlement
en est une, le Conseil en est une autre et il est difficile
de concevoir l'aliénation politique au sein d'un
Conseil fonctionnant d'après sa propre règle, Mais si
les moyens de communication modernes sont mis au
service de la démocratie, les domaines où la représen-
tation paraît inévitable peuvent subir un rétrécisse-
ment énorme. Les distances matérielles sont plus
petites dans la France du XXsiècle qu'elles ne
l'étaient dans l'Attique du V siècle avant Jésus-
Christ; la portée de la voix de l'orateur —donc aussi
le nombre d'une assemblée — y était limitée par la
puissance de ses cordes vocales, aujourd'hui elle n'est
limitée par rien (25). Les distances du point de vue
de la communication des idées, d'ailleurs, n'ont pas
rétréci; elles sont devenues nulles. Si la société le
considérait nécessaire, elle pourrait dès demain réali-
ser une Assemblée générale de la population fran-
çaise; il suffirait pour cela de mettre en contact entre
elles par radio-télévision (multiplex) les Assemblées
générales des entreprises et des communes. Des
liaisons analogues plus restreintes pourraient être
réalisées dans une multitude de cas. De toute façon,
les séances de l'Assemblée centrale des Conseils et
de Gouvernement pourraient être radiotélévisées —
ce qui, combiné avec la révocabilité des délégués,
maintiendrait les institutions centrales sous le contrôle
permanent des travailleurs et altérerait profondément
la notion même de « représentation ». (On pourrait
évidemment s'amuser à radiotéléviser les séances du
Parlement actuel; ce serait un excellent moyen de
faire baisser la vente d'appareils.)
On dira que le problème du nombre reste, et que
jamais les gens ne pourront s'exprimer en un temps
raisonnable. Mais 1° dans aucune assemblée dépas-
sant 15ou 20 personnes la totalité des participants ne
s'exprime; la proportion de gens qui demandent la
parole décline très rapidement avec le nombre des
participants. La raison en est claire : 2° les opinions
possibles ne varient pas à l'infini, ni les arguments.
Dans les réunions ouvrières libres, organisées par
exemple pour décider d'une grève, il n'y ajamais eu de
difficultés dues au nombre des interventions; les deux
ou trois opinions fondamentales étant exprimées, et
quelques arguments échangés, on passe à la décision.
L'étendue des discours est le plus souvent inverse-
ment proportionnelle à leur poids. Benoît Frachon a
parlé au dernier congrès de la C.G.T. quatre heures
(Le Monde du 19juin 1957) pour ne rien dire. Le
discours de l'éphore qui a persuadé les Spartiates
d'entreprendre la guerre du Péloponnèse tient dans
Thucydide vingt et une lignes (1.86); sur le laconisme
des assemblées révolutionnaires voir la description
des séances du Soviet de Pétrograd par Trotsky
(1905, p. 97) et celle d'une réunion des représentants
des usines de Budapest pendant la révolution hon-
groise par un participant (dans le n° 21 de S. ou
B., pp. 91-92).
En bref: on se lamente de ce que l'étendue de la
cité moderne, comparée à celle de la cité d'autrefois
— des dizaines de millions au lieu de dizaines de
milliers — rendre impossible la démocratie directe,
au lieu de voir; d'abord, que l'époque moderne a
créé de nouveau le milieu organique dans lequel il
faut recommencer par instaurer cette démocratie, à
savoir l'entreprise; ensuite, qu'elle a créé et peut
encore développer indéfiniment les moyens d'une
démocratie véritable à l'échelle de dizaines de mil-
lions. Aux problèmes d'une société supersonique, on
ne voit de réponse que dans cette diligence postale de
la machinerie politique qu'est le Parlement — et on
en conclut que la démocratie est devenue impossible.
On prétend faire une analyse « nouvelle » — et on
ignore ce qu'il y a de vraiment nouveau dans
l'époque actuelle : la liberté de transformation du
monde matériel, la technique, et son porteur vivant,
le prolétariat.
« Etat », «partis », «politique »
Qu'est-ce que l' « Etat », la « Politique » et les
« Partis » dans une telle société?
Nous avons vu ce qu'il en est de l' « Etat ». Il y a
un « Etat », dans la mesure où il n'y a pas encore
pure et simple « administration des choses », où il y
a toujours possibilité de contrainte à l'encontre
d'individus ou de groupes, où la décision de la
majorité s'impose à la minorité, où des limitations
subsistent à la liberté des individus. Il n'y a plus
d'Etat dans la mesure où les organismes qui exercent
le pouvoir ne sont rien d'autre que les organisations
productives ou locales de la population, où les
institutions d'organisation de la vie sociale ne sont
plus qu'un aspect de cette vie même, où ce qui
subsiste d'instances centrales est sous le contrôle
direct et permanent des organismes de base. Cela est
la situation de départ. Le développement de la
société ne peut qu'amener une atrophie rapide (le
« dépérissement ») des traits « étatiques » de l'orga-
nisation sociale : les raisons d'exercice de la
contrainte disparaîtront graduellement, le champ
d'exercice de la liberté des individus s'élargira. (Il va
de soi que nous ne parlons pas, ici, des « libertés
démocratiques » formelles, que la société socialiste
ne peut, au total, qu'élargir considérablement dès ses
premiers jours, mais des libertés essentielles — non
pas du droit à la vie, mais du droit de faire ce qu'on
veut de sa vie.)
La politique dans une telle société, débarrassée du
fatras et des mystifications actuelles, n'est rien
d'autre que la recherche, la discussion et l'adoption
de solutions aux problèmes de caractère général
engageant l'avenir de la société — qu'il s'agisse
d'économie, d'éducation ou de rapports avec le reste
du monde, ou qu'il s'agisse des relations internes
entre diverses couches et classes sociales. Ces déci-
sions concernent l'ensemble de la population —et lui
appartiennent.
Sur ces problèmes politiques, il est probable et
même certain qu'il y aura des orientations diffé-
rentes, dont chacune sera ou se voudra systématique
et cohérente; et il yaura des gens qui partageront ces
orientations, et qui se trouveront dispersés localement
et professionnellement. Ces gens se regrouperont
pour défendre leurs orientations — autrement dit,
formeront des partis. Les Conseils, à l'échelle natio-
nale, auront à décider s'ils considèrent l'orientation
de tel ou tel parti compatible avec le statut de la
nouvelle société, et donc si ce parti peut fonctionner
légalement.
Il serait vain d'essayer de se dissimuler qu'une
contradiction existe entre l'existence de partis et le
rôle des Conseils. Il est impossible que les deux
aillent en se développant simultanément. Si les
Conseils réalisent leur fonction, ils seront le milieu
vivant principal non seulement de confrontation,
mais de formation des opinions politiques. Or, un
parti est toujours un milieu exclusif de formation de
l'opinion de ses militants — de même qu'un pôle
exclusif de leur loyauté. L'existence parallèle des
Conseils et des partis signifie qu'une partie de la vie
politique réelle se déroulera en dehors des Conseils,
et que des gens tendront à agir dans les Conseils en
fonction de décisions déjà prises ailleurs. Si cette
tendance devait prédominer, elle amènerait rapide-
ment l'atrophie et finalement la disparition des
Conseils. Inversement, le développement socialiste
ne pourra être caractérisé que par l'atrophie pro-
gressive des partis.
Cette contradiction ne peut pas être supprimée par
un trait de plume, ou par des dispositions « statu-
taires ». L'existence des partis traduit la persistance
de traits hérités de la société capitaliste — et, tout
particulièrement, d'intérêts divergents et d'idéologies
leur correspondant, même après leur disparition. Les
gens ne formeront pas des partis pour ou contre la
théorie des quanta, ni à partir de simples divergences
d'opinion sur tel ou tel point particulier. La vie ou
l'atrophie des partis sera la mesure exacte de la
capacité du pouvoir ouvrier d'unifier la société.
Ce qui constitue les partis n'est pas la divergence
d'opinions comme telle, mais la divergence sur des
points fondamentaux et l'unité plus ou moins systé-
matique de chaque « ensemble d'opinions », autre-
ment dit, une orientation d'ensemble correspondant
à une idéologie plus ou moins définie, qui à son tour
découle de l'existence de situations sociales condui-
sant à des aspirations contradictoires. Aussi long-
temps que de telles situations existent et que les
aspirations qu'elles suscitent sont ainsi « projetées »
politiquement, on ne peut « supprimer » les partis —
et au fur et à mesure qu'elles disparaissent il est
absurde de penser qu'il s'en formera sur des «diver-
gences »en général.
Si des partis exprimant la survie d'intérêts ou
d'idéologies divergents existent, un parti ouvrier
socialiste, partisan de cette orientation, existera
également. Il sera ouvert à tous les partisans du
pouvoir des Conseils, et se différenciera de tous les
autres, à la fois dans son programme et dans sa
pratique, précisément sur ce point : son activité
fondamentale ne visera que ceci, que les Conseils
concentrent tout le pouvoir et qu'ils deviennent les
seuls centres de la vie politique. Cela implique ainsi
qu'il luttera contre la détention du pouvoir par un
parti particulier, quel qu'il soit.
Il est, en effet, évident que la structure démocra-
tique du pouvoir dans la société socialiste exclut
qu'un parti «détienne le pouvoir »—ces mots n'ont
même plus de sens dans le cadre que nous avons
décrit. Dans la mesure où des grands courants
d'opinion se forment et se séparent sur des questions
importantes, il est possible que les tenants du point
de vue majoritaire soient plus souvent que d'autres
délégués dans les Conseils, etc. (Ce n'est point fatal,
cependant, car un délégué à un Conseil est élu
essentiellement sur une base de confiance totale ne
dépendant pas nécessairement de sa prise de position
sur telle ou telle question). Mais les partis ne seront
pas des organismes briguant le pouvoir; et l'Assem-
blée centrale des Conseils ne sera pas un « parlement
ouvrier »; les gens n'y seront pas désignés en tant
que membres d'un parti. La même chose vaut pour le
Gouvernement issu de cette Assemblée (26).
Le rôle d'un parti ouvrier socialiste sera sans doute
grand au départ; il aura à défendre de façon
systématique et cohérente cette conception, il aura
une lutte importante à mener pour dévoiler et
dénoncer les tendances bureaucratiques, non pas en
général, mais là où elles se présentent concrètement.
Aussi—et peut-être surtout —il sera le seul capable
au départ d'indiquer rapidement les voies et les
moyens d'organisation et de domination de la tech-
nique et des techniciens permettant la stabilisation et
l'épanouissement de la démocratie ouvrière. Le tra-
vail du parti pourra, par exemple, accélérer considé-
rablement la mise sur pied des mécanismes de
planification démocratique que nous avons analysés
plus haut. Le parti est, en effet, la seule forme sous
laquelle peut se réaliser déjà dans la société d'exploi-
tation une fusion entre intellectuels et ouvriers —
qu'autrement cette société rend impossible —et qui
puisse donc permettre la mise rapide de la technique
au service du pouvoir ouvrier.
Mais si, quelques années après la révolution, le
parti « continue à se développer », ce sera le signe le
plus certain qu'il est mort — en tant que parti
ouvrier socialiste.

Les libertés et la dictature duprolétariat


Le problème des libertés politiques se présente
sous deux aspects : la liberté des organisations
politiques et les droits des différentes couches
sociales.
Seuls les Conseils à l'échelle nationale, peuvent
être juges du caractère admissible ou non des
activités d'une organisation politique. Le critère de
fond qui devra les guider dans ce jugement ne peut
être que celui-ci : l'organisation en question vise-
t-elle à restaurer un régime d'exploitation —autre-
ment dit, vise-t-elle à supprimer le pouvoir des
Conseils? S'ils jugent que tel est le cas, les Conseils
ont le droit et le devoir de se défendre, en interdisant
ces activités. Il est clair que ce critère est loin d'offrir
automatiquement une réponse dans chaque cas précis
— mais il est également clair qu'une telle réponse
automatique ne peut pas exister, et que les Conseils
auront chaque fois la responsabilité de la réponse, au
milieu de deux risques également grands : laisser agir
impunément les ennemis du socialisme qui visent à le
tuer — ou le tuer eux-mêmes par des restrictions
extrêmes à la liberté politique. Et il ne faut pas
minimiser la portée de ce problème en disant qu'un
courant politique tant soit peu important ne peut
qu'être représenté dans les Conseils : il est parfaite-
ment concevable et même infiniment probable que
des tendances existeront au sein des Conseils s'oppo-
sant au pouvoir total des Conseils.
La « légalité des partis soviétiques », par laquelle
Trotsky croyait, en 1936, donner une réponse à ce
problème, ne le résoud en effet nullement. Si le seul
danger pour la société socialiste était celui que lui
feraient courir des partis bourgeois « restauration-
nistes », il est probable que, ces partis ne trouvant
pas de soutien au sein des Assemblées ouvrières, ils
seraient automatiquement exclus de la légalité poli-
tique. Mais le danger principal que court une
révolution socialiste, une fois le capitalisme privé
liquidé, ne vient pas des tendances restaurationnistes;
il vient des tendances bureaucratiques. De telles
tendances peuvent trouver un soutien auprès de
fractions de la classe ouvrière, d'autant plus que
leur programme ne vise et ne visera pas la restau-
ration des formes d'exploitation traditionnellement
connues, maisse présente commeune« variante »du
socialisme. Ases débuts, lorsqu'il est le plus dange-
reux, le bureaucratisme n'est ni un système social, ni
un programme clair : il n'est qu'une attitude de fait.
Les Conseils ne pourront le combattre qu'à partir de
leur expérience concrète. Mais un courant révolu-
tionnaire au sein des Conseils dénoncera toujours le
«commandementunique del'usine par le directeur »
—tel qu'il est pratiqué en Russie —ou la direction
centrale de l'économie par un appareil séparé —
commeen Russie, en Pologne ou en Yougoslavie —
commeune variante, non pas du socialisme, mais de
l'exploitation;et il luttera pour la misehors la loi des
organisations qui défendent ces objectifs.
Il est à peine nécessaire d'ajouter que si des
limitations de l'activité politique de telle ou telle
organisation peuvent s'avérer indispensables, aucune
limitation n'est concevable dans le domaine de
l'idéologie et de la culture. Une véritable culture
socialiste ne peut que signifier une variété réelle de
tendances, «écoles », etc., beaucoup plus grande
qu'aujourd'hui.
Mais, indépendamment de la question des organi-
sations politiques, le problème se pose : toutes les
couches de la population ont-elles et peuvent-elles,
dès le départ, avoir les mêmes droits et participer
également à la direction politique de la société? Que
signifie,
riat? dans ces conditions, la dictature du proléta-
Ladictature duprolétariat signifie ce fait incontes-
table, que l'initiative et la direction de la révolution
socialiste et de la transformation consécutive de la
société ne peuvent qu'appartenir au prolétariat des
usines. Elle signifie donc que le point de départ et le
centre du pouvoir socialiste seront les Conseils
ouvriers au sens strict du terme. Mais le prolétariat
ne vise pas à instaurer une dictature sur la société et
sur les autres couches de la population; il vise à
instaurer le socialisme, à savoir une société dans
laquelle les différences entre «couches » ou classes
sociales doivent s'atténuer rapidement pour finale-
ment disparaître. Le prolétariat ne peut diriger la
société vers le socialisme que dans la mesure où il
associe les autres couches de la population à cette
direction, où il leur reconnaît toute l'autonomie
compatible avec l'orientation générale de la société,
où il les élève au rôle de sujets de la direction
politique et il n'en fait pas—ce qui serait contradic-
toire avec toute son orientation —des objets de sa
propre direction. C'est cela que traduit l'organisation
générale de la population en Conseils, l'autonomie
étendue deces Conseils dans leur domaine propre, la
participation de tous ces Conseils au pouvoir central,
quenousavonsdéfinies plus haut.
Si la prépondérance numérique du prolétariat n'est
pas grande, si la révolution setrouve, audépart, dans
une position particulièrement difficile, si d'autres
couches adoptent une attitude d'hostilité active au
pouvoir des Conseils ouvriers, la dictature du prolé-
tariat se traduira concrètement par une participation
inégale des diverses couches de la population au
pouvoir central. Le prolétariat pourrait être ainsi
amenéà neconcéderaudépart aux Conseils paysans,
par exemple, qu'un vote depoids inférieur à celui des
autres Conseils, quitte àaugmenter cepoids au fur et
àmesurequeles tensions declasses'atténueront.
Maisla portée réelle de ce problème est limitée. Le
prolétariat nepeut garder le pouvoir que s'il gagneà
lui la majorité des couches salariées, mêmesi elles ne
sont pas dans l'industrie. Or, les salariés forment
l'écrasante majorité des sociétés modernes — et
chaque jour qui passe accroît leur importance. Dans
ces conditions, si une forte majorité du prolétariat
des usines et la majorité des autres couches salariées
sont du côté du pouvoir révolutionnaire, le régime ne
serait pas vitalement menacé par une opposition
politique de la paysannerie (qui, d'ailleurs, n'est
nullement un bloc homogène); si elles ne le sont pas,
on ne voit pas, de toute façon, comment ce pouvoir
pourrait s'instaurer et encore moins durer.

LES PROBLÈMES DE « TRANSITION »

La société dont nous avons parlé n'est pas le


communisme, qui suppose la liberté totale et la
domination complète des hommes sur leurs activités,
l'absence de toute contrainte et l'abondance — en
bref, une nouvelle structure de l'être humain.
Mais cette société, c'est le socialisme, et le socia-
lisme est la seule société de transition entre le régime
d'exploitation et le communisme, c'est le seul type de
société capable de conduire l'humanité au commu-
nisme. Ce qui n'est pas socialisme, tel que nous
l'avons défini, n'est pas société de transition, mais
société d'exploitation. Et toute société d'exploitation
est, si l'on veut, société de transition — mais de
transition vers une autre forme d'explotation. La
transition vers le communisme n'est possible que si
l'exploitation est immédiatement abolie —car, autre-
ment, l'exploitation se perpétue et s'amplifie d'elle-
même. L'abolition de l'exploitation n'est possible que
si toute couche de dirigeants séparés est abolie —car
dans les sociétés modernes c'est la division en
dirigeants et exécutants qui est la racine de l'exploita-
tion. L'abolition de toute direction séparée signifie la
gestion ouvrière de tous les secteurs d'activité sociale.
La gestion ouvrière n'est possible que dans le cadre
des nouvelles formes d'organisation démocratique
directe des producteurs, que représentent les
Conseils ; et cette gestion ne pourra se consolider et
s'élargir que dans la mesure où elle s'attaque aux
sources profondes de l'aliénation dans tous les
domaines et, en premier lieu, dans le domaine du
travail.
Cette position, dans son fond, coïncide absolument
avec la substance des idées de Marx et de Lénine sur
ce problème. Marx n'a jamais envisagé qu'une forme
de société de transition entre le capitalisme et le
communisme, qu'il appelle indifféremment « dicta-
ture du prolétariat », ou « phase inférieure du com-
munisme »; et il va de soi, pour lui, que cette société
signifierait dès le premier jour la suppression de
l'exploitation et de l'appareil d'Etat séparé (27). Les
positions de Lénine, dans L'Etat et la Révolution, ne
sont, à cet égard, qu'une explication et une défense
des thèses de Marx contre les réformistes de son
époque.
Ces vérités élémentaires ont été systématiquement
déformées ou passées sous silence depuis la dégéné-
rescence de la révolution russe. Laissons de côté les
staliniens, dont c'était et c'est le rôle de présenter les
camps de concentration, le pouvoir absolu du direc-
teur de l'usine, le salaire aux pièces et le stakhano-
visme comme l'image achevée du socialisme. Mais,
sous une forme plus subtile et tout autant dange-
reuse, la même mystification a été propagée par le
courant trotskiste et par Trotsky lui-même, qui sont
parvenus à inventer un nombre chaquejour croissant
de « sociétés de transition » s'emboîtant tant bien
que mal les unes dans les autres. Entre le commu-
nisme et le capitalisme, il y avait le socialisme:mais
entre le socialisme et le capitalisme, il y avait
l' « Etat ouvrier »; entre l' « Etat ouvrier » et le
capitalisme, il y avait l' « Etat ouvrier dégénéré »
(qui est susceptible, la dégénérescence étant un
processus, de gradations : dégénéré, très dégénéré,
monstrueusement dégénéré, etc.). Après la guerre, on
a assisté à la naissance de toute une série d'Etats
ouvriers qui étaient dégénérés sans avoir jamais été
ouvriers (les pays satellites). Tout cela, afin d'éviter
de reconnaître que la Russie était redevenue une
société d'exploitation qui n'avait rien de socialiste, ni
de près, ni de loin, et que la dégénérescence de la
révolution russe obligeait à réexaminer l'ensemble
des questions relatives au programme et au contenu
du socialisme, au rôle du prolétariat, à la fonction du
parti, etc.
L'idée d'une « société de transition » autre que la
société socialiste dont nous avons parlé est une
mystification. Cela ne veut pas dire, tout au
contraire, que des problèmes de transition n'existent
pas; en un certain sens, toute la société socialiste est
déterminée par l'existence de ces problèmes et son
activité vise à les résoudre. Mais des problèmes de
transition existent également en un sens plus étroit :
ce sont ceux qui découlent des conditions concrètes
de départ devant lesquelles se trouvera placée chaque
fois une révolution socialiste, et qui rendent plus ou
moins aisée, orientent vers telle ou telle forme la
concrétisation des principes qui sont l'essence du
socialisme.
C'est ainsi que la révolution ne peut que commen-
cer dans un pays ou groupe de pays. De ce fait, elle
aura à subir des pressions d'une nature et d'une
durée extrêmement différentes. D'autre part, quelle
que soit la rapidité de l'extension internationale de la
révolution, le degré de maturation d'un pays jouera
un rôle important dans la concrétisation des prin-
cipes du socialisme. L'agriculture, par exemple, sera
un problème probablement important en France —
et ne le sera guère aux Etats-Unis — ou en
Angleterre (où le problème serait, inversement, celui
de la dépendance extrême du pays par rapport aux
importations alimentaires). Nous avons été amenés à
envisager, au cours de notre analyse, plusieurs
problèmes de ce type et nous croyons avoir montré
que des solutions allant dans le sens du socialisme
existent dans chaque cas. Nous n'avons pas pu
envisager les problèmes particuliers qui découleraient
d'un isolement prolongé de la révolution dans un
pays —et nous ne pouvons guère le faire ici. Mais
nous espérons que toute l'analyse qui précède montre
implicitement qu'il est faux de croire que les pro-
blèmes nés d'un tel isolement sont insolubles, qu'un
pouvoir prolétarien isolé doit mourir héroïquement
ou dégénérer, qu'il ne peut tout au plus que « tenir »
en attendant. On ne peut attendre, on ne peut tenir
qu'en construisant le socialisme — autrement on a
déjà dégénéré, et l'on n'attend plus rien. Cette
construction du socialisme pour un pouvoir ouvrier
dès le premierjour, non seulement est possible —elle
est inéluctable, autrement ce pouvoir n'est déjà plus
un pouvoir ouvrier.
Toute la discussion sur le « socialisme dans un seul
pays »entre la fraction stalinienne et l'Opposition de
gauche (1924-1927) montre à un degré effrayant
comment les hommes font leur histoire en croyant
savoir ce qu'ils font et en n'y comprenant rien.
Staline affirmait la possibilité de la construction du
socialisme dans la Russie isolée, en entendant par
socialisme l'industrialisation plus le pouvoir de la
bureaucratie. Trotsky affirmait que cette construc-
tion était impossible, en entendant par socialisme
pratiquement une société sans classes. Chacun avait
raison dans ce qu'il affirmait, et tort en niant
l'affirmation de l'autre. Ni l'un ni l'autre ne parlaient
en fait de socialisme, et personne pendant toute la
discussion n'a mentionné le régime des usines russes,
le rapport du prolétariat avec la direction de la
production, et le rapport du parti bolchevique, où se
déroulait la bataille, avec le prolétariat, principal
intéressé en fin de compte dans l'affaire.
Le programme que nous avons développé est un
programme actuel, actuellement réalisable dans un
pays moyennement industrialisé. Il définit les
mesures —ou l'esprit des mesures —et l'orientation
que les Conseils devront adopter dès les premières
semaines de leur pouvoir, qu'il s'étende sur plusieurs
pays ou sur un seul. Peut-être, s'il s'agissait de
l'Albanie, il n'y aurait rien à faire. Mais si demain en
France, ou même en Pologne — comme hier en
Hongrie — des Conseils ouvriers se constituaient,
établissaient leur pouvoir et n'avaient pas à subir une
invasion militaire étrangère, ils ne pourraient rien
faire d'autre que :
— Se fédérer au sein d'une Assemblée centrale et
se déclarer le seul pouvoir dans le pays;
— Procéder à l'armement du prolétariat et à la
dissolution de la police et de l'armée régulières;
— Proclamer l'expropriation des capitalistes, la
destitution de tous les dirigeants de la production et
la gestion de chaque entreprise par les travailleurs de
l'entreprise organisés dans leur Conseil;
— Proclamer la suppression des normes de travail
et instaurer l'égalité complète des salaires et traite-
ments de toutes sortes;
— Inviter les autres catégories de salariés à former
des Conseils et à prendre en main la gestion de leurs
entreprises respectives;
— Inviter en particulier les travailleurs des admi-
nistrations de l'Etat à former des Conseils, proclamer
la transformation de ces administrations en entre-
prises, privées de tout pouvoir général et gérées par
les travailleurs qui s'y trouvent;
— Inviter les paysans et les autres catégories non-
salariées de la population à former des Conseils et à
envoyer leurs représentants auprès de l'Assemblée
centrale;
— Procéder à l'organisation de l' « usine du
plan » et soumettre rapidement à l'approbation des
Conseils d'entreprise un premier plan économique
provisoire;
— S'adresser aux travailleurs des autres pays en
expliquant la teneur et le sens de ces mesures.
Toutes ces mesures seraient d'une nécessité immé-
diate —et elles contiennent l'essentiel du processus
de construction du socialisme.

NOTES
(1) ElleserapubliéedansleprochainnumérodeS.ouB.[n°23,
janvier 1958.Maintenant,dansL'expériencedumouvementouvrier,
2, pp.9-88.]
(2) Le«Soviet Suprême»actuel, bien entendu.
(3) L'expression se trouve chez Engels, Anti-Dühring (éd.
Costes),T.III, p. 52.
(4) On a ainsi pu lire, il y a quelques années, sous la plume d'un
« philosophe ». à peu près ceci : Comment oserait-on discuter les
décisions de Staline, puisqu'on ignore les éléments sur lesquels il
était le seul à pouvoir les fonder? (Sartre, Les Communistes et la
Paix.)
(5) Lénine ne perd pas une occasion, dans L'Etat et la
Révolution, de défendre l'idée de la démocratie directe, contre les
réformistes de son époque, qui l'appelaient avec mépris « démo-
cratie primitive ».
(6) V. sur cet aspect de l'entreprise Paul Romano, L'ouvrier
américain, dans le n° 5-6 de S. ou B., pp. 129-132, et R. Berthier;
Une expérience d'organisation ouvrière, dans le n° 20 de S. ou B.,
pp. 29-31.
(7) Cela a été le grand mérite du groupe américain qui publie
Correspondance de reprendre l'analyse de la crise de la société du
point de vue de la production et de l'appliquer aux conditions de
notre époque. V. leurs textes traduits et publiés dans Socialisme ou
Barbarie : « L'ouvrier américain », de Paul Romano (n 1à 5-6)
et « La reconstruction de la société » de Ria Stone (n 7 et 8).
En France, c'est Ph. Guillaume qui a repris ce point de vue (voir
son article Machinisme et Prolétariat dans le n° 7 de cette revue).
Plusieurs idées de ce texte-ci lui sont dues, directement ou
indirectement.
(8) Le Capital, tr. Molitor, T. XIV, pp. 114-115. [Pléiade, II,
pp. 1487-88.]
(9) Le texte de D. Mothé, « L'usine et la gestion ouvrière »,
qu'on lira plus loin [S. ou B., n° 22, pp. 75 et suiv.] est déjà une
réponse de fait — venant de l'usine même — aux problèmes
concrets de gestion ouvrière de l'atelier et d'organisation du
travail. En renvoyant à ce texte, nous n'envisageons ici que les
problèmes de l'usine dans son ensemble.
(10) Voir, p. ex., dans l'excellente synthèse de la « sociologie
industrielle » que fait J.A.C. Brown (The Social Psychology of
Industry, Penguin Books, 1954) la contradiction totale entre
l'analyse dévastatrice qu'il donne de la production capitaliste et les
seules conclusions qu'il en tire —exhortations morales adressées à
la direction pour qu'elle «comprenne », « s'améliore », « se démo-
cratise », etc. Qu'on ne dise pas qu'un « sociologue industriel »
n'a pas à prendre position, qu'il décrit des faits et ne pose pas des
normes conseiller l'appareil de direction de « s'améliorer », c'est
prendre position — et une position dont on a démontré
précédemment soi-même qu'elle est entièrement utopique.
(11) Voir les textes du XX Congrès du P.C.U.S. analysés par
Claude Lefort, Le totalitarisme sans Staline, n° 19 de S. ou B. en
particulier pp. 59-62. [Maintenant, dans Eléments d'une critique de
la bureaucratie, Droz, Genève-Paris, 1971, p. 166et suiv.].
(12) Voir le texte de D. Mothé, L'usine et la gestion ouvrière,
déjà cité.
(13) Voir, sur le gonflement extrême des services « improduc-
tifs » dans l'usine actuelle G. Vivier, La vie en usine, dans le n° 12
de S. ou B., pp. 39-41. Vivier estime que, pour l'entreprise qu'il
décrit, « sans réorganisation rationnelle des services, 30 % des
employés sont en surnombre » (les mots soulignés le sont dans
l'original).
(14) Voir l'article de D. Mothé déjà cité.
(15) La « planification » bureaucratique pratiquée en Russie et
dans les pays satellites ne prouve rien, ni dans un sens ni dans
l'autre. Elle est tout autant irrationnelle, contient tout autant
d'anarchie et de gaspillage («extérieur», indépendamment du
gaspillage dans les usines et la production) que le « marché »
capitaliste, —quoique bien entendu sous une autre forme. Nous
avons fourni une brève description de ce gaspillage et une analyse
des racines de cette irrationalité dans le n° 20 de S. ou .B. (La
révolution prolétarienne contre la bureaucratie, pp. 139 à 156.)
[Maintenant, dans La société bureaucratique, 2 pp. 267-338.]
(16) La littérature relative à ce sujet s'accroît tous les jours. Le
point de départ d'une étude du sujet reste toujours le travail de
W. Leontief, The Structure of American Economy, New York,
1951 [trad. fr. La Structure de l'économie américaine, Paris, Génin-
Médicis, 1958]. V. aussi Leontief and others Studies in the
Structure ofAmerican Economy, NewYork, 1953.
(17) Voir T. Koopmans, Activity analysis of production and
allocation, New York, 1951.
(18) Les grèves de Nantes, en 1955, se sont déroulées sur une
revendication anti-hiérarchique d'augmentation uniforme pour
tous. Les Conseils ouvriers hongrois demandaient la suppression
des normes et une limitation sévère de la hiérarchie. Ce qui
transpire des déclarations officielles indique qu'une lutte perma-
nente contre la hiérarchie se déroule dans les usines russes. V. La
révolution prolétarienne contre la bureaucratie, dans le n° 20 de
S. ou B., pp. 149-153. [La société bureaucratique, 2, pp. 286-301.]
(19) Pour une discussion détaillée du problème de la hiérarchie
voir Les rapports de production en Russie, dans le n° 2 de cette
revue, pp. 50 à 66. [La société bureaucratique, 11 pp. 264-281.] V.
également Sur la dynamique du capitalisme, S. ou B., n° 13, pp. 67
à 69.
(20) Voir, sur la structure d'une grande Compagnie d'Assu-
rances en train de subir une « industrialisation » rapide aussi bien
techniquement que socialement et politiquement, les articles
d'Henri Collet (La grève aux A.G.-Vie dans le n° 7 de S. ou B.,
pp. 103 à 110) et de R. Berthier (Une expérience d'organisation
ouvrière : Le Conseil du personnel des A.G.-Vie, dans le n° 20 de
S. ou B., pp. 1 à 64). Sur la même évolution en cours aux Etats-
Unis, et englobant de plus en plus les secteurs « tertiaires » voir
C. Wright Mills, White Collar, New York, 1951, en particulier
pp. 192à 198 [trad. fr. Les cols blancs, Paris, Maspero, 1966]. Pour
mesurer l'importance des changements qui sont à attendre dans ce
domaine, il faut comprendre que l'industrialisation des bureaux et
des « services » et finalement, l'industrialisation du travail « intel-
lectuel », enest encore à ses premiers balbutiements. Cf. N. Wiener,
Cybernetics, New York et Paris, 1951, pp. 37-38.
Dans un tout autre secteur, celui du théâtre et du cinéma, on
peut comparer aux idées émises dans le texte le rôle multiple —
économique, politique, de gestion du travail —qu'a joué pendant
la révolution hongroise le Comité révolutionnaire des travailleurs
du secteur. V. Les artistes du théâtre et du cinéma pendant la
révolution hongroise, dans le n° 20 de S. ou B., pp. 96 à 104.
(22) Voir dans le livre de J. Ellul, La technique ou l'enjeu du
siècle (Paris, 1954) le chapitre IV : La technique et l'Etat. Malgré
son optique fondamentalement fausse, Ellul a le mérite d'analyser
certains de ces aspects essentiels de la réalité de l'Etat moderne,
joyeusement ignorés par la plupart des sociologues et écrivains
politiques, « marxistes » ou non.
(23) C'est le point de vue de J. Ellul dans son livre déjà cité,
dont la conclusion est qu' « il est parfaitement vain de prétendre
soit enrayer cette évolution, soit la prendre en main et l'orienter ».
La technique, pour lui, n'est qu'asservissement se développant de
lui-même, indépendamment de tout contexte social.
(24) Cf. C. Wright Mills, White Collar, pp. 347-8, et The Power
Elite (New York, 1956), pp. 134 sq., 145 sq. et ailleurs, sur le
manque effectifde tout rapport entre la direction politique ou celle
des entreprises et des capacités « techniques » quelconques. [Tr. fr.
L'Elite dupouvoir, Paris, Maspéro, 1969.]
(25) « Platon définit l'optimum de population d'une cité par le
nombre des citoyens qui peuvent entendre la voix d'un seul orateur.
Aujourd'hui, ces limites ne désignent pas une cité, mais une civi-
lisation. Partout où les instruments néotechniques sont disponibles
et où l'on parle un langage commun, il y a maintenant les élé-
mentsd'uneunité politique qui se rapproche presquedes plus petites
cités de la Grèce jadis. Les possibilités en bien ou en mal sont im-
menses»(L. Mumford, Techniqueet civilisation, Paris, 1950, p. 219).
(26) Les événements de Pologne ont encore fourni une confir-
mation de l'idée que le parti ne saurait être un organe de
gouvernement. (V. dans le n° 20 de S. ou B. « La révolution
prolétarienne contre la bureaucratie», p. 167 et, dans le n° 21,
« La voie polonaise de la bureaucratisation », p. 65-66.) [Mainte-
nant, dans Lasociété bureaucratique, 2, pp. 327-329 et 348-352.]
(27) Voir la « Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt ».
CE QUE SIGNIFIE
LE SOCIALISME (*)

Le besoin d'un programme socialiste.


On ne peut que s'étonner devant le peu de
discussion que soulève, parmi les socialistes d'aujour-
d'hui, la question du socialisme. Il est encore plus
surprenant d'entendre des prétendus révolutionnaires
proclamer que l'on devrait se préoccuper uniquement
des problèmes « pratiques » et « quotidiens » de la
lutte des classes, et laisser l'avenir prendre soin de
lui-même. Ces conceptions rappellent la fameuse
phrase de Bernstein : « Le but n'est rien, le mouve-
ment est tout. » En réalité, il n'y a pas de mouvement
si ce n'est vers un but — bien que ce but puisse
devoir être constamment redéfini au fur et à mesure
que le mouvement se développe.
Des citations soigneusement choisies dans Marx et
dirigées contre les socialistes utopiques sont fréquem-
ment utilisées pour éviter toute discussion approfon-
die sur la question du socialisme. Mais évidemment,

(*) Publié dans International Socialism, Londres, n° du prin-


temps 1961 Reproduit, sous forme de brochure, par Solidarity de
Londres (septembre 1961) et réimprimé à plusieurs reprises, ce
texte a été traduit et diffusé aussi en italien, japonais, polonais,
suédois et norvégien. Re-traduit de l'anglais par moi.
les citations ne sont pas des preuves. En fait, elles
sont exactement le contraire : des preuves de l'ab-
sence d'une vraie preuve. Nous n'invoquons pas
l'autorité d'un grand auteur pour prouver que si l'on
laisse assez longtemps de l'eau sur le feu, elle finira
par bouillir. Mais que penser du fond de l'affaire?
Marx a polémiqué, de façon justifiée, contre ceux qui
voulaient remplacer par des descriptions détaillées et
non fondées de la société future l'analyse des luttes
effectives qui se déroulaient sous leur nez. Il n'a pas
pour autant renoncé à formuler ses propres vues
concernant le programme d'une révolution proléta-
rienne. En fait, il a annexé les éléments d'un tel
programme au Manifeste communiste. Il n'a négligé
aucune des occasions que lui offraient le développe-
ment de l'expérience historique ou les besoins du
mouvement ouvrier pour amplifier, élaborer ou
même modifier ses propres conceptions programma-
tiques antérieures. On connaît les exemples de la
généralisation de l'expérience de la Commune de
Paris relative à la formule de la « dictature du
prolétariat », ou de la « Critique du Programme de
Gotha ».
Soutenir, en 1961, que nous ne pouvons ni devons
aller plus loin que Marx, équivaut à affirmer que rien
d'important n'a eu lieu depuis quatre-vingts ans. C'est
ce que semblent vraiment penser certaines gens — y
compris beaucoup de prétendus « marxistes ». Ils
admettent, certes, que beaucoup d'événements ont eu
lieu, dont il faudrait dresser soigneusement la chro-
nique; mais ils rejettent l'idée que ces événements
exigent des changements tant soit peu fondamentaux
de leurs conceptions programmatiques. Leur décom-
position organisationnelle va de pair avec leur
stagnation théorique et politique.
Nous pensons que ce qui a eu lieu pendant la
période que nous discutons, et en particulier depuis
1917, est plus important, pour les socialistes, que
n'importe quel autre événement antérieur de l'his-
toire humaine. Le prolétariat a pris le pouvoir dans
un pays immense. Il a résisté victorieusement aux
tentatives d'une contre-révolution bourgeoise. Puis, il
a graduellement disparu de la scène historique et une
nouvelle couche sociale, la bureaucratie, a établi sa
domination sur la société russe et a entrepris de
construire le « socialisme » moyennant les méthodes
les plus brutales de la terreur et de l'exploitation.
Contrairement à tous les pronostics, y compris celui
de Trotsky, la bureaucratie russe a survécu victo-
rieusement à l'épreuve de la plus grande guerre de
l'histoire. Aujourd'hui, elle dispute aux Etats-Unis la
suprématie mondiale dans les domaines industriel et
militaire.
Avant la guerre, Trotsky prédisait quotidienne-
ment que la bureaucratie ne pourrait pas surmonter
cette épreuve suprême, à cause de la « contradiction
entre les fondements socialistes du régime et le
caractère parasitaire et réactionnaire de la bureaucra-
tie ». Aujourd'hui, les trotskistes disent que la force
militaire croissante de la Russie est le produit de ces
« fondements socialistes ». Si vous ne pouvez pas
comprendre ce genre de logique, vous n'avez qu'à
appliquer cette règle : lorsqu'un spoutnik est bien mis
sur orbite, il a nécessairement été lancé depuis les
profondeurs des fondements socialistes. S'il explose
en l'air, cela est dû au caractère parasitaire de la
bureaucratie.
Après la guerre, le même régime bureaucratique
s'est instauré dans des pays aussi différents que
l'Allemagne de l'Est et la Tchécoslovaquie, d'une
part, la Corée du Nord et le Vietnam du Nord,
d'autre part, sans révolution prolétarienne. Si la
nationalisation des moyens de production et la
planification sont les « fondements » du socialisme,
alors, de toute évidence, il n'y a aucun lien nécessaire
entre le socialisme et l'action de la classe ouvrière
Tout ce que les ouvriers ont à faire, c'est de se
crever pour construire des usines « socialistes » et
lesfairemarcher. N'importequellebureaucratielocale.
moyennant des circonstances favorables et l'aide du
Kremlin, pourrait réaliser ce « socialisme ».
Puis, quelque chose est arrivé. En 1956, les
ouvriers hongrois en armes se sont révoltés contre la
bureaucratie. Ils ont formé des Conseils ouvriers et
ont exigé la gestion ouvrière de la production. Ils
démontraient ainsi que la question de savoir si le
socialisme était simplement la « nationalisation plus
la planification », ou s'il était « les Conseils ouvriers
plus la gestion ouvrière de la production » n'était pas
une question académique. Il y a cinq ans, l'histoire
l'a posée au bout du fusil.
Les idées traditionnelles sur le socialisme ont été
soumises, de multiples manières, à l'épreuve des faits.
Il est impossible de se voiler la face devant les
conclusions. Si le socialisme c'est la propriété natio-
nalisée plus la planification plus la dictature du Parti,
alors le socialisme c'est Khrouchtchev plus ses
spoutniks plus son « beurre en 1964 ». Si l'on a cette
conception, alors le mieux que l'on puisse faire c'est
de rester un opposant intérieur au régime, un critique
dans les rangs du Parti communiste, essayant de
« démocratiser » et d' « humaniser » le système. Du
reste, pourquoi même essayer cela? L'industrialisa-
tion peut être réalisée sans démocratie. Comme le
disait Trotsky, toute révolution a ses faux frais. Que
ces faux frais, ici, consistent en vrais cadavres, on
pouvait s'y attendre.
Ces considérations ne sont pas importantes seule-
ment pour toute discussion relative au socialisme;
elles ont aussi une importance fondamentale si nous
voulons comprendre le capitalisme contemporain.
Dans plusieurs pays capitalistes, des secteurs écono-
miques de base ont été nationalisés, et un degré
important de contrôle étatique et de planification
économique se trouve réalisé. Le capitalisme lui-
même — le capitalisme « orthodoxe », de type
occidental —a subi des changements immenses. La
réalité a rudement secoué la plupart des idées
traditionnelles le concernant. Ainsi, que le capita-
lisme ne pourrait plus développer la production (idée
formulée très explicitement dans le Programme tran-
sitoire de Trotsky : « Les forces productives de
l'humanité stagnent. Les inventions et les améliora-
tions nouvelles ne parviennent pas à élever le niveau
des richesses matérielles »); qu'il y a une succession
inévitable de phases d'expansion et de dépressions
toujours plus profondes; que le niveau de vie
matériel de la classe ouvrière ne peut pas, sous le
capitalisme, s'élever substantiellement et durable-
ment; qu'une armée industrielle de réserve grandis-
sante est un produit inéluctable du système. Les
marxistes « orthodoxes » sont contraints de recourir
à toutes sortes d'acrobaties verbales pour défendre
ces idées. Ils en sont réduits à des rêveries sur la
prochaine grande dépression — laquelle, depuis
maintenant vingt ans, doit arriver d'un moment à
l'autre.
Ces problèmes, que fait apparaître l'évolution du
capitalisme, sont intimement reliés aux conceptions
programmatiques du mouvement socialiste. Comme
d'habitude, les prétendus « réalistes » (qui répugnent
à discuter du socialisme, « sujet qui relève d'un
avenir éloigné ») sont aveugles devant la réalité. C'est
la réalité qui exige un ré-examen, ici et maintenant,
des problèmes fondamentaux du mouvement. Nous
montrerons, à la fin de ce texte, pourquoi sans un tel
ré-examen il est impossible d'adopter une position
correcte devant les problèmes pratiques les plus
banals, les plus quotidiens, les plus terre-à-terre.
Pour l'instant, en tout cas, soulignons cette évidence :
il ne saurait exister de mouvement socialiste conscient
qui évite la réponse à cette question fondamentale :
qu'est-ce que le socialisme? Et cette question est le
revers de ces deux autres : qu'est-ce que le capitalis-
me? Et quelles sont les racines réelles de la crise de la
société contemporaine?

La contradiction dans laproduction


Le marxisme traditionnel considère que la crise de
la société capitaliste est l'effet de la propriété privée
des moyens -de production et de l' « anarchie du
marché ». La suppression de la propriété privée,
affirmait-on, ouvrirait une nouvelle étape au déve-
loppement de la société humaine. Nous pouvons
maintenant voir que la fausseté de cette idée a été
démontrée par les faits. Dans les pays de l'Europe de
l'Est il n'y a pas de propriété privée. Il n'y a pas de
dépressions. Il n'y a pas de chômage. Pourtant, les
luttes sociales sont aussi aiguës qu'à l'Occident.
Faut-il rappeler les événements de l'Allemagne de
l'Est, en 1953, de la Pologne et de la Hongrie, en
1956, de la Chine, en 1957—ou les échos des luttes
quotidiennes dans les usines russes, reproduits même
par la presse soviétique officielle et dans le rapport
public de Khrouchtchev devant le XX Congrès du
P.C.U.S.?
La pensée traditionnelle voyait dans l'anarchie
économique, le chômage de masse, la stagnation de
la production et les salaires de famine à la fois des
expressions des contradictions du capitalisme profon-
dément enracinées dans la nature du régime, et les
ressorts principaux de la lutte de classe. Nous voyons
aujourd'hui que, malgré le plein emploi et l'élévation
des salaires, les capitalistes rencontrent constamment
des problèmes dans la gestion de leur système, et que
la lutte de classe n'a d'aucune manière faibli. Les
formes de cette lutte se sont modifiées, pour des
raisons profondes et intimement liées avec les pro-
blèmes que nous discutons dans ce texte. Mais son
intensité n'a pas diminué. L'intérêt des ouvriers
concernant la « politique » traditionnelle, qu'elle soit
« de gauche » ou non, a décliné. Mais les grèves
« inofficielles »en Grande-Bretagne, les grèves « sau-
vages » aux Etats-Unis sont de plus en plus fré-
quentes. Des individus qui, confrontés à cette situa-
tion, continuent à citer les vieux textes ne peuvent
rien offrir à la reconstruction essentielle du mouve-
ment socialiste qui est nécessaire.
Le marxisme traditionnel voyait les contradictions
et l'irrationalité du capitalisme au niveau de l'écono-
mie totale, non pas au niveau de la production. (Ici
et par la suite, j'utilise le terme « marxisme » dans
son sens historique effectif. J'entends par là les idées
qui ont la plupart du temps prévalu dans le mouve-
ment marxiste, laissant de côté les subtilités philolo-
giques et les interprétations détaillées de telle ou telle
citation. Les idées discutées plus bas sont rigoureuse-
ment celles que Marx formule dans le Capital.) Ases
yeux, le problème se situait au plan du « marché » et
du « système d'appropriation », non pas au plan'de
l'entreprise particulière ou du système de production
au sens le plus concret, le plus matériel. Maintenant,
l'usine capitaliste est bien entendu affectée par sa
relation au marché; il serait absurde, pour elle, de
produire des produits invendables. Le marxisme
traditionnel reconnaît, certes, que l'usine moderne est
pénétrée de part en part par l'esprit du capitalisme :
les méthodes et les rythmes de travail sont plus
oppressifs qu'il n'est indispensable, le capitalisme
s 'intéresse peu à la vie ou la santé des ouvriers, et
ainsi de suite. Mais, en elle-même, l'usine, telle qu'elle
est actuellement, est considérée comme une pure
incarnation de la rationalité et de l'efficacité. Aussi
bien du point de vue technique, que du point de vue
organisationnel, elle est la Raison personnifiée. La
technologie capitaliste est la technologie, absolument
imposée à l'humanité par l'étape présente du déve-
loppement historique, inlassablement cultivée et
appliquée à la production par ces instruments
aveugles de la Raison Historique, les capitalistes eux-
mêmes. L'organisation capitaliste de la production
(division du travail et des tâches, contrôle détaillé du
travail par le personnel de supervision et finalement
par les machines elles-mêmes) est vue comme l'orga-
nisation par excellence de la production, puisque,
dans sa course vers le profit, elle s'adapte constam-
ment à la technologie la plus moderne et réalise
l'efficacité maximale de la production. Le capitalisme
crée, pour ainsi dire, les moyens corrects, les seuls
moyens — mais les utilise à des fins mauvaises. Le
renversement du capitalisme, d'après les marxistes
traditionnels, orientera vers les fins correctes cet
. appareil de production à l'immense efficacité. Celui-
ci pourra alors être utilisé pour « la satisfaction des
besoins des masses », au lieu d'être utilisé pour « le
profit maximum des capitalistes ». Les excès inhu-
mains du mode capitaliste d'organisation du travail
seront, incidemment, éliminés. Mais ce renversement,
d'après cette vue traditionnelle, ne changera rien et
ne pourra rien changer — sauf peut-être dans un
avenir très lointain —à l'organisation du travail et à
l'activité productive elle-même, dont les caractéris-
tiques découlent inévitablement de l' « étape présente
de développement des forces productives ».
Marx avait vu, bien évidemment, que la rationali-
sation capitaliste de la production contenait une
contradiction. Elle se réalisait moyennant l'asser-
vissement constamment croissant du travail vivant
(l'ouvrier) au travail mort (la machine). L'homme
était aliéné, dans la mesure où il était dominé par
ses propres produits, ses propres créations (les
machines). Il était réduit à un « simple fragment
d'homme », du fait de la division du travail toujours
plus poussée. Mais dans l'esprit de Marx cette
contradiction était abstraite, « philosophique ». Elle
concernait le destin de l'homme dans la production,
non pas la production elle-même. La production
augmentait pari passu avec la transformation de
l'ouvrier en « simple appendice » de la machine, et à
cause de cette transformation. La logique objective
de la production doit obligatoirement écraser les
besoins, les désirs, les tendances subjectives des
hommes. Elle doit les « discipliner ». On n'y peut
rien : c'est la conséquence inexorable de l'étape
présente du développement technologique. C'est
aussi, plus généralement, la conséquence de la nature
même de l'économie, qui est « le royaume de la
nécessité ». Et cette situation s'étend, dans l'avenir,
aussi loin que Marx se souciait de voir. Même dans
la société des « producteurs librement associés »,
affirme Marx (dans le volume III du Capital)
l'homme ne sera pas libre dans la production. Le
« royaume de la liberté » serait instauré hors le
travail, moyennant la « réduction de la journée de
travail ». La liberté, c'est les loisirs —du moins, c'est
ce qui semble ressortir de ces formulations de Marx.
Ce que nous affirmons, c'est que la plus réelle, la
plus profonde, la plus concrète contradiction du
capitalisme est en fait cette contradiction, que Marx
voyait simplement comme une contradiction « philo-
sophique ». Elle est la source de la crise permanente
de la société présente, aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest.
La « rationalité » de la production capitaliste n'est
que de surface. Elle met en œuvre tous ses moyens en
vue de l'accroissement de la production considérée
comme une fin en soi. Cela est, en soi, absolument
irrationnel.
La production est un moyen en vue des fins
humaines, et non pas l'homme un moyen en vue de
la production. L'irrationalité capitaliste a uneexpres-
sion immédiate et concrète : en traitant les hommes
dans la production comme de simples moyens, elle
les transforme en objets, en choses. Mais, mêmesur
la chaîne d'assemblage, la production est basée sur
les hommes en tant qu'êtres actifs et conscients. La
transformation del'ouvrier ensimpleappendice de la
machine—quele capitalisme poursuit constamment,
mais ne parvient jamais à réaliser —se trouve en
conflit frontal avecle développement de la produc-
tion. Si le capitalisme parvenait jamais à réaliser
cette transformation, cela entraînerait l'effondrement
immédiat duprocès de production. Du point de vue
capitaliste, cette contradiction s'exprime commel'ef-
fort simultané, d'une part, de réduire le travail à la
simple exécution de tâches rigoureusement définies
(ou plutôt, degestes rigoureusement définis), d'autre
part, de faire appel et de recourir constamment à la
participation volontaire et consciente de l'ouvrier, à
sa capacité de comprendre et de faire beaucoup plus
qu'il n'est censécomprendreet faire.
Cette situation est imposée à l'ouvrier huit heures
parjour ouplus. Commel'a dit un de nos camarades
des Usines Renault [D. Mothé], on demande à l'ou-
vrier de se comporter simultanément « comme un
robot et comme un surhomme ». Là se trouve une
source de conflits et de luttes interminables dans
toutes les usines, les mines, les chantiers, les ateliers
du monde moderne. Et cette situation n'est pas
affectéepar les «nationalisations », les «plans », par
les phases d'expansion ou de récession, par le niveau
élevéoubas dessalaires.
C'est cela, la critique fondamentale que les socia-
listes doivent aujourd'hui adresser à l'organisation
existante de la société. En luttant sur ce front, ils
donneront une formulation explicite à ce que chaque
ouvrier, dans chaque usine, dans chaque bureau
ressent à tout instant de chaque journée, et qu'il
duelled'ou
essaie exprimer constamment par son action indivi-
collective.

Laproduction capitaliste
Dansnotre société, les hommes passent la majeure
partie deleur vieau travail. Et cetravail est pour eux
à la fois uneagonie et un non-sens. C'est une agonie,
car l'ouvrier est constamment subordonné à une
puissance étrangère et hostile, qui a deux visages :
celui de la machine, celui de la direction. C'est un
non-sens, car l'ouvrier est placé par ses maîtres
devant deux tâches contradictoires : exécuter les
ordres, et accomplir un résultat positif.
La direction organise la production en vue d'at-
teindre une «efficacité maximale ». Mais le premier
effet de cette organisation est de susciter la révolte
des ouvriers contre la production. Les pertes de
production causées par cela dépassent de loin celles
qu'amènent les dépressions les plus profondes. Elles
sont, probablement, du mêmeordre degrandeur que
le total delaproduction courante (v., par exemple, le
livre de J. A. C. Brown, The Social Psychology of
Industry, Penguin).
Pour combattre la résistance des ouvriers, la
direction instaure une division encore plus poussée
du travail et des tâches. Elle réglemente de manière
rigide les méthodes et les procédures du travail. Elle
impose des contrôles de la quantité et de la qualité
des pièces produites. Elle introduit le salaire aux
pièces ou au rendement. Mais aussi, elle impose au
développement technologique un biais de classe de
plus en plus prononcé. Des machines sont inventées,
ou choisies, d'après ce critère fondamental : est-ce
qu'elles favorisent la lutte de la direction contre les
ouvriers, est-ce qu'elles réduisent encore plus la
marge d'autonomie de l'ouvrier, est-ce qu'elles
contribuent à ce que l'on puisse, finalement, l'élimi-
ner tout à fait? En ce sens, l'organisation présente du
travail, en Angleterre ou en France, aux Etats-Unis
ou en Russie, est une organisation de classe. La
technologie est, de manière prédominante, une tech-
nologie de classe. Aucun capitaliste anglais, aucun
directeur d'usine russe, n'introduirait jamais dans
son usine une machine qui augmenterait la possibilité
de l'ouvrier individuel ou du groupe d'ouvriers de
diriger eux-mêmes leur travail —même si une telle
machine contribuait à augmenter la production.
Les ouvriers ne sont nullement désarmés dans
cette lutte. Ils inventent constamment des méthodes
d'autodéfense. Ils violent les règlements, tout en les
respectant « formellement ». Ils s'organisent infor-
mellement, ils instaurent une solidarité et une disci-
pline collectives. Ils créent une nouvelle éthique du
travail. Ils rejettent la psychologie du bâton et de la
carotte. Ils rendent la vie impossible aussi bien aux
« crevards »qu'à ceux qui veulent se la couler douce.
Par ses méthodes d'organisation de la production,
la direction se trouve prise dans un nœud de
contradictions et de conflits sans fin. Ceux-ci
dépassent de loin ceux qui sont causés directement
par la résistance des ouvriers. La définition stricte
des tâches à laquelle la direction veut parvenir est
presque toujours arbitraire et souvent fortement
irrationnelle. Les normes de travail ne peuvent pas
être « rationnellement » définies lorsque les ouvriers
s'y opposent constamment et activement. Le traite-
ment des ouvriers comme des rouages séparables de
la machine productive se trouve en contradiction
avec le caractère profondément collectif de la pro-
duction moderne. Le résultat, c'est la coexistence
d'une organisation formelle, officielle, et d'une orga-
nisation informelle, réelle, de l'entreprise, du procès
de travail, des communications. Ces deux organisa-
tions se trouvent, dès lors, dans une opposition
permanente.
La direction du travail est de plus en plus séparée
de son exécution. Pour dépasser cette séparation,
pour parvenir à administrer — de l'extérieur — la
complexité immense de la production moderne, la
direction est forcée à reconstruire et à refléter en son
propre sein tout le procès de production, et cela, ici
encore, de manière arbitraire. Cela n'est pas simple-
ment, à strictèment parler, impossible; cela conduit
aussi à la création d'un appareil bureaucratique
énorme. Au sein de cet appareil, une nouvelle
division du travail apparaît et l'ensemble des contra-
dictions que nous avonsdécrites s'y trouve reproduit.
Une direction séparée de l'exécution ne peut pas
planifier rationnellement. Elle ne peut pas corriger à
temps les erreurs inévitables. Elle ne peut pas parer à
l'imprévu; elle ne peut pas accepter que les ouvriers
fassent tout cela à sa place... et elle ne peut pas
accepter qu'ils ne le fassent pas. Elle n'est jamais
correctement informée. La source principale de
l'information — les ouvriers dans la production —
organisent une « conspiration du silence » perma-
nente contre elle. Enfin, la direction ne peut pas
vraiment comprendre la production, car elle ne peut
pas en comprendre le ressort principal : l'ouvrier.
Cette situation, cet ensemble de relations, est le
modèle de tous les conflits dans la société moderne.
Avec, certes, les modifications nécessaires, cette
description du chaos de l'usine capitaliste s'applique
tout aussi bien au Gouvernement britannique, à la
Communauté Economique Européenne, au Parti
Communiste russe, à la Direction des Charbonnages
de France, aux Nations Unies, à l'Armée américaine
et à la Commission polonaise de planification.
Le comportement de la direction à l'égard de la
production n'est pas accidentel. Ses actions sont
imposées à la direction par le fait que l'organisation
de la production est, aujourd'hui, synonyme de
l'organisation de l'exploitation. Mais l'inverse est
tout aussi vrai : les capitalistes privés, comme la
bureaucratie d'Etat, ont aujourd'hui la possibilité
d'exploiter précisément parce qu'ils gèrent la produc-
tion. La division de classe dans la société moderne
est de plus en plus dénudée de tous ses voiles légaux
et formels. Ainsi apparaît le noyau des relations
sociales fondamentales de toutes les sociétés de
classe : la division du travail entre une couche qui
dirige aussi bien le travail que la vie sociale, et une
couche qui ne fait qu'exécuter. La direction de la
production n'est pas simplement un moyen utilisé
par les exploiteurs pour accroître l'exploitation. Elle
est le fondement et l'essence de l'exploitation elle-
même. Dès qu'une couche sociale s'approprie la
gestion, le reste de la société est automatiquement
réduit à l'état de simples objets de cette couche. Dès
qu'une couche parvient à s'assurer une position
dominante, elle utilise cette position pour s'arroger
des privilèges (un nom poli pour l'appropriation du
surplus). Ces privilèges doivent, dès lors, être défen-
dus. La domination doit devenir plus parfaite. Cette
spirale qui s'amplifie d'elle-même conduit rapidement
à la formation d'une nouvelle société de classe. C'est
cela, la leçon pertinente que nous devons tirer de
l'étude la dégénérescence de la Révolution d'Octobre
—cela, et non pas l' « arriération » ou l' « isolement
international ».
Lesocialisme signifie la gestion ouvrière
Par socialisme nous entendons la période histo-
rique qui commence avec la révolution prolétarienne
et aboutit au communisme. Cette définition est très
rigoureusement en accord avec Marx. Ainsi conçu,
le socialisme est la seule « phase de transition »
entre la société de classe et le communisme. Il n'y
en a pas d'autre. Cette société de transition n'est
pas le communisme, dans la mesure où une sorte
d' « Etat » et de coercition politique est maintenu (la
« dictature du prolétariat »). Est aussi maintenue une
coercition économique (« qui ne travaille pas, ne
mange pas »). Mais ce n'est pas non plus une société
de classe, dans la mesure où sont éliminés non
seulement l'ancienne classe dominante, mais toute
espèce de couche sociale dominante. L'exploitation y
est abolie. On doit dénoncer sans merci la confusion
introduite dans ce domaine par Trotsky et les
trotskistes, moyennant l'insertion d'un nombre crois-
sant de « sociétés de transition » entre le capitalisme
et le socialisme (Etats ouvriers, Etats ouvriers dégé-
nérés, Etats ouvriers très dégénérés, etc.) Le résultat
final de cette confusion est de fournir des justifica-
tions à la bureaucratie et de mystifier les travailleurs
en les persuadant qu'ils peuvent être, en même
temps, la « classe dominante »... et cependant exploi-
tés et opprimés sans merci. Une société dans laquelle
les travailleurs ne sont pas la force sociale dominante
au sens propre et littéral du terme n'est pas, et ne
pourra jamais être, une « société de transition » vers
le socialisme ou le communisme (sauf, évidemment,
au sens où le capitalisme lui-même est une « société
de transition »vers le socialisme).
Si donc la révolution socialiste doit abolir l'exploi-
tation et éliminer la crise de la société actuelle, elle
doit aussi éliminer toutes les couches distinctes de
dirigeants spécialisés et permanents qui exercent la
domination dans les diverses sphères de la vie sociale.
Et cela, elle doit le faire d'abord et par-dessus tout
dans la production elle-même. En d'autres termes, la
révolution ne peut pas se borner à exproprier les
capitalistes. Elle doit aussi « exproprier » la bureau-
cratie gestionnaire de ses positions privilégiées pré-
sentes.
Le socialisme ne pourra être instauré, à moins que
ne soit introduite, dès le premierjour, la gestion de la
production par les travailleurs. Nous sommes parve-
nus à cette conclusion en 1948, au bout de notre
analyse de la dégénérescence de la Révolution russe.
[V. les textes reproduits maintenant dans la Société
bureaucratique, Vol. 1, et dans Capitalisme moderne
et Révolution, Vol. 1]. Les ouvriers hongrois ont tiré,
de leur propre expérience de la bureaucratie, exacte-
ment la même conclusion en 1956. La gestion de la
production par les travailleurs était une des revendi-
cations centrales des Conseils ouvriers hongrois.
Pour des raisons qui semblent mystérieuses, les
marxistes ont toujours vu la réalisation du pouvoir
de la classe ouvrière uniquement en termes de
conquête de pouvoir politique. Le pouvoir effectif,
notamment le pouvoir sur la production dans la vie
quotidienne, est toujours resté ignoré. Les opposants
de gauche du bolchévisme ont critiqué, à juste titre,
la substitution de la dictature du parti à la dictature
des masses prolétariennes. Mais cela n'est qu'un
aspectdu problème, et un aspect en fait secondaire.
Nous n'avons pas l'intention de discuter ici l'évolu-
tion en Russie après 1917, ni la question de savoir si
Lénine et les bolchéviques « auraient pu faire autre-
ment ». Cette discussion est parfaitement stérile et
vaine. Le point qu'il importe de souligner, est le lien
entre ce qui a été fait, et le résultat final. Déjà en
1919, la gestion de la production et de l'économie
étaient entre les mains des « spécialistes »; et la
gestion de la vie politique était entre les mains des
« spécialistes de la politique révolutionnaire »,
c'est-à-dire du Parti. Dans ces conditions, aucune
force au monde n'aurait pu arrêter la dégénérescence
bureaucratique. La « conception programmatique »
de Lénine—par opposition à sa pratique effective —
était que le pouvoir politique devait appartenir aux
Soviets, la plus démocratique de toutes les institu-
tions. Mais il n'a aussi jamais cessé de répéter, de
1917 à sa mort, que la production devait être
organisée par en haut, selon des méthodes de
« capitalisme d'Etat ». C'était là une conception
fantastiquement idéaliste. Le prolétariat ne peut pas
être esclave dans la production six jours par semaine,
et jouir de dimanches de souveraineté politique. Si
ce n'est pas le prolétariat qui gère la production,
'alors quelqu'un d'autre le fait, nécessairement. Et,
comme la production est, dans la société moderne, le
véritable lieu du pouvoir, le « pouvoir politique » du
prolétariat sera, dans ces conditions, rapidement
réduit à n'être qu'un décor. A ce problème, le
« contrôle » ouvrier de la production n'offre aucune
réponse. Ou bien le « contrôle » ouvrier s'amplifiera
rapidement, devenant une gestion ouvrière, ou bien il
finira par n'être qu'une farce. Ni dans la production,
ni dans la politique il ne peut exister de longues
périodes de « dualité du pouvoir ».
Quelques-uns des écrits de Lénine pendant cette
période devraient être mieux connus des socialistes
révolutionnaires que ce n'est le cas. Les passages qui
suivent, pris dans « Les tâches immédiates du Gou-
vernement soviétique », montrent très clairement la
pensée des bolchéviques sur la question de l'organisa-
tion du travail.
« L'avant-garde du prolétariat russe qui possède la
conscience de classe la plus élevée s'est déjà fixé
comme tâche l'élévation de la discipline du travail...
Ces efforts doivent être soutenus et poursuivis avec
la plus grande rapidité. Nous devons soulever la
question du travail aux pièces et la mettre à l'épreuve
de la pratique; nous devons soulever la question de
l'application de beaucoup de choses qui sont progres-
sives et scientifiques dans le système Taylor... Le
système Taylor est une combinaison de la brutalité
subtile de l'exploitation capitaliste et d'un nombre
de très grandes réalisations scientifiques dans le
domaine de l'analyse des mouvements mécaniques
pendant le travail, de l'élimination de mouvements
superflus et maladroits, de l'élaboration de méthodes
de travail correctes etc. »
« La révolution exige, dans les intérêts du socia-
lisme, que les masses obéissent sans discussion à la
volonté unique des chefs du procès de travail. »
« Nous devons apprendre à combiner la démocra-
tie " de réunion " des masses travailleuses... avec une
discipline de fer au cours du travail, avec l'obéissance
indiscutée à la volonté d'une seule personne, le leader
soviétique, au cours du travail. Nous n'avons pas
encore appris à le faire. Nous devons l'apprendre. »
Nous pensons que ces conceptions, ce facteur
« subjectif », ont joué un rôle énorme dans la
dégénérescence de ia Révolution russe, rôle qu'il n'a
jamais encore été pleinement apprécié. Il ne s'agit pas
pour nous de dénigrer Lénine. Mais nous pouvons
voir la relation entre les vues qui étaient les siennes,
et la réalité ultérieure du stalinisme. Nous ne sommes
pas des révolutionnaires meilleurs que Lénine. Nous
sommes de quarante ans plus vieux.
L'histoire a montré que la question de savoir ce
qui se passe après la révolution est d'une importance
fondamentale pour la pensée socialiste. Presque tout
dépend du niveau d'activité consciente et de partici-
pation des masses. Une révolution véritable n'a lieu
que lorsque et si cette activité atteint des dimensions
extraordinaires aussi bien quant au nombre de
personnes impliquées qu'à l'intensité de leur partici-
pation. Une révolution est une période d'activité
intense et consciente des masses, qui essaient de
s'emparer elles-mêmes de la gestion de toutes les
affaires communes de la société. Une dégénérescence
bureaucratique ne devient possible que lorsqu'il y a
reflux de cette activité. Mais qu'est-ce qui cause ce
reflux? Ace point de l'analyse, beaucoup de révolu-
tionnaires honnêtes ne peuvent que lever les bras au
ciel, disant qu'ils voudraient bien le savoir.
Personne ne peut garantir qu'une révolution ne
dégénérera pas. Il n'existe pas des recettes pour
maintenir unniveau élevé d'activité des masses. Mais
l'histoire a montré que certains facteurs conduisent,
et conduisent très rapidement, au retrait des masses
de l'activité politique. Ces facteurs se ramènent à
l'émergence et à la consolidation, aux différents
endroits de la vie sociale, d'individus et de groupes
qui «prennent en charge » les affaires communes.
(Et toutes cesremarques sont directement pertinentes
pour ce qui est du problème de l'organisation
révolutionnaire elle-même, et de sa dégénérescence
possible. On n'a qu'à substituer le terme
«membres » au terme «masses » dans les phrases
qui précèdent.) Lemaintien d'un niveau élevé d'acti-
vité des masses exige que les masses voient —non
pas dans les discours, mais dans les faits de leur vie
quotidienne —que le pouvoir leur appartient vrai-
ment, qu'elles peuvent changer les conditions de leur
propre existence. Et le domaine premier, et le plus
important, où elles peuvent vérifier cela, c'est le
travail. La gestion de la production par les travail-
leurs fournit aux travailleurs quelque chose d'immé-
diatement saisissable. Elle confère une signification
réelle à toutes les autres questions, et à toute
l'évolution politique. Sans elle, même une politique
révolutionnaire deviendrait rapidement ce qu'est
toute politique aujourd'hui : rhétorique et mystifica-
tion.

Qu'est-cequelagestion ouvrière?
La gestion ouvrière ne signifie pas que des indivi-
dus d'origine ouvrière sont nommés à la place des
dirigeants d'aujourd'hui. Elle signifie que la produc-
tion, à tous ses niveaux, est gérée par la collectivité
des ouvriers, employés et techniciens. Les questions
qui affectent l'atelier ou le département sont tran-
chées par des assemblées des travailleurs de l'atelier
ou du département concerné. Les questions de
routine, oules questions urgentes, sont tranchées par
des délégués, élus et révocables à tout instant. La
coordination entre deux ou plusieurs ateliers ou
départements est assurée par des réunions des délé-
gués respectifs ou par des assemblées communes. La
coordination au niveau de l'ensemble de l'entreprise
et les relations avec le reste de l'économie sont la
tâche des Conseils ouvriers, composés des délégués
élus des divers départements. Les questions' fonda-
mentales sont tranchées par des assemblées générales
comprenant tous les travailleurs de l'entreprise consi-
dérée.
L'instauration de la gestion ouvrière permettra de
commencer immédiatement d'éliminer les contradic-
tions fondamentales de la production capitaliste. La
gestion ouvrière marquera la fin de la domination du
travail sur l'homme, et le début de la domination de
l'homme sur son travail. Chaque entreprise sera
autonome au degré le plus élevé possible, décidant
elle-même de tous les aspects de la production et
du travail qui n'affectent pas le reste de l'économie,
et participant elle-même à toutes les décisions qui
concernent l'organisation générale de la production
et de la vie sociale. Les objectifs généraux de la
production seront décidés par l'ensemble de la
population travailleuse.
Nous ne pouvons pas toucher ici aux problèmes
techniques impliqués par une planification véritable-
ment démocratique. Nous en avons discuté en détail
dans le n° 22 (juillet 1957) de Socialisme ou Barba-
rie. [« Sur le contenu du socialisme, II »; supra,
pp. 103 à 222.] L'essence de la question est que les
objectifs généraux du plan devraient être déterminés
collectivement, et acceptés aussi largement que pos-
sible. A partir de certaines données fondamentales,
des calculatrices électroniques pourraient produire
un certain nombre de plans et élaborer de manière
assez détaillée les implications techniques de chacun
. d'eux, par rapport aux divers secteurs de l'économie.
Les Conseils ouvriers discuteraient alors de la valeur
de ces différents plans, en pleine connaissance de
cause de leurs implications en termes de travail
humain.
Par exemple, des décisions concernant la question
de savoir si une expansion de la production de 10%
devrait conduire à des salaires plus élevés, à une
réduction de la durée du travail, ou à une augmenta-
tion des investissements, sont des décisions aux-
quelles tous devraient participer. Car elles affectent
tout le monde. Ce ne sont pas des décisions qui
pourraient être laissées à des bureaucrates «agissant
dans les intérêts » des masses. Si de telles décisions
fondamentales étaient laissées à des «experts profes-
sionnels », ceux-ci commenceraient très rapidement à
décider dans le sens de leurs propres intérêts. Leur
position dominante dans la direction de la produc-
tion leur conférerait aussitôt un rôle dominant dans
la répartition du produit social. La base de nouvelles
relations de classe aurait alors été de nouveau posée
réellement et efficacement.
Le plan choisi assignera à chaque entreprise la
tâche à accomplir pendant une période donnée, et
fournira à chacune les moyens nécessaires à cette fin.
Mais, à l'intérieur dececadre général, les travailleurs
de chaque entreprise auront à organiser leur propre
travail. Tous ceux qui connaissent les racines de la
crise dans les relations industrielles contemporaines,
et tous ceux qui connaissent les revendications des
travailleurs et l'objet de leurs luttes informelles,
comprendront facilement dans quelles directions ira
la réorganisation de la production par les travail-
leurs. Les normes de travail imposées de l'extérieur
seront certainement abolies. (C'était là une revendi-
cation explicite des Conseils ouvriers hongrois. Et
c'est le terrain d'une lutte permanente dans chaque
usine du monde.) La coordination du travail se fera
par le moyendecontacts directs et de la coopération.
La division rigide du travail commencera aussitôt à
être éliminée, moyennant la rotation des gens entre
départements et entre travaux.
Il y aura contact et coopération directs et perma-
nents entre les départements et les usines qui utilisent
les machines et les outils, et ceux qui les produisent.
Ce sera là le résultat du changement de la relation
entre ouvriers et instruments de production. La
finalité principale des équipements d'aujourd'hui est,
comme on l'a vu, d'augmenter la production par le
moyen d'une subordination accrue de l'homme à la
machine. Lorsque les travailleurs assumeront eux-
mêmesla gestion de la production, ils commenceront
à adapter l'équipement non seulement aux exigences
du travail à faire, mais aussi et surtout à leurs
propres besoins entant qu'êtres humains.
La transformation consciente de la technologie
sera une des tâches cruciales confrontant la société
socialiste. Pour la première fois dans l'histoire, les
êtres humains seront maîtres de leur activité produc-
tive. Le travail cessera d'être « le royaume de la
nécessité ». Il deviendra un champ où les humains
exercent leur puissance de création. La science et la
technique contemporaines offrent, dans cette direc-
tion, des possibilités immenses. Certes, cette transfor-
mation ne s'accomplira pas du jour au lendemain;
mais pas davantage, on ne doit la considérer comme
appartenant à un avenir communiste brumeux,
éloigné et imprévisible. Ce ne sont pas là des
questions qui se résoudront d'elles-mêmes. On devra
s'attaquer systématiquement à leur solution dès que
le pouvoir des travailleurs sera établi. Cette solution
exigera une période de transition. Et c'est cette
période qui est, en fait, la société socialiste (en tant
qu'elle se distingue du communisme).

Les valeurs socialistes


Quelles seront les valeurs essentielles d'une société
socialiste? Quelle sera son orientation fondamentale?
Ici encore, il ne s'agit pas d'un avenir brumeux, mais
des tâches qu'une révolution prolétarienne devra
s'assigner immédiatement. Et nous n'essayons pas de
produire arbitrairement une nouvelle éthique, ou une
nouvelle métaphysique. Nous essayons de formuler
des conclusions qui nous semblent découler inévi-
tablement de la crise des valeurs de la société
présente et des attitudes réelles des travailleurs
aujourd'hui, aussi bien dans l'usine que dans la vie.
La gestion de la production par les travailleurs, la
transformation consciente de la technologie, le gou-
vernement de la société par les Conseils des travail-
leurs, la planification démocratique, développeront
sans aucun doute la productivité et augmenteront
considérablement le taux de croissance de l'écono-
mie. Ils rendront possible une élévation rapide de la
consommation. Beaucoup de besoins fondamentaux
de la société pourront être satisfaits. La durée du
travail pourra être réduite. Mais, à notre avis,
l'essence de la question n'est pas là. Dans tout cela, il
ne s'agit que de sous-produits, aussi importants
soient-ils, de la transformation socialiste.
Le socialisme n'est pas une conception intéressée
par l'accroissement de la production comme tel. C'est
là une façon de voir essentiellement capitaliste. La
préoccupation centrale de l'espèce humaine, le long
de son histoire, n'a jamais été d'accroître la produc-
tion à tout prix. Et pas davantage, le socialisme n'est
une conception intéressée par la « meilleure organisa-
tion » comme telle, qu'il s'agisse de l'organisation de
la production, de l'économie ou de la société.
L'organisation pour l'organisation est l'obsession
constante du capitalisme, qu'il soit privé ou bureau-
cratique (que le capitalisme échoue constamment
dans ce domaine est sans intérêt ici). Les questions
pertinentes, du point de vue socialiste, sont : plus de
production, meilleure organisation —à quel prix, au
prix payépar qui, et à quelle fin?
Les réponses à ces questions aujourd'hui, qu'elles
viennent de M. Kennedy, de M. Khrouchtchev, de
M. Gaitskell, de M. Gollan ou de M. Healy' [les
deux derniers étaient respectivement les dirigeants
du parti stalinien et du parti trotskiste anglais],
consistent à dire : plus de production et meilleure
organisation afin d'accroître à la fois la consomma-
tion et les loisirs. Mais regardons le monde autour de
nous. Les hommes sont soumis à des pressions
toujours croissantes de la part de ceux qui organisent
la production. Ils travaillent comme des fous à
l'usine ou au bureau, pendant la plus grande partie
de leur vie éveillée, afin d'obtenir une augmentation
de trois pour cent de leur salaire, ou une journée
supplémentairedevacances par an. Ala fin—et cela
est demoinsenmoins uneanticipation —le bonheur
humain sera réalisé par unmonstrueux embouteillage
de voitures, chaque famille regardant la télévision
dans sa voiture et mangeant les glaces produites par
le réfrigérateur de la voiture.
La consommation comme telle n'a pas de significa-
tion pour l'homme. Les loisirs commetels sont vides.
Il n'y a guère de gens plus misérables dans la société
présente que les vieux sans occupation, même lors-
qu'ils n'ont pas des problèmes matériels. Partout de
par le monde, les ouvriers attendent impatiemment
toute la semaineque ledimanchearrive. Ils sentent le
besoin impérieux d'échapper à l'esclavage physique
et mental de la semaine de travail. Ils attendent avec
impatience le moment où ils seront maîtres de leur
temps. Et ils découvrent que la société capitaliste
s'impose à eux même pendant ces moments. Ils sont
tout autant aliénés pendant leurs loisirs que pendant
leur travail. Les dimanches reflètent toute la misère
dela semaine de travail qui vient de se terminer et le
videdecellequi vacommencer.
La consommation aujourd'hui exprime toutes les
contradictions d'une culture qui se décompose.
L' «élévation du niveau de vie » est privée de sens,
car cette élévation n'a pas de fin. (C'est ce qu'Hegel
appelait « mauvais infini », schlechte Unendlichkeit.)
La société est organisée pour fabriquer plus de
besoins que les gens ne pourront jamais satisfaire.
Les «niveaux de vie plus élevés » sont les lapins
électriques utilisés par les capitalistes comme par les
bureaucrates pour maintenir les gens dans la course.
Aucune autre valeur, aucune autre motivation ne
subsistent pour l'homme dans cette société inhu-
maine et aliénée. Mais ce procès se contredit lui-
même. Tôt ou tard, il cessera de fonctionner. Les
«niveaux de vie »de cette décennie font apparaître
comme ridicules ceux de la précédente. Chaque
catégorie de revenu méprise celle qui se trouve
immédiatementau-dessous d'elle.
Le contenu de la consommation actuelle est lui-
même contradictoire. La consommation reste anar-
chique (et cela ne pourrait être surmonté par aucune
planification bureaucratique) car les biens consom-
més ne sont pas des biens-en-soi, ne sont pas des
absolus, mais incarnent les valeurs de cette culture.
Les gens se tuent au travail pour acheter des objets
dont ils ne peuvent pasjouir ou qu'ils ne sont même
pas en mesure d'utiliser. Les ouvriers s'endorment
devant les postes de télévision achetés à coup
d'heures supplémentaires de travail. Les besoins sont
de moins en moins des besoins réels. Les besoins
humains ont toujours été fondamentalement des
besoins sociaux. (Je ne parle pas ici des nécessités
biologiques.) Les besoins sont aujourd'hui, à un
degré croissant, fabriqués et manipulés par la classe
dominante. L'asservissement de l'homme devient
manifeste dans la consommation elle-même. Nous
affirmons que le socialisme n'est pas intéressé essen-
tiellement par l'accroissement de la production et de
la consommation du type actuel. Un tel accroisse-
ment ne pourrait que conduire, moyennant des liens
et des connections innombrables, qu'à plus de
capitalisme.
Le socialisme a affaire à la liberté. Nous n'enten-
donspas par là seulement la liberté au sensjuridique.
Ni la liberté au sens moral ou métaphysique. Nous
entendons liberté au sens le plus concret, le plus
terre à terre : la liberté des gens dans leur vie et
activités quotidiennes, la liberté de décider collective-
ment combien produire, combien consommer, com-
bien travailler, combien se reposer. Liberté de déci-
der, collectivement et individuellement, quoi consom-
mer, comment produire, comment travailler. (Un
marché véritable des biens de consommation, où
prévaudra la «souveraineté des consommateurs »,
sera certainement maintenu, ou plutôt instauré pour
la première fois, dans la société socialiste.) Et liberté
de diriger sa propre vie, à l'intérieur de ce cadre
social.
La liberté, en ce sens-là, ne surgira pas automa-
tiquement à partir du développement de la produc-
tion. Elle ne doit pas être confondue avec les loisirs.
La liberté, pour l'être humain, ce n'est pas le
désœuvrement, maisl'activité libre. Lecontenu précis
que les humains donnent à leur «temps de loisir »
est amplement conditionné par ce qui se passe dans
la sphère fondamentale de la vie sociale, c'est-à-dire
dans la production. Dans une société aliénée, le
«loisir », aussi bien dans sa forme que dans son
contenu, n'est qu'une desexpressions del'aliénation.
Pas davantage, la liberté ne sera un produit
automatique des «possibilités accrues d'éducation
pour tous ». L'éducation en elle-même ne résout
rien. En elle-même, elle aboutit simplement à la pro-
duction massive d'individus qui reproduiront la
même société, d'individus qui incorporeront dans
leur personnalité la structure sociale existante et
toutessescontradictions. L'éducation aujourd'hui, en
Angleterre ouen Russie, par l'école oupar la famille,
vise à produire des gens adaptés au type présent de
société. Ellecorrompt le sens humain de l'intégration
à la société en le transformant en une habitude de
soumission à l'autorité. Elle corrompt le sens humain
de prise en considération de la réalité, en le transfor-
mant en habitude d'adoration du statu quo. Elle
impose un type de travail privé de sens, qui sépare,
déforme et désintègre les potentialités physiques et
mentales de l'être humain. Plus on fournit de
l'éducation du type présent, plus on produit des êtres
à esclavage incorporé.
Le développement de la production, et l'abon-
dance matérielle qu'il induirait, n'entraîneront pas
d'eux-mêmes un changement des attitudes sociales.
Ils n'aboliront pas la « lutte de tous contre tous ».
Sommairement parlant, cette lutte est beaucoup plus
brutale et impitoyable aux Etats-Unis aujourd'hui
qu'elle ne l'est dans un village africain. Les raisons en
sont évidentes : dans la société contemporaine, l'alié-
nation pénètre toutes les choses et détruit le sens de
tout. Elle ne détruit pas seulement le sens du travail,
mais de toutes les dimensions de la vie individuelle et
sociale. Les seules valeurs et motivations qui sub-
sistent sont des « niveaux » de plus en plus élevés
(non pas seulement : élevés) de consommation maté-
rielle. Pour compenser la frustration croissante que
les gens vivent dans leur travail, comme dans toutes
leurs autres activités sociales, la société leur présente
un autre but : l'acquisition de « biens » de plus en
plus nombreux. La distance entre ce à quoi un
ouvrier peut avoir effectivement accès et ce que la
société fixe comme un niveau «décent » de consom-
mation est allée croissant au fur et à mesure que la
production augmentait et les niveaux de vie effectifs
s'élevaient. Ce procès, et la « lutte de tous contre
tous »qui lui correspond, ne s'arrêtera pas avant que
ne soit détruite à la racine la culture présente, son
adoration de la consommation et sa philosophie
acquisitive. Ces attitudes capitalistes ont, en réalité,
complètement pénétré, dominé et déformé ce qui se
présente aujourd'hui comme « marxisme ».
Aussi bien le capitalisme privé que le capitalisme
bureaucratique utilisent la même méthode pour
maintenir les gens à la fois enchaînés à leur travail et
en antagonisme mutuel. C'est la politique systéma-
tique de différenciation des salaires. D'un côté, une
différenciation monstrueuse des revenus existe entre
les couches les plus basses et les couches les plus
hautes de la pyramide bureaucratique — celle de
l'entreprise ou celle de l'Etat. D'un autre côté, des
différenciations artificielles de la paie sont introduites
systématiquement, afin de détruire la solidarité de
classe. Elles sont appliquées à des gens qui accom-
plissent des travaux très similaires quant à la qua-
lification ou à l'effort exigés. Lorsque la structure
de classe de la société sera détruite, aucune justifica-
tion, économique ou autre, n'existera pour maintenir
ces différenciations. Il est impossible de discuter ici
les sophismes incroyables moyennant lesquels des
prétendus «marxistes » ont essayé de justifier l'iné-
galité des revenus, que ce soit en Russie ou sous le
«socialisme ». Soulignons seulement deux points :
a) l'application stricte du principe «à chacun
selon la valeur du travail fourni », soutenu par Marx
dans la Critique du Programme de Gotha, conduirait
au plus à une différenciation des rémunérations de
l'1,o5rdre de 1(travail
(physicien manuelPar
nucléaire). non«qualifié)
valeur duà 1,travail
25 ou
fourni » j'entends la valeur dans le sens marxien,
définie par la théorie dela valeur-travail.
b) l'inégalité des revenus dans une société socia-
liste est habituellement justifiée avec l'argument que
la société devrait rembourser à l'ouvrier qualifié ses
frais de qualification (y compris les années de
formation). Les différenciations des rémunérations
dans la société capitaliste remboursent ces frais au
multiple. Ce «principe » serait une absurdité dans
une société socialiste, où les frais de qualification ne
seraient pas supportés par l'individu [ils ne le sont du
reste
sociétémelle-même.
ême pas en fait aujourd'hui] mais par la
Il ne pourrait jamais y avoir gestion collective et
démocratique de l'usine, de l'économie, ou de la
société exercée par des gens économiquement iné-
gaux. Le maintien de la différenciation des revenus
tendrait immédiatement à faire renaître le chaos
actuel. Salaire égalpour tous ceuxqui travaillent, cela
devra être une des règles fondamentales que devra
appliquer la révolution socialiste.
L'organisation socialiste
Que faisons-nous, réellement, lorsque, en tant que
socialistes révolutionnaires, nous essayons de définir
notre conception du socialisme? Nous essayons, à
n'en pas douter, de définir le mouvement lui-même.
Maisqui sommes-nous? Quereprésentons-nous? Sur
quel programme voulons-nous être jugés par les
travailleurs?
L'honnêteté politique élémentaire exige que nous
formulions ouvertement, sans ambiguïtés et arrière-
pensées, les objectifs pour lesquels nous pensons que
devraient lutter les travailleurs. Mais il y a là aussi
unequestion d'une grande importance pratique. Une
question de vie et de mort concernant l'organisation
révolutionnaire et son développement. Et voici pour-
quoi.
Considérons d'abord la relation entre l'organisa-
tion révolutionnaire et la classe ouvrière. Que doit
être cette relation? Si l'objet unique, ou principal, de
la révolution socialiste est d'éliminer la propriété
privée et le marché afin d'accélérer, par les nationali-
sations et la planification, le développement de la
production, alors le prolétariat n'a aucun rôle cons-
cient et autonome à jouer dans cette transformation.
Toutes les mesures qui transforment le prolétariat en.
infanterie obéissante et disciplinée à la disposition de
l'Etat-major «révolutionnaire » sont appropriées et
bonnes. Il suffit que la classe ouvrière soit préparée
—ou induite à lutter contre le capitalismejusqu'à la
mort. Qu'elle sache comment, pourquoi, en vue de
quoi, n'a aucune importance. La«direction »sait. La
relation entre le Parti et la classe est alors homologue
à la division de la société capitaliste ou bureaucra-
tique entre dirigeants et simples exécutants. Après la
révolution, pouvoiret gestion appartiennent au Parti,
lequel « gère » la société « dans l'intérêt des
ouvriers ». Cette conception est partagée par les
staliniens et les trotskistes. Dans ces conditions
l'émergence d'une société bureaucratique, d'une
sociétédeclasse, devient inévitable.
(Ontrouve cette conception, à peinedéguisée, dans
le n°d'octobre-novembre 1960 de la Labour Review
[organe «théorique » des trotskistes anglais]. Un
article de Cliff Slaughter, intitulé «Qu'est-ce que la
direction révolutionnaire » contient, parmi d'autres
choses, une attaque contre les idées de Socialisme ou
Barbarie. On ne trouvera rien, dans cet article, au-
delà de la collection standard de platitudes sur la
«nécessité d'une direction de fer » que fournit
n'importe quel article trotskiste sur le sujet écrit
pendant les vingt dernières années. Aussi, l'auteur
suit fidèlement la tradition authentique des épigones
de Trotsky, en évitant attentivement tout essai de
comprendre les idées qu'il critique. Le niveau théo-
rique auquel il se situe est clairement indiqué par le
fait que, à ses yeux, toute l'histoire de l'humanité
depuis quarante ans nepeut être expliquée que par la
« crise de la direction révolutionnaire ». Pas une
seconde, il ne se demande : et quelles sont donc les
causes decette crise? Si le Parti est la réponse à cette
crise, et que ce Parti «doit être construit par ceux
qui saisissent théoriquement le processus histo-
rique », comment se fait-il que les saisissants trots-
kistes ont été, depuis trente ans, incapables de le
construire? Pourquoi les organisations trotskistes se
sont-elles désintégrées même dans les pays où elles
disposaient autrefois de quelques forces? La « réfuta-
tion » des conceptions anti-bureaucratiques offerte
par Slaughter est basée sur l'argument que, pour le
renversement du capitalisme, la conscience est néces-
saire. Puis, la conscience est, plutôt naïvement,
identifiée avec la conscience des dirigeants du Parti.
A la fin, l'auteur trahit sa mentalité foncièrement
bourgeoise en décrivant la centralisation du pouvoir
bourgeois, son organisation, son armement etc. et en
exigeant, pour les combattre, « une élévation de la
discipline et de l'autorité centralisée à un degré sans
précédent ». Il ne soupçonne un seul instant que la
centralisation et la discipline prolétariennes — telles
qu'elles sont illustrées par un Conseil ouvrier ou un
comité de grève — représentent quelque chose de
radicalement différent de la centralisation et disci-
pline capitalistes, dont il demande le développe-
ment.)
Mais si l'objet de la révolution socialiste est
l'institution de la gestion de la production, de
l'économie et de la vie sociale par les travailleurs,
moyennant le pouvoir des Conseils ouvriers, alors le
sujet actif et conscient de cette révolution et de toute
la transformation ultérieure de la société ne peut être
personne d'autre que le prolétariat lui-même. La
révolution socialiste ne peut avoir lieu que par
l'action autonome du prolétariat. Ce n'est que si le
prolétariat trouve en lui-même la volonté et la
conscience nécessaires pour produire cette immense
transformation de la société que cette transformation
pourra se faire. Un socialisme réalisé « pour le
compte du proléfarlat », même par le parti le plus
révolutionnaire, est un complet non-sens. L'organisa-
tion révolutionnaire n'est donc pas et ne peut pas
être la « direction » de la classe. Elle ne peut être
qu'un instrument de la lutte de la classe. Sa tâche
principale est d'aider, par ses paroles et par ses actes,
la classe ouvrière à assumer son rôle historique de
gestion de la société.
Quel doit être le fonctionnement interne de l'orga-
nisation révolutionnaire? D'après les conceptions
traditionnelles, le Parti s'organise et fonctionne
d'après certains principes bien prouvés d'efficacité,
prétendument basés sur le « bon sens », à savoir une
division du travail entre « dirigeants » et « base », le
contrôle de ceux-là par celle-ci à intervalles peu
fréquents et, d'habitude, a posteriori (de sorte que le
prétendu contrôle devient en fait ratification pure et
simple), spécialisation, division rigide des tâches etc.
Cela peut être du bon sens bourgeois, mais c'est pur
non sens d'un point de vue révolutionnaire. Ce type
d'organisation est efficace seulement en ce sens, qu'il
reproduit efficacement un état de choses bourgeois,
aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du Parti. Dans
sa forme la meilleure et la plus « démocratique », il
n'est qu'une parodie du parlementarisme bourgeois.
L'organisation révolutionnaire devra appliquer
elle-même les principes que le prolétariat a développé
au cours de ses luttes historiques : la Commune, les
Soviets, les Conseils ouvriers. Elle devra instaurer
l'autonomie de ses organes locaux, au degré le plus
grand qui soit compatible avec l'unité de l'organisa-
tion ; la démocratie directe, partout où elle peut être
matériellement pratiquée; l'élection et la révocabilité
à tout instant de tous les délégués qui participent à
des organes ayant pouvoir de décision.

Quesont les revendications socialistes?


Quelle devrait être l'attitude de l'organisation à
l'égard des luttes de classe quotidiennes? Quelles
devraient être les revendications qu'elle appuie, aussi
bien « immédiates »que « transitoires »?
Les organisations traditionnelles, qu'elles fussent
réformistes ou « marxistes », voyaient dans ces luttes
essentiellement un moyen pour amener la classe sous
le contrôle et la direction du parti. Pour les trots-
kistes, par exemple, ce qui importe pendant une
grève, c'est de parvenir à ce que le comité de grève
applique la « ligne » décidée par la fraction du parti.
Souvent les grèves ont été menées à l'échec parce que
toute l'éducation, toute la mentalité des membres des
partis leur fait voir, sans qu'ils en soient nécessaire-
ment conscients, comme leur objectif premier leur
propre contrôle du mouvement, et non le développe-
ment propre de celui-ci. De telles organisations
considèrent les luttes dans les syndicats comme,
essentiellement, une lutte pour le contrôle de l'appa-
reil syndical.
L'idéologie et l'attitude réactionnaires de ces orga-
nisations se reflètent dans les revendications qu'elles
soutiennent. Et cela de deux manières. D'abord, en
ne parlant que d'augmentations de salaire, de lutte
contre les récessions et le chômage, ou de nationali-
sations, elles concentrent l'attention des travailleurs
sur des réformes qui non seulement sont parfaite-
ment effectuables sous le capitalisme, mais sont, de
plus en plus, effectuées par le capitalisme lui-même.
Ces réformes sont, en fait, l'expression même de la
transformation bureaucratique qui est en cours dans
la société contemporaine. Prises en elles-mêmes, ces
revendications tendent simplement à rationaliser la
structure sociale existante. Elles coïncident parfaite-
ment avec le programme de l'aile « progressiste » ou
« de gauche »des classes dominantes.
Ensuite; ces organisations mystifient et manipulent
les travailleurs en mettant en avant des revendica-
tions « transitoires »—échelle mobile des salaires et
des heures de travail, « contrôle » ouvrier, milices
ouvrières etc. — qui sont supposées être incompa-
tibles avec le capitalisme, mais ne sont pas présentées
comme telles à la classe ouvrière. (En fait, quelques-
unes parmi ces revendications ne sont pas incompa-
tibles avec le capitalisme : l'échelle mobile des
salaires est appliquée aujourd'hui dans beaucoup
d'industries et dans plusieurs pays. Mais cette mani-
festation de la capacité des trotskistes de vivre dans
un monde imaginaire est sans pertinence pour notre
discussion principale.) Le Parti, par exemple, « sait »
(ou croit qu'il sait) que l'échelle mobile des salaires
ne sera jamais acceptée par les capitalistes. Il croit
que cette revendication, si les ouvriers se battent
vraiment pour elle, conduira à une situation révolu-
tionnaire et finalement à la révolution elle-même.
Mais il ne le dit pas publiquement. S'il le faisait, il
« effraierait les ouvriers », lesquels ne sont pas
« encore »murs pour lutter pour le socialisme même.
Ainsi la revendication apparemment innocente de
l'échelle mobile des salaires est mise en avant comme
réalisable... cependant que « l'on sait » qu'elle est
irréalisable. C'est l'appât, qui fera que les ouvriers
mordront d'abord à l'hameçon et avaleront ensuite la
ligne révolutionnaire. Le Parti, qui tient fermement
la canne, tirera alors la classe gentiment vers la poêle
à frire « socialiste ». Tout cela serait monstrueux, si
ce n'était pas incroyablement ridicule.
Pour l'organisation révolutionnaire il n'y a qu'un
seul critère, simple, qui détermine son attitude devant
les luttes quotidiennes des ouvriers. Est-ce que cette
forme particulière de lutte, cette forme particulière
d'organisation, accroît ou diminue la participation
des ouvriers, leur conscience, leur capacité de gérer
leurs propres affaires, leur confiance en eux-mêmes
(tous ces facteurs étant, au surplus, les seuls pouvant
assurer qu'une lutte sera vigoureuse et efficace même
du point de vue le plus immédiat et le plus limité)?
Par conséquent, nous soutenons inconditionnelle-
ment la prise de décisions directement par les
assemblées de grévistes sur toutes les questions
importantes; les comités de grève élus et soumis à
révocabilité permanente (ce qui peut être une évi-
dence en Grande-Bretagne, mais ne l'est certainement
pas sur le Continent); nous nous opposons à la
direction des grèves par les bureaucrates syndicaux;
nous soutenons les organisations autonomes de la
base; nous soutenons inconditionnellement les shop-
stewards [délégués d'atelier en Grande-Bretagne, élus
directement par les ouvriers et révocables à tout
instant par eux]; nous combattons toutes les illusions
relatives à la possibilité de « réformer », « amélio-
rer » ou « conquérir » l'appareil bureaucratique des
syndicats.
Les revendications doivent être définies par les
travailleurs eux-mêmes, non pas leur être imposées
par les syndicats ou les partis. Cela ne veut évidem-
ment pas dire que l'organisation révolutionnaire n'a
pas son propre point de vue sur ces questions, ou
qu'elle devrait s'abstenir de défendre ce point de vue
lorsque les travailleurs ne l'acceptent pas. Mais cela
implique certainement que l'organisation se refuse à
manipuler les travailleurs ou à les forcer à adopter
telle ou telle position.
L'attitude de l'organisation face à des revendica-
tions particulières est directement liée à sa concep-
tion d'ensemble concernant le socialisme. En voici
deux exemples :
a) la source de l'oppression de la classe ouvrière
se trouve dans la production même. Le socialisme
a affaire avec la transformation de ces rapports
de production. Par conséquent, les revendications
immédiates relatives aux conditionsde travail, et, plus
généralement, à la vie en usine, doivent acquérir une
place centrale, aumoins aussi importante et peut être
encore plus importante que les revendications de
salaire. (Ce n'est pas un hasard, évidemment, si les
syndicats et les partis traditionnels restent silencieux
sur ce problème; ni qu'une proportion croissante des
grèves «inofficielles » en Grande-Bretagne et aux
Etats-Unis se déroule précisément autour de ces
revendications.) En adoptant cette position, nous
n'exprimons pas seulement les préoccupations les
plus profondes des travailleurs aujourd'hui; nous
établissons aussi un lien direct avec le problème
central de la révolution. Et, en même temps, nous
mettons enlumière la nature foncièrement conserva-
trice detous les syndicats et partis existants.
b) l'exploitation se traduit de plus en plus par la
structure hiérarchique des travaux et des revenus, et
par l'atomisation introduite dans le prolétariat
moyennant les différenciations de salaire. Nous
devons dénoncer sans répit les conceptions hiérar-
chiques du travail et de l'organisation sociale; nous
devons soutenir les revendications de salaire qui
tendent à abolir ou à réduire les différenciations de
salaire (par exemple, des augmentations égales pour
tous, ou des augmentations dégressives en pourcen-
tage, accordant plus à ceux du bas et moins à ceux
du haut). Ce faisant, nous aidons le développement,
à long terme, du sentiment de solidarité entre les
travailleurs, nous dévoilons la bureaucratie, nous
attaquons directement la philosophie et les valeurs
du capitalisme, nous construisons un pont vers les
conceptions fondamentales du socialisme.
Telles sont les vraies «revendications transi-
toires ». Des revendications transitoires, au sens que
donne à ce terme la mythologie trotskiste, n'ont
jamais existé dans l'histoire. Des revendications
transitoires ont existé et peuvent exister seulement
dans deux ensembles de circonstances. Ou bien, dans
une situation donnée, des revendications qui sont
par ailleurs « réalisables » au sein du capitalisme
deviennent explosives et révolutionnaires (« le pain
et la paix » en 1917, par exemple); ou bien, des
revendications immédiates, si elles sont soutenues par
une lutte vigoureuse, minent par leur contenu les
fondations les plus profondes de la société capitaliste.
Les exemples fournis plus haut appartiennent à cette
deuxième classe.
DISCUSSION
AVEC DES MILITANTS DU P.S.U. (

Eugène ENRIQUEZ: Un bref rappel est nécessaire


sur « Socialisme ou Barbarie », le groupe qu'a animé
Castoriadis. Il est né d'une scission avec le trots-
kysme, en 1948. La revue S. ou B. est parue de fin
1948 à 1965. Outre Castoriadis, Lefort, Lyotard et
d'autres y ont collaboré. La vie du groupe a été
mouvementée : diverses ruptures s'y sont produites.
Castoriadis y a écrit de nombreux articles qu'il
reprend actuellement dans une série de livres en
cours d'édition (Ed. 10/18). Il avançait dès cette
époque une problématique fondée sur l'autogestion
et réagissait vigoureusement contre le modèle sovié-
tique (dès le second numéro, un article contre le
modèle de développement de l'U.R.S.S., puis une
série d'articles contre la défense de l'U.R.S.S. faite
par le P.C. à l'époque).
L'évolution de sa pensée l'a conduit à remettre en
question le marxisme sur plusieurs aspects fonda-
mentaux.
Pierre GARRIGUES: Dans La C.F.D.T. et l'autoges-
tion, Maire et Krumnôv écrivent : « redéfinir les
( Compterendud'unediscussionavecdesmilitants duP.S.U.
le 12janvier 1974. Publié dans le supplément n°5 de Critique
Socialiste(septembre-octobre 1974).
modalités d'exercice du pouvoir à tous les niveaux
dans la société ne se limite pas à examiner si le
sommet de la base représente bien la pyramide.
C'est la notion même de pyramide qui est en train
d'éclater ».
La notion de pyramide existe-t-elle dans la réalité
et est-elle vraiment en train d'éclater? Billaudot
pense que cette notion nous est imposée par l'idéolo-
gie bourgeoise. Ce qui m'inquiète si cette notion
éclate vraiment, c'est ce qui se passe après.
C. CASTORIADIS: Ils veulent probablement dire
que cet éclatement de la pyramide se produit à la fois
dans l'idéologie explicite (les gens tendent à rejeter
les justifications traditionnelles de l'existence d'une
ou plusieurs pyramides) et aussi dans la réalité
sociale.
B. BILLAUDOT: Je pense que la pyramide hiérar-
chique est une représentation qui masque la réalité
au même titre que la concurrence : elle masque
l'unité des intérêts de la bourgeoisie face à des
intérêts secondaires divergents. De même, la hiérar-
chie est une réalité en tant que représentation, mais
qui masque la polarité des intérêts entre deux classes
antagonistes : l'image même de hiérarchie masque
l'existence de ces deux pôles.
C. CASTORIADIS: Nous sommes là d'emblée jetés
dans l'Océan Pacifique, au milieu des eaux les plus
profondes : dans la discussion du schéma marxiste.
Marx dit en effet à propos de l'accumulation du
capital : au fur et à mesure que progresse la
concentration du capital... augmente à un pôle la
richesse, à l'autre, la misère, l'oppression, la dégéné-
rescence... Aujourd'hui, un certain néo-paléo-mar-
xisme vajusqu'à affirmer que la hiérarchie masque la
domination du « Kapital » sur une masse indifféren-
ciée dans son essence. Dans ce schéma, la classe des
capitalistes devient elle aussi un épiphénomène : elle
n'est que la personnification de la grande machine
qu'est le «Kapital ».
Deplus enplus, depuis vingt-cinq ans, je considère
que ce schéma fait partie de l'idéologie, de l'ontolo-
gie du monde institué. La division essentielle dans la
société d'aujourd'hui n'est pas celle entre proprié-
taires de capital et ceux qui ne possèdent que leur
force detravail, maisà l'intérieur mêmedu processus
de production, celle entre dirigeants et exécutants.
De plus — et c'est pourquoi on ne peut plus
aujourd'hui penser dans les termes du marxisme,
traditionnel —même cette division-là cesse d'être
claire et simple : on ne peut plus désigner un
pourcentage de la population active qui compren-
drait desgensqui neseraient que dirigeants, des gens
au profit desquels le système social fonctionnerait, et
le reste qui serait réduit à une position de pure
exécution et qui, en droit et potentiellement, serait
vouéà la révolte.
Dans le processus de production comme dans
toutes les autres activités socialement organisées
(éducation, politique, violence, culture...) les
moments de direction et d'exécution sont opposés,
mais, à l'exception desdeuxcas extrêmes (sommetdu
sommet de la pyramide et bas de sa base, qui n'est
pas la couche la plus importante numériquement),
dans tous les étages intermédiaires, les rôles sont
mixtes, composites. Il serait fallacieux de relier le
comportement politique profond des gens à leur
position dans la pyramide hiérarchique (à l'exception
de ceux qui forment le sommet dirigeant de la
pyramide).
La pyramide est évidemment une métaphore. Il
s'agit d'un ensemble de pyramides entrecroisées,
puisque, par exemple, les positions sur les réseaux de
commandement et de revenu ne coïncident pas. De
plus, dans les sociétés de capitalisme occidental
existent des résidus de situations antérieures qui ont
disparu dans les sociétés de capitalisme bureaucra-
tique relativement pures comme l'U.R.S.S. Dans ces
dernières, s'il y a entrecroisement de plusieurs pyra-
mides, l'une d'entre elles est la « vraie »: celle du
Parti. On ne peut y comprendre les divisions sociales
que par rapport au Parti, au fait que la pyramide du
pouvoir dans le Parti commande dans la société.
Est-ce inquiétant que la pyramide éclate? D'abord,
elle n'est pas près de le faire. Mais le projet de
socialisme autogestionnaire — si l'on entend par là
une société où la collectivité des hommes et des
femmes gère directement et démocratiquement ses
affaires dans tous les domaines — est en contradic-
tion totale avec un modèle hiérarchique.
Jean LE GARREC: Dans l'entreprise existe une
classe intermédiaire qui a le savoir mais a perdu le
pouvoir (par rapport au sommet de la pyramide). Sur
2 millions d'emplois nouveaux créés entre 1962 et
1972, 1,5 million correspondent à des tâches déquali-
fiées ou en voie de déqualification. Il est donc faux
d'affirmer que la base de la pyramide sociale se
réduit numériquement. Les emplois d'O.S. et assimi-
lés sont ceux qui en nombre, sinon en pourcentage,
augmentent le plus vite ces dernières années.
Les 500000autres emplois correspondent à la fois
à une certaine qualification et à une absence de
pouvoir.
Le modèle hiérarchique répond à sa manière au
besoin de sécurité des gens. Il leur donne l'espoir de
grimper dans la pyramide. Nous ne devons pas en
rester à constater que ce modèle est fortement
contesté : il faut savoir par qui, à quels niveaux, et
proposer un autre modèle qui tienne compte lui aussi
de ce besoin de sécurisation. Or il me semble que tu
ne vas pas assez loin dans ce sens.
C. CASTORIADIS: Ce n'est pas à moi de produire,
en l'absence des intéressés eux-mêmes, un modèle de
société non hiérarchisée.
Comme je le rappelle dans la conclusion de mon
article pour C.F.D.T. Aujour'hui (1), la principale
difficulté pour la destruction de la hiérarchie, c'est sa
dimension à la fois sociale et psychique : il existe une
homologie entre ce qui est institué depuis au moins
4000 ans dans nos sociétés, et la structure profonde
de la personnalité des individus. Nous européens
n'avons jamais été des indiens Zuni : il n'y a jamais
eu dans notre passé collectif une tribu où il fallait
battre quelqu'un pour que, de guerre lasse, il accepte
d'être le chef. Au contraire chez nous, on s'est
toujours tué pour être soi-même le chef. Voir les
Pharaons, Eschyle, Shakespeare, Staline...
Il ya une homologie profondément enracinée entre
l'institution sociale de la différence entre individus
comme différence non-symétrique (nous ne sommes
pas divisés entre les moitiés Nord et Sud du village,
ou entre les clans du léopard et du lion, mais nous
sommes habitués à nous repérer les uns par rapport
aux autres par référence à une échelle verticale, d'une
façon non-symétrique, dans un réseau en un sens fixe
et rigide) et l'organisation psychique des individus :
pendant leur dressage, —quelle que soit, presque, la
classe sociale —en accédant au langage, ils entrent
dans un monde où tout est structuré hiérarchique-
ment. Leurs repères les plus profonds —à commen-
cer par leurs propres repères identificatoires — les
situent eux-mêmes par rapport aux autres non pas
simplement comme différents, mais directement
comme supérieurs ou inférieurs. Cela dès le moment
de l'hominisation de l'enfant, dès que la sphère
familiale s'ouvre sur la réalité sociale globale.
Que peut faire l'écrivain, le théoricien, contre
cette situation? Il peut expliquer qu'économique-
ment (pour prendre le petit bout de la chose)
une société moderne, à technologie évoluée, peut
parfaitement fonctionner sur la base d'une égalité
totale des revenus. En un sens même, c'est le seul
mode de fonctionnement économiquement rationnel.
Il peut montrer que la motivation économique du
profit sur laquelle repose la société actuelle n'est
qu'une parmi d'autres; que d'autres ont existé dans
l'histoire. Mais il ne peut pas lui-même créer le type
psychique d'un individu non-hiérarchique, écrire la
science-fiction d'un nouveau psychisme. De même,
pour ce qui est de l'institution profonde de la sctciété
correspondante, la façon dont elle s'organise elle-
même et organise le monde, les rapports sociaux : le
théoricien ne peut pas la créer, sauf à écrire un
roman, qui sera peut-être bon, mais peut-être aussi
mauvais.
Ce qu'il peut faire, c'est critiquer le système
existant, détruire ses rationalisations, montrer que
ce ne sont que de pseudo-rationalités; par exemple,
montrer la stupidité de l'idée que « la compétence »
fournit un fondement objectif de la hiérarchie. Mais
il ne peut pas lui-même « accoucher » de ce qui ne
serait mêmepas une utopie.
La base de la pyramide sociale est-elle en train
de s'élargir, ou bien se rétrécit-elle en forme de
tonneau, comme je le pense? Il faut raisonner en
pourcentage et non en chiffres absolus : même si le
prolétariat manuel continue d'augmenter en termes
absolus, il ne représente plus actuellement que 18%
de la population active aux U.S.A. Même si ces 18 %
représentent un chiffre absolu supérieur à celui du
début dusiècle, c'est la réduction du pourcentage qui
est significative dela tendance.
Robert CHAPUIS: Il existe des «O.S. intellec-
tuels ».
C. CASTORIADIS: D'accord, mais se considèrent-ils
commeidentiques à des balayeurs dans une usine? Il
faut prendre en compte l'intrication des pyramides
partielles. Les O.S. ne constituent pas le niveau le
plus bas dela pyramide sociale.
Ce qui devient fonctionnellement important, c'est
la confusion, le mélange des positions et des rôles
dans toutes les strates intermédiaires de la hiérarchie
sociale.
Philippe BRACHET: N'est-il vraiment pas possible
aux théoriciens révolutionnaires de présenter un
modèle de société alternatif à la société capitaliste
hiérarchisée actuelle? Serait-ce vraiment pour eux
l'inventer à la place d'une demande sociale qui
devrait, pour être valable, avoir des chances de
réussir, se formuler d'elle-même, dans la réalité
historique des luttes sociales?
Mais cette demande sociale existe : elle s'exprime
—dans la société actuelle, il est probable que ce sera
son seul mode d'expression possible —par le type
même de luttes qui se développent, surtout depuis
1968. Le vrai problème est celui de la liaison
institutionnelle de la théorie révolutionnaire avec ces
luttes. Car ces luttes expriment une contestation du
modèle de société capitaliste bureaucratique qui ne
trouvera jamais en elle-même les moyens suffisants
pour se dépasser en tant que contestation pour
devenirunealternative politique globale.
C'est ce que nous vivons actuellement en France :
le modèle hiérarchique et son sommet—Pompidou
et son gouvernement—sont largement déconsidérés
auprès des salariés, de l'opinion publique. Les
justifications traditionnelles du modèle hiérarchique
ne «marchent » plus aussi bien, au point que des
luttes qui le contestent directement dans les faits sont
assez populaires.
Mais la grande force de ce modèle, c'est qu'il ne
suffit pas qu'il soit déconsidéré pour qu'un autre
modèle l'emporte sur lui. Il profite de l'inertie
considérable qui empêche l'installation d'autre chose
à partir de sa seule déconsidération. Dans la mesure
où «la Gauche » n'est pas non plus capable, non
seulement de proposer un autre modèle, mais aussi
de le lier à la réalité des luttes d'une façon qui en
rende sa généralisation plus crédible que le maintien
du modèle hiérarchique —dans cette mesure, les
réactions des gens lui reviennent. Il reprend autorité
sur la culpabilité qu'éprouvent inconsciemment les
gens à lui avoirdésobéi sans succès.
Pompidou et la Droite savent bien qu'ils ont sans
doute intérêt à laisser actuellement le champ appa-
remment libre à certaines luttes et revendications de
type libertaire—jusques et ycompris éventuellement
à ceque la Gauche accède au,gouvernement—pour
que la preuve soit faite que cela ne peut être qu'un
échec, le modèlehiérarchique correspondant seul à la
réalité —«les choses étant ce qu'elles sont », disait
deGaulle.
Si les forces révolutionnaires —et leurs formes
d'expression théoriques ont ici une grande responsa-
bilité —ne sont pas capables de rendre crédible un
modèle de société alternatif, l'espèce de vide social
actuel sera comblé par un retour en force du modèle
autoritaire, les gensvivant leur impuissance collective
à combler ce vide par une création collective sur le
mode d'une régression au psycho-familial : pour
apaiser leur culpabilité, ils demanderont la protec-
tion. d'un chef. C'est déjà ce qui s'amorce ici et
là (réactions après l'échec ou le demi-échec d'une
grève).
Gérard FUCHS: N'y a-t-il pas une certaine hypo-
crisie à se refuser à proposer un nouveau modèle
de société? Car on le fait déjà implicitement dans
la façon dont on critique la société actuelle.
C. CASTORIADIS: Je crois être un de ceux qui sont
allés le plus loin dans la description concrète d'une
société socialiste depuis Fourrier. J'ai écrit un article
« Sur le contenu du socialisme » dans le n° 22 de
S. ou B., qui essaye de donner le blue print de la
société socialiste.
Dans le groupe S. ou B., la scission idéologique-
ment la plus importante, celle avec Lefort et Simon,
s'est faite surtout parce que ces camarades refusaient
en fait aux théoriciens révolutionnaires le droit de
formulerdespropositions : ils ne devaient qu'accueil-
lir ce que la classe ouvrière produit. Je m'oppose à
cette conception : on a le droit de parler, comme
n'importe quel autre membredela société.
Dans ce texte «Sur le contenu du socialisme », je
parle de l'organisation de l'économie, de la transfor-
mation dela technologie. Je critique ce point aveugle
dans le marxisme qui concerne la technologie capita-
liste, alors que c'est une dimension essentielle de
l'exploitation et de l'aliénation : elles sont matérielle-
ment incarnées dans l'acier, les murs, les fils élec-
triques, le béton. Elles sont dans les machines, qui
n'ont aucune rationnalité intrinsèque mais consti-
tuent unmomentdu systèmecapitaliste.
Decette critique découle immédiatement un envers
positif : non pas de mettre des bombes dans toutes
les usines —on crèvera alors de faim trois jours
après la Révolution — mais, dès le soir même,
commencer un effort gigantesque de transformation
consciente dela technologiepourla mettre au service
desproducteurs.
Mais si, au-delà, on essayait dès maintenant
d'imaginer de nouveaux instruments de travail qui
restituent —dans les conditions du savoir moderne
— à l'homme la domination sur le processus de
travail, on passerait du sublimeau ridicule.
Car il est impossible de se substituer à — ou
d'anticiper —l'expérience non seulement des ingé-
nieurs, mais aussi et surtout des ouvriers qui utilise-
ront cette technologie et pourront seuls dire dans
quelle mesure elle leur permet la domination de
l'outil detravail.
Auniveau de l'économie, il est relativement facile
de montrer la possibilité de son fonctionnement
autogéré : j'ai décrit ce que j'ai appelé «l'usine du
Plan », qui automatise une grande partie du proces-
sus de .gestion de l'économie globale et élimine le
cauchemar de la coordination de l'économie sans
échapper au contrôle social des travailleurs : c'est
parfaitement possible.
Mais on ne peut pas décrire actuellement le stade
final du socialisme et le nouveau type d'être humain
qu'il suppose. Il est toujours possible de retomber en
arrière après une révolution : sans compter les
risques d'intervention externe, les gens eux-mêmes
peuvent s'avérer incapables d'assumer l'effort de
construction d'une nouvelle société égalitaire, qui
n'uniformise pas tout le monde, mais place les
différences inter-individuelles ailleurs que dans le
commandement ou le révenu. On ne peut actuelle-
ment inventer ni ce type d'être, ni les parties
homologues de la société correspondante. On peut
seulement pousser dans cesdirections.
Le modèle autoritaire, hiérarchique, est mis en
cause dans les faits, par les jeunes en particulier,
depuis 1968. Mais 1968 était lui-même le produit
d'une évolution souterraine plus profonde. Cela dans
le domainejustement qui apparaît le plus intangible
d'après l'idéologie traditionnelle —et même pour
Marx : même si l'on peut imaginer de supprimer le
commandement, il sembleévident que certains savent
et d'autres pas. Or la contestation a, en un sens, visé
aussi cette position du Savoir, mêmesi elle a pris par
moment des formes aberrantes. Il y a là, dans les
attitudes effectives, un noyau qui annonce peut-être
que cette société est en gestation d'un individu de
typenouveau.
Alain GUILLERM: Dans l'introduction à la réédi-
tion de tes œuvres, tu qualifies durement ceux qui
parlent actuellement de l'autogestion : alors que ce
fut un slogan en faveur d'une gestion ouvrière de la
société, défendu surtout par toi à S. ou B. depuis
vingt ans, tu présentes son succès actuel comme
une immense récupération : « on se demande si ce
ne sont pas des escrocs qui manipulent des inno-
cents », dis-tu.
Il existe maintenant beaucoup plus que 4 per-
sonnes à proposer l'autogestion : peut-être 400000
pour quantifier. Et ce ne sont pas les représentants
d'un Etat, ils ne sont pas manipulés par la Ligue
des.Communistes Yougoslaves (contrairement à ce
qu'affirment Henri Lefebvre et ceux de sa généra-
tion politique).
On peut effectivement parler d'escrocs et d'inno-
cents quand le P.S. tente de récupérer l'autogestion,
parce qu'il en fait un pur slogan électoral. Mais
l'autogestion se diffuse dans de nombreux milieux—
dont le P.S.U. n'est qu'une petite composante, qui
serait insignifiante sans la C.F.D.T. qui a des
positions similaires. Peut-être y a-t-il des escrocs et
desinnocents ausommet et à la base du P.S.U. et de
la C.F.D.T., maisil ya plus quecela.
Si demain les syndicats deflics parlent euxaussi de
s'autogérer, ce sera davantage que s'ils demandaient
ledroit de taper sur les gensdémocratiquement!
Dans ce mythe collectif qu'est l'autogestion et qui
remplace celui de la grève générale d'il y a 70 ans,
est contenue une grande aspiration libératrice que
tu sembles sous-estimer dans ton introduction.
Dans ton appréciation de Mai1968, tu constates
quece sont les groupes politiques les plus archaïques
qui ont émergéjuste après : les trotskistes-léninistes,
et les maoïstes qui sont enfait des staliniens quant au
fond. Mais on dirait queta constatation s'arrête là.
Tu poses deux questions pertinentes aux partisans
de l'autogestion : êtes-vous pour l'égalité absolue des
salaires et pour l'abolition de tout appareil d'Etat
séparé de la société? Tu sembles penser que ces
questions nesont pas discutées parmi les partisans de
l'autogestion. Or c'est faux. Au Congrès de la
C.F.D.T. comme à celui du P.S.U., les débats
centraux ont porté là-dessus.
Que les idées que S. ouB. défendait de façon plus
queminoritaire —clandestine—soient actuellement
reprises par un mouvement de masse ne peut pas se
réduire à une récupération : il y a aussi signe de
libération. Les deux phénomènes co-existent dans le
mêmemouvement.
Surtout qu'en 1974, depuis que le mouvement de
Mai s'est décanté, les trotskistes sont en pleine
déconfiture (le seul groupe politique qui en subsiste
est obligé de se rallier tactiquement à l'autogestion),
le maoïsme n'existe plus politiquement. Par contre,
de nombreux mouvements sociaux se produisent
dans le sens que tu souhaitais : dans le sens d'une
recherche d'identité, d'autonomisation des individus
chez les O.S., les techniciens, les jeunes, les travail-
leurs arabes, minorités nationales, les femmes.
C. CASTORIADIS: Comment pourrais-je contester
l'importance de l'extension de l'idée d'autogestion
depuis quelques années? Mais nous savons tous que
les gens mettent des contenus très différents sous le
même vocable : en Angleterre en 1800, «Liberté,
égalité, fraternité », c'était un puissant explosif. Ces
termes ont depuis été tellement usés par leur utilisa-
tion bourgeoise qu'ils ont perdu tout leur pouvoir.
Onobserve la mêmetentative de récupération avec
l'idée d'autogestion. Je ne parle pas du P.S.U. ou de
la C.F.D.T. Mais que dire des dirigeants du P.S.?
Même la C.G.T., qui vient de publier un document
sur la gestion économique des entreprises, n'ose plus
attaquer l'autogestion.
C'est un indice intéressant, mais nous devons
tenter d'empêcher la récupération en posant les
questions sur le tranchant du rasoir, en exigeant
qu'ils s'expliquent sur ce qu'ils entendent par «ges-
tion démocratique ». Ce ne peut être que l'égalité
parfaite : si Marchais est élu un jour secrétaire
général du P.C., ce ne devait être que pour une
semaine avant de retourner à la base. (Je constate
quela semaineduP.S.U. est desix ans!)
La seule manière de faire barrage contre la
récupération, c'est de poser les questions les plus
gênantes. C'est pourquoi je pose la question de
l'égalité absolue des salaires et des revenus. On
, conviendra que, là-dessus, la direction de la C.F.D.T.
est pour le moins prudente : à supposer qu'ils en
soient convaincus mais ne veulent pas en parler
actuellement de peur que le moment «ne soit pas
favorable », il reste qu'ils n'en parlent pas.
Ces mouvements sociaux à aspirations autoges-
tionnaires, apparus récemment en France, mais déjà
auparavant dans les pays de capitalisme évolué, font
partie du capitalisme moderne : ils prouvent que le
projet révolutionnaire a une base réelle. Faut-il être
optimiste ou pessimiste? Ni l'un, ni l'autre : là-
dessus, je reste toujours classique. Le mouvement
révolutionnaire est resté aveugle sur le fait que
l'histoire ne connaît pas un développement linéaire.
Lesrévolutionnaires onttoujours vécusurl'idée qu'ils
avaient déposé uncapital à la banque de l'histoire, et
qu'il produisait avec des intérêts composés des
potentialités révolutionnaires. Comme si les révolu-
tionnaires pouvaient à la limite dormir, la Révolu-
tion étant quand même, autravers dehauts et de bas,
inexorablement enmarche.
Personne n'a écrit ce raisonnement explicitement,
mais c'est le fonctionnement psychique du trotskyste,
par exemple. Il faut savoir attendre et être là au
momentdel'accouchement.
Mais ce que nous appelons « illusions » a la
peau dure, et resurgit sous d'autres formes : une
de nos plaisanteries, à S. ou B. consistait à prédire
la disparition du P.C.F. par mort naturelle : il ne
recrutait presque plus de jeunes, donc sa moyenne
d'âge augmentait presque d'un an tous les ans. Mais
cette prédiction s'est révélée fausse : le P.C. recrute
parmi les jeunes, même si cela nous paraît aberrant,
pour unjeune, d'adhérer actuellementauP.C.F.
Ceux qui pensent que les ouvriers, tirant la leçon
de la grève précédente ne feront plus, la prochaine
fois, confiance aux chefs staliniens, se font chaque
fois des illusions. Les révolutionnaires ont jusqu'ici
refusédetenir compte de l'énorme capacité de toutes
les classes sociales —y compris le prolétariat —à
recréer constamment des représentations qu'ils
appellent, eux, fallacieuses. Certes, il se manifeste en
mêmetemps chez les masses une tendance contraire,
à savoir une inertie croissante à l'égard des formes
d'action que peuvent leur proposer les organisations
bureaucratiques : le P.C. a peut-être un million
d'électeurs dans la Région Parisienne, 100000 mem-
bres encartés, qui sait combien de permanents. Or,
il peut tout juste réussir à faire descendre dans la
rue 10000 manifestants.
Victor LEDUC: Je suis entièrement d'accord avec
ton analyse du stalinisme et considère que tu es
celui qui est allé le plus loin. Mais contrairement
à toi et au risque de me faire traiter de paléo-
marxiste, je crois toujours en la détermination en
dernière instance de l'économique. Tu sous-estimes
la liaison entre la hiérarchie et l'économique.
Dans toutes les sociétés où existent des formes de
propriété, une liaison très profonde est à l'œuvre
entre le modèle hiérarchique —qui est une forme de
pouvoir —et une possession de type économique.
C'est vrai que les caractéristiques psychiques sont
importantes, mais leur causalité n'est-elle pas
d'abord économique?
Gérard FUCHS: Pour introduire le biologique entre
le psychique et l'économique, n'existe-t-il pas un lien
entre le modèle hiérarchique et les conditions de
survie d'une collectivité, définie comme une apparte-
nance exclusive d'autres appartenances à d'autres
collectivités?
C. CASTORIADIS: Mes modestes connaissances en
ethnologie memontrentqueles sociétés autres que la
nôtre ne fonctionnent pas nécessairement selon un
modèlehiérarchique. Par contre, on n'observe pas de
tribu primitive qui ne mangepas ou ne se reproduise
pas : c'est cela le biologique.
Les sociétés américaine ou française contempo-
raines sont fortement hiérarchisées, bien que le
problème de la survie n'y soit pas intense du tout.
Gérard FUCHS: N'est-ce pas parce que le seuil de
survieyest largement dépassé que la contestation du
modèlehiérarchique peut s'y développer?
C. CASTORIADIS: J'ai toujours trouvé ce genre de
corrélation très suspecte. Il faut, comme en mathé-
matiques, la soumettre à l'épreuve du contre-
exemple. S'il a existé une seule société « pauvre »,
sans hiérarchie, cela ruine l'idée que la hiérarchie
résulte de la pénurie. Or, il en a existé. S'il a existé
une seule société hiérarchique «pauvre », où la
hiérarchie a été contestée, cela ruine l'idée que la
contestation de la hiérarchie présuppose un «seuil »
derichesse. Oril enaexisté. Parailleurs, cette notion
de «seuil de survie » est très inconsistante. Les
besoins qui définissent les prétendus seuils sont eux-
mêmesdes créations historiques. Or, toute la théorie
économique du Capital de Marx n'a de sens que s'il
existe un niveau de vie déterminé de la classe
ouvrière, que l'on peut fixer. Sinon, il n'est plus
possible de définir ce qu'il appelle le travail néces-
saire, et pasdavantage l'exploitation.
Pour répondre à Leduc, là où un modèle hiérar-
chique existe, il y a bien entendu aussi, nécessaire-
ment, pouvoir surles moyens deproduction, disposi-
tion effective de ces moyens, qu'elle possède le
vêtementjuridique de la propriété privée ou celui de
la propriété d'Etat. Surtout lorsque la production est
devenuel'activité centrale dela société.
Mais découper la réalité en psychique et écono-
mique, cela me paraît relever d'une catégorisation
dépassée. Je parlais du psychique et du social. Mais
attribuer dans le social, un rôle de causalité première
à l'économique, me paraît faux. Comment peut-on
parler ici de causalité? Je ne peux pas saisir l'écono-
mie comme facteur séparable du reste de la société,
qui permettrait d'en faire la cause du «reste » —
quel reste?
Il est faux d'affirmer que l'invention de la machine
à vapeur ait donné le capitalisme; parce qu'il faut
que cette invention survienne dans une société où les
conditions culturelles d'ensemble sont telles que des
gens s'en saisissent pour faire du profit. Des inven-
tions analogues ont été faites pendant l'Antiquité ou
enChinesans quele capitalisme n'en découle.
Aujourd'hui encore, les colonisateurs, oules indus-
triels néo-colonisateurs apportent en Afrique le
machinisme. Cen'est pas queles Africains ne sachent
pas y faire, mais le développement capitaliste ne les
intéresse pas. Ils travaillent trois jours par semaine et
dès qu'ils ont gagné assez d'argent pour acheter
l'agneau ou les cadeaux pour les membres de leur
clan, ils rentrent au village. Ils ont raison.
Victor LEDUC: L'économique, ce n'est pas le
technique pur, c'est son imbrication avec le facteur
humain.
C. CASTORIADIS: Apartir du XI siècle en Europe
occidentale un bouleversement commence à se pro-
duired'abord sous la forme d'un suintement infinité-
simal des pores de la société féodale. Commencent à
apparaître les serfs évadés du domaine féodal,
commedisait Marx.
Une nouvelle réalité est alors instituée où ce qui
importe n'est plus d'être saint ou roi, mais ce qui
compte, c'est ce qui peut être compté. Là-dessus, des
inventions, qui existaient pour certaines en Alexan-
drie au II siècle de notre ère et constituaient des
objets de curiosité ou d'amusement pour les riches,
ne sont désormais vues que comme un moyen pour
accroître leur fortune. Tout un développement intel-
lectuel, philosophique et scientifique, prend cette
tournure, sans que l'on puisse repérer un facteur
déterminant.
Victor LEDUC : Onest en présence de l'émergence
historique d'une classe sociale, stoppée pendant
longtempspar uneautre classe.
C. CASTORIADIS: Mais, en disant cela, tu raisonnes
commes'il existait une tendance potentielle de toute
l'histoire de l'humanité à produire le capitalisme, et
unfacteur d'inhibition : l'existence d'une autre classe
qui le stoppait.
Alain GUILLERM: Pour constituer une histoire de
la Bretagne, j'ai étudié la bourgeoisie nantaise et
celle de Liverpool (dont Marx disait qu'elle était
l'image de l'avenir du capitalisme). Toutes les deux
sont composées d'armateurs et de négriers, qui ont
les mêmes sources de capitaux —la traite. ALiver-
pool, les capitaux en provenance de la traite sont
investis dans l'industrie. A Nantes, où 300 familles
d'armateurs ont une mentalité d'entrepreneurs en ce
qui concerne la traite, ils utilisent leurs capitaux à
construire pour eux en imitant Venise et Amster-
dam: ils font venir des inventeurs pour créer l'île
Feydau où ils bâtissent leurs hôtels —on l'appelle
la petite Hollande. Ils créent le quai de la Fosse.
Pourtant du fer existait à Châteaubriant, à 50 km,
et ils auraient pu trouver du charbon.
C. CASTORIADIS: Cela démontre que les inventions
ne sont pas suffisantes pour expliquer la naissance
du capitalisme industriel, à partir du capitalisme
marchand. Il faut aussi, par exemple, qu'on ait pu
créer un prolétariat «sans feu ni lieu ». Pour Marx,
ce ne peut évidemment pas être la bourgeoisie qui
le crée, puisqu'elle n'existe pas encore : ce sont les
grands propriétaires fonciers qui expulsent les tenants
qui doivent donc se vendre, 16heures par jour, aux
fabriques. Or ce mouvement des « enclosures » se
trouve être là en mêmetemps, «par hasard ».
Philippe BRACHET: S'il est facile de montrer l'ar-
bitraire qu'il y a à parler de dernière instance et de
détermination de l'économique sur le social, il me
semble fondé, par contre, de dire comme le faisait
Marx que «ce sont les conditions matérielles d'exis-
tence des gens qui expliquent leur conscience et pas
l'inverse ».
C. CASTORIADIS: Je n'ai jamais compris comment
on pouvait faire cette séparation.
Pierre GARRIGUES: Le terme « barbarie », dans
S. ou B., ne correspond-il pas à une organisation
sociale dans laquelle le pouvoir serait considéré
comme la valeur essentielle, ce qui constituerait
l'obstacle principal à l'apparition du nouveau type
d'homme que le socialisme devrait inventer?
C. CASTORIADIS: Non, la barbarie, ce serait une
société qui se fermerait définitivement, où il ne
pourrait plus y avoir de mise en question —sinon
par un ex-révolutionnaire moine réfugié dans une
montagne. Il a existé des sociétés où le pouvoir
était la valeur suprême (à la fin du Moyen Age,
ou à Rome à partir du II siècle), mais qui sont
capables de se mettre en question, et de mettre en
question le pouvoir institué.
Billaudot dit qu'il a toujours compris le marxisme
comme donnant un rôle .déterminant, non pas aux
seules forces productrices, mais à leur articulation
avec les rapports de production. C'est une position
beaucoup plus tenable.
Mais qu'est-ce qu'un rapport de production? Si
l'on neveut pas en faire quelque chose qui tombe du
ciel, c'est une institution sociale. Il est facile d'en
décrire le fonctionnement : mais d'où vient-elle? Or
Marx et Engels, en affirmant que l'humanité est
passée au cours de son histoire par des phases
nécessaires n'en donnentaucuneexplication.
Engels dit, à propos de la naissance de l'esclavage,
qu'à partir du moment où l'on a commencé à
échanger des objets, il ne fallut plus longtemps pour
faire cette énorme découverte que les hommes aussi
pouvaient être échangés. Mais ce qui est important
dans la naissance de l'esclavage, ce n'est pas que les
hommes puissent être échangés, mais qu'ils puissent
être considérés comme des objets : c'est une invention
historique capitale, une institution, au sens radical du
terme, comme la naissance du langage. Ça ne va pas
du tout de soi. Aucune considération technologique
ou économique ne peut en rendre compte. C'est une
création, au même titre que lorsque Moïse ou
quelqu'un d'autre, affirme l'existence d'un Dieu
unique: c'est une rupture historique, une invention
absolue, uneémergence.
Victor LEDUC: L'invention de l'esclavage n'est
possible que lorsqu'on peut faire travailler l'esclave.
Avant, il fallait le tuer.
C. CASTORIADIS: C'est faux : le marxisme tradi-
tionnel prétend, que pendant toute la période qui
précède la naissance de l'esclavage, cela n'a pas de
sens matériel d'avoir un esclave, puisqu'un homme,
en travaillant tous les jours de l'année 12 h par jour,
peut tout au plus produire,ses propres conditions de
subsistance. Mais c'est une absurdité.
Toutes les sociétés sans esclavage connues avaient
des loisirs considérables, faisaient des offrandes aux
dieux : il y avait un surproduit relativement énorme.
Du reste, si ce surproduit n'avait pas existé, le
passage du paléolithique au néolithique n'aurait pas
été possible; car ce passage présuppose que certains
puissent casser des pierres et affiner les éclats, donc
que d'autres cueillent des aliments en quantités plus
importantes que celles dont ils ont eux-mêmes
besoin.
Dans l'esclavage est institué un rapport social qui
a une dimension de rapport de production, mais qui
en a d'autres.
Robert CHAPUIS: Dans une entreprise comme
Renault (on Berliet), il serait intéressant de montrer
comment, depuis la libération, la volonté de pouvoir
des travailleurs a été achetée par le statut financier
ou le statut social. Comment le rétablir, sans pour
autant que cela apparaisse à ceux qui vivent ces
situations, comme étant une déperdition de leur
pouvoir d'achat, de leur capacité de vivre? Pour
beaucoup de travailleurs une telle identification s'est
faite entre leur pouvoir et le statut social qu'ils ont
durement négocié qu'ils ont peur de voir un regain de
pouvoir se traduire par un risque de déperdition du
statut. Cette remarque est particulièrement vraie
dans le secteur nationalisé.
J'ai plusieurs questions à te poser :
1° Hiérarchie et bureaucratie sont-ils pour toi des
termes synonymes?
2° Le développement de la bureaucratie dans les
pays capitalistes est-il de même type que celui des
sociétés issues de la prise du pouvoir par le mouve-
ment ouvrier? S'il y a identité, peut-on parler de
capitalisme de part et d'autre? D'où il faudrait
conclure que le développement de certaines formes
économiques engendre le même système de pouvoir.
S'il y a différence, peut-on en rendre compte en
parlant de dégénérescence du mouvement ouvrier, ou
ya-t-il eu un vice fondamental au départ même?
3° Les systèmes hiérarchiques ne sont-ils pas liés à
des phénomènes d'industrialisation, de sorte que la
lutte contre la hiérarchie impliquerait le retour à des
formes de production simplifiées élémentaires? La
suppression de la hiérarchie ne suppose-t-elle pas
celle de toute forme de production complexe et le
retour à des communautés de base avec production
immédiate?
Beaucoup de travailleurs qui seraient prêts à des
luttes anti-hiérarchiques hésitent parce qu'ils ne sont
pas prêts à en assumer ces conséquences-là, qu'ils
croient inéluctables.
4° A propos des critères de suppression de la
hiérarchie, un des principaux est pour toi l'égalité
absolue des salaires. C'est une revendication com-
plexe : l'Ecole Emancipée la réclamait pour les
enseignants, et les risques sont là grands de catégo-
ries, mêmedans l'égalité.
Egalité des salaires : les deux termes sont contra-
dictoires : la matérialité d'un salaire vient de l'exis-
tence de productions différenciées. Les forces de
travail sont inégalement développées : le salaire est
forcément lié à un certain calcul.
Réclamer l'égalité absolue des salaires, n'est-ce pas
la même chose que l'abolition du salariat? Ou alors,
est-on capable de définir une force de travail relative-
ment identifiée et identifiable? Et que fait-on des
inactifs, alors que l'égalité des salaires suppose une
certaine.activité?
C. CASTORIADIS:
1° Dans le contexte actuel, hiérarchie et bureau-
cratie sont des termes analogues. La bureaucratie
moderne a une double origine historique : une pre-
mière remonte très loin, dans l'organisation de l'Etat
et de l'armée, depuis les monarchies asiatiques : les
Pharaons, la Chine. On la retrouve dans la Rome
impériale, quandla structure relativement polycen-
trique de l'exercice du pouvoir a disparu et que
l'Empereur organise une sorte de conseil des
ministres, avec subordonnés, archives, secrétaires.
C'est cette structure hiérarchique qui est reprise
par l'Eglise quand elle cesse d'être l'Eglise primitive :
elle devient l'Eglise officielle en devenant bureaucra-
tique. Elle calque son organisation, aussi bien pro-
vinciale qu'interne, sur celle de l'Empire. Cette
structure subsiste dans le monde occidental, après
l'écroulement de l'Empire, sous la forme de l'Eglise.
Elle réapparaît, du côté étatique, avec la vraie
installation de la Monarchie à la fin du Moyen Age.
L'autre source de la bureaucratie moderne est
proprement capitaliste : elle se trouve dans le mouve-
ment d'industrialisation, la division du travail, la
décomposition, l'éclatement du processus de travail
en parties sans aucun rapport interne entre elles (le
rapport n'est pas assumé par ceux qui l'accom-
plissent). Ce qui, dans l'usine capitaliste, éclate à
partir du début du XIX siècle, doit être recomposé,
réunifié idéalement ailleurs. Il l'est d'abord par la
direction de l'usine, le patron individuel. Puis, avec la
concentration, l'unification se fait non plus par une
personne mais par un appareil bureaucratique de
production. Les tâches y sont divisées, les fonctions
collectivisées.
2° Entre la bureaucratie occidentale et celle des
pays de l'Est, il y a identité à un certain niveau et
différence à un autre. Les origines historiques des
deux systèmes sont différentes, ce qui laisse des
marques profondes.
J'ai toujours récusé le terme de capitalisme d'Etat
appliqué à la fois à l'Etat et à l'Ouest parce qu'il
implique une identité du fonctionnement de l'écono-
mie. Il suppose que rien ne change avec le plus ou
moins grand degré de concentration et de bureaucra-
tisation de l'appareil économique et de la société
dans son ensemble.
C'est vrai que je parle de capitalisme bureaucra-
tique pour les pays de l'Est alors que leur système
économique n'a rien à voir avec ce que Marx a défini
comme capitalisme. Il s'est trouvé des marxistes pour
tenter de démontrer l'apparition en U.R.S.S. d'une
nouvelle bourgeoisie, que le fonctionnement décrit
dans Le Capital s'y retrouvait, qu'on pouvait y
déceler une armée de réserve industrielle, une baisse
du taux de profit...
Cette vue est purement imaginaire. Elle révèle la
volonté de plaquer le schéma marxiste sur une réalité
qui lui est étrangère. On extrapole faussement à
partir de la constatation d'une exploitation écono-
mique.
Mais du point de vue historique le plus large
possible, les pays de l'Est font partie du même
monde historique que les pays d'Europe occidentale.
Identité profonde dans l'organisation du système de
travail, de production. Si l'on prend le terme de
capitalisme sous cet angle, on peut dire en un sens
que la planification de l'économie soviétique est une
tentative de transposer à l'ensemble de l'économie et
de la société le mode de fonctionnement du départe-
ment d'une usine : division et recomposition par une
instance extérieure au processus lui-même — qui
d'ailleurs ne réussit jamais. Tantôt les stocks sont
trop grands, tantôt pas assez; tantôt on construit les
raffineries, mais pas les entrepôts pour stocker le
pétrole, tantôt l'inverse.
Je parle donc de capitalisme bureaucratique pour
désigner les pays de l'Est parce qu'ils appartiennent
au même ensemble historique que les pays capita-
listes d'Europe occidentale. On y retrouve les mêmes
principes profonds d'organisation et la même orien-
tation totale : idolâtrie du développement des forces
productives.
Victor LEDUC: Quant à moi, je parle d'un nouveau
mode de production de type soviétique.
C. CASTORIADIS: Marx, dans son développement
sur la tendance historique de l'accumulation capita-
liste, décrit une situation caractérisée par un océan de
prolétaires et une poignée de capitalistes. Dans un
autre passage, il affirme que le processus de concen-
tration du capital ne s'arrête pas avant que tout le
capital social ne soit concentré entre les mains d'un
seul capitaliste ou groupe de capitalistes.
Supposons cette limite réalisée : 3 capitalistes ne
pourraient pas gérer la production de 500 millions de
prolétaires. Ce ne serait déjà plus le pouvoir du
capitalisme, mais d'un immense appareil bureaucra-
tique. Ce qui permet à la General Motors d'exister,
ce ne sont pas ses actionnaires, mais toute cette
pyramide de cadres qui organise le travail des
250000 ouvriers à travers le monde.
A la limite, le capitalisme est donc nécessairement
bureaucratique.
Gérard FUSCH: C'est donc pour le capitalisme
qu'il faut trouver un autre mot.
C. CASTORIADIS: Oui. Mais si l'on sait ce que l'on
veut dire et qu'on l'explique, l'essentiel n'est pas de
changer les mots.
3° La bureaucratie stalinienne ne trouverait-elle
pas sa source dans les caractéristiques mêmes du
développement du mouvement ouvrier en Russie?
Les faits prouvent que les particularités de la
situation russe en 1917 ne sont pas suffisantes pour
expliquer ce qui s'y est passé depuis.
Il est important pour nous aujourd'hui d'affirmer
fortement que la dégénérescence est une possibilité
permanente de toute révolution. Ane pas le dire, nous
faisons le lit d'une nouvelle bureaucratie— que celle-
ci puisse être formée par nous-mêmes, cela ne change
rien.
EnPologne aussi, en 1956 (même si le mouvement
des Conseils n'a pas réussi à prendre le pouvoir) on a
vu se répéter le même processus : pendant une phase
révolutionnaire, la société est dans un état d'incan-
descence, les masses sont dans un état d'activité
extraordinaire : elles manifestent à la fois le désir, le
besoin, la volonté et la capacité nécessaires pour
prendre en charge l'organisation de la vie sociale.
Mais les gens ne peuvent pas passer 40 ans en
vivant comme on vivait pendant 15jours en Mai 68,
ou pendant 3 mois à Pétrograd, ou même pendant
3 ans en Russie, pendant la guerre civile. Il faut que
le contenu de cette explosion s'institue, s'ancre dans
la réalité sociale, y crée des butées et des points
d'appui qui rendent le retour en arrière plus difficile
—(non pas impossible : il ne l'est jamais).
Une vraie révolution, c'est par définition la consti-
tution d'organes autonomes des masses, qui visent le
pouvoir : la Commune, les Soviets, les Conseils. Cela
peut prendre d'autres formes (milices ouvrières
contre un danger de dictature par exemple), mais ce
sont toujours des organes collectifs, avec des formes
nouvelles de démocratie, qui refusent la division
entre représentants et représentés, et où la collectivité
a toujours le pouvoir de décision.
Si ces organes deviennent effectivement ceux du
pouvoir, si on ne laisse pas s'installer un embryon de
pouvoir autre et séparé (le Soviet des commissaires
du peuple, ou un parti qui s'affirme le porte-parole
du prolétariat, après quoi on identifie la classe au
parti, le parti au comité central et ce dernier au
bureau politique —comme Lénine dans La maladie
infantile du communisme), alors les membres de ces
organes des masses doivent faire quotidiennement
l'expérience de ce que, selon qu'ils décident quelque
chose ou négligent de le faire, cela fait immédiate-
ment une différence pour eux dans leur vie quoti-
dienne.
Le premier terrain où les travailleurs peuvent faire
cette expérience, c'est la gestion ouvrière de l'usine :
s'ils ne vont pas aux Assemblées, des choses se
décideront sans eux qui risqueront de leur retomber
dessus.
La période de dégénérescence commence lorsqu'il
se différencie, dans les organes de pouvoir collectif,
des gens qui profitent du premier moment de
passivité pour prendre sur eux certaines tâches
(même dans la meilleure bonne foi, même si ce
comportement n'est pas calculéà l'avance), et que les
autres s'en remettent aux premiers du soin de
décider, et ne vont plus aux Assemblées générales.
Ceuxqui ont pris des responsabilités sont obligés de
s'adjoindre d'autres gens pour les exécuter. Quant
d'autres viendront protester ensuite en disant qu'ils
n'ont pas voulu ceci ou cela, ils leur rétorqueront
qu'ils n'avaient qu'à être présents lorsqu'on en
décidait. Cela provoque un retrait supplémentaire
dans la participation de ceux qui ne sont pas dans le
groupe des «responsables », par rapport à la vie des
organes collectifs. C'est ainsi quesedéroule la spirale
dela dégénérescence bureaucratique.
Jean LE GARREC: Il est inévitable que certains
aient besoin d'un temps de repos plus grand et
d'autres une capacité de demeurer en incandescence
plus grande : le schéma que tu décris se produit donc
inévitablement. Il s'est produit chez Lip : mêmesi les
commissionsde travail étaient organisées assez spon-
tanément; au bout d'un temps, c'était toujours les
mêmesqui yassistaient et qui, de fait, y prenaient le
pouvoir, entoute bonne foi.
Ce qu'il faut donc créer, puisque ce schéma est
inévitable, ce sont les conditions permettant au
combat de se poursuivre. Car sinon, les situations se
figeront.
C. CASTORIADIS: Nous sommesd'accord. La révo-
lution, «c'est un momentd'improvisation géniale de
l'histoire », disait Trotsky (ce qui est vrai, mais pas
«marxiste »dutout). Onne peut pas dans un avenir
prévisible concevoir une société qui vive en perma-
nence dans cet état d'incandescence. L'enjeu, c'est
que le premier dépôt à partir de cet état soit des
formes d'institution non aliénantes, que chaque fois
il yait uneavance.
Lip, c'est une usine qui a essayé de se donner des
formes autogestionnaires de lutte, alors que le reste
du pays restait tranquille. La fin de l'incandescence
était fatale. Le comité de grève était en fait nommé
par l'accord des syndicats. Quand certains ont
proposé qu'il soit élu et révocable, Piaget lui-mêmea
repoussé cette proposition comme irréaliste parce
qu'elle n'aurait pas l'accord dela C.G.T.
Robert CHAPUIS: Avec raison. Il n'existe pas de
pouvoirqui nesoit pas contractuel.
C. CASTORIADIS: Cela dépend de ce qu'on entend
par «contractuel ».
Robert CHAPUIS: Les «masses » qui s'organisent
de façon autonome dans le processus révolution-
naire, ne sont pas indifférenciées : leurs membres se
définissent par des appartenances diverses à des
collectivités, des groupes, des syndicats. Ces derniers
passent entre eux des accords : à Lip, la tentative
d'organisation autonome des masses ne pouvait que
résulter d'un effort de faire avec ce qui existait. Y
compris les syndicats.
Ceserait une conception irréaliste des Soviets que
de les voir comme une collectivité d'individus tous
égaux et identiques qui, dans un lieu déterminé,
décident des formesdeleur pouvoir, souverainement.
Car à supposer qu'il n'existe pas entre eux de
contradictions internes, d'autres, externes à l'entre-
prise, apparaissent. Onest donc de ce fait situé dans
un systèmecontractuel.
C. CASTORIADIS: Ce qui importe pour qu'une
collectivité soit réellement autogérée (Lip ne pouvait
pas l'être compte tenu du contexte), c'est qu'elle
sached'expérience que c'est elle qui décide, et que ce
soit cela la règle. Ausein de cette collectivité, chacun
parle compte tenu de ses appartenances diverses. Ce
qui compte, c'est que chacun puisse parler, que
personne nemonopolise le micro, et que personne ne
puisse parler à l'extérieur au nom de cette collectivité
sans être mandaté par elle.
Pour autant, rien n'est encore garanti. L'assistance
physique aux assemblées générales n'implique pas
forcément la participation active. Mais, en deçà de
ces conditions, la bureaucratisation est inévitable.
Pierre GARRIGUES: Cela ne diminuerait-il pas ce
risque deretombée que de définir un état d'incandes-
cenceintériorisable par les individus? N'est-ce pas ce
qu'on appelle des militants révolutionnaires?
Ou la révolution permanente, tant prônée par
certains, suppose de la part de ceux qui la vivent un
état d'éruption, d'éréthisme, d'érection qui s'appa-
rente alors au fantasme d'érection perpétuelle, ou il
s'agit de l'apparition d'un nouveau type d'hommes
qui aient intériorisé certains aspects de cette période
d'incandescence.
Ou les militants révolutionnaires sont comme
Sisyphe si la retombée de l'incandescence est à
prévoir inexorablement, ou, si quelque chose avance,
ce ne peut être que la possibilité d'intérioriser
l'incandescence.
C. CASTORIADIS: Tels que l'expérience historique
montrequesont les hommes, on ne peut pas appuyer
le projet d'une nouvelle société sur le postulat que,
sans arrêt pendant plusieurs années, la grande
majorité de la société sera comme en état extatique.
Cela n'a aucun sens d'exiger des gens qu'ils déploient
constamment un maximum d'activités héroïques.
Une partie du problème de la réalisation d'une
société socialiste autogestionnaire est de parvenir
pour la première fois à transformer l'état exception-
nel de la révolution en un état institué de fonctionne-
ment régulier de la société. Jusqu'à présent, les
tentatives dans ce sens ont été combattues avec
succès par des tendances contraires, comme en
Russie, par les tendances virtuellement bureaucra-
tiques que représentait le parti bolchevique.
Ce fonctionnement régulier suppose de nouvelles
institutions qui expriment le pouvoir des masses et
rendent visibles à leurs membres que leur sort
immédiat et lointain dépend de leur participation
effective. Tout le problème est dans l'articulation
entre les questions immédiates qui préoccupent les
gens et les questions centrales de la société.
En un sens, la réponse a été fournie par l'expé-
rience du mouvement ouvrier : les Conseils et leur
fédération effectuent cette articulation. Les membres
du Conseil d'une entreprise peuvent parler comme
représentants provisoires de celle-ci. à ceux d'une
autre.
4° La lutte contre la hiérarchie suppose-t-elle celle
contre l'industrialisation complexe qui l'a provo-
quée? Je ne pense pas qu'en soi, la complexité de
l'industrialisation impose ou interdise la bureaucra-
tie. Les monarchies asiatiques avaient une complexité
industrielle très faible, et elles étaient pourtant très
bureaucratiques.
Si une révolution, pour aller vers l'autogestion,
veut faire retour à des formes de production simpli-
fiées, ses ennemis, eux, ne le feront pas. Quelle serait
l'issue d'une confrontation violente entre des com-
munes et les marines américains? Mais l'existence de
ces derniers implique des formes de production très
complexes.
Si elles veulent imposer un nouvel ordre des
choses, après la prise du pouvoir, les masses ne
pourront pas le faire en refluant vers des formes de
production plus primitives. Pendant toute une
période, elles devront utiliser et transformer la
technologie très complexe existante. Le problème
sera alors de son utilisation non bureaucratique.
Pourquoi alors penser qu'au bout de ce parcours, il
faudrait nécessairement reconstituer des communau-
tés agraires?
Gérard FOUCKS: Au lieu de supprimer l'automo-
bile, le simple fait d'en construire de robustes, à
durée de vie plus longue, ne change-t-il pas déjà les
conditions de travail et de vie de façon fondamenta-
le? Au lieu de poser le problème en termes de
régression technologique, il faut le faire en termes de
nouvelles productions.
C. CASTORIADIS: Et surtout, de nouveaux moyens
de production.
Jean LEGARREC: Une partie de la complexité de
la technologie actuelle n'est-elle pas très artificielle?
Il y a déjà tout un nettoyage à faire. Les sociétés
actuelles sont en fait beaucoup moins complexes
qu'on ne le croit. Pour justifier son développement,
la bureaucratie crée elle-même une complexité
apparente.
C. CASTORIADIS: Apparente et réelle à la fois.
Cette complexité est sociologiquement déterminée,
liée à l'essence du système.
B. BILLAUDOT: C'est lié au maintien des rapports
marchands, au mode marchand de fonctionnement
de l'entreprise.
C. CASTORIADIS: Non : à l'intérieur d'une grande
usine, une énorme partie de la complexité est
irrationnelle du point de vue même des objectifs que
le système se propose. Elle est consubstantielle à
l'existence de la bureaucratie, progresse du même
pas. Le côté cauchemardesque des rapports entre
départements et ateliers d'une usine actuelle n'a rien
à voir avec les rapports marchands. Il est dû à la
totale exclusion des producteurs de toute régulation
des rapports de production, dans le système formel
qui règle les rapports de travail.
Si les producteurs s'organisaient eux-mêmes, ils
pourraient travailler 3h/jour pour le même résultat.
L'expérience en a été faite aux U.S.A. pendant la
guerre : les U.S.A. ont doublé leur production en
3ans, pendant que les travailleurs passaient la moitié
du temps, dans les usines, à fabriquer ce qu'ils
appelaient des « commandes du gouvernement »,
c'est-à-dire de la perruque, comme on dit en France,
ou à jouer aux cartes. Actuellement, les usines
anglaises fournissent presque la même production
avec 3jours de travail qu'auparavant avec 5. Il est
d'ailleurs possible que le capitalisme anglais émerge
de cette phase avec une productivité accrue. Une
sorte de bois mort tombe en ce moment sous la
pression des faits. Il repoussera bien sûr par la suite,
quand par exemple tel directeur remarquera que son
rival a plus de personnel sous ses ordres que lui et
qu'il doit donc créer un service supplémentaire pour
ne pas être distancé.
L'élimination de tout ce temps inutile dans la vie
de travail donnerait la possibilité aux travailleurs de
le consacrer à autre chose et tout particulièrement à
la gestion générale de l'usine.
Dans le schéma du fonctionnement bureaucratique
actuel de la production, 15 % de la population doit
prendre sur ses épaules 100 % de la complexité du
système, théoriquement. Les autres 85 %sont suppo-
sés être confinés à des tâches d'exécution. Le
cette sorte de machine est de 15 %.
Comme ce
(maximum système du
théorique est rendement
conflictuel, énergétique
la solution des
de
problèmes que peuvent donner ces 15 %est presque
toujours mauvaise (d'où gaspillage additionnel). De
plus et surtout, il y a fatalement antagonisme : les
85 %ne sont jamais de simples exécutants, mais des
opposants. En même temps, ils sont ceux grâce à qui
la production peut finalement se faire, parce qu'ils
colmatent sur le tas les trous, les absurdités de la
planification bureaucratique de la production. Il faut
se démerder contre les directives officielles, tout en
faisant semblant de les observer. Les capacités de
l'exécutant sont donc elles aussi gaspillées en partie
dans cette résistance.
5° En parlant d'égalité des salaires, je ne parle pas
d'abolition du salariat, au sens du marxisme tradi-
tionnel. Cette abolition peut d'ailleurs s'entendre de
deux manières. Ou il s'agit de l'abolition de toute
liaison entre le prélèvement sur les biens disponibles
et un travail quelconque (ce qui suppose une situa-
tion d'abondance). Ou, selon une terminologie doc-
trinaire, comme le salaire est le prix de la force de
travail, dès qu'il n'y a plus de capitalisme, là
rémunération de la force de travail ne peut plus être
appelée salaire.
Philippe BRACHET: L'abolition du salariat, c'est
celle du mécanisme par lequel la force de travail est
une marchandise.
C. CASTORIADIS: C'est là du verbalisme doctri-
naire. Si l'on regarde le grain des choses sous la paille
des mots, est-il vrai ou non que dans une première
phase tout le monde est obligé de travailler?
Philippe BRACHET: Le problème est celui du
rapport entre l'organisation du travail et les usages
qui sont faits du revenu de ce travail.
C. CASTORIADIS: C'est un problème différent. Les
décisions de ce type sont faites dans le cadre de
l'organisation des Conseils. Mais dès que la société
lie la rémunération à un travail, il s'établit un
rapport entre chaque individu et la société globale,
d'une part, la collectivité concrète à laquelle il
appartient d'autre part. L'individu fournit sa force de
travail et reçoit une certaine quantité de biens de
consommation. Commeil est absurde de décréter des
rations identiques pour chacun, chacun peut détermi-
ner à sa guise l'assortiment qu'il veut consommer.
Il recevra une certaine quantité de signes qui lui
donneront accès à des biens et services, dont chacun
effacera une partie de ces signes. Il y aura donc de
l' « argent », et les « marchandises » auront un
« prix ». Chaque travailleur aura donc toujours un
rapport d'échange avec la société puisqu'il ne sera
pas producteur et consommateur immédiat, mais
recevra des signes qui seront son « salaire ». L'aboli-
tion du système hiérarchique implique que ce salaire
ou revenu soit le mêmepour tous.
Philippe BRACHET: Ce que tu dis est valable pour
la sphère de production d'objets matériels ou de
services individualisables, donc facilement tarifables.
Mais le problème change déjà de sens dans le
capitalisme actuel du fait des services collectifs
indivisibles et des diverses formes de salaires indi-
rects : les gens n'y sont plus rémunérés en fonction de
leur participation directe à une production, mais
d'un état, d'une situation, jugée par la collectivité
comme donnant droit à une prestation. Cette der-
nière ne prend pas forcément la forme d'une rémuné-
ration en argent, mais on peut imaginer qu'elle se
traduise par le droit de participer à certaines activités
sociales, dejouir de certains services collectifs.
Cela rend concret ce que peut signifier l'abolition
du salariat : la distorsion du lien direct entre une
prestation d'un certain quantum de travail et une
rémunération monétaire. Cette distorsion existe déjà
actuellement avec toutes les formes de salaire indirect
et les services collectifs, qui deviennent une part
croissante de la production globale. Le socialisme
devra généraliser ces phénomènes, dans le sens de ses
objectifs.
Pierre GARRIGUES: S'il n'est pas question de
comparer les revenus des différentes prestations en
travail — puisque ces revenus sont tous égaux —
comment les gens se situeront-ils sur le marché du
travail? Les travaux sont différents les uns des
autres : si un écrivain et un tourneur sur métaux
gagnent la même chose, comment seront déterminées
les quantités de travail que chacun devra à la collec-
tivité?
Eugène ENRIQUEZ: Etablir une comparaison entre
le type de travail fourni, son intérêt, la compétence
de celui qui l'exécute et le salaire reçu, c'est rester
dans le cadre actuel.
C. CASTORIADIS: Le temps de travail sera le même
pour tous. 8h par exemple.
Pierre GARRIGUES: Mais la qualité du travail n'est
pas la même : cela n'a-t-il pas d'importance?
C. CASTORIADIS: Non. D'ailleurs, dans la réalité
des rapports de travail, la « qualité » du travail d'un
individu isolé n'a pas de sens. Dans un groupe qui
travaille, se développe rapidement une espèce de
tolérance limitée du groupe vis-à-vis du travail de ses
membres : le groupe ne laisse pas l'un de ses
membres ne rien faire pendant que les autres se
tapent tout le boulot.
Pierre GARRIGUES: Il existe de nombreux travaux
où cette pression du groupe n'existe pas. Non
seulement les écrivains, les professions libérales, mais
les employés de magasins à grande surface par
exemple : si l'une reste à fumer une cigarette pendant
2 heures, les autres sont obligées de faire son travail
à cause des clients.
C. CASTORIADIS: En Russie, les travaux sont
censés être rémunérés d'après les qualifications, donc
la qualité du travail fourni et sa quantité. Or je lis
dans Le Monde de ce soir (p. 10) sous le titre
« Illusions perdues »: la Komsomolskaia Pravda,
quotidien desjeunesses communistes, a publié récem-
ment une lettre qui exprime l'amère déception d'une
jeune assistante de laboratoire scientifique. « Mon
patron, écrit Larissa, voudrait que je prépare ma
thèse de doctorat. Mais je n'en ai pas très envie. Il
n'y a que trois ans quej'ai quitté l'école et je n'ai pas
encore perdu toutes mes illusions. Je crois encore
fermement qu'une thèse doit apporter quelque chose
de neuf. Mais l'exemple de six ou sept assistants de
mon groupe qui ont écrit la leur m'inquiète : leur
salaire a été augmenté de 50 roubles; ils sont très
contents, et maintenant, ils ne font plus rien.
Je ne sais si vous mecroirez, mais notre journée de
travail se déroule comme ceci : les hommes discutent
de football et de cinéma, jouent au ping-pong, et
écrivent un peu. Les femmes vont faire des courses,
sortent boire un café, tricotent, et parfois travaillent
(...). En fait, ils travaillent tous très peu —peut-être
deux heures par jour. C'est parce que maintenant
qu'ils ont passé leur thèse, ils n'ont aucun espoir
d'avancement dans ce laboratoire. » (*)
Philippe BRACHET: Cela montre que la hiérarchie
est devenue le substitut du système des qualifications.
C. CASTORIADIS: C'est le résultat de l'absence de
responsabilité collective dans le travail et cet exemple
montre bien que celle-ci peut se produire malgré la
différenciation des salaires selon les qualifications.
Alors que, même avec égalité absolue des salaires, si
les travailleurs sont responsables collectivement du
résultat de leur travail, par unité de production, la
situation sera différente : si, par exemple, dans tel
grand magasin, les clients trouvent un foutoir, les
usagers protesteront au soviet de la localité où se
trouve le magasin : un contrôle social s'exercera.
Dans une société autogérée, la pression sociale sera
organisée pour peser au niveau où les gens seront
collectivement responsables. Alors qu'actuellement,
la monopolisation du contrôle social par la hiérar-
chie ne permetjamais à cette pression de s'exercer.
Alain GUILLERM: Il faut combiner égalité des
salaires et rotation des tâches.
Bernard BILLAUDOT: Ce que tu proposes avec
l'égalité des salaires revient à rendre conscient
socialement un rapport existant dans la société
actuelle mais mystifié : le salaire est defait un droit
acquis sur une partie de la production sociale. Dans
la période de transition au socialisme, tant que le
travail sera nécessaire, la somme de travail nécessaire
pour produire les biens pèsera dans le choix entre les
diverses productions possibles (même si la valeur
d'usage domine la valeur d'échange : on tient compte
(*) LeMonde,12janvier 1974.
de la durée de vie des voitures dans leur prix, et pas
uniquement de leur capacité à se vendre).
Tout ce qui est actuellement présenté comme
justification de la hiérarchie des salaires est pure
mystification, car la différence des niveaux de qualifi-
cation nejustifie pas celle des revenus. Cette dernière
est utile à la reproduction de la division sociale du
travail, de la hiérarchie, mais n'a aucune base
économique objective.
Toutes les analyses marxistes qui expliquent les
différences de salaires par celles dans la reproduction
de la force de travail sont fausses.
C. CASTORIADIS: Ces différences dans la « valeur »
de la force de travail n'ont pas de rationalité
économique mais s'expliquent par le fait que la
société actuelle est consubstantiellement divisée en
elle-même, est basée sur l'existence de couches
privilégiées. Elles correspondent aux nécessités de la
reproduction des privilèges de ces couches.
Cela n'a plus aucun sens d'affirmer que la valeur
de telle force de travail s'explique par le temps passé
à sa formation, puisque c'est la société — et pas
l'individu lui-même — qui a assumé le coût de la
formation. Il n'y a donc pas de raison pour que cette
dépense se re-subjective sous la forme de revenus
personnels attribués à cet individu en particulier.
Bernard BILLAUDOT: Il n'y a pas non plus de
raison pour que le fils d'ingénieur soit lui-même
ingénieur, alors que le fils de manœuvre reste
manœuvre. Si l'ingénieur reçoit un salaire supérieur
au manœuvre, c'est pour pouvoir reproduire son fils
comme ingénieur.
C. CASTORIADIS: Oui, c'était là une des «justifica-
tions » traditionnelles. Mais maintenant, ce n'est
même plus lui qui reproduit son fils dans la même
classe sociale, c'est la société.
Bernard BILLAUDOT: Dans la période de transi-
tion, le maintien de l'argent et de rapports mar-
chands sera nécessaire pour disposer de la partie
individualisée de la production sociale. Il s'agira de
rendre conscient de par les mécanismes mêmes de
décision collective ce qui est actuellement sous-
jacent, dans le systèmeactuel.

NOTE
(1) C.F.D.T.-Aujourdh' ui, janvier-février 1974. [Maintenant,
dansLe'xpériencedumouvementouvrier,2,pp.427-444.]
AUTOGESTION ET HIÉRARCHIE(*)

Nous vivons dans une société dont l'organisation


est hiérarchique, que ce soit dans le travail, la
production, l'entreprise; ou dans l'administration, la
politique, l'Etat; ou encore dans l'éducation et la
recherche scientifique. La hiérarchie n'est pas une
invention de la société moderne. Ses origines
remontent loin — bien qu'elle n'ait pas toujours
existé, et qu'il y ait eu des sociétés non hiérarchiques
qui ont très bien fonctionné. Mais dans la société
moderne le système hiérarchique (ou, ce qui revient à
peu près au même, bureaucratique) est devenu
pratiquement universel. Dès qu'il y a une activité
collective quelconque, elle est organisée d'après le
principe hiérarchique, et la hiérarchie du commande-
ment et du pouvoir coïncide de plus en plus avec la
hiérarchie des salaires et des revenus. De sorte que
les gens n'arrivent presque plus à s'imaginer qu'il
pourrait en être autrement, et qu'ils pourraient eux-
mêmes être quelque chose de défini autrement que
par leur place dans la pyramide hiérarchique.
Les défenseurs du système actuel essaient de le
justifier comme le seul « logique », « rationnel »,
(*)ePubl
Ecrit ié dans C.Fa.vDec.TDani
ncollaboration . Aujeolurd'
Mohthuié,.n°8(juillet-août 1974).
« économique ». On a déjà essayé de montrer que ces
« arguments » ne valent rien et ne justifient rien,
qu'ils sont faux pris chacun séparément et contradic-
toires lorsqu'on les considère tous ensemble(1). Nous
aurons encore l'occasion d'y revenir plus bas. Mais
on présente aussi le système actuel comme le seul
possible, prétendûment imposé par les nécessités de
la production moderne, par la complexité de la vie
sociale, la grande échelle de toutes les activités, etc.
Nous tenterons de montrer qu'il n'en est rien, et que
l'existence d'une hiérarchie est radicalement incom-
patible avec l'autogestion.

AUTOGESTION ET HIÉRARCHIE
DU COMMANDEMENT

Décision collective etproblème de là représentation


Que signifie, socialement, le système hiérarchique?
Qu'une couche de la population dirige la société et
que les autres ne font qu'exécuter ses décisions;
aussi, que cette couche, recevant les revenus les plus
grands, profite de la production et du travail de la
société beaucoup plus que les autres. Bref, que la
société est divisée entre une couche qui dispose du
pouvoir et de privilèges, et le reste, qui en est
dépossédé. La hiérarchisation —ou la bureaucratisa-
tion — de toutes les activités sociales n'est aujour-
d'hui que la forme, de plus en plus prépondérante, de
la division de la société. Comme telle, elle est à la fois
résultat et cause du conflit qui déchire la société.
S'il en est ainsi, il devient ridicule de se demander :
est-ce que l'autogestion, est-ce que le fonctionne-
ment et l'existence d'un système social autogéré est
compatible avec le maintien de la hiérarchie? Autant
se demander si la suppression du système péniten-
tiaire actuel est compatible avec le maintien de
gardiens de prison, de gardiens-chefs et de directeurs
de prison. Mais comme on sait, ce qui va sans dire va
encore mieux en étant dit. D'autant plus que, depuis
des millénaires, on fait pénétrer dans l'esprit des gens
dès leur plus tendre enfance l'idée qu'il est « natu-
rel »que les uns commandent et les autres obéissent,
que les uns aient trop de superflu et les autres pas
assez de nécessaire.
Nous voulons une société autogérée. Qu'est-ce que
cela veut dire? Une société qui se gère, c'est-à-dire se
dirige, elle-même. Mais cela doit être encore précisé.
Une société autogérée est une société où toutes les
décisions sont prises par la collectivité qui est,
chaque fois, concernée par l'objet de ces décisions.
C'est-à-dire un système où ceux qui accomplissent
une activité décident collectivementce qu'ils ont à
faire et comment le faire, dans les seules limites que
leur trace leur coexistence avec d'autres unités
collectives. Ainsi, des décisions qui concernent les
travailleurs d'un atelier doivent être prises par les
travailleurs de cet atelier; celles qui concernent
plusieurs ateliers à la fois, par l'ensemble des
travailleurs concernés, ou par leurs délégués élus et
révocables; celles qui concernent toute l'entreprise,
par tout le personnel de l'entreprise; celles concer-
nant un quartier, par les habitants du quartier; et
celles qui concernent toute la société, par la totalité
des hommes et des femmes qui y vivent.
Mais que signifie décider?
Décider, c'est décider soi-même. Ce n'est pas
laisser la décision à des « gens compétents », soumis
à un vague « contrôle », Ce n'est pas non plus
désigner les gens qui vont, eux, décider. Ce n'est pas,
parce que la population française désigne, une fois
tous les cinq ans, ceux qui feront les lois, qu'elle fait
les lois. Ce n'est pas parce qu'elle désigne, une fois
tous les sept ans, celui qui décidera de la politique du
pays, qu'elle décide elle-même de cette politique. Elle
ne décide pas, elle aliène son pouvoir de décision à
des « représentants » qui, de ce fait même, ne sont
pas et ne peuvent pas être ses représentants. Certes,
la désignation de représentants, ou de délégués, par
les différentes collectivités, comme aussi l'existence
d'organes — comités ou conseils — formés par de
tels délégués sera, dans une foule de cas, indispen-
sable. Mais elle ne sera compatible avec l'autogestion
que si ces délégués représentent véritablement la
collectivité dont ils émanent, et cela implique qu'ils
restent soumis à son pouvoir. Ce qui signifie, à son
tour, que celle-ci non. seulement les élit, mais peut
aussi les révoquer chaque fois qu'elle le juge néces-
saire.
Donc, dire qu'il y a une hiérarchie du commande-
ment formée par des « gens compétents » et en
principe inamovibles; ou dire qu'il y a des « repré-
sentants » inamovibles pour une période donnée (et
qui, comme l'expérience le prouve, deviennent pra-
tiquement inamovibles à jamais) c'est dire qu'il n'y a
ni autogestion, ni même « gestion démocratique ».
Cela équivaut en effet à dire que la collectivité est
dirigée par des gens dont la direction des affaires
communes est désormais devenue l'affaire spécialisée
et exclusive, et qui, en droit ou en fait, échappent au
pouvoir de la collectivité.
Décision collective,formation et information
D'autre part, décider, c'est décider en connaissance
de cause. Ce n'est plus la collectivité qui décide,
même si formellement elle « vote », si quelqu'un ou
quelques-uns disposent seuls des informations et
définissent les critères à partir desquels une décision
est prise. Cela signifie que ceux qui décident doivent
disposer de toutes les informations pertinentes. Mais
aussi, qu'ils puissent définir eux-mêmes des critères à
partir desquels ils décident. Et, pour ce faire, qu'ils
disposent d'une formation de plus en plus large. Or,
une hiérarchie du commandement implique que ceux
qui décident possèdent — ou plutôt, prétendent
posséder — le monopole des informations et de la
formation, et en tout cas, qu'ils y ont un accès
privilégié. La hiérarchie est basée sur ce fait, et elle
tend constamment à le reproduire. Car dans une
organisation hiérarchique, toutes les informations
montent de la base au sommet et n'en redescendent
pas, ni ne circulent (en fait, elles circulent, mais
contre les règles de l'organisation hiérarchique).
Aussi, toutes les décisions descendent du sommet
vers la base, qui n'a qu'à les exécuter. Cela revient à
peu près au même de dire qu'il y a hiérarchie du
commandement, et de dire que ces deux circulations
se font chacune à sens unique : le sommet collecte et
absorbe toutes les informations qui montent vers lui,
et n'en rediffuse aux exécutants que le minimum
strictement nécessaire à l'exécution des ordres qu'il
leur adresse, et qui émanent de lui seul. Dans une
telle situation, il est absurde de penser qu'il pourrait y
avoir autogestion, oumême«gestion démocratique ».
Comment peut-on décider, si l'on ne dispose pas
des informations nécessaires pour bien décider? Et
comment peut-on apprendre à décider, si l'on est
toujours réduit à exécuter ce que d'autres ont décidé?
Dès qu'une hiérarchie du commandement s'instaure,
la collectivité devient opaque pour elle-même, et un
énorme gaspillage s'introduit. Elle devient opaque,
parce que les informations sont retenues au sommet.
Un gaspillage s'introduit, parce que les travailleurs
non informés ou mal informés ne savent pas ce qu'ils
devraient savoir pour mener à bien leur tâche, et
surtout parce que les capacités collectives de se
diriger, comme aussi l'inventivité et l'initiative, for-
mellement réservées au commandement, sont entra-
vées et inhibées à tous les niveaux.
Donc, vouloir l'autogestion —ou même la « ges-
tion démocratique », si le mot de démocratie n'est
pas utilisé dans des buts simplement décoratifs —
et vouloir maintenir une hiérarchie du comman-
dement est une contradiction dans les termes. Il
serait beaucoup plus cohérent, sur le plan formel, de
dire, comme le font les défenseurs du système actuel :
la hiérarchie du commandement est indispensable,
donc, il ne peut pas yavoir de société autogérée.
Seulement, cela est faux. Lorsqu'on examine les
fonctions de la hiérarchie, c'est-à-dire à quoi elle sert,
on constate que, pour une grande partie, elles n'ont
un sens et n'existent qu'en fonction du système social
actuel, et que les autres, celles qui garderaient un
sens et une utilité dans un système social autogéré,
pourraient facilement être collectivisées. Nous ne
pouvons pas discuter, dans les limites de ce texte, la
question dans toute son ampleur. Nous tenterons
d'en éclairer quelques aspects importants, nous réfé-
rant surtout à l'organisation de l'entreprise et de la
production.
Une des fonctions les plus importantes de la
hiérarchie actuelle est d'organiser la contrainte. Dans
le travail, par exemple, qu'il s'agisse des ateliers ou
des bureaux, une partie essentielle de l' « activité »
de l'appareil hiérarchique, des chefs d'équipe jusqu'à
la direction, consiste à surveiller, à contrôler, à
sanctionner, à imposer directement ou indirectement
la «discipline » et l'exécution conforme des ordres
reçus par ceux qui doivent les exécuter. Et pourquoi
faut-il organiser la contrainte, pourquoi faut-il qu'il
y ait contrainte? Parce que les travailleurs ne mani-
festent pas en général spontanément un enthousiasme
débordant pour faire ce que la direction veut qu'ils
fassent. Et pourquoi cela? Parce que ni leur travail,
ni son produit ne leur appartiennent, parce qu'ils se
sentent aliénés et exploités, parce qu'ils n'ont pas
décidé eux-mêmes ce qu'ils ont à faire et comment le
faire, ni ce qu'il adviendra de ce qu'ils ont fait; bref,
parce qu'il y a un conflit perpétuel entre ceux qui
travaillent et ceux qui dirigent le travail des autres et
en profitent. En somme donc : il faut qu'il y ait
hiérarchie, pour organiser la contrainte — et il faut
qu'il y ait contrainte, parce qu'il y a division et
conflit, c'est-à-dire aussi, parce qu'il ya hiérarchie,
Plus généralement, on présente la hiérarchie
comme étant là pour régler les conflits, en masquant
le fait que l'existence de la hiérarchie est elle-même
source d'un conflit perpétuel. Car aussi longtemps
qu'il y aura un système hiérarchique, il y aura, de ce
fait même, renaissance continuelle d'un conflit radi-
cal entre une couche dirigeante et privilégiée, et les
autres catégories, réduites à des rôles d'exécution.
On dit'que s'il n'y a pas de contrainte, il n'y aura
aucune discipline, que chacun fera ce qui lui chantera
et que ce sera le chaos. Mais c'est là encore un
sophisme. La question n'est pas de savoir s'il faut de
la discipline ou même parfois de la contrainte, mais
quelle discipline, décidée par qui, contrôlée par qui,
sous quelles formes et à quelles fins. Plus les fins que
sert une discipline sont étrangères aux besoins et aux
désirs de ceux qui doivent les réaliser, plus les
décisions concernant ces fins et les formes de la
discipline leur sont extérieures, et plus il y a besoin
de contrainte pour les faire respecter.
Une collectivité autogérée n'est pas une collectivité
sans discipline, mais une collectivité qui décide elle-
même de sa discipline et, le cas échéant, des
sanctions contre ceux qui la violent délibérément.
Pour ce qui est, en particulier, du travail, on ne peut
pas discuter sérieusement de la question en présen-
tant l'entreprise autogérée comme rigoureusement
identique à l'entreprise contemporaine sauf qu'on
aurait enlevé la carapace hiérarchique. Dans l'entre-
prise contemporaine, on impose aux gens un travail
qui leur est étranger et sur lequel ils n'ont rien à dire.
L'étonnant n'est pas qu'ils s'y opposent, mais qu'ils
ne s'y opposent pas infiniment plus que ce n'est le
cas. On ne peut croire un seul instant que leur
attitude à l'égard du travail resterait la même lorsque
leur relation à leur travail sera transformée et qu'ils
commenceront à en devenir les maîtres. D'autre part,
même dans l'entreprise contemporaine, il n'y a pas
une discipline, mais deux. Il y a la discipline qu'à
coups de contrainte et de sanctions financières ou
autres l'appareil hiérarchique essaie constamment
d'imposer. Et il y a la discipline, beaucoup moins
apparente mais non moins forte, qui surgit au sein
des groupes de travailleurs d'une équipe ou d'un
atelier, et qui fait par exemple que ni ceux qui en font
trop, ni ceux qui n'en font pas assez ne sont tolérés.
Les groupes humains n'ont jamais été et ne sont
jamais de conglomérats chaotiques d'individus uni-
quement mus par l'égoïsme et en lutte les uns
contre les autres, comme veulent le faire croire les
idéologues du capitalisme et de la bureaucratie qui
n'expriment ainsi que leur propre mentalité. Dans les
groupes, et en particulier ceux qui sont attelés à une
tâche commune permanente, surgissent toujours des
normes de comportement et une pression collective
qui les fait respecter.

Autogestion, compétence et décision


Venons-en maintenant à l'autre fonction essentielle
de la hiérarchie, qui apparaît comme indépendante
de la structure sociale contemporaine : les fonctions
de décision et de direction. La question qui se pose
est la suivante : pourquoi les collectivités concernées
ne pourraient-elles pas accomplir elles-mêmes cette
fonction, se diriger elles-mêmes et décider pour elles-
mêmes, pourquoi faudrait-il qu'il y ait une couche
particulière de gens, organisés dans un appareil à
part, qui décident et qui dirigent? A cette question,
les défenseurs du système actuel fournissent deux
sortes de réponses. L'une s'appuie sur l'invocation du
« savoir » et de la « compétence » : il faut que ceux
qui savent, ou ceux qui sont compétents, décident.
L'autre affirme, à mots plus ou moins couverts, qu'il
faut de toute façon que quelques-uns décident, parce
qu'autrement ce serait le chaos, autrement dit parce
que la collectivité serait incapable de se diriger elle-
même.
Personne ne conteste l'importance du savoir et de
la compétence, ni, surtout, le fait qu'aujourd'hui un
certain savoir et une certaine compétence sont réservés
à une minorité. Mais, ici encore, ces faits ne sont
invoqués que pour couvrir des sophismes. Ce ne sont
pas ceux qui ont le plus de savoir et de compétence
en général qui dirigent dans le système actuel. Ceux
qui dirigent, ce sont ceux qui se sont montrés
capables de monter dans l'appareil hiérarchique, ou
ceux qui, en fonction de leur origine familiale et
sociale, y ont été dès le départ mis sur les bons rails,
après avoir obtenu quelques diplômes. Dans les deux
cas, la « compétence » exigée pour se maintenir ou
pour s'élever dans l'appareil hiérarchique concerne
beaucoup plus la capacité de se défendre et de
vaincre dans la concurrence que se livrent individus,
cliques et clans au sein de l'appareil hiérarchique-
bureaucratique, que l'aptitude à diriger un travail
collectif. En deuxième lieu, ce n'est pas parce que
quelqu'un ou quelques-uns possèdent un savoir ou
une compétence technique ou scientifique, que la
meilleure manière de les utiliser est de leur confier la
direction d'un ensemble d'activités. On peut être un
excellent ingénieur dans sa spécialité, sans pour
autant être capable de « diriger » l'ensemble d'un
département d'une usine. Il n'y a du reste qu'à
constater ce qui se passe actuellement à cet égard.
Techniciens et spécialistes sont généralement confinés
dans leur domaine particulier. Les «dirigeants » s'en-
tourent de quelques conseillers techniques, recueil-
lent leurs avis sur les décisions à prendre (avis qui
souvent divergent entre eux) et finalement « déci-
dent ». On voit clairement ici l'absurdité de l'argu-
ment. Si le « dirigeant » décidait en fonction de son
« savoir » et de sa « compétence », il devrait être
savant et compétent à propos de tout, soit directe-
ment, soit pour décider lequel, parmi les avis
divergents des spécialistes, est le meilleur. Cela est
évidemment impossible, et les dirigeants tranchent en
fait arbitrairement, en fonction de leur «jugement ».
Or, ce «jugement » d'un seul n'a aucune raison
d'être plus valable que le jugement qui se formerait
dans une collectivité autogérée, à partir d'une expé-
rience réelle infiniment plus ample que celle d'un seul
individu.

Autogestion, spécialisation et rationalité


/
Savoir et compétence sont par définition spéciali-
sés, et le deviennent davantage chaque jour. Sorti de
son domaine spécial, le technicien ou le spécialiste
n'est pas plus capable que n'importe qui d'autre de
prendre une bonne décision. Même à l'intérieur de
son domaine particulier, du reste, son point de vue
est fatalement limité. D'un côté, il ignore les autres
domaines, qui sont nécessairement en interaction
avec le sien, et tend naturellement à les négliger.
Ainsi, dans les entreprises comme dans les adminis-
trations actuelles, la question de la coordination
« horizontale » des services de direction est un
cauchemar perpétuel. On en est venu, depuis long-
temps, à créer des spécialistes de la coordination pour
coordonner les activités des spécialistes de la direction
— qui s'avèrent ainsi incapables de se diriger eux-
mêmes. D'un autre côté et surtout, les spécialistes
placés dans l'appareil de direction sont de ce fait
même séparés du processus réel de production, de ce
qui s'y passe, des conditions dans lesquelles les
travailleurs doivent effectuer leur travail. La plupart
du temps, les décisions prises par les bureaux après
de savants calculs, parfaites sur le papier, s'avèrent
inapplicables telles quelles, car elles n'ont pas tenu
suffisamment compte des conditions réelles dans
lesquelles elles auront à être appliquées. Or ces
conditions réelles, par définition, seule la collectivité
des travailleurs les connaît. Tout le monde sait que ce
fait est, dans les entreprises contemporaines, une
source de conflits perpétuels et d'un gaspillage
immense.
Par contre, savoir et compétence peuvent être
rationnellement utilisés si ceux qui les possèdent sont
replongés dans la collectivité des producteurs, s'ils
deviennent une des composantes des décisions que
cette collectivité aura à prendre. L'autogestion exige
la coopération entre ceux qui possèdent un savoir ou
une compétence particuliers, et ceux qui assument le
travail productif au sens strict. Elle est totalement
incompatible avec une séparation de ces deux catégo-
ries. Ce n'est que si une telle coopération s'instaure,
que ce savoir et cette compétence pourront être
pleinement utilisés; tandis que, aujourd'hui, ils ne
sont utilisés que pour une petite partie, puisque ceux
qui les possèdent sont confinés à des tâches limitées,
étroitement circonscrites par la division du travail à
l'intérieur de l'appareil de direction. Surtout, seule
cette coopération peut assurer que savoir et compé-
tence seront mis effectivement au service de la
collectivité, et non pas de fins particulières.
Une telle coopération pourrait-elle se dérouler sans
que des conflits surgissent entre les « spécialistes » et
les autres travailleurs? Si un spécialiste affirme, à
partir de son savoir spécialisé, que tel métal, parce
qu'il possède telles propriétés, est le plus indiqué
pour tel outil ou telle pièce, on ne voit pas pourquoi
et à partir de quoi cela pourrait soulever des
objections gratuites de la part des ouvriers. Même
dans ce cas, du reste, une décision rationnelle exige
que les ouvriers n'y soient pas étrangers — par
exemple, parce que les propriétés du matériau choisi
jouent un rôle pendant l'usinage des pièces ou des
outils. Mais les décisions vraiment importantes
concernant la production comportent toujours une
dimension essentielle relative au rôle et à la place des
hommes dans la production. Là-dessus, il n'existe —
par définition —aucun savoir et aucune compétence
qui puisse primer le point de vue de ceux qui auront
à effectuer réellement le travail. Aucune organisation
d'une chaîne de fabrication ou d'assemblage ne peut
être, ni rationnelle, ni acceptable, si elle a été décidée
sans tenir compte du point de vue de ceux qui y
travailleront. Parce qu'elles n'en tiennent pas
compte, ces décisions sont actuellement presque
toujours bancales, et si la production marche quand
même, c'est parce que les ouvriers s'organisent entre
eux pour la faire marcher, en transgressant les règles
et les instructions « officielles » sur l'organisation du
travail. Mais, même si on les suppose « rationnelles »
du point de vue étroit de l'efficacité productive,
ces décisions sont inacceptables précisément parce
qu'elles sont, et ne peuvent qu'être, exclusivement
basées sur le principe de l' « efficacité productive ».
Cela veut dire qu'elles tendent à subordonner inté-
gralement les travailleurs au processus de fabrication,
et à les traiter comme des pièces du mécanisme
productif. Or cela n'est pas dû à la méchanceté de la
direction, à sa bêtise, ni même simplement à la
recherche du profit. (A preuve que l' « Organisation
du travail » est rigoureusement la même dans les
pays de l'Est et dans les pays occidentaux.) Cela est
la conséquence directe et inévitable d'un système où
les décisions sont prises par d'autres que ceux qui
auront à les réaliser; un tel système nepeut pas avoir
une autre « logique ».
Mais une société autogérée ne peut pas suivre cette
« logique ». Sa logique est toute autre, c'est la
logique de la libération des hommes et de leur
développement. La collectivité des travailleurs peut
trèsbien décider—et, à notre avis, elle aurait raison
de le faire — que pour elle, des journées de travail
moins pénibles, moins absurdes, plus libres et plus
heureuses sont infiniment préférables que quelques
bouts supplémentaires de camelote. Et, pour de tels
choix, absolument fondamentaux, il n'y a aucun
critère « scientifique » ou « objectif » qui vaille : le
seul critère est le jugement de la collectivité elle-
même sur ce qu'elle préfère, à partir de son expé-
rience, de ses besoins et de ses désirs.
Cela est vrai à l'échelle de la société entière. Aucun
critère « scientifique » ne permet à qui que ce soit de
décider qu'il est préférable pour la société d'avoir
l'année prochaine plus de loisirs plutôt que plus de
consommation ou l'inverse, une croissance plus
rapide ou moins rapide, etc. Celui qui dit que de tels
critères existent est un ignorant ou un imposteur. Le
seul critère qui dans ces domaines a un sens, c'est ce
que les hommes et les femmes formant la société
veulent, et cela, eux seuls peuvent le décider et
personne à leur place.

AUTOGESTION ET HIÉRARCHIE
DES SALAIRES ET DES REVENUS

Il n'y a pas de critères objectifs qui permettent de


fonder unehiérarchie des rémunérations
Pas plus qu'elle n'est compatible avec une hiérar-
chie du commandement, une société autogérée n'est
compatible avec une hiérarchie des salaires et des
revenus.
D'abord, la hiérarchie des salaires et des revenus
correspond actuellement avec la hiérarchie du com-
mandement — totalement, dans les pays de l'Est,
pour une très bonne partie, dans les pays occiden-
taux. Encore faut-il voir comment cette hiérarchie
est-elle recrutée. Un fils de riche sera un homme
riche, un fils de cadre a toutes les chances de devenir
cadre. Ainsi, pour une grande partie, les couches qui
occupent les étages supérieurs de la pyramide hiérar-
chique se perpétuent héréditairement. Et cela n'est
pas un hasard. Un système social tend toujours à
s'autoreproduire. Si des couches sociales ont des
privilèges, leurs membres feront tout ce qu'ils
peuvent — et leurs privilèges signifient précisément
qu'ils peuvent énormément à cet égard — pour les
transmettre à leurs descendants. Dans la mesure où,
dans un tel système, ces couches ont besoin
d' « hommes nouveaux » — parce que les appareils
de direction s'étendent et prolifèrent — elles sélec-
tionnent, parmi les descendants des couches « infé-
rieures », les plus « aptes » pour les coopter en leur
sein. Dans cette mesure, il peut apparaître que le
« travail » et les « capacités » de ceux qui ont été
cooptés ont joué un rôle dans leur carrière, qui
récompense leur « mérite ». Mais, encore une fois,
« capacités » et « mérite » signifient ici essentielle-
ment la capacité de s'adapter au système régnant et
de mieuxle servir. Detelles capacités n'ont pas de sens
pour une société autogérée et de son point de vue.
Certes des gens peuvent penser que, même dans
une société autogérée, les individus les plus coura-
geux, les plus tenaces, les plus travailleurs, les plus
« compétents », devraient avoir droit à une « récom-
pense » particulière, et que celle-ci devrait être finan-
cière. Et cela nourrit l'illusion qu'il pourrait y avoir
une hiérarchie des revenus qui soit justifiée.
Cette illusion ne résiste pas à l'examen. Pas plus
que dans le système actuel, on ne voit pas sur quoi
on pourrait fonder logiquement et justifier de
manière chiffrée des différences de rémunération.
Pourquoi telle compétence devrait valoir à son
possesseur quatre fois plus de revenu qu'à un autre,
et non pas deux ou douze? Quel sens cela a de dire
que la compétence d'un bon chirurgien vaut exacte-
ment autant —ou plus, ou moins —que celle d'un
bon ingénieur? Et pourquoi ne vaut-elle pas exacte-
ment autant que celle d'un bon conducteur de train
ou d'un bon instituteur?
Une fois sortis de quelques domaines très étroits,
et privés de signification générale, il n'y a pas de
critères objectifs pour mesurer et comparer entre eux
les compétences, les connaissances et le savoir d'indi-
vidus différents. Et, si c'est la société qui supporte les
frais d'acquisition du savoir par un individu —
comme c'est pratiquement déjà maintenant le cas —,
on ne voit par pourquoi l'individu qui a déjà
bénéficié une fois du privilège que cette acquisition
constitue en elle-même, devrait en bénéficier une
deuxième fois sous forme d'un revenu supérieur. La
même chose vaut du reste pour le « mérite » et
« l'intelligence ». Il y a certes des individus qui
naissent plus doués que d'autres relativement à
certaines activités, ou qui le deviennent. Ces diffé-
rences sont en général réduites, et leur développe-
ment dépend surtout du milieu familial, social et
éducatif. Mais en tout cas, dans la mesure ou
quelqu'un a un « don », l'exercice de ce « don » est
en lui-même une source de plaisir s'il n'est pas
entravé. Et, pour les rares individus qui sont excep-
tionnellement doués, ce qui importe n'est pas une
« récompense » financière, mais de créer ce qu'ils
sont irrésistiblement poussés à créer. Si Einstein avait
été intéressé par l'argent, il ne serait pas devenu
Einstein —et il est probable qu'il aurait fait un
patron ou unfinancier assez médiocre.
Onmet parfois en avant cet argument incroyable,
que sans une hiérarchie des salaires la société ne
pourrait pas trouver des gens qui acceptent d'accom-
plir les fonctions les plus «difficiles » — et l'on
présente comme telles les fonctions de cadre, de
dirigeant, etc. Onconnaît la phrase si souvent répétée
par les «responsables »: « Si tout le monde gagne
la même chose, alors je préfère prendre le balai. »
Mais dans des pays comme la Suède, où les écarts
de salaire sont devenus beaucoup moindres qu'en
France, les entreprises ne fonctionnent pas plus mal
qu'en France, et l'on n'a pas vu les cadres se ruer sur
les balais.
Ceque l'on constate de plus en plus dans les pays
industrialisés, c'est plutôt le contraire : les personnes
qui désertent les entreprises, sont celles qui occupent
les emplois vraiment les plus difficiles —c'est-à-dire
les plus pénibles et les moins intéressants. Et l'aug-
mentation des salaires du personnel correspondant
n'arrive pas à arrêter l'hémorragie. De ce fait, ces
travaux sont deplus enplus laissés à la main-d'œuvre
immigrée. Cephénomène s'explique si l'on reconnaît
cette évidence, qu'à moins d'y être contraints par la
misère, les gens refusent de plus en plus d'être
employés àdes travaux idiots. Onn'ajamais constaté
le phénomène inverse, et l'on peut parier qu'il
continuera d'en être ainsi. On arrive donc à cette
conclusion, d'après la logique mêmedecet argument,
que ce sont les travaux les plus intéressants qui
devraient être le moins rémunérés. Car, sous toutes
les conditions, cesont là les travaux les plus attirants
pour les gens, c'est-à-dire que la motivation pour les
choisir et les accomplir se trouve déjà, pour une
grande partie, dans la nature mêmedu travail.

Autogestion, motivation au travail et production pour


les besoins
Mais à quoi reviennent finalement tous les argu-
ments visant à justifier la hiérarchie dans une société
autogérée, quelle est l'idée cachée sur laquelle ils se
fondent? C'est que les gens ne choisissent un travail
et ne le font que pour gagner plus que les autres.
Mais cela, présenté comme une vérité éternelle
concernant la nature humaine, n'est en réalité que la
mentalité capitaliste qui a plus ou moins pénétré la
société (et qui, comme le montre la persistance de la
hiérarchie des salaires dans les pays de l'Est, reste
aussi dominante là-bas). Or, cette mentalité est une
des conditions pour que le système actuel existe et se
perpétue —et inversement, elle ne peut exister que
pour autant que le système continue. Les gens
attachent une importance aux différences de revenu,
parce que de telles différences existent, et parce que,
dans le système social actuel, elles sont posées
comme importantes. Si l'on peut gagner un million
par mois plutôt que cent mille francs, et si le système
social nourrit par tous ses aspects l'idée que celui qui
gagne un million vaut plus, est meilleur que celui qui
ne gagne que cent mille francs —alors effectivement,
beaucoup de gens (pas tous du reste, même aujour-
d'hui) seront motivés à tout faire pour gagner un
million plutôt que cent mille. Mais si une telle
différence n'existe pas dans le système social; s'il est
considéré comme tout aussi absurde de vouloir
gagner plus que les autres que nous considérons
aujourd'hui absurde (du moins la plupart d'entre
nous) de vouloir à tout prix faire précéder son nom
d'une particule, alors d'autres motivations, qui ont,
elles, une valeur sociale vraie, pourront apparaître ou
plutôt s'épanouir : l'intérêt du travail lui-même, le
plaisir de bien faire ce que l'on a soi-même choisi de
faire, l'invention, la créativité, l'estime et la recon-
naissance des autres. Inversement, aussi longtemps
que la misérable motivation économique sera là,
toutes ces autres motivations seront atrophiées et
estropiées depuis l'enfance des individus.
Car un système hiérarchique est basé sur la
concurrence des individus, et la lutte de tous contre
tous. Il dresse constamment les hommes les uns
contre les autres, et les incite à utiliser tous les
moyens pour « monter ». Présenter la concurrence
cruelle et sordide qui se déroule dans la hiérarchie du
pouvoir, du commandement, des revenus, comme
une « compétition » sportive où les « meilleurs »
gagnent dans un jeu honnête, c'est prendre les gens
pour des imbéciles et croire qu'ils ne voient pas
comment les choses se passent réellement dans un
système hiérarchique, que ce soit à l'usine, dans les
bureaux, dans l'Université, et même de plus en plus
dans la recherche scientifique depuis que celle-ci est
devenue une immense entreprise bureaucratique.
L'existence de la hiérarchie est basée sur la lutte sans
merci de chacun contre tous les autres — et elle
exacerbe cette lutte. C'est pourquoi d'ailleurs la
jungle devient de plus en plus impitoyable au fur et à
mesure que l'on monte les échelons de la hiérarchie
— et que l'on ne rencontre la coopération qu'à la
base, là où les possibilités de « promotion » sont
réduites ou inexistantes. Et l'introduction artificielle
de différenciations à ce niveau, par la direction des
entreprises, vise précisément à briser cette coopéra-
tion. Or, du moment où il y aurait des privilèges
d'une nature quelconque, mais particulièrement de
nature économique, renaîtrait immédiatement la
concurrence entre individus, en même temps que la
tendance à s'agripper aux privilèges que l'on possède
déjà, et, à cette fin, à essayer aussi d'acquérir plus de
pouvoir et à le soustraire au contrôle des autres. Dès
ce moment-là, il ne peut plus être question d'auto-
gestion.
Enfin, une hiérarchie des salaires et des revenus
est tout autant incompatible avec une organisation
rationnelle de l'économie d'une société autogérée.
Car une telle hiérarchie fausse immédiatement et
lourdement l'expression de la demande sociale.
Une organisation rationnelle de l'économie d'une
société autogérée implique, en effet, aussi longtemps
que les objets et les services produits par la société
ont encore un « prix »—aussi longtemps que l'on ne
peut pas les distribuer librement—, et que donc il y a
un « marché » pour les biens de consommation
individuelle, que la production est orientée d'après
les indications de ce marché, c'est-à-dire finalement
par la demande solvable des consommateurs. Car il
n'y a pas, pour commencer, d'autre système défen-
dable. Contrairement à un slogan récent, que l'on ne
peut approuver que métaphoriquement, on ne peut
pas donner à tous « tout et tout de suite ». Il serait
d'autre part absurde de limiter la consommation par
rationnement autoritaire qui équivaudrait à une
tyrannie intolérable et stupide sur les préférences de
chacun : pourquoi distribuer à chacun un disque et
quatre tickets de cinéma par mois, lorsqu'il y a des
gens qui préfèrent la musique aux images, et d'autres
le contraire —sans parler des sourds et des aveugles?
Mais un « marché » des biens de consommation
individuelle n'est vraiment défendable que pour
autant qu'il est vraiment démocratique — à savoir,
que les bulletins de vote de chacun y ont le même
poids. Ces bulletins de vote, sont les revenus de
chacun. Si ces revenus sont inégaux, ce vote est
immédiatement truqué : il y a des gens dont la voix
compte beaucoup plus que celles des autres. Ainsi
aujourd'hui, le « vote »du riche pour une villa sur la
Côte d'Azur ou un avion personnel pèse beaucoup
plus que le vote d'un mal logé pour un logement
décent, ou d'un manœuvre pour un voyage en train
2e classe. Et il faut se rendre compte que l'impact de
la distribution inégale des revenus sur la structure
de la production des biens de consommation est
immense.
Un exemple arithmétique, qui ne prétend pas être
rigoureux, mais est proche de la réalité en ordre de
grandeur, permet de l'illustrer. Si l'on suppose que
l'on pourrait grouper les 80 % de la population
française aux revenus les plus bas autour d'une
moyenne de 20000 par an après impôts (les revenus
les plus bas en France, qui concernent une catégorie
fort nombreuse, les vieux sans retraite ou avec une
petite retraite, sont de loin inférieurs au S.M.I.C.) et
les 20 % restants autour d'une moyenne de 80000
par an après impôts, on voit pas un calcul simple que
ces deux catégories se partageraient par moitié le
revenu disponible pour la consommation. Dans ces
conditions, un cinquième de la population dispose-
rait d'autant de pouvoir de consommation que les
autres quatre cinquièmes. Cela veut dire aussi qu'en-
viron 35 %de la production de biens de consomma-
tion du pays sont exclusivement orientés d'après la
demande du groupe le plus favorisé et destinés à sa
satisfaction, après satisfaction des besoins « élémen-
taires » de ce même groupe; ou encore, que 30 %de
toutes les personnes employées travaillent pour satis-
faire les« besoins » non essentiels des catégories les
plus favorisées (
On voit donc que l'orientation de la production
que le «marché » imposerait dans ces conditions ne
refléterait pas les besoins de la société, mais une
image déformée, dans laquelle la consommation non
essentielle des couches favorisées aurait un poids
disproportionné. Il est difficile de croire que, dans
unesociété autogérée, où ces faits seraient connus de
tous avecexactitude et précision, les gens toléreraient
une telle situation; ou qu'ils pourraient, dans ces
conditions, considérer la production comme leur
propre affaire, et se sentir concernés —sans quoi il
nepourrait uneminuteêtre question d'autogestion.
La suppression de la hiérarchie des salaires est
donc le seul moyen d'orienter la production d'après
les besoins de la collectivité, d'éliminer la lutte de
tous contre tous et la mentalité économique, et de
permettre la participation intéressée, au vrai sens du
terme, de tous les hommes et de toutes les femmes à
la gestion des affaires de la collectivité.

NOTE
(1) V.«Lahiérarchiedessalairesetdesrevenus»,danslen°5
de C.F.D.T. Aujourdh' ui (janvier-février 1974), pp. 23 à 33.
[Maintenant,dansLE' xpériencedumouvementouvrier,2,pp.427-
444].

( Supposantquelerapport consommation/investissementest
dréalité.
e4à1—cequiestengros,l'ordredegrandeurobservédansla
L'EXIGENCE RÉVOLUTIONNAIRE (*)

Olivier MONGIN : Cornelius Castoriadis, il y a


quelques années encore, seule une petite minorité
soupçonnait l'importance et l'originalité de vos
articles de Socialisme ou Barbarie. Il aura fallu, d'une
part, la republication de vos principaux textes poli-
tiques, programmes ou manifestes de Socialisme ou
Barbarie, en collection de poche, d'autre part, la
parution d'un ouvrage philosophique particulière-
ment dense : L'institution imaginaire de la société (Ed.
du Seuil), pour que vos travaux passent la rampe et
tombent dans le domaine public. Cependant, semble-
t-il, cette découverte impromptue n'a pas nécessaire-
ment facilité l'accès à votre pensée. En effet, beau-
coup de fils restent noués pour celui qui n'a pas suivi
votre itinéraire.
Ainsi peut-on vous poser la question dé savoir ce
qu'il en est du lien entre le militant de Socialisme ou
Barbarie, l'économiste et le philosophe. Y a-t-il sens
à les distinguer? Pour poser la question autrement,
votre critique du marxisme, par exemple, est-elle à
l'origine de vos critiques philosophiques? Votre

(*) Entretien avec Olivier Mongin, Paul Thibaud et Pierre


Rósanvallon enregistré le 6juillet 1976, et publié dans Esprit,
février 1977.
critique de la représentation politique est-elle étran-
gère à votre critique de la représentation philoso-
phique classique? Bref, peut-on vous demander de
situer organiquement ce qui risque souvent d'être
perçu comme une série de réflexions juxtaposées?

Lemythe de l'économie marxiste


Cornelius CASTORIADIS: Telles que je les ai depuis
toujours vécues, les idées de philosophie et de
politique (donc aussi du philosophe et du militant) ne
se laissent pas séparer radicalement; chacune conduit
à l'autre. Pour l'économie, c'est différent. J'ai tra-
vaillé comme économiste pendant vingt-deux ans;
mais l'économie ne m'a pas occupé seulement du
point de vue professionnel, elle m'a intéressé et
continue de m'intéresser en elle-même. Cela pour
deux raisons :
D'abord, parce qu'elle forme une barrière, ou un
blocage énorme sur le chemin de la démythification
du marxisme. Pour tous ceux qui restent fidèles au
marxisme, il ya une prétendue couverture-or déposée
dans la banque du Savoir rigoureux et positif et qui
s'appelle Das Kapital, lequel, croient-ils, démontre-
rait que les lois de l'économie capitaliste garan-
tissent son effondrement, etc. Cette croyance est un
énorme bloc de pierre qui barre la route de la prise
de conscience des militants et des hommes—et qu'il
faut faire sauter. Je m'y suis employé, et je continue-
rai de le faire. Je travaille actuellement sur des textes
concernant l'économie qui essaient, d'une part, de
montrer que l'idée d'un savoir « scientifique » dans
ce domaine est un pur mythe et, d'autre part, de
dévoiler les présupposés idéologiques et métaphy-
siques qui sont à la base de l'économie politique de
Marx et qu'il partage en fait avec l'économie
politique bourgeoise.
Ensuite, parce qu'il m'importe de montrer que,
contrairement à ce que l'on dit, plus exactement à ce
que l'on craint, faire exploser ce mythe ne signifie pas
du tout ' que nous restons complètement désarmés,
sans aucune intelligence et compréhension de ce qui
se passe dans l'économie ou dans la société. De
même, lorsqueje tente de montrer que non seulement
il n'y a pas de savoir rigoureux sur la société et
l'histoire mais qu'il ne peut pas y en avoir, il n'en
découle nullement que nous ne pouvons rien y
comprendre, ou qu'il peut se passer n'importe quoi,
que nous sommes dans une nuit de l'aléatoire où
toutes les vaches seraient possibles.

Dela supériorité de la théorie...


Pour ce qui est des liens entre politique et
philosophie, on sait qu'ils sont, historiquement, très
anciens : philosophie, pensée politique et même
action politique au sens vrai du terme (comme action
visant l'institution de la société, non pas comme
intrigue de cour) naissent ensemble et traduisent le
même mouvement, de mise en question interne par la
société de son propre imaginaire social institué. Mais
très rapidement, les liens entre philosophie et pensée
politique acquièrent un caractère particulier, qu'ils
gardent encore (bien entendu, aussi chez Marx) :
celui de la subordination de la pensée politique à une
théorie, donc, en dernière analyse, à une philosophie
la philosophie elle-même étant toujours conçue
comme essentiellement théorique, ou théorie par
excellence, même lorsqu'elle s'appelle philosophie
pratique, philosophie de l'art, etc. Cette théorie
prétend posséder — ou pouvoir accéder à — un
savoir sur l'être de l'histoire, sur l'être de la société,
sur l'être de l'homme. Ce savoir déterminerait et
fonderait ce qui est à faire, politiquement. (Et c'est
rigoureusement de cette même attitude spéculative
que restent prisonniers ceux qui- aujourd'hui disent :
de l'impossibilité d'un tel savoir découle l'impossibi-
lité d'une politique révolutionnaire, d'une révolution,
d'une société qui s'auto-institue explicitement. Dans
les deux cas, la maîtrise est accordée au savoir,
positivement ou négativement.)
Or une nouvelle vue, conception et position de la
politique à la fois va de pair avec une rupture dans la
pensée philosophique et ontologique héritée, et
implique une nouvelle conception du rapport entre
pensée philosophique et politique. La pensée clas-
sique prétend accéder à une vue théorique de ce qui
est dans ses déterminations « essentielles » ou « fon-
damentales », et ce qui est déterminerait aussi ce qui
est àfaire. Il en est ainsi chez Platon, chez Aristote,
chez Spinoza, chez les grands idéalistes allemands —
mais il en est ainsi aussi finalement chez Marx (qui
est, bien évidemment, un classique). Chez lui, et pour
lui, il y a théorie de la société et de l'histoire qui
montre à la fois ce qu'il en est et ce qu'il en sera à
l'étape suivante.
Remarquons en passant que, dans cette version de
la vue classique, la politique est en vérité supprimée :
but et agents de la transformation de la société sont
pré-déterminés, il subsiste au mieux une technique
« politique » qui agencerait optimalement les
« moyens » de la transformation. Et, même ainsi, on
se heurte aussitôt à l'argument bien connu qu'on n'a
pas manqué de soulever depuis le XIX siècle contre
cette position : si les lois de l'histoire sont effective-
ment telles qu'à la société capitaliste ne peut succéder
qu'une société communiste, il n'y a pas plus lieu de
se battre pour l'avènement de celle-ci que pour le
prochain lever du soleil. L'argument est banal et peut
sonner vulgaire : il est irréfutable. Une activité
technique peut se contenter du « pouvoir-être-autre-
ment »(commedirait Aristote) de ce qui est dans ses
déterminations « secondes » ou « accidentelles »;
mais une action véritable, une praxis, implique le
pouvoir-être-autrement de ce qui est dans sa profon-
deur, commesignification et commevaleur—et bien
entendu aussi le vouloir-être-autrement.
A partir du moment où l'on s'aperçoit que
l'histoire (pas plus d'ailleurs que quoi que ce soit
d'autre) ne peut être pensée moyennant la vue
traditionnelle suivant laquelle être signifie être déter-
miné; à partir du moment, plus particulièrement, où
l'on saisit l'histoire comme création et la société
comme toujours à la fois instituante et instituée (la
société ne peut exister et fonctionner que comme
société instituée — mais cette institution est sa
propre création); à partir donc du moment où l'on
voit l'histoire comme cette autocréation, auto-insti-
tution incessante de la société, — on est d'abord
amené à répudier radicalement la conception héritée
du sens de : être (et cela s'étend immédiatement
d'ailleurs à tous les domaines, au-delà du social-
historique); et aussi, à dégager complètement le
problème politique et la politique du cadre dans
lequel ils étaient traditionnellement pensés. La poli-
tique devient une composante de l'auto-institution de
la société, la composante correspondant à un faire
lucide, élucidé autant qu'il est possible, qui vise
l'institution de la société comme telle. Non pas la
Présidence du Conseil municipal ou de la Répu-
blique, ou le changement de telle loi particulière —
mais l'institution globale de la société.
... au savoir réaliste
Paul THIBAUD: Justement ce « faire élucidé autant
qu'il est possible » pose la question de ce que vous
dites concernant la révolution. Dans la mentalité
commune, l'idée de révolution est liée à celle de
totalité. Révolutionner, c'est tout changer, c'est le
contraire de l'empirisme qui prend les choses bout
par bout. Et vous venez nous dire : l'idée que l'on
puisse posséder la totalité est contre-révolutionnaire.
C'est un renversement, et ce renversement fait peut-
être difficulté. Vous mettez à bas la prétendue science
marxiste de la révolution, mais cette science est
postérieure à la révolution comme fait, à la passion
révolutionnaire que 1789 semble avoir introduite
dans notre histoire. Vous semblez dire dans votre
livre, à propos des stalinismes, que c'est à partir d'une
représentation intellectuelle fausse, prétentieuse, que
s'est développée une pratique révolutionnaire déviée.
Mais le rapport n'est-il pas principalement dans
l'autre sens? N'est-ce pas la révolution comme acte
qui engendre un type de représentation, un désir de
se placer en position de surplomb, de pouvoir dire
d'un coup ce qu'il en est du sort de l'humanité et du
monde?
Cornelius CASTORIADIS: C'est là une objection qui
m'est souvent adressée : une fois tout l'itinéraire
parcouru, continuer à se réclamer de la révolution, ce
serait se réclamer de la totalité, d'un savoir de cette
totalité, d'une possession de ce savoir; ou bien,
postuler une transparence de la société post-révolu-
tionnaire pour elle-même, ou un « savoir » de la
société sur sa propre institution. Ce qui m'amuse,
c'est que d'abord j'ai été le premier, sauf erreur, à
critiquer l'idée de la société post-révolutionnaire
comme « transparente pour elle-même » et à dénon-
cer ce que j'ai appelé l'acception mythique du
communisme chez Marx (en 1964-65; v. L'institution
imaginaire..., pp. 151-157); et que, deuxièmement,
j'ai longuement répondu d'avance à ce type d'objec-
tions (ib., pp. 97-108, 117-124, 130-138), mais que je
n'ai jamais vu de réfutation, de discussion ou de
simple prise en compte de cette réponse. Tout se
passe comme si les critiques ne voulaient rien
entendre d'autre que ce syllogisme qui bourdonne
dans leurs oreilles : la révolution vise la transparence
de la société; une société transparente est impossible;
donc, la révolution est impossible (ou n'est possible
que comme totalitarisme). Mais qu'est-ce que cela
traduit d'autre que leur propre obsession de la
transparence, de la totalité, du savoir absolu, etc.?
Ou, en termes plus « objectifs », leur complet empri-
sonnement dans les antinomies illusoires que produit
ici la philosophie spéculative de par sa méconnais-
sance radicale du faire, de son terrain et de ses
exigences propres?
L'exigence de se faire à chaque instant une
représentation aussi élaborée et élucidée que possible
de ce que l'on fait et du pourquoi on le fait est une
composante inéliminable de toute action humaine. Je
ne peux pas agir sans ce besoin permanent de me
représenter ce que je vise, les motifs pour lesquels je
le vise, les voies qui peuvent m'y mener. Mais je ne
peux pas agir non plus si je m'asservis à une
représentation forgée une fois pour toutes de ce que
je vise, de mes motifs et des voies que je suivrai.
Personne n'a jamais écrit un livre —sauf de mauvais
professeurs écrivant de mauvais livres —en sachant
d'avance exactement ce qu'il allait dire dans ce livre,
et encore moins en sachant d'avance ce que voudrait
finalement dire ce qu'il allait écrire. Il n'empêche que
je ne peux écrire un livre qu'en me forgeant
successivement, pendanttout le travail de réflexion et
decomposition, une représentation de ce queje veux
dire, en composant des tables de matières provi-
soires, des plans que je déchire au fur et à mesure,
etc. Or ces deux exigences (que l'attitude spéculative
voit et ne peut voir que comme antinomiques, mais
qui sont plus que solidaires et complémentaires) : se
représenter cequel'on viseet nepas s'asservir à cette
représentation, sont tout autant et encore plus
présentes dans cette catégorie particulière de l'action
qu'est la praxis — terme passablement galvaudé
depuis Marx, auquel je veux donner un sens nou-
veau : la praxis est le faire dans lequel l'autre ou les
autres sont visés commeêtres autonomes et considé-
rés commel'agent essentieldudéveloppement de leur
propre autonomie.
Je nepeuxpas éleverunenfant enmedisant : il est
interdit de prendre en compte la totalité de ce qu'est
cet enfant—ou bien : il est impossible de la prendre
en compte car l'enfant n'est pas une totalité fermée,
mais une totalité ouverte. Bien sûr que l'enfant est
une totalité ouverte, si l'on veut utiliser cette termi-
nologie. Mais c'est parce qu'il est une totalité, et une
totalité ouverte, qu'un vrai problème pédagogique
existe. Si j'élève mon enfant, ou un enfant quel-
conque, c'est précisément en tant que totalité ouverte
que je le vise; c'est-à-dire en tant qu'être virtuelle-
ment (et d'ailleurs aussi effectivement) autonome.
L'élever signifie l'aider le plus possible à accéder à
cette autonomie et à la développer. Pour ce faire, je
suis obligé de prendre en compte cet enfant tel qu'il
est et qu'il se fait — ce qui interdit que je
m'asservisse et que je l'asservisse à une représenta-
tion forgée une fois pour toutes de ce qu'est et de ce
que doit être cet enfant, et tout enfant. Il en va de
même dans la cure psychanalytique. C'est une
aberration de croire qu'il ya une théorie rigoureuse
de la psyché, il n'y en a pas; c'est encore une
aberration de croire qu'il y a une technique psycha-
nalytique rigoureuse en général, il n'y en a pas. Sauf
deux ou trois règles abstraites (essentiellement des
consignes négatives ou d'abstention), on peut dire
qu'analyste et analysant forgent ensemble, lors d'une
cure donnée, la «technique » de cette cure. Et
pendant la cure, l'analyste est constamment obligé de
prendre encompte l'analysant commeune totalité —
totalité en train de se transformer dans et par
l'analyse.
L'autonomie commebutet commemoyen
Paul THIBAUD: Ceci étant, reste la question du
rapport entre le type de connaissance que l'on peut
avoir d'un objet (l'objet social dans ce cas) et le type
d'intervention que l'on peut avoir sur cet objet. On
voit par exemple Trotsky, dans son Histoire de la
Révolution russe, dire : quand on a pour l'humanité
d'aussi grands projets que les bolcheviques, on a
droit aux moyens correspondants. Par opposition à
cela, je vous vois défendant paradoxalement une
sorte de sagesse révolutionnaire. Comme si, pour
nous, la limite de notre savoir ne devait pas produire
une limitation de notre action. Pour prendre
l'exemple que vous venez d'évoquer, même si toute
pédagogie doit viser la personnalité d'un enfant dans
son ensemble, son action est bornéepar la conscience
qu'elle a de son ignorance de ce qu'est la totalité à
quoi elle seréfère.
Cornélius CASTORIADIS: Je ne sais pas si je suis
sage,je sais queje meveux cohérent autant que faire
se peut. De quoi s'agit-il, en fin de compte, dans la
conception de la révolution qui est la mienne? De ce
que les hommes prennent collectivement en main
leurs propres affaires, et aussi de ce que moi, nous,
nous avons à faire et nous voulons faire quelque
chose pour que cela soit. Mais évidemment, ce que
nous avons à faire, ce n'est pas les dresser de force
pour qu'ils soient autonomes — idée qu'il suffit de
formuler pour en faire éclater l'absurdité. Et quelle
est la conception qui, souterrainement, sous-tend la
citation de Trotsky que vous avez donnée, et tant
d'autres de Lénine et de Trotsky que l'on pourrait
facilement trouver? Que le Parti dirige la marche de
l'humanité vers le communisme, et donc décide des
moyens; et que ces moyens n'ont pas de rapport
interne avec la « fin », laquelle est déterminée par
ailleurs, par les « lois historiques », le développement
des forces productives, etc. Mais pour nous, le
contenu du projet révolutionnaire est que les
hommes deviennent capables de prendre en main
leurs propres affaires et que —ce qui est à la fois la
même chose, la conséquence de la chose et une autre
chose; nous sommes, du point de vue de la logique
identitaire, dans les «paradoxes » — le seul moyen
pour qu'ils deviennent capables de prendre en main
leurs propres affaires, c'est qu'ils les prennent en
main, et cela de plus en plus.
Pierre ROSANVALLON: Je suis d'accord quand tu
dis que toute pensée révolutionnaire est nécessaire-
ment iconoclaste et critique. En ce cas, il est juste de
poser qu'il n'y a ni savoir absolu (fût-ce le mar-
xisme), ni rédempteur messianique (fût-ce le proléta-
riat), ni salut garanti par la révolution. Ton projet,
en pourfendant tous ces mythes, apparaît donc
comme radicalement révolutionnaire. C'est vrai que
nous ne pouvons concevoir l'histoire comme auto-
création, comme auto-institution, qu'à condition de
renoncer à l'énonciation d'un savoir absolu. Mais à
partir de là, je te poserai deux questions.
Tout d'abord, je vois bien comment ta critique te
fait refuser un certain nombre de politiques, com-
ment elle opère une double dénonciation du réfor-
misme et du totalitarisme. Mais il faut aller plus loin.
Quelles sont les conditions concrètes, théoriques et
pratiques, d'une véritable auto-institution de la
société? Il me semble que tu restes assez silencieux
sur ce point.
Autre question : ton projet revient en fait à faire
émigrer la politique du champ de l'histoire et du
savoir au champ de la morale. Finalement, tu es
d'abord un moraliste. Comment définirais-tu cette
éthique politique, ou cette éthique tout court, sous-
jacente à ta critique d'un certain idéalisme révolu-
tionnaire?
Cornelius CASTORIADIS: Il y a là beaucoup de
questions, mais avant d'y venir je voudrais clarifier
un point qui est resté en suspens dans la réponse que
j'ai faite à Paul Thibaud. Qu'il soit bien compris que
ce que je dis sur les voies par lesquelles peut passer
aujourd'hui une politique révolutionnaire ne relève
absolument pas d'une tolérance pédagogique. Ce
n'est pas parce que les gens «apprendront mieux »
s'ils trouvent eux-mêmes la solution du problème
qu'on n'essaie pas de leur imposer quelque chose.
C'est parce que seuls eux peuvent inventer, créer une
solution du problème que personne aujourd'hui ne
peut soupçonner. C'est cela que signifie aussi recon-
naître la créativité de l'histoire.

L'interrogation illimitée
J'en viens maintenant à tes questions. Je ne tiens
pas spécialement à l'iconoclasme en tant que tel, je
suis loin d'être un inconditionnel de l'iconoclasme,
c'est-à-dire de casser pour casser. Qu'est-ce qui se
passe actuellement, quel est l'infâme salmigondis qui
est à la mode à Paris depuis des années? A tous les
coins de rue, du Bois de Vincennes jusqu'au Bois de
Boulogne, on fait de l'iconoclasme. Et évidemment,
on fait de l'iconoclasme de l'iconoclasme précédent,
et la surenchère de l'iconoclasme, etc. Le résultat
final est la nullité, le vide total du « discours
subversif » contemporain, devenu simple objet de
consommation et par ailleurs forme parfaitement
adéquate duconservatisme idéologique «de gauche ».
Il ne s'agit pas de cela. Nous avons devant nous
uncertain nombrede créations historiques de l'huma-
nité, nous vivons dans, parmi et par elles. La ques-
tion est de savoir ce qu'elles signifient pour nous
et ce que nous voulons en faire. Certaines de ces
créations remontent à la constitution même d'une
société humaine ou sont, comme on voudra dire,
consubstantielles à l'institution de la société.
Pour prendre un exemple massif, ce que j'appelle
la logique identitaire (1) doit être là dès que la société
s'institue et pour qu'elle puisse s'instituer. Quelle
que soit l'emprise des significations mythiques et
magiques sur une société archaïque, cette société ne
peut pas être « mythique » et « magique » si deux et
deux n'y font pas quatre; et lorsqu'ils font cinq, ils
ne le font que sous certaines conditions. Truisme,
mais disons-le puisqu'on m'a dit que je conçois la
révolution comme une table rase absolue, coupure
totale avec le passé : la révolution ne supprimera pas
l'arithmétique, elle la mettra à sa place.
Deuxième exemple, dans le prolongement du
premier : commej'ai essayé de le montrer, la logique
identitaire devient universellement dominante avec la
naissance de la philosophie et de la pensée théorique
comme telle. Dans celle-ci, immense création histo-
rique qui marque une rupture radicale entre son
avant et son après, l'émergence de l'interrogation
illimitée signifie une rupture avec l'univers mythique,
une recherche ouverte de la signification — que le
mythe avait pour fonction de clore en la satisfaisant
une fois pour toutes. Mais cette recherche se fait
dans l'horizon, par les moyens, sous les normes de la
logique identitaire. Aussitôt née, la pensée devient
Raison. Cette Raison, il ne s'agit pas de la casser
pour la casser, ni de la casser simplement parce
qu'elle est là. Il s'agit de comprendre, d'abord, d'où
elle vient et où, potentiellement, elle va—c'est-à-dire
où elle peut nous mener; donc, d'élucider en premier
lieu ses origines et sa fonction. Mais cela ne suffit
pas, on n'en a pas fini avec une idée en disant
simplement : elle vient de là, et aujourd'hui elle sert à
cela.« Origine » et « fonction » n'épuisent pas la
signification. Les « généalogies », les « archéolo-
gies » et les « déconstructions », si l'on s'en contente
et si on les prend comme quelque chose d'absolu,
restent quelque chose de superficiel et représentent en
fait une fuite devant la question de la vérité — fuite
caractéristique et typique de l'époque contemporaine.
La question de la vérité exige que nous affrontions
l'idée elle-même, que nous osions, le cas échéant, en
affirmer l'erreur ou en circonscrire les limites —bref,
que nous essayions de la mettre à sa place. Ainsi,
aujourd'hui, il s'agit de mettre à sa place l'univers
« théorique » créé par les vingt-cinq siècles précé-
dents (et qu'ils ont voulu mettre à la place de
l'univers tout court), en montrant à la fois sa validité
et les limites de cette validité.
Aussi, dans le domaine qui nous intéresse plus
particulièrement, il ne s'agit pas pour moi d'icono-
clasme en général. Il s'agit de montrer que, dans leur
contenu, les idées et les idéologies qui actuellement
prévalent et se prétendent révolutionnaires sont,
d'abord, erronées, inconsistantes, incohérentes. Et,
en deuxième lieu, qu'elles participent du monde
qu'elles prétendent combattre. Ainsi, j'ai essayé
depuis longtemps de montrer que le marxisme reste
prisonnier de l'idéologie capitaliste et, au-delà, de
toute l'ontologie gréco-occidentale. Mais cette dé-
monstration n'a de sens, à mes yeux, que parce que
j'essaie de montrer les limites de cette ontologie. (De
même qu'il ne me suffit pas, et qu'il ne suffit pas, de
montrer que Marx partage les postulats essentiels de
l'économie politique bourgeoise : il faut encore mon-
trer que ces postulats ne conduisent pas à la
constitution d'un « savoir économique »—pas plus
qu'aucun autre groupe de postulats d'ailleurs.)

Leprojet révolutionnaire...
Nous restons alors avec une tâche encore plus
grande. Et cela déjà apparaît, lorsque je parle de
« mettre en place ». Mettre en place dans quoi, à
quelle place, moyennant quoi? Mettre en place dans
un nouveau monde social-historique, qui est, en
partie, en train de se créer, et, en partie, à créer. Pour
cela, ce que tu appelles « éthique » ne suffit pas. Je
ne récuse nullement le terme, au contraire; tout ce
qui se passe aujourd'hui m'inciterait plutôt à le
revendiquer très haut. Le problème éthique n'est ni
supprimé actuellement, ni subsumé sous le problème
politique, comme le pensait le bolchevisme et même
le marxisme. Il reste inéliminable : non seulement
dans notre vie « privée », mais dans notre vie
politique. Pour celui qui adhère, dans une certaine
lucidité, à un projet politique révolutionnaire, il y a
toujours une base, une source « subjective » de cette
adhésion qui est éthique au sens suivant : qu'il se
considère comme responsable de ce qu'il veut et de ce
qu'il fait, et qu'il essaie de vouloir et de faire dans la
plus grande lucidité dont il soit capable.
Mais dans la politique, il s'agit de beaucoup plus;
et, je pense, c'est ce que tu vises en parlant de travail
collectif et de conditions pratiques et sociales d'une
révolution. Cequenous choisissons comme individus
qui, saisis par l'exigence éthique (= ne pas faire
n'importe quoi), adhérons à un projet politique, ne
visepas notre vie «privée »et surtout n'est pas et ne
peut pas être notre pure création personnelle. Nous
n'inventons pas, ex nihilo, le projet révolutionnaire;
celui-ci naît (pour ne pas remonter plus loin) dans la
société occidentale depuis environ deux siècles. Cette
société, depuis la Révolution française et les premiers
mouvements (à peu près contemporains de celle-ci)
des ouvriers anglais est caractérisée par une crise;
non pas une crise conjoncturelle, ou une crise
économique, mais par une scission interne, par un
conflit moyennantlequel unedes parties constitutives
de la société, en l'occurrence les ouvriers, et notam-
ment les ouvriers anglais, sont amenés non simple-
ment à défendre leur position «économique », mais
à poser, trente ou quarante ans avant les premiers
écrits de Marx, le projet d'une autre société et à en
donner des formulations qui restent encore aujour-
d'hui pour nous, enun sens, presqueindépassables.
... dans la société capitaliste occidentale
Or cette société, la société capitaliste occidentale,
qui depuis deux siècles se «développe » à un point
extraordinaire et réalise une croissance économique
sans précédent et un «progrès technique » plus
grand que celui des millénaires antérieurs, reste
toujours marquée par cette crise. Crise qui n'est
qu u' n autre nom de son conflit interne : il n'y a pas
de « crise objective », une société ne pourrit pas
comme une poutre, il n'y a crise que dans la mesure
où il y a conflit, lutte, contestation interne. Le terme
de contestation, au sens fort que je lui ai donné
depuis 1960, signifie la non-acceptation par un nom-
bre considérable de gens, d'hommes et de femmes, de
jeunes et maintenant d'enfants, du mode d'organisa-
tion et de vie, des valeurs, des normes et des finalités
de la société où ils vivent. Pendant longtemps, la
forme prédominante de cette contestation a été les
luttes ouvrières, son porteur a été la plupart du
temps le prolétariat industriel.
Il n'en est plus ainsi, depuis quelques dizaines
d'années, dans les pays de capitalisme développé.
Mais cela ne signifie pas, comme on a voulu le dire,
que la classe ouvrière a été intégrée sans reste dans le
système. La contestation du système par les ouvriers
continue sous la forme de la lutte dans et autour de
la production (forme qui a toujours été, à mes yeux,
beaucoup plus importante que celle des revendica-
tions « économiques »), concernant les conditions,
les méthodes, les modalités du travail, lutte qui se
déroule constamment dans l'entreprise et pose cons-
tamment la question : qui est le maître ici, qui
domine effectivement le processus de travail? Le
maître est, en un sens, la direction capitaliste
bureaucratique de l'entreprise - mais cette maîtrise
est constamment contestée par les travailleurs.
A cette contestation sont venues s'en ajouter
d'autres, tout autant sinon encore plus importantes
(tout le monde le sait maintenant, mais ne le savait
pas en 1960 par exemple). Ainsi, le mouvement des
femmes. Par ce terme je n'entends pas le Women's
Lib, le M.L.F., etc., mais quelque chose de beaucoup
plus profond, et qui vient de beaucoup plus loin.
Depuis, disons, 1880, des bonnes femmes inconnues,
anonymes, dans les pays occidentaux, commencent
un travail de taupe : le jour, la nuit, à table, dans le
lit conjugal, par rapport aux enfants, en transgres-
sant les tabous sexuels, en entrant dans les profes-
sions prétendument « masculines », etc. Or cela
conduit à la situation actuelle, à une transformation
incroyable de la « condition féminine » (donc aussi,
automatiquement, de la « condition masculine »),
dont la profondeur et les effets restent absolument
incalculables. Nous sommes en train de voir et de
vivre là quelque chose qui dépasse même de loin la
crise de la société capitaliste puisque ce qui est.
virtuellement détruit, c'est quelque chose — la
définition de la « condition féminine », peut-être
l'idée même d'une « condition féminine »— qui est
antérieur à la constitution des sociétés dites « his-
toriques ». Transformation qui, d'ailleurs, révèle
d'autres aspects de la crise de la société en même
temps qu'elle contribue à l'approfondir. Il ne peut
pas yavoir de société où il n'y ait pas un certain type
de « famille »; « famille » au sens où, à la limite,
même les usines à embryons dans Le meilleur des
mondes de Huxley sont des « familles », des formes
réglées de fabrication de nouveaux individus sociaux.
Or, moyennant aussi le mouvement des femmes,
nous assistons actuellement à une décomposition
croissante de cette forme réglée, qui va de pair
d'ailleurs avec la disparition de toute une série
d'autres repères et pôles de référence des individus
des groupes, de la société, relatifs à leur vie. On peut
en dire autant des mouvements des jeunes, et même
de l'évolution des enfants.

La visée centrale
Or, dans tous ces mouvements de contestation, je
prétends trouver, ou reconnaître, une unité de
signification, ou mieux une relation interne des
significations qu'ils portent : la visée d'autonomie,
donc, au plan social et politique, de l'institution
d'une société autonome —ce qui finalement signifie
pour moi : l'auto-institution explicite de la société.
Le projet révolutionnaire, c'est cela même —et, au
sens que nous venons de discuter, c'est une création
historique que nous trouvons déjà là, devant nous.
La discussion reste ouverte. Mais une objection
n'est pas recevable, celle qui dit : « Mais c'est vous
qui trouvez à tout cela une signification, une unité ou
une relation interne de signification. »Oui, c'est moi;
de même, c'est vous — et c'est là une affirmation
également lourde —qui dites : « Non, tout cela est
privé de signification. » Certes, je procède à une telle
interprétation de l'histoire contemporaine — de
même que procède à une interprétation le sociologue
réactionnaire ou conservateur qui ne voit partout que
l'échec des mouvements ouvriers et considère ceux-ci
comme des « ratés » du système capitaliste avant
qu'il n'arrive à sa pleine maturité. Et cette dernière
interprétation procède bien entendu, elle aussi, d'une
volonté politique, elle n'a rien de « purement sociolo-
gique »et « scientifique ». En aucun domaine, même
pas de la « pure » philosophie, il n'y a d'interpréta-
tion qui ne soit liée à un projet et à une volonté.
L'idée d'une « pure interprétation » est encore une
des mystifications par lesquelles l'époque contempo-
raine essaie de se masquer sa fuite éperdue devant la
question de la vérité et de la volonté. On « inter-
prète » interminablement Marx, Freud, les philo-
sophes classiques, etc. pour ne pas avoir à affronter
la question : dans quelle mesure ce que Marx, Freud,
etc. ont dit est-il vrai, et dans quelle mesure est-ce
pertinentpour nous aujourd'hui?
Je fais l'interprétation que je fais de l'histoire du
monde occidental et du monde tout court depuis
deux siècles au mieux de mon savoir, de mes
capacités, de mes possibilités de déjouer les innom-
brables pièges que les choses et moi-même nous me
dressons dans cette recherche. Mais je la fais aussi en
fonction d'une volonté politique, qui a pour corrélat,
hors de moi, un projet révolutionnaire que je
n'invente pas, qui est incarné, créé dans et par
l'histoire effective. Certes la conception que j'ai de ce
projet est le co-résultat de mon interprétation, de
mon élucidation; mais personne ne peut effacer le
fait que des hommes se sont levés pour hurler « vivre
en travaillant ou mourir en combattant », pour
chanter « ni Dieu, ni César, ni tribun ». Le projet
révolutionnaire est là dans l'histoire effective, il
parle, il se parle puisque ce n'est pas une « tendance
objective » mais une manifestation de l'activité des
hommes qui ne peut exister que si elle est, à un
certain degré, consciente et qu'elle se donne sa
formulation. Tout au plus quelqu'un peut-il dire que
l'idée et la visée qui sous-tendent le « ni Dieu, ni
César, ni tribun » sont absurdes ou utopiques; mais
c'est lui qui le dit, il choisit de le dire (car il ne
pourrait jamais le démontrer), il est responsable de ce
choix — et la question reste toujours : pourquoi le
dit-il, que veut-il?
Tout cela renvoie à ce que j'appelle le cercle de la
praxis. Ce cercle peut être défini, comme tout cercle
qui se respecte en géométrie plane, par trois points
non co-linéaires. Il y a une lutte et une contestation
dans la société; il y a l'interprétation et l'élucidation
de cette lutte; il ya la visée et la volonté politiques de
celui qui élucide et interprète. Chacun de ces points
renvoie à l'autre, ils sont tous les trois absolument
solidaires. (Je dis bien élucidation, et non pas
théorie : il n'y a pas de « théorie politique » au sens
strict et, en tout état de cause, la théorie n'est qu'un
cas particulier de l'élucidation.)
Je ne sais pas si j'ai vraiment répondu à tes
questions.

Sauvages et civilisateurs
Pierre ROSANVALLON: Tu insistes avec raison sur
le fait que tu n'es pas l' « inventeur » de ce projet
révolutionnaire. Il suffit en effet pour cela de se
référer à ce qu'a été le mouvement ouvrier au
XIX siècle, mouvement d'ailleurs souvent différent de
l'interprétation que l'on en donne aujourd'hui. C'est
vrai que le mouvement ouvrier a d'abord été marqué
par un refus des médiations politiques, se définissant
comme volonté d'auto-émancipation à travers le
développement de thèmes comme celui de l'associa-
tion. On pourrait évidemment décrire beaucoup plus
précisément ce projet. Mais l'important n'est pas là,
à ce point de la discussion. Ce qui compte, c'est que
ce projet, tout entier contenu dans une pratique que
je qualifierai de sauvage, n'a cessé de rencontrer des
civilisateurs, des gens qui ont voulu le doter de
théories, d'idéologies, de tâches à accomplir, de
moyens d'organisation à mettre en œuvre. Le civili-
ser, c'était lui donner l'horizon de son pouvoir, de
son savoir, de son devenir; en un mot, c'était en faire
un agent historique.
Or toi, tu estimes justement que ce mouvement de
civilisation a étouffé le projet révolutionnaire du
mouvement ouvrier. Soit. Mais la question demeure :
quelles sont les conditions qui permettent à ce
mouvement sauvage d'être véritablement autocréa-
teur et constructif, de se dépasser en tant que
mouvement de protestation et de refus, en tant que
simple manifestation d'une espérance? Pour être plus
précis, comment passer de la révolte à la révolution,
de la contestation à la transformation de la société?
Je te pose ces questions car, à t'entendre et à te
lire, j'ai parfois le sentiment que tu rêves d'un
mouvement social pur, qui resterait sauvage, préservé
de toute médiation; comme si toute institutionnalisa-
tion contenait déjà en germe une trahison du projet
révolutionnaire. Est-il possible de penser une auto-
institution qui réglerait le problème en développant
les effets d'une pure liberté?
Olivier MONGIN: N'est-il pas possible de prendre
la question de Pierre à rebours? En effet, si l'on se
réfère à un mode traditionnel de réflexion politique
qui consiste à s'interroger sur les rapports de l'Etat à
la société, de la société politique à la société civile,
sur le rôle de l'institution, on est surpris que vous en
fassiez l'économie dans votre ouvrage. Pourriez-vous
justement apporter des précisions quant à ce type de
questions? Cela serait susceptible de nous aider à
mieux percevoir les conditions de possibilité d'une
société auto-instituée. L'Etat n'est-il pas amené à
disparaître d'une société auto-instituée, par exemple?
Toute représentation politique également?
Cornelius CASTORIS : Oui, certainement. Là-
dessus, pour l'instant, je ne veux pas ajouter grand-
chose à ce qui a été mis en avant dès le départ par le
mouvement de contestation révolutionnaire dans la
société moderne. Des textes d'ouvriers anonymes
anglais de 1818 ou 1820 affirment expressément que
les associations de producteurs doivent remplacer
l'Etat et que la société n'a besoin d'aucun autre
gouvernement que ces associations elles-mêmes. Et
cela reste pour moi un élément absolument essentiel
de l'idée d'une société autonome et qui s'auto-
institue explicitement, à savoir la nécessité de suppri-
mer l'Etat, le monopole légal de la violence entre les
mains d'un appareil séparé de la société. Certes, des
conséquences importantes et des problèmes profonds
en résultent, auxquels nous pourrons peut-être reve-
nir.
Pour en venir aux questions de Rosanvallon, je
pense que nous serions, toi et moi, d'accord pour
dire que les choses les plus profondes, les plus
importantes, les plus durables n'ont pas été dites par
les « civilisateurs », mais par les « sauvages » qui
sont soudain sortis du fond de la société.
L'exemple qui m'importe le plus est celui de la
création de nouvelles formes institutionnelles. Il faut
que les ouvriers parisiens fassent la Commune, Marx
déconseillant au départ une insurrection de Paris,
pour qu'après coup Marx puisse venir déclarer que la
Commune était la « forme enfin trouvée » de la
dictature du prolétariat. Il faut que le peuple russe
crée les Soviets en 1905 pour que Lénine, au départ
opposé aux Soviets, vienne après coup reconnaître
leur importance, ou plutôt la méconnaître parce que,
pour commencer, il n'y voit que des instruments de
lutte, ce n'est que plus tard qu'il y verra aussi des
formes de pouvoir. Après 1917, il faut que les
ouvriers russes, déçus des Soviets, refluent vers les
comités de fabrique et se mettent, contre les direc-
tives de Lénine, à exproprier les capitalistes, pour
que Lénine produise enfin, l'été 1918, le décret
d'expropriation. En Hongrie, en 1956, personne n'a
« enseigné » quoi que ce soit aux gens; les intellec-
tuels, les étudiants, les écrivains, les gens du théâtre
se sont mis en mouvement, les ouvriers ont formé des
Conseils d'usine. Toutes ces formes n'ont été ni
prédites, ni déduites d'une théorie quelconque; elles
ont été créées par les gens, dans et par leur lutte.
Certes, la création de ces formes institutionnelles
ne résout pas tous les problèmes d'une société post-
révolutionnaire. Des questions immenses s'ouvrent,
concernant par exemple la coordination de l'activité
des Conseils, les sphères de la vie sociale autres que
la production, etc. Nous pouvons avoir des idées sur
des sujets, nous devons même en avoir et nous
devons les exprimer; j'ai essayé de le faire (dans
«Sur le contenu du socialisme », en 1957) [v. supra,
p. 103-222], pour les points qui me paraissaient les
plus importants, les plus immédiatement critiques,
dans l'organisation d'une société post-révolution-
naire pendant ses premiers pas. Mais ce serait
méconnaître le sens le plus profond de ce que nous
disons, si nous pensions que nous pouvons trouver
maintenant la réponse. Notre rôle n'est pas de nous
poser commeles «civilisateurs »qui détiendraient la
réponse, mais d'abord de détruire l'idée du civilisa-
teur, et l'emprise de cette idée auprès des prétendus
non-civilisés ou sauvages. Il s'agit de montrer aux
gens qu'eux seuls détiennent une réponse possible,
qu'eux seuls peuvent l'inventer, que toutes les possi-
bilités et les capacités d'organisation de la société se
trouvent en eux-mêmes. Il s'agit de montrer la
somme d'absurdités et de fallaces sur lesquelles
s'appuient toutes les justifications du système actuel
et de tout système hiérarchique-bureaucratique. Il
s'agit de détruire l'idée que le système est tout-
puissant et omniscient, et la tenace illusion que ceux
qui gouvernent «savent »et «sont capables »—au
moment où est quotidiennement démontrée leur
imbécillité organique, ce que j'ai appelé depuis
longtempsleur imbécillitédefonction (commeon dit :
appartement de fonction). Il s'agit aussi de montrer
qu'il n'y a aucune institution-miracle, que toute
, institution nevaut que par ce que les gens en font —
mais qu'il y a des institutions «anti-miracle »; par
exemple, que toute forme politique de représentation
fixe, rigide, stable, séparée devient irrésistiblement
une forme d'aliénation politique, le pouvoir passant
des représentés aux représentants. La forme de la
révolution et de la société post-révolutionnaire n'est
pas une institution ou une organisation données une
fois pour toutes, mais l'activité d'auto-organisation,
d'auto-institution.

Révolteouauto-institution
Olivier MONGIN: A vous entendre, j'ai l'impres-
sion que le terme de révolte serait plus éclairant que
le terme de révolution. N'êtes-vous pas amené
progressivement à substituer le terme de révolte à
celui de révolution? Une société qui s'auto-institue-
rait en permanence, ne serait-ce pas une société qui
serévolterait enpermanence, d'une façon indéfinie?
Cornelius CASTORIADIS: Je récuse absolument
l'idée qu'il ne peut jamais y avoir qu'une série de
révoltes. Il ya eu et il yaura certes encoreune foule
de révoltes, mais il y a eu aussi dans la période
moderne, une série de révolutions : 89, 48, la
Commune, 1917, 1919, 1936-37, 1956, etc. Je ne vois
pas au nom de quoi on les escamoterait. Il y a des
moments où la masse des gens non seulement «se
révolte »contre l'ancien ordre, maisveut modifier les
institutions sociales de fond en comble («from top to
bottom », disent des textes d'ouvriers anglais des
débuts du XIXsiècle). Cesont des révolutions, parce
queles genssont animés par une volonté et une visée
globales. Cette visée globale nous ne pouvons l'aban-
donner sans tomberdans l'incohérence.
Comme le réformisme, le «révoltisme » ou bien
est totalement incohérent, ou bien est d'une secrète
mauvaise foi. Aucun politique, aucun homme qui
pense et essaie de faire quelque chose relativement à
la société, ne peut jamais proposer ou prendre une
disposition sanss'interroger sur les répercussions que
cette disposition pourra avoir sur les autres parties
du système. Considérons un politicien conservateur.
La mesure la plus partielle qu'il prend, il ne peut la
prendresans sedemander : sije fais cela sur tel point
particulier, que va-t-il se passer ailleurs? S'il ne se
pose pas cette question, ou s'il y répond mal, il
contribue non pas à la conservation mais à la ruine
dusystème(et c'est cequi sepasse, commej'ai essayé
de le montrer, presque nécessairement sous le capi-
talisme bureaucratique moderne). De même pour
un politicien réformiste : s'il veut introduire des
réformes « sérieuses », elles doivent être cohérentes
entre elles et avec ce qui n'est pas « réformé » (voir,
pour une illustration massive du contraire, Allende).
Lasociété est totalité, et cette totalité punit ceux qui
neveulentpas la voircommeelle.
Ainsi aussi pour le «révoltiste »: ou bien il est
incohérent, ou bien il est un révolutionnaire qui
refuse de s'avouer tel, c'est-à-dire nourrit le secret
espoir qu'un jour toutes ces révoltes pourront
quelque part sesommer, se cumuler, s'additionner en
unetransformation radicale.
Allons plus loin, puisqu'aussi bien le «révol-
tisme »semble aujourd'hui gagner du terrain auprès
degenstrès honorables et fort proches. Quel en est le
«fondement » philosophique? C'est une thèse sur
l'essence dusocial. Lepère le plus proche de nous de
cette thèse, c'est Merleau-Ponty, qui écrivait, dans
LesAventuresde la dialectique : le marxisme commet
l'erreur d'imputer l'aliénation au contenu de l'his-
toire, tandis qu'elle appartient à sa structure (je cite
de mémoire). Donc, thèse : toute société est essen-
tiellement aliénée, l'aliénation tient à l'essence du
social. (Conséquence immédiate : l'idée d'une société
non aliénée est une absurdité.) J'ai longuement,
quoique indirectement, discuté cette thèsedans L'Ins-
titution imaginaire... (Chapitre II), je neveux m'arrê-
ter ici que surdeux points :
D'abord, qu'entend-on par «aliénation »? Cela
s'éclaire lorsqu'on se rappelle l'autre formule de
Merleau-Ponty : «Il y a comme un maléfice de
l'existence à plusieurs. » Comme, en dehors des
phantasmes d'une philosophie égologique (dont Mer-
leau-Ponty se révèle ici prisonnier), il n'y a pas
d'existence autre qu'à plusieurs, la phrase équivaut
à : il y a comme un maléfice de l'existence, point.
Idée privée de sens. Notons en passant le clivage de
la pensée de Merleau-Ponty à cet égard (en appa-
rence étrange, mais envérité nécessaire : l'occultation
du social-historique est condition depossibilité de la
pensée héritée). Pour Merleau-Ponty, l'idée que je
serais «emprisonné dans mon corps », que la corpo-
réité serait synonymed'esclavage ou d'aliénation, est
absurde, mon corps ne me «limite » pas, il est
ouverture et accès au monde. Et cela est évident. Or,
je suis unêtre social-historique, àcet égard, commeje
suis «corporel »: la dimension sociale et historique
de mon être n'en est pas une «limitation », elle en
est le sol même —à partir duquel seulement des
«limitations » peuvent apparaître ou ne pas appa-
raître. L'existence de «plusieurs » autres, et d'une
indéfinité d'autres, et de l'institution dans et par
laquelleseulement ils peuvent être, commemoi, n'est
pas «maléfice », elle est ce à partir de quoi je suis
fait moi-mêmeetj'existe. Or cela Merleau-Ponty à la
fois le voit (c'est éclatant lorsqu'il s'agit du langage,
mais pas seulement dans cecas) et il ne peut/veut pas
le voir dans ses conséquences ultimes, et surtout
lorsqu'il s'agit dela politique (demêmequ'il voit que
faire, un enfant ou un métier, n'a rien à voir avec le
savoir absolu sans être pour autant une activité
aveugle —et qu'il continue implicitement à sou-
mettre la politique révolutionnaire à l'exigence d'un
savoir absolu).
Ensuite, si l'aliénation appartient à la structure de
l'histoire, elle ne peut pas comporter de plus et de
moins. A partir de quoi et moyennant quoi, alors,
pourrait-on préférer telle forme de société à telle
autre?
Paul THIBAUD: Ona l'impression, dans votre livre,
que vous parlez à deux niveaux. A un niveau
ontologique, votre propos est de montrer que
l'homme fait sa propre histoire et en particulier qu'il
est capable de créer du nouveau, vous dites même
quela pensée qu'il se crée du nouveau dans l'histoire
est une idée elle-même nouvelle. Tout cela, au fond,
pourrait très bien se lire dans un cadre non révolu-
tionnaire; c'est la simple affirmation qu'il se passe
quelque chose. Mais d'autres parties de votre livre
concernent non plus l'histoire humaine en général,
mais la conjoncture extrêmement particulière que
nous vivons : nous serions à l'orée de la seule et
unique révolution de l'histoire de l'humanité, en
définitive celle de l'auto-institution de la société, de
la sortie des garants métaphysiques, traditionnels,
institutionnels, sous lesquels les sociétés ont vécu.
Nous serions à un point absolument névralgique de
l'histoire, à uneéchéance.
Cornélius CASTORIADIS: Echéance n'est pas le mot.
Il y a une exigence, non pas intemporelle, mais
historique.
Paul THIBAUD: Mais cette articulation entre votre
réflexion ontologique et votre pensée historique
suscite des soupçons; ça va trop bien ensemble : non
seulement nous pouvons faire quelque chose, mais
nous avons à faire des actions sans précédent. Notre
désir et notre situation seraient encore une fois
parfaitement d'accord; cette confluence est quand
même un peu miraculeuse. Elle vous convient trop
bien, et peut-être convient-elle aussi trop bien à ceux
qui vous lisent.
Cornelius CASTORIADIS: Si confluence il y a, ce
n'est pas de ma faute, ce n'est pas moi qui la fais
être. Oubien ce queje dis est totalement faux, et ce
n'est pas la peine d'en parler, ou bien dans ce queje
dis il y a quelque chose de vrai, et cela veut dire :
quelque chose qui dépasse le simple agencement de
mon discours et établit un certain rapport entre ce
discours et ce qui est. Or ce qui est, je n'ai pas le
pouvoir de le faire être à la convenance de mon
discours. Ce n'est pas moi qui ai fait que l'histoire
soit création, ou qu'il existe, depuis deux siècles, un
projet révolutionnaire. Or ce que vous appelez
miraculeux, ce n'est pas un hasard —bien que les
termes dehasard et denon-hasard soient ici privés de
sens. Ladiscussion que nous tenons ce soir, en 1976,
la tenons-nous «par hasard », ou «non par
hasard »? C'est «hasard » si les uns et les autres
nous nous trouvons exister en 1976; mais aussi, cette
discussion n'aurait pas pu se tenir en 1676—et c'est
celaaussi quesignifie notre historicité.
Qu'est-ce qui m'a conduit aux idées formulées
dans mon livre, et particulièrement à voir l'histoire
comme création? Centralement, quoique non exclu-
sivement, l'incompatibilité radicale entre le projet
révolutionnaire tel qu'il s'était manifesté et concrétisé
historiquement depuis deux siècles, et l'idée de
l'histoire comme un processus déterminé (que cette
«détermination »conduise à l'inéluctabilité du com-
munisme, ou à la pérennité de l'aliénation, est
absolument indifférent à cet égard). C'était une
question absolument vitale et actuelle — qui en
mêmetemps conduit au-delà de l' «actuel »étroit et
m'a obligé à remonterjusqu'au Timéede Platon et à
dire : en un sens, tout commence avec une.certaine
conception du temps, du temps comme pure répéti-
tion.
Ceque vous appelez coïncidence miraculeuse était
déjà en germe dans la problématique révolutionnaire
de l'époque. Aussi longtemps que l'on reste sur le
terrain spéculatif—comme y restent le marxisme et
Marx lui-même dans ce que j'ai appelé le deuxième
élément de sa pensée, l'élément conservateur-théori-
ciste—la pensée et la volonté politiques révolution-
naires se trouvent coincées entre ces deux idées
absolument antinomiques et irréconciliables : l'idée
d'une détermination de la société et de l'histoire, et
l'idée d'une révolution créatrice de nouvelles formes
deviesociale. Cette antinomie, il fallait la casser. Or,
la casser conduisait à voir l'histoire comme création
— idée qui, une fois énoncée, apparaît dans son
évidence aveuglante, presque dans sa banalité. Onest
alors amené à se demander pourquoi cette évidence
aveuglante n'a pas été «vue » auparavant? C'est le
revers de la question que vous me posez, et c'est la
même question. C'est aussi, en un sens, la même
réponse : la vue de l'histoire comme répétition
déterminéeest profondément tissée avecles nécessités
de l'institution de la société telle qu'elle a existé
jusqu'ici : la «stabilité »de cette institution, au sens
le plus profond, « exigeait » presque que l'on ne
puisse pas voir l'histoire comme création essentielle.
L' «étonnant », si vous voulez, consiste dans l'émer- -
gencehistorique du projet révolutionnaire; mais non
pas dans le fait que le développement de ce projet
conduise enfin à voir dans l'idée de la détermination
de l'histoire (détermination «technique », transcen-
dante, logique ou comme on voudra) un ingrédient
essentiel de l'institution de la société hétéronome que
ceprojet viseà détruire.
Mais peut-être votre terme de «coïncidence mira-
culeuse » est-il induit par un malentendu sur le mot
de création, queje voudrais en tout cas dissiper. Ce
mot, sous ma plume, n'a aucune connotation de
valeur. Une création n'est pas forcément «bonne ».
LeGoulag est une création grandiose; commeon dit
couramment, il fallait le faire; il fallait l'inventer.
De même, dans un autre domaine, le délire
psychotique est une création —et il n'y a ni à le
glorifier ni à mettre au pinacle les schizophrènes,
comme le font certains discours à la mode. Les
sociétés Mundugumor, Kwakiutl, Bororo, etc., repré-
sentent toutes des créations historiques; comme
telles, elles ne sont ni supérieures ni inférieures aux
sociétés indienne, chinoise, assyrienne, athénienne ou
française. Et c'est précisément parce que toutes ces
formessociales sont descréations aumêmetitre —la
société autonome autant qu'Auschwitz —que nous
sommessaisis par l'incontournable question de notre
propre faire en tant que sujets politiques respon-
sables. C'est lorsque nous avons dit que l'histoire
n'est pas.pré-déterminée, qu'elle est le domaine de la
création, quesurgit pournouspleinement la question
desavoir quellecréation nousvoulons, vers quoinous
voulons orienter cette création. Nous, parcequenous
sommes parties prenantes de la société où nous
vivons, nous avons ou nous demandons le droit et
l'obligation deparler et de préférer. Pourquoi ce que
nous disons n'est pas délire psychotique ou lubie
personnelle? Parce qu'il se rencontre avec une foule
d'autres actions et d'autres discours dans la société.
Il est historiquement enraciné —ce qui ne veut pas
dire asservi : nous avons la possibilité d'être révolu-
tionnaires ou de ne pas l'être, et, si nous le sommes,
de dire par exemple, si nous le pensons, que nous
approuvons ou désapprouvons telle chose faite dans
unerévolution.
L'autre dela raison
Paul THIBAUD: Pour reprendre sous une autre
forme la question d'Olivier Mongin sur l'Etat :
L'institution imaginaire... est pleine du sentiment de
la limite, en particulier de la limite de ce qu'on peut
connaître par rapport à ce qui existe. Mais ce qu'il y
a de curieux, c'est que ce livre reste quand même un
livre profondément rationaliste, en ce sens que
l'obscur, social ou individuel, ne semble pas y avoir
de statut. Pourtant, les hommes se sont toujours
donné une sorte de représentation du «noyau de
nuit » qui est en eux, du mystère qu'ils sont pour
eux-mêmes, individuellement et collectivement. J'ai
l'impression —je fais ici allusion à ce qu'a souvent
dit Claude Lefort — que si vous affirmez la
possibilité d'en finir avec l'Etat, si vous affirmez que
nous pouvons nous saisir et nous autocréer, c'est
qu'il n'y a pour nous en droit ni mythes ni
institutions entre nouset nous-mêmes.
Cornelius CASTORIADIS: Je ne crois pas qu'il soit
équitable de dire que ce que vous appelez l' «obs-
cur » n'a pas de statut dans ce que je pense —ou,
plus exactement, qu'il n'a pas de place; au contraire,
il a une place immense, il est en un sens le fond de
tout. L'expression de «statut de l'obscur »meparaît
plus que contestable; l'obscur ne serait plus l'obscur
si nous pouvons le circonscrire et le doter d'un
statut. Maintenant, je présume que ce que vous
opposeriez à l'obscur serait une lumière de la
Raison...
Paul THIBAUD: Vous avez fait un livre sur les
limites dela Raison.
Cornelius CASTORIADIS: Cen'est pas seulement un
livre sur les limites de la Raison, c'est un livre qui
essaie d'indiquer, de montrer, l'autre de la Raison, et
d'en parler autant que faire se peut sans tomber dans
la simple incohérence. J'essaie de le faire dans le
domaine du social-historique, comme aussi dans le
domaine de la psyché — comme je rappelle qu'es-
sayent de le faire dans le domaine de la nature les
rares, il est vrai, scientifiques contemporains qui
tentent de comprendre vraiment ce que la science
fait, ce qu'elle sait et ce qu'elle ne sait pas. —Place
immense de l'obscur, disais-je, puisque finalement il
n'y a pas de pure et simple « lumière de la Raison »,
puisque l'obscur pénètre la Raison elle-même,
puisque la Raison elle-même est « obscure » (dans son
« origine », dans son pourquoi et pour-quoi, dans
son comment, dans son rapport à ce qui n'est pas
Raison).
La Raison n'apparaît comme non-obscure qu'aussi
longtemps que l'on se borne à l' « utiliser », sans
s'interroger sur elle. Et les rapports entre la Raison et
l'autre de la Raison sont éminemment obscurs. Par
exemple : nous ne pouvons jamais penser en nous
passant de la logique ensembliste-identitaire. Cette
logique est une création social-historique. Et, à la
fois, elle a un rapport avec certains aspects de ce qui
est — rapport que j'appelle étayage, reprenant un
terme de Freud—et elle est radicalement hétérogène
avec ce qui est au-delà de ces aspects, ce que j'appelle
un magma. Ce terme veut désigner le «mode
d'organisation », si je peux dire, de ce qui est, qui se
présente comme indéfiniment rationalisable, mais
n'est pas intrinsèquement rationnel. Et qu'il soit
indéfiniment rationalisable laisse encore ouverte la
question de savoir s'il l'est de manière féconde, ou
simplement de façon formelle et vide—comme c'est
le cas, par exemple, avec les prétendues « sciences »
humaines.
Changer le rapport entre le conscient et l'inconscient
Paul THIBAUD: Je voudrais préciser le domaine de
la question : comment l'auto-institution est-elle pos-
sible si l'humanité est obscure à elle-même, tout
simplement? Je vois là un hiatus, etje me demande si
la permanence de l'Etat n'est pas liée à ce décalage
entre nous et notre propre action.
Cornélius CASTORIADIS: Commençons par un
« exemple ». La psyché est essentiellement a-ration-
nelle; elle est imagination radicale. Le « ration-
nel », chez l'individu, est le résultat de sa fabrication
sociale, à partir de l'institution sociale de la langue,
de la logique, de la réalité, etc. et de leur imposition à
l'individu. Certes, cela implique que cette fabrication
sociale de l'individu trouve encore un étayage
quelque part dans la psyché; mais ce n'est pas cela
qui nous importe pour l'instant. Or, qu'est-ce que je
peux viser, dans ma vie, relativement à ce fond
obscur qu'en un sens je suis éminemment? Ou bien,
que peut-on viser dans la psychanalyse d'un indivi-
du? Non pas, certes, de supprimer ce fond obscur,
mon inconscient ou son inconscient—entreprise qui,
si elle n'était pas impossible, serait meurtrière; mais
d'instaurer un autre rapport entre inconscient et
conscient (qui implique entre autres, comme je
l'écrivais déjà en 1964, non seulement que « où était
ça, je dois devenir », mais tout autant que « où je
suis, ça doit surgir »). Toute la question est de savoir
si l'individu a pu, par un heureux hasard ou par le
type de société dans lequel il vivait, établir un tel
rapport, ou s'il a pu modifier ce rapport de manière à
ne pas prendre ses phantasmes pour la réalité, être
tant que faire se peut lucide sur son propre désir,
s'accepter comme mortel, chercher le vrai même s'il
doit lui en coûter, etc. Contrairement à l'imposture
prévalant actuellement, j'affirme depuis longtemps
qu'il y a une différence qualitative, et non seulement
de degré, entre un individu ainsi défini, et un
individu psychotique ou si lourdement névrosé que
l'on peut le qualifier d'aliéné, non pas au sens
sociologique général, mais au sens précisément qu'il
se trouve exproprié « par » lui-même « de » lui-
même. Ou bien la psychanalyse est une escroquerie,
ou bien elle vise précisément cette fin, une telle
modification de ce rapport.
Ce n'est là qu'une analogie,mais à mes yeux elle
est valide et profonde. Dans le cas de la société aussi,
il serait meurtrier, si cela n'était pas impossible, de
vouloir éliminer le fond obscur qui est la source de
toute la vie et la création social-historique, ce que
j'appelle l'imaginaire dans l'acception la plus radicale
du terme, donc de viser une prétendue « transpa-
rence » de la société à elle-même, ce qui est une
absurdité. Mais il n'en résulte nullement qu'il soit
impossible d'établir un autre rapport entre la société
et ses institutions, qui ne soit plus un rapport
d'asservissement de la société à ses institutions, où la
société sait que ses institutions n'ont rien de sacré,
aucun fondement transcendant à la société elle-
même, qu'elles sont sa propre création, qu'elle peut
les reprendre et les transformer. Cela ne signifie pas,
ni n'exige, qu'elle possède le savoir absolu sur
l'institution, encore moins sur elle-même dans toute
sa profondeur.
Paul THIBAUD: Entre une société et ses institu-
tions, il n'y a pas un rapport d'outil; la société
investit ses institutions, elle les aime ou les déteste.
Cornelius CASTORIADIS: Mais mon rapport à mon
moi conscient, ou à mon inconscient, n'est pas non
plus un rapport d'outil.
Paul THIBAUD: Alors qu'est-ce que c'est qu'une
société qui sait que ses institutions sont provisoires?
Est-ce que des institutions peuvent être pensées par
ceux qui les mettent en place, par ceux qui les
défendent, comme une chose provisoire? Est-ce que
cette adhérence de la société à ses institutions
n'empêche pas un fonctionnement qui serait celui de
la pure liberté?
Cornelius CASTORIADIS: Mais il n'a jamais été
question pour moi de « pure liberté », ni dans le
domainede la société, ni pour ce qui est de l'individu.
l'individu.
Prenons un autre exemple. Qu'est-ce qu'une pensée
relativement libre, ou ouverte, comme on voudra
dire? Est-ce la « pure liberté » de l'interrogation?
Mais la pure liberté de l'interrogation n'est plus de la
pensée, ce n'est rien du tout. Chaque fois que j'ouvre
une interrogation, que je mets quelque chose en
question, je présuppose — ne serait-ce que provi-
soirement—qu'il ya des choses qui pour l'instant ne
font pas question. Je ne peux pas mettre instantané-
ment tout en question. Ala limite, comme dirait mon
arrière-arrière-grand-père —plus connu sous le nom
de Platon —si je mets tout en question, y compris le
sens des mots par lesquelsje mets tout en question, je
ne mets plus rien en question et il n'y a plus rien. La
pensée avance dans l'interrogation en étant chaque
fois obligée de maintenir provisoirement un certain
nombre de choses, quitte à les remettre en question
dans un deuxième mouvement. Une pensée libre ou
ouverte est celle qui est dans ce mouvement; ce n'est
pas une liberté pure, un éclair qui traverse le vide,
une lumière qui se propage à travers l'éther, c'est une
marche qui chaque fois doit s'appuyer sur quelque
chose, se repérer aussi bien sur ce qui n'est pas elle-
même que sur ses « résultats » précédents — mais
qui peut se retourner sur elle-même, se voir, remettre
en question ses présupposés, etc. Et tout cela, c'est ce
qu'une pensée serve ne peut pas faire. C'est cet autre
rapport, ce mouvement qu'il faut aussi voir dans ce
quej'appelle l'auto-institution explicite de la société :
ni un état défini une fois pour toutes, ni une « liberté
pure », un flux absolu de tout à tout instant, mais un
processus continu d'auto-organisation et d'auto-
institution, la possibilité et la capacité de mettre en
question les institutions et les significations insti-
tuées, de les reprendre, de les transformer, d'agir à
partir de ce qui est déjà là et moyennant ce qui est
déjà là, mais sans s'asservir à ce qui est déjà là.

L'oppression n'appartient pas à la structure de l'his-


toire
Pour ce qui est de Lefort et de sa conception du
rôle de l'Etat, l'écart des présupposés est trop grand
pour qu'on puisse en parler brièvement. Je ferai
seulement deux remarques.
Pour Lefort, tel du moins que je le comprends, la
société ne peut s'instituer qu'en se divisant et
simultanément en « répondant » à cette division (ce
qui veut dire aussi, en la recouvrant) par l'instaura-
tion de l'Etat ou du « pouvoir politique » séparé de
la société, qui réaffirme et « re-réalise »la division au
moment même où il se présente comme son efface-
ment. Or cela est, d'abord, une vue extrêmement
partielle de l'institution de la société—qui va de pair
avec une dilatation trans-historique exorbitante du
«politique ». La société s'institue en instituant un
magma de significations imaginaires (qui dépassent
de loin le « politique » : elles concernent le monde,
les sexes, les fins de la vie humaine, etc.), et ce sont
elles qui la tiennent ensemble, qui « animent » les
institutions concrètes et s' « incarnent » dans celles-
ci, ycompris dans les institutions politiques.
Deuxièmement, il y a une équivoque intolérable et
fatale du terme de « division » dans ce contexte. Est-
ce qu'une tribu archaïque sans Etat ni « pouvoir
politique » proprement dit, mais comportant des
clans ou des « moitiés », etc. est « divisée » au sens
de Lefort, ou non? L'articulation évidente de toute
société est tirée vers le sens d'une division antagonique
et asymétrique; donc, d'une division entre unpouvoir
!séparé, au sens fort du terme, et un non-pouvoir —
autant dire : entre oppresseurs et opprimés. Com-
ment éviter alors la conclusion que la société ne peut
jamais s'instituer que comme société d'oppression;
comme avec Merleau-Ponty l'aliénation, maintenant
l'oppression appartiendrait à la « structure » de
l'histoire. La question n'est pas que cette conclusion
soit inacceptable pour notre cœur; c'est qu'elle (et ses
prémisses) est logiquement intenable et réellement
fausse. Les sociétés sauvages dont parle Clastres par
exemple (La société contre l'Etat) ne sont pas
politiquement divisées de manière antagonique et
asymétrique; j'ajouterai que, contrairement à la
vulgate marxiste, l'esclavage n'est nullement essentiel
à l'existence de la cité antique, et que celle-ci a
souvent su s'instituer comme démocratie directe, le
pouvoir politique n'était pas séparé mais en mesô,
« au milieu » comme l'ont dit Vernant et Vidal-
fNaquet, tout étant mis en œuvre pour qu'aucune
personne ou couche particulière ne puisse se l'appro-
prier.
Une dernière remarque, sur le point peut-être le
plus important de ton intervention. Tu demandes :
les hommes pourraient-ils tolérer des institutions
qu'ils penseraient comme « provisoires »? Nous
avons là-dessus une certaine expérience historique, et
je distinguerai à cet égard deux grandes classes de
sociétés. Dans une première classe, rien, sauf des
détails mineurs ou triviaux, de l'institution ne peut
être remis en question explicitement; tel est le cas de
toutes les sociétés archaïques, mais aussi d'une foule
de sociétés dites « historiques », comme les monar-
chies « asiatiques » pour lesquelles le pouvoir est
proprement sacré, ou la société juive classique, où il
ne saurait évidemment être question de modifier la
Loi, ou les sociétés européennes médiévales. La
deuxième classe représente, par rapport à la pre-
mière, une rupture historique radicale; pour moi,
jusqu'à plus ample informé, cette rupture à l'origine
a nom Grèce. Il s'agit de sociétés qui, « soudain »,
commencent à contester et à mettre en question leur
propre institution, posent en actes la question :
pourquoi cette loi et non pas une autre? —ce qui a
comme à la fois présupposition et conséquence, que
la source de la loi, c'est nous, le peuple. Le démos
athénien, ou le Senatus populusque romanus se
posent explicitement comme originateurs et modifi-
cateurs possibles de la loi. Et, après une longue
éclipse, cela réapparaît dans les sociétés modernes,
avec les révolutions « démocratiques », qui posent
explicitement que la souveraineté appartient au
peuple, et qu'il ne peut y avoir de pouvoir, y compris
évidemment législatif, qui n'émane de lui (que cela
devienne rapidement une mystification cachant une
nouvelle aliénation politique, c'est une deuxième
question).
Mais, cette expérience est évidemment limitée et
insuffisante. Il est évident, par exemple, que la
catégorie de lois ou d'institutions que l'Ecclesia à
Athènes pouvait modifier était fortement circons-
crite. Il eût été inconcevable que quelqu'un intro-
duise une proposition de loi portant : désormais, le
père des dieux et des hommes n'est plus Zeus, mais
X. (Encore faudrait-il ici un commentaire sur les
implications de Lysistrata et de l'Assemblée des
femmes d'Aristophane.) De même, dans la vie cou-
rante des sociétés « démocratiques » modernes (mais
non pas pendant les phases révolutionnaires!), la
mutabilité théoriquement totale de la règle institu-
tionnelle reste, bien entendu, fortement limitée dans
la pratique. Il n'empêche que lorsque l'on considère
un Etat laïc « démocratique » moderne — la France
ou la Suède par exemple—la racine de l'acceptation
par les gens des institutions existantes n'est pas la
représentation de leur immutabilité nécessaire; c'est
l'idée que ce qui existe est le mieux ou le moins mal
possible, que c'est le plus logique, et surtout qu'on ne
pourrait pas faire autrement.
Pierre ROSANVALLON: Il y a quand même la
permanence de l'identité nationale.
Cornelius CASTORIADIS: Tout à fait d'accord. Je
me permets de rappeler qu'il y a, dans la première
partie de l'Institution imaginaire... [p. 207-208], un
passage sur la nation comme signification imaginaire
et où je prie les camarades marxistes de bien vouloir
dire ce qu'est la nation du point de vue marxiste, et
comment ils expliquent sa permanence. Comment se
fait-il que les gens continuent à se tuer en 14, en 39,
en 76, en dépit de toute « réalité » et de toute
« rationalité », au nom de la nation? Problème
absolument énorme.
Une partie de la réponse se trouve, à mon avis, en
ceci, que l'emprise de la nation se maintient, parce
que cette signification imaginaire instituée reste
comme un ultime pôle identificatoire pour les indivi-
dus qui forment une collectivité tant bien que mal
structurée : Qui êtes-vous? —Je suis Français. C'est,
en un sens, comme le nom propre — et c'est aussi
plus que le nom propre, puisque ça se présente avec
un « contenu », avec une référence à une « réalité »
qui est, bien entendu, mythique. C'est à la fois un
vide et un trop-plein : quelle nation française? Celle
desseigneurs oucelle desserfs? Celle qui a fait 89ou
celle qui a plébiscité les deux Napoléon? Etre
Français, est-ce descendre d'un Communard tué ou
déporté en Guyane, ou descendre du marquis de
Gallifet? Il y a un beau passage «politique » dans
Proust, où Charlus dit à Morel : «Il y eut un temps
où mes ancêtres étaient fiers du titre de valet de
chambre du Roi », et où le lâche Morel trouve le
courage de lui répondre «fièrement »: «Il yen eut
un autre, où mes ancêtres firent couper le cou aux
vôtres. »
La signification imaginaire nation persiste comme
à la fois ce vide et ce trop-plein. Mais nous ne
pouvonspas escamoter le fait que cette signification
a été aussi fortement mise enquestion dans l'histoire
contemporaine. Il ya euaussi, et ce pour la première
fois dans l'histoire du monde, un internationalisme
effectif, et des gens qui par centaines de milliers
chantaient l'Internationale et criaient «fusillons nos
généraux ».
Pierre ROSANVALLON: Mais l'histoire a prouvé
qu'ils se faisaient des illusions sur leur propre
compte.
Cornelius CASTORIADIS: Tout à fait d'accord, je
l'ai fortement souligné et ne me lasserai pas de le
souligner. Mais j'en tire aussi l'indication qu'à
l'époque contemporaine nous ne pouvons considérer
aucune des institutions comme établie, dans la
représentation des gens, par la simple idée de la
nécessité de la permanence de l'institution. Certes,
tout le monde serait d'accord pour dire qu'une loi
que chacun peut changer à chaque instant à sa guise
n'est pas uneloi, maisc'est là tout à fait autre chose.
L'Etat et la sociétépolitique
Pierre ROSANVALLON: Une des difficultés que
nous rencontrons pour traiter cette question, c'est
de n'avoir comme instruments d'analyse que les
concepts d'Etat et de société civile. Nous sommes
alors piégés pour traiter de l'identité sociale. Ces
concepts ne laissent en effet qu'une alternative : soit
on fait del'Etat lepôle d'identité dela société (et l'on
sait où cela mèneà terme), soit on se cantonne dans
la représentation d'une société civile hétérogène qui
serait auto-suffisante, société civile véritablement
introuvable dans la mesure où elle n'aurait pas les
moyens de fixer les seuils d'hétérogénéité acceptables
ensonsein.
Comment vois-tu alors le rôle d'une société poli-
tique qui constituerait un pôle d'identité sans amener
la réfraction de la société dans l'Etat? Comment
conçois-tu une société politique comme lieu de
confrontation,de régulation, de fixation des seuils
d'hétérogénéité que la société est contrainte de fixer
pour nepas périr? Il mesembleque cette question de
la société politique est souvent occultée. Seul le
développement d'une véritable société politique per-
metpourtant de penser comme non contradictoire à
terme un certain dépérissement de l'Etat avec la
recréation d'une véritable société civile.
Cornelius CASTORIADIS: D'abord, l'idée que c'est
l'Etat qui fournit et qui seul peut fournir à la société
un pôle d'identification et une représentation dans
laquelle la société peut sereconnaître comme une, est
uneidéefausse. Il ya des collectivités qui s'instituent
comme collectivités avec une référence commune
autre que l'Etat; référence imaginaire certes, au sens
que je donne au terme imaginaire, et qui «fonde »
l'identité de la collectivité, de ses membres, et en
sous-tend les articulations. Digression :je soupçonne
toujours derrière cette idée de l'Etat comme «unifi-
cateur » la conception que l'état naturel, initial de
l'espèce humaine est un état de dispersion molécu-
laire. Et derrière cette conception, il y a encore la
philosophie classique du sujet, de l'ego cogito, de la
conscience autarcique. Chose étrange, même lorsque
Descartes est dépassé au plan de la philosophie
«pure », il est toujours là au plan de la philosophie
politique dont il ne s'est guère occupé. Et les sujets
cartésiens, nécessairement solipsistes, sont réunis soit
par un«contrat social », soit par le coup de force de
l'Etat qui les oblige à surmonter leur dispersion
naturelle et même ontologique. Mais les individus
sont toujours déjà sociaux, ils n'existent, nepeuvent
exister que comme toujours déjà «unifiés » dans et
par une socialité en général et une socialité concrète,
que l' «Etat » lui-même, là où et lorsqu'il existe,
présuppose. Ce qui est toujours déjà là n'est pas
assemblage physique ou biologique, ni juxtaposition
de monades pensantes —mais toujours collectivité
instituée comme telle, instituée par référence à des
significations imaginaires qu'elle pose elle-même,
parmi lesquelles se trouve toujours aussi une signifi-
cation imaginaire qu'elle s'impute à elle-même. Cette
fonction apparaît comme remplie par le «nous »de
la collectivité considérée, mais ce «nous », bien
entendu, ne reste jamais simple «nous », il est
«rempli » par des références spécifiées : nous qui
avons tels ancêtres, nous qui croyons à tels dieux,
nous qui parlons telle langue, nous qui choisissons
nos épouses de telle façon, nous qui avons subi telle
cérémonie initiatique, etc. Ce sont ces références, et
non pas l' «Etat », qui, dans une foule de sociétés,
jouent le rôle de pôle unificateur. Cela ne veut
évidemmentpas dire qu'elles sont pour autant libres,
heureuses ou des sociétés selon notre cœur; ce n'est
pas ceque nous discutons pour l'instant.
Je suis d'accord avec toi pour dire que le dilemme
Etat-société civile est envérité unpiège, et que ce qui
nous importe c'est l'instauration d'une véritable
société politique; et c'est exactement cela que j'en-
tends par une société qui s'auto-institue explicite-
ment. Le « nous » devient ici : nous sommes ceux
qui avons comme loi de faire nos propres lois. La
référence à soi de la collectivité devient alors réfé-
rence à soi comme corps souverain et actif, qui
n'admet pas en son sein une division ou une
différenciation quant au pouvoir. Non pas qui n'ad-
met en son sein aucune sorte de différenciation; cela
je ne l'ai jamais dit, je ne le dirai jamais, et je ne sais
même pas ce que cela voudrait dire. L'idée d'une
«homogénéisation » totale de la société est, en fait,
l'horizon de la pensée de Marx (et cette idée s'est
«concrétisée », en se renversant en son contraire,
dans et par le totalitarisme stalinien). Pour nous, il
ne s'agit pas de viser l'homogénéité, ni de supprimer
les différences ou les altérités dans la société. Il s'agit
de supprimer la hiérarchie politique, la division de la
société comme division du pouvoir et du non-
pouvoir. Et nous savons aussi que ce pouvoir n'est
pas seulement et simplement «politique » au sens
étroit; il est aussi pouvoir sur le travail et la
consommation des gens, pouvoir sur les femmes,
pouvoir sur les enfants, etc. Ceque nous visons, c'est
l'égalité effective sur le plan du pouvoir —et une
société qui ait commepôle de référence cette égalité.
Et il est bien évident que cette idée est elle-même une
création historique et une signification imaginaire;
car déjà le pouvoir et la politique ne sont pas
« naturels », et que, ni « naturellement », ni autre-
ment nous ne sommes égaux ou non égaux, nous
sommes autres. Mais nous voulons être égaux pour ce
qui est du pouvoir.

NOTE

(1) La logique identitaire est celle qui institue le monde comme


connaissable et manipulable rationnellement et techniquement;
elle « se réfère à des objets distincts et définis pouvant être
collectés et former des touts, composables et décomposables,
définissables par des propriétés déterminées et servant de support
à la définition de celles-ci » (L'institution imaginaire de la société,
p. 311).
LA SOURCE HONGROISE (*)

« Pendant les années à venir, toutes les questions


qui comptent se résumeront en celle-ci : Etes-vous
pour ou contre l'action et le programme des ouvriers
hongrois ? (1). »
Il me faut m'excuser de me citer moi-même. Mais,
vingt ans après, je m'en tiens à ces quelques lignes —
et avec plus de fermeté, plus de sauvagerie, peut-être,
qu'à l'époque où je les écrivais. Et ce n'est pas ce qui
s'est passé — ou plutôt, ce qui ne s'est pas passé —
dans la « sphère des idées » depuis lors, ce n'est
pas le silence qui entoure la Révolution hongroise
de 1956 dans pratiquement toute la littérature de
la « gauche », de la « nouvelle gauche », et de
l' « extrême gauche » qui pourrait modifier mon atti-
tude. En réalité, ce silence est l'indice assez sinistre et
de la qualité de cette littérature et des motivations

(*) Texte rédigé initialement en anglais pour la revue américaine


Telos (St-Louis — Missouri), où il a été publié (n° 29, automne
1976) avec de nombreuses altérations, relevant d'un prétendu
editing — dont la plupart se bornent à aplatir l'expression, et
quelques-unes endommagent le sens. La présente traduction a été
faite sur le manuscrit original par Maurice Luciani, que je tiens à
remercier ici pour son excellent travail. J'en ai profité pour ajouter
un paragraphe p. 400et la note (8). [Reproduit dans Libre, 1, mars
1977.]
sous-jacentes de ceux qui se prennent pour des
« révolutionnaires ». C'est à peine exagérer que de
dire que ce silence est l'un des signes de la'domina-
tion des idées réactionnaires dans le monde contem-
porain. Il signifie que la bureaucratie stalinienne
continue, même si c'est de façon moins directe, à
décider des sujets de discussion autorisés et interdits.
(Aujourd'hui, les idées réactionnaires pertinentes
sont naturellement celles de la bureaucratie —et non
pas celles de Ronald Reagan. D'ailleurs il fait peu de
doute que Reagan et Brejnev tomberaient d'accord
sur la Hongrie.)
Il va de soi qu'on ne saurait évaluer à l'aide de ce
seul critère l'impact et l'influence réels de la Révolu-
tion hongroise. Face à la répression idéologique du
souvenir des événements de 1956 (et il convient ici de
prendre également le mot de « répression » dans le
sens psychanalytique qui est le sien en anglais, celui
de « refoulement »), il est certain que leur significa-
tion n'a pas cessé de faire son chemin. Mis à part
leurs probables effets souterrains dans les pays de
l'Est et en Russie même, il n'est pas douteux que la
large diffusion de l'idée d'autogestion au cours des
deux dernières décennies doit être mise en relation
avec les revendications exemplaires des Conseils
ouvriers hongrois. Ici encore, ce n'est évidemment
pas un accident si la plupart des organisations qui
prônent l' « autogestion » (en particulier les partis et
syndicats réformistes—mais ils ne sont pas les seuls)
gardent le silence sur la Hongrie et préfèrent se
référer, par exemple, au « modèle » plus respectable
(et vide de contenu) de la Yougoslavie. En séparant
ainsi l'idée d'autogestion du pouvoir des Conseils
ouvriers et de la destruction de l'ordre existant, ils se
donnent le moyen de présenter l'autogestion comme
un élément que l'on pourrait simplement ajouter,
sans trop de larmes, au système actuel. Il n'en est pas
moins vrai que la propagation de cette idée sape les
fondations de la domination bureaucratique; et rien
ne permet d'affirmer que les bureaucrates réformistes
réussiront à en faire un simple ornement de l'ordre
établi.
J'ai parlé du silence qui entoure depuis des années
la Révolution hongroise. La bibliographie concernant
les événements de 1956 en Hongrie compte à présent
plusieurs milliers de volumes. Mais il s'agit pour
l'essentiel d'écrits de spécialistes destinés à des
spécialistes; ce qui se manifeste là, c'est bien plus
l'énorme expansion du marché de l'enseignement, de
l'écriture et de l'édition que la vraie reconnaissance
de la signification révolutionnaire de 1956. Au cours
des décennies qui suivirent 1789 ou 1917, on vit
paraître peu de textes « universitaires » ou « scienti-
fiques » sur les Révolutions française et russe. Mais
on assista à leur sujet à une prolifération extraordi-
naire de textes politiques. On écrivait afin de prendre
parti : on était pour ou contre. Ceux qui étaient pour
voyaient un exemple dans les événements de France
ou de Russie, invitaient leurs compatriotes à agir
comme le peuple de Paris ou les ouvriers de
Pétrograd, et cherchaient à expliquer et à défendre
l'action des révolutionnaires contre les idéologues
réactionnaires de leur temps.
Certes, les Révolutions française et russe ont été
« victorieuses » (quoique brièvement), et la Révolu-
tion hongroise a été « vaincue » (bien que cette
défaite n'ait été due qu'à l'invasion du pays par
l'armée la plus puissante du monde). Mais en 1871,
la Commune de Paris a elle aussi été battue, et cela
n'a pas empêché les révolutionnaires, durant le demi-
siècle suivant, et encore aujourd'hui, d'en célébrer
l'exemple et d'en discuter les leçons. Que l'armée
russe ait écrasé la Révolution hongroise, cela
explique peut-être sa moindre résonance dans les
couches populaires, mais non pas le silence systéma-
tique des « révolutionnaires »et des « intellectuels de
gauche ». Ou bien les idées cesseraient-elles d'être
vraies et valides lorsque les chars russes se mettent à
tirer sur elles?
Les choses, cependant, deviennent plus claires
quand on considère le contenu, le sens et les
implications de la Révolution hongroise. On peut
alors comprendre ce silence pour ce qu'il est : une
conséquence directe du caractère radical de cette
révolution, et une tentative d'en abolir la significa-
tion et le souvenir.
La société moderne est une société de capitalisme
bureaucratique. C'est en Russie, en Chine et dans les
autres pays qui se font passer pour « socialistes »,
que se réalise la forme la plus pure, la plus extrême
—la forme totale —du capitalisme bureaucratique.
La Révolution hongroise de 1956a été la première et,
jusqu'à présent, la seule révolution totale contre le
capitalisme bureaucratique total — la première à
annoncer le contenu et l'orientation des révolutions
futures en Russie, en Chine et ailleurs. Des dizaines
d'années durant, les « marxistes », les « intellectuels
de gauche », les militants, etc., ont débattu — ils le
font encore — du caractère correct ou non de la
politique stalinienne, des causes et de la date exacte
du « Thermidor » russe, du degré de dégénérescence
de la Révolution russe, de la nature sociale des
régimes de Russie et d'Europe orientale (Etats
ouvriers dégénérés? Etats non ouvriers dégénérés?
Etats socialistes à déformations capitalistes? Etats
capitalistes à déformations socialistes?). Les travail-
leurs et la jeunesse hongroise ont pris les armes, et
ont mis par leur pratique un point final à ces
discussions. Ils ont démontré par leurs actes que la
différence entre les ouvriers et l' « Etat ouvrier » est
la différence entre la vie et la mort; et qu'ils
préféraient mourir en combattant l' « Etat ouvrier »
que vivre en ouvriers sous l' « Etat ouvrier ».
De même que le capitalisme bureaucratique frag-
menté de l'Ouest, le capitalisme bureaucratique total
de l'Est est plein de contradictions et déchiré par
un conflit social permanent. Ces contradictions, ce
conflit, prennent périodiquement une forme aiguë, et
le système va vers une crise ouverte. Ou bien la
pression de la population exploitée et opprimée peut
aller jusqu'à l'explosion. Ou bien, avant que cela ne
se produise, la bureaucratie régnante peut s'essayer à
quelques « réformes ». Les domaines où contradic-
tions et conflit sont le plus manifestes et le plus
pressants sont naturellement ceux de l' « économie »
et de la «politique ». Chaos,économique quasi perma-
nent consubstantiel à la « planification » bureaucra-
tique et qui, plus profondément, trouve ses racines
dans le conflit que connaît sans relâche la produc-
tion (2), et répression politique omniprésente, appa-
raissent comme les aspects les plus intolérables du
capitalisme bureaucratique total. Aspects, bien sûr,
fortement interdépendants et mutuellement condi-
tionnés —et qui sont tous deux le résultat nécessaire
de la structure sociale du système. En fait, et aussi
fantastique que cela puisse paraître, l'ensemble de la
« gauche » internationale ne semble voir là que des
tares secondaires ou des défauts amendables. Si bien
que les « réformes » qui les élimineraient tout en
préservant la substance du système (nouvel avatar de
la quadrature du cercle) sont favorablement accueil-
lies à l'Ouest par les candidats-bureaucrates et leurs
idéologues ouverts ou déguisés (« socialistes »; com-
munistes « dissidents » et même, aujourd'hui,
« orthodoxes », en Italie, en France, etc.; trotskistes ;
journalistes « progressistes »; compagnons de route
intellectuels de divers types, des philosophes existen-
tialistes d'hier, tels Sartre et l'équipe des Temps
modernes, aux « économistes radicaux » d'aujour-
d'hui, comme Nuti, etc.). Il n'est pas difficile de
comprendre pourquoi et comment ces étranges com-
mensaux ont été plus ou moins unanimes dans
leur soutien à Gomulka en 1956-1957 et dans leur
« opposition »à l'invasion de la Tchécoslovaquie en
1968, alors qu'en ce qui touche la Révolution
hongroise, ils se sont livrés à de honteuses calomnies
(les « communistes »), ont approuvé l'invasion finale
(Sartre), ont regardé de haut les actions « spasmo-
diques », « élémentaires » et « spontanées » des tra-
vailleurs hongrois (Mandel), ou se sont réfugiés dans
le silence aussi vite qu'ils l'ont pu. En 1956, le peuple
polonais n'a pas pris les armes. Malgré leur déve-
loppement et leur effervescence, les Conseils ouvriers
n'ont jamais mis en question de manière explicite la
structure de pouvoir existante. Le parti communiste
a réussi pour l'essentiel —au prix d'une petite purge
dans ses propres rangs et de quelques mouvements de
personnel — à garder la situation en main tout au
long de la période critique, et à étouffer ainsi, pour
finir, le mouvement de masse(3). Les choses ont été
encore plus claires dans la Tchécoslovaquie de 1968
—et les protestations de la « gauche » encore plus
bruyantes. C'est que dans ce cas, voyez-vous, il n'y
avait aucun danger : en fait, aucun signe d'une
activité autonome des masses. La nouvelle direction
du P.C. cherchait à introduire quelques réformes
« démocratiques » et un certain degré de décentrali-
sation de l'économie. Il va sans dire que la popula-
tion ne pouvait qu'être favorable à ces mesures. Une
réforme venue d'en haut, et avec le soutien du
peuple, quel rêve merveilleux pour les « révolution-
naires » d'aujourd'hui ! Comme dirait Mandel, cela
aurait « permis à des millions de prolétaires de
s'identifier à nouveau avec l'Etat ouvrier ».
En pareilles circonstances, il est évidemment loi-
sible de blâmer les chars russes.
Mais en Hongrie, le mouvement des masses a été si
puissant et si radical qu'en quelques jours il a
littéralement pulvérisé et le P.C. et l'appareil d'Etat
tout entier. Pas même de « dualité de pouvoir »:
tout ce qui subsistait comme pouvoir était aux mains
de la jeunesse armée et des Conseils ouvriers. Le
« Programme »(4) des Conseils ouvriers était absolu-
ment incompatible avec la conservation de la struc-
ture bureaucratique de la société. Il exigeait l'auto-
gestion des entreprises, l'abolition des normes de
travail, la réduction drastique des inégalités de
revenus, la haute-main sur les aspects généraux de la
planification, le contrôle de la composition du
gouvernement, et une nouvelle orientation de la
politique étrangère. Et tout cela fut convenu et
clairement formulé en l'espace de quelques jours.
Dans ce contexte, il serait risiblement hors de propos
de relever que tel point de ces revendications était
« obscur » et tel autre « insuffisant ». Si la Révolu-
tion n'avait pas été écrasée par les assassins du
Kremlin, son développement aurait contraint aux
« clarifications » et aux « perfectionnements » néces-
saires : les Conseils et le peuple auraient alors fait ou
non la preuve qu'ils pouvaient trouver en eux-mêmes
la capacité et la force de créer une nouvelle structure
de pouvoir et une nouvelle institution de la société.
En mêmetemps, la Révolution libérait, déchaînait,
toutes les forces et toutes les tendances de la nation
hongroise. La liberté de parole et d'organisation
pour tous, quelles que soient les opinions politiques
particulières de chacun, a été immédiatement consi-
dérée comme allant de soi. Et il allait égalementde
soi que les divers représentants de l' « humanité
progressiste » ne pouvaient que considérer cela
comme intolérable. A leurs yeux, la liberté de parole
et d'organisation était le signe du caractère « im-
pur », « mélangé », « confus » de la Révolution
hongroise—quand ils n'y ont pas vu cyniquement la
« preuve »que la Révolution n'était qu'une « conspi-
ration impérialiste ». On pourrait se demander pour-
quoi l'impérialisme capitaliste peut la plupart du
temps supporter la liberté de parole, et pourquoi
l'impérialisme « socialiste »ne peut la tolérer un seul
instant. Mais laissons de côté le problème de la
liberté en tant que tel. Quelle est la signification
historique et sociologique de cette extraordinaire
prolifération de partis, d'organisations, etc., en l'es-
pace de quelques jours? Très précisément celle-ci :
une authentique Révolution avait lieu. Pareille proli-
fération, en même temps que s'expriment dans toute
leur variété les idées qui y correspondent, est, en
vérité, la marque distinctive de la révolution. Si nous
reconnaissons une révolution dans les événements de
1956 en Hongrie, ce n'est pas en dépit, mais bien à
cause de cette manifestation sans limites des ten-
dances politiques, de ce caractère «chaotique » (pour
les bureaucrates et les philistins) de l'explosion
sociale. C'est un lieu commun—ou plutôt, ce devrait
en être un —que de dire qu'une vraie révolution est
toujours nationale : tous les secteurs, toutes les
couches de la nation abandonnent leur passivité et
leur soumission conformiste à l'ordre ancien; tous
s'efforcent à prendre une part active à sa destruction
et à la formation d'un ordre nouveau. La société,
jusqu'alors opprimée, s'empare tout entière de la
possibilité de s'exprimer, chacun se lève et énonce à
haute voix ses idées et ses revendications. (Que nous
puissions désapprouver nombre d'entre elles, et le
dire à voix tout aussi haute, c'est là une question
totalement différente.) C'est ce qui s'est passé après
1789, pendant la Révolution française, et après
février 1917, pendant la Révolution russe. (Il est fort
probable que les critiques de la Révolution hongroise
auraient également condamné sous prétexte d' « im-
pureté », de « confusion », etc., le gâchis très suspect,
intolérable, suscité par ces deux autres révolutions.)
La révolution est cet état de surchauffe et de fusion
de la société qui accompagne la mobilisation générale
de toutes les catégories et de toutes les couches et la
démolition de toutes les barrières établies. C'est ce
trait qui rend compréhensible la libération et la
multiplication extraordinaires du potentiel créateur
de la société dans les périodes révolutionnaires, la
rupture des cycles répétitifs de la vie sociale — et
l'ouverture soudaine de l'histoire.
En dépit de sa courte vie, la Révolution hongroise
a posé commeprincipes des formes organisationnelles
et des significations sociales qui représentent une créa-
tion institutionnelle social-historique. La source de
cette création était l'activité du peuple hongrois :
intellectuels, étudiants, ouvriers. Plutôt que d'y
contribuer le moins du monde, « théoriciens » et
« politiciens », en tant que tels, continuèrent d'ap-
porter au peuple tromperie et mystification. Certes,
les intellectuels jouèrent un rôle positif important,
car, plusieurs mois avant l'explosion finale, ils
entreprirent (au sein du Cercle Petôfi et ailleurs)
de démolir les absurdités « politiques », « idéolo-
giques », et « théoriques » qui permettaient à la
bureaucratie stalinienne de présenter sa dictature
totalitaire comme une « démocratie populaire »,
comme le « socialisme ». S'ils jouèrent ce rôle, ce fut,
non pas en « apportant au peuple » une nouvelle
« vérité » prêt-à-porter, mais en dénonçant coura-
geusement les vieux mensonges pour ce qu'ils étaient.
Au cours de son activité autonome, et à la faveur de
celle-ci, le peuple créa de nouvelles vérités positives.
Je les appelle positives car elles s'incarnèrent dans des
actions et des formes organisationnelles destinées
non seulement à lutter contre l'oppression et l'exploi-
tation bureaucratiques, mais aussi et surtout à servir
de nouvelles formes d'organisation de la vie collec-
tive sur la base de principes nouveaux. Ces principes
entraînent une rupture radicale avec les structures
sociales établies (à l'Est comme à l'Ouest), et, une
fois explicités, vident de sens la « théorie » et la
« philosophie » politique héritée. Cela, à son tour,
subvertit la relation traditionnelle entre « théorie » et
« pratique », ainsi qu'entre « théoriciens » et simples
gens. Dans la Révolution hongroise —comme dans
d'autres exemples historiques antérieurs —, nous
trouvons un nouveau point de départ, une nouvelle
source, qui nous force à réfléchir de nouveau sur le
problème de la politique — c'est-à-dire de l'institu-
tion totale de la société —dans le monde moderne,
et nous fournit en même temps certains des instru-
ments de cette réflexion.
Ici, on entendra peut-être des bruits divers, et des
protestations contre le « spontanéisme », voire la
«démagogie obscurantiste ». Jetons un coup d'œil,
avant d'y répondre, sur les contributions de certains
politiciens et théoriciens distingués avant ou pendant
les événements de 1956. Considérons, par exemple,
Gyorgi Lukàcs. Voilà certainement l'un des rares
théoriciens marxistes vraiment créateurs qui soient
apparus depuis Marx. Eh bien, lui, qu'a-t-il fait? De
1924 (environ) à 1956, il a couvert, dans le domaine
idéologique, Staline et le stalinisme, les procès de
Moscou, le Goulag, le « réalisme socialiste » et ce
qui s'est passé en Hongrie depuis 1945; il a appliqué
les consignes successives de Zinoviev, Boukharine,
Jdanov, Révai, etc. Et il l'a fait enpleine connaissance
de cause —car il connaissait aussi bien les faits que
le marxisme, « la conception la plus révolutionnaire
que l'histoire ait jamais produite »(5). Quand a-t-il
osé entrevoir la lumière? Quand les masses ont
spontanément explosé contre les implications de son
enseignement théorique. Ayant passé sa vie à jurer
par la List der Vernunft —la ruse de la raison —, il
est devenu l'extrême personnification de la Unlist der
blossen Vernunft — l'aveuglement de la simple
« raison ».
Prenons maintenant le cas d'Imre Nagy, le « politi-
cien ». Quelle a été son aide, qu'a-t-il fait de son
savoir-faire « politique » contre les mensonges per-
fides de la bureaucratie russe? A-t-il un seul instant
trouvé en lui-même la clarté de concevoir et la
résolution de proclamer : « Quoi qu'il arrive, ne
croyez jamais les Russes — et je sais de quoi je
parle »? Non. Il a pataugé; et il a tenté de demander
l'aide... des Nations Unies! L'histoire en train de se
faire, le drame sanglant du pouvoir étaient là, en
personne : chars et canons faisaient face aux mains
et aux poitrines nues de millions de gens. Et Nagy,
l' « homme d'Etat », le Realpolitiker, ne savait pen-
ser qu'aux Nations Unies, ce sinistre guignol où les
bandits de Moscou et de Washington, flanqués
chacun de leurs deuxièmes et troisièmes couteaux,
s'agressent mutuellement dans leurs discours publics
et se mettent d'accord sur leurs sales combines dans
les couloirs.
Telle fut la production des professionnels de la
théorie et de la politique, espèce non spontanée,
consciente, savante et hautement qualifiée. Les non-
professionnels, eux, produisirent une révolution radi-
cale —non prévue, non préparée, non organisée par
qui que ce soit, et, donc, « spontanée », comme
toutes les révolutions de l'histoire.
Le peuple hongrois n'a pas agi « spontanément »
au sens où un bébé pleure « spontanément » quand il
a mal. Il a agi à partir de son expérience sociale et
historique, et il en a fait quelque chose. Quand celui
qui s'affuble du titre de « théoricien » ou de « révo-
lutionnaire »regarde de haut ce qu'il appelle « spon-
tanéité », voici le postulat caché qu'il a en tête :
impossible que cette canaille puisse jamais apprendre
la moindre chose de sa propre vie, en tirer quelque
conclusion sensée que ce soit, passer de « deux et
deux » à « quatre » — impossible, surtout, qu'elle
avance des idées nouvelles et cherche ses propres
solutions à sespropres problèmes. Inutile de souligner
l'identité essentielle de ce postulat avec les dogmes
fondamentaux touchant l'homme et la société qui
sont depuis des millénaires ceux des classes diri-
geantes.
Une longue parenthèse meparaît ici nécessaire. On
ne peut qu'être frappé par le fait que les intellectuels
« marxistes » et « gauchistes » s'obstinent à gaspiller
leur temps et leur énergie à écrire interminablement
sur la relation entre le « Livre Un » et le « Livre
Trois » du Capital, à commenter et à interpréter de
nouveau tel ou tel commentaire sur Marx fait par tel
ou tel de ses interprètes, à gloser inlassablement sur
des livres sans presque jamais tenir compte de
l'histoire réelle, de la création effective de formes et
de sens dans et par l'activité des hommes. Une fois
de plus, l'histoire se réduit pour eux à l'histoire des
idées — en l'espèce, à l'histoire d'un très petit
nombre d'idées. Une des conséquences en est que
l'histoire tend à être de moins en moins bien
comprise. Car l'histoire, ce n'est pas simplement le
catalogue'des « faits » historiques : ce qui compte,
d'un point de vue révolutionnaire, c'est l'interpréta-
tion de ces faits, qu'on ne saurait abandonner aux
historiens de l'establishment universitaire. Cette inter-
prétation est certes fonction des « idées théoriques »
et du projet politique de l'interprète. Mais c'est la
liaison organique entre ces trois éléments : le projet,
les idées et la prise en compte de l'histoire effective
comme source (et non comme matériau mort), qui
spécifie le travail d'un intellectuel révolutionnaire et
qui seule caractérise sa rupture radicale avec la
conception traditionnelle et dominante du « travail
théorique ». Or, aujourd'hui, cette liaison se trouve
en fait coupée dans 99 % de la littérature « de
gauche ».
Mais ce qui est en cause ici va, en fait, beaucoup
plus loin. Car projet et idées ont leur origine dans
l'histoire effective, dans l'activité créatrice des gens
dans la société moderne. Le projet révolutionnaire
n'est pas la conséquence logique d'une théorie
correcte. Dans ce domaine, les théories successives
sont plutôt des essais de formulation universelle de ce
que la masse des hommes — les ouvriers d'abord,
puis les femmes, les étudiants, les minorités natio-
nales, etc. —expriment depuis deux siècles dans leur
lutte contre l'institution établie de la société — que
ce soit lors des révolutions, à l'usine, ou dans leur vie
quotidienne. En « oubliant » cela, l'intellectuel « ré-
volutionnaire » se met dans une contradiction ridi-
cule. Il proclame que sa théorie lui permet de
comprendre, et même de juger, l'histoire — et il
semble ignorer que la source essentielle de cette
théorie est l'activité historique passée du peuple.
Ainsi se rend-il aveugle à cette activité telle qu'elle se
manifeste dans le présent —aveugle, par exemple, à
la Révolution hongroise.
Allonsjusqu'au bout de notre remarque : considé-
rons l'œuvre de Marx. S'il ne s'était agi que d'une
« synthèse » de la philosophie classique allemande,
de l'économie politique anglaise et du socialisme
utopique français, ce n'aurait été qu'une théorie entre
beaucoup d'autres. Ce sont les idées politiques qui
animaient Marx qui font la différence. Mais quelle
est la source de ces idées? Il n'y a pratiquement rien
là-dedans—rien, en tout cas, qui ait encore quelque
pertinence et quelque valeur aujourd'hui —que l'on
puisse attribuer à Marx lui-même. Dans ces idées,
tout, ou presque, prend sa source dans le mouvement
ouvrier tel qu'il se constituait entre 1800 et 1840;
tout, ou presque, figure déjà noir sur blanc dans la
littérature ouvrière de cette époque(6). Et quelle est
l'unique idée politique nouvelle dont Marx ait été
capable après le Manifeste communiste? Celle de la
destruction de l'appareil. d'Etat par la « dictature
du prolétariat » — « leçon », comme il l'a souligné
lui-même, de la Commune de Paris : leçon incarnée
dans l'activité des ouvriers parisiens et, en premier
lieu, dans la nouvelle forme d'institution qu'ils
créèrent : la Commune elle-même. Cette création,
Marx, en dépit de sa théorie et de son génie, n'avait
pas été capable de la prévoir. Mais étant Marx, et
non pas marxiste, il sut la reconnaître — après
coup(7).
Revenons à notre discussion principale. Que pour-
rait être la « non-spontanéité », à quoi oppose-t-on
la spontanéité? Serait-ce à la « conscience »? Mais
qui oserait dire que les ouvriers hongrois, par
exemple, étaient inconscients? En quel sens? Etaient-
ils des somnambules, des zombies, sous L.S.D.? Ou
bien voudrait-on dire qu'ils n'étaient pas «assez»
conscients ou pas conscients «de la façon correcte »?
Mais qu'est-ce qu' « assez » de conscience, quelle est
la « façon correcte » d'être conscient? Celle de
M. Mandel, peut-être? Ou celle de M. Sartre? Ou
bien s'agit-il du Savoir absolu? Celui de qui? Ya-t-il
dans les environs quelqu'un qui prétend le représen-
ter? Et qu'en fait-il? On sait, de toute façon, ce que
Kautsky et Lénine ont fait de leur savoir.
Ou bien le contraire de la « spontanéité » se
trouverait-il dans l'organisation? Mais la question est
précisément : quelle organisation, et l'organisation de
qui? L'action « spontanée »des ouvriers et du peuple
hongrois était une action visant à l'organisation, et
plus encore : leur spontanéité était exactement cela,
leur auto-organisation. C'est bien là ce que le pseudo-
« théoricien » bureaucrate hait le plus : que les
ouvriers, au lieu d'attendre, dans une passivité
enthousiaste, qu'il vienne les « organiser », s'orga-
nisent eux-mêmes en Conseils ouvriers. Et comment
les organise-t-il, si on lui en donne l'occasion?
Comme les classes dominantes l'on fait pendant des
siècles dans les usines et dans l'armée. Et cela, non
seulement si et quand il prend le pouvoir, mais dès
avant : dans un grand syndicat, par exemple, ou dans
un « parti bolchevique », dont les relations inté-
rieures, par leur structure, leur forme et leur contenu,
reproduisent simplement celles de la société capita-
liste : hiérarchie, division entre une couche de diri-
geants et une masse d'exécutants, voile de pseudo-
«savoir »jeté sur le pouvoir d'une bureaucratie qui se
coopteet seperpétue, etc. —soit, la forme appropriée
à la reproduction et à la perpétuation de l'aliénation
politique (et, par voie de conséquence, de l'aliénation
globale). Si l'opposé de la « spontanéité », c'est-à-
dire de l'auto-activité et de l'auto-organisation, est
l'hétéro-organisation —par les politiciens, les « théo-
riciens », les « révolutionnaires professionnels »,
etc. —, alors l'opposé de la spontanéité est d'évi-
dence la contre-révolution, ou conservation de l'ordre
existant.
La Révolution, c'est exactement l'auto-organisa-
tion du peuple. Par là même suppose-t-elle évidem-
ment un « devenir-conscient » des caractéristiques et
mécanismes essentiels du système établi, ainsi que du
désir et de la volonté d'inventer une nouvelle solution
du problème de l'institution de la société. (Il est
clair, par exemple, que la compréhension en acte
qu'avaient les travailleurs hongrois du caractère
social de la bureaucratie comme classe exploiteuse et
oppressive, et des conditions de son existence, était,
du point de vue théorique, infiniment supérieure à
toutes les analyses pseudo-« théoriques » contenues
dans trente ans de littérature trotskiste et dans la
plupart des autres écrits « marxistes de gauche ».)
L'auto-organisation est ici l'auto-organiser et la
conscience, le devenir-conscient; dans les deux cas,
nous avons un processus, non pas un état. Non pas
que le peuple ait enfin découvert « la » forme
appropriée d'organisation sociale; mais il se rend
compte que cette « forme » est son activité d'auto-
organisation, en accord avec sa compréhension de la
situation et des buts qu'il se fixe à lui-même. En ce
sens, la révolution ne peut qu'être « spontanée »
dans sa naissance comme dans son développement.
Car la révolution est auto-institution explicite de la
société. La « spontanéité » ne désigne rien d'autre ici
que l'activité créatrice social-historique dans son
expression la plus élevée, celle qui a pour objet
l'institution de la société elle-même. De cela, toutes
les explosions révolutionnaires des temps modernes
offrent des exemples indiscutables.
Aucune action historique n'est « spontanée », si
l'on entend par là qu'elle surgirait dans le vide,
qu'elle serait absolument sans relations avec les
conditions, le milieu, le passé. Et toute grande action
historique est précisément spontanée dans le sens
premier de ce mot : spons, « source » (8). L'histoire
est création, ce qui veut dire : émergence de ce qui ne
s'inscrit pas déjà dans ses « causes », ses « condi-
tions », etc., de ce qui n'est pas répétition — ni
stricto sensu, ni comme variante de ce qui est déjà
donné —, de ce qui est, au contraire, position de
nouvelles formes et figures, de nouvelles significa-
tions —c'est-à-dire, auto-institution. Pour le dire en
termes plus étroits, plus pragmatiques, plus opéra-
tionnels : la spontanéité est l'excès de l' « effet » sur
les « causes ».
Le postulat « identitaire », qui sous-tend toute la
pensée philosophique et scientifique héritée, équivaut
à affirmer que pareil « excès », si et quand il existe,
n'estjamais que « la mesure de notre ignorance ». La
présomption qui l'accompagne est que l'on peut, de
jure, réduire cette mesure à zéro. Aquoi la réponse la
plus brève est : Hic Rhodus, hic salta. Nous pouvons
en toute confiance nous asseoir et attendre sereine-
ment le jour où la différence entre Tristan und Isolde
et l'ensemble de ses « causes » et de ses « condi-
tions » (la société bourgeoise des années 1850,
l'évolution des instruments et de l'orchestre, l'incons-
cient de Wagner, etc.) aura été réduite à zéro.
Les ouvriers hongrois ont agi à partir de leur
expérience, et leur action fut une élaboration — au
sens le moins trivial du mot — de cette expérience.
Mais cette action n'a pas été une réaction ou réponse
« nécessaire », causalement déterminée, à une situa-
tion donnée —pas plus que cette élaboration n'a été
le résultat d'un processus « logique » de déduction,
d'inférence, etc. Depuis un certain nombre d'années,
une demi-douzaine de pays d'Europe de l'Est —et la
Russie elle-même depuis bien plus longtemps —
connaissaient une situation générale essentiellement
semblable à celle à laquelle on pourrait essayer
d'imputer l'explosion de 1956. Après tout, les événe-
ments d'Allemagne de l'Est en 1953, de Pologne en
1956 (et en 1970, et en 1976), de Tchécoslovaquie en
1968, ainsi que les révoltes plus limitées et moins
connues en Russie (Novotcherkassk, par exemple),
sont la preuve de cette similarité essentielle. Ce n'est
pourtant qu'en Hongrie que l'activité populaire a
atteint cette intensité qui est propre à produire une
révolution. Que la Hongrie et son peuple soient
particuliers, rien de plus certain. Le sont aussi
chaque pays et chaque peuple. Nous savons que
toute entité individuelle est absolument singulière et,
à cet égard, absolument semblable aux autres. Les
« particularités »de l'histoire hongroise, etc., ne sont
d'aucun secours lorsqu'on s'efforce d'expliquer de
façon exhaustive pourquoi cette forme particulière de
révolution a eu lieu dans ce pays particulier à ce
moment particulier (9). Une recherche historique
concrète peut évidemment contribuer à « rendre
intelligible » (ex post, et on ne saurait oublier les
problèmes sans fin qu'entraîne cette clause) une
partie considérable de l'enchaînement des événe-
ments, des actions des hommes, et de leurs réac-
tions, etc. Elle ne permet jamais de sauter de cette
description et de cette compréhension partielle des
situations, motivations, actions, etc., à l' « explica-
tion du résultat ».
Ainsi, par exemple, on peut dire : une révolution
est « causée »par l'exploitation et l'oppression. Mais
ces dernières sont là depuis des siècles (et des milliers
d'années). On dit alors : il faut qu'exploitation et
oppression atteignent un « point extrême ». Mais
quel est ce « point extrême »? Et ne l'a-t-on pas
atteint de manière récurrente, sans qu'une révolution
s'ensuive chaque fois? On continue: ce «point
extrême » de l'exploitation et de l'oppression doit
coïncider avec une « crise interne » des classes
dirigeantes, avec l'effritement ou l'effondrement du
régime. Mais que voudriez-vous donc de plus,
comme effritement et effondrement, que ceux réalisés
dans la majorité des pays d'Europe après 1918 ou
après 1945? Enfin : les masses doivent avoir atteint
un niveau suffisant de conscience et de combativité.
Et qu'est-ce qui détermine le niveau de conscience et
de combativité des masses? La révolution n'a pas eu
lieu, parce que les conditions pour une révolution
n'étaient pas mûres. La plus importante de ces
conditions est un niveau suffisant de conscience et de
combativité des masses. Suffisant pour quoi? Eh
bien, suffisant pour faire la révolution. Bref : il n'y a
pas eu de révolution parce qu'il n'y a pas eu de
révolution. Tel est, en l'espèce, le fin mot de la
sagesse « marxiste » (ou simplement « détermi-
niste », « scientifique »).
Pour une autre illustration de ce type d' « argu-
ments » : il est exact que l'une des principales
différences entre la Pologne et la Hongrie de 1956 a
résidé dans la capacité du P.C. polonais de s' « adap-
ter » aux événements —ce que le P.C. hongrois n'a
pas su faire. Mais pourquoi le P.C. polonais a-t-il
réussi là où le P.C. hongrois a échoué? Parce qu'en
Pologne, précisément, le mouvement n'est pas allé
assez loin, ce qui a permis au P.C. de continuer
d'exister et de jouer son rôle —alors qu'en Hongrie.
la violence et le caractère radical du mouvement ont
très vite réduit à rien le P.C. Et cela « explique »
aussi,jusqu'à uncertain point, les attitudes différentes
du Kremlin dans les deux cas. Aussi longtemps qu'en
Pologne un parti bureaucratique survivait et conser.
vait tant bien que mal les rênes, la bureaucratie de
Moscou a cru, non sans raison, qu'elle pouvait
s'épargner une intervention armée et manœuvrer en
vue de la restauration graduelle de la dictature
bureaucratique —ce qui a fini par aboutir. Pareille
manœuvre paraissait impossible en Hongrie, où le
P.C. était détruit et où les Conseils ouvriers affir-
maient clairement leur intention de revendiquer le
pouvoir et de l'exercer.
Les choses sont encore plus claires quand on
envisage, non pas la « révolte », en tant qu'explosion
et destruction de l'ordre ancien, mais la révolution,
en tant qu'activité auto-organisée visant à l'institu-
tion d'un ordre nouveau. (Cette distinction est, bien
sûr, une abstraction séparatrice.) En d'autres termes,
quand on examine le contenu positif de ce que j'ai
appelé plus haut élaboration de l'expérience. L'an-
cien état de choses, tout intolérable qu'il fût, aurait
pu ne susciter qu'une dose supplémentaire de rési-
gnation, une recrudescence de la religiosité, ou la
demande de réformes plus ou moins « modérées ».
Au lieu de cela, le mouvement court-circuita toutes
les autres « solutions », et le peuple entreprit de se
battre et de mourir pour la reconstruction générale
de la société. Il aurait une rude tâche, le théoricien
qui voudrait prouver que c'était là le seul choix
« logique » et/ou « praticable » pour la Hongrie de
1956. Nombre de pays dans le monde ont fourni, et
continuent à fournir, d'innombrables exemples du
contraire. Le contenu positif de la « réponse » —
constitution des Conseils ouvriers, revendication de
l'autogestion et de l'abolition des normes de travail,
etc. —n'a pas été « déduit »; ce n'a pas été le choix
du « seul autre terme possible de l'alternative », etc.
Ce fut une élaboration qui transcenda le donné (et
tout ce qui est donné avec le donné, impliqué par lui
ou contenu en lui), et aboutit au nouveau.
Que ce nouveau plonge ses racines dans une
relation profonde et organique avec les créations
antérieures du mouvement ouvrier et avec le contenu
d'autres phases de l'activité révolutionnaire, cela ne
limite pas son importance, bien au contraire. Cela
souligne le fait que la Révolution hongroise s'inscrit
dans la série des luttes qui visent, depuis près de deux
cents ans, à une reconstruction radicale de la société.
Cela désigne dans l'activité du peuple hongrois un
nouveau moment du développement du projet révo-
lutionnaire — et, en même temps, assure que ses
créations ont une signification qui transcende, et de
loin, le moment et les conditions propres à leur
naissance.
Les formes d'organisation —les Conseils —créées
par les ouvriers hongrois sont du même type que les
formes créées antérieurement et ailleurs par les
révolutions ouvrières. Les buts et les revendications
proclamées par ces Conseils sont dans la ligne de
ceux qui ont été mis en avant par l'histoire tout
entière du mouvement ouvrier —que ce soit dans les
luttes ouvrières, ou dans le combat informel qui se
poursuit jour après jour dans toutes les usines du
globe —, tandis que sur certains points fondamen-
taux (autogestion, abolition des normes de travail),
ils sont plus explicites et plus radicaux. Il y a donc
dans le monde moderne une unité du projet révolu-
tionnaire. Cette unité, nous pouvons la rendre « plus
intelligible » en désignant ce qui est héritage et
continuité historiques, ce qui est similarité des
conditions — en particulier, de vie et de travail —
dans lesquelles le système social place la classe
ouvrière. Mais, encore une fois, quelque pertinents,
quelqu'importants que soient ces facteurs, ils ne
pourront jamais nous donner la somme des « condi-
tions nécessaires et suffisantes » pour la production
du contenu des «réponses» de 1871, 1905, 1917,
1919, 1936-1937, 1956 — ou pour le manque d'une
telle production dans d'autres cas. Car ce que nous
avons ici, c'est, non pas une unité « objective », non
pas une unité en tant qu'identité d'une classe
d' « effets » découlant d'une classe de « causes iden-
tiques »—mais une unité en formation, en train de
se faire, une unité sefaisant elle-même (et, naturelle-
ment, pas encorefaite) : une unité de création social-
historique.
Sans vouloir minimiser l'importance des nombreux
autres aspects de la Révolution hongroise, je me
consacrerai essentiellement ici à la signification des
Conseils ouvriers et de certains de leurs objectifs et
revendications. En examinant ce que je tiens pour le
sens potentiel des Conseils et de leurs revendications,
j'interprète : c'est naturellement le cas de quiconque
parle de ce sujet —ou de tout autre. J'interprète en
fonction de mes propres positions et perspectives'
politiques, et des idées auxquelles j'ai pu parvenir.
J'interprète les événements hongrois de 1956, qui
sont « particuliers » et « extrêmes ». Je tiens pour
acquis que c'est dans cet « extrême », que nous
pouvonsle mieux apercevoir, à travers la couche de
buée de l'habituel et du banal, les virtualités pures,
concentrées, corrosives, de la situation historique
présente. (De même, Mai 68, en France, fut « parti-
culier » et « extrême » — et c'est à cause de cela,
parce que c'était une situation limite, que de nouvelles
potentialités se révélèrent, ou, plutôt, furent créées
au cours des événements de Mai, et grâce à eux.)
Enfin, les événements de Hongrie ne durèrent que
quelques semaines. J'affirme que ces semaines —
comme les quelques semaines de la Commune de
Paris —ne sont pas moins importantes et significa-
tives pour nous que trois mille ans d'histoire de
l'Egypte pharaonique.
Et si je l'affirme, c'est parce que je pense que ce
que contiennent en puissance les Conseils ouvriers
hongrois, dans leur formation et dans leurs buts,
c'est la destruction des significations sociales tradi-
tionnelles, héritées et instituées, du pouvoir politique,
d'une part, et, d'autre part, de la production et du
travail —et donc le germe d'une nouvelle institution
de la société. Ce qui entraîne, en particulier, une
rupture radicale avec l'héritage philosophique en ce
qui concerne la politique et le travail.
Les Conseils ouvriers surgirent à peu près partout,
et ce fut l'affaire de quelques heures pour que le pays
en fût couvert. Leur caractère exemplaire ne vient pas
de ce qu'ils étaient « ouvriers »; il ne dépend ni de
leur « composition prolétarienne », ni du fait qu'ils
naissaient dans des « entreprises de production », ni
même des aspects extérieurs de la « forme » Conseil
en tant que telle. Leur importance décisive tient à :
a) l'établissement de la démocratie directe, en
d'autres termes, de l'égalité politique vraie (l'égalité
quant au pouvoir); b) leur enracinement dans des
collectivités concrètes (dont il n'est pas nécessaire
qu'elles soient seulement des « usines »); c) leurs
revendications relatives à l'autogestion et à l'abolition
des normes de travail. Dans ces trois points, on
constate un effort pour abolir la division établie de la
société et la séparation essentielle entre les domaines
principaux de l'activité collective. Sontenjeu ici, non
seulement la division entre « classes », mais aussi la
division entre, « dirigeants » et « dirigés » (dont celle
entre « représentants » et « représentés » est une
forme); la division entre un « gouvernement » séparé
ou une étroite sphère « politique » et, d'autre part,
le reste de la vie sociale,notamment le « travail » ou
la «production »; la division, enfin, entre les intérêts
et les activités immédiates, quotidiennes, et, d'autre
part, l' « universel politique ». L'abolition de la divi-
sion et de la séparation essentielle ne signifiepas, bien
sûr, l'avènement d'une « identité » indifférenciée de
chacun et de tous, d'une société « homogène », etc.
(Ce dilemme : soit une société divisée sur le mode
antagoniste, scindée d'une façon ou d'une autre, soit
homogénéité totale et indifférenciation générale, est
un des postulats cachés de la philosophie politique
héritée. Marx le fait sien, pour qui l'élimination, de la
division sociale, du pouvoir d'Etat, de la politique,
etc., doit résulter de l'homogénéisation de la société
que produit le capitalisme.) L'abolition de la division
et de la séparation implique la reconnaissance des
différences entre les segments de la communauté
(leur négation moyennant des universaux abstraits —
« citoyen », « prolétaire », « consommateur » — ne
fait que réaffirmer la séparation qui traverse chaque
individu), et exige un autre type d'articulation de ces
segments.
Dans l'organisation du Conseil, toutes les déci-
sions doivent en principe être prises, chaque fois que
c'est matériellement possible, par le collectif entier
des personnes concernées, c'est-à-dire, par l'assem-
blée générale du « corps politique » (qu'il s'agisse
d'une usine, d'une administration, d'une université
ou d'un quartier). Un groupe de délégués assure
l'application des décisions de l'assemblée générale et
la continuité de la gestion des affaires courantes dans
l'intervalle qui sépare les réunions de l'assemblée. Les
délégués sont élus, et révocables en permanence
(exposés à tout moment à une révocation instanta-
née). Mais ni cette révocabilité permanente, ni même
l'élection des délégués ne sont ici décisives. D'autres
moyens (la rotation, par exemple) pourraient servir
les mêmes fins. Le point important est que le pouvoir
de décider appartient à l'assemblée générale, qui peut
revenir sur les décisions des délégués, et que ces
derniers n'ont qu'un « pouvoir »résiduel, qui n'existe
en principe que pour autant que l'assemblée générale
ne peut demeurer en session 24 heures sur 24.
Ce pouvoir de l'assemblée générale a pour signifi-
cation immédiate l'abolition de la division instituée
de la société entre « dirigeants » et « dirigés ». Il
élimine en particulier la mystification politique
régnante (et qui n'est pas ancienne, mais typiquement
moderne), qui veut que la démocratie équivale à la
représentation —par quoi on entend évidemment la
représentation permanente. Délégation irrévocable
(même si elle est formellement limitée dans le temps)
du pouvoir des « représentés » aux « représentants »,
la représentation est une forme d'aliénation poli-
tique. Décider, c'est décider soi-même, ce n'est pas
décider qui va décider. La forme juridique des
élections périodiques ne fait que masquer cette
expropriation. Il n'est pas nécessaire de reprendre ici
la critique bien connue des « élections » dans les
systèmes sociaux et politiques existants. Sans doute
importe-t-il plus de souligner un point généralement
négligé : la représentation « politique » tend à « édu-
quer »—c'est-à-dire à dés-éduquer — les gens dans
là conviction qu'ils ne sauraient gérer les problèmes
de la société, .qu'il existe une catégorie spéciale
d'hommes doués de la capacité spécifique de « gou-
verner ». La représentation permanente va de pair
avec la « politique professionnelle ». Elle contribue
donc à l'apathie politique, ce qui, à son tour, élargit
dans l'esprit des gens le fossé entre l'étendue et la
complexité des problèmes sociaux et leur propre
aptitude à s'y attaquer.
■Inutile d'ajouter que ni le pouvoir de l'assemblée
générale, ni la révocabilité des délégués, ni leur
responsabilité devant l'assemblée, ne sont des pana-
cées qui « garantissent » qu'une dégénérescence,
bureaucratique ou autre, de la révolution est impos-
sible. L'évolution des Conseils ou de tout autre
organisme autonome, et leur destin ultime, dépen-
dent de l'auto-mobilisation et de l'auto-activité des
masses, de ce que les hommes feront et ne feront
pas, de leur participation active à la vie des organes
collectifs, de leur volonté de peser de tout leur poids
à chaque moment du processus : discussion, élabora-
tion, décision, application, et contrôle. Ce serait une
contradiction dans les termes que de rechercher une
forme institutionnelle qui, par sa seule vertu, assure-
rait cette participation et contraindrait les gens à être
autonomes, les forcerait à faire preuve d'auto-
activité. La forme du Conseil — comme n'importe
quelle autre forme du même genre —ne garantit pas,
et ne peut garantir, le développement de pareille
activité autonome; mais elle le rendpossible — alors
que les formes politiques établies —qu'il s'agisse de
la « démocratie représentative »ou du pouvoir, voire
du leadership, d'un parti —garantissent l'impossibi-
lité d'un tel développement, et le rendent impossible
par leur existence même. Cequi est en jeu ici, c'est là
« dé-professionnalisation »de la politique, son aboli-
tion en tant que sphère spéciale et séparée d'activité
et de compétence; et c'est, réciproquement, la politi-
sation universelle de la société, ce qui veut simple-
ment dire que les affaires de la société sont, en actes
et non pas en mots, l'affaire de tous. (Ce qui est
l'exact opposé de la définition de la justice donnée
par Platon : Ta séautou prattein kai mè polupragmo-
nein : s'occuper de ses propres affaires et ne pas
flanquer la pagaille en se mêlant d'un tas de choses.)
Une phase révolutionnaire débute nécessairement
par un déchaînement de l'activité autonome des
gens; si elle dépasse le stade de la « révolte » ou de
l' « épisode révolutionnaire », elle conduit à la créa-
tion d'organes autonomes des masses. Action, pas-
sion, abnégation, « sacrifice de soi », tout cela
s'exprime avec prodigalité; on assiste à une extraor-
dinaire dépense d'énergie. Les individus se mettent à
s'intérèsser activement aux affaires publiques comme
s'il s'agissait de leurs affaires propres —et c'est ce
qu'elles sont en vérité. La révolution se manifeste
ainsi à la société comme dévoilement de sa propre
vérité refoulée. Ce déploiement s'accompagne, en
matière d'inspiration et d'invention sociales, poli-
tiques, pratiques et techniques, d'exploits et de
performances incroyables, presque miraculeux. (La
Révolution hongroise en a fourni une fois de plus
l'abondante illustration : qu'on se souvienne de
l'audace et dutalent avec lesquels les conseils ouvriers
hongrois continuèrent à combattre Kadar pendant
plus d'un mois après la seconde invasion et l'occupa-
tion totale du pays par une énorme armée russe.)
La poursuite et le développement ultérieur de
l'activité autonome du peuple dépendent eux-mêmes
du caractère et de l'ampleur du pouvoir des organes
de masse, du rapport entre les questions débattues et
l'existence concrète des gens, et de la différence que
les décisions prises apportent ou non dans leurs vies.
(En ce sens, le problème principal de la société post-
révolutionnaire est la création d'institutions qui
permettent la poursuite et le développement de cette
activité autonome, sans pour cela exiger des exploits
héroïques 24 heures sur 24.) Plus les individus
s'aperçoivent dans leur expérience réelle que leur
existence quotidienne dépend de manière cruciale de
leur participation active à l'exercice du pouvoir, plus
ils auront tendance à participer à cet exercice. Le
développement de l'auto-activité se nourrit de sa
propre substance. A l'inverse, toute limitation du
pouvoir des organes autonomes de masse, toute
tentative de transférer une « partie » de ce pouvoir à
d'autres instances (parlement, « parti », etc.), ne peut
que favoriser le mouvement contraire vers une
moindre participation, le déclin de l'intérêt pour les
affaires de la communauté et, pour finir, l'apathie.
La bureaucratisation commence quand les décisions
touchant les affaires communes sont soustraites à la
compétence des organes de masse, et sous le couvert
de diverses rationalisations, sont confiées à des
organismes spécifiques. Si on laisse ce transfert se
faire, la participation populaire et l'activité des
organes de masse déclineront inévitablement. Le vide
qui en résultera sera occupé par des instances
bureaucratiques de plus en plus nombreuses qui
« auront à » prendre des décisions sur des sujets de
plus en plus nombreux. Et les gens finiront par
abandonner les organes de masse, où plus rien
d'important n'est décidé, et reviendront à cet état
d'indifférence cynique envers la « politique » qui
n'est pas seulement une caractéristique des sociétés
actuelles, mais la condition même de leur existence.
Alors, sociologues et philosophes découvriront dans
cette «indifférence »l' «explication » et la «justifi-
cation » de la bureaucratie (il faut bien, après tout,
quequelqu'unprennesoindesaffaires publiques)(10).
Or, la vie concrète et l'existence quotidienne des
hommesdépendent inséparablement et de ce qui se
passe au niveau social et politique « général », et
de ce qui survient dans la collectivité particulière à
laquelle ils appartiennent et dans les activités spéci-
fiques auxquelles ils participent. La séparation et
l'antagonisme de ces deux sphères est une des
expressions essentielles dela séparation et del'aliéna-
tion dans la société actuelle. C'est en quoi réside
l'importance dela revendication autogestionnaire des
Conseils ouvriers hongrois, et de la revendication de
la formation de Conseils dans tous les secteurs de la
vie nationale. Une « participation » au pouvoir
politique général qui laisse les gens sans pouvoir sur
leur milieu immédiat et sur la gestion de leurs
activités concrètes est évidemment une mystification.
Et cela vaut également pour une «participation »ou
une «autogestion » qui se confine, par exemple, à
l'entreprise, et qui abandonne le «pouvoir politique
général »à une couche séparée. Cequ'impliquent les
revendications desConseils ouvriers hongrois, c'est le
dépassement de cette séparation et de cette opposi-
tion : que les hommes gèrent les collectivités
concrètes auxquelles ils appartiennent —non seule-
ment dans les «usines », mais «dans tous les
secteurs de la vie nationale »; et qu'ils participent au
pouvoir politique, nonpas sous une autre défroque
— comme «citoyens » qui votent, etc. —, mais
précisément à travers les organes de gestion qui sont
leur expression directe, à savoir, les Conseils (11).
Ainsi est éliminé le dilemme abstrait division/homo-
généisation de la société; ainsi s'achemine-t-on vers
un mode d'articulation entre la société totale et les
segmentsparticuliers qui la composent.
Il est ainsi possible de déceler, indépendamment de
toute autre considération, la mystification q u e
recèlent les «Conseils ouvriers » yougoslaves et leur
«autogestion des entreprises ». Il ne saurait y avoir
d' « autogestion des entreprises » si subsistent sépa-
rément un appareil et un pouvoir d'Etat. Mêmedans
le domaine étroit de la «gestion de l'entreprise », les
initiatives et les activités des travailleurs ne peuvent
qu'être paralysées et, pour finir, annulées, si elles
doivent se confiner à quelques points secondaires
touchant le fonctionnement de l'usine (et essentielle-
ment, l'accroissement de sa production). Pendant ce
temps, la « Ligue des communistes yougoslaves »
conserve le pouvoir total sur tous les domaines
importants, et donc, en définitive, sur ce qui se passe
dans les usines elles-mêmes. Réciproquement, il est
également possible de comprendre pourquoi le pou-
voir desConseils, ou d'autres organes analogues (par
exemple, les Soviets en Russie après octobre 1917),
nepeut que devenir rapidement une forme vide si on
le limite aux seules questions «politiques », dans le
sens étroit et courant de ce mot. (Telle était la ligne
que Lénine préconisait sur le papier, quand il parlait
du «pouvoir des Soviets »; en fait il faisait tout ce
qu'il pouvait pour que le parti bolchevique obtienne
tout le pouvoir —et il y réussit.) Car alors, on
réintroduit et on réaffirme la division entre une
sphère «politique »au sens traditionnel et l'existence
concrète des hommes. Si Conseils ou Soviets ne sont
appelés qu'à voter des lois et des décrets, qu'à
désigner des commissaires, ils ne disposent que du
fantôme abstrait du pouvoir. Séparés ainsi de la vie
quotidienne et du travail du peuple, toujours plus
éloignés des intérêts et des préoccupations des
collectivités concrètes, s'affairant (ou plutôt, censés
s'affairer) à propos de problèmes de gouvernement
lointains et généraux, les Soviets étaient condamnés à
devenir rapidement, aux yeux du peuple (et cela,
mêmesi le parti bolchevique ne les avait pas dominés
et manipulés), de simples « instances officielles »
parmi d'autres, qui ne lui appartenaient pas et ne se
souciaient pas de ce dont il se souciait (12).
Si je parle d'organes de masse « autonomes », ce
n'est pas seulement parce que, par exemple, ils
n'obéissent pas à des individus, à des partis ou au
« gouvernement ». Je les appelle ainsi parce que et
pour autant qu'ils n'acceptent pas l'institution établie
de la société. Cela signifie en particulier : première-
ment, qu'ils dénient toute légitimité à un pouvoir qui
ne viendrait pas d'eux-mêmes; et deuxièmement,
qu'ils refusent en leur sein la division entre ceux qui
décident et ceux qui exécutent. Le premier point
n'implique pas seulement qu'ils créent une situation
de « dualité de pouvoir », ou même qu'ils tendent à
assumer tout le pouvoir; mais que les organes
autonomes se posent eux-mêmes comme la seule
source légitime de décision, de règles, de normes et
de lois, c'est-à-dire comme organes et incarnations
d'une nouvelle institution de la société. Le second
point implique qu'ils suppriment par leurs actes la
division entre une « sphère de la politique » ou du
« gouvernement », et une « sphère de la vie quoti-
dienne », comme essentiellement séparées et antago-
nistes — qu'ils abolissent, en d'autres termes, la
division entre les spécialistes de l'universel et ceux du
forage, du perçage, de la plomberie, du labourage,
etc. En fait, ce second point est l'application concrète
du premier dans le domaine immédiatement le plus
important. Car, depuis des milliers d'années, l'insti-
tution des sociétés « historiques » dans le domaine
politique — comme aussi le schème nucléaire de
l'institution des relations sociales dans tous les autres
domaines —a été celle d'une hiérarchie entre les
hommes. Cette institution a été, à la fois et insépa-
rablement, institution «réelle-matérielle » —incar-
née dans des réseaux sociaux et des positions
individuelles, instrumentée dans des possessions, des
privilèges, des droits, des «sphères de compétence »,
des outils et des armes —, et institution d'une
signification imaginaire sociale — ou plutôt d'un
magma de significations imaginaires sociales, dont le
noyau diffère selon les sociétés —, en vertu de
laquelle les gens sont définis, conçus et «agis »,
réciproquement et pour eux-mêmes, comme «supé-
rieurs » et «inférieurs » selon une ou plusieurs
relations d'ordre socialement instituées. L'intériorisa-
tion par chacun et par tous de ce dispositif hiérar-
chique, plus encore : l'impossibilité, presque, pour
chaque individu de penser à lui-même et aux autres,
voire d'exister socialement et psychiquement, sans se
situer en un point quelconque (fût-il le plus bas) de
cette hiérarchie, a été et demeureunepierre angulaire
del'institution dessociétés «historiques ». Lecapita-
lisme bureaucratique contemporain tend à pousser à
la limite l'organisation hiérarchique et à lui donner
sa forme la plus universelle et son expression la plus
pure, en la posant comme l'organisation «ration-
nelle » par excellence. La structure hiérarchique et
pyramidale de l' «organisation », omniprésente dans
la société contemporaine, remplace la bi-partition
traditionnelle de la société capitaliste en deux classes
principales. Elle l'a complètement remplacée depuis
maintenantplus decinquante ans en Russie et depuis
un quart de siècle en Europe orientale et en Chine.
C'est là la forme dominante des relations d'exploita-
tion et d'oppression dans le monde contempo-
rain (13).
Cette organisation « rationnelle » est en fait,
intrinsèquement et de façon inhérente, ir-rationnelle,
pleine de contradictions et d'incohérences. Il nepeut
pas y avoir de base « rationnelle » pour une orga-
nisation hiérarchique-bureaucratique dans les condi-
tions modernes (par opposition, par exemple, avec
les conditions du«mandarinatchinois »). «Savoir »,
« talent », « expertise »devràient être les critères de
sélection et de nomination : et ils ne peuvent pas
l'être. Les « solutions » des problèmes qu'affronte
l'organisation (firme, administration, parti, etc.) sont
déterminées par les résultats mouvants de la lutte
pour le pouvoir à laquelle se livrent constamment
des groupes bureaucratiques rivaux, ou plutôt des
cliques et des clans, qui sont, non pas des phéno-
mènesaccidentels ouanecdotiques, maisdeséléments
centraux dans le fonctionnement du mécanisme
bureaucratique. L'idée d'une « techno-structure » en
tant que telle est une mystification : c'est ce que la
bureaucratie voudrait que les gens croient. Ceux qui
sont au sommet ysont non pas qua experts dans un
domaine technique, mais qua experts dans l'art de
grimperle long de l'échelle bureaucratique. Aucours
de son expansion, l'appareil bureaucratique est forcé
dereproduire en son sein la division du travail qu'il
impose de plus en plus à l'ensemble de la société;
par là, il devient séparé, étranger à lui-même et à la
substance factuelle des problèmes. Toute synthèse
« rationnelle » devient ainsi impossible. Pourtant il
faut bien qu'il y ait une certaine synthèse. Il faut
bien qu'à la fin des décisions soient prises. Et elles
le sont —dans le Bureau ovale (ou sous le bulbe
qui lui correspond auKremlin), entre des nixons, des
ehrlichmans, des haldemans et autres petits délin-
quants d'intelligence infra-normale. C'est cela l'apo-
théose de la « technostructure », de la « gestion
scientifique », etc. —de même que les pots-de-vin
de Lockheed sont l'apothéose de la « concurrence
parfaitement parfaite », de l' « optimisation par les
mécanismes du libre marché », etc., chères aux pro-
fesseurs d'économie.
Cette structure, et les significations qui lui sont
consubstantielles, sont refusées et réfutées par les
organisations du type «Conseil ». Quetous ceux qui
sont concernés se voient investis du pouvoir, et voilà
détruite la structure hiérarchique, et abolie la divi-
sion entre ceux qui dirigent et ceux que l'on confine
dans des tâches d'exécution. Cette attribution du
pouvoirà chacun matérialiste donc l'égalité politique
complète. Les décisions ne sont prises ni par des
spécialistes des spécialités, ni par des spécialistes de
l'universel. Elles sont prises par le collectif de ceux
qui auront à les exécuter —et qui sont, de ce fait
même, dans la position la meilleure possible pour
juger non seulement des «optimalités » abstraites
des moyens relativement aux fins, mais aussi des
conditions concrètes de cette exécution et, par-dessus
tout, deson coût réel : leur propre effort, leur propre
travail. Cela implique, dans la sphère de la produc-
tion par exemple, que les décisions sur des sujets
concernant un lieu particulier de travail —disons un
atelier d'usine —et qui n'ont pas de répercussions
sur les activités d'autres ateliers, doivent être prises
par les travailleurs de l'atelier concerné. De même,
les décisions sur des sujets concernant plusieurs
ateliers, ou un département, doivent être prises par
les travailleurs de ces ateliers, ou de ce département;
et celles concernant l'usine dans son ensemble, par
l'Assemblée générale des travailleurs de l'usine, ou
par leurs délégués élus et révocables. Ainsi, le
caractère pertinent ou non, correct ou non, des
décisions prises peut être apprécié par lesprincipaux
intéressés dans un temps minimal et à un coût
minimal. Ainsi aussi peut commencer la construction
d'une expérience concernant aussi bien ces sujets que
l'exercice effectif de la démocratie directe. C'est là
une autre illustration de ce que j'ai appelé articula-
tion.
«Pas de taxation sans représentation »: ce mot
d'ordre de la bourgeoisie naissante face à la monar-
chieexprimeparfaitement et profondément l'esprit et
les structures du monde que la bourgeoisie était en
train decréer dans sa terre classique. Pas d'exécution
sanspart égale de tous dans la décision, tel est un des
principes fondamentaux d'une société auto-gérée, et
qui se dégage immédiatement des revendications et
del'activité des Conseils ouvriers hongrois.
L'abolition de la division et de l'antagonisme entre
spécialistes et non-spécialistes ne signifie évidemment
pas la suppression de leur différence. L'autogestion
n'exige pas quel'on néglige, quel'on tienne pour rien
«compétence »et «savoir »spécialisé, partout où ils
existent et ont un sens; bien au contraire. (En fait,
c'est dans la structure sociale actuelle que l'on n'en
tient pas compteet queles décisions prises dépendent
d'abord de la lutte entre descliques et des clans, dont
chacun utilise « ses » spécialistes à des fins de jus-
tification et de couverture.) Les spécialistes ne sont
pas éliminés en tant que tels. Pour s'en tenir'au cas
de l'usine, techniciens, ingénieurs, comptables, etc.,
appartiennent au collectif; ils peuvent et doivent être
écoutés, et comme membres de ce collectif et dans
leur capacité technique spécifique. Une assemblée
généraleest parfaitement à mêmed'entendre un ingé-
nieur qui lui dit : « Si vous voulez A, je ne connais
pas d'autres façons de le fabriquer que Xet Y; et je
vousrappellequelechoixdeXentraînera Z, quecelui
deYentraînera Vet W.»Maisc'est à l'assemblée, et
nonàl'ingénieur, dedéciderdefabriquerounonA, et
de choisir entre Xet Y. Qu'elle puisse se tromper,
certes. Mais il lui serait difficile de se tromper
davantage que, par exemple, la Panamerican Air-
ways, dont la direction, s'appuyant sur l'expertise de
centaines de techniciens, statisticiens, informaticiens,
économétriciens, spécialistes de l'économie des trans-
ports, etc., s'est contentée d'extrapoler dans l'avenir
la courbe de la demande de transports aériens des
années 1960—erreur que n'aurait pas commise un
étudiant de première année moyennement intelli-
gent—,pour aboutir à une quasi-faillite dont le gou-
vernement américain a dû la tirer.
Ce qui est en jeu ici, c'est bien plus que les
formulations traditionnelles sur les limites de toute
compétence ou connaissance technique et spécialisée,
fondées sur la distinction entre «moyens »et «fins »
(plus ou moins homologue de la séparation entre les
«valeurs »d'une part, et les «instruments » neutres
ou «libres » de valeurs, d'autre part). Pareille
distinction est uneabstraction, et n'a quelque validité
que dans des domaines parcellaires et banals au-delà
desquels elle devient une fallace. Nous ne disons pas
que les gens doivent décider quoi faire et que les
techniciens leur diront alors comment le faire. Nous
disons : après avoir entendu les techniciens, les gens
décident quoi faire et comment le faire. Car le
«comment » n'est pas neutre, ni le «quoi » désin-
carné. «Quoi »et «comment »ne sont ni identiques,
ni extérieurs l'un del'autre. Unetechnique «neutre »
est, bien sûr, uneillusion. Unechaîne de montage est
liée à un type de produit et à un type de producteur
—et vice versa (14).
La revendication des Conseils ouvriers hongrois
visant à l'abolition des normes de travail, sauf
décision contraire des travailleurs eux-mêmes, nous
permetde voir ceproblèmesous un angle différent et
d'une manière plus concrète — en même temps
qu'elle porte en germe une nouvelle conception du
travail, de l'homme, et de leurs relations. Si, une fois
les tâches décidées, les divers «moyens » techniques
—équipements, matériaux, etc. —sont tenus pour
acquis, alors le travail vivant lui-même semble être
simplement un moyen parmi d'autres, qu'il faut
utiliser de la façon la plus «rationnelle » et «effi-
cace ». Il paraît aller de soi que le «comment» de
cette utilisation relève de la compétence des techni-
ciens intéressés, qui ont àdéterminer«la seule bonne
manière »de faire le travail, ainsi que le temps qui
lui est imparti. On connaît l'absurdité des résultats
qui s'ensuivent et le conflit permanent ainsi introduit
dans leprocès detravail. Maisnotre propos n'est pas
ici de faire la critique du caractère irrationnel du
taylorisme et de la «rationalisation » capitaliste (et
«socialiste ») du procès de travail. Et l'exigence de
l'abolition des normes de travail n'est pas non plus
simplement un moyen pour les ouvriers de se
défendre contre l'exploitation, l'accélération des
cadences, etc. Cette revendication comporte des
éléments positifs d'une suprême importance. Elle
signifie queceuxqui sont chargés demener une tâche
à bien sont ceux qui ont le droit de décider du
rythme de travail. Ce rythme, conçu dans le cadre
capitaliste, «rationaliste », commel'un des moments
de l'application d'une décision, commefaisant partie
des «moyens », n'est naturellement rien de la sorte :
c'est une dimension essentielle de la vie de l'ouvrier
au travail, c'est-à-dire de sa vie tout court. Et les
travailleurs nesauraient résister à l'exploitation sans
faire quelque chose de positif relativement à la
production même. Si les normes imposées de l'exté-
rieur sont abolies, il n'en faudra pas moins régler,
d'une façon ou d'une autre, le rythme de travail,
étant donné le caractère collectif, coopératif, de la
production moderne. La seule instance concevable
qui puisse édicter ces règles est alors le collectif des
travailleurs eux-mêmes. Lesgroupes d'ouvriers et les
collectifs de l'atelier, du département, de l'usine,
auront à établir leur propre discipline et en assurer le
respect (commed'ailleurs ils le font déjà aujourd'hui
de manière informelle et «illégale »). Ce qui
impliquele refus catégorique del'idée que «l'homme
s'efforced'éviterletravail [...] L'hommeest unanimal
paresseux »(Trotsky, Terrorisme et Communisme)—
et que la discipline dans le travail ne peut résulter
que de la coercition extérieure ou des stimulants
financiers. Dans les systèmes d'exploitation, ce n'est
pas l'organisation coercitive du travail qui est une
réponse à la «paresse humaine » — mais cette
«paresse »qui est une réponse naturelle et compré-
hensible au travail exploité et aliéné.
On parvient aux mêmes conclusions quand on
considère la réalité de la production, c'est-à-dire le
comportement et les luttes des travailleurs dans tout
le monde industriel, à l'Est comme à l'Ouest.
Partout, l' «organisation »coercitive et la «discipline
au travail », imposées de l'extérieur, sont constam-
ment combattues par les travailleurs. Ce combat
n'est pas, et ne saurait être, uniquement «négatif»;
cen'est pas seulement un combat «contre l'exploita-
tion », c'est nécessairement, et dans le même temps,
un combat pour une autre organisation de la
production. Les travailleurs luttent contre l'exploita-
tion dans la production, c'est-à-dire en tant que
travailleurs, tout en travaillant, et afin d'être en
mesure de faire leur travail (faute de quoi ils perdent
ou leur place ou de l'argent). Pour ce faire, il leur
faut travailler la moitié du temps contre les règles —
car travailler selon les règles (working to rule, «grève
du zèle ») est le meilleur moyen de provoquer le
chaos immédiat dans la production (encore un bel
indice de la «rationalité » de la production capita-
liste). Ainsi les groupes informels de travailleurs ont-
ils dèsà présent à définir et à appliquer, non pas une
simple, mais une double « discipline au travail »:
une discipline qui vise simultanément à « battre le
patron »et à fournir une «juste journée de travail »
(afair day's work).
On peut également percevoir dans une autre série
d'implications le caractère germinal des revendi-
cations concernant l'autogestion et l'abolition des
normes. Une fois acceptés le principe du pouvoir
des intéressés sur leurs propres activités et le rejet
de la distinction entre « moyens » et « fins », on
ne saurait tenir pour acquis équipements, outils et
machines; il ne peut plus être question que ces
instruments soient imposés à leurs utilisateurs par
des ingénieurs, des techniciens, etc., qui les conce-
vraient dans l'unique dessein d'« accroître l'effica-
cité de la production », ce qui, en fait, revient à dire :
d'aggraver encore la domination de l'univers méca-
nique sur les hommes. Un changement radical dans
les relations des travailleurs avec leur travail
implique un changement radical dans la nature des
instruments de production. Il suppose d'abord que le
point de vue des utilisateurs de ces instruments soit
celui qui prédomine dans le processus de leur
conception et de leur réalisation. Un socialisme de la
chaîne de montage serait une contradiction dans les
termes, s'il n'était pas une sinistre mystification. Il
faut adapter la machine à l'homme, et non l'homme
à la machine. Cela conduit évidemment à la répudia-
tion des caractéristiques fondamentales de la techno-
logie actuelle—répudiation qu'exigent également les
changements nécessaires dans la nature des produits
finals de l'industrie. A la machine d'aujourd'hui
correspond la camelote d'aujourd'hui, et cette came-
lote nécessite ce type de machine. Et toutes deux
impliquent et tendent à reproduire un certain type
d'homme.
Il est évident que des problèmes nombreux, et
nullement triviaux, surgiraient au long de ce chemin.
Mais, aussi loin qu'on puisse voir, rien ne les rend
insurmontables. Ils ne le sont pas plus, en tout cas,
que ceux que suscite chaque jour l'institution antago-
niste présente de la société. Si, par exemple, les
groupes de travailleurs se fixent leur propre rythme
de travail, le problème apparaît et de l' « égalité » de
rythme entre les différents groupes — en d'autres
termes, de la justice —, et de l'intégration de ces
divers rythmes dans le procès total de la production.
Ces deux problèmes existent aujourd'hui, et, en fait,
ils. ne sont pas « résolus ». On fera un progrès
considérable quand on les formulera et discutera
explicitement. Et il est probable que non seulement
des considérations d'équité, mais aussi l'interdépen-
dance des différents stades du procès de travail (ainsi
que, à une étape qui devrait suivre bientôt, la
rotation des individus entre ateliers, services, etc.)
amèneraient le collectif des travailleurs à ne pas
tolérer des groupes qui auraient tendance à se rendre
la vie trop facile. De façon analogue, la construction
des machines selon le point de vue de leurs utilisa-
teurs nécessiterait une coopération étroite et cons-
tante entre ces derniers et les ouvriers qui cons-
truisent les machines. Plus généralement, une organi-
sation collectiviste de la production — et de toutes
les autres activités sociales —implique naturellement
une large mesure de responsabilité sociale et de
contrôle mutuel. Il faudra que les divers segments de
la communauté se conduisent de façon responsable et
acceptent de jouer leur rôle dans l'exercice du
contrôle mutuel. Une large et permanente discussion
publique des problèmes communs, ainsi que la
création de réseaux de délégués des organisations de
base, paraissent, à l'évidence, être les instruments et
les véhicules indiqués pour la coordination des
activités sociales.
Ce n'est pas ici le lieu de discuter les questions
encore plus générales, plus importantes et plus
difficiles qu'affrontera une société collectiviste, com-
munautaire, relativement, par exemple, à l'intégra-
tion et à l'orientation de l' « économie totale »—ou
des autres activités sociales —, à leur interdépen-
dance réciproque, à l'orientation générale de la
société, et ainsi de suite (15). En fait, comme j'ai
essayé de le souligner depuis longtemps, le problème
crucial d'une société post-révolutionnaire n'est ni
celui de la « gestion de la production », ni celui de
l'organisation de l'économie. C'est le problème poli-
tique proprement dit —ce que l'on pourrait appeler
le négatifduproblème de l'Etat : à savoir, la capacité
de la société d'établir èt de conserver son unité
explicite et concrète sans qu'une instance séparée et
relativement autonome — l'appareil d'Etat — soit
chargée de cette « tâche ». Ce problème, par paren-
thèse, le marxisme classique et Marx lui-même l'ont
enfait ignoré. L'idée de la nécessité de la destruction
de l'Etat comme appareil distinct et quasi autonome
ne s'est pas accompagnée d'une prise en considéra-
tion positive du problème politique. Le problème, on
l'a plutôt fait « disparaître » (mythiquement, s'en-
tend) dans la perspective de l'unification et de
l'homogénéisation explicites, «matérielles », que le
développement du capitalisme était censé engendrer
dans la société. La « politique », pour Marx, Lénine,
etc., c'est la lutte contre la bourgeoisie, l'alliance avec
les autres classes, etc. ; bref, l'élimination des « restes
du monde ancien ». Ce n'est pas l'institution et
l'organisation positives du monde nouveau. Pour
Marx, dans une société à 100 %prolétarienne, il n'y
aurait pas et il ne saurait y avoir deproblèmepolitique
(c'est là unedessignifications de son refus de préparer
des « recettes pour les cuisines socialistes de l'ave-
nir »). Ce trait plonge des racines profondes dans
toute sa philosophie de l'histoire : socialisme ou
barbarie, peut-être; mais si ce n'est pas la barbarie,
alors, c'est le socialisme — et le socialisme est
déterminé. L'ironie de l'histoire a voulu que la
première révolution victorieuse prît place dans un
pays où la population, c'est le moins que l'on puisse
dire, n'était pas « unie et disciplinée par le procès
mêmede la production capitaliste ». Et c'est au parti
bolchevique et à la terreur totalitaire de Staline que
revint le soin d'unifier et d'homogénéiser la société
russe. Heureusement, leur succès n'a pas été total.
Mais nous, nous ne pouvons trouver la réponse à
la question de l'unité de la société post-révolution-
naire dans un procès d'homogénéisation « objectif-
subjectif » qui n'existe pas. Nous ne le pourrions
d'ailleurs pas davantage s'il existait. Il n'est jamais
possible d'éliminer le problème politique en tant que
tel. L'unité de la société post-révolutionnaire ne
pourra être effectuée — c'est-à-dire constamment
recréée — que moyennant l'activité unificatrice per-
manente des organes collectifs. Ce qui suppose,
naturellement, la destruction de tout « appareil
d'Etat » séparé —mais aussi l'existence et le rema-
niement continu d'institutions politiques — par
exemple, les Conseils et leurs réseaux —, qui ne
soient pas antagonistes de la « société réelle », mais
qui ne lui seront pas non plus directement et
immédiatement identiques. Et sur cette voie, on ne
trouve aucune garantie magique qu'un consensus
social sera aisément élaboré et que toutes les frictions
éventuelles entre segments de la communauté dispa-
raîtront. Rien n'assure que, s'aidant peut-être des
tensions qui résulteraient des antagonismes sociaux
subsistants, une couche n'apparaîtrait pas qui cher-
cherait à occuper des positions de pouvoir perma-
nentes, préparant ainsi la restauration et de la
division entre dirigeants et exécutants et d'un appa-
reil d'Etat séparé. Mais, en la matière, nous ne
pouvons pas aller au-delà de la question ainsi posée :
Oubien les organes collectifs autonomes du peuple
sauront inventer une solution, ou plutôt un procès de
solutions, au problème du maintien de la société
comme unité différenciée;
Ou bien, si les masses se révèlent incapables de
progresser dans cette directiop, des solutions «de
remplacement » s'imposeront nécessairement —sous
les espèces, par exemple, du pouvoir d'un « parti
révolutionnaire » et de la reconstitution d'une
bureaucratie permanente. Le « vieux fatras » se
réinstallerait alors ipsofacto.
Non pas que nous ne connaissions pas le chemin. Il
n'y a pas de chemin; pas de chemin qui soit déjà
tracé. C'est l'activité collective et autonome des
hommes qui l'ouvrira, s'il doit l'être. Mais nous
savons ce que n'est pas le chemin, et nous savons quel
est le chemin qui mène à une société bureaucratique
totalitaire.
La Révolution hongroise n'a eu ni le temps ni la
possibilité de faire face à ces problèmes. Toutefois,
dans le court espace de son développement, elle a
non seulement détruit l'ignoble mystification du
« socialisme » stalinien, mais elle a aussi posé
quelques-unes des questions les plus importantes que
doit affronter la reconstruction révolutionnaire de la
société humaine, et elle leur a donné quelques
réponses germinales. Nous n'avons pas seulement à
honorer la lutte héroïque du peuple hongrois : dans
sa décision et sa résolution de gérer lui-même sa vie
collective et, à cette fin, de changer radicalement une
institution de la société qui remonte à l'origine des
temps historiques, nous avons à reconnaître une des
sources créatrices de l'histoire contemporaipe.
Août 1976.

NOTES

(1) « La révolution prolétarienne contre la bureaucratie »,


Socialisme ou Barbarie, n° 20 (décembre 1956); repris dans La
Société bureaucratique, vol. 2, Paris, 10/18, 1973, pp. 277-278. Le
présent texte suppose de la part du lecteur une certaine familia-
rité avec les faits principaux touchant les événements de 1956 en
Hongrie, et, en particulier, la composition, les activités et les
revendications des conseils ouvriers. Les n 20 et 21 (mars 1957)
de Socialisme ou Barbarie sont pour l'essentiel consacrés aux
événements de 1956 en Hongrie et en Pologne, et contiennent des
documents et des textes dus à des réfugiés qui avaient participé à
la Révolution hongroise. Pour quelques indications bibliogra-
phiques, voir La Société bureaucratique, ib., p. 265.
(2) Cf. mon article cité dans la note 1, en particulier pp. 278-
307; aussi, « Sur le contenu du socialisme, III : La lutte des
ouvriers contre l'organisation ou l'entreprise capitaliste », S. ou B.,
n° 23 (janvier 1958); repris dans L'Expérience du mouvement
ouvrier, vol. 2, Paris, 10/18, 1974, pp. 9-88. Le livre extraordinaire
du Hongrois Miklos Haraszti, Salaire aux pièces. Ouvrier dans un
pays socialiste, Paris, Ed. du Seuil, 1976, démontre une fois encore
l'identité totale de la nature des relations de production et de
l'organisation du procès de travail entre les usines « capitalistes »
de l'Ouest et les usines socialistes »de l'Est.
(3) J'ai discuté en leur temps les événements de Pologne dans
« La voie polonaise de la bureaucratisation », S. ou B., n° 21 (mars
1957), repris dans La Société bureaucratique, vol. 2, l.c., pp. 339-
371. Il vaut la peine de citer un peu longuement l'inimitable
E. Mandel; ainsi le lecteur sera-t-il persuadé que je ne me laisse
pas aller à l'exagération polémique : « La démocratie socialiste
aura encore des batailles à livrer en Pologne. Mais la bataille
principale, celle qui a permis à des millions de prolétaires de
s'identifier à nouveauavec l'Etat ouvrier, est déjà gagnée. » Et, plus
loin : « La révolution politique qui ébranle depuis un mois la
Hongrie a connu un déroulement plus spasmodique et plus inégal
que la révolution politique en Pologne. Elle n'a pas, comme celle-
ci, volé de victoire en victoire (sic)... C'est que, contrairement à ce
qui s'est passé en Pologne, la révolution hongroise a été une
explosion élémentaire et spontanée. L'interaction subtile (!) entre
les facteurs objectifs et subjectifs, entre l'initiative des masses et la
construction d'une direction nouvelle, entre la pression d'en bas et la
cristallisation d'une fraction d'opposition en haut, au sommet du
parti communiste, interaction qui a rendu possible la victoire polo-
naise (?!), a fait défaut en Hongrie. » Quatrième Internationale,
décembre 1956, pp. 22-23 (c'est moi qui souligne). Rarement ont
été exprimées avec plus de clarté —et dans un style plus risible —
l'essence bureaucratique du trotskysme, sa nature de fraction en
exil de la bureaucratie stalinienne, son aspiration à réintégrer
l'appareil du parti à l'occasion d'une lutte fractionnelle en son
sein et d'une « pression de la base ».
(4) Je fais référence aux points que je considère les plus
importants, tels qu'ils furent déjà formulés les 28-29 octobre 1956.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, les revendications des
conseils après le 11 novembre (c'est-à-dire après l'occupation
totale du pays par l'armée russe et après le massacre de milliers de
personnes) étaient encore plus radicales, puisqu'elles comprenaient
la constitution de milices ouvrières armées et la création de
conseils dans toutes les branches d'activité, y compris les adminis-
trations gouvernementales.
(5) Je ne parle pas ici des personnes en tant que telles, mais du
sens de leur comportement. Dans ce contexte, la tragédie
personnelle de Lukàcs (ou de Nagy, etc.) n'est pas pertinente. En
ce qui concerne plus particulièrement Lukàcs, le marxiste hégélien,
ce serait par trop l'accabler que de pleurer sur son « drame
subjectif »
(6) Les matériaux que l'on trouve dans E. P. Thompson, The
Making of the English Working Class (Gollancz, 1963; édition
revue Penguin, 1968) illustrent abondamment ce point.
(7) Il n'en est que plus frappant de noter que, malgré ce
précédent, et la reconnaissance par Marx de l'importance fonda-
mentale de la forme de la Commune, la réaction première de
Lénine à l'apparition spontanée des Soviets au cours de la
Révolution de 1905 fut négative et hostile. Le peuple agissait
différemmept de ce que lui, Lénine, avait décidé —sur la base de
sa « théorie »—que le peuple devait faire.
(8) Reconstruction hypothétique d'un sens initial non directe-
ment attesté. En latin, spons n'est pas usité au nominatif; dans les
autres cas, il est habituellement traduit par « volonté ». Mais le
grec spendo (d'où spondé) signifie verser un liquide, faire une
libation (comme le hittite sipant, ispant): son sens originaire peut
difficilement être différencié de leibô, kheô Cf. E. Benveniste,
Vocabulaire..., vol. 2, pp. 209 et sq., 224.
(9) Quoique l'on puisse, bien sûr, « expliquer » pourquoi ce
type de révolution n'a pas eu lieu en 1956 en Egypte, en Iran, ou à
Java.
(10) Chacun, dans la société actuelle, a eu la possibilité, à une
échelle réduite, d'observer cette spirale de la dégénérescence
bureaucratique et de l'apathie dans la vie des organisations
politiques et syndicales.
(11) Il est vrai qu'en Hongrie, il ya eu des demandes d'élections
libres afin de désigner un nouveau Parlement — et que ces
demandes, semble-t-il, avaient eu le soutien des Conseils. C'était
là, très évidemment, une réaction compréhensible à l'état de choses
antérieur, celui de la dictature bureaucratique. La question des
rôles et des pouvoirs respectifs de ce Parlement et des Conseils, la
Révolution eût-elle eu la possibilité de se développer, reste
naturellement ouverte. A mon avis, le développement du pouvoir
et des activités des Conseils aurait abouti, soit à l'atrophie
graduelle du Parlement, soit à un affrontement entre ce dernier et
les conseils.
(12) Cf. mon article « Socialisme ou barbarie », in Socialisme
ou Barbarie, n° 1, mars 1949, repris maintenant dans La Société
bureaucratique, vol. 1, l.c., en particulier pp. 164-173. Egalement,
« Le rôle de l'idéologie bolchevique dans la naissance de la
bureaucratie », in S. ou B., n° 35, janvier 1964, repris maintenant
dans L'Expérience du mouvement ouvrier, vol. 2, l.c., pp. 384-416.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, Lénine et Trotsky
voyaient dans l'organisation du travail, la gestion de la produc-
tion, etc., des questions purement techniques, qui n'avaient rien à
voir, selon eux, avec la « nature du pouvoir politique », qui restait
« prolétarien »puisqu'il était exercé par le « parti du prolétariat ».
Ce à quoi fait écho leur enthousiasme pour la « rationalisation »
capitaliste de la production, le taylorisme, le travail aux pièces, etc.
Que cette attitude corresponde en fait à la pensée de Marx lui-
mêmedans ses couches les plus profondes, c'est ce quej'ai cherché
à montrer dans le deuxième des articles mentionnés ci-dessus et
dans de nombreux autres textes.
(13) Ceque les marxistes d'aujourd'hui sont incapables de voir,
qui s'obstinent à parler de « production ae marchandises » à
l'Ouest et de « socialisme », quelque « dégénéré » et « déformé »
qu'il soit, à l'Est.
(14) L'idée d'une technique « neutre », comme celle que la
« rationalisation » capitaliste, est une rationalisation sans guille-
mets, est centrale, bien que plus ou moins cachée, dans la pensée
de Marx. Cf. les textes cités dans les notes 13et 14ci-dessus.
(15) J'ai discuté certains de ces problèmes — les plus « immé-
diats », à mon avis — in « Sur le contenu du socialisme, II »,
S. ou B., juillet 1957. [V. supra, pp. 103-222.]
TRANSFORMATION SOCIALE
ET CRÉATION CULTURELLE (

I have weighed these times, andfound them wanting.


Les gènes humains n'ont pas subi, que l'on sache,
de détérioration —du moins, pas encore. Mais nous
savons que les « cultures », les sociétés, sont mor-
telles. Mort qui n'est pas forcément, et pas générale-
ment, instantanée. Sa relation à une nouvelle vie,
dont elle peut être la condition, est énigme chaque
fois singulière. La « décadence de l'Occident » est un
thème vieux et, au sens le plus profond, faux. Ce
slogan voulait aussi masquer les potentialités d'un
monde nouveau que la décomposition de l' « Occi-
dent » pose et libère, en tout cas recouvrir la
question de ce monde, et étoufferle faire politique
par une métaphore botanique. Nous ne cherchons
pas à établir que cette fleur-ci, comme les autres, se
fanera, se fane ou est déjà fanée. Nous cherchons à
comprendre qu'est-ce qui, dans ce monde social-
historique, meurt, comment et, si possible, pourquoi.
Nous cherchons aussi à trouver qu'est-ce qui y est,
peut-être, en train de naître.
Ni le premier, ni le deuxième volet de cette
réflexion ne sont gratuits, neutres ou désintéressés.
La question de la « culture » est envisagée ici comme
19(78. RédigépourSociologieetSociétésdeMontréalendécembre
dimension du problème politique; et l'on peut tout
aussi bien dire que le problème politique est une
composante de la question de la culture au sens le
plus large. (Par politique je n'entends évidemment ni
la profession de M. Nixon, ni les élections munici-
pales. Le problème politique est le problème de
l'institution globale de la société.) La réflexion est
anti-« scientifique » au possible. L'auteur n'a pas
mobilisé une armée d'assistants, ni dépensé des
dizaines d'heures d'ordinateur pour établir scienti-
fiquement ce que tout le monde connaît déjà d'avan-
ce : par exemple, que les concerts de musique dite
sérieuse ne sont fréquentés que par certaines caté-
gories socio-professionnelles de la population. La
réflexion est aussi pleine de pièges et de risques. On
est plongé dans ce monde — et l'on essaie de le
comprendre et même de l'évaluer. Bien évidemment,
c'est l'auteur qui parle. A quel titre? Au titre
précisément de partie prenante, d'individu partici-
pant à ce monde; au même titre auquel il s'autorise
d'exprimer ses opinions politiques, de choisir ce qu'il
combat et ce qu'il soutient dans la vie sociale de
l'époque.
Ce qui est en train de mourir aujourd'hui, en tout
cas, ce qui est profondément mis en question, c'est la
culture « occidentale ». Culture capitaliste, culture de
la société capitaliste, mais qui dépasse de loin ce
régime social-historique car elle comprend tout ce
que celui-ci a voulu et pu reprendre dans ce qui l'a
précédé, et tout particulièrement dans le segment
« gréco-occidental » de l'histoire universelle. Cela
meurt comme ensemble de normes et de valeurs,
comme formes de socialisation et de vie culturelle,
comme type social-historique des individus, comme
signification du rapport de la collectivité à elle-
même, à ceux qui la composent, au temps et à ses
propres œuvres.
Ce qui est en train de naître, péniblement, frag-
mentairement et contradictoirement, depuis deux
siècles et plus, c'est le projet d'une nouvelle société, le
projet d'autonomie sociale et individuelle. Projet qui
est création politique au sens profond, et dont les
tentatives de réalisation, détournées ou avortées, ont
déjà informé l'histoire moderne. (Ceux qui veulent
tirer de ces détournements ou avortements la conclu-
sion que le projet d'une société autonome est
irréalisable sont en plein illogisme. Je ne sache pas
que la démocratie ait été détournée de ses fins sous le
despotisme asiatique, ni que les révolutions ouvrières
chez les Bororos aient dégénéré.) Révolutions démo-
cratiques, luttes ouvrières, mouvements des femmes,
des jeunes, des minorités « culturelles », ethniques,
régionales —témoignent tous de l'émergence et de la
vie continuée de ce projet d'autonomie. La question
de leur avenir et de leur « aboutissement ». — la
question de la transformation sociale en un sens
radical —reste évidemment ouverte. Mais reste aussi
ouverte, ou plutôt : doit être aussi à nouveau posée,
une question certes nullement originale, mais régu-
lièrement recouverte par les modes de pensée hérités,
même lorsqu'ils se veulent « révolutionnaires » : la
question de la création culturelle au sens strict,
l'apparente dissociation du projet politique d'autono-
mie et d'un contenu culturel, les conséquences mais
sutout les présupposés culturels d'une transformation
radicale de la société. C'est cette problématique que
les pages qui suivent veulent, partiellement et frag-
mentairement, élucider.

Je prends ici le terme culture dans une acception


intermédiaire entre son sens courant en français (les
« œuvres de l'esprit » et l'accès de l'individu à celles-
ci), et son sens dans l'anthropologie américaine (qui
couvre la totalité de l'institution de la société, tout ce
qui différencie et oppose société d'une part, animalité
et nature d'autre part). J'entends ici par culture tout
ce qui, dans l'institution d'une société, dépasse la
dimension ensembliste-identitaire (fonctionnelle-ins-
trumentale) et que les individus de cette société
investissent positivement comme « valeur »au sens le
plus général du terme : en somme, la paideia des
Grecs. Comme son nom l'indique, la paideia contient
aussi indissociablement les procédures instituées
moyennant lesquelles l'être humain, au cours de sa
fabrication sociale comme individu, est conduit à
reconnaître et à investir positivement les valeurs de la
société. Ces valeurs ne sont pas données par une
instance externe, ni découvertes par la société dans
des gisements naturels ou dans le ciel de la Raison.
Elles sont, chaque fois, créées par la société considé-
rée comme noyaux de son institution, repères ultimes
et irréductibles de la signifiance, pôles d'orientation
du faire et du représenter sociaux. Il est donc
impossible de parler de transformation sociale sans
affronter la question de la culture en ce sens —et, en
fait, on l'affronte et on y « répond » quoiqu'on fasse.
(Ainsi en Russie, après Octobre 1917, l'aberration
relative du Proletkult a été écrasée par l'aberration
absolue de l'assimilation de la culture capitaliste —
et cela a été une des composantes de la constitution
du capitalisme bureaucratique total et totalitaire sur
les ruines de la révolution).
Nous pouvons expliciter de manière plus spéci-
fique la liaison intime de la création culturelle et de
la problématique sociale et politique de notre temps.
Nous pouvons le faire moyennant certaines interro-
gations, et ce que celles-ci présupposent, impliquent
ou entraînent — comme constatations de fait,
fussent-elles discutables, ou comme articulations de
sens :
— Le projet d'une société autonome ne reste-t-il
pas (autant que la simple idée d'un individu auto-
nome) en un sens, « formel », ou « kantien », pour
autant qu'il apparaît n'affirmer comme valeur que
l'autonomie elle-même? Plus précisément : une
société peut-elle « vouloir » être autonome pour être
autonome? Ou encore : s'autogouverner —oui; mais
pour quoifaire? La réponse traditionnelle est, le plus
souvent : pour mieux satisfaire les besoins. La
réponse à la réponse est : quels besoins? Lorsque l'on
ne risque plus de mourir de faim, qu'est-ce que vivre?
— Une société autonome pourrait « mieux réali-
ser » les valeurs —ou « réaliser des valeurs autres »
(sous-entendu: meilleures); mais lesquelles? Et que
sont des valeurs meilleures? Comment évaluer les
valeurs? Interrogation qui prend son plein sens à
partir de cette autre question « de fait »: dans la
société contemporaine, existe-t-il encore des valeurs?
Peut-on encore parler, comme Max Weber, de conflit
des valeurs, de « combat des dieux » — ou y a-t-il
plutôt effondrement graduel de la création culturelle,
et ce qui, pour être devenu lieu commun n'est pas
nécessairement faux, à savoir décomposition des
valeurs?
— Certes, il serait impossible de dire que la société
contemporaine est une « société sans valeurs » (ou
« sans culture »). Une société sans valeurs est simple-
ment inconcevable. Il y a, de toute évidence, pôles
d'orientation du faire social des individus et finalités
auxquelles le fonctionnement de la société instituée
est asservi. Il ya donc des valeurs au sens transhisto-
riquement neutre et abstrait indiqué plus haut (au
sens où dans une tribu de chasseurs de têtes, tuer est
valeur sans laquelle cette tribu ne serait pas ce qu'elle
est). Mais ces « valeurs » de la société instituée
contemporaine apparaissent, et sont effectivement,
incompatibles avec ou contraires à ce qu'exigerait
l'institution d'une société autonome. Si le faire des
individus est essentiellement orienté vers la maximi-
sation antagonique de la consommation, du pouvoir,
du statut et du prestige (seuls objets d'investissement
socialement pertinents aujourd'hui); si le fonctionne-
ment social est asservi à la signification imaginaire de
l'expansion illimitée de la maîtrise « rationnelle »
(technique, science, production, organisation comme
fins en soi); si cette expansion est à la fois vaine, vide
et intrinsèquement contradictoire, comme elle l'est
manifestement, et si les humains ne sont astreints à la
servir que moyennant la mise en œuvre, la cultivation
et l'utilisation socialement efficace de mobiles essen-
tiellement « égoïstes », dans un mode de socialisation
où coopération et communauté ne sont considérées
et n'existent que sous le point de vue instrumental et
utilitaire ; bref, si la seule raison pour laquelle nous
ne nous tuons pas les uns les autres lorsque cela nous
arrangerait est la peur de la sanction pénale —alors,
non seulement il ne peut être question de dire qu'une
nouvelle société pourrait « mieux réaliser » des
valeurs déjà établies, incontestables, acceptées par
tous, mais il faut bien voir que son instauration
présupposerait la destruction radicale des « valeurs »
contemporaines, et une création culturelle nouvelle
concomitante à une transformation immense des
structures psychiques et mentales des individus socia-
lisés.

Que l'instauration d'une société autonome exige-


rait la destruction des «valeurs » qui orientent
actuellement le faire individuel et social (consomma-
tion, pouvoir, statut, prestige —expansion illimitée
de la maîtrise «rationnelle ») ne me paraît pas
requérir une discussion particulière. Ce qui serait à
discuter, à cet égard, est desavoir dans quelle mesure
la destruction ou l'usure de ces «valeurs » est déjà
avancée, et dans quelle mesure les nouveaux styles de
comportement quel'on observe, sans doute fragmen-
tairement et transitoirement, chez des individus et
des groupes (notamment de jeunes), sont-ils annon-
ciateurs de nouvelles orientations et de nouveaux
modes de socialisation. Je n'aborderai pas ici ce
problèmecapital et immensémentdifficile.
Mais le terme de «destruction des valeurs » peut
choquer, et paraître inadmissible, s'agissant de la
«culture »au sens plus spécifique et plus étroit : des
«œuvres de l'esprit » et de leur relation à la vie
sociale effective. Il est bien évident queje ne propose
pas de bombarder les musées ou de brûler les
bibliothèques. Mathèse est plutôt que la destruction
de la culture, en ce sens spécifique et étroit, est déjà
largement en cours dans la société contemporaine,
que les «œuvres de l'esprit »y sont déjà amplement
transforméesenornements oumonumentsfunéraires,
que seule une transformation radicale de la société
pourra faire du passé autre chose qu'un cimetière
visité rituellement, inutilement et de moins en moins
fréquemment
inconsolés. par quelques parents maniaques et
La destruction de la culture existante (incluant le
passé) est déjà en cours dans l'exacte mesure où la
création culturelle de la société instituée est en train
de s'effondrer. Là où il n'y a pas de présent, il n'y a
pas davantage de passé. Le journalisme contempo-
rain invente tous les trimestres un nouveau génie et
une nouvelle «révolution »dans tel ou tel domaine.
Efforts commerciaux efficaces pour faire tourner
l'industrie culturelle, mais incapables de masquer le
fait flagrant : la culture contemporaine est, en pre-
mière approximation, nulle. Lorsqu'une époque n'a
pas ses grands hommes, elle les invente. Que se
passe-t-il d'autre actuellement, dans les différents
domaines de l' «esprit »? On prétend faire des
révolutions, en copiant et en pastichant mal —
moyennant aussi l'ignorance d'un public hyper-
civilisé et néo-analphabète — les derniers grands
moments créateurs de la culture occidentale, soit ce
qui s'est fait il yaplus d'un demi-siècle (entre 1900et
1925-1930). Schönberg, Webern, Berg avaient créé la
musique atonale et sérielle avant 1914. Combien
parmi les admirateurs de la peinture abstraite
connaissent les dates de naissance de Kandinsky
(1866) et de Mondrian (1872)? En 1920, dada et
surréalisme étaient déjà là. Quel est le romancier que
l'on pourrait ajouter à l'énumération : Proust,
Kafka, Joyce...? Le Paris contemporain, dont le
provincialisme n'a d'égal que la prétentieuse arro-
gance, applaudit furieusement des metteurs en scène
audacieux qui copient audacieusement les grands
novateurs de 1920: Reinhardt, Meyerhold, Piscator
etc. Il y a une consolation que l'on éprouve lorsque
l'on regardeles productions de l'architecture contem-
poraine : c'est de penser que, si elles ne tombent pas
en ruines d'elles-mêmes d'ici trente ans, elles seront
de toute façon démolies comme obsolescentes. Et
toutes ces marchandises sont vendues au nom de la
«modernité » —alors que la vraie modernité est
déjà âgéedetrois quarts desiècle.
Certes, il ya, par-ci par-là, des œuvres intenses qui
apparaissent encore. Mais je parle du bilan d'en-
semble d'un demi-siècle. Certes aussi, il ya lejazz et
le cinéma. Il y a —ou il y avait? Cette grande
création à la fois populaire et savante, lejazz, semble
avoir épuisé son cycle de vie déjà vers le début des
années 1960. Le cinéma soulève d'autres questions,
queje nepeuxaborder ici.
Jugements arbitraires et subjectifs. Certes. Je pro-
pose simplement au lecteur l'expériment mental
suivant : qu'il s'imagine posant, entre quatre yeux,
aux plus célèbres, aux plus célébrés, des créateurs
contemporains cette question : vous considérez-vous,
sincèrement, sur la même ligne de crête que Bach,
Mozart, Beethoven ou Wagner, que Jan van Eyck,
Velasquez, Rembrandt ou Picasso, que Brunelleschi,
Michel Ange ou Frank Lloyd Wright, que Shake-
speare, Rimbaud, Kafka ou Rilke? Et qu'il imagine
sa réaction, si l'interrogé lui répondait : oui.
Laissons de côté l'Antiquité, le Moyen Age, les
cultures extra-européennes, et posons la question
autrement. De 1400 à 1925, dans un univers infini-
ment moins peuplé et combien moins «civilisé » et
«alphabétisé » que le nôtre (en fait : dans une
dizaineà peine de pays d'Europe, dont la population
totale, au début du XIXsiècle était encore de l'ordre
de 100 millions) on trouvera un génie créateur de
première grandeur par lustre. Et voici, depuis une
cinquantaine d'années, un univers de trois ou quatre
milliards d'humains, avec une facilité d'accès sans
précédentà ce qui, apparemment, aurait pu féconder
et instrumenter les dispositions naturelles des indivi-
dus—presse, livres, radio, télévision etc. —qui n'a
produit qu'un nombre infime d'œuvres dont on
puissepenser que, d'ici cinquante ans, on s'y référera
commeàdes œuvresmajeures.
L'époque, certes, ne pourrait accepter ce fait.
Aussi bien, non seulement elle invente ses génies
fictifs, maiselle a innovédans unautre domaine : elle
a détruit la fonction critique. Ce qui se présente
comme critique dans le monde contemporain estde
la promotion commerciale —ce qui est tout à fait
justifié, vu la nature de la production qu'il s'agit de
vendre. Dans le domaine de la production indus-
trielle proprement dite, les consommateurs ont com-
mencé, finalement, à réagir; c'est que les qualités des
produits sont, tant bien que mal, objectivables et
mesurables. Maiscommentavoir un Ralph Nader de
la littérature, de la peinture, ou des produits de
l'Idéologie française? Lacritique promotionnelle, qui
seule subsiste, continue du reste à exercer une
fonction de discrimination. Elle porte aux nues les
n'importe quoiproduits dans la modede la saison et,
pourle reste, elle nedésapprouve pas, elle se tait, elle
enterre sous le silence. Commele critique a été élevé
dans le culte de l' « avant-garde »; comme il croit
avoir appris que, presque toujours, les grandes
œuvres ont commencé par être incompréhensibles et
inacceptables; et comme sa qualification profession-
nelle principale consiste en l'absence de jugement
personnel, il n'ose jamais critiquer. Ce qui se
présente à lui tombe immédiatement sous l'une ou
l'autre de ces deux catégories : ou bien c'est un
incompréhensible déjà accepté et adulé —et il le
louera. Ou bien c'est un incompréhensible nouveau
—et il se taira, de peur de se tromper dans un sens
ou dans l'autre. Le métier du critique contemporain
est identique à celui du boursier, si bien défini par
Keynes :devinercequel'opinion moyennepense que
l'opinion moyennepensera.
Ces questions ne se posent pas seulement relati-
vement à l' « art »; elles concernent aussi bien la
création intellectuelle au sens étroit. Il n'est guère
possible ici de faire plus que d'égratigner le sujet,
moyennantquelques points d'interrogation. Ledéve-
loppement scientifico-technique continue incontes-
tablement, peut-être même s'accélère-t-il en un cer-
tain sens. Mais dépasse-t-il ce que l'on peut appeler
l'application et l'élaboration des conséquences de
grandes idées déjà acquises? Il s'est trouvé des
physiciens pourjuger que la grande époque créatrice
de la physique moderne est derrière nous —entre
1900 et 1930. Ne pourrait-on pas dire que, dans ce
domaineaussi, onconstate mutatis mutandis la même
opposition que dans l'ensemble de la civilisation
contemporaine, entre un déploiement de plus en plus
ampledelaproduction au sensdela répétition (stricte
ou large), de la fabrication, de la mise en œuvre, de
l'élaboration, de la déduction amplifiée des conse-
quences—et l'involution dela création, le tarissement
de l'émergence de grands schèmes représentatifs-
imaginaires nouveaux (comme l'ont été les intuitions
germinales de Planck, d'Einstein, de Heisenberg),
permettantdessaisies autres et différentes dumonde?
Et quant à la pensée proprement dite, n'est-il pas
légitime de se demander pourquoi, en tout cas après
Heidegger mais déjà avec celui-ci, elle devient de
plus en plus interprétation, interprétation qui semble
dureste dégénérer vers le commentaire et le commen-
taire du commentaire? Ce n'est même pas que l'on
parle interminablement deFreud, Nietzsche et Marx;
on en parle de moins en moins, on parle de ce qui
a été dit sur eux, on compare des « lectures » et
des lectures de lectures.

Qu'est-cequi meurtaujourd'hui?
D'abord, l'humus desvaleurs où l'œuvrede culture
peut pousser et qu'elle nourrit et épaissit en retour.
Les relations ici sont plus que multidimensionnelles,
elles sont indescriptibles. En voici un aspect évident.
Peut-il exister création d'œuvres dans une société qui
ne croit en rien, qui ne valorise vraiment et incondi-
tionnellement rien? Toutes les grandes œuvres que
nous connaissons ont été créées dans un rapport
«positif »à des valeurs «positives ». Il ne s'agit pas
d'une fonction moralisatrice ou édifiante de l'œuvre
—tout le contraire. Le«réalisme socialiste »se veut
édifiant—c'est pourquoi sesproduits sont nuls. Il ne
s'agit mêmepas simplement de la catharsis aristotéli-
cienne. Depuis l'Iliade jusqu'au Château en passant
par Macbeth, le Requiem ou Tristan, l'œuvre entre-
tient avec les valeurs de, la société cette relation
étrange, plus que paradoxale : elle les affirme en
même temps qu'elle les révoque en doute et les met
en question. Lelibre choix de la vertu et de la gloire
au prix de la mort conduisent Achille à la constata-
tion qu'il vautmieuxêtre esclave d'un pauvre paysan
sur terre que régner sur tous les morts de l'Hadès.
L'action qui se veut audacieuse et libre fait voir à
Macbeth que nous sommes des pauvres acteurs
gesticulant sur une scène absurde. L'amour plein et
pleinement vécu par Tristan et Isolde ne peut
s'achever que dans et par la mort. Le choc que
provoque l'œuvre est réveil. Son intensité et sa
grandeur sont indissociables d'un ébranlement, d'une
vacillation du sens établi. Ebranlement et vacillation
qui nepeuventêtre quesi, et seulement si, ce sens est
bien établi, si les valeurs valent fortement et sont
vécues de même. L'absurdité ultime de notre destin
et de nos efforts, l'aveuglement de notre clair-
voyance, n'écrasaient pas, mais «élevaient » le
public d'Œdipe Roi ou d'Hamlet —et ceux parmi
nous qui, par singularité, affinité ou éducation,
continuons d'en faire partie — pour autant qu'il
vivait dans un monde où la vie était en mêmetemps
(et j'oserais ajouter : à juste titre) fortement investie
et valorisée. Cette mêmeabsurdité, thème préféré du
meilleur dela littérature et du théâtre contemporains,
ne peut plus avoir la même signification, ni sa
révélation prendre valeurd'ébranlement, tout simple-
ment parce qu'elle n'est plus vraiment absurdité, il
n'y a aucun pôle de non-absurdité auquel elle
pourrait en s'opposant se révéler fortement comme
absurdité. C'est du noir peint sur du noir. De ses
formes les moins fines à celles qui le sont le plus, de
la Mort d'un commis voyageur jusqu'à Fin de partie,
la littérature contemporaine ne fait que dire, plus ou
moins intensément, ce que nous vivons quotidienne-
ment.
Meurt ensuite—autre face du même—la relation
essentielle de l'œuvre et de son auteur à un public. Le
génie d'Eschyle et de Sophocle est inséparable du „
génie du démos athénien, comme le génie de Shake-
speare est inséparable du génie du peuple élisabé-
thain. Privilèges génétiques? Non; manière de vivre,
de s'instituer, de faire et de se faire des collecti-
vités social-historiques — et, plus particulièrement,
manière d'intégrer l'invidivu et l'œuvre à la vie
collective. Pas davantage, cette relation essentielle
n'impliquait une situation idyllique, l'absence de
frictions, la reconnaissance immédiate de l'individu
créateur par la collectivité. Les bourgeois de Leipzig
n'ont engagé Bach que désespérés de ne pas avoir pu
obtenir les services de Telemann. Il reste qu'ils ont
quand même engagé Bach, et que Telemann était un
musicien de premier ordre. Evitons encore un autre
malentendu :je ne dis pas que les sociétés antérieures
étaient « culturellement indifférenciées », que dans
tous les cas le « public » coïncidait avec la société
entière. Les tenants du Lancashire ne fréquentaient
pas le Théâtredu Globe, et Bach ne jouait pas pour
les serfs de Poméranie. Ce qui m'importe est la co-
appartenance de l'auteur et d'un public qui forme
une collectivité « concrète », cette relation qui,
sociale, n'est pas fortement « anonyme », n'est pas
simple juxtaposition. Ce n'est pas ici le lieu d'entre-
prendre même une esquisse rapide de l'évolution de
cette relation dans les sociétés « historiques ». Il
suffit de constater qu'avec le triomphe de la bour-
geoisie capitaliste, dès le XIX siècle, apparaît une
nouvelle situation. En même temps qu'est formelle-
ment proclamée (et bientôt véhiculée par des institu-
tions spécifiquement désignées, en particulier l'ins-
truction générale) l' « indifférenciation culturelle »de
la société, s'établit une séparation complète, une
scission, entre un « public cultivé » auquel s'adresse
un art « savant », et un « peuple » qui, dans les
villes, est réduit à se nourrir de quelques miettes
tombées de la table culturelle bourgeoise, et dont,
partout, à la ville comme à la campagne, les formes
d'expression et de création traditionnelles sont
rapidement désintégrées et détruites. Encore dans ce
contexte, subsiste encore quelque temps —même si
un malentendu commence à s'y glisser — entre le
créateur individuel et un milieu social/culturel déter-
miné, une communauté de points de repère, des
références, de l'horizon de sens. Ce public nourrit le
créateur —non seulement au sens matériel —et s'en
nourrit aussi. Mais la scission devient bientôt pulvéri-
sation. Pourquoi? Question énorme, à laquelle on ne
peut pas répondre par les tautologies marxistes (la
bourgeoisie devient réactionnaire après son accession
au pouvoir, etc.), et que je ne peux que laisser
ouverte. On peut simplement constater que, venant
après six siècles de création culturelle « bourgeoise »
d'une richesse inouie (étrange Marx! Dans sa haine
de la bourgeoisie, et son asservissement à ses valeurs
ultimes, il loue la bourgeoisie d'avoir développé les
forces productives, et ne s'arrête pas un instant pour
voir que toute la culture occidentale, depuis le
XII siècle, lui est due), cette pulvérisation coincide
avec le moment où, progressivement vidées de
l'intérieur, les valeurs de la bourgeoisie sont finale-
ment exposées à nu dans ce qu'est désormais devenu
leur simple platitude. Dès le dernier tiers du
XIX siècle le dilemme est clair. S'il continue à
partager ces valeurs, l'artiste, quelle que soit sa
« sincérité », en partage aussi la platitude; si la
platitude lui est impossible, il ne peut que les défier
et s'y opposer. Paul Bourget ou Rimbaud, Georges
Ohnet ou Lautréamont, Edouard Détaille ou
Edouard Manet. Etje prétends que ce type d'opposi-
tion ne se trouve pas dans l'histoire précédante. Bach
n'est pas le Schônberg d'un Saint-Saëns de son
époque.
Ainsi apparaît l'artiste maudit, le génie incompris
par nécessité et non par accident, condamné à œuvrer
pour un public potentiellement universel mais effec-
tivement inexistant et essentiellement posthume. Et
bientôt, le phénomène s'étend (relativement) et se
généralise : l'entité « art d'avant-garde » se constitue
—et elle évoque à l'existence un nouveau « public ».
Authentiquement, parce que l'œuvre de l'artiste
d'avant-garde rencontre un écho chez nombre d'indi-
vidus; inauthentiquement, parce qu'il ne faut pas
longtemps pour constater que les monstruosités
d'hier sont les chefs-d'œuvre d'aujourd'hui. Etrange
public, qui s'origine dans une apostasie sociale —les
individus qui le composent provenant presque exclu-
sivement de la bourgeoisie et des couches qui lui sont
proches—et qui ne peut vivre son rapport avec l'art
qu'il patronne que dans la duplicité sinon la mau-
vaise foi; qui court derrière l'artiste, au lieu de
l'accompagner; qui doit chaque fois se faire violer
par l'œuvre, au lieu de s'y reconnaître; qui, aussi
nombreux soit-il, reste toujours pulvérulent et molé-
culaire; et dont à la limite le seul point de référence
avec l'artiste est négatif : la seule valeur est le
« nouveau » recherché pour lui-même, une œuvre
d'art doit être plus « avancée »que les précédentes.
Mais « avancée » par rapport à quoi? Beethoven
est-il plus « avancé » que Bach? Velasquez était-il
rétrograde par rapport à Giotto? Les transgressions
de certaines pseudo-règles académiques (les règles de
l'harmonie classique, par exemple, que les grands
compositeurs, à commencer par Bach lui-même, ont
souvent « violées »; ou celles de la représentation
« naturaliste » en peinture, que finalement aucun
grand peintre n'a jamais respectées) sont valorisées
pour elles-mêmes — en pleine méconnaissance des
rapports profonds qui relient toujours, dans une
grande œuvre, la forme de l'expression et ce qui est
exprimé, si tant est que la distinction puisse même
être faite. Cézanne était-il un demeuré, qui peignait
des pommes de plus en plus cubiques, parce qu'il
voulait les rendre de plus en plus ressemblantes et de
plus en plus rondes? Est-ce parce qu'elles sont
atonales que certaines œuvres atonales sont vraiment
de la musique? Je ne connais, dans toute la prose
littéraire universelle, qu'une seule œuvre qui soit
création absolue, démiurgie d'un monde autre;
œuvre qui prend en apparence tous ses matériaux
dans ce monde-ci et, imposant à leur agencement et à
leur « logique » une imperceptible et insaisissable
altération en fait un univers qui ne ressemble à aucun
autre et dont nous découvrons grâce à elle, dans
l'émerveillement et l'effroi, que nous l'avons, peut-
être, depuis toujours habité en secret. C'est le
Château, roman de forme classique, en fait banale.
Mais la plupart des littérateurs contemporains se
contorsionnent pour inventer de nouvelles formes
lorsqu'ils n'ont rien à dire, ni nouveau ni ancien; et
lorsque leur public les applaudit, il faut comprendre
qu'il applaudit des exploits de contorsionnistes.
Ce « public d'avant-garde », ainsi constitué, agit
par choc en retour (et en synergie avec l'esprit des
temps) sur les artistes. Les deux ne sont tenus
ensemble que par la référence pseudo-« moder-
niste », simple négation qui ne peut nourrir que
l'obsession de la novation à tout prix et pour elle-
même. Aucune référence contre laquelle jauger et
apprécier le nouveau. Mais comment pourrait-il y
avoir vraiment du nouveau s'il n'y a pas de vraie
tradition, de tradition vivante? Et comment l'art
pourrait-il avoir comme seule référence l'art lui-
même, sans devenir aussitôt simple ornement, ou
bien jeu au sens le plus banal du terme? En tant que
création de sens, d'un sens non discursif, non pas
seulement : intraduisible par essence et non par
accident dans le langage courant, mais faisant être un
mode d'être inaccessible et inconcevable pour celui-
ci, l'art nous confronte aussi avec un paradoxe
extrême. Totalement autarcique, se suffisant à lui-
même, ne servant à rien, il n'est aussi que comme
renvoi au monde et aux mondes, révélation de celui-
ci comme un à-être perpétuel et inexhaustible moyen-
nant l'émergence de ce qui, jusqu'alors, n'était ni
possible ni impossible : de l'autre. Non pas : présen-
tation dans la représentation des Idées de la Raison
irreprésentables discursivement, comme le voulait
Kant; mais création d'un sens qui n'est ni Idée ni
Raison, qui est organisé sans être « logique » et qui
crée son propre référent comme plus « réel » que
tout « réel »qui pourrait être « re-présenté ».
Ce sens, non pas est « indissociable » d'une for-
me: il est forme (eidos), il n'est que dans et par la
forme (ce qui n'a rien à voir avec l'adoration d'une
forme vide pour elle-même, caractéristique de l'aca-
démisme inversé qu'est le « modernisme » actuel).
Or, ce qui meurt aussi aujourd'hui, ce sont les formes
mêmes, et, peut-être, les catégories (genres) héritées
de la création. Ne peut-on pas légitimement se
demander si la forme roman, la forme tableau, la
forme pièce de théâtre, ne se survivent-elles pas à
elles-mêmes? Indépendamment de sa réalisation
concrète (comme tableau, fresque etc.), est-ce que la
peinture est encore vivante? Il ne faut pas s'irriter
facilement devant ces questions. La poésie épique est
bel et bien morte depuis des siècles, sinon des
millénaires. Y a-t-il eu, après la Renaissance, de la
grande sculpture, à quelques exceptions récentes
près (Rodin, Maillol, Archipenko, Giacometti...). Le
tableau, comme le roman, comme la pièce de théâtre,
impliquent totalement la société où ils surgissent.
Qu'en est-il, par exemple, du roman aujourd'hui?
Depuis l'usure interne du langage jusqu'à la crise de
la parole écrite, depuis la distraction, le divertisse-
ment, la manière de vivre du plutôt de ne pas vivre le
temps de l'individu moderne jusqu'aux heures pas-
sées devant la télévision, tout ne conspire-t-il pas vers
le même résultat? Quelqu'un qui a passé son enfance
et son adolescence regardant la télévision quarante
heures par semaine, pourrait-il lire l'Idiot ou un Idiot
d'aujourd'hui? Pourrait-il avoir accès à la vie et au
temps romanesques, se posturer dans la réceptivité/
liberté nécessaires pour se laisser absorber dans un
grand roman tout en en faisant quelque chose pour
soi-même?
Mais peut-être aussi est en train de mourir ce que
nous avons appris à appeler l'œuvre de culture elle-
même : l' « objet » durable, destiné par principe à
une existence temporellement indéfinie, individuali-
sable, assigné du moins en droit à un auteur, à un
milieu, à une datation précis. Il y a de moins en
moins des œuvres, et de plus en plus des produits, qui
partagent avec les autres produits de l'époque le
même changement dans la détermination de leur
temporalité : destinés non pas à durer, mais à ne pas
durer. Ils partagent aussi le même changement dans
la détermination de leur origine : il n'y a plus aucune
essentialité de leur rapport avec un auteur défini. Ils
partagent enfin le même changement de statut
d'existence; ils ne sont plus singuliers ou singulari-
sables, mais des exemplaires indéfiniment repro-
ductibles du même type. Macbeth est certes une
instance de la catégorie tragédie, mais il est surtout
totalité singulière : Macbeth (la pièce) est un individu
singulier — comme les cathédrales de Reims ou de
Cologne sont des individus singuliers. Une pièce de
musique aléatoire, les tours que je vois de l'autre côté
de la Seine ne sont des individus singuliers qu'au sens
« numérique », commedisent les philosophes.
J'essaie de décrire les changements. Peut-être je me
trompe, mais en tout cas je ne parle pas dans la
nostalgie d'une époque où un génie nommément
désigné créait des œuvres singulières moyennant
lesquelles il était pleinement reconnu par la commu-
nauté (très mal appelée souvent « organique ») dont
il faisait partie. Ce mode d'existence de l'auteur, de
son œuvre, de sa forme et de son public est,
évidemment, lui-même une création social-historique
que l'on peut, grossièrement, localiser et dater. Il
apparaît. dans les sociétés « historiques » au sens
étroit, sans doute déjà celles du « despotisme orien-
tal », certainement depuis la Grèce (« Homère » et la
suite), il culmine dans le monde gréco-occidental. Il
n'est pas le seul, et certainement pas — même du
point de vue « culturel » le plus étroit — le seul
valable. La poésie démotique néo-grecque vaut
amplement Homère, comme le flamenco ou le
ganelan valent n'importe quelle grande musique, les
danses africaines ou balinaises sont de loin supé-
rieures au ballet occidental et la statuaire primitive
ne le cède à aucune autre. Plus même : la création
populaire n'est pas bornée à la « préhistoire ». Elle a
longtemps continué, parallèlement à la création
« savante », au-dessous de celle-ci, la nourrissant
sans doute la plupart du temps. L'époque contempo-
raine est en train de détruire les deux.
Où situer la différence entre un art populaire et ce
qui se fait aujourd'hui? Non pas dans l'individualité
nommément assignée à l'origine de l'œuvre —
inconnue dans l'art populaire; ni dans la singularité
de celle-ci — qui n'y est pas valorisée comme telle.
La création populaire,, « primitive » ou ultérieure,
permet certes et même rend activement possible une
variété indéfinie de réalisations, de même qu'elle fait
une place à l'excellence particulière de l'interprète qui
n'est jamais simple interprète mais créatif dans la
modulation : chanteur, barde, danseur, potier ou
brodeuse. Mais ce qui la caractérise par-dessus tout,
c'est le type de rapport qu'elle soutient avec le temps.
Même lorsqu'elle n'est pas faite explicitement pour
durer, elle dure en fait quand même. Sa durabilité est
incorporée dans son mode d'être, dans son mode de
transmission, dans le mode de transmission des
« capacités subjectives »qui la portent, dans le mode
d'être de la collectivité elle-même. Par là, elle se situe
à l'opposé exact de la production contemporaine.
Or, l'idée du durable n'est ni capitaliste, ni gréco-
occidentale. Altamira, Lascaux, les statuettes préhis-
toriques en témoignent. Mais pourquoi donc faut-il
qu'il yait du durable? Pourquoi faut-il qu'il yait des
œuvres en ce sens-là? Lorsque l'on débarque pour la
première fois en Afrique noire, le caractère « pré-
historique » du continent avant la colonisation saute
aux yeux : pas de constructions en dur, hors celles
faites par les Blancs ou à leur suite. Et pourquoi
donc faudrait-il à tout prix qu'il y ait des construc-
tions en dur? La culture africaine s'est avérée aussi
durable que n'importe quelle autre, sinon davantage :
à cejour, les efforts continuels des Occidentaux pour
la détruire n'ont pas tout à fait réussi. Elle dure
d'une autre façon, moyennant d'autres instrumenta-
tions et surtout moyennant une autre condition; et
c'est en détruisant cette condition que l'invasion de
l'Occident est en train de créer cette situation
monstrueuse, où le continent se déculture sans
s'acculturer. Elle dure, là où elle le fait, moyennant
l'investissement continué des valeurs et des significa-
tions imaginaires sociales propres aux différentes
ethnies, qui continuent d'orienter leur faire et leur
représenter sociaux.
Or — et c'est l'autre face des constatations
« négatives » formulées plus haut sur la culture
officielle et savante de l'époque —il semble bien non
seulement qu'un certain nombre de conditions pour
une nouvelle création culturelle sont aujourd'hui
réunies, mais qu'une telle culture, de type « popu-
laire », est en train d'émerger. D'innombrables
groupes de jeunes, avec quelques instruments, pro-
duisent une musique que rien — si ce n'est les
hasards de la promotion commerciale —ne différen-
cie de celle des Stones ou de Jefferson Airplane.
N'importe quel individu avec un minimum de goût,
qui a regardé des peintures et des photos, peut
produire des photos aussi belles que les plus belles.
Et, puisqu'on a parlé de constructions en dur, rien
n'empêche d'imaginer des matériaux gonflables per-
mettant à chacun de construire sa maison et d'en
changer, s'il le veut, la forme toutes les semaines. (On
me dit que ces possibilités, utilisant des matériaux
plastiques, sont déjà expérimentées aux-Etats-Unis.)
Je passe sur les promesses, connues, discutées, déjà
en cours de matérialisation, de l'ordinateur bon
marché à domicile : chacun sa musique aléatoire —
ou pas. Il ne sera pas difficile de programmer la
composition et l'exécution d'un pastiche d'un Nomos
de Xenakis ou même d'une fugue de Bach (cela
paraîtrait plus difficile pour Chopin).
Pourtant, ce serait tricher que d'essayer de balan-
cer le vide de la culture savante actuelle avec ce qui
tente de naître comme culture populaire et diffuse.
Ce n'est pas seulement que cette extraordinaire
amplification des possibilités et du savoir-faire nour-
rit aussi et surtout la production « culturelle »
commerciale (du strict point de vue de la « prise de
vues », le film le plus minable de Lelouch n'est pas
inférieur à ceux qu'il copie.) C'est que nous ne
pouvons pas contourner le mystère de l'originalité et
de la répétition. Depuis quarante ans, cette question
me taraude : pourquoi le même morceau, disons une
Sonate N° 33 de Beethoven, écrit par quelqu'un
aujourd'hui, serait considéré comme une amusette, et
chef-d'œuvre impérissable s'il était découvert soudain
dans un grenier de Vienne? (Il est clair que la série
qui culmine dans l'Opus 111 est loin d'épuiser les
possibilités de ce que Beethoven « découvrait » à la
fin de sa vie — et qui est resté sans suite dans
l'histoire de la musique.) Je n'ai vu personne réfléchir
sérieusement sur la question posée par la découverte,
il y a quelques années, de la série des « faux Ver
Meer » qui avaient trompé pendant longtemps tous
les experts. Qu'est-ce qui était donc « faux » dans ces
tableaux—à part la signature, qui n'intéresse que les
marchands et les avocats? En quel sens la signature
fait-elle partie de l'œuvre picturale?
Je ne connais pas la réponse à cette question. Peut-
être les experts ont-ils été trompés parce qu'ils
jugeaient très correctement le « style » de Ver Meer,
mais n'avaient pas des yeux pour la flamme. Et peut-
être cette flamme est-elle en rapport avec ce qui
fait que, sans qu'il y ait pour cela « aucune raison
dans nos conditions de vie sur cette terre », nous
nous croyons « obligés à faire le bien, à être délicats,
même à être polis »et que « l'artiste athée » se croit
« obligé de recommencer vingt fois un morceau dont
l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps
mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que
peignit avec tant de science et de raffinement un
artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom
de Ver Meer. » Proust —reprenant presque littérale-
ment un argument de Platon — croyait trouver ici
l'indice d'une vie antérieure et ultérieure de l'âme. J'y
vois simplement la preuve que nous ne devenons
vraiment des individus que par la dédication à autre
chose que notre existence individuelle. Et si cette
autre chose n'existe que pour nous, ou pour personne
—c'est la. même chose —nous ne sommes pas sortis
de la simple existence individuelle, nous sommes
simplement fous. Ver Meer peignait pour peindre —
et cela veut dire : pour faire être quelque chose pour
quelqu'un ou quelques-uns pour qui cette chose
serait de la peinture. En ne s'intéressant rigoureuse-
ment qu'à son tableau, il intronisait dans une
position de valeur absolue à la fois son public
immédiat et les générations indéfinies et énigma-
tiques de l'avenir.
La culture « officielle », « savante » d'aujourd'hui
est écartelée entre ce qu'elle garde de l'idée de
l'œuvre comme durable, et sa réalité qu'elle ne
parvient pas à assumer : la production en série du
consommable et du périssable. De ce fait, elle se vit
dans l'hypocrisie objective et la mauvaise conscience,
qui aggravent sa stérilité. Elle doit faire, semblant de
créer des œuvres immortelles et en même temps
proclamer des « révolutions » à fréquence accélérée
(oubliant que toute révolution bien conçue com-
mence par la démonstration pratique de la mortalité
des représentants de l'Ancien Régime). Elle sait
parfaitement que les immeubles qu'elle construit ne
valent presque jamais (ni esthétiquement, ni fonc-
tionnellement) un igloo ou une habitation balinaise
— mais elle se sentirait perdue si elle se l'avouait.
Lorsque, après Salamine, les Athéniens retournè-
rent dans leur ville, ils trouvèrent l'Hekatompedon et
les autres temples de l'Acropole incendiés et détruits
par les Perses. Ils ne se sont pas mis à les restaurer..
Ils en ont utilisé ce qui restait pour égaliser la surface
du rocher et remplir les fondations du Parthénon et
des nouveaux temples. Si Notre-Dame était détruite
par un bombardement, impossible d'imaginer un ins-
tant les Français faisant autre chose que ramassant
pieusement les débris, essayant une restauration ou
laissant les ruines en l'état. Et ils auraient raison. Car
mieux vaut un minuscule débris de Notre-Dame que
dix tours Pompidou.
Et l'ensemble de la culture contemporaine est
écartelé entre une répétition qui ne saurait être
qu'académique et vide, parce que séparée de ce qui
assurait autrefois la continuation/variation d'une
tradition vivante et substantiellement liée aux valeurs
substantives de la société; et une pseudo-novation
archi-académique dans son « anti-académisme »pro-
grammé et répétitif, fidèle reflet, pour une fois, de
l'effondrement des valeurs substantives héritées. Et
cette relation, ou absence de relation, avec des
valeurs substantives est aussi un des points d'interro-
moderne.qui pèsent sur la culture néo-populaire
gation

Personne ne peut dire ce que seront les valeurs


d'une nouvelle société, ou les créer à sa place. Mais
nous devons regarder « avec des sens sobres » ce qui
est, pourchasser les illusions, dire fortement ce que
nous voulons; sortir des circuits de fabrication et de
diffusion des tranquillisants, en attendant de pouvoir
les casser.
Décomposition de la « culture »; et comment non,
lorsque pour la première fois dans l'histoire, la
société ne peut rien penser et rien dire sur elle-même,
sur. ce qu'elle est et ce qu'elle veut, sur ce qui pour
elle vaut et ne vaut pas —et d'abord, sur la question
de savoir si elle se veut comme société, et comme
quelle société? Il y a aujourd'hui question de la
socialisation, du mode de socialisation et de ce que
celui-ci implique quant à la socialité substantive. Or
les modes de socialisation « externes » tendent de
plus en plus à être des modes de dé-socialisation
« interne ». Cinquante millions de familles isolées
chacune dans son logement et regardant la télévision
représentent à la fois la socialisation « externe » la
plus poussée que l'on ait jamais connue, et la dé-
socialisation « interne », la privatisation, la plus
extrême. Il est fallacieux de dire que c'est la nature
technique des media qui en est, comme telle, respon-
sable. Certes, cette télévision va comme un gant à
cette société, et il serait absurde de croire qu'on y
changerait quelque chose en changeant le « con-
tenu » des émissions. La technique et son utilisation
sont inséparables de ce dont elles sont les vecteurs.
Ce qui est en cause, c'est l'incapacité/impossibilité
pour la société actuelle pas seulement et pas telle-
ment d'imaginer, inventer et instaurer un autre usage
de la télévision, mais de transformer la technique
télévisuelle de sorte qu'elle puisse faire communiquer
les individus et les faire participer à un réseau
d'échanges —au lieu de les agglomérer passivement
autour de quelques pôles émetteurs. Et pourquoi?
Parce que, depuis longtemps déjà, la crise a rongé la
socialité positive elle-même comme valeur substan-
tive.
Il ya, ensuite, question de l'historicité. L'hétérono-
mie d'une société — comme d'un individu —
s'exprime et s'instrumente aussi dans la relation
qu'elle instaure avec son histoire et l'histoire. La
société peut être engluée dans son passé, le répéter
—croire qu'elle le répète —interminablement; ainsi
les sociétés archaïques ou la plupart des sociétés
« traditionnelles ». Mais il y a un autre mode de
l'hétéronomie, né sous nos yeux : la prétendue
« table rase »du passé qui est en vérité —parce qu'il
n'y a jamais « table rase »—la perte par la société
de sa mémoire vivante, au moment même où
s'hypertrophie sa mémoire morte (musées, biblio-
thèques, monuments classés, banques de données,
etc.), la perte d'un rapport substantif et non serf à
son passé, à son histoire, à l'histoire —autant dire :
sa perte à elle-même. Ce phénomène n'est qu'un
aspect de la crise de la conscience historique de
l'Occident, venant après un historicisme-progres-
sisme poussé à l'absurde (sous la forme libérale ou
sous la forme marxiste). Mémoire vivante du passé et
projet d'un avenir valorisé disparaissent ensemble.
La question du rapport entre la création culturelle du
présent et les œuvres du passé est, au sens le plus
profond, la mêmeque celle du rapport entre l'activité
créatrice auto-instituante d'une société autonome et
le déjà donné de l'histoire, que l'on ne saurait jamais
concevoir comme simple résistance, inertie ou servi-
tude. Nous avons à opposer à la fausse modernité
comme-à la fausse subversion (qu'elles s'expriment
dans les super-marchés ou dans les discours de
certains gauchistes égarés) une reprise et une re-
création de notre historicité, de notre mode d'histori-
sation. Il n'y aura transformation sociale radicale,
nouvelle société, société autonome que dans et par
une nouvelle conscience historique, qui implique à la
fois une restauration de la valeur de la tradition et
une autre attitude face à cette tradition, une autre
articulation entre celle-ci et les tâches du présent/
avenir.
Rupture avec l'asservissement au passé en tant que
passé, rupture avec les inepties de la « table rase »;
rupture aussi avec la mythologie du « développe-
ment », les phantasmes de croissance organique, les
illusions de la cumulation acquisitive. Négations qui
ne sont que l'autre face d'une position : l'affirmation
de la socialité et de l'historicité substantives comme
valeurs d'une société autonome. De même que nous
avons à reconnaître chez les individus, les groupes,
les ethnies leur véritable altérité (ce qui n'implique
pasquenousavons à nous yconformer, car ce serait
encore une façon de la méconnaître ou de l'abolir) et
à organiser à partir de cette reconnaissance une
coexistence véritable; de même, le passé de notre
société et des autres nous invite à yreconnaître, dans
la mesure (incertaine et inépuisable) où nous pou-
vons le connaître, autre, chose qu'un modèle ou un
repoussoir. Ce choix est indissociable de celui qui
nous fait vouloir une société autonome et juste, où
des individus autonomes, libres et égaux, vivent dans
la reconnaissance réciproque. Reconnaissance qui
n'est pas simple opération mentale —mais aussi et
surtout affect.
Et ici, renouons notre propre lien avec la tradi-
tion :
«Il semble que les cités sont tenues ensemble par
la philia, et que les législateurs s'en soucient davan-
tage quedelajustice... Auxphiloi, la justice n'est pas
nécessaire mais les justes ont besoin de philia et la
justice la plus haute participe delaphilia... Lesphiliai
dont nous avons parlé [sc. les vraies] sont dans
l'égalité... Dansla mesure où il ya communion/com-
munauté, dans la mêmemesure il yaphilia; et aussi,
justice. Et le proverbe " tout est commun pour les
philoi " est correct; car la philia est dans la commu-
nion/communauté. » (Ethique à Nicomaque, VIII, 1,
7, 9.)
La philia d'Aristote n'est pas l' « amitié » des
traducteurs et des moralistes. Elle est le genre, dont
amitié, amour, affection parentale oufiliale, etc., sont
desespèces. Estphilia le lien que nouent l'affection et
la valorisation réciproques. Et sa forme suprême ne
peut exister que dans l'égalité —laquelle, dans la
société politique, implique la liberté, soit ce que nous
avonsappeléautonomie. Décembre 1978
Achevé d'imprimer le 11 septembre 1979
sur lespresses de l'Imprimerie Bussière
à Saint-Amand (Cher)
—N° d'édit. 1162. —N° d'imp. 1368. —
Dépôt légal : 4 trimestre 1979.
Imprimé en France
Ce que l'on a appelé, mal, socialisme, est dans
son essence le projet d'instauration d'une
société autonome par l'action autonome des
êtres humains. Cette exigence d'autonomie -
de liberté et d'égalité - concerne toutes les
dimensions de la vie collective. Des hommes
esclaves dans leur travail qui s'endorment
épuisés le soir devant une télévision abrutis-
sante et manipulatrice ne sont ni ne peuvent
êtres libres.
Seuls des hommes égaux peuvent être libres,
et seuls des hommes libres peuvent être égaux.
La suppression de la domination, de l'hétéro-
nomie, implique la suppression du pouvoir de
tout groupe particulier, mais aussi la rupture
de l'asservissement de la société à l'égard de
son institution.
Une société autonome est une société qui
s'auto-institue explicitement. Autogestion et
auto-organisation ou bien sont des vocables
pour amuser le peuple, ou bien signifient
l'auto-institution de la société, la participation
égale de tous au pouvoir et en premier lieu au
pouvoir instituant.
Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès
par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement
sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012
relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au
sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.
Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire
qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections


de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*
La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d’une licence confiée par la Sofia
‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒
dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.

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