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Cornelius CASTORIADIS
INÉDIT
© Union Générale d'éditions et Cornelius Castoriadis 1979.
ISBN 2-264-00225-5
AVERTISSEMENT
I. LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE
1. Les rapports de production en Russie (10/18,
N° 751; 1973)
2. La révolution contre la bureaucratie (10/18,
N° 806; 1973)
3. La Russie après l'industrialisation
II. LA DYNAMIQUE DU CAPITALISME
III. CAPITALISME MODERNE ET RÉVOLU-
TION
1. L'impérialisme et la guerre (10/18, N° 1303;
1979)
2. Lemouvementrévolutionnaire sous le capita-
lisme moderne (10/18, N° 1304; 1979)
IV. LE CONTENU DU SOCIALISME (10/18,
N° 1331; 1979)
V. L'EXPÉRIENCE DU MOUVEMENT OU-
VRIER
1. Comment lutter (10/18, N° 825; 1974)
2. Prolétariat et organisation (10/18, N° 857;
1974)
VI. L'INSTITUTION IMAGINAIRE DE LA
SOCIÉTÉ (Le Seuil, 1975)
1. Marxisme et théorie révolutionnaire
2. L'imaginaire social et l'institution
VII. LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE (10/18, N° 1332;
1979).
INTRODUCTION
SOCIALISME
ET SOCIÉTÉ AUTONOME
La dictature duprolétariat
Face à la recrudescence des illusions démocra-
tiques petites-bourgeoises provoquée par la dégéné-
rescence totalitaire de la Révolution russe, il est plus
que jamais nécessaire de réaffirmer l'idée de la
dictature du prolétariat. La guerre civile et la
consolidation du pouvoir ouvrier une fois établie
signifient l'écrasement violent des tendances poli-
tiques tendant à maintenir ou à restaurer l'exploita-
tion. La démocratie prolétarienne est une démocratie
pour les prolétaires, elle est en même temps la
dictature illimitée que le prolétariat exerce contre les
classes qui lui sont hostiles.
Ces notions élémentaires doivent cependant être
concrétisées à la lumière de l'analyse de la société
actuelle. Aussi longtemps que la base de la domina-
tion de classe était la propriété privée des moyens de
production, on pouvait donner une forme constitu-
tionnelle à la « légalité » de la dictature du proléta-
riat, en privant de droits politiques ceux qui vivaient
directement du travail d'autrui, et mettre hors la loi
les partis qui tenaient à la restauration de cette
propriété. Le dépérissement de la propriété privée
dans la société actuelle, la cristallisation de la
bureaucratie comme classe exploiteuse enlèvent la
plus grande part de leur importance à ces critères
formels. Les courants réactionnaires contre lesquels
la dictature du prolétariat aura à lutter, tout au
moins les plus dangereux parmi ceux-ci, ne seront
pas les courants bourgeois restaurationnistes, mais
des courants bureaucratiques. Ces courants devront
être indubitablement exclus de la légalité soviétique à
partir d'une appréciation de leurs buts et de leur
nature sociale qui ne pourra plus être basée sur des
critères formels (« propriété », etc.) mais sur leur
caractère véritable en tant que courants bureaucra-
tiques. Le parti révolutionnaire devra considérer ces
critères de fond, en proposant et en luttant pour
l'exclusion du sein des organismes soviétiques de tous
les courants qui s'opposent, ouvertement ou non, à la
gestion ouvrière de la production et à l'exercice total
du pouvoir par les organismes des masses. Au
contraire, les libertés les plus larges devront être
accordées aux courants ouvriers qui se placent sur
cette plate-forme, indépendamment de leurs diver-
gences sur d'autres points aussi importants fussent-
ils.
Le jugement et la décision définitive sur cette
question commesur toutes les autres, appartiendront
aux organismes soviétiques et au prolétariat en
armes. L'exercice total du pouvoir politique et
économique par ces organismes n'est qu'un aspect de
la suppression de l'opposition entre dirigeants et
exécutants. Cette suppression n'est pas fatale, elle
dépend de la lutte aiguë qui aura lieu entre les
tendances socialistes et les tendances de rechute vers
une société d'exploitation; dans ce sens non seule-
ment la dégénérescence des organismes soviétiques
n'est pas a priori exclue, mais la condition du
développement'socialiste se trouve dans le contenu
de l'activité constructive du prolétariat, dont la
forme soviétique n'est qu'un des moments. Cepen-
dant cette forme offre la condition optimum sous
laquelle cette activité peut se développer, et en ce
sens elle en est inséparable. Lecontraire est vrai pour
la dictature du « parti révolutionnaire », qui repose
sur la monopolisation des fonctions de direction par
une catégorie ou un groupe, qui est donc, dans la
mesure où elle se consolide, absolument contradic-
toire avec le développement de l'activité créatrice des
masses et en tant que telle une condition positive et
nécessaire de la dégénérescence de la révolution.
L'idéedel'autonomieduprolétariat et lemarxisme
Il faut dire tout de suite que cette conception n'a
rien d'essentiellement nouveau. Son contenu est le
même que celui de la célèbre formulation de Marx
«l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des
travailleurs eux-mêmes »; il a été également exprimé
par Trotsky lorsque celui-ci disait «le socialisme, à
l'opposé du capitalisme, s'édifie consciemment ». Il
ne serait que trop facile de multiplier les citations de
cegenre.
Ce qu'il y a de nouveau, c'est de vouloir et de
pouvoir prendre cette idée totalement au sérieux, en
tirer les implications à la fois théoriques et pratiques.
Celan'a pas puêtre fait jusqu'ici, ni par nous, ni par
les grands fondateurs du marxisme. C'est que d'un
côté, l'expérience historique nécessaire manquait;
l'analyse qui précède montre l'importance énorme
que la dégénérescence de la révolution russe possède
pour la clarification du problèmedu pouvoir ouvrier.
C'est, d'un autre côté et à un niveau plus profond,
que la théorie et la pratique révolutionnaires dans la
société d'exploitation sont sujettes à une contradic-
tion cruciale, résultant du fait qu'elles participent de
cette
sousunesociété qu'ed'lles
infinité veulent abolir et se traduisant
aspects.
Un seul de ces aspects nous intéresse ici. Etre
révolutionnaire, signifieà la fois penser que seules les
masses en lutte peuvent résoudre le problème du
socialisme et ne pas se croiser les bras pour autant;
penser que le contenu essentiel de la révolution sera
donné par l'activité créatrice, originale et imprévi-
sible des masses, et agir soi-même à partir d'une
analyse rationnelle du présent et d'une perspective
anticipant sur l'avenir (11). En fin de compte : postu-
ler que la révolution signifiera un bouleversement et
un élargissement énorme de ce qu'est notre rationa-
lité, et utiliser cette même rationalité pour anticiper
le contenu decette révolution.
Commentcette contradiction est relativement réso-
lue et relativement posée à nouveau à chaque étape
dumouvementouvrierjusqu'à la victoire finale de la
révolution, nepeut pas nous retenir ici; c'est tout le
problème de la dialectique concrète du développe-
ment historique de l'action révolutionnaire du prolé-
tariat et de la théorie révolutionnaire. Il suffit en ce
moment de constater qu'il y a une difficulté intrin-
sèque au développement d'une théorie et d'une
pratique révolutionnaire dans la société d'exploita-
tion, et que, dans la mesure où il veut dépasser cette
difficulté, le théoricien —de mêmed'ailleurs que le
militant—risquede retomber inconsciemment sur le
terrain de la pensée bourgeoise, plus généralement
sur le terrain de ce type de penséequi procède d'une
société aliénée et qui a dominé l'humanité pendant
des millénaires. C'est ainsi que, face aux problèmes
que pose la situation historique nouvelle, le théori-
cien sera souvent amené à «réduire l'inconnu au
connu », car c'est en ceci que consiste l'activité
théorique courante. Il peut ainsi soit ne pas voir qu'il
s'agit d'un type deproblème nouveau, soit, mêmes'il
le voit, lui appliquer les types de solution hésites.
Cependant, les facteurs dont il vient de reconnaitre
ou mêmede découvrir l'importance révolutionnaire,
la technique moderne et l'activité du prolétariat,
tendent non seulement à créer de nouveaux types de
solution, mais à détruire les termes mêmes dans
lesquels se posaient antérieurement les problèmes.
Les solutions de type traditionnel que donnera dès
lors le théoricien ne seront pas simplement inadé-
quates;dans la mesure où elles seront adoptées—ce
qui implique que le prolétariat reste lui aussi sous
l'emprise des idées reçues —elles seront objective-
ment l'instrument du maintien du prolétariat dans le
cadre de l'exploitation, bien que peut-être sous une
autre forme.
Marx était bien conscient de ce problème : son
refus du socialisme «utopique » et sa phrase «un
pas pratique enavant vautmieuxqu'une douzaine de
programmes » traduisaient précisément sa méfiance
des solutions «livresques » toujours écartées par le
développement vivant de l'histoire. Cependant, il
reste dans le marxisme une part importante (qui est
allée en croissant chez les marxistes des générations
suivantes) d'héritage idéologique bourgeois ou «tra-
ditionnel ». Dans cette mesure, il y a une ambiguïté
du marxisme théorique, ambiguïté qui ajoué un rôle
historique important; par son truchement, l'influence
de la société d'exploitation a pu s'exercer de l'inté-
rieur sur le mouvement prolétarien. Le cas, analysé
plus haut, del'application par le parti bolchevique en
Russie des solutions efficaces traditionnelles au
problème de la direction de la production, en offre
une illustration dramatique; les solutions tradition-
nelles ont été efficaces en ce sens qu'elles ont
efficacement ramené l'état traditionnel des choses et
conduit à la restauration de l'exploitation sous de
nouvelles formes. Nous rencontrerons plus loin
d'autres cas importants de survivance d'idées bour-
geoises dans le marxisme. Il est cependant utile d'en
discuter dès maintenant un exemple sur lequel ce que
nous voulons dire apparaîtra clairement.
Comment sera rémunéré le travail dans une
économie socialiste? On sait que Marx, dans la
« Critique du programme de Gotha », distinguant
cette forme d'organisation de la société après la
révolution (« phase inférieure du communisme ») du
communisme lui-même (où régnerait le principe «de
chacun selon ses capacités, à chacun selon ses
besoins »), a parlé du « droit bourgeois »qui prévau-
drait pendant cette phase, entendant par là une
rémunération égale pour la même quantité et qualité
de travail —ce qui peut signifier une rémunération
inégale pour les différents individus (12).
Comment justifie-t-on ce principe? On part des
caractéristiques fondamentales de l'économie socia-
liste : à savoir, que d'un côté l'économie est encore
une économie de pénurie, où il est par conséquent
essentiel que l'effort de production des membres de
la société soit poussé au maximum; d'un autre côté
les hommes sont encore dominés par la mentalité
« égoïste »héritée de la société précédente et mainte-
nue précisément par cette pénurie. Il y a donc besoin
d'un effort productif le plus grand possible, en même
temps que besoin de lutte contre la tendance
« naturelle » encore à ce stade de se dérober au
travail. On dira donc qu'il faut, si l'on veut éviter la
pagaille et la famine, proportionner la rémunération
du travail à la qualité et la quantité du travail fourni,
mesurées par exemple par le nombre de pièces
fabriquées, les heures de présence, etc., ce qui
conduit naturellement à une rémunération nulle pour
un travail nul et règle du même coup le problème de
l'obligation à travailler. On aboutit en somme à une
sorte de « salaire au rendement » (13), et, selon que
l'on est plus ou moins astucieux on conciliera plus ou
moins bien cette conclusion avec la critique acerbe de
cette forme de salaire dans le cadre du capitalisme.
Ce faisant, on aura oublié purement et simplement
que le problème ne peut plus se poser dans ces
termes : à la fois la technique moderne et les formes
d'association des ouvriers qu'implique le socialisme
le rendent caduc. Qu'il s'agisse du travail sur une
chaîne de montage ou de fabrication de pièces sur
des machines « individuelles », le rythme de travail
du travailleur individuel est dicté par le rythme de
travail de l'ensemble auquel il appartient —automa-
tiquement et « physiquement » dans le cas du travail
à la chaîne, indirectement et « socialement » dans la
fabrication de pièces sur une machine, mais toujours
d'une manière qui s'impose à lui. Il n'y a plus
par conséquent de problème de rendement indivi-
duel (14). Il y a un problème du rythme de travail
d'un ensemble donné d'ouvriers —qui est en fin de
compte l'ensemble d'une usine — et ce rythme ne
peut être déterminé que par cet ensemble d'ouvriers
lui-même. Le problème de la rémunération arrive
donc à être un problème de gestion, car une fois
établi un salaire général. le taux de rémunération
concret (rapport salaire-rendement) sera déterminé à
travers la détermination du rythme de travail ; celle-ci
à son tour nous conduit au cœur du problème de la
gestion comme problème concernant sous une forme
concrète la totalité des producteurs (qui auront sous
une forme ou une autre à définir que tel rythme de
production sur une chaîne de nature donnée équivaut
comme dépense de travail à tel rythme de production
sur une chaîne d'une autre nature, et cela entre les
divers ateliers de la même usine comme aussi entre
les diverses usines, etc.). Rappelons, s'il le faut, que
cela ne signifie nullement que le problème en devient
nécessairement plus facile dans sa solution, peut-être
même le contraire; mais il est enfin correctement
posé. Des erreurs dans sa solution pourraient être
fécondes pour le développement du socialisme, leur
élimination successive permettant d'arriver à la solu-
tion ; tandis qu'aussi longtemps qu'on le pose sous la
forme du « salaire au rendement » ou du « droit
bourgeois », on reste placé d'emblée sur le terrain
d'une société d'exploitation.
Certes, le problème sous sa forme traditionnelle
peut subsister pour les « secteurs arriérés »—ce qui
ne veut pas dire qu'il y faudra nécessairement lui
donner une solution « arriérée ». Mais, quelle que
soit la solution dans ce cas, ce que nous voulons dire
est que le développement historique tend à changer à
la fois la forme et le contenu du problème.
Mais il importe d'analyser le mécanisme de l'er-
reur. Face à un problème légué par l'ère bourgeoise
on raisonne comme des bourgeois. En ceci d'abord,
qu'on pose une règle universelle et abstraite —seule
forme de solution des problèmes pour une société
aliénée — en oubliant que « la loi est comme un
homme ignorant et grossier » qui répète toujours la
mêmechose (15), et qu'une solution socialiste ne peut
être socialiste que si elle est une solution concrète
impliquant la participation permanente de l'ensemble
organisé des travailleurs à sa détermination; qu'une
société aliénée est obligée de recourir à des règles
universelles abstraites, parce qu'autrement elle ne
pourrait pas être stable, et parce qu'elle est incapable
de prendre en considération les cas concrets pour
eux-mêmes, n'ayant ni les institutions ni l'optique
nécessaires pour cela, tandis qu'une société socialiste
qui crée précisément les organes qui peuvent prendre
en considération tous les cas concrets, ne peut avoir
comme loi que l'activité déterminante perpétuelle de
ces organes.
On raisonne encore comme des bourgeois en ceci
qu'on accepte l'idée bourgeoise (et reflétant juste-
ment la situation dans la société bourgeoise) de
l'intérêt individuel comme motif suprême de l'activité
humaine. C'est ainsi que pour la mentalité bour-
geoise des « néo-socialistes » anglais, l'homme dans
la société socialiste continue à être, avant tout autre
chose, un homme économique, la société devrait donc
être réglementée à partir de cette idée. Transposant
ainsi à la fois les problèmes du capitalisme et le
comportement du bourgeois à la société nouvelle, ils
sont essentiellement préoccupés par le problème des
incentives (des gains incitant à travailler) et oublient
que déjà dans la société capitaliste ce qui fait
travailler l'ouvrier ne sont pas les incentives, mais le
contrôle de son travail par d'autres hommes et par
les machines elles-mêmes. L'idée de l'homme écono-
mique a été créée par la société bourgeoise à son
image; très exactement à l'image du bourgeois et
certainement pas à l'image de l'ouvrier. Les ouvriers
n'agissent comme des « hommes économiques » que
là où ils sont obligés de le faire, c'est-à-dire vis-à-vis
des bourgeois (qui perçoivent ainsi la monnaie de
leur pièce) mais certainement pas entre eux (comme
on peut le voir pendant les grèves, et aussi dans leur
attitude vis-à-vis de leurs familles: autrement il y a
belle lurette qu'il n'y aurait plus d'ouvriers). Qu'on
dise qu'ils agissent ainsi envers ce qui leur « appar-
tient » (famille, classe, etc.) ce sera parfait, car nous
disons précisément qu'ils agiront ainsi envers tout
lorsque tout leur « appartiendra ». Et prétendre que
la famille est là, visible, tandis que le « tout » est une
abstraction serait encore un malentendu — car le
tout dont nous parlons est concret, commence avec
les autres ouvriers de l'atelier, de l'usine, etc.
Lagestion ouvrière de laproduction
Une société sans exploitation n'est concevable, on
l'a vu, que si la gestion de la production n'est plus
localisée dans une catégorie sociale, autrement dit si
la division structurelle de la société en dirigeants et
exécutants est abolie. On a également vu que la
solution du problème ainsi posé ne peut être donnée
que par le prolétariat lui-même. Ce n'est pas seule-
ment qu'aucune solution n'aurait de valeur, ne
pourrait mêmesimplement être réalisée, si elle n'était
réinventée par les masses d'une manière autonome;
ni que le problème posé l'est à une échelle qui rend la
coopération active de millions d'individus indispen-
sable à sa solution. C'est que par sa nature même, la
solution du problème de la gestion ouvrière ne peut
tenir dans une formule, ou, comme nous l'avons déjà
dit, que la seule loi véritable que connaisse la société
socialiste est l'activité déterminante perpétuelle des
organismes gestionnaires des masses.
Les considérations qui suivent ne visent donc pas
à « résoudre » théoriquement le problème de la
gestion ouvrière —ce qui serait encore une fois une
contradiction dans les termes —mais d'en clarifier
les données. Nous visons seulement à dissiper des
malentendus et des préjugés largement répandus, en
montrant comment le problème de la gestion ne se
posepas, et comment il sepose.
Si l'on pense que la tâche essentielle de la
révolution est une tâche négative, l'abolition de la
propriété privée — qui peut être effectivement
réalisée par décret — on peut penser la révolution
comme centrée sur la « prise du pouvoir », donc
comme un moment (qui peut durer quelques jours et
être à la rigueur suivi de quelques mois ou années de
guerre civile), où les ouvriers, s'emparant du pouvoir,
exproprient en droit et en fait- les propriétaires des
usines. Et dans ce cas, on sera effectivement amené à
accorder une importance capitale à la « prise du
pouvoir » et à un organisme construit exclusivement
en vue de cette fin.
C'est ainsi, en fait, que les choses se passent
pendant la révolution bourgeoise. La société nouvelle
est toute préparée au sein de l'ancienne; les manufac-
tures concentrent patrons et ouvriers, la redevance
que payent les paysans aux propriétaires fonciers est
dénuée de toute fonction économique comme ces
propriétaires le sont de toute fonction sociale. Sur
cette société en fait bourgeoise ne subsiste qu'une
squame féodale. Une Bastille abattue, quelques têtes
coupées, une nuit d'août, des élus (dont beaucoup
d'avocats) rédigeant des Constitutions, des lois et des
décrets —et le tour est joué. La révolution est faite,
une période historique est close, une autre s'ouvre. Il
est vrai qu'une guerre civile peut suivre : la rédaction
des nouveaux Codes prendra quelques années, la
structure de l'Administration comme celle de l'Ar-
mée subiront des changements importants. Mais
l'essentiel de la révolution est fait avant la révolution.
C'est qu'en effet la révolution bourgeoise n'est que
pure négation pour ce qui est du domaine écono-
mique. Elle se base sur ce qui est déjà là, elle se borne
à élever à la légalité un état de fait en supprimant une
superstructure déjà irréelle en elle-même. Ses cons-
tructions limitées n'affectent que cette superstruc-
ture; la base économique prend soin d'elle-même.
Que ce soit avant ou après la révolution bourgeoise,
le capitalisme, une fois établi dans un secteur de
l'économie, se propage par la propre force de ses lois
sur le terrain de la simple production marchande
qu'il trouve devant lui.
Il n'y a aucun rapport entre ce processus et celui
de la révolution socialiste. Celle-ci n'est pas une
simple négation de certains aspects de l'ordre qui l'a
précédée; elle est essentiellement positive. Elle doit
construire son régime — non pas construire des
usines, mais construire des nouveaux rapports de
production, dont le développement du capitalisme ne
fournit que les présuppositions. On s'en apercevra
mieux en relisant le passage où Marx décrit la
« Tendance historique de l'accumulation capita-
liste ». On nous excusera d'en citer un large extrait :
« ... Dès que le mode de production capitaliste se
suffit à lui-même, la socialisation progressive du
travail et la transformation consécutive de la terre et
des autres moyens de production en moyens de
production communs, parce que socialement exploi-
tés, et par suite l'expropriation des propriétaires
privés prennent une forme nouvelle. Cette expropria-
tion s'opère par le jeu des lois immanentes de la
production capitaliste elle-même, par la centralisa-
tion des capitaux. Chaque capitaliste en tue beau-
coup d'autres. Concurremment avec cette centralisa-
tion, ou l'expropriation de beaucoup de capitalistes
par quelques-uns, se développent la forme coopéra-
tive sur une échelle de plus en plus grande du procès
de travail, l'application raisonnée de la science à la
technique, l'exploitation systématique du sol, la
transformation des moyens particuliers de travail en
moyens ne pouvant être utilisés qu'en commun,
l'économie de tous les moyens de production par leur
utilisation commemoyens de production d'un travail
social combiné, l'entrée de tous les peuples dans le
réseau du marché mondial, et par conséquent le
caractère international du régime capitaliste. A
mesure que diminue le nombre des grands capita-
listes, qui accaparent et monopolisent tous les avan-
tages de ce procès de transformation, on voit
augmenter la misère, l'oppression, l'esclavage, la
dégénérescence, l'exploitation, mais également la
révolte de la classe ouvrière qui grossit sans cesse et
qui a été dressée, unie, organisée par le mécanisme
même du procès de production capitaliste. Le mono-
pole du capital devient l'entrave du mode de produc-
tion qui s'est développé avec lui et par lui. La
centralisation des moyens de production et la sociali-
sation du travail arrivent à un point où elles ne
s'accommodent plus de leur enveloppe capitaliste et
la font éclater. La dernière heure de la propriété
privée capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont
expropriés à leur tour (16). »
Qu'existe-t-il donc, en fait, de la nouvelle société,
au moment ou l' « enveloppe capitaliste éclate »?
Toutes les prémisses, il est vrai; une société formée
presque entièrement de prolétaires, l' « application
rationnelle de la science dans l'industrie », et aussi,
étant donné le degré de concentration des entreprises
supposé dans ce passage, la séparation de la pro-
priété et des fonctions effectives de direction de la
production. Mais où sont les rapports de production
socialistes déjà réalisés au sein de cette société,
comme les rapports de production bourgeois l'étaient
dans la société « féodale »?
Car il est évident que ces nouveaux rapports ne
peuvent pas être simplement ceux réalisés dans la
« socialisation du processus du travail », la coopéra-
tion de milliers d'individus au sein des grandes unités
industrielles; ce sont là les rapports de production
typiques du capitalisme hautement développé.
La « socialisation du processus de travail » telle
qu'elle a lieu dans l'économie capitaliste est la
. prémisse du socialisme en tant qu'elle supprime
l'anarchie, l'isolement, la dispersion, etc. Mais elle
n'est nullement une « préfiguration » ou un « em-
bryon »de socialisme, en tant qu'elle est socialisation
antagonique, c'est-à-dire qu'elle reproduit et appro-
fondit la division de la masse des exécutants et d'une
couche de dirigeants. En même temps que les
producteurs sont soumis à une discipline collective,
que les conditions de production sont unifiées entre
secteurs et localités, que les tâches productives
deviennent interchangeables, on observe à l'autre
pôle non pas seulement un nombre décroissant de
capitalistes à rôle de plus en plus parasitaire, mais la
constitution d'un appareil séparé de direction de la
production. Or, les rapports de production socialistes
sont ceux qui excluent l'existence séparée d'une
couche fixe et stable de dirigeants de la production.
On voit donc que le point de départ de leur
réalisation ne peut être que la destruction du pouvoir
de la bourgeoisie ou de la bureaucratie. La transfor-
mation capitaliste de la société s'achève avec la
révolution bourgeoise, la transformation socialiste
commenceavec la révolution prolétarienne.
L'évolution moderne a d'elle-même supprimé des
aspects du problème de la gestion considérés autre-
fois comme déterminants. D'un côté, le travail de
direction est devenu lui-même un travail salarié,
comme l'indiquait déjà Engels; d'un autre côté, il est
devenu lui-même un travail collectif d'exécution (17).
Les « tâches » d'organisation du travail qui autrefois
incombaient au patron assisté de quelques ingé-
nieurs, sont maintenant exécutées par des bureaux
groupant des centaines ou des milliers de personnes,
elles-mêmes exécutants salariés et parcellaires. L'autre
groupe des tâches traditionnelles de direction, en
somme l'intégration de l'entreprise dans l'ensemble
de l'économie et en particulier l' « étude » ou le
« flair » du marché (nature, qualité, prix des fabri-
cations demandées, modifications de l'échelle de
production, etc.), s'était déjà transformé dans sa
nature avec les monopoles; il s'est aussi transformé
dans son mode d'accomplissement, puisque l'essen-
tiel y est désormais exécuté par un appareil collectif
de prospection des marchés, d'étude des goûts des
consommateurs, de vente du produit, etc. Cela dans
le cas du capitalisme de monopole. Lorsque la
propriété privée laisse la place à la propriété étatique,
commedans le capitalisme bureaucratique [total], un
appareil central de coordination du fonctionnement
des entreprises prend la place à la fois du marché
comme «régulateur » et des appareils propres à
chaque entreprise; c'est la bureaucratie planificatrice
centrale, dont la «nécessité » économique découle-
rait, d'après ses défenseurs, précisément de ces
fonctions decoordination.
Il est inutile de discuter ce sophisme. Notons sim-
plement en passant que les avocats de la bureau-
cratie démontrent, dans un premier mouvement, que
l'on peut se passer des patrons puisqu'on peut faire
fonctionner l'économie d'après un plan et, dans un
deuxième mouvement, que le plan pour fonctionner,
a besoin de patrons d'un autre type. Car — et
ç'est là ce qui nous intéresse —le problème de la
coordination de l'activité des entreprises et des
secteurs productifs après la suppression du marché,
autrement dit le problème de la planification, est
virtuellement déjà supprimé par la technique
moderne. La méthode de Léontief (18) même dans
son état actuel (19), enlève toute signification « poli-
tique »ou«économique »au problème de la coordi-
nation desdivers secteurs ou des diverses entreprises.
Car elle permet, si le volume de production désirée
d'objets d'utilisation finale est fixé, d'en déterminer
les conséquences pour l'ensemble des secteurs, des
régions et des entreprises, sous forme d'objectifs de
production à réaliser par telle unité dans tel laps de
temps. Elle permetenmêmetemps ungrand degré de
souplesse, car elle rend possible, si l'on veut modifier
unplan encours d'exécution, de tirer immédiatement
les implications pratiques de cette modification.
Combinée avec d'autres méthodes modernes(20) elle
permet à la fois de choisir, une fois les objectifs
globaux fixés, les méthodes optimales de réalisation,
et de définir celles-ci pour toute l'économie dans les
détails. Brièvement parlant, la totalité de l' «activité
planificatrice »de la bureaucratie russe par exemple,
pourrait dès maintenant être transférée à une
machineélectronique.
Le problème ne se pose donc qu'aux deux extré-
mités de l'activité économique: au niveau le plus
particulier, savoir, traduire l'objectif de production
de telle usine en objectif de production pour chaque
groupe d'ouvriers des ateliers de cette usine, et au
niveau universel, savoir, fixer pour l'ensemble de
l'économie les objectifs de production des biens
d'utilisation finale.
Dans les deux cas, le problème n'existe que parce
qu'il ya—et qu'il aura encore plus dans une société
socialiste —un développement technique (au sens
large du terme). Il est en effet clair qu'avec une
technique stable le type de solution (sinon les
solutions elles-mêmes qui dans leur teneur précise
varieront par exemple s'il y a accumulation) serait
donné une fois pour toutes, qu'il s'agisse de la
répartition des tâches au sein d'un atelier (parfaite-
ment compatible avec l'interchangeabilité des pro-
ducteurs aux différents emplois) ou de la détermina-
tion des produits d'utilisation finale. Ce sera la
modification incessante des combinaisons produc-
tives et des objectifs finaux qui créera le terrain sur
lequel devras'exercer la gestion collective.
L'aliénation dansla sociétécapitaliste
Par aliénation —moment caractéristique de toute
société de classe mais qui apparaît dans une étendue
et une profondeur incomparablement plus grande
dans la société capitaliste — nous entendons que les
produits de l'activité de l'homme — qu'il s'agisse
d'objets ou d'institutions —prennent face à lui une
existence sociale indépendante et, au lieu d'être
dominés par lui, le dominent. L'aliénation est donc
ce qui s'oppose à la créativité libre de l'homme dans
le monde créé par l'homme; elle n'est pas un
principe historique indépendant, ayant une source
propre. C'est l'objectivation de l'activité humaine,
dans la mesure où elle échappe à son auteur sans que
son auteur puisse lui échapper. Toute aliénation est
une objectivation humaine, c'est-à-dire à sa source
dans une activité humaine (il n'y a pas de « forces
secrètes » dans l'histoire, pas plus de ruse de la
raison que de lois économiques naturelles); mais
toute objectivation n'est pas nécessairement une
aliénation dans la mesure où elle peut être consciem-
ment reprise, affirmée à nouveau ou détruite. Tout
produit de l'activité humaine (même une attitude
purement intérieure) dès qu'il est posé « échappe à
son auteur » et mène une existence indépendante de
lui. On ne peut pas faire qu'on n'ait pas prononcé
telle parole; maison peut cesser d'en être déterminé.
La vie passée de tout individu est son objectivation à
ce jour; mais il ne lui est pas nécessairement et
exhaustivement aliéné, son avenir n'est pas définitive-
ment dominé par son passé. Le socialisme sera la
suppression de l'aliénation en tant qu'il permettra la
reprise perpétuelle, consciente et sans conflits vio-
lents, du donné social, en tant qu'il restaurera la
domination des hommes sur les produits de leur
activité. La société capitaliste est une société aliénée
en tant qu'elle est dominée par ses propres créations,
en tant que ses transformations ont lieu indépendam-
ment de la volonté et de la conscience des hommes (y
compris de la classe dominante), d'après des quasi-
« lois » exprimant des structures objectives indépen-
dantes de son contrôle.
Ce qui nous intéresse ici n'est pas de décrire
comment se produit l'aliénation sous forme d'aliéna-
tion de la société capitaliste — ce qui impliquerait
l'analyse de la naissance du capitalisme et de son
fonctionnement — mais de montrer les manifesta-
tions concrètes de cette aliénation dans les diverses
sphères d'activité sociale et leur unité intime.
Ce n'est que dans la mesure où l'on saisit le
contenu du socialisme comme l'autonomie du prolé-
tariat, comme activité créatrice libre se déterminant
elle-même, comme gestion ouvrière dans tous les
domaines, que l'on peut saisir l'essence de l'aliéna-
tion de l'homme dans la société capitaliste. Ce n'est
pas par hasard en effet que bourgeois « éclairés » et
bureaucrates réformistes ou staliniens veulent réduire
les maux du capitalisme à des maux essentiellement
économiques, et, sur le plan économique, à l'exploi-
tation sous la forme de la distribution inégale du
revenu national. Dans la mesure où leur critique du
capitalisme sera étendue à d'autres domaines, elle
prendra son point de départ encore dans cette
distribution inégale du revenu et consistera essen-
tiellement en variations sur le thème de la puissance
corruptrice de l'argent. S'agit-il de la famille et du
problème sexuel, on parlera de la pauvreté poussant
à la prostitution, de la jeune fille vendue au riche
vieillard, des drames du foyer résultant de la misère.
S'agit-il de la culture, il sera question de la vénalité,
des obstacles que rencontreront les talents non
nantis, de l'analphabétisme. Certes, tout cela est vrai,
et important. Mais cela ne concerne que la surface
du problème; et ceux qui ne parlent que de cela
regardent l'homme uniquement comme consomma-
teur et en prétendant le satisfaire sur ce plan, ils
tendent à le réduire à ses fonctions physiques de
digestion (directe ou sublimée). Mais pour l'homme
il ne s'agit pas d' « ingérer » purement et simplement
mais de s'exprimer et de créer, et non seulement dans
le domaine économique, mais dans la totalité des
domaines.
Le conflit de la société de classe ne se traduit pas
simplement dans le domaine de la distribution,
comme exploitation et limitation de la consomma-
tion; ce n'est là qu'un aspect du conflit, et non le
plus important. Son aspect fondamental est la
limitation et en fin de compte la tentative de
suppression du rôle humain de l'homme dans le
domaine de la production. C'est le fait que l'homme
est exproprié du commandement sur sa propre
activité, aussi bien individuellement que collective-
ment. Par son asservissement à la machine, et, à
travers celle-ci, à une volonté abstraite, étrangère et
hostile l'homme est privé du véritable contenu de son
activité humaine, la transformation consciente du
monde naturel; la tendance profonde qui le porte à
se réaliser dans l'objet est constamment inhibée. La
signification véritable de cette situation n'est pas
seulement qu'elle est vécue comme un malheur
absolu, comme une mutilation permanente par les
producteurs; c'est qu'elle crée un conflit pepétuel au
niveau le plus profond de la production, qui explose
à la moindre occasion; c'est aussi qu'elle conditionne
un gaspillage immense—à comparaison duquel celui
des crises de surproduction est vraisemblablement
négligeable —à la fois par l'opposition positive des
producteurs à un système qu'ils refusent et par le
manque à gagner résultant de la neutralisation de
l'inventivité et de la créativité de millions d'individus.
Au delà de ces aspects, il faut se demander dans
quelle mesure le développement ultérieur de la
production capitaliste serait même « technique-
ment »possible, si le producteur immédiat continuait
à être maintenu dans l'état parcellaire qui est
actuellement le sien.
Mais l'aliénation dans la société capitaliste n'est
pas simplement économique; elle ne se manifeste pas
seulement à propos de la production de la vie
matérielle, mais affecte fondamentalement aussi bien
la fonction sexuelle que la fonction culturelle de
l'homme.
Il n'y a en effet de société que dans la mesure où il
y a organisation de la production et de la reproduc-
tion de la vie des individus et de l'espèce — donc
organisation des rapports économiques et sexuels —
et que dans la mesure où cette organisation cesse
d'être simplement instinctive et devient consciente —
donc contient le moment de la culture.
Commedisait Marx, « l'abeille, par la structure de
ses cellules de cire, fait honte à plus d'un architecte.
Mais ce qui, de prime abord, établit une différence
entre le plus piètre architecte et l'abeille la plus
adroite, c'est que l'architecte construit la cellule dans
sa tête avant de la réaliser dans la cire ». (Le Capital,
trad. Molitor, t. II, p. 4.) Technique et conscience
vont évidemment de pair : un instrument est une
signification matérialisée et opérante, ou encore une
médiation entre une intention réfléchie et un but
encore idéal.
Ce qui est dit dans ce texte de Marx de la
fabrication des cellules des abeilles, peut être dit tout
aussi bien de leur organisation « sociale ». Comme la
technique représente une rationalisation des rapports
avec le monde naturel, l'organisation sociale repré-
sente une rationalisation des rapports entre individus
du groupe. Mais l'organisation de la ruche est une
rationalisation non-consciente, celle d'une tribu est
consciente; le primitif peut la décrire, et il peut la
nier (en la transgressant). Rationalisation dans ce
contexte ne signifie évidemment pas « notre » ratio-
nalisation. A une étape et dans un contexte donné,
aussi bien la magie que le cannibalisme représentent
des rationalisations (sans guillemets).
Si donc une organisation sociale est antagonique,
elle tendra à l'être aussi bien sur le plan productif
que sur le plan sexuel et sur le plan culturel. Il est
faux de penser que le conflit dans le domaine de la
production « crée » ou « détermine » un conflit
secondaire et dérivé sur les autres plans; les struc-
tures de domination de classe s'imposent d'emblée
sur les trois plans à la fois et sont impossibles et
inconcevables en dehors de cette simultanéité, de
cette équivalence. L'exploitation par exemple, ne
peut être garantie que si les producteurs sont
expropriés de la gestion de la production ; mais cette
expropriation à la fois présuppose que les produc-
teurs tendent à être séparés des capacités de gestion
—donc de la culture —et reproduit cette séparation
à une échelle élargie. De même, une société où les
rapports interhumains fondamentaux sont des rap-
ports de domination présuppose à la fois et entraîne
une organisation aliénatoire des rapports sexuels, à
savoir une organisation créant chez les individus des
inhibitions fondamentales, tendant à leur faire accep-
ter l'autorité, etc. (21).
Il y a en effet de toute évidence une équivalence
dialectique entre les structures sociales et les struc-
tures « psychologiques » des individus. Dès ses pre-
miers pas dans la vie l'individu est soumis à une
pression constante visant à lui imposer une attitude
donnée vis-à-vis du travail, du sexe, des idées, à le
frustrer des objets naturels de son activité et à
l'inhiber en lui faisant intérioriser et valoriser cette
frustration. La société de classe ne peut exister que
dans la mesure où elle réussit à imposer cette
acceptation à un degré important. C'est pourquoi le
conflit n'y est pas un conflit purement extérieur, mais
il est transposé au cœur des individus eux-mêmes. La
structure sociale antagonique correspond à une
structure antagonique chez les individus, chacune se
reproduisant perpétuellement par le moyen de
l'autre.
Le but de ces considérations n'est pas seulement de
souligner le moment d'identité de l'essence des
rapports de domination, qu'ils se situent dans l'usine
capitaliste, dans la famille patriarcale ou dans la
pédagogie autoritaire et la culture « aristocratique ».
C'est d'indiquer que la révolution socialiste devra
nécessairement embrasser l'ensemble des domaines,
et cela non pas dans un avenir imprévisible et «par
surcroît », mais dès le départ. Certes, elle doit
commencer d'une certaine façon, qui ne peut être
autre que la destruction du pouvoir des exploiteurs
par le pouvoir des masses armées et l'instauration de
la gestion ouvrière de la production.Mais elle devra
aussitôt s'attaquer à la reconstruction des autres
activités sociales, sous peine de mort. Nous essaie-
rons de le montrer sur l'exemple des rapports du
prolétariat au pouvoir avec la culture.
La structure antagonique des rapports culturels
dans la société actuelle s'exprime aussi (mais nulle-
ment exclusivement) par la division radicale entre le
travail manuel et le travail intellectuel, ce qui a
comme résultat que l'immense majorité de l'huma-
nité est totalement séparée de la culture comme
activité et ne participe qu'à une infime partie de ses
résultats. D'un autre côté, la division de la société en
dirigeants et exécutants devient de plus en plus
homologue à la division du travail manuel et
intellectuel (tous les travaux de direction étant des
travaux intellectuels, et tous les travaux manuels
étant des travaux d'exécution (22)). La gestion
ouvrière n'est donc possible que si cette dernière
division tend dès le départ à être dépassée, en
particulier pour ce qui est du travail intellectuel
relatif à la production. Cela implique à son tour
l'appropriation de la culture par le prolétariat. Non
pas certes comme culture toute faite, comme assimi-
lation des « résultats » de la .culture historique ; cette
assimilation, au-delà d'un point, est à la fois impos-
sible dans l'immédiat et superflue (pour ce qui
intéresse ici). Mais comme appropriation de l'activité
et comme récupération de la fonction culturelle,
comme changement radical du rapport des masses
des producteurs au travail intellectuel. Ce n'est qu'au
fur et à mesure de ce changement que la gestion
ouvrière deviendra irréversible.
NOTES
(1) Dans la mesure où cette introduction reprend brièvement
l'analyse de divers problèmes déjà traités dans cette revue, nous
nous sommes permis de renvoyer le lecteur aux textes correspon-
dants publiés dans Socialisme ou Barbarie.
(2) La grève d'avril 1947 chez Renault, la première grande
explosion ouvrière d'après-guerre en France, n'a pu avoir lieu
qu'après une lutte physique des ouvriers avec les responsables
staliniens.
(3) Voir dans le n° 13de Socialisme ou Barbarie (pp. 34 à 46), la
description détaillée de la manière dont les staliniens, en août
1953, chez Renault, ont pu « couler » la grève, sans s'y opposer
ouvertement.
(4) Ou avec d'autres courants d'essence analogue (bordiguisme
par exemple).
(5) Chez ses représentants sérieux, qui se réduisent à peu près à
Léon Trotsky lui-même. Les trotskistes actuels, malmenés par la
réalité comme jamais courant idéologique ne le fut, en sont à un
degré tel de décomposition politique et organisationnelle qu'on ne
peut rien en dire de concis.
(6) En fin de compte, notre conception finale de la bureaucratie
ouvrière amène aussi à réviser la conception léniniste traditionnelle
sur le réformisme. Mais nous ne pouvons pas nous étendre ici sur
cette question.
(7) Voir la « Lettre ouverte aux militants du P.C.I. », dans le
n° 1de Socialisme ou Barbarie (pp. 90 à 101) [Maintenant, dans la
Société bureaucratique, 1, pp. 185-204].
(8) Voir « Les rapports de production en Russie », dans le n° 2
de Socialisme ou Barbarie (pp. 1à 66) [Maintenant, dans la Société
bureaucratique, 1, pp. 205-283].
(9) Victor Serge, Destin d'une révolution (Paris 1937), p. 174.
(10) Voir l'éditorial du n° 1de Socialisme ou Barbarie, pp. 27 et
ss. [Maintenant, dans la Société bureaucratique, 1, pp. 139-184].
(11) Voir «La direction prolétarienne», dans le n° 10 de
Socialisme ou Barbarie, (pp. 10 et ss.). [Maintenant, dans L'expé-
rience dumouvement ouvrier, 1, pp. 145-162].
(12) Nous avons montré d'ailleurs que cette inégalité serait
extrêmement limitée. Voir « Sur la dynamique du capitalisme »,
n° 13de S. ou B. (pp. 66à 69).
(13) Le terme n'est évidemment pas utilisé ici avec le sens
technique précis qu'il a actuellement.
(14) Cf. les extraits de Tribune Ouvrière publiés dans ce numéro
de S. ou B. (n° 17).
(15) Platon, Le Politique 294 b-c.
(16) Le Capital, tome IV (trad. Molitor), p. 273-4. [Pléiade I,
p. 1239].
(17) Voir l'article de Ph. Guillaume, Machinisme et Prolétariat,
dans le n° 7de S. ouB. (en particulier pp. 59et suiv.).
(18) Nous avons exposé quelques concepts fondamentaux de
cette méthode dans l'article « Sur la dynamique du capitalisme »,
publié dans le n° 12 de S. ou B. (pp. 17 et suiv.). Voir aussi
Leontiefand others, Studies in the Structure ofAmerican Economy,
1953.
(19) Restriction importante, car les applications pratiques de
cette méthode n'ont presque pas été développées jusqu'ici, pour
des raisons évidentes.
(20) Voir T. Koopmans, Activity Analysis of Production and
Allocation, 1951.
(21) Voir sur la relation profonde entre la structure de classe de
la société et la réglementation patriarcale des rapports sexuels les
travaux de W. Reich, The Sexual Revolution (1945), Character
Analysis, 1948) [trad. fr. La révolution sexuelle, Paris, Plon, 1968;
Analyse caractérielle, Paris, Payot, 1971] et La fonction de
l'orgasme (trad. française, 1952). En particulier dans le dernier,
l'analyse de la structure névrotique de l'individu fasciste (pp. 186-
199).
(22) Entre les deux se situe la catégorie des travaux intellectuels
d'exécution, dont l'importance va croissant. Nous en parlerons
plus loin.
SUR LE CONTENU DU SOCIALISME, II (*)
LA RACINE DE LA CRISE
DU CAPITALISME
LA GESTION OUVRIÈRE
DE L'ENTREPRISE
SIMPLIFICATION ET RATIONALISATION
DES PROBLÈMES GÉNÉRAUX
DE LÉ
' CONOMIE
Le fonctionnement de l'économie socialiste im-
plique la direction consciente des processus écono-
miquespar les producteurs à tous les niveaux, et tout
particulièrement au niveau central. Il est complète-
ment illusoire de croire, soit qu'une bureaucratie
centrale laissée à elle-même ou «contrôlée », pour-
rait diriger l'économie vers le socialisme (elle la
conduirait à nouveau vers l'exploitation), soit que
des mécanismes objectifs «automatiques » pour-
raient être établis qui, comme des appareils de
pilotage, orienteraient à chaque instant l'économie
dans le sens voulu. Dans tout ces cas—direction de
l'économie par une bureaucratie «éclairée », régula-
tion par desmécanismesde «vrai marché »restaurés
dans la pureté originelle qu'ils auraient, semble-t-il,
possédée avant que le capitalisme ne les corrompe,
ou régulation par un super-ordinateur électronique
— la même impossibilité fondamentale apparaît.
Tout plan présuppose une décision sur le taux
d'expansion de l'économie, et ce taux à son tour
dépend essentiellement de la répartition du produit
social en consommation et investissement. (On pour-
rait ajouter : 1) qu'il dépend aussi du progrès tech-
nique. Mais ce progrès est fonction essentiellement
des investissements consacrés directement et indi-
rectement à la recherche; 2) qu'il dépend de l'évolu-
tion de la productivité du travail. Mais celle-ci
dépend à son tour du capital disponible par ouvrier
et du niveau technique (deux facteurs qui nous
ramènent à l'investissement) et, surtout, de l'attitude
des producteurs face à l'économie. Celle-ci est
directement liée à leur attitude face aux objectifs du
plan et à la méthode dont ils ont été déterminés,
donc nous renvoie aux facteurs discutés dans le
texte.)
Or il n'y a aucune base rationnelle «objective »
permettant de déterminer cette répartition. Une
décision d'investir 0%du produit social n'est ni plus
ni moins «rationnelle » objectivement qu'une déci-
sion d'en investir 90 %. La seule rationalité qui
puisse exister en la matière, c'est la décision que'
prennent
connaissanceles de
homcause.
mes surEt leur propre sort, des
la détermination en
objectifs du plan par les travailleurs qui auront à
l'exécuter est la seule garantie, en fin de compte, de
leur participation spontanée et volontaire à l'effort
de sa réalisation et donc d'une mobilisation effective
des individus autour à la fois de la gestion et de
l'expansion de l'économie.
Maiscela ne signifie pas que le plan et la direction
de l'économie ne sont que «politique pure ». La
planification socialiste s'appuiera sur des éléments
rationnels objectifs et elle est seule capable d'intégrer
ces éléments à une orientation consciente de l'écono-
mie. Ces éléments sont des moyens extrêmement
puissants d'« économie »de pensée et de travail, de
simplification de la représentation de l'économie et
de ses lois, permettant de rendre accessibles les
problèmes de la gestion centrale à l'ensemble des
travailleurs. Une gestion ouvrière de la production
non plus au niveau de l'usine particulière, mais au
niveau del'ensemble del'économie n'est possible que
si les tâches de direction ont subi une énorme
simplification, de telle façon que les producteurs et
leurs organes collectifs puissent avoir sur les pro-
blèmes décisifs des opinions en connaissance de
cause. Il faut, autrement dit, quel'immense chaos des
faits et des relations économiques puisse être réduit
en quelques données qui condensent de façon adé-
quate les problèmes posés : limitées en nombre,
compréhensibles, résumant sans déformation et sans
mystification, suffisantes pour juger. Une telle
condensation adéquatepeut avoir lieu, parce qu'il ya
premièrement un linéament rationnel de l'économie,
deuxièmement, des techniques modernes de compré-
hension de l'économie, troisièmement, la possibilité
de mécaniser et d'automatiser tout ce qui n'est pas
domainededécision humaineproprement dite.
Ladiscussion de ces éléments, de ces techniques et
de ces possibilités est donc indispensable dès mainte-
nant. Sans le déblaiement étendu du terrain qu'ils
permettent, la gestion ouvrière de l'économie risque-
rait de s'écrouler sous le poids de la matière qu'elle
doit dominer. Il va de soi que cette discussion est
loin d'être exclusivement «technique » dans son
contenu, et que nous serons constamment guidés par
les principes générauxposés au départ.
L'usine duplan
Un plan de production, qu'il concerne une usine
particulière ou l'ensemble de l'économie, est un
raisonnement (comportant un très grand nombre de
raisonnements secondaires) qui se réduit à deux
prémisses et une conclusion. Les deux prémisses
sont : les moyens dont on dispose au départ (équipe-
ment, main-d'œuvre, stocks, etc.) et la situation
qu'on se propose d'atteindre (production de telles
quantités d'objets et de services spécifiés au cours de
telle période). Nous les appellerons respectivement
les conditions initiales et l'objectif. La conclusion,
c'est le chemin qu'il faut suivre pour passer des
conditions initiales à l'objectif (tels produits intermé-
diaires à fabriquer au cours de telle période, etc.).
Nous appellerons cette conclusion les objectifs inter-
médiaires.
S'il s'agit, à partir de conditions initiales simples,
de réaliser un objectif simple, l'objectif intermédiaire
peut être déterminé immédiatement. Au fur et à
mesureque les conditions initiales ou l'objectif ou les
deux se compliquent ou s'écartent dans le temps, la
détermination des objectifs intermédiaires devient
évidemment plus difficile. Dans lecas de l'économie,
la complexité deséléments est telle (il ya des milliers
de produits différents, plusieurs procédés de fabrica-
tion possibles pour beaucoup d'entre eux, et la
production de chaque catégorie de produits met à
contribution directement ou indirectement pratique-
ment celle de tous les autres), qu'on pourrait penser
qu'une planification rationnelle (au sens d'une déter-
mination a priori de tous les objectifs intermédiaires
unefois les conditions initiales et l'objectiffinal fixés)
est impossible. C'est ce qu'ont affirmé d'ailleurs
pendant longtemps les apologistes de la «libre
concurrence». Il n'en est cependant rien(15). Le
problème peut être résolu en général, et les tech-
niques disponibles de calcul économique et de calcul
tout court permettent de le résoudre d'une façon
remarquablement simple. Une fois les conditions
initiales (la situation de l'économie au départ)
connues et l'objectif ou les objectifs finals fixés, on
peut réduire tout le travail de planification (la
détermination des objectifs intermédiaires) à un
travail purement techniqued'exécution, qui lui-même
peutêtre mécaniséet automatisé à undegréénorme.
La base de ces méthodes est précisément l'idée de
l'interdépendance totale des divers secteurs de l'éco-
nomie (le fait que tout ce qu'un secteur utilise pour
produire est déjà produit d'un autre, et inversement
que tout le produit de chaque secteur doit en fin de
compte être utilisé par les autres). Acette idée qui
remonteà Quesnay, et qui forme la base de l'analyse
de l'accumulation capitaliste par Marx, un groupe
d'économistes américains autour de W. Leontief ont
pudepuis vingt ans donner une expression statistique
et une application à l'économie réelle qui vont
s'amplifiant constamment(16). Cette interdépen-
dance signifie qu'à tout instant (pour un état donné
de la technique et une structure donnée de l'équipe-
ment de l'économie) la production de chaque secteur
est liée par des relations relativement stables aux
quantités de produits d'autres secteurs que ce secteur
utilise (consomme productivement). Tout le monde
sait qu'il faut une quantité donnée de charbon pour
produire unetonned'acier detel type, et qu'en plus il
faut tant de ferraille ou de minerai de fer, tant
d'heures detravail, tant de dépenses d'entretien et de
réparations, etc. Le rapport « charbon utilisé/acier
produit », exprimé en valeur, est le coefficient tech-
nique courant déterminant la consommation produc-
tive de charbon par unité d'acier produite.
Si l'on veut augmenter la production d'acier, au-
delà d'un certain point il ne servira à rien d'augmen-
ter les quantités de charbon, ferraille, etc., livrées aux
aciéries; il faudra construire des nouveaux fours,
autrement dit augmenter l'équipement ou la capacité
productive installée des aciéries. Pour produire telle
quantité additionnelle d'acier, il faudra donc pro-
duire telle et telle quantité d'équipement (de type
spécifié). Le rapport « telle quantité de tel type
d'équipement/capacité de production d'acier par
période », exprimé en valeur, est le coefficient tech-
nique de capital déterminant la quantité de capital
utilisé par unité d'acier produite au cours d'une
période.
Tout cela est parfaitement connu et banal, et on
peut s'en tenir là s'il s'agit de la direction d'une seule
entreprise; chaque firme se base sur ces considéra-
tions — beaucoup plus détaillées — lorsque, ayant
décidé de produire tant ou d'augmenter sa capacité
de production de tant, elle achète ses matières
premières, embauche de la main-d'œuvre ou com-
mande son équipement. Mais lorsqu'on considère
l'ensemble de l'économie, le problème change : l'in-
terdépendance des secteurs fait que l'augmentation
de la production d'un secteur se répercute (à des
degrés différents) sur tous les autres et finalement sur
le secteur même dont on est parti. Une augmentation
de la production d'acier exige immédiatement une
augmentation donnée de la production de charbon;
mais cette dernière entraîne, supposons, d'un côté
l'accroissement de tel type d'équipement des mines,
d'un autre côté, l'embauche de main-d'œuvre supplé-
mentaire. Les besoins accrus d'équipement des mines
entraînent (supposons) une demande additionnelle
d'acier —et d'autres types de produits et de travail.
La demande additionnelle d'acier se répercute à son
tour sur la demande de charbon —et ainsi de suite.
De son côté, la main-d'œuvre nouvellement employée
a des revenus accrus —donc elle achète davantage de
biens de consommation de divers types, dont la
production exige telles et telles quantités de matières
premières, d'équipement, etc. (et à nouveau de
charbon et d'acier). Ce n'est pas la plaisanterie sur
l'âge du capitaine, mais un des problèmes centraux
auxquels la planification doit —et peut—répondre :
de combien augmentera la demande de bas nylon
dans les Basses-Pyrénées si on construit un haut
fourneau en Lorraine?
La méthode des matrices de Léontief, combinée à
d'autres méthodes modernes (l'activity analysis de
Koopmans(17) dont la « recherche opérationnelle »
est un cas particulier) permet, dans le cas d'une
économie socialiste, la solution en théorie exacte de
ce problème. Une matrice est un tableau dans lequel
sont disposés systématiquement les coefficients tech-
niques (courants et de capital) exprimant la dépen-
dance de chaque secteur par rapport à chacun des
autres. Tout objectif final défini se présente comme
une série de biens d'utilisation finale en quantités
spécifiées devant être produits au cours d'une période
donnée Dès que cet objectif final est donné, la
solution d'un système d'équations simultanées per-
met de définir immédiatement tous les objectifs
intermédiaires, donc les tâches à réaliser pour chaque
secteur de l'économie.
La solution de ces problèmes sera la tâche d'une
entreprise spécifique, mécanisée et automatisée à un
degré important, et dont le travail consistera 'en une
véritable « fabrication en série »des plans et de leurs
diverses pièces détachées. Cette entreprise, c'est
l'usine duplan.
L'atelier central de l'usine du plan sera probable-
ment (pour commencer) un ordinateur électronique
dont la mémoire magnétique aura emmagasiné les
coefficients techniques et les capacités installées de
production de chaque secteur et qui, « nourri » avec
des objectifs hypothétiques, « produira » les tâches
de production par secteur que ces objectifs implique-
raient (y compris, bien entendu, les heures de travail
qu'aurait à fournir dans chaque cas le secteur
« travailleurs »). (La division de l'économie en une
centaine de secteurs, correspondant à la capacité
présente [1957] des ordinateurs électroniques, est à
peu près « à mi-chemin » entre la division en deux
secteurs, biens de production et biens de consomma-
tion, avec laquelle travaillait Marx, et les quelques
milliers de secteurs qu'exigerait une division parfaite-
ment rigoureuse. Il est probable qu'elle sera suffi-
sante dans la pratique. Elle pourrait d'ailleurs être
facilement raffinée dès maintenant par une solution
du problème en plusieurs étapes.)
Autour de cet atelier seraient disposés d'autres
analogues, dont les tâches seraient : étude de la
répartition et des flux régionaux de la production
courante et des investissements nouveaux; étude de
divers optima techniques, compte tenu de l'interdé-
pendance générale; détermination de la valeur uni-
taire des diverses catégories de produits, etc.
Deux services de l'usine du plan méritent une
mention particulière : le recensement et le service des
coefficients techniques.
La qualité du travail de planification, ainsi conçu,
dépend de la qualité de la connaissance réelle de
l'état de l'économie qui est à sa base; l'exactitude de
la solution dépend, autrement dit, de la connaissance
adéquate des « conditions initiales » et des coeffi-
cients techniques. Des recensements industriels et
agricoles sont faits à intervalles réguliers dans les
pays capitalistes avancés dès maintenant; ils offrent
une base de départ, mais ils sont extrêmement
fragmentaires, imprécis, inexacts et inadéquats. Un
inventaire propre et complet sera la première tâche
d'un pouvoir ouvrier. Mais cet inventaire, qui
implique une préparation sérieuse considérable, ne
sera pas fait par décret du jour au lendemain, ni ne
sera achevé une fois fait. Son perfectionnement et sa
mise à jour sera une tâche permanente de l'usine du
plan, en coopération étroite avec les services corres-
pondants des entreprises. Les résultats de ce travail
modifieront et enrichiront chaque fois la mémoire de
l'ordinateur central (qui pourra d'ailleurs se charger
lui-même d'une partie considérable de la tâche).
D'un autre côté, la détermination des coefficients
techniques posera des problèmes analogues. Elle peut
être faite grossièrement au départ à partir de données
statistiques générales (« en moyenne, le textile a
utilisé tant de coton pour produire tant de coton-
nades »), mais elle devra être rapidement précisée par
le travail des techniciens de chaque secteur, capable
de fournir des relations beaucoup plus précises. Aussi
bien la connaissance graduellement améliorée des
coefficients techniques que surtout la modification
réelle de ces coefficients à la suite des nouveaux
développements de la technologie entraîneront des
révisions périodiques des données emmagasinées par
l'ordinateur.
Une connaissance aussi large de l'état réel et des
possibilités de l'économie, la révision perpétuelle des
données matérielles et techniques et les conclusions
instantanées qui pourront en être tirées chaque fois
signifieront des gains dont il est difficile de se faire
une idée, mais dont il est probable qu'ils seront
immenses. Nous ne citerons que deux indications.
Dans une série de problèmes particuliers, l'emploi
des méthodes modernes et des calculateurs électro-
niques a permis de donner des réponses s'éloignant
considérablement de la pratique suivie jusqu'alors et
beaucoup plus économiques et rationnelles. Or ces
possibilités restent actuellement inexploitées dans le
domaine où elles doivent être de loin les plus
importantes, celui de l'économie dans son ensemble.
D'autre part, toute modification technique dans un
secteur donnépeut en principe affecter les conditions
de rentabilité et le choix rationnel des méthodes de
production dans tous les autres secteurs. L'économie
socialiste pourra tenir compte de cet effet intégrale-
ment et instantanément. L'économie capitaliste n'en
tient compte qu'en petite partie et avec des délais
considérables.
Laréalisation matérielle decette usine duplan sera
immédiatement possible dans un pays moyennement
industrialisé. L'équipement nécessaire existe d'ores et
déjà, les hommes capables de le faire fonctionner
également. Des branches professionnelles qui n'ont
pas de raison d'être dans une économie socialiste,
comme les banques et les assurances, effectuent
actuellement, à l'aide de ces mêmes moyens moder-
nes, un travail identique dans la forme. S'adjoignant
des mathématiciens, des économétriciens et des sta-
tisticiens, les travailleurs de ces secteurs pourront
fournir le personnel de l'usine du plan. Et la gestion
ouvrière, les exigences d'une économie rationnelle,
donneront une impulsion extraordinaire au déve-
loppement, à la fois «spontané et automatique » et
conscient, des techniques logiques et mécaniques de
la planification.
Pour résumer : le rôle de l'usine du plan ne sera
évidemment pas de décider du plan. Les objectifs du
plan seront déterminés par la société, sous une forme
que nous décrirons plus loin. Le rôle de l'usine du
plan sera : avant l'adoption du plan, de calculer et de
présenter à la société les implications et les consé-
quences du plan ou des plans proposés. Après
l'adoption du plan, de réviser constamment les
données de la planification courante, et de tirer le cas
échéant les conséquences de ces modifications, en
informant l'Assemblée centrale et les secteurs intéres-
sés sur les changements d'objectifs intermédiaires —
donc de tâches de production — qui doivent en
découler. Ni dans le premier cas, ni dans le second
elle n'aura à décider elle-même de quoi que ce soit,
sauf, comme toute autre usine, de l'organisation de
son propre travail.
La décisionfondamentale
La décision fondamentale, c'est la décision par
laquelle la société détermine l'objectif final du plan.
Elle concerne les deux données qui, en fonction des
« conditions initiales » de l'économie, déterminent
l'ensemble de la planification : le temps de travail
que la société veut consacrer à la production; la
partie de la production qu'elle veut consacrer respec-
tivement à la consommation privée, à la consomma-
tion publique, à l'investissement.
Dans la société capitaliste privée ou bureaucra-
tique, le temps de travail est déterminé par la classe
dominante, au moyen de contraintes directes (c'était
le cas jusqu'à hier dans les usines russes) ou
économiques. La société socialiste subira elle aussi la
contrainte de l'économie puisque une décision de
modification de la durée du travail se répercutera
(toutes choses égales par ailleurs) sur la production.
Mais elle pourra décider en connaissance de cause,
devant les données du problème clairement exposées.
La société socialiste sera la première société
moderne à pouvoir déterminer de façon rationnelle la
répartition du produit social entre consommation et
investissement. (Nous laissons désormais de côté le
problème de la consommation publique.) Dans la
société capitaliste privée, cette répartition est effec-
tuée de façon absolument aveugle, et il est vain de
chercher une « rationalité » quelconque dans les
facteurs qui déterminent le volume de l'investisse-
ment. (Dans son œuvre principale, consacrée à cette
question, et après un usage modéré d'équations
différentielles, Keynes parvient à la conclusion que la
déterminante principale de l'investissement sont les
« esprits animaux » des entrepreneurs : The General
Theory, pp. 161-162. Quant à l'idée que le volume de
l'investissement serait essentiellement déterminé par
le taux d'intérêt et que ce dernier découlerait du jeu
des « forces réelles de la productivité et de
l'épargne », il ya longtemps qu'elle a été démolie par
l'économie académique elle-même. V. par exemple
Joan Robinson, TheRate ofInterest andOther Essays,
1951). Dans la société bureaucratique, le volume de
l'investissement relève d'une décision entièrement
arbitraire de la bureaucratie centrale, qui n'a jamais
été capable de la justifier autrement qu'en psalmo-
diant des litanies sur la «priorité de l'industrie
lourde ». (On chercherait en vain dans les copieux
travaux de M. Bettelheim la moindre tentative d'une
justification rationnelle quelconque du taux d'accu-
mulation « choisi » par la bureaucratie russe. Le
« socialisme » de tels « théoriciens » ne signifie pas
seulement : Staline (ou Krouchtchev) seul peut
savoir. Il signifie aussi : ce savoir, de par sa nature,
n'est pas communicable au reste de l'humanité. Dans
un autre pays, et en d'autres temps, cela s'appelait le
Führer-prinzip.) Mais y aurait-il une base rationnelle
«objective» d'une décision centrale en la matière,
cette décision serait ipso facto irrationnelle si elle
était prise en l'absence des seuls intéressés — de
l'ensemble de la société. Elle reproduirait la contra-
diction fondamentale de tout régime d'exploitation :
elle traiterait les hommes dans le plan comme une
variable à comportement prévisible parmi d'autres,
elle les transformerait donc en objets dans son
principe théorique et serait rapidement amenée à les
traiter en objets dans la pratique. Elle contiendrait le
germe de son propre échec, puisque au lieu de
stimuler la participation des producteurs à l'exécu-
tion du plan, elle les éloignerait d'un plan étranger à
leur volonté. Il n'y a pas de rationalité «objective »
permettant dedécider, à l'aide de formules mathéma-
tiques, de l'avenir de la société, de son travail, de sa
consommation, de son accumulation. La seule ratio-
nalité dans ce domaine, c'est la raison vivante des
hommes, la décision des hommes eux-mêmes sur leur
propre sort.
Mais cette décision ne sera pas un coup de dés.
Elle s'appuiera sur une clarification complète des
données du problème, elle sera une décision en
connaissance decause.
La possibilité de cette clarification résulte de
l'existence, pour un état donné de la technique, d'un
rapport déterminé entre l'investissement et l'ac-
croissement de production que cet investissement
permet. Ce rapport n'est rien d'autre que le résultat
de l'application à l'ensemble de l'économie des
«coefficients techniques de capital » dont nous
avons parlé plus haut. Tel investissement dans les
aciéries permet tel accroissement du produit net des
aciéries; et tel volume global d'investissements per-
met tel accroissement net du produit social global.
Par conséquent, tel rythme d'accumulation permet
tel rythme d'accroissement du produit social, donc
du niveaudevie(ou des loisirs)—et finalement, telle
fraction du produit consacrée à l'accumulation per-
met tel rythme d'accroissement du niveau de vie. Le
problème peut donc être posé dans ces termes : telle
augmentation immédiate de la consommation est
possible —mais elle signifie qu'on renonce à toute
augmentation pour les années à venir. Telle autre
augmentation, plus limitée, permettrait au produit
social et doncaussi au niveau de viede s'accroître au
rythme de X%par an, et ainsi de suite. « L'antino-
mie entre le présent et le futur», avec laquelle se
gargarisent les apologistes du capitalisme et de la
bureaucratie, sera encore là, mais clairement expo-
sée; et la société pourra la trancher, consciente du
cadre et des implications desadécision.
(L'accroissement net du produit social dont nous
avons parlé n'est évidemment pas la somme pure et
simple des accroissements dans chaque secteur;
plusieurs éléments s'ajoutent et se retranchent pour
passer de celle-ci à celui-là. Telles sont par exemple
les «utilisations intermédiaires » des produits de
chaque secteur, d'un côté, les «économies externes »,
de l'autre (un investissement dans une branche, en
supprimant ungoulot d'étranglement, peut permettre
l'utilisation decapacités de production déjà installées
dans d'autres secteurs, jusqu'alors gaspillées). Mais
le calcul de cet accroissement net ne présente aucune
difficultéparticulière; il est effectuéautomatiquement
en même temps que le calcul des « objectifs inter-
médiaires » (mathématiquement, la solution de l'un
donne immédiatement la solution de l'autre).
Nous avons discuté le problème de la détermina-
tion globale du volume des investissements; la place
ne nous permet pas de discuter le problème du choix
des investissements particuliers. Bornons-nous à
quelques indications. La répartition des investisse-
mentspar secteursest automatique une fois l'objectif
final déterminé (tel niveau de consommation finale
implique directement ou indirectement, telle et telle
capacité installée dans chaque secteur). Le choix de
tel type d'investissement entre plusieurs amenant le
mêmerésultat ne peut que dépendre essentiellement
des considérations relatives à la situation que tel ou
tel type d'équipement crée aux travailleurs qui
l'utilisent, et, d'après tout ce que nous avons dit, le
point de vue de ces derniers sera décisif. Entre
équipements équivalents sous cet angle (centrales
thermiques et hydrauliques, par exemple)le critère de
rentabilité est toujours applicable. Là où le calcul de
la rentabilité impliquel'utilisation d'un taux d'intérêt
«comptable », la société socialiste sera encore en
position de supériorité sur l'économie capitaliste :
elle utilisera comme «taux d'intérêt » le taux d'ex-
pansion de l'économie, car on peut montrer que ces
deux taux doivent être nécessairement identiques
dans une économie rationnelle : von Neumann,
1937).
Finalementdonc, tout plan soumis aux travailleurs
pourdécision devra spécifier :
—Laduréedetravail qu'il implique.
—Le niveau de consommation pendant la pre-
mièrepériode.
—Les ressources consacrées à l'investissement et
à la consommationpublique.
—Lerythmed'augmentation de la consommation
pendant les périodes àvenir.
—Les tâches de production incombant à chaque
entreprise.
Nous avons par endroits, afin de simplifier, pré-
senté la décision sur l'objectif du plan et la détermi-
nation des objectifs intermédiaires (implications du
plan quant à telle et telle production spécifique)
comme deux actes consécutifs et uniques. Mais en
réalité, il yaura unva-et-vient continu entre ces deux
phases, et pluralité de propositions. D'un côté, les
travailleurs ne peuvent décider en connaissance de
cause de l'objectif de la planification que s'ils en
connaissent les implications pour eux-mêmes, non
seulement en tant que consommateurs, mais en
tant que producteurs de telle entreprise spécifique.
D'autre part, il n'y a de décision en connaissance de
cause que si cette décision peut tenir compte de
l'ensemble des possibles, donc si elle est choix
portant sur une gamme d'objectifs et d'implications.
Par conséquent, le processus de décision prendra la
forme suivante : discussion par les Assemblées d'en-
treprise et élaboration par les Conseils de proposi-
tions totales ou partielles portant sur les objectifs et
les possibilités deproduction pour la période à venir;
regroupement par l'usine du plan de ces proposi-
tions, élimination des propositions irréalisables ou
entraînant des sous-emplois non voulus; élaboration
des propositions réalisables (regroupées pour autant
qu'elles sont compatibles) et de leurs implications
sous la forme la plus concrète possible (« la proposi-
tion A implique que l'usine X augmentera l'année
prochaine sa production de r % avec l'aide de
l'équipement additionnel Y»); discussion de ces
propositions au sein des Conseils et des Assemblées,
éventuellement contre-propositions et répétition de la
procédure précédante; discussion finale et vote majo-
ritaire au sein desAssembléesd'entreprise.
LA GESTION DE LÉ
' CONOMIE
On a vu ce que signifie la gestion ouvrière de
l'entreprise : la suppression de l'appareil de direction
séparé et la réalisation des tâches de direction par les
travailleurs eux-mêmes, organisés sous forme d'As-
semblées d'un ou de plusieurs ateliers ou bureaux,
d'Assemblée générale de l'entreprise et de Conseil de
l'entreprise.
La gestion ouvrière de l'économie dans son en-
semble signifie également que la direction de l'éco-
nomie n'est pas confiée à un appareil de direction
spécifique, mais qu'elle appartient aux travailleurs
organisés.
L'exposé qui précède montre que cette direction
est parfaitement réalisable. Saprésupposition, c'est la
clarification et l'exploitation des possibilités de la
technique modernepar les hommes; c'est l'utilisation
consciente d'une série de procédés, de moyens et de
mécanismes, appuyés sur une connaissance de la
réalité de l'économie, qui déblayent le terrain et
simplifient les problèmes essentiels posés à la société.
Tels sont, d'un côté, le «marché » de biens de
consommation, l'égalité des salaires, la liaison entre
les prix et les valeurs. D'un autre côté, et surtout,
l'existence del' «usinedu plan ». Lapartie de loin la
plus étendue des travaux de planification ne com-
porte que des tâches d'exécution et peut donc être
confiéeà uneentreprise mécanisée et automatisée qui
n'a pas comme telle ni rôle ni fonction politique et
qui seborne àmettre à la disposition de la société les
divers plans possibles et les implications de ces plans
pour chacun, tant de point de vue de la production
quedu point devuede la consommation.
Ce déblaiement effectué, et les orientations cohé-
rentes possibles dégagées devant la population, le
choix est effectué par celle-ci. Chacun peut décider
des objectifs du plan en connaissance de cause,
puisqu'il connaît les implications de tel ou tel choix
pour lui-mêmeen tant que consommateur et produc-
teur. Les éléments du plan sont partis comme
propositions des diverses entreprises; ils ont été
élaborés sous forme d'une gammede plans cohérents
possibles par l' «usine du plan »; ces plans
reviennent finalement devant les Assemblées d'entre-
prise, qui endiscutent et votent.
Le plan une fois adopté, il trace le cadre des
activités économiques dans la période qu'il couvre et
il en constitue le point de départ. Mais le plan ne
dominepas la vie économiquede la société socialiste.
Il n'est quecepoint dedépart, constamment repris et
modifié. La vie économique —et donc aussi totale
— de la société ne peut pas reposer sur une
rationalité technique morte, donnée une fois pour
toutes. La société nepeut pas s'aliéner à ses propres
décisions. Ce n'est pas seulement que la réalité ne
peut que s'écarter, sous une foule d'aspects, du plan
le plus «parfait » du monde. C'est que l'activité
gestionnaire des travailleurs tendra constamment,
directement ou indirectement, à modifier à la fois
les données et les objectifs du plan. De nouveaux
produits, de nouveaux moyens de production, de
nouvelles méthodes, de nouveaux problèmes et de
nouvelles difficultés aussi surgiront constamment;
des temps de travail diminueront, des prix seront
modifiés entraînant des réactions des consomma-
teurs ou des déplacements de la demande. Certaines
decesmodifications n'affecteront qu'une seule entre-
prise, d'autres plusieurs et il y en aura sans doute
qui se répercuteront sur l'ensemble de l'économie.
(De ce point de vue, s'ils n'étaient pas faux, les
chiffres montrant année après année la réalisation à
101 %des plans porteraient la condamnation la plus
sévère de l'économie et de la société russes. Cela
signifierait, en effet, qu'en l'espace de cinq ans, rien
ne se passe dans le pays, que pas une idée originale
n'a germé où que ce soit —ou alors, que Staline les
avait toutes prévues et incorporées d'avance dans le
plan, laissant dans sa bonté aux inventeurs la joie
illusoire de la découverte). L' «usine du plan »
n'aura donc pasà fonctionner un jour tous les cinq
ans, elle aura vraisemblablement à fonctionner tous
lesjours, pour uneraison oupour uneautre.
Lecontenudelagestion del'économie
Ceque nous avons ditjusqu'ici concerne surtout la
forme de la gestion de l'économie, les institutions et
les mécanismes qui en assureront le fonctionnement
démocratique. Cette forme permettra à la société de
donner à sa gestion de l'économie le contenu qu'elle
veut—en un sens plus étroit, d'orienter librement le
développementéconomique.
Mais de tout ce que nous avons dit, il résulte
que ce développement visera des fins essentielle-
ment différentes de celles que lui attribuent dans
les sociétés contemporaines les idéologues et les
philanthropes les mieux intentionnés. On considère
comme allant de soi que l'économie idéale est celle
qui assure le rythme le plus rapide de développement
de la production matérielle, et, conjointement, de
réduction de la durée du travail. Cette idée, prise
absolument, est absolument absurde. Plus exacte-
ment, elle n'est que la condensation extrême de toute
la mentalité, la psychologie, la logique et la métaphy-
sique du capitalisme, de sa réalité aussi bien que de
sa schizophrénie. Le travail c'est l'enfer —il faut
donc le réduire le plus possible. M. Wilson ou
M. Khrouchtchev ne peuvent rien donner à la
population, que des voitures et du beurre. Il faut
donc que la société soit persuadée qu'elle n'est
heureuse que si elle possède le plus de voitures
possible, que si elle «rattrape la production améri-
caine de beurre dans trois ans ». Et lorsque les
hommes arrivent à avoir les voitures et le beurre
qu'ils peuvent utiliser, il ne leur reste plus qu'à se
suicider. C'est ce qu'ils font dans ce pays idéal qui
s'appelle la Suède. Cette mentalité « acquisitive »,
que le capitalisme fait vivre et qui le fait vivre, sans
laquelle il ne pourrait fonctionner et qu'il pousse au
paroxysme, a pu être une folie utile pendant une
phase du développement de l'humanité. Mais elle
mourra avec le capitalisme. La société socialiste ne
sera pas cette course absurde derrière des pourcen-
tages d'augmentation de la production —ce ne sera
pas là sa préoccupation fondamentale.
La satisfaction des besoins de consommation, de
même qu'une répartition plus équilibrée du temps
des individus entre le travail productif et leurs autres
activités, seront sans doute des objectifs essentiels
d'une économie socialiste, tout au moins pendant sa
première phase. Mais le développement des hommes
et des communautés sociales sera le principe central.
Une part très importante de l'investissement de la
société sera donc sans doute orientée vers les
transformations de l'équipement, vers l'éducation
universelle, vers l'abolition de la division entre la
ville et la campagne. Le développement de la liberté
dans le travail et les facultés créatrices des produc-
teurs, la création de communautés humaines inté-
grées et complètes, seront les voies dans lesquelles
l'humanité socialiste cherchera le sens de son exis-
tence — et qui lui permettront, par surcroît, de
réaliser toute la puissance matérielle dont elle aura
besoin.
LA GESTION DE LA SOCIÉTÉ
NOTES
(1) ElleserapubliéedansleprochainnumérodeS.ouB.[n°23,
janvier 1958.Maintenant,dansL'expériencedumouvementouvrier,
2, pp.9-88.]
(2) Le«Soviet Suprême»actuel, bien entendu.
(3) L'expression se trouve chez Engels, Anti-Dühring (éd.
Costes),T.III, p. 52.
(4) On a ainsi pu lire, il y a quelques années, sous la plume d'un
« philosophe ». à peu près ceci : Comment oserait-on discuter les
décisions de Staline, puisqu'on ignore les éléments sur lesquels il
était le seul à pouvoir les fonder? (Sartre, Les Communistes et la
Paix.)
(5) Lénine ne perd pas une occasion, dans L'Etat et la
Révolution, de défendre l'idée de la démocratie directe, contre les
réformistes de son époque, qui l'appelaient avec mépris « démo-
cratie primitive ».
(6) V. sur cet aspect de l'entreprise Paul Romano, L'ouvrier
américain, dans le n° 5-6 de S. ou B., pp. 129-132, et R. Berthier;
Une expérience d'organisation ouvrière, dans le n° 20 de S. ou B.,
pp. 29-31.
(7) Cela a été le grand mérite du groupe américain qui publie
Correspondance de reprendre l'analyse de la crise de la société du
point de vue de la production et de l'appliquer aux conditions de
notre époque. V. leurs textes traduits et publiés dans Socialisme ou
Barbarie : « L'ouvrier américain », de Paul Romano (n 1à 5-6)
et « La reconstruction de la société » de Ria Stone (n 7 et 8).
En France, c'est Ph. Guillaume qui a repris ce point de vue (voir
son article Machinisme et Prolétariat dans le n° 7 de cette revue).
Plusieurs idées de ce texte-ci lui sont dues, directement ou
indirectement.
(8) Le Capital, tr. Molitor, T. XIV, pp. 114-115. [Pléiade, II,
pp. 1487-88.]
(9) Le texte de D. Mothé, « L'usine et la gestion ouvrière »,
qu'on lira plus loin [S. ou B., n° 22, pp. 75 et suiv.] est déjà une
réponse de fait — venant de l'usine même — aux problèmes
concrets de gestion ouvrière de l'atelier et d'organisation du
travail. En renvoyant à ce texte, nous n'envisageons ici que les
problèmes de l'usine dans son ensemble.
(10) Voir, p. ex., dans l'excellente synthèse de la « sociologie
industrielle » que fait J.A.C. Brown (The Social Psychology of
Industry, Penguin Books, 1954) la contradiction totale entre
l'analyse dévastatrice qu'il donne de la production capitaliste et les
seules conclusions qu'il en tire —exhortations morales adressées à
la direction pour qu'elle «comprenne », « s'améliore », « se démo-
cratise », etc. Qu'on ne dise pas qu'un « sociologue industriel »
n'a pas à prendre position, qu'il décrit des faits et ne pose pas des
normes conseiller l'appareil de direction de « s'améliorer », c'est
prendre position — et une position dont on a démontré
précédemment soi-même qu'elle est entièrement utopique.
(11) Voir les textes du XX Congrès du P.C.U.S. analysés par
Claude Lefort, Le totalitarisme sans Staline, n° 19 de S. ou B. en
particulier pp. 59-62. [Maintenant, dans Eléments d'une critique de
la bureaucratie, Droz, Genève-Paris, 1971, p. 166et suiv.].
(12) Voir le texte de D. Mothé, L'usine et la gestion ouvrière,
déjà cité.
(13) Voir, sur le gonflement extrême des services « improduc-
tifs » dans l'usine actuelle G. Vivier, La vie en usine, dans le n° 12
de S. ou B., pp. 39-41. Vivier estime que, pour l'entreprise qu'il
décrit, « sans réorganisation rationnelle des services, 30 % des
employés sont en surnombre » (les mots soulignés le sont dans
l'original).
(14) Voir l'article de D. Mothé déjà cité.
(15) La « planification » bureaucratique pratiquée en Russie et
dans les pays satellites ne prouve rien, ni dans un sens ni dans
l'autre. Elle est tout autant irrationnelle, contient tout autant
d'anarchie et de gaspillage («extérieur», indépendamment du
gaspillage dans les usines et la production) que le « marché »
capitaliste, —quoique bien entendu sous une autre forme. Nous
avons fourni une brève description de ce gaspillage et une analyse
des racines de cette irrationalité dans le n° 20 de S. ou .B. (La
révolution prolétarienne contre la bureaucratie, pp. 139 à 156.)
[Maintenant, dans La société bureaucratique, 2 pp. 267-338.]
(16) La littérature relative à ce sujet s'accroît tous les jours. Le
point de départ d'une étude du sujet reste toujours le travail de
W. Leontief, The Structure of American Economy, New York,
1951 [trad. fr. La Structure de l'économie américaine, Paris, Génin-
Médicis, 1958]. V. aussi Leontief and others Studies in the
Structure ofAmerican Economy, NewYork, 1953.
(17) Voir T. Koopmans, Activity analysis of production and
allocation, New York, 1951.
(18) Les grèves de Nantes, en 1955, se sont déroulées sur une
revendication anti-hiérarchique d'augmentation uniforme pour
tous. Les Conseils ouvriers hongrois demandaient la suppression
des normes et une limitation sévère de la hiérarchie. Ce qui
transpire des déclarations officielles indique qu'une lutte perma-
nente contre la hiérarchie se déroule dans les usines russes. V. La
révolution prolétarienne contre la bureaucratie, dans le n° 20 de
S. ou B., pp. 149-153. [La société bureaucratique, 2, pp. 286-301.]
(19) Pour une discussion détaillée du problème de la hiérarchie
voir Les rapports de production en Russie, dans le n° 2 de cette
revue, pp. 50 à 66. [La société bureaucratique, 11 pp. 264-281.] V.
également Sur la dynamique du capitalisme, S. ou B., n° 13, pp. 67
à 69.
(20) Voir, sur la structure d'une grande Compagnie d'Assu-
rances en train de subir une « industrialisation » rapide aussi bien
techniquement que socialement et politiquement, les articles
d'Henri Collet (La grève aux A.G.-Vie dans le n° 7 de S. ou B.,
pp. 103 à 110) et de R. Berthier (Une expérience d'organisation
ouvrière : Le Conseil du personnel des A.G.-Vie, dans le n° 20 de
S. ou B., pp. 1 à 64). Sur la même évolution en cours aux Etats-
Unis, et englobant de plus en plus les secteurs « tertiaires » voir
C. Wright Mills, White Collar, New York, 1951, en particulier
pp. 192à 198 [trad. fr. Les cols blancs, Paris, Maspero, 1966]. Pour
mesurer l'importance des changements qui sont à attendre dans ce
domaine, il faut comprendre que l'industrialisation des bureaux et
des « services » et finalement, l'industrialisation du travail « intel-
lectuel », enest encore à ses premiers balbutiements. Cf. N. Wiener,
Cybernetics, New York et Paris, 1951, pp. 37-38.
Dans un tout autre secteur, celui du théâtre et du cinéma, on
peut comparer aux idées émises dans le texte le rôle multiple —
économique, politique, de gestion du travail —qu'a joué pendant
la révolution hongroise le Comité révolutionnaire des travailleurs
du secteur. V. Les artistes du théâtre et du cinéma pendant la
révolution hongroise, dans le n° 20 de S. ou B., pp. 96 à 104.
(22) Voir dans le livre de J. Ellul, La technique ou l'enjeu du
siècle (Paris, 1954) le chapitre IV : La technique et l'Etat. Malgré
son optique fondamentalement fausse, Ellul a le mérite d'analyser
certains de ces aspects essentiels de la réalité de l'Etat moderne,
joyeusement ignorés par la plupart des sociologues et écrivains
politiques, « marxistes » ou non.
(23) C'est le point de vue de J. Ellul dans son livre déjà cité,
dont la conclusion est qu' « il est parfaitement vain de prétendre
soit enrayer cette évolution, soit la prendre en main et l'orienter ».
La technique, pour lui, n'est qu'asservissement se développant de
lui-même, indépendamment de tout contexte social.
(24) Cf. C. Wright Mills, White Collar, pp. 347-8, et The Power
Elite (New York, 1956), pp. 134 sq., 145 sq. et ailleurs, sur le
manque effectifde tout rapport entre la direction politique ou celle
des entreprises et des capacités « techniques » quelconques. [Tr. fr.
L'Elite dupouvoir, Paris, Maspéro, 1969.]
(25) « Platon définit l'optimum de population d'une cité par le
nombre des citoyens qui peuvent entendre la voix d'un seul orateur.
Aujourd'hui, ces limites ne désignent pas une cité, mais une civi-
lisation. Partout où les instruments néotechniques sont disponibles
et où l'on parle un langage commun, il y a maintenant les élé-
mentsd'uneunité politique qui se rapproche presquedes plus petites
cités de la Grèce jadis. Les possibilités en bien ou en mal sont im-
menses»(L. Mumford, Techniqueet civilisation, Paris, 1950, p. 219).
(26) Les événements de Pologne ont encore fourni une confir-
mation de l'idée que le parti ne saurait être un organe de
gouvernement. (V. dans le n° 20 de S. ou B. « La révolution
prolétarienne contre la bureaucratie», p. 167 et, dans le n° 21,
« La voie polonaise de la bureaucratisation », p. 65-66.) [Mainte-
nant, dans Lasociété bureaucratique, 2, pp. 327-329 et 348-352.]
(27) Voir la « Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt ».
CE QUE SIGNIFIE
LE SOCIALISME (*)
Laproduction capitaliste
Dansnotre société, les hommes passent la majeure
partie deleur vieau travail. Et cetravail est pour eux
à la fois uneagonie et un non-sens. C'est une agonie,
car l'ouvrier est constamment subordonné à une
puissance étrangère et hostile, qui a deux visages :
celui de la machine, celui de la direction. C'est un
non-sens, car l'ouvrier est placé par ses maîtres
devant deux tâches contradictoires : exécuter les
ordres, et accomplir un résultat positif.
La direction organise la production en vue d'at-
teindre une «efficacité maximale ». Mais le premier
effet de cette organisation est de susciter la révolte
des ouvriers contre la production. Les pertes de
production causées par cela dépassent de loin celles
qu'amènent les dépressions les plus profondes. Elles
sont, probablement, du mêmeordre degrandeur que
le total delaproduction courante (v., par exemple, le
livre de J. A. C. Brown, The Social Psychology of
Industry, Penguin).
Pour combattre la résistance des ouvriers, la
direction instaure une division encore plus poussée
du travail et des tâches. Elle réglemente de manière
rigide les méthodes et les procédures du travail. Elle
impose des contrôles de la quantité et de la qualité
des pièces produites. Elle introduit le salaire aux
pièces ou au rendement. Mais aussi, elle impose au
développement technologique un biais de classe de
plus en plus prononcé. Des machines sont inventées,
ou choisies, d'après ce critère fondamental : est-ce
qu'elles favorisent la lutte de la direction contre les
ouvriers, est-ce qu'elles réduisent encore plus la
marge d'autonomie de l'ouvrier, est-ce qu'elles
contribuent à ce que l'on puisse, finalement, l'élimi-
ner tout à fait? En ce sens, l'organisation présente du
travail, en Angleterre ou en France, aux Etats-Unis
ou en Russie, est une organisation de classe. La
technologie est, de manière prédominante, une tech-
nologie de classe. Aucun capitaliste anglais, aucun
directeur d'usine russe, n'introduirait jamais dans
son usine une machine qui augmenterait la possibilité
de l'ouvrier individuel ou du groupe d'ouvriers de
diriger eux-mêmes leur travail —même si une telle
machine contribuait à augmenter la production.
Les ouvriers ne sont nullement désarmés dans
cette lutte. Ils inventent constamment des méthodes
d'autodéfense. Ils violent les règlements, tout en les
respectant « formellement ». Ils s'organisent infor-
mellement, ils instaurent une solidarité et une disci-
pline collectives. Ils créent une nouvelle éthique du
travail. Ils rejettent la psychologie du bâton et de la
carotte. Ils rendent la vie impossible aussi bien aux
« crevards »qu'à ceux qui veulent se la couler douce.
Par ses méthodes d'organisation de la production,
la direction se trouve prise dans un nœud de
contradictions et de conflits sans fin. Ceux-ci
dépassent de loin ceux qui sont causés directement
par la résistance des ouvriers. La définition stricte
des tâches à laquelle la direction veut parvenir est
presque toujours arbitraire et souvent fortement
irrationnelle. Les normes de travail ne peuvent pas
être « rationnellement » définies lorsque les ouvriers
s'y opposent constamment et activement. Le traite-
ment des ouvriers comme des rouages séparables de
la machine productive se trouve en contradiction
avec le caractère profondément collectif de la pro-
duction moderne. Le résultat, c'est la coexistence
d'une organisation formelle, officielle, et d'une orga-
nisation informelle, réelle, de l'entreprise, du procès
de travail, des communications. Ces deux organisa-
tions se trouvent, dès lors, dans une opposition
permanente.
La direction du travail est de plus en plus séparée
de son exécution. Pour dépasser cette séparation,
pour parvenir à administrer — de l'extérieur — la
complexité immense de la production moderne, la
direction est forcée à reconstruire et à refléter en son
propre sein tout le procès de production, et cela, ici
encore, de manière arbitraire. Cela n'est pas simple-
ment, à strictèment parler, impossible; cela conduit
aussi à la création d'un appareil bureaucratique
énorme. Au sein de cet appareil, une nouvelle
division du travail apparaît et l'ensemble des contra-
dictions que nous avonsdécrites s'y trouve reproduit.
Une direction séparée de l'exécution ne peut pas
planifier rationnellement. Elle ne peut pas corriger à
temps les erreurs inévitables. Elle ne peut pas parer à
l'imprévu; elle ne peut pas accepter que les ouvriers
fassent tout cela à sa place... et elle ne peut pas
accepter qu'ils ne le fassent pas. Elle n'est jamais
correctement informée. La source principale de
l'information — les ouvriers dans la production —
organisent une « conspiration du silence » perma-
nente contre elle. Enfin, la direction ne peut pas
vraiment comprendre la production, car elle ne peut
pas en comprendre le ressort principal : l'ouvrier.
Cette situation, cet ensemble de relations, est le
modèle de tous les conflits dans la société moderne.
Avec, certes, les modifications nécessaires, cette
description du chaos de l'usine capitaliste s'applique
tout aussi bien au Gouvernement britannique, à la
Communauté Economique Européenne, au Parti
Communiste russe, à la Direction des Charbonnages
de France, aux Nations Unies, à l'Armée américaine
et à la Commission polonaise de planification.
Le comportement de la direction à l'égard de la
production n'est pas accidentel. Ses actions sont
imposées à la direction par le fait que l'organisation
de la production est, aujourd'hui, synonyme de
l'organisation de l'exploitation. Mais l'inverse est
tout aussi vrai : les capitalistes privés, comme la
bureaucratie d'Etat, ont aujourd'hui la possibilité
d'exploiter précisément parce qu'ils gèrent la produc-
tion. La division de classe dans la société moderne
est de plus en plus dénudée de tous ses voiles légaux
et formels. Ainsi apparaît le noyau des relations
sociales fondamentales de toutes les sociétés de
classe : la division du travail entre une couche qui
dirige aussi bien le travail que la vie sociale, et une
couche qui ne fait qu'exécuter. La direction de la
production n'est pas simplement un moyen utilisé
par les exploiteurs pour accroître l'exploitation. Elle
est le fondement et l'essence de l'exploitation elle-
même. Dès qu'une couche sociale s'approprie la
gestion, le reste de la société est automatiquement
réduit à l'état de simples objets de cette couche. Dès
qu'une couche parvient à s'assurer une position
dominante, elle utilise cette position pour s'arroger
des privilèges (un nom poli pour l'appropriation du
surplus). Ces privilèges doivent, dès lors, être défen-
dus. La domination doit devenir plus parfaite. Cette
spirale qui s'amplifie d'elle-même conduit rapidement
à la formation d'une nouvelle société de classe. C'est
cela, la leçon pertinente que nous devons tirer de
l'étude la dégénérescence de la Révolution d'Octobre
—cela, et non pas l' « arriération » ou l' « isolement
international ».
Lesocialisme signifie la gestion ouvrière
Par socialisme nous entendons la période histo-
rique qui commence avec la révolution prolétarienne
et aboutit au communisme. Cette définition est très
rigoureusement en accord avec Marx. Ainsi conçu,
le socialisme est la seule « phase de transition »
entre la société de classe et le communisme. Il n'y
en a pas d'autre. Cette société de transition n'est
pas le communisme, dans la mesure où une sorte
d' « Etat » et de coercition politique est maintenu (la
« dictature du prolétariat »). Est aussi maintenue une
coercition économique (« qui ne travaille pas, ne
mange pas »). Mais ce n'est pas non plus une société
de classe, dans la mesure où sont éliminés non
seulement l'ancienne classe dominante, mais toute
espèce de couche sociale dominante. L'exploitation y
est abolie. On doit dénoncer sans merci la confusion
introduite dans ce domaine par Trotsky et les
trotskistes, moyennant l'insertion d'un nombre crois-
sant de « sociétés de transition » entre le capitalisme
et le socialisme (Etats ouvriers, Etats ouvriers dégé-
nérés, Etats ouvriers très dégénérés, etc.) Le résultat
final de cette confusion est de fournir des justifica-
tions à la bureaucratie et de mystifier les travailleurs
en les persuadant qu'ils peuvent être, en même
temps, la « classe dominante »... et cependant exploi-
tés et opprimés sans merci. Une société dans laquelle
les travailleurs ne sont pas la force sociale dominante
au sens propre et littéral du terme n'est pas, et ne
pourra jamais être, une « société de transition » vers
le socialisme ou le communisme (sauf, évidemment,
au sens où le capitalisme lui-même est une « société
de transition »vers le socialisme).
Si donc la révolution socialiste doit abolir l'exploi-
tation et éliminer la crise de la société actuelle, elle
doit aussi éliminer toutes les couches distinctes de
dirigeants spécialisés et permanents qui exercent la
domination dans les diverses sphères de la vie sociale.
Et cela, elle doit le faire d'abord et par-dessus tout
dans la production elle-même. En d'autres termes, la
révolution ne peut pas se borner à exproprier les
capitalistes. Elle doit aussi « exproprier » la bureau-
cratie gestionnaire de ses positions privilégiées pré-
sentes.
Le socialisme ne pourra être instauré, à moins que
ne soit introduite, dès le premierjour, la gestion de la
production par les travailleurs. Nous sommes parve-
nus à cette conclusion en 1948, au bout de notre
analyse de la dégénérescence de la Révolution russe.
[V. les textes reproduits maintenant dans la Société
bureaucratique, Vol. 1, et dans Capitalisme moderne
et Révolution, Vol. 1]. Les ouvriers hongrois ont tiré,
de leur propre expérience de la bureaucratie, exacte-
ment la même conclusion en 1956. La gestion de la
production par les travailleurs était une des revendi-
cations centrales des Conseils ouvriers hongrois.
Pour des raisons qui semblent mystérieuses, les
marxistes ont toujours vu la réalisation du pouvoir
de la classe ouvrière uniquement en termes de
conquête de pouvoir politique. Le pouvoir effectif,
notamment le pouvoir sur la production dans la vie
quotidienne, est toujours resté ignoré. Les opposants
de gauche du bolchévisme ont critiqué, à juste titre,
la substitution de la dictature du parti à la dictature
des masses prolétariennes. Mais cela n'est qu'un
aspectdu problème, et un aspect en fait secondaire.
Nous n'avons pas l'intention de discuter ici l'évolu-
tion en Russie après 1917, ni la question de savoir si
Lénine et les bolchéviques « auraient pu faire autre-
ment ». Cette discussion est parfaitement stérile et
vaine. Le point qu'il importe de souligner, est le lien
entre ce qui a été fait, et le résultat final. Déjà en
1919, la gestion de la production et de l'économie
étaient entre les mains des « spécialistes »; et la
gestion de la vie politique était entre les mains des
« spécialistes de la politique révolutionnaire »,
c'est-à-dire du Parti. Dans ces conditions, aucune
force au monde n'aurait pu arrêter la dégénérescence
bureaucratique. La « conception programmatique »
de Lénine—par opposition à sa pratique effective —
était que le pouvoir politique devait appartenir aux
Soviets, la plus démocratique de toutes les institu-
tions. Mais il n'a aussi jamais cessé de répéter, de
1917 à sa mort, que la production devait être
organisée par en haut, selon des méthodes de
« capitalisme d'Etat ». C'était là une conception
fantastiquement idéaliste. Le prolétariat ne peut pas
être esclave dans la production six jours par semaine,
et jouir de dimanches de souveraineté politique. Si
ce n'est pas le prolétariat qui gère la production,
'alors quelqu'un d'autre le fait, nécessairement. Et,
comme la production est, dans la société moderne, le
véritable lieu du pouvoir, le « pouvoir politique » du
prolétariat sera, dans ces conditions, rapidement
réduit à n'être qu'un décor. A ce problème, le
« contrôle » ouvrier de la production n'offre aucune
réponse. Ou bien le « contrôle » ouvrier s'amplifiera
rapidement, devenant une gestion ouvrière, ou bien il
finira par n'être qu'une farce. Ni dans la production,
ni dans la politique il ne peut exister de longues
périodes de « dualité du pouvoir ».
Quelques-uns des écrits de Lénine pendant cette
période devraient être mieux connus des socialistes
révolutionnaires que ce n'est le cas. Les passages qui
suivent, pris dans « Les tâches immédiates du Gou-
vernement soviétique », montrent très clairement la
pensée des bolchéviques sur la question de l'organisa-
tion du travail.
« L'avant-garde du prolétariat russe qui possède la
conscience de classe la plus élevée s'est déjà fixé
comme tâche l'élévation de la discipline du travail...
Ces efforts doivent être soutenus et poursuivis avec
la plus grande rapidité. Nous devons soulever la
question du travail aux pièces et la mettre à l'épreuve
de la pratique; nous devons soulever la question de
l'application de beaucoup de choses qui sont progres-
sives et scientifiques dans le système Taylor... Le
système Taylor est une combinaison de la brutalité
subtile de l'exploitation capitaliste et d'un nombre
de très grandes réalisations scientifiques dans le
domaine de l'analyse des mouvements mécaniques
pendant le travail, de l'élimination de mouvements
superflus et maladroits, de l'élaboration de méthodes
de travail correctes etc. »
« La révolution exige, dans les intérêts du socia-
lisme, que les masses obéissent sans discussion à la
volonté unique des chefs du procès de travail. »
« Nous devons apprendre à combiner la démocra-
tie " de réunion " des masses travailleuses... avec une
discipline de fer au cours du travail, avec l'obéissance
indiscutée à la volonté d'une seule personne, le leader
soviétique, au cours du travail. Nous n'avons pas
encore appris à le faire. Nous devons l'apprendre. »
Nous pensons que ces conceptions, ce facteur
« subjectif », ont joué un rôle énorme dans la
dégénérescence de ia Révolution russe, rôle qu'il n'a
jamais encore été pleinement apprécié. Il ne s'agit pas
pour nous de dénigrer Lénine. Mais nous pouvons
voir la relation entre les vues qui étaient les siennes,
et la réalité ultérieure du stalinisme. Nous ne sommes
pas des révolutionnaires meilleurs que Lénine. Nous
sommes de quarante ans plus vieux.
L'histoire a montré que la question de savoir ce
qui se passe après la révolution est d'une importance
fondamentale pour la pensée socialiste. Presque tout
dépend du niveau d'activité consciente et de partici-
pation des masses. Une révolution véritable n'a lieu
que lorsque et si cette activité atteint des dimensions
extraordinaires aussi bien quant au nombre de
personnes impliquées qu'à l'intensité de leur partici-
pation. Une révolution est une période d'activité
intense et consciente des masses, qui essaient de
s'emparer elles-mêmes de la gestion de toutes les
affaires communes de la société. Une dégénérescence
bureaucratique ne devient possible que lorsqu'il y a
reflux de cette activité. Mais qu'est-ce qui cause ce
reflux? Ace point de l'analyse, beaucoup de révolu-
tionnaires honnêtes ne peuvent que lever les bras au
ciel, disant qu'ils voudraient bien le savoir.
Personne ne peut garantir qu'une révolution ne
dégénérera pas. Il n'existe pas des recettes pour
maintenir unniveau élevé d'activité des masses. Mais
l'histoire a montré que certains facteurs conduisent,
et conduisent très rapidement, au retrait des masses
de l'activité politique. Ces facteurs se ramènent à
l'émergence et à la consolidation, aux différents
endroits de la vie sociale, d'individus et de groupes
qui «prennent en charge » les affaires communes.
(Et toutes cesremarques sont directement pertinentes
pour ce qui est du problème de l'organisation
révolutionnaire elle-même, et de sa dégénérescence
possible. On n'a qu'à substituer le terme
«membres » au terme «masses » dans les phrases
qui précèdent.) Lemaintien d'un niveau élevé d'acti-
vité des masses exige que les masses voient —non
pas dans les discours, mais dans les faits de leur vie
quotidienne —que le pouvoir leur appartient vrai-
ment, qu'elles peuvent changer les conditions de leur
propre existence. Et le domaine premier, et le plus
important, où elles peuvent vérifier cela, c'est le
travail. La gestion de la production par les travail-
leurs fournit aux travailleurs quelque chose d'immé-
diatement saisissable. Elle confère une signification
réelle à toutes les autres questions, et à toute
l'évolution politique. Sans elle, même une politique
révolutionnaire deviendrait rapidement ce qu'est
toute politique aujourd'hui : rhétorique et mystifica-
tion.
Qu'est-cequelagestion ouvrière?
La gestion ouvrière ne signifie pas que des indivi-
dus d'origine ouvrière sont nommés à la place des
dirigeants d'aujourd'hui. Elle signifie que la produc-
tion, à tous ses niveaux, est gérée par la collectivité
des ouvriers, employés et techniciens. Les questions
qui affectent l'atelier ou le département sont tran-
chées par des assemblées des travailleurs de l'atelier
ou du département concerné. Les questions de
routine, oules questions urgentes, sont tranchées par
des délégués, élus et révocables à tout instant. La
coordination entre deux ou plusieurs ateliers ou
départements est assurée par des réunions des délé-
gués respectifs ou par des assemblées communes. La
coordination au niveau de l'ensemble de l'entreprise
et les relations avec le reste de l'économie sont la
tâche des Conseils ouvriers, composés des délégués
élus des divers départements. Les questions' fonda-
mentales sont tranchées par des assemblées générales
comprenant tous les travailleurs de l'entreprise consi-
dérée.
L'instauration de la gestion ouvrière permettra de
commencer immédiatement d'éliminer les contradic-
tions fondamentales de la production capitaliste. La
gestion ouvrière marquera la fin de la domination du
travail sur l'homme, et le début de la domination de
l'homme sur son travail. Chaque entreprise sera
autonome au degré le plus élevé possible, décidant
elle-même de tous les aspects de la production et
du travail qui n'affectent pas le reste de l'économie,
et participant elle-même à toutes les décisions qui
concernent l'organisation générale de la production
et de la vie sociale. Les objectifs généraux de la
production seront décidés par l'ensemble de la
population travailleuse.
Nous ne pouvons pas toucher ici aux problèmes
techniques impliqués par une planification véritable-
ment démocratique. Nous en avons discuté en détail
dans le n° 22 (juillet 1957) de Socialisme ou Barba-
rie. [« Sur le contenu du socialisme, II »; supra,
pp. 103 à 222.] L'essence de la question est que les
objectifs généraux du plan devraient être déterminés
collectivement, et acceptés aussi largement que pos-
sible. A partir de certaines données fondamentales,
des calculatrices électroniques pourraient produire
un certain nombre de plans et élaborer de manière
assez détaillée les implications techniques de chacun
. d'eux, par rapport aux divers secteurs de l'économie.
Les Conseils ouvriers discuteraient alors de la valeur
de ces différents plans, en pleine connaissance de
cause de leurs implications en termes de travail
humain.
Par exemple, des décisions concernant la question
de savoir si une expansion de la production de 10%
devrait conduire à des salaires plus élevés, à une
réduction de la durée du travail, ou à une augmenta-
tion des investissements, sont des décisions aux-
quelles tous devraient participer. Car elles affectent
tout le monde. Ce ne sont pas des décisions qui
pourraient être laissées à des bureaucrates «agissant
dans les intérêts » des masses. Si de telles décisions
fondamentales étaient laissées à des «experts profes-
sionnels », ceux-ci commenceraient très rapidement à
décider dans le sens de leurs propres intérêts. Leur
position dominante dans la direction de la produc-
tion leur conférerait aussitôt un rôle dominant dans
la répartition du produit social. La base de nouvelles
relations de classe aurait alors été de nouveau posée
réellement et efficacement.
Le plan choisi assignera à chaque entreprise la
tâche à accomplir pendant une période donnée, et
fournira à chacune les moyens nécessaires à cette fin.
Mais, à l'intérieur dececadre général, les travailleurs
de chaque entreprise auront à organiser leur propre
travail. Tous ceux qui connaissent les racines de la
crise dans les relations industrielles contemporaines,
et tous ceux qui connaissent les revendications des
travailleurs et l'objet de leurs luttes informelles,
comprendront facilement dans quelles directions ira
la réorganisation de la production par les travail-
leurs. Les normes de travail imposées de l'extérieur
seront certainement abolies. (C'était là une revendi-
cation explicite des Conseils ouvriers hongrois. Et
c'est le terrain d'une lutte permanente dans chaque
usine du monde.) La coordination du travail se fera
par le moyendecontacts directs et de la coopération.
La division rigide du travail commencera aussitôt à
être éliminée, moyennant la rotation des gens entre
départements et entre travaux.
Il y aura contact et coopération directs et perma-
nents entre les départements et les usines qui utilisent
les machines et les outils, et ceux qui les produisent.
Ce sera là le résultat du changement de la relation
entre ouvriers et instruments de production. La
finalité principale des équipements d'aujourd'hui est,
comme on l'a vu, d'augmenter la production par le
moyen d'une subordination accrue de l'homme à la
machine. Lorsque les travailleurs assumeront eux-
mêmesla gestion de la production, ils commenceront
à adapter l'équipement non seulement aux exigences
du travail à faire, mais aussi et surtout à leurs
propres besoins entant qu'êtres humains.
La transformation consciente de la technologie
sera une des tâches cruciales confrontant la société
socialiste. Pour la première fois dans l'histoire, les
êtres humains seront maîtres de leur activité produc-
tive. Le travail cessera d'être « le royaume de la
nécessité ». Il deviendra un champ où les humains
exercent leur puissance de création. La science et la
technique contemporaines offrent, dans cette direc-
tion, des possibilités immenses. Certes, cette transfor-
mation ne s'accomplira pas du jour au lendemain;
mais pas davantage, on ne doit la considérer comme
appartenant à un avenir communiste brumeux,
éloigné et imprévisible. Ce ne sont pas là des
questions qui se résoudront d'elles-mêmes. On devra
s'attaquer systématiquement à leur solution dès que
le pouvoir des travailleurs sera établi. Cette solution
exigera une période de transition. Et c'est cette
période qui est, en fait, la société socialiste (en tant
qu'elle se distingue du communisme).
NOTE
(1) C.F.D.T.-Aujourdh' ui, janvier-février 1974. [Maintenant,
dansLe'xpériencedumouvementouvrier,2,pp.427-444.]
AUTOGESTION ET HIÉRARCHIE(*)
AUTOGESTION ET HIÉRARCHIE
DU COMMANDEMENT
AUTOGESTION ET HIÉRARCHIE
DES SALAIRES ET DES REVENUS
NOTE
(1) V.«Lahiérarchiedessalairesetdesrevenus»,danslen°5
de C.F.D.T. Aujourdh' ui (janvier-février 1974), pp. 23 à 33.
[Maintenant,dansLE' xpériencedumouvementouvrier,2,pp.427-
444].
( Supposantquelerapport consommation/investissementest
dréalité.
e4à1—cequiestengros,l'ordredegrandeurobservédansla
L'EXIGENCE RÉVOLUTIONNAIRE (*)
L'interrogation illimitée
J'en viens maintenant à tes questions. Je ne tiens
pas spécialement à l'iconoclasme en tant que tel, je
suis loin d'être un inconditionnel de l'iconoclasme,
c'est-à-dire de casser pour casser. Qu'est-ce qui se
passe actuellement, quel est l'infâme salmigondis qui
est à la mode à Paris depuis des années? A tous les
coins de rue, du Bois de Vincennes jusqu'au Bois de
Boulogne, on fait de l'iconoclasme. Et évidemment,
on fait de l'iconoclasme de l'iconoclasme précédent,
et la surenchère de l'iconoclasme, etc. Le résultat
final est la nullité, le vide total du « discours
subversif » contemporain, devenu simple objet de
consommation et par ailleurs forme parfaitement
adéquate duconservatisme idéologique «de gauche ».
Il ne s'agit pas de cela. Nous avons devant nous
uncertain nombrede créations historiques de l'huma-
nité, nous vivons dans, parmi et par elles. La ques-
tion est de savoir ce qu'elles signifient pour nous
et ce que nous voulons en faire. Certaines de ces
créations remontent à la constitution même d'une
société humaine ou sont, comme on voudra dire,
consubstantielles à l'institution de la société.
Pour prendre un exemple massif, ce que j'appelle
la logique identitaire (1) doit être là dès que la société
s'institue et pour qu'elle puisse s'instituer. Quelle
que soit l'emprise des significations mythiques et
magiques sur une société archaïque, cette société ne
peut pas être « mythique » et « magique » si deux et
deux n'y font pas quatre; et lorsqu'ils font cinq, ils
ne le font que sous certaines conditions. Truisme,
mais disons-le puisqu'on m'a dit que je conçois la
révolution comme une table rase absolue, coupure
totale avec le passé : la révolution ne supprimera pas
l'arithmétique, elle la mettra à sa place.
Deuxième exemple, dans le prolongement du
premier : commej'ai essayé de le montrer, la logique
identitaire devient universellement dominante avec la
naissance de la philosophie et de la pensée théorique
comme telle. Dans celle-ci, immense création histo-
rique qui marque une rupture radicale entre son
avant et son après, l'émergence de l'interrogation
illimitée signifie une rupture avec l'univers mythique,
une recherche ouverte de la signification — que le
mythe avait pour fonction de clore en la satisfaisant
une fois pour toutes. Mais cette recherche se fait
dans l'horizon, par les moyens, sous les normes de la
logique identitaire. Aussitôt née, la pensée devient
Raison. Cette Raison, il ne s'agit pas de la casser
pour la casser, ni de la casser simplement parce
qu'elle est là. Il s'agit de comprendre, d'abord, d'où
elle vient et où, potentiellement, elle va—c'est-à-dire
où elle peut nous mener; donc, d'élucider en premier
lieu ses origines et sa fonction. Mais cela ne suffit
pas, on n'en a pas fini avec une idée en disant
simplement : elle vient de là, et aujourd'hui elle sert à
cela.« Origine » et « fonction » n'épuisent pas la
signification. Les « généalogies », les « archéolo-
gies » et les « déconstructions », si l'on s'en contente
et si on les prend comme quelque chose d'absolu,
restent quelque chose de superficiel et représentent en
fait une fuite devant la question de la vérité — fuite
caractéristique et typique de l'époque contemporaine.
La question de la vérité exige que nous affrontions
l'idée elle-même, que nous osions, le cas échéant, en
affirmer l'erreur ou en circonscrire les limites —bref,
que nous essayions de la mettre à sa place. Ainsi,
aujourd'hui, il s'agit de mettre à sa place l'univers
« théorique » créé par les vingt-cinq siècles précé-
dents (et qu'ils ont voulu mettre à la place de
l'univers tout court), en montrant à la fois sa validité
et les limites de cette validité.
Aussi, dans le domaine qui nous intéresse plus
particulièrement, il ne s'agit pas pour moi d'icono-
clasme en général. Il s'agit de montrer que, dans leur
contenu, les idées et les idéologies qui actuellement
prévalent et se prétendent révolutionnaires sont,
d'abord, erronées, inconsistantes, incohérentes. Et,
en deuxième lieu, qu'elles participent du monde
qu'elles prétendent combattre. Ainsi, j'ai essayé
depuis longtemps de montrer que le marxisme reste
prisonnier de l'idéologie capitaliste et, au-delà, de
toute l'ontologie gréco-occidentale. Mais cette dé-
monstration n'a de sens, à mes yeux, que parce que
j'essaie de montrer les limites de cette ontologie. (De
même qu'il ne me suffit pas, et qu'il ne suffit pas, de
montrer que Marx partage les postulats essentiels de
l'économie politique bourgeoise : il faut encore mon-
trer que ces postulats ne conduisent pas à la
constitution d'un « savoir économique »—pas plus
qu'aucun autre groupe de postulats d'ailleurs.)
Leprojet révolutionnaire...
Nous restons alors avec une tâche encore plus
grande. Et cela déjà apparaît, lorsque je parle de
« mettre en place ». Mettre en place dans quoi, à
quelle place, moyennant quoi? Mettre en place dans
un nouveau monde social-historique, qui est, en
partie, en train de se créer, et, en partie, à créer. Pour
cela, ce que tu appelles « éthique » ne suffit pas. Je
ne récuse nullement le terme, au contraire; tout ce
qui se passe aujourd'hui m'inciterait plutôt à le
revendiquer très haut. Le problème éthique n'est ni
supprimé actuellement, ni subsumé sous le problème
politique, comme le pensait le bolchevisme et même
le marxisme. Il reste inéliminable : non seulement
dans notre vie « privée », mais dans notre vie
politique. Pour celui qui adhère, dans une certaine
lucidité, à un projet politique révolutionnaire, il y a
toujours une base, une source « subjective » de cette
adhésion qui est éthique au sens suivant : qu'il se
considère comme responsable de ce qu'il veut et de ce
qu'il fait, et qu'il essaie de vouloir et de faire dans la
plus grande lucidité dont il soit capable.
Mais dans la politique, il s'agit de beaucoup plus;
et, je pense, c'est ce que tu vises en parlant de travail
collectif et de conditions pratiques et sociales d'une
révolution. Cequenous choisissons comme individus
qui, saisis par l'exigence éthique (= ne pas faire
n'importe quoi), adhérons à un projet politique, ne
visepas notre vie «privée »et surtout n'est pas et ne
peut pas être notre pure création personnelle. Nous
n'inventons pas, ex nihilo, le projet révolutionnaire;
celui-ci naît (pour ne pas remonter plus loin) dans la
société occidentale depuis environ deux siècles. Cette
société, depuis la Révolution française et les premiers
mouvements (à peu près contemporains de celle-ci)
des ouvriers anglais est caractérisée par une crise;
non pas une crise conjoncturelle, ou une crise
économique, mais par une scission interne, par un
conflit moyennantlequel unedes parties constitutives
de la société, en l'occurrence les ouvriers, et notam-
ment les ouvriers anglais, sont amenés non simple-
ment à défendre leur position «économique », mais
à poser, trente ou quarante ans avant les premiers
écrits de Marx, le projet d'une autre société et à en
donner des formulations qui restent encore aujour-
d'hui pour nous, enun sens, presqueindépassables.
... dans la société capitaliste occidentale
Or cette société, la société capitaliste occidentale,
qui depuis deux siècles se «développe » à un point
extraordinaire et réalise une croissance économique
sans précédent et un «progrès technique » plus
grand que celui des millénaires antérieurs, reste
toujours marquée par cette crise. Crise qui n'est
qu u' n autre nom de son conflit interne : il n'y a pas
de « crise objective », une société ne pourrit pas
comme une poutre, il n'y a crise que dans la mesure
où il y a conflit, lutte, contestation interne. Le terme
de contestation, au sens fort que je lui ai donné
depuis 1960, signifie la non-acceptation par un nom-
bre considérable de gens, d'hommes et de femmes, de
jeunes et maintenant d'enfants, du mode d'organisa-
tion et de vie, des valeurs, des normes et des finalités
de la société où ils vivent. Pendant longtemps, la
forme prédominante de cette contestation a été les
luttes ouvrières, son porteur a été la plupart du
temps le prolétariat industriel.
Il n'en est plus ainsi, depuis quelques dizaines
d'années, dans les pays de capitalisme développé.
Mais cela ne signifie pas, comme on a voulu le dire,
que la classe ouvrière a été intégrée sans reste dans le
système. La contestation du système par les ouvriers
continue sous la forme de la lutte dans et autour de
la production (forme qui a toujours été, à mes yeux,
beaucoup plus importante que celle des revendica-
tions « économiques »), concernant les conditions,
les méthodes, les modalités du travail, lutte qui se
déroule constamment dans l'entreprise et pose cons-
tamment la question : qui est le maître ici, qui
domine effectivement le processus de travail? Le
maître est, en un sens, la direction capitaliste
bureaucratique de l'entreprise - mais cette maîtrise
est constamment contestée par les travailleurs.
A cette contestation sont venues s'en ajouter
d'autres, tout autant sinon encore plus importantes
(tout le monde le sait maintenant, mais ne le savait
pas en 1960 par exemple). Ainsi, le mouvement des
femmes. Par ce terme je n'entends pas le Women's
Lib, le M.L.F., etc., mais quelque chose de beaucoup
plus profond, et qui vient de beaucoup plus loin.
Depuis, disons, 1880, des bonnes femmes inconnues,
anonymes, dans les pays occidentaux, commencent
un travail de taupe : le jour, la nuit, à table, dans le
lit conjugal, par rapport aux enfants, en transgres-
sant les tabous sexuels, en entrant dans les profes-
sions prétendument « masculines », etc. Or cela
conduit à la situation actuelle, à une transformation
incroyable de la « condition féminine » (donc aussi,
automatiquement, de la « condition masculine »),
dont la profondeur et les effets restent absolument
incalculables. Nous sommes en train de voir et de
vivre là quelque chose qui dépasse même de loin la
crise de la société capitaliste puisque ce qui est.
virtuellement détruit, c'est quelque chose — la
définition de la « condition féminine », peut-être
l'idée même d'une « condition féminine »— qui est
antérieur à la constitution des sociétés dites « his-
toriques ». Transformation qui, d'ailleurs, révèle
d'autres aspects de la crise de la société en même
temps qu'elle contribue à l'approfondir. Il ne peut
pas yavoir de société où il n'y ait pas un certain type
de « famille »; « famille » au sens où, à la limite,
même les usines à embryons dans Le meilleur des
mondes de Huxley sont des « familles », des formes
réglées de fabrication de nouveaux individus sociaux.
Or, moyennant aussi le mouvement des femmes,
nous assistons actuellement à une décomposition
croissante de cette forme réglée, qui va de pair
d'ailleurs avec la disparition de toute une série
d'autres repères et pôles de référence des individus
des groupes, de la société, relatifs à leur vie. On peut
en dire autant des mouvements des jeunes, et même
de l'évolution des enfants.
La visée centrale
Or, dans tous ces mouvements de contestation, je
prétends trouver, ou reconnaître, une unité de
signification, ou mieux une relation interne des
significations qu'ils portent : la visée d'autonomie,
donc, au plan social et politique, de l'institution
d'une société autonome —ce qui finalement signifie
pour moi : l'auto-institution explicite de la société.
Le projet révolutionnaire, c'est cela même —et, au
sens que nous venons de discuter, c'est une création
historique que nous trouvons déjà là, devant nous.
La discussion reste ouverte. Mais une objection
n'est pas recevable, celle qui dit : « Mais c'est vous
qui trouvez à tout cela une signification, une unité ou
une relation interne de signification. »Oui, c'est moi;
de même, c'est vous — et c'est là une affirmation
également lourde —qui dites : « Non, tout cela est
privé de signification. » Certes, je procède à une telle
interprétation de l'histoire contemporaine — de
même que procède à une interprétation le sociologue
réactionnaire ou conservateur qui ne voit partout que
l'échec des mouvements ouvriers et considère ceux-ci
comme des « ratés » du système capitaliste avant
qu'il n'arrive à sa pleine maturité. Et cette dernière
interprétation procède bien entendu, elle aussi, d'une
volonté politique, elle n'a rien de « purement sociolo-
gique »et « scientifique ». En aucun domaine, même
pas de la « pure » philosophie, il n'y a d'interpréta-
tion qui ne soit liée à un projet et à une volonté.
L'idée d'une « pure interprétation » est encore une
des mystifications par lesquelles l'époque contempo-
raine essaie de se masquer sa fuite éperdue devant la
question de la vérité et de la volonté. On « inter-
prète » interminablement Marx, Freud, les philo-
sophes classiques, etc. pour ne pas avoir à affronter
la question : dans quelle mesure ce que Marx, Freud,
etc. ont dit est-il vrai, et dans quelle mesure est-ce
pertinentpour nous aujourd'hui?
Je fais l'interprétation que je fais de l'histoire du
monde occidental et du monde tout court depuis
deux siècles au mieux de mon savoir, de mes
capacités, de mes possibilités de déjouer les innom-
brables pièges que les choses et moi-même nous me
dressons dans cette recherche. Mais je la fais aussi en
fonction d'une volonté politique, qui a pour corrélat,
hors de moi, un projet révolutionnaire que je
n'invente pas, qui est incarné, créé dans et par
l'histoire effective. Certes la conception que j'ai de ce
projet est le co-résultat de mon interprétation, de
mon élucidation; mais personne ne peut effacer le
fait que des hommes se sont levés pour hurler « vivre
en travaillant ou mourir en combattant », pour
chanter « ni Dieu, ni César, ni tribun ». Le projet
révolutionnaire est là dans l'histoire effective, il
parle, il se parle puisque ce n'est pas une « tendance
objective » mais une manifestation de l'activité des
hommes qui ne peut exister que si elle est, à un
certain degré, consciente et qu'elle se donne sa
formulation. Tout au plus quelqu'un peut-il dire que
l'idée et la visée qui sous-tendent le « ni Dieu, ni
César, ni tribun » sont absurdes ou utopiques; mais
c'est lui qui le dit, il choisit de le dire (car il ne
pourrait jamais le démontrer), il est responsable de ce
choix — et la question reste toujours : pourquoi le
dit-il, que veut-il?
Tout cela renvoie à ce que j'appelle le cercle de la
praxis. Ce cercle peut être défini, comme tout cercle
qui se respecte en géométrie plane, par trois points
non co-linéaires. Il y a une lutte et une contestation
dans la société; il y a l'interprétation et l'élucidation
de cette lutte; il ya la visée et la volonté politiques de
celui qui élucide et interprète. Chacun de ces points
renvoie à l'autre, ils sont tous les trois absolument
solidaires. (Je dis bien élucidation, et non pas
théorie : il n'y a pas de « théorie politique » au sens
strict et, en tout état de cause, la théorie n'est qu'un
cas particulier de l'élucidation.)
Je ne sais pas si j'ai vraiment répondu à tes
questions.
Sauvages et civilisateurs
Pierre ROSANVALLON: Tu insistes avec raison sur
le fait que tu n'es pas l' « inventeur » de ce projet
révolutionnaire. Il suffit en effet pour cela de se
référer à ce qu'a été le mouvement ouvrier au
XIX siècle, mouvement d'ailleurs souvent différent de
l'interprétation que l'on en donne aujourd'hui. C'est
vrai que le mouvement ouvrier a d'abord été marqué
par un refus des médiations politiques, se définissant
comme volonté d'auto-émancipation à travers le
développement de thèmes comme celui de l'associa-
tion. On pourrait évidemment décrire beaucoup plus
précisément ce projet. Mais l'important n'est pas là,
à ce point de la discussion. Ce qui compte, c'est que
ce projet, tout entier contenu dans une pratique que
je qualifierai de sauvage, n'a cessé de rencontrer des
civilisateurs, des gens qui ont voulu le doter de
théories, d'idéologies, de tâches à accomplir, de
moyens d'organisation à mettre en œuvre. Le civili-
ser, c'était lui donner l'horizon de son pouvoir, de
son savoir, de son devenir; en un mot, c'était en faire
un agent historique.
Or toi, tu estimes justement que ce mouvement de
civilisation a étouffé le projet révolutionnaire du
mouvement ouvrier. Soit. Mais la question demeure :
quelles sont les conditions qui permettent à ce
mouvement sauvage d'être véritablement autocréa-
teur et constructif, de se dépasser en tant que
mouvement de protestation et de refus, en tant que
simple manifestation d'une espérance? Pour être plus
précis, comment passer de la révolte à la révolution,
de la contestation à la transformation de la société?
Je te pose ces questions car, à t'entendre et à te
lire, j'ai parfois le sentiment que tu rêves d'un
mouvement social pur, qui resterait sauvage, préservé
de toute médiation; comme si toute institutionnalisa-
tion contenait déjà en germe une trahison du projet
révolutionnaire. Est-il possible de penser une auto-
institution qui réglerait le problème en développant
les effets d'une pure liberté?
Olivier MONGIN: N'est-il pas possible de prendre
la question de Pierre à rebours? En effet, si l'on se
réfère à un mode traditionnel de réflexion politique
qui consiste à s'interroger sur les rapports de l'Etat à
la société, de la société politique à la société civile,
sur le rôle de l'institution, on est surpris que vous en
fassiez l'économie dans votre ouvrage. Pourriez-vous
justement apporter des précisions quant à ce type de
questions? Cela serait susceptible de nous aider à
mieux percevoir les conditions de possibilité d'une
société auto-instituée. L'Etat n'est-il pas amené à
disparaître d'une société auto-instituée, par exemple?
Toute représentation politique également?
Cornelius CASTORIS : Oui, certainement. Là-
dessus, pour l'instant, je ne veux pas ajouter grand-
chose à ce qui a été mis en avant dès le départ par le
mouvement de contestation révolutionnaire dans la
société moderne. Des textes d'ouvriers anonymes
anglais de 1818 ou 1820 affirment expressément que
les associations de producteurs doivent remplacer
l'Etat et que la société n'a besoin d'aucun autre
gouvernement que ces associations elles-mêmes. Et
cela reste pour moi un élément absolument essentiel
de l'idée d'une société autonome et qui s'auto-
institue explicitement, à savoir la nécessité de suppri-
mer l'Etat, le monopole légal de la violence entre les
mains d'un appareil séparé de la société. Certes, des
conséquences importantes et des problèmes profonds
en résultent, auxquels nous pourrons peut-être reve-
nir.
Pour en venir aux questions de Rosanvallon, je
pense que nous serions, toi et moi, d'accord pour
dire que les choses les plus profondes, les plus
importantes, les plus durables n'ont pas été dites par
les « civilisateurs », mais par les « sauvages » qui
sont soudain sortis du fond de la société.
L'exemple qui m'importe le plus est celui de la
création de nouvelles formes institutionnelles. Il faut
que les ouvriers parisiens fassent la Commune, Marx
déconseillant au départ une insurrection de Paris,
pour qu'après coup Marx puisse venir déclarer que la
Commune était la « forme enfin trouvée » de la
dictature du prolétariat. Il faut que le peuple russe
crée les Soviets en 1905 pour que Lénine, au départ
opposé aux Soviets, vienne après coup reconnaître
leur importance, ou plutôt la méconnaître parce que,
pour commencer, il n'y voit que des instruments de
lutte, ce n'est que plus tard qu'il y verra aussi des
formes de pouvoir. Après 1917, il faut que les
ouvriers russes, déçus des Soviets, refluent vers les
comités de fabrique et se mettent, contre les direc-
tives de Lénine, à exproprier les capitalistes, pour
que Lénine produise enfin, l'été 1918, le décret
d'expropriation. En Hongrie, en 1956, personne n'a
« enseigné » quoi que ce soit aux gens; les intellec-
tuels, les étudiants, les écrivains, les gens du théâtre
se sont mis en mouvement, les ouvriers ont formé des
Conseils d'usine. Toutes ces formes n'ont été ni
prédites, ni déduites d'une théorie quelconque; elles
ont été créées par les gens, dans et par leur lutte.
Certes, la création de ces formes institutionnelles
ne résout pas tous les problèmes d'une société post-
révolutionnaire. Des questions immenses s'ouvrent,
concernant par exemple la coordination de l'activité
des Conseils, les sphères de la vie sociale autres que
la production, etc. Nous pouvons avoir des idées sur
des sujets, nous devons même en avoir et nous
devons les exprimer; j'ai essayé de le faire (dans
«Sur le contenu du socialisme », en 1957) [v. supra,
p. 103-222], pour les points qui me paraissaient les
plus importants, les plus immédiatement critiques,
dans l'organisation d'une société post-révolution-
naire pendant ses premiers pas. Mais ce serait
méconnaître le sens le plus profond de ce que nous
disons, si nous pensions que nous pouvons trouver
maintenant la réponse. Notre rôle n'est pas de nous
poser commeles «civilisateurs »qui détiendraient la
réponse, mais d'abord de détruire l'idée du civilisa-
teur, et l'emprise de cette idée auprès des prétendus
non-civilisés ou sauvages. Il s'agit de montrer aux
gens qu'eux seuls détiennent une réponse possible,
qu'eux seuls peuvent l'inventer, que toutes les possi-
bilités et les capacités d'organisation de la société se
trouvent en eux-mêmes. Il s'agit de montrer la
somme d'absurdités et de fallaces sur lesquelles
s'appuient toutes les justifications du système actuel
et de tout système hiérarchique-bureaucratique. Il
s'agit de détruire l'idée que le système est tout-
puissant et omniscient, et la tenace illusion que ceux
qui gouvernent «savent »et «sont capables »—au
moment où est quotidiennement démontrée leur
imbécillité organique, ce que j'ai appelé depuis
longtempsleur imbécillitédefonction (commeon dit :
appartement de fonction). Il s'agit aussi de montrer
qu'il n'y a aucune institution-miracle, que toute
, institution nevaut que par ce que les gens en font —
mais qu'il y a des institutions «anti-miracle »; par
exemple, que toute forme politique de représentation
fixe, rigide, stable, séparée devient irrésistiblement
une forme d'aliénation politique, le pouvoir passant
des représentés aux représentants. La forme de la
révolution et de la société post-révolutionnaire n'est
pas une institution ou une organisation données une
fois pour toutes, mais l'activité d'auto-organisation,
d'auto-institution.
Révolteouauto-institution
Olivier MONGIN: A vous entendre, j'ai l'impres-
sion que le terme de révolte serait plus éclairant que
le terme de révolution. N'êtes-vous pas amené
progressivement à substituer le terme de révolte à
celui de révolution? Une société qui s'auto-institue-
rait en permanence, ne serait-ce pas une société qui
serévolterait enpermanence, d'une façon indéfinie?
Cornelius CASTORIADIS: Je récuse absolument
l'idée qu'il ne peut jamais y avoir qu'une série de
révoltes. Il ya eu et il yaura certes encoreune foule
de révoltes, mais il y a eu aussi dans la période
moderne, une série de révolutions : 89, 48, la
Commune, 1917, 1919, 1936-37, 1956, etc. Je ne vois
pas au nom de quoi on les escamoterait. Il y a des
moments où la masse des gens non seulement «se
révolte »contre l'ancien ordre, maisveut modifier les
institutions sociales de fond en comble («from top to
bottom », disent des textes d'ouvriers anglais des
débuts du XIXsiècle). Cesont des révolutions, parce
queles genssont animés par une volonté et une visée
globales. Cette visée globale nous ne pouvons l'aban-
donner sans tomberdans l'incohérence.
Comme le réformisme, le «révoltisme » ou bien
est totalement incohérent, ou bien est d'une secrète
mauvaise foi. Aucun politique, aucun homme qui
pense et essaie de faire quelque chose relativement à
la société, ne peut jamais proposer ou prendre une
disposition sanss'interroger sur les répercussions que
cette disposition pourra avoir sur les autres parties
du système. Considérons un politicien conservateur.
La mesure la plus partielle qu'il prend, il ne peut la
prendresans sedemander : sije fais cela sur tel point
particulier, que va-t-il se passer ailleurs? S'il ne se
pose pas cette question, ou s'il y répond mal, il
contribue non pas à la conservation mais à la ruine
dusystème(et c'est cequi sepasse, commej'ai essayé
de le montrer, presque nécessairement sous le capi-
talisme bureaucratique moderne). De même pour
un politicien réformiste : s'il veut introduire des
réformes « sérieuses », elles doivent être cohérentes
entre elles et avec ce qui n'est pas « réformé » (voir,
pour une illustration massive du contraire, Allende).
Lasociété est totalité, et cette totalité punit ceux qui
neveulentpas la voircommeelle.
Ainsi aussi pour le «révoltiste »: ou bien il est
incohérent, ou bien il est un révolutionnaire qui
refuse de s'avouer tel, c'est-à-dire nourrit le secret
espoir qu'un jour toutes ces révoltes pourront
quelque part sesommer, se cumuler, s'additionner en
unetransformation radicale.
Allons plus loin, puisqu'aussi bien le «révol-
tisme »semble aujourd'hui gagner du terrain auprès
degenstrès honorables et fort proches. Quel en est le
«fondement » philosophique? C'est une thèse sur
l'essence dusocial. Lepère le plus proche de nous de
cette thèse, c'est Merleau-Ponty, qui écrivait, dans
LesAventuresde la dialectique : le marxisme commet
l'erreur d'imputer l'aliénation au contenu de l'his-
toire, tandis qu'elle appartient à sa structure (je cite
de mémoire). Donc, thèse : toute société est essen-
tiellement aliénée, l'aliénation tient à l'essence du
social. (Conséquence immédiate : l'idée d'une société
non aliénée est une absurdité.) J'ai longuement,
quoique indirectement, discuté cette thèsedans L'Ins-
titution imaginaire... (Chapitre II), je neveux m'arrê-
ter ici que surdeux points :
D'abord, qu'entend-on par «aliénation »? Cela
s'éclaire lorsqu'on se rappelle l'autre formule de
Merleau-Ponty : «Il y a comme un maléfice de
l'existence à plusieurs. » Comme, en dehors des
phantasmes d'une philosophie égologique (dont Mer-
leau-Ponty se révèle ici prisonnier), il n'y a pas
d'existence autre qu'à plusieurs, la phrase équivaut
à : il y a comme un maléfice de l'existence, point.
Idée privée de sens. Notons en passant le clivage de
la pensée de Merleau-Ponty à cet égard (en appa-
rence étrange, mais envérité nécessaire : l'occultation
du social-historique est condition depossibilité de la
pensée héritée). Pour Merleau-Ponty, l'idée que je
serais «emprisonné dans mon corps », que la corpo-
réité serait synonymed'esclavage ou d'aliénation, est
absurde, mon corps ne me «limite » pas, il est
ouverture et accès au monde. Et cela est évident. Or,
je suis unêtre social-historique, àcet égard, commeje
suis «corporel »: la dimension sociale et historique
de mon être n'en est pas une «limitation », elle en
est le sol même —à partir duquel seulement des
«limitations » peuvent apparaître ou ne pas appa-
raître. L'existence de «plusieurs » autres, et d'une
indéfinité d'autres, et de l'institution dans et par
laquelleseulement ils peuvent être, commemoi, n'est
pas «maléfice », elle est ce à partir de quoi je suis
fait moi-mêmeetj'existe. Or cela Merleau-Ponty à la
fois le voit (c'est éclatant lorsqu'il s'agit du langage,
mais pas seulement dans cecas) et il ne peut/veut pas
le voir dans ses conséquences ultimes, et surtout
lorsqu'il s'agit dela politique (demêmequ'il voit que
faire, un enfant ou un métier, n'a rien à voir avec le
savoir absolu sans être pour autant une activité
aveugle —et qu'il continue implicitement à sou-
mettre la politique révolutionnaire à l'exigence d'un
savoir absolu).
Ensuite, si l'aliénation appartient à la structure de
l'histoire, elle ne peut pas comporter de plus et de
moins. A partir de quoi et moyennant quoi, alors,
pourrait-on préférer telle forme de société à telle
autre?
Paul THIBAUD: Ona l'impression, dans votre livre,
que vous parlez à deux niveaux. A un niveau
ontologique, votre propos est de montrer que
l'homme fait sa propre histoire et en particulier qu'il
est capable de créer du nouveau, vous dites même
quela pensée qu'il se crée du nouveau dans l'histoire
est une idée elle-même nouvelle. Tout cela, au fond,
pourrait très bien se lire dans un cadre non révolu-
tionnaire; c'est la simple affirmation qu'il se passe
quelque chose. Mais d'autres parties de votre livre
concernent non plus l'histoire humaine en général,
mais la conjoncture extrêmement particulière que
nous vivons : nous serions à l'orée de la seule et
unique révolution de l'histoire de l'humanité, en
définitive celle de l'auto-institution de la société, de
la sortie des garants métaphysiques, traditionnels,
institutionnels, sous lesquels les sociétés ont vécu.
Nous serions à un point absolument névralgique de
l'histoire, à uneéchéance.
Cornélius CASTORIADIS: Echéance n'est pas le mot.
Il y a une exigence, non pas intemporelle, mais
historique.
Paul THIBAUD: Mais cette articulation entre votre
réflexion ontologique et votre pensée historique
suscite des soupçons; ça va trop bien ensemble : non
seulement nous pouvons faire quelque chose, mais
nous avons à faire des actions sans précédent. Notre
désir et notre situation seraient encore une fois
parfaitement d'accord; cette confluence est quand
même un peu miraculeuse. Elle vous convient trop
bien, et peut-être convient-elle aussi trop bien à ceux
qui vous lisent.
Cornelius CASTORIADIS: Si confluence il y a, ce
n'est pas de ma faute, ce n'est pas moi qui la fais
être. Oubien ce queje dis est totalement faux, et ce
n'est pas la peine d'en parler, ou bien dans ce queje
dis il y a quelque chose de vrai, et cela veut dire :
quelque chose qui dépasse le simple agencement de
mon discours et établit un certain rapport entre ce
discours et ce qui est. Or ce qui est, je n'ai pas le
pouvoir de le faire être à la convenance de mon
discours. Ce n'est pas moi qui ai fait que l'histoire
soit création, ou qu'il existe, depuis deux siècles, un
projet révolutionnaire. Or ce que vous appelez
miraculeux, ce n'est pas un hasard —bien que les
termes dehasard et denon-hasard soient ici privés de
sens. Ladiscussion que nous tenons ce soir, en 1976,
la tenons-nous «par hasard », ou «non par
hasard »? C'est «hasard » si les uns et les autres
nous nous trouvons exister en 1976; mais aussi, cette
discussion n'aurait pas pu se tenir en 1676—et c'est
celaaussi quesignifie notre historicité.
Qu'est-ce qui m'a conduit aux idées formulées
dans mon livre, et particulièrement à voir l'histoire
comme création? Centralement, quoique non exclu-
sivement, l'incompatibilité radicale entre le projet
révolutionnaire tel qu'il s'était manifesté et concrétisé
historiquement depuis deux siècles, et l'idée de
l'histoire comme un processus déterminé (que cette
«détermination »conduise à l'inéluctabilité du com-
munisme, ou à la pérennité de l'aliénation, est
absolument indifférent à cet égard). C'était une
question absolument vitale et actuelle — qui en
mêmetemps conduit au-delà de l' «actuel »étroit et
m'a obligé à remonterjusqu'au Timéede Platon et à
dire : en un sens, tout commence avec une.certaine
conception du temps, du temps comme pure répéti-
tion.
Ceque vous appelez coïncidence miraculeuse était
déjà en germe dans la problématique révolutionnaire
de l'époque. Aussi longtemps que l'on reste sur le
terrain spéculatif—comme y restent le marxisme et
Marx lui-même dans ce que j'ai appelé le deuxième
élément de sa pensée, l'élément conservateur-théori-
ciste—la pensée et la volonté politiques révolution-
naires se trouvent coincées entre ces deux idées
absolument antinomiques et irréconciliables : l'idée
d'une détermination de la société et de l'histoire, et
l'idée d'une révolution créatrice de nouvelles formes
deviesociale. Cette antinomie, il fallait la casser. Or,
la casser conduisait à voir l'histoire comme création
— idée qui, une fois énoncée, apparaît dans son
évidence aveuglante, presque dans sa banalité. Onest
alors amené à se demander pourquoi cette évidence
aveuglante n'a pas été «vue » auparavant? C'est le
revers de la question que vous me posez, et c'est la
même question. C'est aussi, en un sens, la même
réponse : la vue de l'histoire comme répétition
déterminéeest profondément tissée avecles nécessités
de l'institution de la société telle qu'elle a existé
jusqu'ici : la «stabilité »de cette institution, au sens
le plus profond, « exigeait » presque que l'on ne
puisse pas voir l'histoire comme création essentielle.
L' «étonnant », si vous voulez, consiste dans l'émer- -
gencehistorique du projet révolutionnaire; mais non
pas dans le fait que le développement de ce projet
conduise enfin à voir dans l'idée de la détermination
de l'histoire (détermination «technique », transcen-
dante, logique ou comme on voudra) un ingrédient
essentiel de l'institution de la société hétéronome que
ceprojet viseà détruire.
Mais peut-être votre terme de «coïncidence mira-
culeuse » est-il induit par un malentendu sur le mot
de création, queje voudrais en tout cas dissiper. Ce
mot, sous ma plume, n'a aucune connotation de
valeur. Une création n'est pas forcément «bonne ».
LeGoulag est une création grandiose; commeon dit
couramment, il fallait le faire; il fallait l'inventer.
De même, dans un autre domaine, le délire
psychotique est une création —et il n'y a ni à le
glorifier ni à mettre au pinacle les schizophrènes,
comme le font certains discours à la mode. Les
sociétés Mundugumor, Kwakiutl, Bororo, etc., repré-
sentent toutes des créations historiques; comme
telles, elles ne sont ni supérieures ni inférieures aux
sociétés indienne, chinoise, assyrienne, athénienne ou
française. Et c'est précisément parce que toutes ces
formessociales sont descréations aumêmetitre —la
société autonome autant qu'Auschwitz —que nous
sommessaisis par l'incontournable question de notre
propre faire en tant que sujets politiques respon-
sables. C'est lorsque nous avons dit que l'histoire
n'est pas.pré-déterminée, qu'elle est le domaine de la
création, quesurgit pournouspleinement la question
desavoir quellecréation nousvoulons, vers quoinous
voulons orienter cette création. Nous, parcequenous
sommes parties prenantes de la société où nous
vivons, nous avons ou nous demandons le droit et
l'obligation deparler et de préférer. Pourquoi ce que
nous disons n'est pas délire psychotique ou lubie
personnelle? Parce qu'il se rencontre avec une foule
d'autres actions et d'autres discours dans la société.
Il est historiquement enraciné —ce qui ne veut pas
dire asservi : nous avons la possibilité d'être révolu-
tionnaires ou de ne pas l'être, et, si nous le sommes,
de dire par exemple, si nous le pensons, que nous
approuvons ou désapprouvons telle chose faite dans
unerévolution.
L'autre dela raison
Paul THIBAUD: Pour reprendre sous une autre
forme la question d'Olivier Mongin sur l'Etat :
L'institution imaginaire... est pleine du sentiment de
la limite, en particulier de la limite de ce qu'on peut
connaître par rapport à ce qui existe. Mais ce qu'il y
a de curieux, c'est que ce livre reste quand même un
livre profondément rationaliste, en ce sens que
l'obscur, social ou individuel, ne semble pas y avoir
de statut. Pourtant, les hommes se sont toujours
donné une sorte de représentation du «noyau de
nuit » qui est en eux, du mystère qu'ils sont pour
eux-mêmes, individuellement et collectivement. J'ai
l'impression —je fais ici allusion à ce qu'a souvent
dit Claude Lefort — que si vous affirmez la
possibilité d'en finir avec l'Etat, si vous affirmez que
nous pouvons nous saisir et nous autocréer, c'est
qu'il n'y a pour nous en droit ni mythes ni
institutions entre nouset nous-mêmes.
Cornelius CASTORIADIS: Je ne crois pas qu'il soit
équitable de dire que ce que vous appelez l' «obs-
cur » n'a pas de statut dans ce que je pense —ou,
plus exactement, qu'il n'a pas de place; au contraire,
il a une place immense, il est en un sens le fond de
tout. L'expression de «statut de l'obscur »meparaît
plus que contestable; l'obscur ne serait plus l'obscur
si nous pouvons le circonscrire et le doter d'un
statut. Maintenant, je présume que ce que vous
opposeriez à l'obscur serait une lumière de la
Raison...
Paul THIBAUD: Vous avez fait un livre sur les
limites dela Raison.
Cornelius CASTORIADIS: Cen'est pas seulement un
livre sur les limites de la Raison, c'est un livre qui
essaie d'indiquer, de montrer, l'autre de la Raison, et
d'en parler autant que faire se peut sans tomber dans
la simple incohérence. J'essaie de le faire dans le
domaine du social-historique, comme aussi dans le
domaine de la psyché — comme je rappelle qu'es-
sayent de le faire dans le domaine de la nature les
rares, il est vrai, scientifiques contemporains qui
tentent de comprendre vraiment ce que la science
fait, ce qu'elle sait et ce qu'elle ne sait pas. —Place
immense de l'obscur, disais-je, puisque finalement il
n'y a pas de pure et simple « lumière de la Raison »,
puisque l'obscur pénètre la Raison elle-même,
puisque la Raison elle-même est « obscure » (dans son
« origine », dans son pourquoi et pour-quoi, dans
son comment, dans son rapport à ce qui n'est pas
Raison).
La Raison n'apparaît comme non-obscure qu'aussi
longtemps que l'on se borne à l' « utiliser », sans
s'interroger sur elle. Et les rapports entre la Raison et
l'autre de la Raison sont éminemment obscurs. Par
exemple : nous ne pouvons jamais penser en nous
passant de la logique ensembliste-identitaire. Cette
logique est une création social-historique. Et, à la
fois, elle a un rapport avec certains aspects de ce qui
est — rapport que j'appelle étayage, reprenant un
terme de Freud—et elle est radicalement hétérogène
avec ce qui est au-delà de ces aspects, ce que j'appelle
un magma. Ce terme veut désigner le «mode
d'organisation », si je peux dire, de ce qui est, qui se
présente comme indéfiniment rationalisable, mais
n'est pas intrinsèquement rationnel. Et qu'il soit
indéfiniment rationalisable laisse encore ouverte la
question de savoir s'il l'est de manière féconde, ou
simplement de façon formelle et vide—comme c'est
le cas, par exemple, avec les prétendues « sciences »
humaines.
Changer le rapport entre le conscient et l'inconscient
Paul THIBAUD: Je voudrais préciser le domaine de
la question : comment l'auto-institution est-elle pos-
sible si l'humanité est obscure à elle-même, tout
simplement? Je vois là un hiatus, etje me demande si
la permanence de l'Etat n'est pas liée à ce décalage
entre nous et notre propre action.
Cornélius CASTORIADIS: Commençons par un
« exemple ». La psyché est essentiellement a-ration-
nelle; elle est imagination radicale. Le « ration-
nel », chez l'individu, est le résultat de sa fabrication
sociale, à partir de l'institution sociale de la langue,
de la logique, de la réalité, etc. et de leur imposition à
l'individu. Certes, cela implique que cette fabrication
sociale de l'individu trouve encore un étayage
quelque part dans la psyché; mais ce n'est pas cela
qui nous importe pour l'instant. Or, qu'est-ce que je
peux viser, dans ma vie, relativement à ce fond
obscur qu'en un sens je suis éminemment? Ou bien,
que peut-on viser dans la psychanalyse d'un indivi-
du? Non pas, certes, de supprimer ce fond obscur,
mon inconscient ou son inconscient—entreprise qui,
si elle n'était pas impossible, serait meurtrière; mais
d'instaurer un autre rapport entre inconscient et
conscient (qui implique entre autres, comme je
l'écrivais déjà en 1964, non seulement que « où était
ça, je dois devenir », mais tout autant que « où je
suis, ça doit surgir »). Toute la question est de savoir
si l'individu a pu, par un heureux hasard ou par le
type de société dans lequel il vivait, établir un tel
rapport, ou s'il a pu modifier ce rapport de manière à
ne pas prendre ses phantasmes pour la réalité, être
tant que faire se peut lucide sur son propre désir,
s'accepter comme mortel, chercher le vrai même s'il
doit lui en coûter, etc. Contrairement à l'imposture
prévalant actuellement, j'affirme depuis longtemps
qu'il y a une différence qualitative, et non seulement
de degré, entre un individu ainsi défini, et un
individu psychotique ou si lourdement névrosé que
l'on peut le qualifier d'aliéné, non pas au sens
sociologique général, mais au sens précisément qu'il
se trouve exproprié « par » lui-même « de » lui-
même. Ou bien la psychanalyse est une escroquerie,
ou bien elle vise précisément cette fin, une telle
modification de ce rapport.
Ce n'est là qu'une analogie,mais à mes yeux elle
est valide et profonde. Dans le cas de la société aussi,
il serait meurtrier, si cela n'était pas impossible, de
vouloir éliminer le fond obscur qui est la source de
toute la vie et la création social-historique, ce que
j'appelle l'imaginaire dans l'acception la plus radicale
du terme, donc de viser une prétendue « transpa-
rence » de la société à elle-même, ce qui est une
absurdité. Mais il n'en résulte nullement qu'il soit
impossible d'établir un autre rapport entre la société
et ses institutions, qui ne soit plus un rapport
d'asservissement de la société à ses institutions, où la
société sait que ses institutions n'ont rien de sacré,
aucun fondement transcendant à la société elle-
même, qu'elles sont sa propre création, qu'elle peut
les reprendre et les transformer. Cela ne signifie pas,
ni n'exige, qu'elle possède le savoir absolu sur
l'institution, encore moins sur elle-même dans toute
sa profondeur.
Paul THIBAUD: Entre une société et ses institu-
tions, il n'y a pas un rapport d'outil; la société
investit ses institutions, elle les aime ou les déteste.
Cornelius CASTORIADIS: Mais mon rapport à mon
moi conscient, ou à mon inconscient, n'est pas non
plus un rapport d'outil.
Paul THIBAUD: Alors qu'est-ce que c'est qu'une
société qui sait que ses institutions sont provisoires?
Est-ce que des institutions peuvent être pensées par
ceux qui les mettent en place, par ceux qui les
défendent, comme une chose provisoire? Est-ce que
cette adhérence de la société à ses institutions
n'empêche pas un fonctionnement qui serait celui de
la pure liberté?
Cornelius CASTORIADIS: Mais il n'a jamais été
question pour moi de « pure liberté », ni dans le
domainede la société, ni pour ce qui est de l'individu.
l'individu.
Prenons un autre exemple. Qu'est-ce qu'une pensée
relativement libre, ou ouverte, comme on voudra
dire? Est-ce la « pure liberté » de l'interrogation?
Mais la pure liberté de l'interrogation n'est plus de la
pensée, ce n'est rien du tout. Chaque fois que j'ouvre
une interrogation, que je mets quelque chose en
question, je présuppose — ne serait-ce que provi-
soirement—qu'il ya des choses qui pour l'instant ne
font pas question. Je ne peux pas mettre instantané-
ment tout en question. Ala limite, comme dirait mon
arrière-arrière-grand-père —plus connu sous le nom
de Platon —si je mets tout en question, y compris le
sens des mots par lesquelsje mets tout en question, je
ne mets plus rien en question et il n'y a plus rien. La
pensée avance dans l'interrogation en étant chaque
fois obligée de maintenir provisoirement un certain
nombre de choses, quitte à les remettre en question
dans un deuxième mouvement. Une pensée libre ou
ouverte est celle qui est dans ce mouvement; ce n'est
pas une liberté pure, un éclair qui traverse le vide,
une lumière qui se propage à travers l'éther, c'est une
marche qui chaque fois doit s'appuyer sur quelque
chose, se repérer aussi bien sur ce qui n'est pas elle-
même que sur ses « résultats » précédents — mais
qui peut se retourner sur elle-même, se voir, remettre
en question ses présupposés, etc. Et tout cela, c'est ce
qu'une pensée serve ne peut pas faire. C'est cet autre
rapport, ce mouvement qu'il faut aussi voir dans ce
quej'appelle l'auto-institution explicite de la société :
ni un état défini une fois pour toutes, ni une « liberté
pure », un flux absolu de tout à tout instant, mais un
processus continu d'auto-organisation et d'auto-
institution, la possibilité et la capacité de mettre en
question les institutions et les significations insti-
tuées, de les reprendre, de les transformer, d'agir à
partir de ce qui est déjà là et moyennant ce qui est
déjà là, mais sans s'asservir à ce qui est déjà là.
NOTE
NOTES
Qu'est-cequi meurtaujourd'hui?
D'abord, l'humus desvaleurs où l'œuvrede culture
peut pousser et qu'elle nourrit et épaissit en retour.
Les relations ici sont plus que multidimensionnelles,
elles sont indescriptibles. En voici un aspect évident.
Peut-il exister création d'œuvres dans une société qui
ne croit en rien, qui ne valorise vraiment et incondi-
tionnellement rien? Toutes les grandes œuvres que
nous connaissons ont été créées dans un rapport
«positif »à des valeurs «positives ». Il ne s'agit pas
d'une fonction moralisatrice ou édifiante de l'œuvre
—tout le contraire. Le«réalisme socialiste »se veut
édifiant—c'est pourquoi sesproduits sont nuls. Il ne
s'agit mêmepas simplement de la catharsis aristotéli-
cienne. Depuis l'Iliade jusqu'au Château en passant
par Macbeth, le Requiem ou Tristan, l'œuvre entre-
tient avec les valeurs de, la société cette relation
étrange, plus que paradoxale : elle les affirme en
même temps qu'elle les révoque en doute et les met
en question. Lelibre choix de la vertu et de la gloire
au prix de la mort conduisent Achille à la constata-
tion qu'il vautmieuxêtre esclave d'un pauvre paysan
sur terre que régner sur tous les morts de l'Hadès.
L'action qui se veut audacieuse et libre fait voir à
Macbeth que nous sommes des pauvres acteurs
gesticulant sur une scène absurde. L'amour plein et
pleinement vécu par Tristan et Isolde ne peut
s'achever que dans et par la mort. Le choc que
provoque l'œuvre est réveil. Son intensité et sa
grandeur sont indissociables d'un ébranlement, d'une
vacillation du sens établi. Ebranlement et vacillation
qui nepeuventêtre quesi, et seulement si, ce sens est
bien établi, si les valeurs valent fortement et sont
vécues de même. L'absurdité ultime de notre destin
et de nos efforts, l'aveuglement de notre clair-
voyance, n'écrasaient pas, mais «élevaient » le
public d'Œdipe Roi ou d'Hamlet —et ceux parmi
nous qui, par singularité, affinité ou éducation,
continuons d'en faire partie — pour autant qu'il
vivait dans un monde où la vie était en mêmetemps
(et j'oserais ajouter : à juste titre) fortement investie
et valorisée. Cette mêmeabsurdité, thème préféré du
meilleur dela littérature et du théâtre contemporains,
ne peut plus avoir la même signification, ni sa
révélation prendre valeurd'ébranlement, tout simple-
ment parce qu'elle n'est plus vraiment absurdité, il
n'y a aucun pôle de non-absurdité auquel elle
pourrait en s'opposant se révéler fortement comme
absurdité. C'est du noir peint sur du noir. De ses
formes les moins fines à celles qui le sont le plus, de
la Mort d'un commis voyageur jusqu'à Fin de partie,
la littérature contemporaine ne fait que dire, plus ou
moins intensément, ce que nous vivons quotidienne-
ment.
Meurt ensuite—autre face du même—la relation
essentielle de l'œuvre et de son auteur à un public. Le
génie d'Eschyle et de Sophocle est inséparable du „
génie du démos athénien, comme le génie de Shake-
speare est inséparable du génie du peuple élisabé-
thain. Privilèges génétiques? Non; manière de vivre,
de s'instituer, de faire et de se faire des collecti-
vités social-historiques — et, plus particulièrement,
manière d'intégrer l'invidivu et l'œuvre à la vie
collective. Pas davantage, cette relation essentielle
n'impliquait une situation idyllique, l'absence de
frictions, la reconnaissance immédiate de l'individu
créateur par la collectivité. Les bourgeois de Leipzig
n'ont engagé Bach que désespérés de ne pas avoir pu
obtenir les services de Telemann. Il reste qu'ils ont
quand même engagé Bach, et que Telemann était un
musicien de premier ordre. Evitons encore un autre
malentendu :je ne dis pas que les sociétés antérieures
étaient « culturellement indifférenciées », que dans
tous les cas le « public » coïncidait avec la société
entière. Les tenants du Lancashire ne fréquentaient
pas le Théâtredu Globe, et Bach ne jouait pas pour
les serfs de Poméranie. Ce qui m'importe est la co-
appartenance de l'auteur et d'un public qui forme
une collectivité « concrète », cette relation qui,
sociale, n'est pas fortement « anonyme », n'est pas
simple juxtaposition. Ce n'est pas ici le lieu d'entre-
prendre même une esquisse rapide de l'évolution de
cette relation dans les sociétés « historiques ». Il
suffit de constater qu'avec le triomphe de la bour-
geoisie capitaliste, dès le XIX siècle, apparaît une
nouvelle situation. En même temps qu'est formelle-
ment proclamée (et bientôt véhiculée par des institu-
tions spécifiquement désignées, en particulier l'ins-
truction générale) l' « indifférenciation culturelle »de
la société, s'établit une séparation complète, une
scission, entre un « public cultivé » auquel s'adresse
un art « savant », et un « peuple » qui, dans les
villes, est réduit à se nourrir de quelques miettes
tombées de la table culturelle bourgeoise, et dont,
partout, à la ville comme à la campagne, les formes
d'expression et de création traditionnelles sont
rapidement désintégrées et détruites. Encore dans ce
contexte, subsiste encore quelque temps —même si
un malentendu commence à s'y glisser — entre le
créateur individuel et un milieu social/culturel déter-
miné, une communauté de points de repère, des
références, de l'horizon de sens. Ce public nourrit le
créateur —non seulement au sens matériel —et s'en
nourrit aussi. Mais la scission devient bientôt pulvéri-
sation. Pourquoi? Question énorme, à laquelle on ne
peut pas répondre par les tautologies marxistes (la
bourgeoisie devient réactionnaire après son accession
au pouvoir, etc.), et que je ne peux que laisser
ouverte. On peut simplement constater que, venant
après six siècles de création culturelle « bourgeoise »
d'une richesse inouie (étrange Marx! Dans sa haine
de la bourgeoisie, et son asservissement à ses valeurs
ultimes, il loue la bourgeoisie d'avoir développé les
forces productives, et ne s'arrête pas un instant pour
voir que toute la culture occidentale, depuis le
XII siècle, lui est due), cette pulvérisation coincide
avec le moment où, progressivement vidées de
l'intérieur, les valeurs de la bourgeoisie sont finale-
ment exposées à nu dans ce qu'est désormais devenu
leur simple platitude. Dès le dernier tiers du
XIX siècle le dilemme est clair. S'il continue à
partager ces valeurs, l'artiste, quelle que soit sa
« sincérité », en partage aussi la platitude; si la
platitude lui est impossible, il ne peut que les défier
et s'y opposer. Paul Bourget ou Rimbaud, Georges
Ohnet ou Lautréamont, Edouard Détaille ou
Edouard Manet. Etje prétends que ce type d'opposi-
tion ne se trouve pas dans l'histoire précédante. Bach
n'est pas le Schônberg d'un Saint-Saëns de son
époque.
Ainsi apparaît l'artiste maudit, le génie incompris
par nécessité et non par accident, condamné à œuvrer
pour un public potentiellement universel mais effec-
tivement inexistant et essentiellement posthume. Et
bientôt, le phénomène s'étend (relativement) et se
généralise : l'entité « art d'avant-garde » se constitue
—et elle évoque à l'existence un nouveau « public ».
Authentiquement, parce que l'œuvre de l'artiste
d'avant-garde rencontre un écho chez nombre d'indi-
vidus; inauthentiquement, parce qu'il ne faut pas
longtemps pour constater que les monstruosités
d'hier sont les chefs-d'œuvre d'aujourd'hui. Etrange
public, qui s'origine dans une apostasie sociale —les
individus qui le composent provenant presque exclu-
sivement de la bourgeoisie et des couches qui lui sont
proches—et qui ne peut vivre son rapport avec l'art
qu'il patronne que dans la duplicité sinon la mau-
vaise foi; qui court derrière l'artiste, au lieu de
l'accompagner; qui doit chaque fois se faire violer
par l'œuvre, au lieu de s'y reconnaître; qui, aussi
nombreux soit-il, reste toujours pulvérulent et molé-
culaire; et dont à la limite le seul point de référence
avec l'artiste est négatif : la seule valeur est le
« nouveau » recherché pour lui-même, une œuvre
d'art doit être plus « avancée »que les précédentes.
Mais « avancée » par rapport à quoi? Beethoven
est-il plus « avancé » que Bach? Velasquez était-il
rétrograde par rapport à Giotto? Les transgressions
de certaines pseudo-règles académiques (les règles de
l'harmonie classique, par exemple, que les grands
compositeurs, à commencer par Bach lui-même, ont
souvent « violées »; ou celles de la représentation
« naturaliste » en peinture, que finalement aucun
grand peintre n'a jamais respectées) sont valorisées
pour elles-mêmes — en pleine méconnaissance des
rapports profonds qui relient toujours, dans une
grande œuvre, la forme de l'expression et ce qui est
exprimé, si tant est que la distinction puisse même
être faite. Cézanne était-il un demeuré, qui peignait
des pommes de plus en plus cubiques, parce qu'il
voulait les rendre de plus en plus ressemblantes et de
plus en plus rondes? Est-ce parce qu'elles sont
atonales que certaines œuvres atonales sont vraiment
de la musique? Je ne connais, dans toute la prose
littéraire universelle, qu'une seule œuvre qui soit
création absolue, démiurgie d'un monde autre;
œuvre qui prend en apparence tous ses matériaux
dans ce monde-ci et, imposant à leur agencement et à
leur « logique » une imperceptible et insaisissable
altération en fait un univers qui ne ressemble à aucun
autre et dont nous découvrons grâce à elle, dans
l'émerveillement et l'effroi, que nous l'avons, peut-
être, depuis toujours habité en secret. C'est le
Château, roman de forme classique, en fait banale.
Mais la plupart des littérateurs contemporains se
contorsionnent pour inventer de nouvelles formes
lorsqu'ils n'ont rien à dire, ni nouveau ni ancien; et
lorsque leur public les applaudit, il faut comprendre
qu'il applaudit des exploits de contorsionnistes.
Ce « public d'avant-garde », ainsi constitué, agit
par choc en retour (et en synergie avec l'esprit des
temps) sur les artistes. Les deux ne sont tenus
ensemble que par la référence pseudo-« moder-
niste », simple négation qui ne peut nourrir que
l'obsession de la novation à tout prix et pour elle-
même. Aucune référence contre laquelle jauger et
apprécier le nouveau. Mais comment pourrait-il y
avoir vraiment du nouveau s'il n'y a pas de vraie
tradition, de tradition vivante? Et comment l'art
pourrait-il avoir comme seule référence l'art lui-
même, sans devenir aussitôt simple ornement, ou
bien jeu au sens le plus banal du terme? En tant que
création de sens, d'un sens non discursif, non pas
seulement : intraduisible par essence et non par
accident dans le langage courant, mais faisant être un
mode d'être inaccessible et inconcevable pour celui-
ci, l'art nous confronte aussi avec un paradoxe
extrême. Totalement autarcique, se suffisant à lui-
même, ne servant à rien, il n'est aussi que comme
renvoi au monde et aux mondes, révélation de celui-
ci comme un à-être perpétuel et inexhaustible moyen-
nant l'émergence de ce qui, jusqu'alors, n'était ni
possible ni impossible : de l'autre. Non pas : présen-
tation dans la représentation des Idées de la Raison
irreprésentables discursivement, comme le voulait
Kant; mais création d'un sens qui n'est ni Idée ni
Raison, qui est organisé sans être « logique » et qui
crée son propre référent comme plus « réel » que
tout « réel »qui pourrait être « re-présenté ».
Ce sens, non pas est « indissociable » d'une for-
me: il est forme (eidos), il n'est que dans et par la
forme (ce qui n'a rien à voir avec l'adoration d'une
forme vide pour elle-même, caractéristique de l'aca-
démisme inversé qu'est le « modernisme » actuel).
Or, ce qui meurt aussi aujourd'hui, ce sont les formes
mêmes, et, peut-être, les catégories (genres) héritées
de la création. Ne peut-on pas légitimement se
demander si la forme roman, la forme tableau, la
forme pièce de théâtre, ne se survivent-elles pas à
elles-mêmes? Indépendamment de sa réalisation
concrète (comme tableau, fresque etc.), est-ce que la
peinture est encore vivante? Il ne faut pas s'irriter
facilement devant ces questions. La poésie épique est
bel et bien morte depuis des siècles, sinon des
millénaires. Y a-t-il eu, après la Renaissance, de la
grande sculpture, à quelques exceptions récentes
près (Rodin, Maillol, Archipenko, Giacometti...). Le
tableau, comme le roman, comme la pièce de théâtre,
impliquent totalement la société où ils surgissent.
Qu'en est-il, par exemple, du roman aujourd'hui?
Depuis l'usure interne du langage jusqu'à la crise de
la parole écrite, depuis la distraction, le divertisse-
ment, la manière de vivre du plutôt de ne pas vivre le
temps de l'individu moderne jusqu'aux heures pas-
sées devant la télévision, tout ne conspire-t-il pas vers
le même résultat? Quelqu'un qui a passé son enfance
et son adolescence regardant la télévision quarante
heures par semaine, pourrait-il lire l'Idiot ou un Idiot
d'aujourd'hui? Pourrait-il avoir accès à la vie et au
temps romanesques, se posturer dans la réceptivité/
liberté nécessaires pour se laisser absorber dans un
grand roman tout en en faisant quelque chose pour
soi-même?
Mais peut-être aussi est en train de mourir ce que
nous avons appris à appeler l'œuvre de culture elle-
même : l' « objet » durable, destiné par principe à
une existence temporellement indéfinie, individuali-
sable, assigné du moins en droit à un auteur, à un
milieu, à une datation précis. Il y a de moins en
moins des œuvres, et de plus en plus des produits, qui
partagent avec les autres produits de l'époque le
même changement dans la détermination de leur
temporalité : destinés non pas à durer, mais à ne pas
durer. Ils partagent aussi le même changement dans
la détermination de leur origine : il n'y a plus aucune
essentialité de leur rapport avec un auteur défini. Ils
partagent enfin le même changement de statut
d'existence; ils ne sont plus singuliers ou singulari-
sables, mais des exemplaires indéfiniment repro-
ductibles du même type. Macbeth est certes une
instance de la catégorie tragédie, mais il est surtout
totalité singulière : Macbeth (la pièce) est un individu
singulier — comme les cathédrales de Reims ou de
Cologne sont des individus singuliers. Une pièce de
musique aléatoire, les tours que je vois de l'autre côté
de la Seine ne sont des individus singuliers qu'au sens
« numérique », commedisent les philosophes.
J'essaie de décrire les changements. Peut-être je me
trompe, mais en tout cas je ne parle pas dans la
nostalgie d'une époque où un génie nommément
désigné créait des œuvres singulières moyennant
lesquelles il était pleinement reconnu par la commu-
nauté (très mal appelée souvent « organique ») dont
il faisait partie. Ce mode d'existence de l'auteur, de
son œuvre, de sa forme et de son public est,
évidemment, lui-même une création social-historique
que l'on peut, grossièrement, localiser et dater. Il
apparaît. dans les sociétés « historiques » au sens
étroit, sans doute déjà celles du « despotisme orien-
tal », certainement depuis la Grèce (« Homère » et la
suite), il culmine dans le monde gréco-occidental. Il
n'est pas le seul, et certainement pas — même du
point de vue « culturel » le plus étroit — le seul
valable. La poésie démotique néo-grecque vaut
amplement Homère, comme le flamenco ou le
ganelan valent n'importe quelle grande musique, les
danses africaines ou balinaises sont de loin supé-
rieures au ballet occidental et la statuaire primitive
ne le cède à aucune autre. Plus même : la création
populaire n'est pas bornée à la « préhistoire ». Elle a
longtemps continué, parallèlement à la création
« savante », au-dessous de celle-ci, la nourrissant
sans doute la plupart du temps. L'époque contempo-
raine est en train de détruire les deux.
Où situer la différence entre un art populaire et ce
qui se fait aujourd'hui? Non pas dans l'individualité
nommément assignée à l'origine de l'œuvre —
inconnue dans l'art populaire; ni dans la singularité
de celle-ci — qui n'y est pas valorisée comme telle.
La création populaire,, « primitive » ou ultérieure,
permet certes et même rend activement possible une
variété indéfinie de réalisations, de même qu'elle fait
une place à l'excellence particulière de l'interprète qui
n'est jamais simple interprète mais créatif dans la
modulation : chanteur, barde, danseur, potier ou
brodeuse. Mais ce qui la caractérise par-dessus tout,
c'est le type de rapport qu'elle soutient avec le temps.
Même lorsqu'elle n'est pas faite explicitement pour
durer, elle dure en fait quand même. Sa durabilité est
incorporée dans son mode d'être, dans son mode de
transmission, dans le mode de transmission des
« capacités subjectives »qui la portent, dans le mode
d'être de la collectivité elle-même. Par là, elle se situe
à l'opposé exact de la production contemporaine.
Or, l'idée du durable n'est ni capitaliste, ni gréco-
occidentale. Altamira, Lascaux, les statuettes préhis-
toriques en témoignent. Mais pourquoi donc faut-il
qu'il yait du durable? Pourquoi faut-il qu'il yait des
œuvres en ce sens-là? Lorsque l'on débarque pour la
première fois en Afrique noire, le caractère « pré-
historique » du continent avant la colonisation saute
aux yeux : pas de constructions en dur, hors celles
faites par les Blancs ou à leur suite. Et pourquoi
donc faudrait-il à tout prix qu'il y ait des construc-
tions en dur? La culture africaine s'est avérée aussi
durable que n'importe quelle autre, sinon davantage :
à cejour, les efforts continuels des Occidentaux pour
la détruire n'ont pas tout à fait réussi. Elle dure
d'une autre façon, moyennant d'autres instrumenta-
tions et surtout moyennant une autre condition; et
c'est en détruisant cette condition que l'invasion de
l'Occident est en train de créer cette situation
monstrueuse, où le continent se déculture sans
s'acculturer. Elle dure, là où elle le fait, moyennant
l'investissement continué des valeurs et des significa-
tions imaginaires sociales propres aux différentes
ethnies, qui continuent d'orienter leur faire et leur
représenter sociaux.
Or — et c'est l'autre face des constatations
« négatives » formulées plus haut sur la culture
officielle et savante de l'époque —il semble bien non
seulement qu'un certain nombre de conditions pour
une nouvelle création culturelle sont aujourd'hui
réunies, mais qu'une telle culture, de type « popu-
laire », est en train d'émerger. D'innombrables
groupes de jeunes, avec quelques instruments, pro-
duisent une musique que rien — si ce n'est les
hasards de la promotion commerciale —ne différen-
cie de celle des Stones ou de Jefferson Airplane.
N'importe quel individu avec un minimum de goût,
qui a regardé des peintures et des photos, peut
produire des photos aussi belles que les plus belles.
Et, puisqu'on a parlé de constructions en dur, rien
n'empêche d'imaginer des matériaux gonflables per-
mettant à chacun de construire sa maison et d'en
changer, s'il le veut, la forme toutes les semaines. (On
me dit que ces possibilités, utilisant des matériaux
plastiques, sont déjà expérimentées aux-Etats-Unis.)
Je passe sur les promesses, connues, discutées, déjà
en cours de matérialisation, de l'ordinateur bon
marché à domicile : chacun sa musique aléatoire —
ou pas. Il ne sera pas difficile de programmer la
composition et l'exécution d'un pastiche d'un Nomos
de Xenakis ou même d'une fugue de Bach (cela
paraîtrait plus difficile pour Chopin).
Pourtant, ce serait tricher que d'essayer de balan-
cer le vide de la culture savante actuelle avec ce qui
tente de naître comme culture populaire et diffuse.
Ce n'est pas seulement que cette extraordinaire
amplification des possibilités et du savoir-faire nour-
rit aussi et surtout la production « culturelle »
commerciale (du strict point de vue de la « prise de
vues », le film le plus minable de Lelouch n'est pas
inférieur à ceux qu'il copie.) C'est que nous ne
pouvons pas contourner le mystère de l'originalité et
de la répétition. Depuis quarante ans, cette question
me taraude : pourquoi le même morceau, disons une
Sonate N° 33 de Beethoven, écrit par quelqu'un
aujourd'hui, serait considéré comme une amusette, et
chef-d'œuvre impérissable s'il était découvert soudain
dans un grenier de Vienne? (Il est clair que la série
qui culmine dans l'Opus 111 est loin d'épuiser les
possibilités de ce que Beethoven « découvrait » à la
fin de sa vie — et qui est resté sans suite dans
l'histoire de la musique.) Je n'ai vu personne réfléchir
sérieusement sur la question posée par la découverte,
il y a quelques années, de la série des « faux Ver
Meer » qui avaient trompé pendant longtemps tous
les experts. Qu'est-ce qui était donc « faux » dans ces
tableaux—à part la signature, qui n'intéresse que les
marchands et les avocats? En quel sens la signature
fait-elle partie de l'œuvre picturale?
Je ne connais pas la réponse à cette question. Peut-
être les experts ont-ils été trompés parce qu'ils
jugeaient très correctement le « style » de Ver Meer,
mais n'avaient pas des yeux pour la flamme. Et peut-
être cette flamme est-elle en rapport avec ce qui
fait que, sans qu'il y ait pour cela « aucune raison
dans nos conditions de vie sur cette terre », nous
nous croyons « obligés à faire le bien, à être délicats,
même à être polis »et que « l'artiste athée » se croit
« obligé de recommencer vingt fois un morceau dont
l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps
mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que
peignit avec tant de science et de raffinement un
artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom
de Ver Meer. » Proust —reprenant presque littérale-
ment un argument de Platon — croyait trouver ici
l'indice d'une vie antérieure et ultérieure de l'âme. J'y
vois simplement la preuve que nous ne devenons
vraiment des individus que par la dédication à autre
chose que notre existence individuelle. Et si cette
autre chose n'existe que pour nous, ou pour personne
—c'est la. même chose —nous ne sommes pas sortis
de la simple existence individuelle, nous sommes
simplement fous. Ver Meer peignait pour peindre —
et cela veut dire : pour faire être quelque chose pour
quelqu'un ou quelques-uns pour qui cette chose
serait de la peinture. En ne s'intéressant rigoureuse-
ment qu'à son tableau, il intronisait dans une
position de valeur absolue à la fois son public
immédiat et les générations indéfinies et énigma-
tiques de l'avenir.
La culture « officielle », « savante » d'aujourd'hui
est écartelée entre ce qu'elle garde de l'idée de
l'œuvre comme durable, et sa réalité qu'elle ne
parvient pas à assumer : la production en série du
consommable et du périssable. De ce fait, elle se vit
dans l'hypocrisie objective et la mauvaise conscience,
qui aggravent sa stérilité. Elle doit faire, semblant de
créer des œuvres immortelles et en même temps
proclamer des « révolutions » à fréquence accélérée
(oubliant que toute révolution bien conçue com-
mence par la démonstration pratique de la mortalité
des représentants de l'Ancien Régime). Elle sait
parfaitement que les immeubles qu'elle construit ne
valent presque jamais (ni esthétiquement, ni fonc-
tionnellement) un igloo ou une habitation balinaise
— mais elle se sentirait perdue si elle se l'avouait.
Lorsque, après Salamine, les Athéniens retournè-
rent dans leur ville, ils trouvèrent l'Hekatompedon et
les autres temples de l'Acropole incendiés et détruits
par les Perses. Ils ne se sont pas mis à les restaurer..
Ils en ont utilisé ce qui restait pour égaliser la surface
du rocher et remplir les fondations du Parthénon et
des nouveaux temples. Si Notre-Dame était détruite
par un bombardement, impossible d'imaginer un ins-
tant les Français faisant autre chose que ramassant
pieusement les débris, essayant une restauration ou
laissant les ruines en l'état. Et ils auraient raison. Car
mieux vaut un minuscule débris de Notre-Dame que
dix tours Pompidou.
Et l'ensemble de la culture contemporaine est
écartelé entre une répétition qui ne saurait être
qu'académique et vide, parce que séparée de ce qui
assurait autrefois la continuation/variation d'une
tradition vivante et substantiellement liée aux valeurs
substantives de la société; et une pseudo-novation
archi-académique dans son « anti-académisme »pro-
grammé et répétitif, fidèle reflet, pour une fois, de
l'effondrement des valeurs substantives héritées. Et
cette relation, ou absence de relation, avec des
valeurs substantives est aussi un des points d'interro-
moderne.qui pèsent sur la culture néo-populaire
gation
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