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Mattelart Armand. Une lecture idéologique de l'essai sur le principe de population. In: L'Homme et la société, N. 15,
1970. marxisme et sciences humaines. pp. 183-219.
doi : 10.3406/homso.1970.1262
http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1970_num_15_1_1262
ARMAND MATTELART
En 1798, T.R. Malthus publie à Londres l'Essai sur le Principe de Population Dans
cette uvre, il essaie de démontrer qu'une des causes principales de la misère des familles
de classe inférieure réside dans le nombre excessif de leurs enfants. Si ces classes ajoute-
t-il - n'adoptent pas un comportement procréateur différent, le monde se verra aux prises
avec la surpopulation et les tentatives pour supprimer la misère seront réduites à néant.
L'unique stratégie réaliste de lutte contre la misère est celle-là même qui exige la réduction
du nombre des naissances.
Cette théorie démographique, qui se réfère implicitement à un modèle de
changement social, préfigure l'idéologie bourgeoise, les mécanismes juridico-politiques et les bases
pseudo-scientifiques de sa domination. En même temps, elle annonce la sociologie du statu
quo qui marque actuellement le fonctionnalisme nord-américain. La théorie sociale de
Malthus est spécialement d'actualité à un moment où les politiques de Birth Control et la
sociologie de la population - qui se prétend axiologiquement neutre - qui les seconde
essayent d'imposer un modèle de société, de culture et de personnalité pour résoudre la
misère du tiers monde.
(1) Robert Mac Namara, Address to the Board of Governors, Bird, Washington, D.C., 30 septembre
1968.
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(2) T.R. Malthus, Essai sur le Principe de Population (traduction de P. et G. Prévost), Guillaumin
Libraire, Paris, 1845, page 500. Toutes les références ultérieures à l'Essai sont tirées de cette édition.
(3) Cf. l'exemple classique de sa condamnation du droit des pauvres à être nourris par la société :
« un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille ne peut le nourrir ou si la société ne
peut utiliser son travail n'a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, et il
est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n'y a point de couvert mis pour
lui. La nature lui commande de s'en aller et elle ne tarde pas à mettre elle-même cet ordre à
exécution » (p. XV, note 1).
(4) Nous nous inspirons ici de la définition de Adam Schaff : Idéologie : « Les opinions sur les
problèmes de l'objectif souhaité de développement social, ces opinions se formant sur la base d'intérêts de
classes donnés et servant à les défendre » « Marxisme et Sociologie de la connaissance », in L'homme
et la société, Editions Anthropos, Paris, N. 10, p. 139.
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Quelques repères
Il est nécessaire de recourir à une histoire de la Grande-Bretagne qui
considère l'articulation de l'évolution de la société en fonction du jeu des
rapports entre classes sociales si l'on veut comprendre la conjoncture
historique dans laquelle s'inscrit l'uvre du pasteur. Malthus ayant décrété vouloir
améliorer le sort des pauvres, il est essentiel de déterminer le contenu de ce
secteur social et surtout les relations qu'il entretient avec les autres groupes.
Nous trouvons chez Marx et Engels (5) les éléments nécessaires pour
configurer le cadre historique de l'époque en fonction de ce critère.
1689 : La bourgeoisie montante (commerçante, financière, industrielle) établit
un gracieux compromis avec l'aristocratie foncière que la « grande
révolution » achève d'ébranler. Les intérêts économiques de la bourgeoisie sont
garantis et elle devient un élément minoritaire du pouvoir politique.
1780 : Démarrage de l'industrialisation et du développement d'une nouvelle
bourgeoisie essentiellement manufacturière.
1800 : Début des expériences socialisantes de Robert Owen dans la grande
filature de coton de New-Lanark.
1824 : Abolition des lois interdisant les coalitions ouvrières.
1832 : Le Reform Act donne à la nouvelle puissance économique issue de la
manufacture une place de choix dans le parlement et exclut du droit de vote
les ouvriers : c'est la création du Parti chartiste, le premier parti ouvrier.
1846 : L'abrogation de la loi sur les céréales signifie le triomphe du libre
échange sur le protectionnisme et de la nouvelle bourgeoisie anglaise sur les
land-lords. C'est le règne florissant du grand parti hbéral, anciennement
Wighs (6).
La conjoncture politique dans laquelle YEssai sur le Principe de
Population voit le jour se définit donc schématiquement comme suit : la bourgeoisie
à laquelle le compromis de 1689 a permis d'implanter progressivement les
bases de l'ordre bourgeois est encore loin de posséder la totalité du pouvoir.
Le pouvoir politique est monopolisé par l'aristocratie foncière. Quant à la
nouvelle bourgeoisie de souche manufacturière elle est encore en gesta-
(5) F. Engels, Socialisme utopique et Socialisme scientifique, Editions Sociales, Paris, 1962 ;
K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti Communiste, Editions Sociales, Paris, 1966 ; K. Marx, Le Ca-
pifa/,Editions Sociales, Paris, 1950, Livre Premier, Tome III, chap. XXVII ; Cf. aussi W. Abendroth,
Histoire du Mouvement ouvrier en Europe, Editions F. Maspéro, Paris, 1967.
(6) Où se situe Malthus dans le cadre politique lorsqu'il publie pour la première fois son Essai ?
Cest à l'économiste français libéral Rossi qui rédigea la notice sur la vie et les travaux de Malthus, qui
précédait l'édition française de 1845, qu'il revient de répondre : Il appartenait à cette fraction de la
nation anglaise qu'on a désignée sous le nom de wighs et qui possède aujourd'hui la direction des
affaires de la Grande Bretagne ... Fidèle à ses opinions politiques dans le temps où elles étaient loin de
mener à la fortune, il ne s'en est pas fait un titre de gloire lorsqu'elles ont triomphé ; il n'a pas eu la
pensée de faire de la science le marchepied de l'ambition » (p. XXX).
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(7) On a coutume de situer William Godwin parmi les représentants de l'Anarchisme suite à sa
théorie sur le Droit et l'Etat. Les moyens qu'il conseille pour créer la nouvelle société sont cependant
loin d'être anarchisants. Cf. notre analyse au cours de cette même section, point 4. Voir dans ce sens
P. Eltzbader, El Anarquismo segûn sus mâs ilustres représentantes (traduction de l'allemand), Editions
La Espana moderna, Madrid, 1898.
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3) Dans l'élaboration de leurs doctrines aussi bien que dans leur action
(cf. à titre d'exemple l'expérience de Robert Owen à New-Lanark) (8), les
socialistes utopiques ont été fortement conditionnés par la situation
historique. Un seuil leur était fixé. Dans la mesure où certains phénomènes décisifs
(institutionnalisation du capitahsme industriel, apparition du prolétariat et
éclatement des contradictions de la société bourgeoise) ne s'étaient pas encore
donnés dans leur caractère inéluctable, les systèmes socialistes du moment
couraient le risque de s'avérer être le fruit de constructions de l'esprit. La
démystification qu'ils avaient entreprise en dénonçant la propriété privée, la
religion et la forme actuelle du mariage ne pouvait déboucher sur une action
révolutionnaire qui aurait opéré les changements désirés dans la société
contestée. De là, en premier heu, l'inexistence d'une stratégie pour construire
la nouvelle société à grande échelle et, en second heu, la dépendance vis-à-vis
de l'ordre existant et du régime établi pour inaugurer les expériences. Comme
devait l'écrire Engels jaugeant leur apport à la maturation du futur prolétariat
anglais : « A l'immaturité de la production capitaliste, à l'immaturité de la
situation de classes, répondit l'immaturité des théories. La solution des
problèmes sociaux, qui restait encore cachée dans les rapports économiques
embryonnaires, devait jaillir du cerveau. La société ne présentait que des
anomalies ; leur élimination était la mission de la raison pensante. Il s'agissait
à cette fin d'inventer un nouveau système plus parfait de régime social et de
l'octroyer de l'extérieur de la société, par la propagande, et, si possible, par
l'exemple d'expériences modèles. Ces nouveaux systèmes sociaux étaient
d'avance condamnés à l'utopie. Plus ils étaient élaborés dans le détail, plus ils
devaient se perdre dans la fantaisie pure » (9).
4) Il n'est point étonnant dès lors de retrouver chez Malthus le reflet de
ces mêmes instances historiques. En général Malthus préfigure l'idéologie
bourgeoise, mais c'est seulement à travers un réseau de contradictions et
d'oppositions inconnexes qu'il arrive à présenter un modèle de société où
opère cette idéologie. Malthus ne se résout pas à abandonner le compromis
de 1689, qui avait donné origine, à travers la conciliation entre la bourgeoisie
et l'aristocratie, à une stratification sociale qui maintenait les propriétaires
fonciers dans une situation de privilèges, tout en ménageant un rôle à la
bourgeoisie. A plusieurs reprises, Malthus semblerait vouloir consacrer cette
situation de transition. Citons au passage les attaques à la théorie de
l'accumulation (de Ricardo), attaques qui prennent la défense des
consommateurs improductifs dont les plus importants sont les propriétaires fonciers ;
or cette défense voisine avec la célébration du capitalisme naissant (10). Cette
transaction réitérée qui l'amène à fusionner deux ordres sociaux l'empêche de
développer jusqu'au bout la stratégie d'amélioration de la société qu'il
(8) Cf. Lloyd Jones, The Life Times and Labours of Robert Owen, Swab Sonnenschein and Co.
Lim., Londres 1905, 4ème édition.
(9) F. Engels : op. cit., p. 57.
(10) Cf. notre section sur les agents de changement. Malthus réfute la théorie de Ricardo dans son
uvre Principles of Political Economy (1820).
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(11) W.Godwin, An enquiry concerning Political Justice and its Influence on General Virtue and
Happiness, Londres, 1793, pp. 202-203.
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(12) Ibid.
pp. (13)
102-107.
Cf. Talcott Parsons, The Structure of Social Action. The Free Press of Glencoe, 1964,
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(14) Malthus commente dans ce passage les attitudes de démission constatées auprès des
propriétaires fonciers et des députés de la campagne lors des dernières disettes auxquelles nous faisons allusion
en plusieurs endroits de l'article.
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 191
Le vice de Genèse
« La cause principale et permanente de la pauvreté a peu ou point de
rapport avec la forme de gouvernement, ou avec l'inégale division des biens
il n'est pas en la puissance des riches de fournir aux pauvres de l'occupation
et du pain et en conséquence les pauvres, par la nature même des choses,
n'ont nul droit de leur en demander : telles sont les importantes vérités qui
découlent du principe de population » (17).
La loi de population est l'expression d'une loi de la nature, qui renvoie
elle-même à une loi divine (les lois de la nature, c'est-à-dire les lois de Dieu)
(p. 594). Reprenant la doctrine utilitariste de Locke sur l'état de nature, la
démarche initiale de Malthus reconnaît un ordre préétabli auquel les hommes
et les institutions doivent se conformer. Les contours de cette « nature » sont
rarement précisés, son contenu jamais systématisé. C'est plutôt par leurs
mécanismes répressifs et à travers l'exercice de leurs fonctions de régulation
(15) « A. S'il n'y avait point de lois sur la propriété, chaque homme serait obligé de garder par la
force sa petite portion de biens. L'égoïsme serait dominant. Les sujets de dispute se renouvelleraient
sans cesse », (p. 330). Condamnant la théorie de Owen il écrit : « ... De tels raisonnements ne sont pas
de nature à convaincre ceux qui ont étudié le coeur humain » (p. 343). Affirmations qui se conjuguent
avec des appels à la confiance en la bonne foi des gouvernements. Je ne puis croire qu'en écartant les
injustes sujets de plainte contre les autorités constituées, on rende le peuple indifférent aux avantages
qu'il a droit d'obtenir. Les bienfaits de la liberté sont assez grands pour n'avoir pas besoin d'être
embellis par de fausses paroles ... Je serais affligé de penser que ce n'est que par des promesses illusoires
qu'on peut engager le peuple à maintenir ses droits, car c'est le moyen de rendre le remède beaucoup
plus insupportable que les maux à la guérison desquels on prétend l'appliquer » (p. 577 note) ...
« Quelque jugement que Ton porte sur un petit nombre d'entre eux, il est impossible de supposer que
la grande masse des propriétaires soient réellement intéressés aux abus » (p. 506).
(16) « Si les principes que je me suis efforcé d'établir sont erronés, je désire dans la sincérité de
mon âme les voir complètement réfutés ; mais s'ils sont vrais, le sujet est si important, il touche de si
près au bonheur du genre humain, qu'il est impossible qu'un jour ou l'autre ils ne se fassent jour, qu'ils
ne se répandent et ne deviennent enfin dominants, soit qu'on fasse ou qu'on ne fasse pas des efforts
pour les propager » (p. 576). .
(17) p. 577. Cf. aussi dans ce sens pp. 467-475.
des passions que les lois naturelles sont sensibles aux individus ; les maux
physiques et moraux qui punissent l'excès sont la « balise devant l'écueil ».
En fait, cette démarche « naturelle » aboutit à évacuer le contenu
politique de la société. La citation de Malthus est sur ce point équivoque. Les
processus sociaux et les rapports entre classes sont dépolitisés puisqu'ils sont
régis par des lois universelles et a-temporelles. Le principe de la propriété
privée, le principe de population tous deux sacralisés et par là celui de
l'inégalité des hommes sont des phénomènes naturellement explicables. La
raison qui permet de lutter contre l'excès, de corriger les effets de la nature
verra son champ d'application singulièrement réduit et ne pourra jamais, selon
cette optique, procéder à la révision du corps a-temporel des lois naturelles. Si
les institutions humaines sont susceptibles d'amélioration ce que Malthus
reconnaît par ailleurs ce n'est que dans certaines limites et dans le respect
des lois naturelles de toute évolution.
Lorsqu'on analyse les variables du modèle de société malthusien il est
évident que cette célébration de la mort du politique et de l'idéologie à
laquelle on assiste dans l'Essai constitue bel et bien une formulation
idéologique. Dans la mesure en effet où Malthus formule des opinions sur
l'évolution de la société, il se réfère implicitement à une idéologie.
L'opération qui consiste à l'universaliser en la formulant en des termes de lois
éternelles valables pour toute l'humanité signifie sa disparition apparente.
Mais en fait elle légitime la conception particulière qu'une classe déterminée a
de l'évolution de la société et justifie dans un système logique la place de
choix (celle de classe dominante et déterminante) qui lui revient dans cette
société. L'opération d'universalisation présente « l'intérêt particulier comme
étant l'intérêt général » (18).
Rien n'est plus patent, comme nous aurons l'occasion de le constater
amplement par la suite, lorsque l'on considère comment Malthus envisage le
type de société qui doit régir les rapports entre classes et quelles vertus il
promeut au rang de moteur de la capillarité sociale. C'est dans la mesure où
l'individu de classe inférieure moule sa personnalité sur celle de la classe
moyenne qu'il lui sera possible d'intégrer la nouvelle société. Le tropisme de
la société malthusienne étant la classe moyenne, l'idéal de réussite sociale est
d'atteindre le statut de cette dernière (19). L'expérience de cette classe sert
de modèle aux individus qui veulent sortir de la misère. Par exemple, la
morale à base individualiste que Malthus propose est une morale qui selon lui
a fait ses preuves puisqu'elle a permis aux classes moyennes d'atteindre un
certain niveau de vie et un certain statut : cette même morale doit donner la
norme au pauvre qui veut bénéficier des mêmes avantages. Cette morale
particulière est représentée comme la seule morale raisonnable, donc
universelle, valable pour la société entière. Il en va ainsi de toutes les institutions de
(18) K. Marx, et F. Engels, L'Idéologie allemande, Editions Sociales, Paris, 1968, p. 78.
(19) Au terme classe moyenne (the middle parts, the middle regions of society), peut être substitué
le terme bourgeoisie, Engels, en étudiant la stratification sociale de la Grande-Bretagne de l'époque,
utilise l'un et l'autre (cf. Socialisme utopique et Socialisme scientifique, op. cit.).
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cette société façonnée à tel point par la bourgeoisie qu'elle se confond avec
elle et que l'Ordre bourgeois est promu au rang d'Ordre naturel.
Dans un autre ordre d'idée, le principe de la loi naturelle permet à
Malthus de récupérer et de résorber les antagonismes sociaux
qu'empiriquement d'ailleurs il détecte fort bien, puisqu'il leur donne pour explication
d'être dans la nature des choses. L'opération qui consiste à attribuer la cause
des tensions sociales à la « nature des choses » aboutit à innocenter le
système social dans lequel elles naissent.
C'est donc dans le cadre étroit des lois naturelles qui président à
l'organisation du système social que vont se situer les alternatives possibles
pour changer la société et résoudre les conflits. Changement qui, en dernière
analyse, n'ébranle pas la totalité de la société et se contente d'en réajuster les
éléments. L'axiome « naturel » nous paraît fixer le grand paradigme
malthusien : EVOLUTION - REVOLUTION.
LE MODELE D'EVOLUTION
sociales, pour donner le coup d'envoi à ces réformes. Anticipons déjà que
c'est la connaissance de la loi de population qui est appelée à former ce
consensus.
(20) Il est remarquable de constater jusqu'à quel point, en son époque, les hérauts du pouvoir de la
bourgeoisie se sont emparés de la doctrine malthusienne pour légitimer leur place dans la société. Dans
son introduction à Y Essai, l'économiste français libéral Rossi écrivait en 1845 : « L'évolution de la
bourgeoisie est le fait le plus saillant de notre civilisation et celui que nul ne conteste. Cette élévation,
les classes laborieuses voudraient-elles la regretter, l'envier ? Ce serait un aveuglement. La bourgeoisie
procède du travail et ne se recrute que par le travail. Assurément la bourgeoisie n'est nullement
disposée à se laisser enlever les richesses qu'elle a gagnées à la sueur de son front ... A considérer cette
classe en général, qui pourrait sans injustice méconnaître ses sympathies pour les classes laborieuses, et
la vivacité avec laquelle elle se porte à tout ce qui fait contribuer à leur bien-être et à leur
avancement? »(p.LVIII).
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 197
que l'on peut concevoir d'une amélioration de l'état social », « nous avons
tout lieu de croire qu'on y verra toujours une classe de propriétaires et une
classe d'ouvriers. Mais le sort de chacune d'elles, et les rapports de l'une à
l'autre, peuvent être modifiés de manière à augmenter beaucoup l'harmonie
et la beauté du tout » (p. 578).
Il y a donc une contradiction apparente : d'une part la société trichoto-
mique permet une libre mobilité dans les statuts des individus puisque, suivant
qu'ils sont indolents ou actifs, ils peuvent descendre ou monter dans l'échelle
sociale. D'autre part, dans la société dualiste, le critère statique empêche tout
déplacement du centre de gravité dans l'échelle sociale puisque la propriété
est un bien dont l'élasticité est faible. En fait, il ne s'agit là que d'un des
nombreux cas d'intervention du principe du déterminisme naturel que fixe le
seuil à la perfectibilité de l'homme et de la société « autant que la nature des
choses peut le permettre », p. 487). D'après Malthus, la distribution de la
population en classes sociales est elle-même soumise à une loi d'accroissement
logistique. La stratification trichotomique harmonieuse n'est qu'une image
idéale lointaine : non seulement l'indolence et la paresse surgissent comme
causes de la stagnation dans la strate inférieure, mais interviendront aussi les
paramètres de la propriété disponible et de l'offre de travail ou du montant
des salaires, tous deux dépendants (21) de la loi de la population. S' « il n'est
pas en la puissance des riches de fournir aux pauvres de l'occupation et du
pain » (p. 577), l'ouvrier laborieux devra attendre que les lois naturelles
consentent à étendre le terrain des bases matérielles qui permettent à
l'individu d'arriver à intégrer la classe moyenne. Face à cette improbabilité,
les ambitieux devront se répartir les postes disponibles, en comptant sur leur
bonne étoile. Le facteur « chance », comme moteur de mobilité sociale,
reprend ses droits. Pour ceux qui sont en marge de ses bénéfices (22), la
société apparaît comme « une grande loterie » où les lois naturelles procèdent
à la répartition des « lots » et des « billets blancs » (p. 570).
(21) Malthus, comme on le sait, n'accepte pas la théorie de la valeur du travail, mais insiste sur la
détermination de la valeur par la demande. Cf., par exemple : « Le prix du travail, quand on lui laisse
prendre son niveau naturel, est un baromètre politique de la plus haute importance ; il exprime le
rapport des moyens de subsistance à la demande que l'on en fait, de la quantité consommable au
nombre des consommateurs. Pris en moyenne et indépendamment de toute circonstance accidentelle, il
indique en outre clairement les besoins de la société par rapport à la population ; car, quel que soit le
nombre d'enfants pour chaque mariage qui peut suffire à maintenir la population actuelle à l'état sta-
tionnaire, le prix du travail sera ou suffisant, ou supérieur ou inférieur à leur entretien, selon que les
fonds destinés à payer le travail seront stationnaires, progressifs ou rétrogrades » (p. 362). D'où le
souhait de Malthus de voir diminuer le nombre des ouvriers afin d'améliorer le rapport du prix du
travail au prix des vivres (cf. pp. 486, 487) : « Si c'est bien sincèrement que nous cherchons à
améliorer d'une manière permanente le sort des pauvres, ce que nous avons de mieux à faire est de leur faire
comprendre que le seul moyen de hausser réellement le prix du travail est de diminuer le nombre des
ouvriers, et que, comme ce sont eux qui les fournissent au marché, eux seuls aussi peuvent en prévenir
la multiplication ». Cf. aussi pp. 17 et 19.
(22) Malthus se réfère à maintes reprises à l'action de la loi de population dans les classes
moyennes et supérieures, mais ce n'est réellement qu'en deux endroits qu'il signale la probabilité de cas de
mobilité sociale descendante dans les classes supérieures et moyennes, cas fortement atténués puisqu'il
admet par ailleurs que ces classes ont les vertus qu'il faut pour se maintenir dans leur rang (cf. pp. 13
et 489 à rapprocher de 523).
198 ARMAND MATTELART
qu'auparavant et il est certain que, sans cela, la révolution ne leur aurait fait
aucun bien » (p. 385).
C'est l'exemple de la docilité des classes supérieures à se soumettre aux
règles de la prudence en matière de mariage qui permet d'espérer un
comportement équivalent des classes inférieures une fois éduquées dans les
mêmes principes. « Puisqu'il est si facile d'obtenir des classes supérieures de la
société le degré de prudence nécessaire pour contenir les mariages dans de
justes bornes, si l'on veut réussir de même auprès des classes inférieures il
faut faire naître parmi elles les lumières de la prévoyance dont les premières
sont pourvues et on leur rendra un service bien plus important » (p. 524).
(23) Talcott Parsons, op. cit., p. 106. (Rien d'étonnant que le fondateur du fonctionnalisme nord-
américain opine en ce sens ; Malthus, sous bien des aspects, peut être justement considéré comme un
des précurseurs de la théorie structurelle-fonctionnelle).
200 ARMAND MATTELART
(24) Ceci paraît encore plus évident lorsqu'on analyse les propos de Malthus sur le problème de la
distribution des terres. Le Pasteur se révèle alors non seulement partisan de la propriété mais de sa
modalité « latifundium » (cf. pp. 537-545).
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 201
(25) Cf. dans ce sens aussi «c Pour qu'un peuple contracte des habitudes de prudence, la première
chose requise est que la propriété soit parfaitement assurée. La seconde peut-être est un certain degré
de considération pour les classes inférieures du peuple, que font naître des lois égales pour tous et que
tous ont concouru à établir » (p. 508).
202 ARMAND MATTELART
(26) Malthus condamne cet Ordre d'une façon catégorique à plusieurs reprises. Cf. par exemple sa
condamnation du régime féodal régnant encore à l'époque en Pologne : « Aussi longtemps que la terre
sera cultivée par des paysans dont le travail ne peut donner aucun produit qui ne devienne aussitôt la
propriété de leurs maîtres ; aussi longtemps que la société en masse se composera de ces êtres dégradés
et des seigneurs propriétaires de vastes terres, il n'y aura évidemment aucune classe d'hommes en état
de faire des demandes égales à l'excès du produit du sol, ou d'accumuler un nouveau capital et
d'accroître la demande du travail » (p. 392). Cf. aussi p. 403 « La prospérité des manufactures et du
commerce suppose en tout Etat qu'il est libéré des plus nuisibles institutions du système féodal. Elle
prouve que la grande masse du peuple n'est pas dans la servitude ». Comme nous le verrons par la suite, le
réquisitoire de Malthus contre la révolution est un plaidoyer en faveur des défenses de la liberté
acquise sur l'ordre féodal.
(27) Cf. dans ce sens le passage où il défend l'économie de luxe et de prodigalité des riches qui
contredit les qualités de prudence, de sobriété et d'économie, qualités qu'il exige des pauvres et qui
constituent aussi la base de l'ascétisme de la classe moyenne ascendante dans sa conquête industrielle.
« Au nombre des préjugés les plus répandus au sujet de la population, il faut compter l'opinion de
ceux qui croient qu'un pays qui tolère les dissipations des riches ou les terres sans culture, n'a pas le
droit de se plaindre du défaut de nourriture, ou doit attribuer à la prodigalité des uns et à la
négligence de tous les détresses que les pauvres y éprouvent. Les deux causes qu'on accuse ici n'ont d'autre
effet que de resserrer la population dans les plus étroites limites ; elles n'influent point, ou elles
influent fort peu, sur l'état d'aisance ou de détresse des dernières classes de la société. Si nos ancêtres
avaient contracté et nous avaient transmis des habitudes de frugalité et d'activité telles que les classes
supérieures ne consommassent aucun superflu, qu'on ne nourrît aucun cheval de luxe, et qu'on ne vît
sur notre sol aucune terre inculte, il y aurait sans doute entre l'état où nous serions et l'état où nous
sommes une bien grande différence quant à la population absolue, mais probablement il n'y en aurait
aucune dans la situation des classes inférieures : ni le prix du travail ni la facilité d'élever une famille
n'auraient changé. Les dissipations des riches et les chevaux de luxe ont à peu près l'effet des
distilleries de grains dont j'ai dit un mot à propos de la Chine (cf. p. 134). Si la nourriture qui se
consomme en superflu peut, en temps de cherté, s'appliquer à d'autres emplois, c'est une ressource dont le
pauvre profite, ce sont les greniers d'abondance qui s'ouvrent précisément au moment du besoin, et les
classes inférieures du peuple n'en tirent aucun avantage » (p. 462).
(28) Cf. la section précédente sur l'institution propriétaire ; on peut relever aussi certains arguments
de son plaidoyer contre les « poor laws ». Ainsi notons au passage, à titre d'illustration : « On a déjà
souvent proposé en Angleterre d'abolir graduellement les lois sur les pauvres, à cause des maux que
l'expérience a prouvé qu'elles entraînent par la crainte de les voir devenir un fardeau insupportable aux
propriétaires de la terre » (p. 575) ; « l'abolition de la taxe des pauvres soulagerait l'agriculture d'un
pesant fardeau et enlèverait une addition gratuite faite au prix des salaires » (p. 571) ; « le fermier paye
la taxe des pauvres pour encourager une mauvaise manufacture qui ne donne aucun profit, des fonds
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 203
qui, réservés à la terre, auraient été employés d'une manière infiniment plus avantageuse pour le pays »
(p. 372) ; Cf. aussi p. 498 où Malthus se réfère au surcroît de gam qu'ont fait les fermiers lors de la
disette de 1800-1801 : « Surcroît de gain, si avantageux à la société et contre lequel on s'est élevé
d'une manière déraisonnable ».
(29) K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti communiste, pp. 33-38.
(30) F. Engels, op. cit., p. 49.
204 ARMAND MATTELART
(31) Cependant il est à noter que sur ce point particulier de l'institution du mariage, Malthus
adopte une attitude de démystification du code de morale existant en dénonçant le principe de la double
morale qui persiste dans la société de son temps, morale stricte pour la femme et laxe pour l'homme.
De nombreux passages attestent cette attitude de Malthus en faveur d'une égalité des sexes et de
l'abolition des préjugés sur le célibat féminin. Cf. par exemple : « Si la coutume de se marier tard pouvait
enfin prévaloir, et si la violation des lois de la chasteté était envisagée comme également déshonorante
pour les deux sexes, il pourrait se former entre eux sans danger des relations d'amitié plus intimes »
(p. 477). Ou encore : « que de nos jours une femme soit presque bannie de la société pour une faute qui
chez les hommes reste presque impunie (abandon de la famille), c'est sans doute une espèce
d'injustice » (p. 337). A propos de la nécessité d'abolir les préjugés sur le célibat féminin, cf. p. 523 : « Il
suffirait que dans le monde on accordât plus d'estime et plus de liberté à celles qui vivent dans le
célibat, et qu'elles jouissent à cet égard des mêmes avantages que les femmes mariées. Ce serait
d'ailleurs une chose raisonnable et conforme aux premiers principes de la justice et de l'équité ». Dans son
attitude vis-à-vis du mariage et de la morale qui le soutient, Malthus entend donc réellement lutter
contre les idées reçues. C'est une des raisons pour lesquelles son ouvrage fut si mal reçu par des
personnes « dont le caractère moral et religieux lui inspirait un vrai respect » (p. 632). Ce travail de
démystification morale au cours duquel il passe au crible toutes les classes sociales (cf. p. 499), où il accuse
certains mariages qui ont lieu dans les classes supérieures d'être de véritables cas de prostitution légale,
semble être l'apport le plus révolutionnaire qu'ait réalisé Malthus.
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 205
améliorer son état, dont l'effet serait de faire des hommes de cette classe des
sujets paisibles et d'augmenter beaucoup la somme de leur bonheur »
(p. 525).
Exposer aux classes inférieures la situation dans laquelle elles se trouvent
revient pour Malthus à « leur faire comprendre que le seul moyen de hausser
réellement le prix du trayail est de diminuer le nombre des ouvriers, et que
comme ce sont elles qui les fournissent au marché, ce sont elles aussi qui
peuvent en prévenir la multiplication » (p. 487). C'est aussi leur enseigner le
respect de la propriété privée d'autrui : « Si les grandes vérités relatives à ce
sujet étaient plus généralement répandues ; si les classes inférieures du peuple
étaient bien convaincues que la propriété est nécessaire pour obtenir un grand
produit ; et qu'en admettant la propriété, nul homme ne peut réclamer à titre
de droit des aliments, lorsqu'à n'est pas en état d'en acheter ou de s'en
procurer par son travail ; si le peuple savait enfin que ce sont des lois
sanctionnées par la nature et tout à fait indépendantes des institutions
humaines, presque toutes les déclamations, si dangereuses et malfaisantes, sur
l'injustice des lois qui sont en vigueur dans la société paraîtraient sans objet
et seraient à peine écoutées » (pp. 505, 506). L'enseignement du principe de
l'intérêt personnel comme moteur de la mobilité sociale complète le cadre
pédagogique. Toute observation de ces préceptes doit nécessairement aboutir
à créer des habitudes de sobriété, de prévoyance et de prudence.
Les résultats de cette conscientisation, aux dires mêmes de Malthus, ne
devraient pas se faire attendre : « Si ces vérités se propageaient, ce qui, avec le
temps, ne parait pas improbable, les classes inférieures du peuple, prises en
masse, deviendraient plus paisibles et plus amies de l'ordre ; elles seraient
moins prêtes à exciter des tumultes dans les temps de disette ; en tout temps
elles seraient moins faciles à agiter par des libelles séditieux et incendiaires,
car elles sauraient combien peu le prix du travail et les moyens de soutenir
une famille dépendent d'une révolution » (p. 577). .
Dans la mesure où la stratégie malthusienne se contente de cette
campagne pour changer la société et où elle ne consent aucune modification
du cadre des institutions qui bloquent la disponibilité d'aliments, de travail et
de propriété, il est difficile de percer le mystère du contenu de ces réformes
graduelles dont parle Malthus, qui aboutissent à asseoir l'hégémonie d'une
classe et rendent plus qu'improbable l'apparition du phénomène de capillarité
sociale pour d'amples secteurs du peuple. C'est, en dernière analyse, confier la
suppression de la misère à l'unique acteur du changement social, la «
nature ». En conséquence, le savant échafaudage de la théorie sociale
malthusienne, suscité par la contestation des systèmes d'égalité, peut être considéré
comme la rationalisation des principes qui fondent et légitiment les structures
de la société existante, et la société future que Malthus propose aux classes
inférieures n'est que l'extrapolation plus ou moins heureuse de cette même
société actuelle, légèrement modifiée par l'effet des lois naturelles. Malthus
lui-même semble définitivement acquiescer à cette hypothèse médullaire
lorsqu'il écrit : « Le but de cet ouvrage n 'est pas tant de proposer des plans
d'amélioration que de faire sentir la nécessité de se contenter du mode
206 ARMAND MATTELART
LA REVOLUTION
En abordant le concept de révolution, Malthus rehausse celui d'évolution
qui domine sa thèse sociale. Ce qui est intéressant de signaler au cours de
l'élaboration conceptuelle qu'il réalise, c'est la projection de son système de
référence évolutif dans le concept de révolution, qu'il forge de toutes
pièces : les éléments qu'il retient pour configurer conceptuellement le
phénomène révolutionnaire sont le contrepied des variables qui articulent son
modèle d'évolution.
2) La révolution = l'anarchie
Isolée de sa base sociale et soutenue par l'ambition de quelques
individus, la révolution devient, pour Malthus, la personnification du pouvoir
destructeur : « destruction du parlement, du lord maire et des
monopoleurs » (p. 503). La révolution est synonyme d'anarchie : « Après avoir détruit
le gouvernement établi, le peuple, toujours en proie à la misère, tourne son
ressentiment vers ceux qui ont succédé à ses premiers maîtres. A peine a-t-il
immolé les nouvelles victimes qu'il en demande d'autres sans qu'on puisse
voir un terme à des révoltes suscitées par une cause toujours en activité »
(p. 501) (32).
Malthus nie toute créativité au pouvoir révolutionnaire et ne lui
reconnaît aucune possibilité de promouvoir de nouvelles institutions (En ce sens, le
concept de révolution qu'il élabore est plus proche de celui de révolte ou
soulèvement des individus qui ne se soucient pas des institutions qui en
résultent. Le concept de révolution implique en effet une prise de pouvoir
par les forces sociales et un « projet » politique de création de nouvelles
institutions).
3) Révolution et Réaction
Les effets destructeurs du pouvoir anarchique sont évalués en fonction
de la régression qu'ils constituent par rapport a l'état de choses actuel. Le
paramètre malthusien dans le procès à la révolution est le concept qui fonde
la société bourgeoise proposée : la liberté. L'anarchie favorise l'usurpation du
pouvoir et entraîne la prise de pouvoir par le despote. Le despotisme qui
prend la forme d'une dictature militaire signifie pour la nation la suspension
des libertés constitutionnelles, en quelque sorte un retour aux effets nocifs de
l'Ordre féodal.
« Les vrais soutiens de la tyrannie sont sans contredit ceux qui, se
livrant à de vaines déclamations, attribuent les souffrances du pauvre et
presque tous les maux de la société aux institutions humaines et à l'iniquité
des gouvernements. La fausseté de ces accusations, et les funestes suites
qu'elles auraient si elles étaient généralement admises, font une loi de leur
résister à tout prix, non seulement à cause des horreurs révolutionnaires
qu'on doit s'attendre à voir à la suite d'un mouvement du peuple lorsqu'il
(32) Pour décrire cette anarchie, Malthus recourt à l'emploi de l'imagerie révolutionnaire pour
signifier le visage connu et connaissable de la violence. La révolution, c'est le « bain de sang », les «
horreurs », les « scènes terribles » (pp. 505, 507).
208 ARMAND MATTELART
4) Anarchie ou despotisme ?
L'examen de la révolution donne encore à Malthus l'occasion de susciter
la discussion sur un dilemme éthique qu'il pose en termes cornéliens. De deux
CONCLUSION ET PERSPECTIVES
(36) Chez Malthus, cette idéologie a aussi des connotations strictement théologiques ( Les lois de la
nature, c'est-à-dire les lois de Dieu »), cf. dans ce sens pp. 475, 479, 481, 530, 535, 550, 594.
(37) Avec tout ce qu'il sous-entend de consécration du statut du propriétaire, de l'individualiste,
etc. et l'ordre correspondant que ce bourgeois institue.
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 211
(38) Si elle ne questionne pas le système, elle arrive au même résultat puisqu'elle ratifie l'ordre
existant.
(39) Cf. sur ce point, l'analyse que fait de ces critiques RJC. Merton in Teoria y Estructura Sociales
(traduction de l'original américain). Fondo de Cultura Economica, Mexico, 1964, pp. 46-56.
212 ARMAND MATTELART
3) La nature et la technologie
Or, paradoxalement et paraissant ignorer l'idéologie implicite de son
uvre, Malthus célèbre, à travers la loi de population comme suprême
explication du conflit social, la disparition de l'idéologie et innocente les
institutions dans le procès à la misère. C'est cette opération de dépolitisation
des phénomènes sociaux qui rend à l'Essai son caractère d'actualité. Il semble
qu'aujourd'hui le thème de la nature auquel Malthus recourt pour justifier la
vanité de l'idéologie ait été remplacé par celui de la science et de la
(40) Le niveau d'instruction ne semble pas devoir être considéré comme un critère universel
puisque Malthus admet que l'état actuel des choses (la nature des choses) ne donne pas à tous la possibilité
de gravir l'échelle sociale même s'ils ont acquis un certain niveau d'instruction. La chance intervient
dans la mobilité sociale. Cf. dans ce sens notre section sur le modèle téléologique de la société
malthusienne. Cf. aussi dans ce sens A. Lux, « Evolution et Contradiction dans la Pensée de Malthus » in
Population, Paris, 1968, N.6, p. 1105.
(41) Ce qui a son tour impliquerait l'apparition du critère de participation au pouvoir social.
214 ARMAND MATTELART
(42) Citons Barthes : « L'idéologie bourgeoise sera scientiste ou intuitive, elle constatera le fait ou
percevra la valeur, mais refusera l'explication : l'ordre du monde sera suffisant ou ineffable, il ne sera
jamais signifiant. Enfin, l'idée première d'un monde perfectible, mobile, produira l'image renversée
d'une humanité immuable, définie par une identité infiniment recommencée. Bref, en société
bourgeoise contemporaine, le passage du réel a l'idéologique se définit comme le passage d'une anti-physis à
une pseudo-physis » Roland Barthes, Mythologies, Ed. du Seuil, Paris, p. 250.
(43) Il n'est pas inutile de rappeler que le modèle d'intégration comme projet de développement
social, qui définit la position réformiste (ou le « statu quo ravalé ») fait partie des présupposés
idéologiques de l'analyse fonctionnaliste de la société.
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 215
En effet, ayant fait ses preuves dans les pays capitalistes, il tend à se
hausser au rang de modèle universel de développement social et devient de ce
fait exportable. Le cycle se répète dans le tiers monde. Les bourgeoisies
dépendantes nationales dont les intérêts rejoignent ceux des métropoles
politiques et économiques, ne désirant pas changer les termes du statu quo,
proposent aux masses l'idéal d'intégration sociale et culturelle : l'émancipation
du prolétariat du tiers monde doit passer par le creuset de la bourgeoisie.
L'intégration devient synonyme d'incorporation au système existant avec ses
intérêts créés, ses « droits acquis », etc., incorporation qui se traduit pour les
classes inférieures par l'adaptation au statu quo, qui devient en fin de compte
synonyme d'annexion. Cette conception du développement social qui meut
les « efforts » des bourgeoisies nationales crée en fait le mirage du
changement social et donne aux masses l'illusion de pouvoir diriger pour la première
fois leur destinée, de pouvoir se déterminer en « participant » à la société
bourgeoise. Mais, en réalité, il s'agit de la participation à une société qui peut
seulement leur offrir, comme ultime expectative, une amélioration du niveau
de vie, une pseudo-modernisation au sein d'une société « d'abondance » dont
toutefois les fondements et les relations qu'elle engendre entre les diverses
classes sociales ne sont pas systématiquement remis en question. Le
développement social se convertit ainsi en une recherche d'un type de vie qui annule
tout refus potentiel du système, qui immunise la société contre toute
radicalisation et accule chaque fois plus les éventuels groupes de pression
révolutionnaires dans l'aliénation. Le système administre l'incorporation des
classes défavorisées en les contraignant à accepter ses lois et ses règles et en
les convertissant par là même en complices de leur propre exploitation.
(44) Cf. A. Sauvy, Théorie Générale de la Population, P.U.F., Paris ; du même auteur, « Le
Malthusianisme anglo-saxon » in Population, Paris, 1947, N. 2 et « Le Faux Problème de la Population » in
Population, Paris, 1949, N. 3.
216 ARMAND MATTELART
(47) Les preuves abondent sur la nomenclature des motivations auxquelles recourent les politiques
de population dans le tiers monde. Il semble que la technique moderne de publicité de la société de
consommation permette tous les espoirs et toutes les fantaisies : « Family Planning literature should
make use of Beauty and sex-appeal ». « On peut, écrivait un sociologue nord-américain de l'université
de Chicago chargé d'assister cette politique en Colombie, « légitimer » la planification de la famille en
publiant la signature de personnalités célèbres puissantes et dignes de crédit. Les « mass media »
peuvent être employés efficacement si on propage l'information de ce que des médecins, des gens d'Eglise,
des actrices de cinéma, des hommes d'affaires puissants, des gens de loi, des savants, etc. approuvent la
planification familiale ». (in D. Bogue : « Recomendacion sobre el uso de la comunicacion en la educa-
cion y motivacion para la planificacion familiar », Boletin del segundo seminario sobre demografia,
Medellin, Columbia, oct. 1965). Cette stratégie publicitaire paraît plus dangereuse lorsqu'elle
s'accompagne de déclarations sur la nécessité de recourir systématiquement à la stérilisation, tenues en une
autre occasion par ce même sociologue qui s'autorisait de son expérience en Inde : « une expérience de
planification familiale devrait définitivement inclure la stérilisation à la fois des époux et des épouses »
(D. Bogue « Some tentative recommendations for a « sociologicaly correct » family planning
communication and motivation program in India » in Kiser C, Research in Family Planning, Princeton, 1962,
p.531). En réalité, devait ajouter un autre sociologue nord-américain, tout le problème réside dans le
manque de ressources. Les pays sous-développés ne peuvent simplement s'offrir le luxe de cliniques
d'espacement des naissances sous surveillance médicale où chaque cas personnel est considéré et réglé
par les méthodes les plus adéquates du point de vue éthique et biologique. Les ressources sont rares et
le temps presse » (J.M. Stycos : « A critique of the traditional planned parenthood in underdeveloped
areas » in Kiser C. op. cit. pp. 477, 478).
218 ARMAND MATTELART
Principe de population
Cette constatation est très intéressante lorsqu'on la met en relation avec
la personnalité de base de cet individu qui veut limiter la taille de sa famille.
Sa démarche comporte implicitement une option politique : la reconnaissance
du principe de population se confond avec l'aval de Y « establishment » (nous
avons pu vérifier cette coexistence à travers des indicateurs de définition
politique). Il est évident que nous considérons ici une tendance majoritaire
qui assimile à la fois la détermination de l'aristocratie ouvrière qui, en
réduisant le nombre de ses enfants, joue sur la carte de l'intégration sociale et
culturelle et la résignation du lumpen prolétariat pour lequel la réduction des
naissances n'est qu'une chance de survie.
On peut certes se réjouir d'une perspective de misère moins étendue.
Mais lorsque l'on considère les motivations, force n'est-il pas de constater que
cet indice draîne une structure d'aspirations qui met en échec les chances
d'éclatement du statu quo et que sa popularité est significative de la perte des
germes de radicalisation ?