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L'Homme et la société

Une lecture idéologique de l'essai sur le principe de population


Armand Mattelart

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Mattelart Armand. Une lecture idéologique de l'essai sur le principe de population. In: L'Homme et la société, N. 15,
1970. marxisme et sciences humaines. pp. 183-219.

doi : 10.3406/homso.1970.1262

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1970_num_15_1_1262

Document généré le 16/10/2015


une lecture idéologique

de Fessai sur le principe de population

ARMAND MATTELART

En 1798, T.R. Malthus publie à Londres l'Essai sur le Principe de Population Dans
cette uvre, il essaie de démontrer qu'une des causes principales de la misère des familles
de classe inférieure réside dans le nombre excessif de leurs enfants. Si ces classes ajoute-
t-il - n'adoptent pas un comportement procréateur différent, le monde se verra aux prises
avec la surpopulation et les tentatives pour supprimer la misère seront réduites à néant.
L'unique stratégie réaliste de lutte contre la misère est celle-là même qui exige la réduction
du nombre des naissances.
Cette théorie démographique, qui se réfère implicitement à un modèle de
changement social, préfigure l'idéologie bourgeoise, les mécanismes juridico-politiques et les bases
pseudo-scientifiques de sa domination. En même temps, elle annonce la sociologie du statu
quo qui marque actuellement le fonctionnalisme nord-américain. La théorie sociale de
Malthus est spécialement d'actualité à un moment où les politiques de Birth Control et la
sociologie de la population - qui se prétend axiologiquement neutre - qui les seconde
essayent d'imposer un modèle de société, de culture et de personnalité pour résoudre la
misère du tiers monde.

EXAMEN DE LA THEORIE SOCIALE DE MALTHUS


Que YEssai ait fourni en réalité de nombreux arguments pour la
rationalisation et la justification de l'exploitation sociale, nul ne peut le nier.
Depuis l'accueil chaleureux de l'aristocratie foncière anglaise jusqu'à la
dernière déclaration du président de la Banque Mondiale (1), c'est une longue
trajectoire apologétique du principe de population comme ultime explication
(et aussi ultime remède) à la misère du prolétariat de la révolution
industrielle ou du tiers monde. C'est aussi la trajectoire polémique de l'anathème
lancé par Marx, précédé par les socialistes utopiques contre ce principe de

(1) Robert Mac Namara, Address to the Board of Governors, Bird, Washington, D.C., 30 septembre
1968.
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prédestination à la pauvreté qui alimente l'idéologie des classes dominantes.


Quoi d'étonnant puisque Malthus lui-même avait perçu l'ambiguïté de ses
thèses et prédit leur utilisation : « Peut-être, au premier coup d'oeil, lit-on
sous sa plume, cette doctrine paraîtra peu favorable à la liberté. C'est,
dira-t-on, fournir aux gouvernements un prétexte pour opprimer leurs sujets,
sans que ceux-ci aient le droit de se plaindre ; et les autoriser à rejeter, sur les
lois de la nature ou sur l'imprudence du pauvre, les suites funestes de leurs
vexations » (2).
Peut-on aller jusqu'à soupçonner que Malthus, dans un plan
machiavélique, se soit servi de cette lucidité pour mieux dresser un écran entre les
groupes au pouvoir et le peuple et donner à ce dernier l'illusion d'avoir
trouvé en son système apparemment logique un instrument de défense, une
charte de ses droits et surtout de ses devoirs ? Malthus a certes voulu
améliorer la société où il vivait et où il avait décelé l'émergence des
antagonismes sociaux : « l'objet pratique que l'auteur a eu en vue par dessus
tout, écrivait-il, quelque erreur de jugement qu'il ait pu faire d'ailleurs, est
d'améliorer le sort et d'augmenter le bonheur des classes inférieures de la
société (p. 632). Mais les protestations de bonne foi voisinent trop
fréquemment avec des diktats irrémédiables (3) qui enferment les classes inférieures
dans le cercle vicieux de leur pauvreté, pour que nous puissions nous
contenter de la bonne intention du pasteur et le situer parmi les réformateurs
sociaux. Il est difficile cependant de souscrire à une image schématique de
Malthus qui a projeté les adeptes et les critiques du pasteur vers des pôles
diamétralement opposés : l'éloge ou l'ostracisme. Si on refuse d'avaliser ce
mouvement centrifuge qui défigure la théorie socialiste malthusienne, il est
nécessaire, pour cerner son ambiguïté, de pénétrer sur le terrain des
idéologies (4) : déterminer les opinions sur l'objectif souhaité de développement
social et préciser les intérêts de classe que sont susceptibles de défendre ces
opinions. Ce qui nous amène, si nous ne voulons pas nous égarer dans le
labyrinthe des procès d'intentions où les extrapolations sont rapides et
portent à tous les coups, à procéder à une lecture idéologique de l'Essai pour
y relever successivement un diagnostic des antagonismes sociaux et un type
de société et de rapports entre classes sociales, lequel type de société, selon
Malthus, devrait résoudre les anomalies détectées.
Au préalable, il nous semble essentiel d'ébaucher la configuration des
protagonistes du processus social à l'époque de Malthus pour pouvoir capter
leurs intérêts respectifs.

(2) T.R. Malthus, Essai sur le Principe de Population (traduction de P. et G. Prévost), Guillaumin
Libraire, Paris, 1845, page 500. Toutes les références ultérieures à l'Essai sont tirées de cette édition.
(3) Cf. l'exemple classique de sa condamnation du droit des pauvres à être nourris par la société :
« un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille ne peut le nourrir ou si la société ne
peut utiliser son travail n'a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, et il
est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n'y a point de couvert mis pour
lui. La nature lui commande de s'en aller et elle ne tarde pas à mettre elle-même cet ordre à
exécution » (p. XV, note 1).
(4) Nous nous inspirons ici de la définition de Adam Schaff : Idéologie : « Les opinions sur les
problèmes de l'objectif souhaité de développement social, ces opinions se formant sur la base d'intérêts de
classes donnés et servant à les défendre » « Marxisme et Sociologie de la connaissance », in L'homme
et la société, Editions Anthropos, Paris, N. 10, p. 139.
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LE CONDITIONNEMENT SOCIAL DE LA THEORIE

Quelques repères
Il est nécessaire de recourir à une histoire de la Grande-Bretagne qui
considère l'articulation de l'évolution de la société en fonction du jeu des
rapports entre classes sociales si l'on veut comprendre la conjoncture
historique dans laquelle s'inscrit l'uvre du pasteur. Malthus ayant décrété vouloir
améliorer le sort des pauvres, il est essentiel de déterminer le contenu de ce
secteur social et surtout les relations qu'il entretient avec les autres groupes.
Nous trouvons chez Marx et Engels (5) les éléments nécessaires pour
configurer le cadre historique de l'époque en fonction de ce critère.
1689 : La bourgeoisie montante (commerçante, financière, industrielle) établit
un gracieux compromis avec l'aristocratie foncière que la « grande
révolution » achève d'ébranler. Les intérêts économiques de la bourgeoisie sont
garantis et elle devient un élément minoritaire du pouvoir politique.
1780 : Démarrage de l'industrialisation et du développement d'une nouvelle
bourgeoisie essentiellement manufacturière.
1800 : Début des expériences socialisantes de Robert Owen dans la grande
filature de coton de New-Lanark.
1824 : Abolition des lois interdisant les coalitions ouvrières.
1832 : Le Reform Act donne à la nouvelle puissance économique issue de la
manufacture une place de choix dans le parlement et exclut du droit de vote
les ouvriers : c'est la création du Parti chartiste, le premier parti ouvrier.
1846 : L'abrogation de la loi sur les céréales signifie le triomphe du libre
échange sur le protectionnisme et de la nouvelle bourgeoisie anglaise sur les
land-lords. C'est le règne florissant du grand parti hbéral, anciennement
Wighs (6).
La conjoncture politique dans laquelle YEssai sur le Principe de
Population voit le jour se définit donc schématiquement comme suit : la bourgeoisie
à laquelle le compromis de 1689 a permis d'implanter progressivement les
bases de l'ordre bourgeois est encore loin de posséder la totalité du pouvoir.
Le pouvoir politique est monopolisé par l'aristocratie foncière. Quant à la
nouvelle bourgeoisie de souche manufacturière elle est encore en gesta-

(5) F. Engels, Socialisme utopique et Socialisme scientifique, Editions Sociales, Paris, 1962 ;
K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti Communiste, Editions Sociales, Paris, 1966 ; K. Marx, Le Ca-
pifa/,Editions Sociales, Paris, 1950, Livre Premier, Tome III, chap. XXVII ; Cf. aussi W. Abendroth,
Histoire du Mouvement ouvrier en Europe, Editions F. Maspéro, Paris, 1967.
(6) Où se situe Malthus dans le cadre politique lorsqu'il publie pour la première fois son Essai ?
Cest à l'économiste français libéral Rossi qui rédigea la notice sur la vie et les travaux de Malthus, qui
précédait l'édition française de 1845, qu'il revient de répondre : Il appartenait à cette fraction de la
nation anglaise qu'on a désignée sous le nom de wighs et qui possède aujourd'hui la direction des
affaires de la Grande Bretagne ... Fidèle à ses opinions politiques dans le temps où elles étaient loin de
mener à la fortune, il ne s'en est pas fait un titre de gloire lorsqu'elles ont triomphé ; il n'a pas eu la
pensée de faire de la science le marchepied de l'ambition » (p. XXX).
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tion. Au cours du quart de siècle qui s'écoulera entre la première édition de


l'Essai et la dernière (1826), cette nouvelle bourgeoisie affermira
progressivement ses prétentions au pouvoir et, au cours de son émergence politique,
elle se rendra à l'évidence que ses intérêts sont opposés à ¦ ceux des
propriétaires fonciers. Le processus de prolétarisation croissant va arrachant
les « pauvres » à un état d'infraconscience sans pour autant leur permettre
aucune possibilité d'action indépendante. Les rivalités entre groupes sociaux,
qui s'expriment sur la scène politique, sont polarisées par cette lutte
souterraine pour le pouvoir où s'affrontent nouvelle bourgeoisie et
aristocratie. Malthus meurt en 1834, c'est-à-dire trois ans après la promulgation du
Reform Act et douze ans avant l'abrogation des « corn laws » les deux lois
qui consacreront le nouveau pouvoir bourgeois. A-t-il eu assez de génie pour
prévoir l'importance de cette nouvelle force politique ou s'est-il contenté de
persister à croire à l'ancienne formule d'alliance issue de 1689 ? Question à
laquelle il sera donné réponse au cours de cet article.

LE SOCIALISME UTOPIQUE ET LA THEORIE MALTHUSIENNE


1) Ce fut un écrit du socialiste anarchisant Godwin (7) qui incita Malthus
à rédiger l'Essai. Au fur et à mesure des éditions de l'ouvrage ce furent aussi
les doctrines et les interventions des socialistes, que Marx dénommera plus
tard utopiques, tels Owen, qui en quelque sorte le forcèrent à tirer au clair
les implications sociales de sa théorie. La gestation de la théorie sociale
malthusienne est irrémédiablement marquée par ce défi : contester les «
systèmes d'égalité ». C'est un premier fait à considérer lorsqu'on essaye de
déterminer les facteurs qui ont imposé une limite au développement de la
théorie du Pasteur. Il est intéressant de constater combien Malthus, dans
l'élaboration de sa théorie, est conditionné par le jeu des variables auxquelles
recourent les précurseurs du socialisme scientifique. Autant ces derniers
dénigrent la stratification de la société, l'institution de la propriété privée,
l'institution du mariage et le principe de l'amour de soi, autant Malthus
essayant de colmater les brèches faites dans l'édifice bourgeois par les
arguments socialisants, célèbre ces mêmes institutions et principes et les élève
ou les maintient au rang de fondements sacro-saints de la société.
2) Etant donné cette situation de dépendance, Malthus se verra
obligatoirement affecté par les imperfections et les imprécisions des théories sur les
systèmes d'égalité. L'élaboration de la thèse sociale malthusienne est en raison
directe de la vertébration et de l'approfondissement des théories égalitaires.
Dans la mesure où le socialisme naissant verse dans l'utopisme, la théorie
malthusienne, dans la contestation qu'elle en fait, courra tous les risques de
ne pas se placer sur le terrain du réel.

(7) On a coutume de situer William Godwin parmi les représentants de l'Anarchisme suite à sa
théorie sur le Droit et l'Etat. Les moyens qu'il conseille pour créer la nouvelle société sont cependant
loin d'être anarchisants. Cf. notre analyse au cours de cette même section, point 4. Voir dans ce sens
P. Eltzbader, El Anarquismo segûn sus mâs ilustres représentantes (traduction de l'allemand), Editions
La Espana moderna, Madrid, 1898.
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3) Dans l'élaboration de leurs doctrines aussi bien que dans leur action
(cf. à titre d'exemple l'expérience de Robert Owen à New-Lanark) (8), les
socialistes utopiques ont été fortement conditionnés par la situation
historique. Un seuil leur était fixé. Dans la mesure où certains phénomènes décisifs
(institutionnalisation du capitahsme industriel, apparition du prolétariat et
éclatement des contradictions de la société bourgeoise) ne s'étaient pas encore
donnés dans leur caractère inéluctable, les systèmes socialistes du moment
couraient le risque de s'avérer être le fruit de constructions de l'esprit. La
démystification qu'ils avaient entreprise en dénonçant la propriété privée, la
religion et la forme actuelle du mariage ne pouvait déboucher sur une action
révolutionnaire qui aurait opéré les changements désirés dans la société
contestée. De là, en premier heu, l'inexistence d'une stratégie pour construire
la nouvelle société à grande échelle et, en second heu, la dépendance vis-à-vis
de l'ordre existant et du régime établi pour inaugurer les expériences. Comme
devait l'écrire Engels jaugeant leur apport à la maturation du futur prolétariat
anglais : « A l'immaturité de la production capitaliste, à l'immaturité de la
situation de classes, répondit l'immaturité des théories. La solution des
problèmes sociaux, qui restait encore cachée dans les rapports économiques
embryonnaires, devait jaillir du cerveau. La société ne présentait que des
anomalies ; leur élimination était la mission de la raison pensante. Il s'agissait
à cette fin d'inventer un nouveau système plus parfait de régime social et de
l'octroyer de l'extérieur de la société, par la propagande, et, si possible, par
l'exemple d'expériences modèles. Ces nouveaux systèmes sociaux étaient
d'avance condamnés à l'utopie. Plus ils étaient élaborés dans le détail, plus ils
devaient se perdre dans la fantaisie pure » (9).
4) Il n'est point étonnant dès lors de retrouver chez Malthus le reflet de
ces mêmes instances historiques. En général Malthus préfigure l'idéologie
bourgeoise, mais c'est seulement à travers un réseau de contradictions et
d'oppositions inconnexes qu'il arrive à présenter un modèle de société où
opère cette idéologie. Malthus ne se résout pas à abandonner le compromis
de 1689, qui avait donné origine, à travers la conciliation entre la bourgeoisie
et l'aristocratie, à une stratification sociale qui maintenait les propriétaires
fonciers dans une situation de privilèges, tout en ménageant un rôle à la
bourgeoisie. A plusieurs reprises, Malthus semblerait vouloir consacrer cette
situation de transition. Citons au passage les attaques à la théorie de
l'accumulation (de Ricardo), attaques qui prennent la défense des
consommateurs improductifs dont les plus importants sont les propriétaires fonciers ;
or cette défense voisine avec la célébration du capitalisme naissant (10). Cette
transaction réitérée qui l'amène à fusionner deux ordres sociaux l'empêche de
développer jusqu'au bout la stratégie d'amélioration de la société qu'il

(8) Cf. Lloyd Jones, The Life Times and Labours of Robert Owen, Swab Sonnenschein and Co.
Lim., Londres 1905, 4ème édition.
(9) F. Engels : op. cit., p. 57.
(10) Cf. notre section sur les agents de changement. Malthus réfute la théorie de Ricardo dans son
uvre Principles of Political Economy (1820).
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propose. La conception d'un pouvoir bourgeois industriel, réalisé dans une


structure de pouvoir politique effectif et exclusif, n'arrive pas à s'imposer
dans sa théorie sociale. De là l'immense hiatus que l'on observe entre le
concept de société qu'il nous propose et les instruments de son opérationa-
lisation. Dissonance semblable à celle que nous découvrions précédemment
chez les précurseurs du socialisme. A tel point qu'il n'est pas aventureux
d'affirmer que, bâtis sur des concepts diamétralement opposés, socialisme
utopique et malthusianisme, en cette époque, souffrent du même vice de
fabrication. Leur stratégie de changement de la société est inspirée par un
« évangéhsme » social où le concept moral l'emporte largement sur le concept
politique. Qu'il suffise de rappeler au passage l'insistance de Maithus, dans la
promotion d'un nouveau code moral, sur la nécessité de répandre dans les
classes inférieures le principe de population à travers le système éducatif et
de « former la génération naissante à des habitudes de sobriété, de travail,
d'indépendance, de prudence et la dresser à la pratique des devoirs prescrits
par la religion » (p. 527). C'est une des missions principales du gouvernement
dans sa lutte d'erradication de la misère, une fois établi l'axiome de la sûreté
de la propriété privée. La politique de l'exemple et les prédications de Owen,
en quête de son New Moral World, afin de démontrer la bonté de son
système et d'en persuader la société, vont dans le même sens : il s'agit de
créer ex nihilo de nouvelles valeurs, de nouvelles aspirations en convainquant
les individus de certains principes nouveaux. C'est ainsi que Owen lui-même
escomptait que les bourses de travail qui rendaient possible l'échange de
marchandises contre la valeur des heures de travail réalisées dans les
coopératives de production, substitueraient progressivement les bases de l'économie
capitaliste, uniquement par effet de démonstration.
Quant à l'anarchiste William Godwin, il est encore plus explicite que
Owen sur l'impérieuse nécessité de convaincre par la raison les individus de
l'urgence de l'abolition du Droit, de l'Etat et de la Propriété. Il faut, écrit-il
dans son ouvrage contesté par Malthus, An enquiry concerning political
justice and its influence on general virtue and happiness, « prouver et
convaincre. La meilleure garantie d'un heureux succès se trouve dans un
examen libre illimité. Situant la lutte sur ce terrain, la vérité ne peut être que
victorieuse. Si nous voulons améliorer les institutions sociales, ce que nous
devons faire est d'essayer de convaincre les esprits par la parole et par la
plume. Cette activité ne connaît aucune limite ; cet effort ne souffre aucune
interruption. Tout moyen doit être appliqué, non tant pour attirer l'attention
des hommes et les amener à notre opinion, en les persuadant, mais surtout
pour prescrire toute classe de restrictions à la pensée et ouvrir à tout le
monde le temple de la science et le champ de la recherche » (11). Cette
apologie de la raison ne peut aller de pair chez Godwin qu'avec une
condamnation de la violence comme moyen de créer de nouvelles structures.
« A notre avis, lit-on encore sous sa plume. ... nous devons regarder d'un
mauvais oeil tout pouvoir ou force. Si nous descendons sur le champ de la

(11) W.Godwin, An enquiry concerning Political Justice and its Influence on General Virtue and
Happiness, Londres, 1793, pp. 202-203.
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lutte, nous abandonnons le terrain ferme de la vérité et nous confions la


révolution des affaires aux caprices du hasard. La phalange de la vérité ne
cause aucun dommage, elle avance d'un pas tranquille et sûr, et rien ne peut
l'arrêter. Il n'en est plus de même lorsque nous délaissons nos raisons et
empoignons les épées. Qui peut dire, au milieu du tumulte et du chaos d'une
guerre civile, si le succès de cette dernière lui sera favorable ou contraire ?
Nous devons, dès lors, distinguer soigneusement entre instruire et exciter le
peuple. Nous devons laisser de côté l'enthousiasme, les rancurs et la passion
et seulement appeler à l'aide la réflexion libre de pressions, le jugement clair
et l'examen impartial » (12).
Dans un autre registre, les mêmes socialistes en n'envisageant la classe
ouvrière que dans sa qualité de « souffrante » et non dans sa qualité de
détonateur et de promoteur de la révolution en lui imposant
dogmatiquement la conception qu'ils se font de son bonheur n'étaient pas loin de
Malthus qui, quoique moins confiant ne la bonté de la nature humaine, partait
en croisade pour imposer sa conception de l'amélioration du sort du pauvre.
Les deux intentions philanthropiques arrivaient aux mêmes résultats par des
voies diverses : émousser les antagonismes sociaux puisqu'il s'agit de
convaincre et de sauver l'humanité entière et retarder l'inévitabilité de la lutte
des classes. Retenons encore à titre d'exemple l'importance que revêt
l'harmonie sociale ou le consensus dans les deux théories, termes qui
escortent l'un et l'autre la vision respective du changement social. Il est
évident que l'histoire n'imposant pas les conditions adéquates, la notion de
« pouvoir ouvrier » ne pouvait surgir de l'imagination. C'est pourquoi tant
Owen que Malthus remettaient l'évolution de la société et la suppression de
la souffrance des classes inférieures aux mains exclusives des classes au
pouvoir ou aux portes du pouvoir.
A la grande différence des socialistes utopiques qui auraient évolué avec
les circonstances historiques, on peut supposer que Malthus n'aurait
certainement pas remis dans d'autres mains le monopole susdit dans l'éventualité de
l'affirmation d'un pouvoir ouvrier alors qu'il écrivait ou modifiait son essai.
Mais les nouvelles données lui auraient tout au moins imposé, sinon la
révision de ses concepts, du moins celle des instruments.

LE DIAGNOSTIC DE MALTHUS SUR LES ANTAGONISMES SOCIAUX


Malthus a été le premier à introduire dans l'état harmonieux de nature
de la philosophie utilitariste de Locke (13) la notion de conflit qui prenait la
forme d'une lutte pour l'existence que doit mener l'homme face à la rareté
des subsistances. Dans l'Essai en effet, ce signe du conflit marque la société.
Il en démontera tous les mécanismes mais fera remonter la cause ultime de
ces dissensions à la « nature des choses » et, en dernière analyse, à la loi de
population.

(12) Ibid.
pp. (13)
102-107.
Cf. Talcott Parsons, The Structure of Social Action. The Free Press of Glencoe, 1964,
190 ARMAND MATTELART

« La bienveillance, répond-il à Godwin qui accuse les institutions d'être la


cause de la misère du peuple, régnait dans tous les curs. Et voilà cependant
qu'après une courte période de cinquante ans, la violence, l'oppression, la
fraude, la misère, les vices les plus odieux, qui troublent et déshonorent la
société actuelle, se sont manifestés de nouveau, et paraissent avoir été
engendrés par les lois mêmes de notre nature, sans qu'aucun règlement humain
ait exercé ici son influence » (p. 334).

LES FERMENTS D'AGITATION


La pression de la misère se fait sentir dans les classes inférieures. On y
observe une situation d'insatisfaction. Les masses commencent à imputer au
gouvernement, aux riches, leur situation misérable. Leur propension à la
sédition met en péril la liberté et favorise l'avènement d'un gouvernement
despotique. Ce climat empêche par ailleurs la mise en branle de réformes
graduelles pour corriger les anomalies sociales.
« On sait que l'opinion s'est répandue parmi les classes inférieures de la
société que le sol est la propriété du peuple ; que la rente qui en revient doit
être également répartie entre tous ; que c'est par l'injustice et l'oppression des
propriétaires ou des régisseurs de son bien que le peuple a été dépouillé des
bénéfices auxquels il avait droit et qui étaient son légitime héritage »
(pp. 340, 341).
« La multitude qui fait les émeutes est le produit d'une population
excédente. Elle se sent pressée par le sentiment de ses souffrances, et ces
souffrances sont sans doute trop réelles, mais elle ignore absolument quelle en
est la cause. L'Angleterre ne tardera pas longtemps peut-être à fournir un
exemple de l'effet de tels tumultes sur l'établissement de la tyrannie »
(p. 501).
« De telles suggestions, celles des socialistes, sont de nature à exciter
l'alarme et à prévenir les réformes les plus modérées » (p. 513).

LE ROLE DES AGITATEURS


Cette insatisfaction n'est pas étrangère à l'action d'un ensemble de
penseurs, d'intrigants et de provocateurs qui instillent dans le peuple des
notions d'égalité propres à susciter la turbulence et à hâter la gestation d'une
révolution.
« Je tiens néanmoins pour certain que les fréquentes déclamations contre
les injustes institutions sociales, et les trompeurs arguments en faveur de
l'égalité que l'on a fait circuler parmi les classes inférieures du peuple,
présentaient de justes motifs d'alarme, et pouvaient faire supposer que, si l'on
avait donné un libre cours à la voix du peuple, elle n'aurait pas fait entendre
la voix de Dieu mais celle de l'erreur et de l'absurdité » (p. 502) (14).

(14) Malthus commente dans ce passage les attitudes de démission constatées auprès des
propriétaires fonciers et des députés de la campagne lors des dernières disettes auxquelles nous faisons allusion
en plusieurs endroits de l'article.
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 191

« On croit que la lecture des droits de l'homme par Payne a fait


beaucoup de mal dans les classes inférieures et moyennes ; et cela est fort
probable. Non que l'homme n'ait pas de droits, ou que ces droits doivent
rester méconnus mais parce que M. Payne est tombé dans de graves erreurs
sur les principes du gouvernement » (p. 504). .
« On verrait échouer les efforts des esprits mécontents et turbulents, qui,
nés dans les classes moyennes, cherchent à agiter le peuple » (p. 506).
Un fait à relever dans ce procès aux agitateurs : Alors que, par le principe
de population, Malthus rend les pauvres responsables de leur état de misère, il
rejette toute la culpabilité sur les classes moyennes, qui semblent avoir, dans
son esprit, le monopole de la révolution lorsqu'il s'agit de trouver un
coupable de l'incitation à la violence. Rapprochons la dernière citation de
la suivante : « A l'exception d'un petit nombre de cas, ce doit être toujours le
vu de ceux qui ont plus d'instruction qu'eux, de les (les ouvriers) voir
ramener à la connaissance de la vérité par la patience et par l'éducation plus
généralement répandue, plutôt que par des moyens plus sévères ... Les erreurs
de la classe ouvrière doivent être traitées avec indulgence et même avec
égards. Elles sont le résultat naturel et excusable de la situation et des
lumières bornées des ouvriers qui les exposent à être déçus par les
apparences » (essayant de les disculper de leurs opinions erronées sur la nécessité
de la distribution des terres) (p. 341).

LA DEMISSION DES CLASSES SUPERIEURES


Les classes supérieures n'ont pas toujours le comportement qu'il faudrait
en attendre. L'obscurantisme qu'elles veulent perpétuer, leur démission face à
leurs devoirs et enfin leur ignorance aggravent la situation et la rendent plus
conflictuelle.
1) Le premier reproche adressé aux classes supérieures est de se prêter à
être les instruments de pénétration d'idées séditieuses en fomentant des luttes
intestines.
« Il est de la plus haute importance que les gentilshommes de campagne
et surtout le clergé ne contribuent pas à aggraver, par leur ignorance, les
maux de la disette, toutes les fois que nous y sommes exposés. Pendant les
dernières grandes chertés qui ont eu lieu en Angleterre, la moitié des
gentilshommes de campagne et des membres du clergé de ce royaume
auraient mérité d'être poursuivis comme coupables de sédition. Après avoir
enflammé l'imagination du peuple au sujet des fermiers et marchands de blé,
en discourant, en prêchant même contre eux ; c'était un faible remède au
mal qu'ils avaient fait, d'observer froidement que lors même que les pauvres
étaient en butte à l'oppression et à la fraude, leur devoir était de maintenir la
paix et la tranquillité » (p. 525, note).
2) Le second reproche verse sur l'obscurantisme de certains qui refusent
d'éclairer le peuple en lui donnant une éducation propre à améliorer son sort,
« de peur de le mettre en état de lire des ouvrages tels que ceux de Payne, ce
qui pourrait avoir des suites fatales pour le gouvernement » (p. 526). Malthus
en arrive même à accuser ces individus de servir des intérêts créés : « on ne
192 ARMAND MATTELART

peut s'empêcher de soupçonner les fauteurs de l'ignorance de quelques vues


intéressées » (p. 527).
La seule excuse du pauvre qui impute aux institutions d'être à l'origine
de sa misère réside dans le fait d' « avoir été trompé par l'opinion que les
classes supérieures ont propagée ... on lui a toujours dit ... que c'était une
chose louable de donner des sujets à son roi et à son pays ; il s'est conformé
à cette maxime » (pp. 484, 485).
3) Enfin Malthus accuse les classes supérieures (ici les propriétaires
fonciers) de céder trop rapidement aux pressions. A l'occasion de l'attitude
des députés des campagnes lors des disettes de 1800-1801, il écrit : « Ils ont
paru se livrer au gouvernement sous condition d'être protégés contre la
populace ... Les députés des campagnes au parlement ont été peut-être trop
aisément convaincus que les circonstances actuelles les appelaient à
abandonner quelques-uns des plus précieux privilèges des Anglais ... Si la
constitution britannique dégénérait finalement en despotisme, comme on l'a
prophétisé, les députés des campagnes auraient, à mon avis, à redouter une
responsabilité plus grande que les ministres » (pp. 502, 503).

A travers ce diagnostic qui couvre tous les « indices d'une situation


révolutionnaire » (Lénine) impossibilité pour les classes dominantes de
maintenir leur domination sous une forme inchangée, aggravation plus qu'à
l'ordinaire de la détresse et de la misère des classes opprimées , accentuation
de l'activité des masses on sent très bien que Malthus avait pris conscience
de la crise conflictuelle qui affectait la société de son époque. Les disettes de
1800 et 1801 et l'intervention de l'armée, qui évita de justesse que le
gouvernement ne soit débordé face aux revendications du peuple, semblent
l'avoir marqué profondément à tel point qu'il revient constamment sur les
dangers de mouvements de masse qui préparent la voie à l'intervention du
despotisme militaire ou à l'anarchie de la révolution. « Si ces temps
malheureux, écrivait-il, revenaient fréquemment (et l'état présent du pays ne peut
que trop les faire prévoir), ils auraient certes une perspective lugubre. On
verrait la constitution anglaise marcher à grands pas vers cette euthanasie que
Hume lui a prédite » (p. 502).
Enfermé dans sa loi de population comme cause principale de la misère
du peuple et des conflits qui l'accompagnent, il lui est interdit de reconnaître
que le gouvernement puisse « soulager la pauvreté d'une manière directe et
immédiate » (p. 508). A ses détracteurs, il reconnaît cependant que l'on doit
« à la vérité et à la justice d'examiner quelle est la partie des souffrances du
peuple qu'il faut attribuer au principe de population, et quelle est celle qu'il
faut imputer au gouvernement » (p. 508). Une fois faite cette distinction, « il
est juste que le gouvernement demeure responsable du reste, et cette
responsabilité est assez considérable » (p. 508).
Du degré de responsabilité qu'il accepte d'attribuer aux institutions au
gré des réflexions suscitées par ses détracteurs vont dépendre tantôt ses
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 193

réticences, tantôt ses affranchissements vis-à-vis de la nécessité du changement


de la société. C'est un va-et-vient d'attitudes d'ouverture et de retrait que
l'on constate dans l'Essai lorsque Malthus tente d'ébaucher le domaine privé
du gouvernement. Ce sont aussi des professions de foi en la bonté des
gouvernements qui contrastent vigoureusement avec ses déconvenues
pessimistes sur la nature humaine lorsqu'il essaie de justifier l'essence du droit de
propriété (15). Ce sont encore des déclarations de sincérité dans ses
intentions (16). Mais fidèle aux lois naturelles, à l'action directe et immédiate que,
selon lui, l'illusion révolutionnaire a élevées au rang de dogmes, Malthus
substitue la stratégie mécaniciste de la maturation : « quoiqu'une constitution
libre et un bon gouvernement tendent à diminuer la pauvreté, leur influence
à cet égard est indirecte et lente » (p. 509).

LE MODELE MALTHUSIEN DE LA SOCIETE

Le vice de Genèse
« La cause principale et permanente de la pauvreté a peu ou point de
rapport avec la forme de gouvernement, ou avec l'inégale division des biens
il n'est pas en la puissance des riches de fournir aux pauvres de l'occupation
et du pain et en conséquence les pauvres, par la nature même des choses,
n'ont nul droit de leur en demander : telles sont les importantes vérités qui
découlent du principe de population » (17).
La loi de population est l'expression d'une loi de la nature, qui renvoie
elle-même à une loi divine (les lois de la nature, c'est-à-dire les lois de Dieu)
(p. 594). Reprenant la doctrine utilitariste de Locke sur l'état de nature, la
démarche initiale de Malthus reconnaît un ordre préétabli auquel les hommes
et les institutions doivent se conformer. Les contours de cette « nature » sont
rarement précisés, son contenu jamais systématisé. C'est plutôt par leurs
mécanismes répressifs et à travers l'exercice de leurs fonctions de régulation

(15) « A. S'il n'y avait point de lois sur la propriété, chaque homme serait obligé de garder par la
force sa petite portion de biens. L'égoïsme serait dominant. Les sujets de dispute se renouvelleraient
sans cesse », (p. 330). Condamnant la théorie de Owen il écrit : « ... De tels raisonnements ne sont pas
de nature à convaincre ceux qui ont étudié le coeur humain » (p. 343). Affirmations qui se conjuguent
avec des appels à la confiance en la bonne foi des gouvernements. Je ne puis croire qu'en écartant les
injustes sujets de plainte contre les autorités constituées, on rende le peuple indifférent aux avantages
qu'il a droit d'obtenir. Les bienfaits de la liberté sont assez grands pour n'avoir pas besoin d'être
embellis par de fausses paroles ... Je serais affligé de penser que ce n'est que par des promesses illusoires
qu'on peut engager le peuple à maintenir ses droits, car c'est le moyen de rendre le remède beaucoup
plus insupportable que les maux à la guérison desquels on prétend l'appliquer » (p. 577 note) ...
« Quelque jugement que Ton porte sur un petit nombre d'entre eux, il est impossible de supposer que
la grande masse des propriétaires soient réellement intéressés aux abus » (p. 506).
(16) « Si les principes que je me suis efforcé d'établir sont erronés, je désire dans la sincérité de
mon âme les voir complètement réfutés ; mais s'ils sont vrais, le sujet est si important, il touche de si
près au bonheur du genre humain, qu'il est impossible qu'un jour ou l'autre ils ne se fassent jour, qu'ils
ne se répandent et ne deviennent enfin dominants, soit qu'on fasse ou qu'on ne fasse pas des efforts
pour les propager » (p. 576). .
(17) p. 577. Cf. aussi dans ce sens pp. 467-475.

l'homme et la société n. 15-13


194 ARMAND MATTELART

des passions que les lois naturelles sont sensibles aux individus ; les maux
physiques et moraux qui punissent l'excès sont la « balise devant l'écueil ».
En fait, cette démarche « naturelle » aboutit à évacuer le contenu
politique de la société. La citation de Malthus est sur ce point équivoque. Les
processus sociaux et les rapports entre classes sont dépolitisés puisqu'ils sont
régis par des lois universelles et a-temporelles. Le principe de la propriété
privée, le principe de population tous deux sacralisés et par là celui de
l'inégalité des hommes sont des phénomènes naturellement explicables. La
raison qui permet de lutter contre l'excès, de corriger les effets de la nature
verra son champ d'application singulièrement réduit et ne pourra jamais, selon
cette optique, procéder à la révision du corps a-temporel des lois naturelles. Si
les institutions humaines sont susceptibles d'amélioration ce que Malthus
reconnaît par ailleurs ce n'est que dans certaines limites et dans le respect
des lois naturelles de toute évolution.
Lorsqu'on analyse les variables du modèle de société malthusien il est
évident que cette célébration de la mort du politique et de l'idéologie à
laquelle on assiste dans l'Essai constitue bel et bien une formulation
idéologique. Dans la mesure en effet où Malthus formule des opinions sur
l'évolution de la société, il se réfère implicitement à une idéologie.
L'opération qui consiste à l'universaliser en la formulant en des termes de lois
éternelles valables pour toute l'humanité signifie sa disparition apparente.
Mais en fait elle légitime la conception particulière qu'une classe déterminée a
de l'évolution de la société et justifie dans un système logique la place de
choix (celle de classe dominante et déterminante) qui lui revient dans cette
société. L'opération d'universalisation présente « l'intérêt particulier comme
étant l'intérêt général » (18).
Rien n'est plus patent, comme nous aurons l'occasion de le constater
amplement par la suite, lorsque l'on considère comment Malthus envisage le
type de société qui doit régir les rapports entre classes et quelles vertus il
promeut au rang de moteur de la capillarité sociale. C'est dans la mesure où
l'individu de classe inférieure moule sa personnalité sur celle de la classe
moyenne qu'il lui sera possible d'intégrer la nouvelle société. Le tropisme de
la société malthusienne étant la classe moyenne, l'idéal de réussite sociale est
d'atteindre le statut de cette dernière (19). L'expérience de cette classe sert
de modèle aux individus qui veulent sortir de la misère. Par exemple, la
morale à base individualiste que Malthus propose est une morale qui selon lui
a fait ses preuves puisqu'elle a permis aux classes moyennes d'atteindre un
certain niveau de vie et un certain statut : cette même morale doit donner la
norme au pauvre qui veut bénéficier des mêmes avantages. Cette morale
particulière est représentée comme la seule morale raisonnable, donc
universelle, valable pour la société entière. Il en va ainsi de toutes les institutions de

(18) K. Marx, et F. Engels, L'Idéologie allemande, Editions Sociales, Paris, 1968, p. 78.
(19) Au terme classe moyenne (the middle parts, the middle regions of society), peut être substitué
le terme bourgeoisie, Engels, en étudiant la stratification sociale de la Grande-Bretagne de l'époque,
utilise l'un et l'autre (cf. Socialisme utopique et Socialisme scientifique, op. cit.).
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 195

cette société façonnée à tel point par la bourgeoisie qu'elle se confond avec
elle et que l'Ordre bourgeois est promu au rang d'Ordre naturel.
Dans un autre ordre d'idée, le principe de la loi naturelle permet à
Malthus de récupérer et de résorber les antagonismes sociaux
qu'empiriquement d'ailleurs il détecte fort bien, puisqu'il leur donne pour explication
d'être dans la nature des choses. L'opération qui consiste à attribuer la cause
des tensions sociales à la « nature des choses » aboutit à innocenter le
système social dans lequel elles naissent.
C'est donc dans le cadre étroit des lois naturelles qui président à
l'organisation du système social que vont se situer les alternatives possibles
pour changer la société et résoudre les conflits. Changement qui, en dernière
analyse, n'ébranle pas la totalité de la société et se contente d'en réajuster les
éléments. L'axiome « naturel » nous paraît fixer le grand paradigme
malthusien : EVOLUTION - REVOLUTION.

LE MODELE D'EVOLUTION

1) Définition du changement socio-politique


Une évolution progressive et asynchronique des institutions grâce à
l'introduction de réformes graduelles rendues nécessaires par l'usure
naturelle du pouvoir et la pression de la situation sociale.
Cette forme d'évolution requiert un degré élevé de consensus entre
les divers groupes sociaux, et ne peut donc se réaliser que dans un climat
d'harmonie sociale.
« Réformes graduelles et amélioration lente de l'état des classes
inférieures » (p. 509).
« Améliorer par degrés le gouvernement » (p. 577).
« Les députés des campagnes et les propriétaires de l'Angleterre
pourraient ... non seulement suivre la trace de leur ancienne route, mais insister
avec fermeté sur certaines réformes graduelles que le cours du temps et les
tempêtes qui ont éclaté dans le monde politique ont rendues nécessaires pour
prévenir la destruction graduelle de la constitution britannique » (p. 506).
« Le désir d'un amendement a souvent fait perdre d'un côté quelque
avantage ; la société est rarement progressive à la fois dans tous les sens, il
faut donc se tenir toujours prêt à voir ses meilleurs projets échouer ...
L'individu ne doit jamais cesser d'espérer pour l'avenir des améliorations
sociales que garantit l'histoire des temps passés, bien qu'elles soient mêlées de
tant d'éléments funestes » (p. 610).
« Si cette crainte était dissipée (c'est-à-dire la révolution et ses effets),
les améliorations et les réformes s'exécuteraient aussi aisément que l'on enlève
les immondices ou que l'on pourvoit à l'éclairage des rues » (p. 509).
Ajoutons enfin que la réfutation de la révolution qu'entreprend Malthus
ce que nous aurons l'occasion de voir par la suite vise à démontrer la
nécessité d'un certain consensus et une certaine harmonie entre classes
196 ARMAND MATTELART

sociales, pour donner le coup d'envoi à ces réformes. Anticipons déjà que
c'est la connaissance de la loi de population qui est appelée à former ce
consensus.

2) Le modèle téléologique de stratification sociale


Une société trichotomique (classe supérieure, classe moyenne, classe
inférieure).
Une société où l'idéal est d'intégrer la classe moyenne (20) mais où
la nature impose encore ses conditions restrictives.
Une société où les rapports entre classes seront harmonieux
« On observe généralement que l'état moyen est, dans la société, le plus
favorable à la vertu, à l'industrie et aux talents de tout genre. Mais il est
évident que tous les hommes ne peuvent pas former les classes moyennes. Les
supérieures et les inférieures sont inévitables, et de plus très utiles. Si l'on
ôtait de la société l'espérance de s'élever et la crainte de déchoir, si le travail
ne portait pas avec lui sa récompense et l'indolence son châtiment, on ne
verrait nulle part cette activité, cette ardeur avec laquelle chacun travaille à
améliorer son état, et qui est le principal instrument de la prospérité
publique. Mais en jetant les yeux sur les divers états de l'Europe, on observe
une différence considérable dans les proportions relatives des classes
supérieures, moyennes et inférieures qui les composent. Si nous en jugeons par les
effets que ces différences produisent, nous devons croire que c'est en
augmentant la classe moyenne que nous augmenterons le bonheur » (p. 509).
Dans ce projet de stratification sociale, Malthus se réfère implicitement à
une division de la société d'après le critère d'accès à divers niveaux de vie
grâce à l'effort personnel. Mais ce critère est parfois substitué et rentre en
conflit avec le critère de l'accès à la propriété privée, critère discriminatoire
qui fonde une société dichotomique.
Ainsi lisons-nous dans sa réponse à Godwin : une société égalitaire
« dégénérerait très vite, par une suite de lois inévitables de la nature, et
nullement par la méchanceté primitive de l'homme ou par l'effet des
institutions humaines ; elle retomberait dans une forme de société peu
différente de celle qui existe actuellement sous nos yeux ; elle offrirait,
comme celle-ci, une classe d'ouvriers et une classe de propriétaires » (p. 338).
La même réflexion dans le chapitre consacré aux « Espérances raisonnables

(20) Il est remarquable de constater jusqu'à quel point, en son époque, les hérauts du pouvoir de la
bourgeoisie se sont emparés de la doctrine malthusienne pour légitimer leur place dans la société. Dans
son introduction à Y Essai, l'économiste français libéral Rossi écrivait en 1845 : « L'évolution de la
bourgeoisie est le fait le plus saillant de notre civilisation et celui que nul ne conteste. Cette élévation,
les classes laborieuses voudraient-elles la regretter, l'envier ? Ce serait un aveuglement. La bourgeoisie
procède du travail et ne se recrute que par le travail. Assurément la bourgeoisie n'est nullement
disposée à se laisser enlever les richesses qu'elle a gagnées à la sueur de son front ... A considérer cette
classe en général, qui pourrait sans injustice méconnaître ses sympathies pour les classes laborieuses, et
la vivacité avec laquelle elle se porte à tout ce qui fait contribuer à leur bien-être et à leur
avancement? »(p.LVIII).
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 197

que l'on peut concevoir d'une amélioration de l'état social », « nous avons
tout lieu de croire qu'on y verra toujours une classe de propriétaires et une
classe d'ouvriers. Mais le sort de chacune d'elles, et les rapports de l'une à
l'autre, peuvent être modifiés de manière à augmenter beaucoup l'harmonie
et la beauté du tout » (p. 578).
Il y a donc une contradiction apparente : d'une part la société trichoto-
mique permet une libre mobilité dans les statuts des individus puisque, suivant
qu'ils sont indolents ou actifs, ils peuvent descendre ou monter dans l'échelle
sociale. D'autre part, dans la société dualiste, le critère statique empêche tout
déplacement du centre de gravité dans l'échelle sociale puisque la propriété
est un bien dont l'élasticité est faible. En fait, il ne s'agit là que d'un des
nombreux cas d'intervention du principe du déterminisme naturel que fixe le
seuil à la perfectibilité de l'homme et de la société « autant que la nature des
choses peut le permettre », p. 487). D'après Malthus, la distribution de la
population en classes sociales est elle-même soumise à une loi d'accroissement
logistique. La stratification trichotomique harmonieuse n'est qu'une image
idéale lointaine : non seulement l'indolence et la paresse surgissent comme
causes de la stagnation dans la strate inférieure, mais interviendront aussi les
paramètres de la propriété disponible et de l'offre de travail ou du montant
des salaires, tous deux dépendants (21) de la loi de la population. S' « il n'est
pas en la puissance des riches de fournir aux pauvres de l'occupation et du
pain » (p. 577), l'ouvrier laborieux devra attendre que les lois naturelles
consentent à étendre le terrain des bases matérielles qui permettent à
l'individu d'arriver à intégrer la classe moyenne. Face à cette improbabilité,
les ambitieux devront se répartir les postes disponibles, en comptant sur leur
bonne étoile. Le facteur « chance », comme moteur de mobilité sociale,
reprend ses droits. Pour ceux qui sont en marge de ses bénéfices (22), la
société apparaît comme « une grande loterie » où les lois naturelles procèdent
à la répartition des « lots » et des « billets blancs » (p. 570).

(21) Malthus, comme on le sait, n'accepte pas la théorie de la valeur du travail, mais insiste sur la
détermination de la valeur par la demande. Cf., par exemple : « Le prix du travail, quand on lui laisse
prendre son niveau naturel, est un baromètre politique de la plus haute importance ; il exprime le
rapport des moyens de subsistance à la demande que l'on en fait, de la quantité consommable au
nombre des consommateurs. Pris en moyenne et indépendamment de toute circonstance accidentelle, il
indique en outre clairement les besoins de la société par rapport à la population ; car, quel que soit le
nombre d'enfants pour chaque mariage qui peut suffire à maintenir la population actuelle à l'état sta-
tionnaire, le prix du travail sera ou suffisant, ou supérieur ou inférieur à leur entretien, selon que les
fonds destinés à payer le travail seront stationnaires, progressifs ou rétrogrades » (p. 362). D'où le
souhait de Malthus de voir diminuer le nombre des ouvriers afin d'améliorer le rapport du prix du
travail au prix des vivres (cf. pp. 486, 487) : « Si c'est bien sincèrement que nous cherchons à
améliorer d'une manière permanente le sort des pauvres, ce que nous avons de mieux à faire est de leur faire
comprendre que le seul moyen de hausser réellement le prix du travail est de diminuer le nombre des
ouvriers, et que, comme ce sont eux qui les fournissent au marché, eux seuls aussi peuvent en prévenir
la multiplication ». Cf. aussi pp. 17 et 19.
(22) Malthus se réfère à maintes reprises à l'action de la loi de population dans les classes
moyennes et supérieures, mais ce n'est réellement qu'en deux endroits qu'il signale la probabilité de cas de
mobilité sociale descendante dans les classes supérieures et moyennes, cas fortement atténués puisqu'il
admet par ailleurs que ces classes ont les vertus qu'il faut pour se maintenir dans leur rang (cf. pp. 13
et 489 à rapprocher de 523).
198 ARMAND MATTELART

Le savant mécanisme mis au point par Malthus pour justifier le système


d'inégalité sociale face aux socialistes ou bien tombe en désuétude ou bien
joue dans des marges tellement étroites qu'il n'est plus une loi puisqu'il ne
s'applique qu'à des cas isolés : « un état, écrivait-il, dans lequel l'inégalité des
conditions offre à la bonne conduite sa récompense naturelle, et inspire à
tous l'espérance de s'élever et la crainte de déchoir, est sans contredit le plus
propre à développer les facultés de l'homme et l'énergie du caractère, à
exercer et perfectionner sa vertu » (p. 342). Si les débouchés à l'espérance ne
sont pas réels, l'individu de classe inférieure n'aura d'autre alternative que de
ronger son frein, vivre dans le rêve ou faire la révolution.
C'est justement en vertu de la rareté des destins manipulés par la chance,
de la rareté des réponses à l'espérance, que Malthus proposera la
temporisation par la prise de connaissance de la loi de population. Pour concilier sa
vision sociologique et sa vision naturelle il faudrait admettre la pérennité
d'une certaine hiérarchie sociale donnée par la nature.

3) Une personnalité pour la mobilité sociale


Un individu guidé par l'intérêt personnel, l'amour de soi.
Des habitudes de sobriété, de travail, d'indépendance, de prudence et de
prévoyance.
Ces qualités font la valeur des classes moyennes et supérieures.
« Le ressort mouvant de la grande machine sociale est l'amour de soi ou
l'intérêt personnel » (p. 338).
« Le bonheur social doit résulter du bonheur des individus, et chacun
d'eux n'a qu'à commencer par s'occuper du sien. Il n'y a pas même ici besoin
de coopération. Chaque pas mène au but. Quiconque fera son devoir en
recevra la récompense, quel que soit le nombre de ceux qui s'y dérobent »
(p. 483).
« Former la génération naissante à des habitudes de sobriété, de travail,
d'indépendance, de prudence et la dresser à la pratique des devoirs prescrits
par la religion. Ce serait le vrai moyen de relever la partie du peuple que de
la rapprocher de la classe moyenne, dont les habitudes sont en général bien
préférables » (p. 527).
Le fait que l'exercice des « freins préventifs » (restriction volontaire,
retard de l'âge au mariage ...) soit généralisé dans les classes supérieures,
lorsqu'elles fixent la dimension de leur famille, est justement dû aux
« sentiments élevés que donnent le rang et l'éducation » et les qualités de
travail et d'ambition qui les accompagnent. Les classes inférieures manquant
de ces qualités sont beaucoup plus soumises aux « freins répressifs »
(misère, vice, maladies ...). Les effets que la révolution française a eus sur les
classes inférieures françaises vont, d'ailleurs, d'après Malthus, dans ce sens :
« l'effet de la révolution en France a été de rendre chacun plus dépendant de
soi-même et moins, dépendant des autres. Les classes ouvrières sont par là
devenues plus actives, plus économes, plus prudentes en fait de mariage
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 199

qu'auparavant et il est certain que, sans cela, la révolution ne leur aurait fait
aucun bien » (p. 385).
C'est l'exemple de la docilité des classes supérieures à se soumettre aux
règles de la prudence en matière de mariage qui permet d'espérer un
comportement équivalent des classes inférieures une fois éduquées dans les
mêmes principes. « Puisqu'il est si facile d'obtenir des classes supérieures de la
société le degré de prudence nécessaire pour contenir les mariages dans de
justes bornes, si l'on veut réussir de même auprès des classes inférieures il
faut faire naître parmi elles les lumières de la prévoyance dont les premières
sont pourvues et on leur rendra un service bien plus important » (p. 524).

4) Les cloisons du changement


Des institutions qu'il faut défendre: la propriété privée et le
mariage parce qu'elles remplissent une fonction régulatrice.
Des concepts qui dirigent l'idéologie d'émancipation de la société :
la liberté et l'égalité
Pour Malthus, la propriété privée et le mariage sont des institutions qui
remplissent une fonction régulatrice : elles servent de garde-fous pour prévenir
les excès dans l'exercice des passions. Elles canalisent les pressions toujours
menaçantes de la loi de population et garantissent ainsi une certaine stabilité
à la société.
La propriété privée exerce sa mission régulatrice en donnant à l'homme
des motifs d'activité suffisants pour vaincre sa paresse naturelle. C'est la
récompense légitime de l'effort humain : « L'histoire atteste que dans tous les
cas où l'égalité a été établie, le manque de stimulant a eu l'effet d'abattre et
d'amortir toute espèce d'ardeur et d'émulation sociale » (p. 342). De même le
mariage, ou l'obligation expresse de nourrir femme et enfants, favorise la
responsabilité : Cette loi servira de règle et de frein à la population ; car enfin
l'on doit croire qu'aucun homme ne voudra donner le jour à des êtres
infortunés qu'il se sentira incapable de nourrir ; mais s'il s'en trouvait qui
commettent une telle faute, il est juste que chacun d'eux supporte
individuellement les maux qui en seront la suite et auxquels il se sera volontairement
exposé » (p. 336).
La doctrine de la fonction régulatrice de ces deux institutions qui lui
paraissent des lois fondamentales de la société est peut-être, à en croire
T. Parsons (23), un des apports les plus importants de Malthus au courant de
pensée utilitaire. Ses prédécesseurs n'avaient fait que consacrer l'existence
d'un ordre," l'introniser sans lui donner de rôle. Malthus le dynamise en lui
assignant une fonction dans l'évolution de la société. La protection de la
propriété, élément dynamique pour le progrès de la société, devient
dorénavant un slogan pour « le bourgeois conquérant », qui n'a que faire du concept
sacro-saint de la propriété féodale.

(23) Talcott Parsons, op. cit., p. 106. (Rien d'étonnant que le fondateur du fonctionnalisme nord-
américain opine en ce sens ; Malthus, sous bien des aspects, peut être justement considéré comme un
des précurseurs de la théorie structurelle-fonctionnelle).
200 ARMAND MATTELART

C'est sans doute cette position qui donne à Malthus ce sens de la


contingence qu'il manifeste dans sa réponse aux socialistes : l'institution de la
propriété estûoin d'être la meilleure mais c'est celle qui au cours de l'histoire
s'est révélée le moyen le plus efficace pour contenir l'accroissement de
population dans une société dynamique où joue librement le principe de la
compétition et, par voie de conséquence, la lutte des intérêts personnels.
Réfutant le système égalitaire de Godwin, il lui objecte : « Il serait bien
probable qu'on en vienne à établir des lois sur la propriété assez semblables à
celles qui ont été adoptées par tous les peuples civilisés et qu'on les envisage
comme un moyen, insuffisant sans doute, mais enfin le meilleur qui soit à
notre portée pour remédier aux maux de la société » (p. 336). Tout système
d'égalité doit déboucher sur le spectre de la pauvreté à cause de la tendance
de la population à se multiplier plus rapidement que les moyens de
subsistance « à moins qu'un tel accroissement ne soit prévenu par des moyens
beaucoup plus cruels que ceux qui naissent de l'établissement propriétaire »
(p. 342).
Cependant, dans la réalité, il faut reconnaître que, vu l'impossibilité, dans
laquelle se trouve la majorité de la population d'accéder à la propriété, cette
fonction régulatrice ne s'exercera pour cette majorité qu'à travers
l'observation d'un devoir : le respect de la propriété d'autrui, respect de la classe
possédante. Le mécanisme positif - l'exercice du droit qui tourne l'individu
vers l'aspiration à être propriétaire n'aura que peu de probabilités de se
réaliser (24).
C'est un des nombreux sophismes de la théorie malthusienne que nous
retrouvons quand nous analysons les concepts d'égalité et de liberté, qui
doivent servir de références dans l'évolution de la société, puisqu'ils fixent
l'idéologie juridico-politique de la bourgeoisie. Egalité devant la loi mais
impossibilité d'accéder aux biens de la société, travail, propriété et, en
général, pouvoir social ; liberté sans objet propre puisque, n'étant pas intégré
à la société, l'individu de classe inférieure ne peut s'y déterminer socialement
et doit au contraire se soumettre aux déterminismes qu'impose la misère.
C'est là un des aspects de cette mystification que réalise une classe
déterminée en voulant représenter son intérêt particulier comme un intérêt
commun à toutes les classes. En offrant aux classes inférieures des idéaux
d'égalité et de liberté, la bourgeoisie donne l'illusion de lutter pour
l'émancipation de toute l'humanité mais, en fait, garantit les bases qui lui permettent
d'asseoir les privilèges acquis et de les faire fructifier. Ainsi la liberté se
résume-t-elle en une liberté de la propriété. A Condorcet plus optimiste que
lui sur la perfectibilité de l'homme et de la société qui propose de
« trouver le moyen de maintenir une égalité plus complète en faisant en sorte
que le crédit ne fût point un privilège exclusif de la fortune, en lui donnant
toutefois une base également solide, et en rendant les progrès de l'industrie et

(24) Ceci paraît encore plus évident lorsqu'on analyse les propos de Malthus sur le problème de la
distribution des terres. Le Pasteur se révèle alors non seulement partisan de la propriété mais de sa
modalité « latifundium » (cf. pp. 537-545).
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 201

l'activité du commerce moins dépendants des grands capitalistes », Malthus


répond au nom de la sauvegarde de la liberté et de l'égalité qui récompensent
les laborieux (25) : « Si les paresseux et les négligents jouissent du même
crédit, de la même sécurité quant à l'entretien de leurs familles que les
hommes laborieux et vigilants, doit-on s'attendre à voir chaque individu
déployer, pour améliorer sa situation, cette infatigable activité, qui est le
principal ressort de la prospérité des Etats ? Que si l'on prétendait établir un
tribunal d'enquête, pour examiner les droits que chaque individu ferait valoir,
et décider si cet individu a fait ou n'a pas fait tous ses efforts pour vivre de
son travail, afin d'accorder ou de refuser en conséquence les assistances
demandées, ce serait à peu près admettre, sous une forme nouvelle et plus
étendue, le système des lois anglaises sur les pauvres, et fouler aux pieds les
vrais principes de la liberté et de Yégalité » (p. 320).

5) Les agents du changement


Les classes supérieures et moyennes
« Toute espèce d'amélioration, opérée dans le gouvernement, doit
nécessairement partir d'hommes élevés avec quelque soin et l'on doit naturellement
trouver ces hommes-là dans la classe des propriétaires » (p. 506).
« Parmi les classes supérieures et moyennes, l'effet de la connaissance de
ces principes {loi de population) serait, j'espère, de donner à leurs efforts,
pour améliorer l'état du pauvre, une direction plus juste, sans que jamais ces
efforts ne se ralentissent » (p. 576).
« La simple connaissance de ces vérités, à supposer même qu'elles
n'eussent pas assez d'influence pour produire parmi les pauvres un
changement marqué dans les habitudes de prudence relatives au mariage, aurait
encore quelques suites avantageuses sous un point de vue politique. L'une des
plus heureuses sans doute serait le pouvoir qu'auraient les classes moyennes et
supérieures d'améliorer par degrés le gouvernement, sans avoir à redouter ces
excès révolutionnaires » (p. 577).
En cristallisant l'agent du changement dans l'alliance classes moyennes
classes supérieures (bourgeoisie aristocratie), Malthus ne fait qu'avaliser le
pouvoir établi. Le déplacement du centre de gravité de la société vers la
bourgeoisie ne se fait explicite que lorsque Malthus expose ses vues sur l'idéal
de stratification sociale et les qualités individuelles nécessaires pour la
mobilité sociale verticale. Malthus ne considère pas l'aristocratie comme un
ennemi de classe. Au contraire, en lui reprochant son attitude de démission
face aux pressions du peuple, Malthus nous indique la nécessité de sa
complicité pour sauvegarder la constitution britannique. La défaillance de
l'aristocratie est jugée en fonction du danger qu'elle représente pour la liberté

(25) Cf. dans ce sens aussi «c Pour qu'un peuple contracte des habitudes de prudence, la première
chose requise est que la propriété soit parfaitement assurée. La seconde peut-être est un certain degré
de considération pour les classes inférieures du peuple, que font naître des lois égales pour tous et que
tous ont concouru à établir » (p. 508).
202 ARMAND MATTELART

si durement acquise, un des piliers du nouvel Ordre. Malthus ne célèbre donc


pas l'aristocratie comme le dernier vestige de l'Ordre féodal (26) mais comme
le garant devant être solidaire de la bourgeoisie des institutions de l'ordre
bourgeois contre «les «usurpations du pouvoir », usurpations qui
ramèneraient la société à un nouvel Ordre féodal (puisque Malthus refuse de croire
en la créativité d'une révolution).
Force nous est donc de reconnaître que si Malthus préfigure l'idéologie
bourgeoise en prônant sa culture, sa personnalité et ses institutions, il ne se
fait pas le défenseur acharné de l'exclusivité de la bourgeoisie comme
structure de pouvoir politique. Il concilie sans cesse les intérêts des
propriétaires fonciers « convertis » et de la bourgeoisie et en ce sens comme nous
l'avons déjà noté veut perpétuer une alliance relativement ancienne. Sa
doctrine des consommateurs improductifs, sa défense du style de vie luxueux
et somptuaire des riches propriétaires (27), sa défense des « corn laws », son
inclination vers le « latifundium » (28) sont d'autres indices qui viennent
s'ajouter aux précédents et corroborer la sympathie malthusienne pour les
grands propriétaires fonciers. Peut-on affirmer que Malthus, en son époque ait

(26) Malthus condamne cet Ordre d'une façon catégorique à plusieurs reprises. Cf. par exemple sa
condamnation du régime féodal régnant encore à l'époque en Pologne : « Aussi longtemps que la terre
sera cultivée par des paysans dont le travail ne peut donner aucun produit qui ne devienne aussitôt la
propriété de leurs maîtres ; aussi longtemps que la société en masse se composera de ces êtres dégradés
et des seigneurs propriétaires de vastes terres, il n'y aura évidemment aucune classe d'hommes en état
de faire des demandes égales à l'excès du produit du sol, ou d'accumuler un nouveau capital et
d'accroître la demande du travail » (p. 392). Cf. aussi p. 403 « La prospérité des manufactures et du
commerce suppose en tout Etat qu'il est libéré des plus nuisibles institutions du système féodal. Elle
prouve que la grande masse du peuple n'est pas dans la servitude ». Comme nous le verrons par la suite, le
réquisitoire de Malthus contre la révolution est un plaidoyer en faveur des défenses de la liberté
acquise sur l'ordre féodal.
(27) Cf. dans ce sens le passage où il défend l'économie de luxe et de prodigalité des riches qui
contredit les qualités de prudence, de sobriété et d'économie, qualités qu'il exige des pauvres et qui
constituent aussi la base de l'ascétisme de la classe moyenne ascendante dans sa conquête industrielle.
« Au nombre des préjugés les plus répandus au sujet de la population, il faut compter l'opinion de
ceux qui croient qu'un pays qui tolère les dissipations des riches ou les terres sans culture, n'a pas le
droit de se plaindre du défaut de nourriture, ou doit attribuer à la prodigalité des uns et à la
négligence de tous les détresses que les pauvres y éprouvent. Les deux causes qu'on accuse ici n'ont d'autre
effet que de resserrer la population dans les plus étroites limites ; elles n'influent point, ou elles
influent fort peu, sur l'état d'aisance ou de détresse des dernières classes de la société. Si nos ancêtres
avaient contracté et nous avaient transmis des habitudes de frugalité et d'activité telles que les classes
supérieures ne consommassent aucun superflu, qu'on ne nourrît aucun cheval de luxe, et qu'on ne vît
sur notre sol aucune terre inculte, il y aurait sans doute entre l'état où nous serions et l'état où nous
sommes une bien grande différence quant à la population absolue, mais probablement il n'y en aurait
aucune dans la situation des classes inférieures : ni le prix du travail ni la facilité d'élever une famille
n'auraient changé. Les dissipations des riches et les chevaux de luxe ont à peu près l'effet des
distilleries de grains dont j'ai dit un mot à propos de la Chine (cf. p. 134). Si la nourriture qui se
consomme en superflu peut, en temps de cherté, s'appliquer à d'autres emplois, c'est une ressource dont le
pauvre profite, ce sont les greniers d'abondance qui s'ouvrent précisément au moment du besoin, et les
classes inférieures du peuple n'en tirent aucun avantage » (p. 462).
(28) Cf. la section précédente sur l'institution propriétaire ; on peut relever aussi certains arguments
de son plaidoyer contre les « poor laws ». Ainsi notons au passage, à titre d'illustration : « On a déjà
souvent proposé en Angleterre d'abolir graduellement les lois sur les pauvres, à cause des maux que
l'expérience a prouvé qu'elles entraînent par la crainte de les voir devenir un fardeau insupportable aux
propriétaires de la terre » (p. 575) ; « l'abolition de la taxe des pauvres soulagerait l'agriculture d'un
pesant fardeau et enlèverait une addition gratuite faite au prix des salaires » (p. 571) ; « le fermier paye
la taxe des pauvres pour encourager une mauvaise manufacture qui ne donne aucun profit, des fonds
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 203

manqué de lucidité en prônant de telles vues ? D'aucuns le prétendent en le


comparant à Ricardo (Malthus meurt en 1834 et la nouvelle bourgeoisie voit
entériner ses droits politiques en 1831). Il est certain que Malthus n'affiche
pas dans son Essai la même lucidité que les leaders libéraux industrialistes
qui, en poursuivant l'abrogation des lois sur les céréales et en réclamant la
révision de la politique douanière, avaient très bien compris l'opposition des
intérêts de la nouvelle bourgeoisie et ceux des landlords. Le Pasteur semble
plutôt attaché à cette bourgeoisie traditionnelle issue du compromis, qui avait
pu établir un modus Vivendi avec l'aristocratie et voyait dans cette formule
une solution politique viable. Si son projet socio-culturel est de coupe
bourgeoise, son projet politique reste marqué par une structure sociale que la
révolution industrielle va contester et que le bourgeois capitaliste dans un
souci pragmatique d'efficacité va bouleverser. Il est difficile dès lors de faire
de Malthus un représentant de cette nouvelle bourgeoisie éclairée qui a capté
la nécessité d'un pouvoir total, en quelque sorte une dictature de la
bourgeoisie pour jouer ce rôle révolutionnaire dont parle Marx (29). C'est
cette même bourgeoisie qui, pour mieux s'opposer à l'aristocratie
traditionnelle, essayera de se concilier les faveurs du peuple pour atteindre le pouvoir
en s' érigeant comme représentante des intérêts de toute l'humanité
souffrante. C'est elle aussi qui grâce à cette mystification incarnée dans des
structures juridiques et politiques et non plus dans une idéologie à base
métaphysique comme celle de Malthus imposera le slogan que
l'émancipation du prolétariat se fait par la bourgeoisie, à tel point que Engels
lui-même, examinant les entraves à la naissance d'une conscience ouvrière
dans le prolétariat anglais, devait encore reconnaître en 1892 :« Traditions
bourgeoises : telle cette croyance si répandue qu'il ne peut y avoir que deux
partis, les conservateurs et les libéraux et que la classe ouvrière doit conquérir
son émancipation à l'aide du grand parti libéral » (30).
Le moins qu'on puisse dire est que Malthus n'a pas misé pleinement sur
ce genre de bourgeoisie qui allait provoquer un bouleversement total de
l'ancienne structure sociale en introduisant de nouveaux systèmes de
production. Sous cet aspect, il ne brille guère par sa force visionnaire et paraît
vouloir contenir le glissement progressif de l'ancienne structure dans certaines
limites.

6) Les moyens de corriger les anomalies sociales


Le principe de population comme principe dynamique pour la
conscientisation des masses

qui, réservés à la terre, auraient été employés d'une manière infiniment plus avantageuse pour le pays »
(p. 372) ; Cf. aussi p. 498 où Malthus se réfère au surcroît de gam qu'ont fait les fermiers lors de la
disette de 1800-1801 : « Surcroît de gain, si avantageux à la société et contre lequel on s'est élevé
d'une manière déraisonnable ».
(29) K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti communiste, pp. 33-38.
(30) F. Engels, op. cit., p. 49.
204 ARMAND MATTELART

Tout au long de l'Essai on assiste à une apologie de la loi de


population : elle explique les causes profondes des conflits sociaux et par là
elle porte en elle les solutions susceptibles de résorber ces conflits. C'est du
fait qu'elle est méconnue tant par les riches que par les pauvres que
proviennent les échecs des divers gouvernements pour supprimer la misère.
Cette loi délimite les responsabilités et par là les domaines dans lesquels la
politique peut agir efficacement pour soulager le sort des pauvres.
L'intériorisation de ce principe par les classes inférieures permettrait par ailleurs à ces
dernières de trouver un motif de patience, de temporisation face aux
changements graduels que les pouvoirs établis ont prévu pour le peuple
(p. 577).
De là, dans l'Essai, l'importance de l'éducation au niveau de la stratégie
imaginée par Malthus. Après avoir fixé les bornes des changements
susceptibles de s'introduire dans la société (respect de la propriété, de l'institution du
mariage (31), promotion de la liberté et de l'égalité dans une démocratie
représentative) Malthus érige au rang de politique supérieure la conscienti-
sation des masses au moyen du principe de population. Après avoir lui-même
conseillé un traitement égal pour tous face à la loi, il reconnaît que
l'éducation est le seul terrain où l'application stricte de ce principe d'égalité
n'enlève rien à autrui (une preuve de plus que Malthus n'était pas si dupe de
l'imposture des classes dominantes quand elles proposent l'égalité pour tous).
« L'éducation, lit-on sous sa plume, est un bien que tout le monde peut
partager, non seulement sans rien faire perdre aux autres mais même en leur
procurant de nouveaux moyens d'avancement » (p. 565).
Et Malthus de proposer l'éducation pour tous pour façonner un peuple
paisible et patient. « On a trop peu fait au contraire pour l'éducation du
peuple ; on a négligé de l'instruire de quelques vérités politiques qui touchent
de près à son bonheur, qui sont peut-être le seul moyen par lequel il pourrait

(31) Cependant il est à noter que sur ce point particulier de l'institution du mariage, Malthus
adopte une attitude de démystification du code de morale existant en dénonçant le principe de la double
morale qui persiste dans la société de son temps, morale stricte pour la femme et laxe pour l'homme.
De nombreux passages attestent cette attitude de Malthus en faveur d'une égalité des sexes et de
l'abolition des préjugés sur le célibat féminin. Cf. par exemple : « Si la coutume de se marier tard pouvait
enfin prévaloir, et si la violation des lois de la chasteté était envisagée comme également déshonorante
pour les deux sexes, il pourrait se former entre eux sans danger des relations d'amitié plus intimes »
(p. 477). Ou encore : « que de nos jours une femme soit presque bannie de la société pour une faute qui
chez les hommes reste presque impunie (abandon de la famille), c'est sans doute une espèce
d'injustice » (p. 337). A propos de la nécessité d'abolir les préjugés sur le célibat féminin, cf. p. 523 : « Il
suffirait que dans le monde on accordât plus d'estime et plus de liberté à celles qui vivent dans le
célibat, et qu'elles jouissent à cet égard des mêmes avantages que les femmes mariées. Ce serait
d'ailleurs une chose raisonnable et conforme aux premiers principes de la justice et de l'équité ». Dans son
attitude vis-à-vis du mariage et de la morale qui le soutient, Malthus entend donc réellement lutter
contre les idées reçues. C'est une des raisons pour lesquelles son ouvrage fut si mal reçu par des
personnes « dont le caractère moral et religieux lui inspirait un vrai respect » (p. 632). Ce travail de
démystification morale au cours duquel il passe au crible toutes les classes sociales (cf. p. 499), où il accuse
certains mariages qui ont lieu dans les classes supérieures d'être de véritables cas de prostitution légale,
semble être l'apport le plus révolutionnaire qu'ait réalisé Malthus.
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 205

améliorer son état, dont l'effet serait de faire des hommes de cette classe des
sujets paisibles et d'augmenter beaucoup la somme de leur bonheur »
(p. 525).
Exposer aux classes inférieures la situation dans laquelle elles se trouvent
revient pour Malthus à « leur faire comprendre que le seul moyen de hausser
réellement le prix du trayail est de diminuer le nombre des ouvriers, et que
comme ce sont elles qui les fournissent au marché, ce sont elles aussi qui
peuvent en prévenir la multiplication » (p. 487). C'est aussi leur enseigner le
respect de la propriété privée d'autrui : « Si les grandes vérités relatives à ce
sujet étaient plus généralement répandues ; si les classes inférieures du peuple
étaient bien convaincues que la propriété est nécessaire pour obtenir un grand
produit ; et qu'en admettant la propriété, nul homme ne peut réclamer à titre
de droit des aliments, lorsqu'à n'est pas en état d'en acheter ou de s'en
procurer par son travail ; si le peuple savait enfin que ce sont des lois
sanctionnées par la nature et tout à fait indépendantes des institutions
humaines, presque toutes les déclamations, si dangereuses et malfaisantes, sur
l'injustice des lois qui sont en vigueur dans la société paraîtraient sans objet
et seraient à peine écoutées » (pp. 505, 506). L'enseignement du principe de
l'intérêt personnel comme moteur de la mobilité sociale complète le cadre
pédagogique. Toute observation de ces préceptes doit nécessairement aboutir
à créer des habitudes de sobriété, de prévoyance et de prudence.
Les résultats de cette conscientisation, aux dires mêmes de Malthus, ne
devraient pas se faire attendre : « Si ces vérités se propageaient, ce qui, avec le
temps, ne parait pas improbable, les classes inférieures du peuple, prises en
masse, deviendraient plus paisibles et plus amies de l'ordre ; elles seraient
moins prêtes à exciter des tumultes dans les temps de disette ; en tout temps
elles seraient moins faciles à agiter par des libelles séditieux et incendiaires,
car elles sauraient combien peu le prix du travail et les moyens de soutenir
une famille dépendent d'une révolution » (p. 577). .
Dans la mesure où la stratégie malthusienne se contente de cette
campagne pour changer la société et où elle ne consent aucune modification
du cadre des institutions qui bloquent la disponibilité d'aliments, de travail et
de propriété, il est difficile de percer le mystère du contenu de ces réformes
graduelles dont parle Malthus, qui aboutissent à asseoir l'hégémonie d'une
classe et rendent plus qu'improbable l'apparition du phénomène de capillarité
sociale pour d'amples secteurs du peuple. C'est, en dernière analyse, confier la
suppression de la misère à l'unique acteur du changement social, la «
nature ». En conséquence, le savant échafaudage de la théorie sociale
malthusienne, suscité par la contestation des systèmes d'égalité, peut être considéré
comme la rationalisation des principes qui fondent et légitiment les structures
de la société existante, et la société future que Malthus propose aux classes
inférieures n'est que l'extrapolation plus ou moins heureuse de cette même
société actuelle, légèrement modifiée par l'effet des lois naturelles. Malthus
lui-même semble définitivement acquiescer à cette hypothèse médullaire
lorsqu'il écrit : « Le but de cet ouvrage n 'est pas tant de proposer des plans
d'amélioration que de faire sentir la nécessité de se contenter du mode
206 ARMAND MATTELART

d'amélioration qui nous est prescrit par la nature, et de ne pas mettre


obstacle aux progrès qu'il doit amener si rien ne le contrarie » (p. 575).

LA REVOLUTION
En abordant le concept de révolution, Malthus rehausse celui d'évolution
qui domine sa thèse sociale. Ce qui est intéressant de signaler au cours de
l'élaboration conceptuelle qu'il réalise, c'est la projection de son système de
référence évolutif dans le concept de révolution, qu'il forge de toutes
pièces : les éléments qu'il retient pour configurer conceptuellement le
phénomène révolutionnaire sont le contrepied des variables qui articulent son
modèle d'évolution.

1) L'explication psychologique du fait révolutionnaire


La révolution est d'abord et avant tout le fait d'un ou plusieurs
individus qui galvanisent des masses dociles et inconscientes. Ces individus
isolés agissent pour des motifs personnels d'ambition. « En soutenant des
projets de refonte générale dans l'ordre social », les classes inférieures ne font
« que servir les vues ambitieuses de quelques chefs dans le moindre profit ou
avantage pour elles-mêmes (p. 506).
En donnant à la révolution une explication d'ordre psychologique,
l'ambition de certains, Malthus coupe irrémédiablement le fait révolutionnaire
de ses racines sociales, c'est-à-dire historiques. Cette explication va d'ailleurs
parfaitement dans le sens de la logique de son système. En effet,, dans la
société qu'il nous propose, la motivation qui doit être le « moteur de la
grande machine sociale » est l'individualisme. A ses yeux, le révolutionnaire
est toujours un individualiste et, finalement, une fidèle image de la société
dont il est issu, mais sa motivation psychologique, déviée des buts assignés à
l'individualisme dans le cadre de l'évolution malthusienne, fait verser le
comportement révolutionnaire dans la pathologie de l'individualisme. Le
révolutionnaire n'est pas l'antithèse de sa société, mais est doté de la même
structure de personnalité de base que les autres citoyens : il est seulement un
cas d'individuahsme de cette société.
La transparence des variables du modèle évolutif dans l'attitude
révolutionnaire se fait encore plus patente lorsque le pasteur situe les agents de la
révolution dans la bourgeoisie : Les classes inférieures suivent « les esprits
mécontents et turbulents qui, nés dans les classes moyennes, cherchent à
agiter le peuple » (p. 506). Le révolutionnaire appartient à une couche sociale
pleinement intégrée dans la société malthusienne.
L'explication psychologique invalide donc toute interprétation de la
révolution en fonction de la pression d'un mouvement social (ce concept ne
peut même pas avoir droit de cité dans le schéma malthusien puisque, comme
nous l'avons déjà vu, le bonheur social est fait de la somme des individua-
lismes qui évoluent parallèlement sans nécessité de coopération ou de
solidarité entre les individus, cf. p. 483). Dans les catégories explicatives
malthusiennes, la variante « psychologique » se combine avec la variante
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 207

« naturelle ». Toutes deux conjuguent leurs efforts pour innocenter les


institutions sociales. La dépolitisation de processus révolutionnaire n'en est
que la conséquence. En effet, en enfermant les explications des conflits
sociaux dans la « nature des choses » et en disculpant les institutions de toute
faute ou erreur grave, Malthus juge la révolution comme un phénomène
gratuit et inutile. En l'amenant sur le terrain des lois naturelles, il l'isole de
l'histoire, et en le privant de sa base réelle, il le fait basculer dans l'utopisme.

2) La révolution = l'anarchie
Isolée de sa base sociale et soutenue par l'ambition de quelques
individus, la révolution devient, pour Malthus, la personnification du pouvoir
destructeur : « destruction du parlement, du lord maire et des
monopoleurs » (p. 503). La révolution est synonyme d'anarchie : « Après avoir détruit
le gouvernement établi, le peuple, toujours en proie à la misère, tourne son
ressentiment vers ceux qui ont succédé à ses premiers maîtres. A peine a-t-il
immolé les nouvelles victimes qu'il en demande d'autres sans qu'on puisse
voir un terme à des révoltes suscitées par une cause toujours en activité »
(p. 501) (32).
Malthus nie toute créativité au pouvoir révolutionnaire et ne lui
reconnaît aucune possibilité de promouvoir de nouvelles institutions (En ce sens, le
concept de révolution qu'il élabore est plus proche de celui de révolte ou
soulèvement des individus qui ne se soucient pas des institutions qui en
résultent. Le concept de révolution implique en effet une prise de pouvoir
par les forces sociales et un « projet » politique de création de nouvelles
institutions).

3) Révolution et Réaction
Les effets destructeurs du pouvoir anarchique sont évalués en fonction
de la régression qu'ils constituent par rapport a l'état de choses actuel. Le
paramètre malthusien dans le procès à la révolution est le concept qui fonde
la société bourgeoise proposée : la liberté. L'anarchie favorise l'usurpation du
pouvoir et entraîne la prise de pouvoir par le despote. Le despotisme qui
prend la forme d'une dictature militaire signifie pour la nation la suspension
des libertés constitutionnelles, en quelque sorte un retour aux effets nocifs de
l'Ordre féodal.
« Les vrais soutiens de la tyrannie sont sans contredit ceux qui, se
livrant à de vaines déclamations, attribuent les souffrances du pauvre et
presque tous les maux de la société aux institutions humaines et à l'iniquité
des gouvernements. La fausseté de ces accusations, et les funestes suites
qu'elles auraient si elles étaient généralement admises, font une loi de leur
résister à tout prix, non seulement à cause des horreurs révolutionnaires
qu'on doit s'attendre à voir à la suite d'un mouvement du peuple lorsqu'il

(32) Pour décrire cette anarchie, Malthus recourt à l'emploi de l'imagerie révolutionnaire pour
signifier le visage connu et connaissable de la violence. La révolution, c'est le « bain de sang », les «
horreurs », les « scènes terribles » (pp. 505, 507).
208 ARMAND MATTELART

obéit à de telles suggestions, horreurs effrayantes en tous temps, mais encore


parce qu'il est infiniment probable qu'une telle révolution doit se terminer
par un despotisme pire que celui qui l'a précédée » (p. 507).
« Sous un système de suffrages universels et de parlements annuels, le
sentiment général d'un peuple trompé dans son attente l'aurait probablement
conduit à tenter, en fait de gouvernement, toutes sortes d'expériences,
jusqu'à ce qu'enfin, après avoir parcouru toute la carrière des révolutions, il
eût été contenu par le despotisme militaire » (p. 512) (33).
La disparition de la liberté signifie la disparition de la condition sine qua
non pour que puisse s'exercer l'émulation individuelle, la vis medicatrix
republicae qui doit caractériser la société compétitive malthusienne. En
Angleterre par exemple, « on observe dans la masse du peuple anglais un goût
certain pour les objets de commodité et de bien-être coutumier ; un vif désir
d'améliorer son état (principal ressort de prospérité) et, par suite, un louable
esprit d'industrie et de prévoyance. Ces dispositions, qui contrastent si
fortement avec l'indolence désespérée des Etats despotiques sont dues à la
constitution de l'Angleterre et à l'excellence de ses lois qui assurent à chaque
individu le produit de son industrie » (p. 520).
Par ailleurs, d'un point de vue politique, la suspension des libertés
démocratiques empêche l'application du modèle évolutif de changement :
d'abord parce que le pouvoir absolu trouve dans la turbulence des masses un
motif suffisant pour refuser les réformes graduelles et, en second lieu, parce
qu'il devient impossible à n'importe quel gouvernement de satisfaire les
aspirations hyperboliques qu'ont fomentées les agitateurs révolutionnaires
dans les classes inférieures, classes qui ne veulent plus se contenter de la
lenteur du processus naturel de changement. « Cette espérance exagérée et
l'irritation de la voir déçue donnent une fausse direction aux efforts faits par
le peuple en faveur de la liberté, empêchant par là même les réformes
graduelles et les améliorations lentes de l'état de ces classes inférieures qu'on
aurait pu tenter avec succès » (p. 509). L'expérience actuelle, ajoute Malthus,
prouve déjà que non seulement la révolution mais encore la crainte de la
révolution a freiné toute proposition pour l'amélioration des conditions de vie
des classes inférieures : « Non seulement les vaines espérances et les demandes
extravagantes, suggérées au peuple par ses chefs, ont donné au gouvernement
une victoire aisée sur toute proportion de réforme, violente ou modérée, mais
elles lui ont encore mis en main le plus dangereux instrument d'attaque
contre la constitution. De telles suggestions sont de nature à exciter l'alarme
et prévenir les réformes les plus modérées » (p. 513).

4) Anarchie ou despotisme ?
L'examen de la révolution donne encore à Malthus l'occasion de susciter
la discussion sur un dilemme éthique qu'il pose en termes cornéliens. De deux

(33) Cf. dans ce sens pp. 500-501, 503, 504, 507.


UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 209

maux, lequel choisir : l'anarchie révolutionnaire ou le despotisme ? Son


adversaire Godwin, ennemi virulent de la violence, avait résolu ce choix moral
en optant pour l'anarchie : « L'anarchie est un mal que l'on doit craindre
devait-il écrire mais le despotisme est encore plus redoutable. Si l'anarchie a
blessé des centaines d'individus, le despotisme par contre en a sacrifié des
millions et des millions et n'a abouti finalement qu'à perpétuer l'ignorance,
les vices et la misère. L'anarchie est un mal de courte durée, tandis que le
despotisme est presque immortel. C'est sans doute une médecine redoutable
pour calmer toutes les passions d'un peuple agité jusqu'à ce que leurs effets
viennent renforcer la raison ; mais plus un remède est terrible, plus sûr est
son résultat » (34).
Malthus, ennemi du désordre et du déséquilibre, préférera donner sa voix
à l'ordre réactionnaire. « D'après ces considérations, il ne faudrait pas
s'étonner de trouver un ami sincère de la liberté, un défenseur zélé des
véritables droits de l'homme, placé dans les rangs de ceux qui servent d'appui
à une tyrannie contenue dans certaines bornes. Une mauvaise cause peut être
soutenue par des hommes vertueux, uniquement parce qu'elle est opposée à
une autre cause plus mauvaise encore et que le moment exigeait qu'on se
déterminât pour l'une ou pour l'autre » (p. 507). Les circonstances historiques
n'ont guère donné à Godwin la possibilité de choisir, dans la réalité, entre ces
deux maux et son dilemme ne s'est résolu que dans le champ abstrait de la
casuistique. Pour Malthus, par contre, le dilemme s'est converti en termes
d'action : sa position se concrétise lorsqu'il légitime l'intervention de l'armée
et l'emploi de la violence pour réprimer les pressions du peuple dans les
disettes de 1800-1801 :« Comme ami de la liberté et ennemi des grandes
armées permanentes, c'est avec un vif regret que je me vois forcé de
reconnaître que, sans les secours de cette force, la détresse du peuple pendant
les dernières disettes (1800-1801) aurait pu le porter aux plus funestes excès,
et plonger finalement le pays dans toutes les horreurs de la famine » (p. 501).
Ce n'est qu'une application de son principe de la nécessité de la coercition
qu'il développe ailleurs : Si le peuple « agit en conséquence des opinions
auxquelles il est livré (les systèmes d'égalité), il faut absolument, et malgré
tous les risques, qu'il soit contenu par la force » (p.525). Le paternalisme
bienveillant dont Malthus fait preuve à d'autres reprises en prêchant
l'indulgence, la patience et les moyens non-violents vis-à-vis des classes inférieures
qui n'ont pas, comme les autres classes de la société, la possibilité de jouir
des mêmes « lumières » (35) a donc ses limites et se mue en un vigoureux

(34) W. Godwin, op. cit., pp. 548, 549.


(35) Cf. à titre d'exemple p. 341 de l'Essai et notre paragraphe sur le rôle des agitateurs. Notons
que le critère que Malthus emploie pour juger l'ignorance des classes inférieures est la connaissance de
la loi de population. Tout autre type de connaissance doit être rangé dans les préjugés engendrés par
l'ignorance. Reprenons un texte qui accompagne la citation où il se réfère à la nécessité de l'emploi de
la force : « Quelques conversations que j'ai eues, pendant le cours des dernières disettes (1800 et
1801), avec les hommes de la classe des ouvriers, m'ont, je l'avoue, jeté dans le découragement. J'ai été
frappé de leur attachement à certains préjugés relatifs à la vente et à l'accaparement des grains, et j'ai
senti fortement l'espèce d'impossibilité de concilier avec un tel degré d'ignorance, l'action d'un
gouvernement véritablement libre » (p. 525).

l'homme et la société n. 15-14


210 ARMAND MATTELART

autoritarisme lorsque les classes inférieures ne veulent pas accepter la


conception qui leur est imposée de leur bonheur, et la stratégie qui leur est
également imposée pour l'atteindre.

CONCLUSION ET PERSPECTIVES

1) Les types d'idéologies dans l'Essai


La théorie sociale de Malthus peut être caractérisée comme la synérèse
de deux types d'idéologies : d'une part une idéologie à base philosophique (36)
qui ne fait que reprendre la notion de nature de la philosophie utilitariste,
d'autre part une idéologie à base juridico-politique, qui en gros repose sur les
mêmes concepts (liberté, égalité, etc.) que ceux qui consacreront la
domination politique de la bourgeoisie. Toutes deux président à la confection du
système logique malthusien qui justifie et rationalise la vision qu'une classe se
fait des institutions qui confèrent à la société sa stabilité. Ce système logique
donne une fonction, apparemment universelle, à la propriété privée, à
l'individualisme, à l'inégalité sociale. Mais en enfermant l'évolution de la
société dans le cadre des lois naturelles (« la nature des choses »), Malthus
soumet son idéologie juridico-politique à sa vision philosophique. De là
l'impossibilité où il se trouve de nous présenter un projet politique cohérent.
Le projet social de Malthus débouche sur un projet moral : la conscientisation
des masses par la loi de population et la création subséquente d'un nouveau
code de conduite morale. Au niveau du politique, Malthus endosse purement
et simplement la situation de statu quo en espérant une amélioration
progressive due à l'hypothétique flexibilité des lois naturelles. Partisan du
statu quo, il ratifie la structure sociale issue de l'alliance de l'aristocratie et de
la bourgeoisie en 1689 et ne paraît pas avoir prévu la force révolutionnaire de
la nouvelle bourgeoisie manufacturière. D'autre part, son diagnostic des causes
des maux qui affectent la société présuppose un système social non-conta-
miné ni contaminable par des crises structurales. Les anomalies sociales que
Malthus décèle dans un secteur déterminé peuvent, selon lui, être résorbées
sans que soient mises en question les autres unités du système. Ainsi, en
posant le bourgeois comme modèle de personnalité, refuse-t-il de remettre en
question le statut (37) de ce bourgeois et impose-t-il au peuple de se
conformer à cette personnalité s'il veut intégrer la société.

2) L'influence de l'idéologie sur les catégories conceptuelles


La théorie sociale de Malthus n'est donc pas axiologiquement neutre. Sa
démarche scientifique comporte une délimitation implicite de la société qu'il

(36) Chez Malthus, cette idéologie a aussi des connotations strictement théologiques ( Les lois de la
nature, c'est-à-dire les lois de Dieu »), cf. dans ce sens pp. 475, 479, 481, 530, 535, 550, 594.
(37) Avec tout ce qu'il sous-entend de consécration du statut du propriétaire, de l'individualiste,
etc. et l'ordre correspondant que ce bourgeois institue.
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 211

se propose de perpétuer. De même que sa morale individualiste ne peut


prétendre être une morale abstraite détachée de ses racines sociales, de même
les catégories conceptuelles de son analyse scientifique sont-elles plus
implicitement rattachées à la vision de la société présente et future qu'à une classe
concrète qui possède des intérêts donnés.
D'un point de vue sociologique, le concept de « changement » employé
par Malthus conditionne le répertoire des variables qu'il considère dans son
analyse. Dans sa théorie sociale, ce concept, comme nous l'avons souvent
signalé, désigne un ajustement des unités du système social, ajustement qui
permet de remédier à un mal sans toucher la totalité de la société. Ce
concept implique donc une pré-condition : l'acceptation préalable du cadre
général de la société établie. Le plafond de la perfectibilité de cette société ne
peut déborder ce cadre : la société idéale se trouvera être organiquement la
même que la société actuelle ; ce sera cette même société portée à son état
de perfection, en quelque sorte une extrapolation maximalisée, l'extrapolation
la plus heureuse. Les principes qui régissent les rapports sociaux et la relation
qu'ils entretiennent avec le système de production ne sont pas définitivement
remis en question. Le système social reste vierge de doute. Les tensions et les
déviations sociales et individuelles trouveront leur explication dans la société
en même temps que leur médication. Cette médication visera toujours, pour
rétablir l'équilibre social, à réintégrer l'individu ou le groupe social dans le
système établi. Diagnostic et ordonnance endossent donc le statu quo. Ce qui
revient à dire que Malthus, malgré les cadres désuets de sa métaphysique
utilitariste, n'est guère éloigné de la sociologie fonctionnaliste nord-américaine
contemporaine, laquelle postule, à la manière des positivistes, la neutralité des
concepts de la science sociale, l'absolu du donné empirique abstrait, mais
oublie la démarche épistémologique implicite, sur laquelle elle est fondée : la
reconnaissance du bien-fondé du système existant (38). On sait que certains
critiques du fonctionnalisme ont caractérisé l'analyse fonctionnelle comme
n'étant finalement qu' « une version sécularisée de la doctrine formulée par
Adam Smith » (39). En abondant dans ce sens, nous pensons que, plus que
son contemporain Adam Smith, ou au moins tout autant, Malthus préfigure
le fonctionnalisme. Et cela parce qu'il nous présente un modèle de société
plus achevé et plus explicite que celui que nous propose l'auteur de l'enquête
sur la richesse des nations et la théorie des sentiments moraux. La théorie
malthusienne de la fonction régulatrice des institutions, de l'équihbre social et
de la temporisation dans les cadres de Yestablishment, ainsi que le
psychologisme de ses explications du fait révolutionnaire, ébauchent les grands traits
d'une théorie fonctionnaliste avant la lettre. Les « lois naturelles » qui
présidaient à l'ordonnancement du système social chez Malthus ont été
sécularisées mais l'empirisme et la soi-disant neutralité axiologique de la

(38) Si elle ne questionne pas le système, elle arrive au même résultat puisqu'elle ratifie l'ordre
existant.
(39) Cf. sur ce point, l'analyse que fait de ces critiques RJC. Merton in Teoria y Estructura Sociales
(traduction de l'original américain). Fondo de Cultura Economica, Mexico, 1964, pp. 46-56.
212 ARMAND MATTELART

science sociale opèrent la même mission : celle d'évacuer l'idéologique de la


réalité sociale.
Cet aval du système transparaît dans les catégories d'analyse utilisées.
Reprenons encore ici la théorie sociale malthusienne.
En faisant de l'intérêt personnel ou de l'individualisme le levier de la
mobilité sociale et de la « prospérité publique », l'analyse sociale de Malthus
se prive, dès le départ, de certains concepts, et confère à d'autres un sens
bien précis qui n'est réellement signifiant qu'à la condition de ratifier le
système social qui s'y réfère. Illustrons ce que nous venons de dire :
Dans la mesure où Malthus reconnaît que le ressort qui meut la société
est l'intérêt personnel et qu'il postule, en vertu de cela, que le « bonheur
social doit résulter du bonheur des individus, qu'il correspond à chacun de
s'occuper du sien et qu'il n'y a pas même ici besoin de coopération », il
invalide toute possibilité de considérer les concepts de conscience de classe ou
de mouvement social. La recette qu'il donne aux classes inférieures pour
s'élever dans l'échelle sociale est incompatible avec ces concepts. Pourquoi ?
Parce que, tout d'abord, l'élasticité du système social qu'il nous propose étant
faible, il est impossible à des secteurs entiers de se déplacer dans la structure
sociale. La mobilité étant limitée et le facteur chance prédominant dans un
jeu de concurrence à outrance, il appartient à l'individu seul de changer son
destin en déplaçant son statut. En second lieu, parce que l'individualisme
étant la règle de la bourgeoisie qui conditionne sa survie, ce serait saper
l'ordre que de rendre solidaires les individus qui sont dans la misère. Si ce
phénomène est moins patent dans les sociétés aujourd'hui industrialisées, il
est toujours aussi présent dans les sociétés sous-développées à stratification
sociale rigide, qui ont choisi le néo-capitalisme comme mode de
développement. Dans la plupart des sociétés latino-américaines par exemple, le fait
que la structure sociale ne permette pas aux individus une mobilité verticale
massive fait que ceux qui passent à travers les mailles du filet social et
arrivent à intégrer la classe moyenne, ou tout au moins acquièrent un statut
dans l'aristocratie ouvrière, ont coutume de se désolidariser du milieu dont ils
proviennent.. Ils reproduisent le modèle individualiste de comportement
bourgeois qui les isole dans leur niveau de vie et donnent ainsi naissance à
une nouvelle strate privilégiée qui, par son apathie sociale ou son acceptation
pure et simple du modèle bourgeois d'intégration, se convertit en un nouvel
ennemi de classe pour les marginaux. Cette promotion de l'individualisme par
les bourgeoisies nationales se fait aussi sentir dans les pays où certaines
réformes partielles dans un cadre néo-capitaliste ébranlent les bases desdites
bourgeoisies. C'est ainsi que pour limiter les dégâts occasionnés par les
réformes agraires distributives, elles prônent que les heureux bénéficiaires de
cette distribution des terres, souvent marginales, forment la nouvelle classe
moyenne rurale. Mais dans la réahté cette nouvelle classe moyenne, type
koulak, ne pouvant être intégrée par la totalité du paysannat, sauf dans le cas
de distribution totale de terres, épouse les valeurs et les aspirations de l'Ordre
bourgeois. En devenant de nouveaux propriétaires capitalistes, la défense de
leurs privilèges les transforme en complices de l'exploitation. En proposant
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 213

l'individualisme et le statut de classe moyenne aux individus auxquels le


système permet de monter dans l'échelle sociale, les bourgeoisies procèdent à
la récupération de ceux-ci qui, étant donné leur expérience et leur condition
antérieure, auraient été susceptibles de se poser en contestataires. Les
concessions qu'elles semblent faire ne sont qu'apparentes puisque les
nouveaux arrivés asseyent les fondements de l'Ordre bourgeois.
Revenant à l'analyse des implications du concept de changement que
manie Malthus, nous pouvons ajouter que l'absence du concept de conscience
de classe est corollaire du contenu qu'il donne au concept de classe sociale.
De la conception globale de la société qu'a Malthus ne peut dériver qu'une
sédimentation sociale définie de façon pour ainsi dire tautologique, en termes
statiques : des couches hiérarchisées en fonction du revenu et des niveaux de
vie (40). La vision dynamique impliquerait une définition en fonction du
rôle (41) que chaque strate doit jouer dans la transformation de la société. Or
le seul rôle qui est celui de gérer le statu quo à la lumière des lois de la
nature Malthus le consent aux classes moyennes et supérieures, qu'il ne
différencie même pas de ce point de vue. Les classes inférieures, envisagées
comme un ensemble compact sous le nom de « pauvres », ne se verront fixer
de rôle que dans la mesure où elles accèdent au statut de la bourgeoisie en
héritant ses attributs : c'est seulement à partir de ce moment qu'elles
acquièrent une identité civique.
Ces quelques exemples permettent de percevoir l'incidence que ne
manque pas d'avoir une conception du développement social sur la définition
des catégories conceptuelles. La typologie de Malthus est marquée par la
nature de la société qu'il entend implicitement perpétuer. Ces concepts ainsi
déterminés façonnent le corps des lois générales qu'il tirera de ses
observations.

3) La nature et la technologie
Or, paradoxalement et paraissant ignorer l'idéologie implicite de son
uvre, Malthus célèbre, à travers la loi de population comme suprême
explication du conflit social, la disparition de l'idéologie et innocente les
institutions dans le procès à la misère. C'est cette opération de dépolitisation
des phénomènes sociaux qui rend à l'Essai son caractère d'actualité. Il semble
qu'aujourd'hui le thème de la nature auquel Malthus recourt pour justifier la
vanité de l'idéologie ait été remplacé par celui de la science et de la

(40) Le niveau d'instruction ne semble pas devoir être considéré comme un critère universel
puisque Malthus admet que l'état actuel des choses (la nature des choses) ne donne pas à tous la possibilité
de gravir l'échelle sociale même s'ils ont acquis un certain niveau d'instruction. La chance intervient
dans la mobilité sociale. Cf. dans ce sens notre section sur le modèle téléologique de la société
malthusienne. Cf. aussi dans ce sens A. Lux, « Evolution et Contradiction dans la Pensée de Malthus » in
Population, Paris, 1968, N.6, p. 1105.
(41) Ce qui a son tour impliquerait l'apparition du critère de participation au pouvoir social.
214 ARMAND MATTELART

technologie (42). Vidéologie technocrate, qui s'est substituée à l'idéologie


philosophique de Malthus, remplit la même fonction : évacuer le contenu
politique des phénomènes sociaux et des décisions qui sont susceptibles de les
orienter. Ainsi le développement d'un pays est-il défini comme un
enchaînement de décisions techniques qui n'entretiennent aucune relation avec la
forme de régime politique. Dans cette optique mécaniciste, le concept de
modernisation est lui-même axiologiquement neutre et universel et la
politique de modernisation aboutit à n'être que l'application progressive de la
technologie. La culture, les structures sociales et la personnalité, elles-mêmes
sous-produits de l'application de la technologie, dérivent d'une manière
mécanique de cette nouvelle morphologie sociale.
Le développement, comme opération d'innovation technologique, a
d'ailleurs été élevé, dans les pays du tiers monde, au rang de slogan par les
groupes dominants. Le latifundista latino-américain accepte maintenant de
faire la réforme agraire en prenant toutefois soin de la circonscrire à la
modernisation de son exploitation agricole. Il invalide par là l'élément
politique de ladite réforme : la possession de la terre comme canal d'accès au
pouvoir social. En acceptant l'innovation technologique et en refusant la
distribution des terres (refus que, comme Malthus, il justifie à partir de ce
même critère d'efficacité technique qui ne supporte pas une autre structure
d'exploitation que le « latifundium », il préserve sa place de privilégié dans la
structure sociale et ne consent aucune altération dans la structure du pouvoir.
L'innovation technologique lui permet de passer avec armes et bagages dans la
société « modernisée » et de renforcer ainsi le système d'exploitation sociale
qui, d'un état archaïque, passe au stade rationalisé.

4) Le modèle intégrationniste de développement social


Le modèle bourgeois de la société malthusienne a fait son chemin.
L'idéal de personnalité bourgeois que Malthus proposait aux classes
inférieures afin de réduire les tensions sociales est devenu une personnalité-norme
dans une société de fait. Malthus a eu le cynisme de proposer cet idéal
bourgeois aux classes inférieures sans leur indiquer les moyens de le réaliser
dans le système de production. Par contre, le modèle bourgeois de
développement, illustré par le capitalisme, a fait ses preuves d'efficacité et est arrivé
à imposer son ordre dans toute la société en offrant aux classes inférieures un
idéal d'intégration (43).

(42) Citons Barthes : « L'idéologie bourgeoise sera scientiste ou intuitive, elle constatera le fait ou
percevra la valeur, mais refusera l'explication : l'ordre du monde sera suffisant ou ineffable, il ne sera
jamais signifiant. Enfin, l'idée première d'un monde perfectible, mobile, produira l'image renversée
d'une humanité immuable, définie par une identité infiniment recommencée. Bref, en société
bourgeoise contemporaine, le passage du réel a l'idéologique se définit comme le passage d'une anti-physis à
une pseudo-physis » Roland Barthes, Mythologies, Ed. du Seuil, Paris, p. 250.
(43) Il n'est pas inutile de rappeler que le modèle d'intégration comme projet de développement
social, qui définit la position réformiste (ou le « statu quo ravalé ») fait partie des présupposés
idéologiques de l'analyse fonctionnaliste de la société.
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 215

En effet, ayant fait ses preuves dans les pays capitalistes, il tend à se
hausser au rang de modèle universel de développement social et devient de ce
fait exportable. Le cycle se répète dans le tiers monde. Les bourgeoisies
dépendantes nationales dont les intérêts rejoignent ceux des métropoles
politiques et économiques, ne désirant pas changer les termes du statu quo,
proposent aux masses l'idéal d'intégration sociale et culturelle : l'émancipation
du prolétariat du tiers monde doit passer par le creuset de la bourgeoisie.
L'intégration devient synonyme d'incorporation au système existant avec ses
intérêts créés, ses « droits acquis », etc., incorporation qui se traduit pour les
classes inférieures par l'adaptation au statu quo, qui devient en fin de compte
synonyme d'annexion. Cette conception du développement social qui meut
les « efforts » des bourgeoisies nationales crée en fait le mirage du
changement social et donne aux masses l'illusion de pouvoir diriger pour la première
fois leur destinée, de pouvoir se déterminer en « participant » à la société
bourgeoise. Mais, en réalité, il s'agit de la participation à une société qui peut
seulement leur offrir, comme ultime expectative, une amélioration du niveau
de vie, une pseudo-modernisation au sein d'une société « d'abondance » dont
toutefois les fondements et les relations qu'elle engendre entre les diverses
classes sociales ne sont pas systématiquement remis en question. Le
développement social se convertit ainsi en une recherche d'un type de vie qui annule
tout refus potentiel du système, qui immunise la société contre toute
radicalisation et accule chaque fois plus les éventuels groupes de pression
révolutionnaires dans l'aliénation. Le système administre l'incorporation des
classes défavorisées en les contraignant à accepter ses lois et ses règles et en
les convertissant par là même en complices de leur propre exploitation.

5) La matrice malthusienne et l'impérialisme


La constatation de l'idéologie implicite de la théorie sociale
malthusienne nous ramène à l'éternelle discussion sur la neutralité de la science
sociale. Il est intéressant de soulever au passage la question afin de déterminer
dans quelle mesure certaines formes de sociologie de la population que l'on
observe actuellement dans le tiers monde restent marquées par cette matrice
malthusienne. Il est certes aventureux d'envisager Malthus dans une
conjoncture historique très différente de celle dans laquelle il a vécu. Mais il n'en est
pas moins vrai que la théorie sociale du pasteur draine avec elle un ensemble
de constantes qu'il est intéressant de relever. Malthus c'est, en même temps
que la préfiguration d'une mentalité (44), la présence d'une superstructure qui
imprime son sceau aux lois qui régissent un type de société et, dans cette
dernière, plus concrètement l'institution scientifique.
L'implantation de la science sociale dans le tiers monde se réalise dans
un contexte qui ne peut manquer de lui conférer une idiosyncrasie
particulière : ce contexte est défini par la situation de dépendance dans laquelle se

(44) Cf. A. Sauvy, Théorie Générale de la Population, P.U.F., Paris ; du même auteur, « Le
Malthusianisme anglo-saxon » in Population, Paris, 1947, N. 2 et « Le Faux Problème de la Population » in
Population, Paris, 1949, N. 3.
216 ARMAND MATTELART

trouvent les pays sous-développés par rapport aux métropoles politiques et


économiques, qui lui imposent leurs modèles d'organisation sociale, de
développement économique, leurs modèles culturels, en un mot la conception
qu'elles se font du changement global de cette société en fonction de
l'équilibre du système de la division internationale du travail. L'incidence de
cet impérialisme est totalitaire et se fait sentir dans tous les domaines : son
influence sur la sociologie de la population en est un exemple. Tout comme
aux temps de Malthus où les opinions sur la « question démographique » se
référaient implicitement à des stratégies favorables ou contraires à une réelle
émancipation du prolétariat industriel, le diagnostic sur l'accroissement
excessif de la population du tiers monde sous-tend une stratégie pour sortir du
sous-développement, plus ou moins rapide et plus ou moins efficace.
Le fait empirique de première importance au point de vue
démographique est l'explosion démographique. C'est donc l'analyse de la variable
fécondité qui va dominer la sociologie de la population dans le tiers monde.
Les métropoles politiques et économiques estimant que l'accroissement
démographique excessif est un des éléments importants qui font échouer leurs
plans d'assistance technique et l'aide financière au tiers monde, elles seront
d'autant plus disposées à se servir des diagnostics scientifiques pour orienter
la politique des gouvernements dans le sens de la réduction du nombre de
naissances. La sociologie de la population va donc être et cela à partir de
1960 l'enfant gâté des fondations scientifiques principalement
nord-américaines (45). Or, cette sociologie de population va être introduite par l'école
sociologique nord-américaine qui, à partir de cette date, couvre le tiers
monde d'enquêtes pour détecter les attitudes des femmes vis-à-vis du contrôle
des naissances et étudier le conditionnement de la fécondité. Menées par des
universitaires au nom de la science, en fait leur fonction pratique dépassait
l'intérêt dit scientifique. « La fonction principale des enquêtes, lit-on chez un
de ces sociologues chargés de ces enquêtes en Amérique Latine, est semblable
à celle de n'importe quelle étude de marché : démontrer qu'il existe une
demande de biens et de services, dans le cas qui nous intéresse une demande
de contrôle des naissances ... Ces études représentent de plus le moyen de
commencer une certaine action sans attirer la controverse. En plus de fournir
des informations utiles aux futurs programmes individuels, la recherche
elle-même stimule l'intérêt des personnes directement ou indirectement
impliquées, et peut accélérer tout le processus de formation des
politiques » (46).
L'intromission d'un projet politique explicite est ici plus qu'évidente
mais elle n'est pas toujours revêtue de ce caractère de transparence que cette
déclaration laisse affleurer.
Son action est beaucoup plus souterraine. La sociologie de la population
a été introduite par la sociologie empiriste qui accepte le statu quo. Son

(45) Cf. le développement du débat international sur la question démographique in A. Mattelart,


Géopolitique du Contrôle des Naissances, Editions Universitaires, Paris, 1967.
(46) J.A. Stycos in « Survey Research and Population Control in Latin America » The Public
Opinion Quaterly, Vol. 28, Automne 1964, p. 368.
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 217

diagnostic scientifique s'inscrit dans le cadre du respect de l'ordre établi.


Cette prise de position idéologique implicite rejaillit nécessairement sur les
concepts et l'analyse que ceux-ci orienteront. Or, dans la mesure où les
observations scientifiques recueillies par la sociologie de la population
président à l'élaboration des politiques démographiques et les orientent dans le
choix des motivations qu'il faut susciter auprès de la population pour qu'elle
accepte le produit contraceptif, cette sociologie ne sera qu'une des
nombreuses incidences de l'impérialisme dans les politiques de développement (47). On
pourrait faire l'objection suivante : le caractère illégitime de l'impérialisme
n'est-il pas aboli lorsque les motivations des individus rencontrent les
expectatives sous-jacentes à cette politique et proposées par elle ? Objection
facilement refutable : diffus et total, le système impérialiste crée les
motivations qui vont soutenir les attitudes face à un problème particulier à travers
de nombreuses succursales, les agences du système, au nombre desquelles on
peut énumérer des modèles de stratification sociale, donc des modèles de
capillarité sociale, des modèles de personnalité instillés par les moyens
libéraux de communication de masse.
C'est ce caractère diffus et total que l'empirisme de la sociologie
fonctionnaliste ne peut ou ne veut justement pas capter. En s'en tenant à
l'analyse du contenu manifeste de la réalité et en délaissant son contenu
latent (pourtant tout aussi « réel » que le premier) elle juxtapose les faits
observés et ne peut les relier à travers un principe d'explication totale des
phénomènes sociaux.

6) L'incidence du principe de population dans une réalité empirique


Dernier point de vue que nous suggère l'étude de la théorie sociale de
Malthus : dans quelle mesure le principe de population est-il aujourd'hui dans
le tiers monde un principe dont l'action est temporisatrice ? Les données

(47) Les preuves abondent sur la nomenclature des motivations auxquelles recourent les politiques
de population dans le tiers monde. Il semble que la technique moderne de publicité de la société de
consommation permette tous les espoirs et toutes les fantaisies : « Family Planning literature should
make use of Beauty and sex-appeal ». « On peut, écrivait un sociologue nord-américain de l'université
de Chicago chargé d'assister cette politique en Colombie, « légitimer » la planification de la famille en
publiant la signature de personnalités célèbres puissantes et dignes de crédit. Les « mass media »
peuvent être employés efficacement si on propage l'information de ce que des médecins, des gens d'Eglise,
des actrices de cinéma, des hommes d'affaires puissants, des gens de loi, des savants, etc. approuvent la
planification familiale ». (in D. Bogue : « Recomendacion sobre el uso de la comunicacion en la educa-
cion y motivacion para la planificacion familiar », Boletin del segundo seminario sobre demografia,
Medellin, Columbia, oct. 1965). Cette stratégie publicitaire paraît plus dangereuse lorsqu'elle
s'accompagne de déclarations sur la nécessité de recourir systématiquement à la stérilisation, tenues en une
autre occasion par ce même sociologue qui s'autorisait de son expérience en Inde : « une expérience de
planification familiale devrait définitivement inclure la stérilisation à la fois des époux et des épouses »
(D. Bogue « Some tentative recommendations for a « sociologicaly correct » family planning
communication and motivation program in India » in Kiser C, Research in Family Planning, Princeton, 1962,
p.531). En réalité, devait ajouter un autre sociologue nord-américain, tout le problème réside dans le
manque de ressources. Les pays sous-développés ne peuvent simplement s'offrir le luxe de cliniques
d'espacement des naissances sous surveillance médicale où chaque cas personnel est considéré et réglé
par les méthodes les plus adéquates du point de vue éthique et biologique. Les ressources sont rares et
le temps presse » (J.M. Stycos : « A critique of the traditional planned parenthood in underdeveloped
areas » in Kiser C. op. cit. pp. 477, 478).
218 ARMAND MATTELART

empiriques qui nous permettent de répondre à la question sont plutôt rares


et celles que nous avons pu recueillir laissent la réponse à cette question
fondamentale au niveau d'hypothèses. Au cours de l'année 1968, nous avons
réalisé une enquête auprès des jeunes chiliens de 18 à 24 ans appartenant à
divers secteurs sociaux (48).
Nous avons eu l'occasion de constater une évolution par rapport à la
génération adulte en ce qui concerne les idéaux quant à la dimension de la
famille. On devrait assister à une réduction substantielle de la taille de cette
dernière dans les milieux ouvriers et paysans. Par contre, le comportement
des étudiants et des employés homologables aux intégrants adultes des classes
moyennes supérieures et inférieures ne semble pas devoir s'écarter des normes
qui régissent le comportement des couples de ces milieux qui sont
actuellement dans leur période procréatrice. Si les jeunes ouvriers et paysans
recourent aux moyens d'obtenir les fins qu'ils se proposent, la dimension de
la famille devrait dans ces strates se réduire à 2,9 enfants (45% des jeunes de
ces deux catégories refusent d'avoir plus de deux enfants. Actuellement, la
femme de 1' « inquilino » (grosso modo ouvrier agricole) arrive à avoir 7
enfants et plus ; la femme de classe inférieure urbaine de 5 à 6).
Quelles sont les hypothèses que l'on peut émettre pour capter les
implications de ce phénomène, dans une société comme la société chilienne,
c'est-à-dire dans un pays qui s'est défini dans la voie libérale néo-capitaliste
pour atteindre son développement ?
L'interprétation de la baisse des idéaux de famille des strates inférieures
de la société est ambiguë dans les pays du tiers monde à structure capitaliste,
c'est-à-dire ceux qui conservent leur compartimentation sociale étanche.
Quand on considère le chiffre, l'indicateur taille de la famille en tant que tel,
et par rapport au chiffre constaté dans les générations antérieures, nous nous
trouvons devant une tendance à rationaliser la taille de la famille (même si
l'altération dans les idéaux numériques ne correspond pas à une redistribution
des rôles à l'intérieur du foyer, phénomène d'asynchronisme normal,
pourrait-on dire, dans une situation de transition). Ce serait la disparition de
l'explosion démographique qui dans le tiers monde est un phénomène qui se
produit à l'intérieur des classes inférieures.
Le régime étant défini selon ce qui a été dit antérieurement, la réduction
de la taille de la famille des classes inférieures constituerait une adhésion aux
sollicitations du régime et, par voie de conséquence, aux limitations de la
structure sociale non contestée. Les conditions de vie étant ce qu'elles sont,
conformées par les structures dont on n'envisage pas le bouleversement, et les
possibilités de mobilité sociale non améliorées (49), il n'est économiquement
pas possible d'avoir plus d'enfants. Ce serait en quelque sorte le triomphe du

(48) Cf. A. et M. Mattelart, Juventud Chïlene, relseldia o conformismo. Editions de l'Université du


Chili, Santiago, 1969.
(49) Il est intéressant par contre de constater que lorsque les étudiants fixent leur idéal sur une
taille de famille plus nombreuse (une moyenne de 4 enfants et 38 % qui en désirent 5 et plus), leur
motivation est également d'ordre économique mais toutefois en fonction d'un autre niveau de vie et la
subsistance d'un système où ils continueront à bénéficier de privilèges.
UNE LECTURE IDEOLOGIQUE DE L'ESSAI SUR LE PRINCIPE DE POPULATION 219

Principe de population
Cette constatation est très intéressante lorsqu'on la met en relation avec
la personnalité de base de cet individu qui veut limiter la taille de sa famille.
Sa démarche comporte implicitement une option politique : la reconnaissance
du principe de population se confond avec l'aval de Y « establishment » (nous
avons pu vérifier cette coexistence à travers des indicateurs de définition
politique). Il est évident que nous considérons ici une tendance majoritaire
qui assimile à la fois la détermination de l'aristocratie ouvrière qui, en
réduisant le nombre de ses enfants, joue sur la carte de l'intégration sociale et
culturelle et la résignation du lumpen prolétariat pour lequel la réduction des
naissances n'est qu'une chance de survie.
On peut certes se réjouir d'une perspective de misère moins étendue.
Mais lorsque l'on considère les motivations, force n'est-il pas de constater que
cet indice draîne une structure d'aspirations qui met en échec les chances
d'éclatement du statu quo et que sa popularité est significative de la perte des
germes de radicalisation ?

Instituto de Capacitaciôn e Investigation en Reforma Agraria,


Santiago du Chili

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