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Communication Information

Vingt-trois repères pour un débat politique sur la communication


Armand Mattelart, Jean-Marie Piemme

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Mattelart Armand, Piemme Jean-Marie. Vingt-trois repères pour un débat politique sur la communication. In:
Communication Information, volume 4 n°3, été 1982. pp. 196-206 ;

doi : https://doi.org/10.3406/comin.1982.1204

https://www.persee.fr/doc/comin_0382-7798_1982_num_4_3_1204

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NOTES DE RECHERCHES

Vingt-trois repères pour un débat

politique sur la communication

Jean-Marie
Armand Mattelart
Piemme

1. La nature de l'information a changé

Dans la dernière décennie et, plus particulièrement à partir de la dite crise de


l'énergie, l'information a cessé d'être circonscrite au domaine journalistique.
Dans un futur très rapproché, l'information est appelée à trouver sa pertinence
dans des sphères de plus en plus nombreuses de la société. Elle est devenue
une ressource de base (certains diront une nouvelle matière première, une nou¬
velle source d'énergie) pour la gestion de la société. Elle comprend les règles,
les interdits, les savoirs, les savoir-faire qui conditionnent et irriguent toutes
les activités humaines. Plus concrètement, l'information recouvre maintenant
des choses aussi diverses que les contenus des banques de données (scientifi¬
ques, techniques, financières, sociales, militaires, civiles, etc.) ; l'information
dite culturelle, y compris la fiction (films, séries de télévision, dépêches, maga¬
zines, publicité, enquêtes, séries éducatives, matériel de vulgarisation, etc.),
produite par ce que l'on appelle maintenant les industries culturelles ; toutes
les connaissances théoriques et pratiques liées à la maîtrise de la technologie
(le know how), les brevets, le management, l'ingénierie, la planification, la
formation, etc.

2. L'industrie de l'information est devenue un secteur économique


de pointe

Dans les pays capitalistes avancés, l'information comprise au sens défini plus
haut est devenue un moteur économique puissant. Elle participe de plus en

Armand Mattelart est co-directeur de l'Institut d'administration économique et sociale


de l'Université Paris VIII.
Jean-Marie Piemme est chargé de recherche à l'Institut national supérieur des arts du
spectacle à Bruxelles.
* A la suite d'un premier bilan dressé dans Télévision, enjeux sans frontières (Presses
Universitaires de Grenoble, 1980), Armand Mattelart et Jean-Marie Piemme ont entre¬
pris à la demande du Département audiovisuel du ministère de la Communauté fran¬
çaise en Belgique, collaborant en cette occasion avec les Ateliers des Arts, une recher¬
che pour dégager les alternatives dans le domaine des médias anciens et nouveaux.
Le texte qui suit est constitué d'une série de repères fixant les cadres généraux de la
problématique dans laquelle s'inscrit la recherche et définit un certain nombre de pers¬
pectives qui seront développées dans le corps de l'analyse.

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plus à la production de la richesse d'un pays. Aux États-Unis par exemple,

l'industrie
moitié
travaillent
du produit
de l'information
dans ce national
secteur. brut,
depuis
L'industrie
et quelques
un nombre
de l'information
années
de plus
participe
enseplus
trouve
pour
élevé
plus
au de
croise¬
de
gensla

ment de technologies nouvelles de production, de stockage et de distribution :


ordinateur, satellite, câble, fibres optiques, télévision, téléphone, vidéo-disque,
magnétoscope. L'arrivée de ces technologies et la globalisation des systèmes
d'information ne peuvent se comprendre sans la nécessité de donner un autre
souffle à un modèle de développement, à un modèle de croissance sur le bien-
fondé duquel on ne s'interroge pas plus que dans les décennies précédentes.

3. Un média déplace l'autre

Dans tout système de communication, un medium est hégémonique par rap¬


port dominante
tion aux autres. d'un
Il trace
medium
pour eux
nouveau
le cadre
force
dans
nécessairement
lequel ils s'inscrivent.
les autresLa
à redé¬
posi¬

finir le champ de leur autonomie et de leur dépendance. C'est selon ce point


de vue qu'il conviendrait de refaire l'histoire des premières technologies de
communication à l'ère industrielle : les chemins de fer, le télégraphe, le télé¬
phone, etc. Aujourd'hui, il importe de reconnaître la nature du medium domi¬
nant et de repérer les espaces où s'exerce son influence. Un medium ne s'ajoute
pas simplement aux anciens, il refait avec eux une configuration nouvelle qua¬
litativement différente de la somme des effets de chacun des medias. Ainsi,
l'arrivée de l'ordinateur ne s'ajoute pas purement et simplement à la télévi¬
sion, leur jonction définit une étape nouvelle de la rationalité technologique.

4. L'industrie de l'information transversalise des secteurs jadis indé¬


pendants de l'industrie

À la fin des années soixante, la transformation de l'industrie cinématographi¬


que et télévisuelle américaine annonçait un nouvement de restructuration des
industries culturelles qui depuis lors n'a fait que s'accentuer. De puissants con¬
glomérats réunissent en leur sein des activités industrielles jadis dispersées :
les fabricants de supports s'intéressent de plus en plus à la production de pro¬
grammes, et découvrent que, autour de ceux-ci, on peut regrouper d'autre types
de production industruelle. Depuis la Warner reprise par une entreprise de plom¬
berie et de pompes funèbres, aujourd'hui une entreprise multi-media floris¬
sante où coexistent le film, la série, le livre, les jeux électroniques, les jouets,
etc., jusqu'à l'intérêt manifesté par EXXON pour la bureautique et les systè¬
mes d'information et les accointances de IBM avec le vidéodisque, sans oublier
les avances du géant des télécommunications American Telephone and Tele¬
graph vers la télévision par câble, c'est à un vaste processus de concentration
et de diversification que l'on assiste aujourd'hui. Dans la recherche de nou¬
velles formes d'accumulation du capital, ce modèle semble faire tache d'huile
jusqu'en Europe où, à une échelle moindre, on assiste aux mêmes tentatives
de concentration et de diversification. L'alliance d'un spécialiste du satellite
et de l'armement (MATRA) avec la cinquième multinationale de l'édition
(HACHETTE) constitue un des exemples les plus probants.
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NOTES DE RECHERCHES

5. L'industrie de l'information modifie la conception traditionnelle


de la culture

L'élaboration d'une politique culturelle aujourd'hui est directement confron¬


tée aux effets multiples des produits et du fonctionnement de l'industrie de
l'information. Dans le domaine du divertissement, de l'éducation, de la for¬
mation permanente, de la création et de l'action culturelle, l'industrie de l'in¬
formation propose des modèles et un mode de production et de consommation
qui forcent les modèles anciens à se redéfinir ou à péricliter. Ainsi l'introduc¬
tion de l'ordinateur à l'école, si elle n'est pas ramenée à la mise en service
d'un gadget comme le fut en son temps la télévision, oblige à une révision
complète des modèles pédagogiques, y compris pour les cours qui ne l'utilise¬
ront pas. De même, l'existence des arts vivants aujourd'hui ne saurait plus
remplir les mêmes fonctions que celles qu'ils avaient avant la diffusion mas¬
sive de la télévision.

6. Une industrie de l'information pour gérer politiquement la crise

Personne ne pourrait nier qu'il existe une industrie de l'information. Mais les
Américains parlent aussi d'une « société de l'information ». Dans le glisse¬
ment d'une notion à l'autre s'infiltre une nouvelle mythologie qui remet au
goût du jour les étiquettes anciennes de société de masse, société des loisirs,
société de consommation, dont on sait qu'elles avaient pour principal effet de
masquer le réel plutôt que de l'expliquer. Les « concepts » incriminés ont en
effet le défaut grave de ne pas permettre de repérer comment se constitue dans
la rupture et dans la continuité une nouvelle phase du capitalisme avancé. L'idée
d'une « société de l'information » (on dit parfois société de communication)
ne permet pas de saisir la fonction politique qu'est appelé à jouer le dévelop¬
pement des nouvelles technologies de communication dans la restauration des
appareils politiques et culturels du système capitaliste mondial. Elle ne permet
pas notamment de comprendre le rôle que jouent les nouvelles technologies
dans la production d'un consensus et l'apparition de nouveaux mécanismes
de contrôle social. On ne saurait donc réduire l'impact de ce formidable déve¬
loppement de l'industrie de l'information à un rapport entre des industriels,
des marchandises et des consommateurs. Plus profondément, il affecte le rap¬
port de l'État au citoyen : l'introduction de la loi de la valeur dans les domai¬
nes les plus divers achève le processus atomisant de mercantilisation de la société
civile.

7. L'internationalisation menace les identités culturelles

De plus en plus de pays s'interrogent sur le devenir de leur spécificité face


au processus d'internationalisation. En font foi des réalités aussi diverses que
les revendications des pays du Tiers monde pour un nouvel ordre mondial de
l'information, les dernières protestations françaises contre l'hégémonie du
cinéma américain sur les écrans de l'hexagone, l'inquiétude qui naît devant
la constatation que 90 % des banques de données sont américaines et qu'elles
ne stockent de l'information que dans la perspective d'une rentabilité écono-

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COMMUNICATION INFORMATION VOL 4, N® 3

mique et politique. Face à l'internationalisation, plusieurs gouvernements et


certains groupes avancent une revendication d'identité culturelle. Or, l'iden¬
tité culturelle peut, si l'on n'y prend garde, passer du concept au fourre-tout.
À utiliser légèrement la notion, on court toujours le risque d'en faire une auberge
espagnole où coexistent les revendications nationalistes d'une certaine droite
et les résistances légitimes au processus de colonisation. Le processus d'inter¬
nationalisation s'opère selon les rapports de force existant à l'intérieur des dif¬
férents secteurs de l'industrie de l'information. De ce point de vue, il y a au
fond deux types différents d'internationalisation. D'une part, existe un pro¬
cessus d'exportation d'un produit à partir d'un pays et d'une industrie hégé¬
monique (c'est le cas de la domination mondiale du cinéma américain) ; d'au¬
tre part, il faut tenir compte d'une internationalisation par intériorisation des
normes et des modèles de production et de distribution aboutissant à une mar¬
chandise nationalement produite mais correspondant en tout points à la logi¬
que transnationale. D'avoir fait cette distinction entre deux types d'internatio¬
nalisation permet d'éviter les pièges d'une utilisation étroite et chauviniste du
concept d'américanisation et empêche les revendications d'autonomie de som¬
brer dans un anti-américanisme primaire.

8. Au nouveau système d'information correspondent de nouveaux


rapports entre les nations

La possibilité de production et de distribution de l' information-marchandise


est devenue un élément de plus de ségrégation entre les peuples. Il y a désor¬
mais les pays riches et les pays pauvres en données {data rich et data poor).
Dans la mesure où certains États en disposent et d'autres pas, l'infoma-
tion devient une arme fondamentale dans la stratégie militaro-économique de
défense et d'attaque. L'information devient aussi un élément central des poli¬
tiques de sécurité. Dans la nouvelle division internationale du travail, l'indus¬
trie de la matière grise favorise la mise en place de « soft » systèmes de domi¬
nation internationale. L'inquiétude des pays du Tiers monde face aux flux trans¬
frontières de données en est la plus récente illustration. Mais l'enjeu est beau¬
coup plus global. Il concerne l'ensemble de l'appareil productif. Et déjà dans
ces pays, certains s'inquiètent des possibles conséquences de rapatriement de
quelques industries installées là pour des raisons de facilité économique (meil¬
leures conditions politiques d'exploitation de la main-d'oeuvre, par exemple)
et revenant dans le pays d'origine, à la faveur du processus d'automatisation
de certaines branches de l'industrie.

9. Les nouveaux systèmes d'information recomposent la


distribution du monde du travail

Les nouveaux systèmes d'information sont appelés à transformer en profon¬


deur les processus de production et donc la composition du monde du travail.
Ils interrogent l'usine comme centre visible de la production et comme lieu
privilégié de la formation de la conscience ouvrière — ce qu'elle a été depuis
la constitution des grandes unités de production au XIXe siècle. Ils favorisent
l'accession de larges couches de techniciens à la construction de nouveaux lieux
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i
NOTES DE RECHERCHES
1

de pouvoir et recomposent la distribution sociologique de l'ancienne classe


¡

ouvrière. Par voie de conséquence, ils interrogent aussi les formes contempo¬
raines de résistance au processus de développement capitaliste et forcent le
mouvement ouvrier à un effort d'imagination sociale.

10. Les industries culturelles sont aussi des vecteurs de privatisation

Les industries culturelles constituent une partie de l'industrie de l'information.


Contrairement aux définitions qui enferment les industries culturelles dans la
seule sphère économique, contrairement aux définitions tautologiques qui voient
les industries culturelles comme des industries produisant des biens culturels
par les techniques de l'industrie, on définira les industries culturelles comme
des canaux par quoi s'opère la marchandisation d'appareils restés en marge
de la loi de la valeur (la culture, la religion, l'éducation, etc.) et le processus
de privatisation de secteurs d'État relevant jusqu'ici d'une définition de la fonc¬
tion publique. On ne saurait donc réduire la relation de l'État aux industries
culturelles à un face à face entre deux adversaires séparés. Dans la phase actuelle
de transnationalisation opérée par les industries culturelles, l'État capitaliste
est largement partie prenante au processus de dépossession de ses fonctions.
Seules les contradictions sociales qui traversent l'appareil et les résistances loca¬
lisées au sein de la société civile constituent à la fois un frein au mouvement
de privatisation et permettent de poser la question de la base sociale des
alternatives.

11. Les nouveaux systèmes d'information mettent à l'ordre du jour


la question de la créativité sociale

Les nouveaux systèmes de communication sont contemporains d'une profonde


crisealternatifs
les de l'ensemble
élaborés
du modèle
dans le de
courant
développement
de la fin du
deXIXe
nos sociétés
siècle etetaudes
début
modè¬
du
j

XXe siècle. Seule la stérilité des modèles capitalistes et des contre-modèles de


changement structurel a permis de penser que les nouvelles technologies por¬
teraient, de par leur technicité même, une solution à ces crises. Or, la révolu¬
tion sociale par la technologie ne semble pas être pour demain. Le sentiment
se généralise d'autant plus qu'il y a profond divorce entre la sophistication
technologique et les modèles (formes et contenus) qui devraient y correspon¬
dre. Dans cette perspective, l'absence d'une réflexion sur les modèles péda¬
gogiques et sur leurs finalités, qui devrait accompagner le développement tech¬
nologique, se fait particulièrement sentir. Pareillement la marge d'une réelle
création qui soit une rupture par rapport au m ode dominant de l'imaginaire
et où la reconstitution du réel risque d'être soumise à un incessant processus
de remake où l'ancien est perpétuellement ravalé aux couleurs du jour.

12. Le modèle de développement du capital transnational convient-il


pour la Belgique ?

Pour l'essentiel, l'appareil belge de production industrielle est centré sur des
branches en crise. La Belgique paie aujourd'hui les conséquences d'une poli-
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COMMUNICATION INFORMATION VOL 4, N° 3

tique largement ouverte aux sociétés multinationales. Son industrie électroni¬


que et des télécommunications s'est développée sous l'égide des sociétés étran¬
gères (Philips, Bell, I.T.T., etc.). Elle est donc vulnérable aux mouvements
de restructuration à l'échelle mondiale qui agitent ces sociétés. Mises à part
quelques exceptions, sa propre capacité de production dans le domaine de l'in¬
dustrie de l'information est très faible. On ajoutera encore que cette faible
capacité-là est très inégalitairement répartie entre les communautés linguisti¬
ques : dans le domaine de l'industrie des télécommunications, par exemple,
73,2 % de l'emploi sont concentrés en Flandre, 22, 1 % dans la région bruxel¬
loise et 4,7 % seulement en Wallonie. D'autre part, les entreprises multina¬
tionales ont souvent utilisé le territoire belge comme lieu à partir duquel gérer
leurs affaires en Europe, voire dans le monde. La capitale est ainsi devenue
le centre du réseau d'informations bancaires mondial (le réseau SWIFT) qui
lie les principales banques internationales. Trop souvent la Belgique a servi
de plaque tournante pour des opérations qui ne coïncidaient pas forcément avec
un modèle de développement adéquat aux besoins à long terme du pays. Le
caractère centrifuge de ce modèle de développement, que certains ont qualifié
d'inéluctable, n'apparaît pas nécessairement comme tel si on analyse rétros¬
pectivement les possibilités tactiques et stratégiques — non utilisées — de négo¬
ciation avec le capital transnational.

13. La Belgique culturelle accumule les dépendances

La Belgique est particulièrement dépendante des productions culturelles étran¬


gères, américaines et françaises pour la partie francophone du pays. Cinéma,
télévision dans certains secteurs, la fiction notamment, disques, livres, sont
pour l'essentiel des terrains occupés par des firmes étrangères. Jusqu'à tout
récemment, l'État n'a pratiquement pas pris en compte ces secteurs comme
secteurs de production, se contentant de dispenser une aide ponctuelle sans
que celle-ci ne constitue véritablement une étape dans un plan concerté de déve¬
loppement. La faiblesse des budgets prévus ne permet guère de mettre en valeur
les offres de création culturelle qui viennent de certains secteurs de la Com¬
munauté ou d'en stimuler l'initiative là où elle manque. L'accumulation histo¬
rique des phénomènes de dépendance conjugués à la stagnation des appareils
de production propres empêche la Communauté de se constituer un pôle cultu¬
rel de croissance autonome. Elle force les créateurs soit à l'exil, soit au silence
ou à la mort lente par épuisement.

14. La transnationalisation rend paradoxal le monopole

Avec le développement de la télévision par câble, depuis 1970, le centre prin¬


cipal de production culturelle de masse — la RTBF — se trouve soumis à une
forte concurrence émanant des télévisions étrangères. De par cette situation,
la Belgique préfigure ce qui pourrait arriver à d'autres pays européens une fois
que les satellites auront permis le débordement des frontières de l' État-nation
et que les nouvelles technologies comme le vidéodisque multiplieront les offres
de programmes. Il y a donc un paradoxe évident à maintenir un protection¬
nisme dans la production de l'image télévisuelle au moment même où l'offre
est en train de se généraliser. Ce paradoxe a pour conséquence de rendre le
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NOTES DE RECHERCHES

monopole inadéquat comme instrument de réalisation et de garantie du service


public. Non seulement le monopole est devenu incapable d'assurer le main¬
tien d'une réelle identité culturelle en privilégiant une idée de l'intérêt public,
mais on peut même penser qu'il empêche aujourd'hui l'émergence de formes
de résistance à la poussée commerciale transnationale.

15. Le pragmatisme n'est pas une politique

Mis à part certains milieux restreints qui en ont fait leur principale préoccupa¬
tion, les problématiques amenées par l'industrie de l'information et ses nou¬
veaux développements sont loin d'avoir fait l'objet d'un débat public et loin
d'imposer leur urgence aux divers secteurs socio-politiques de prise de déci¬
sion en Belgique. Trop de projets d'implantation de nouvelles technologies
de communication se font dans un pragmatisme où sont mal évaluées les con¬
séquences culturelles et sociales de ceux-ci. Le cas du câble, qui s'est déve¬
loppé dans l'absence totale de réflexion théorique et a placé les autorités devant
une situation de fait accompli, risque grandement de se répéter avec l'avalan¬
che des nouvelles technologies. Même les expériences nouvelles porteuses d'al¬
ternatives, originales par rapport à celles qui se déroulent sur le continent euro¬
péen, ne donnent pas lieu à un véritable processus d'accumulation théorique,
faute d'être suffisamment analysées selon des concepts adéquats. Or, sans un
détour par une réflexion théorique, il n'y a guère de possibilité de dégager les
tendances à long terme dont les expériences sont porteuses. Sans ce « détour »
théorique, nécessairement ingrat, il n'est pas davantage possible de faire le
tri entre les effets épidermiques et ceux qui portent en eux les germes d'un
autre modèle de communication. A traiter la communication comme un ensem¬
ble de problèmes qui n'exigent que des solutions pratiques immédiates, bref
en s'en tenant à un discours pratico-empirique, on contribue à reproduire l'idéo¬
logie spontanée des groupes de terrain qui pensent leur action sans tenir compte
de la structure générale du champ où elle opère. Ainsi se perpétue la division
hautement nocive entre ceux qui pensent que seules les nouvelles formes de
communication appuyées sur les nouvelles technologies constituent réellement
l'alternative et ceux qui continuent à l'attendre comme effet des seules contra¬
dictions des grands appareils.

16. Les alternatives de communication sont liées à la production de


nouvelles formes sociales

La discussion et la recherche sur les alternatives en matière de communication


ne sauraient se circonscrire aux discours des communicateurs, qu'ils soient pra¬
ticiens ou experts en massmédiologie. Le phénomène de la communication
touche au plus profond de l'organisation sociale et celle-ci doit être appréhen¬
dée en termes de rapports de force et non de communicabilité ou d'in¬
communicabilité. Les modèles communicationnels n'expliquent pas la société
mais c'est
Ainsi la difficulté
la structure
de trouver
socialeune
quicommunication
explique les modèles
alternative
communicationnels.
est corrélative à
la difficulté qu'éprouvent les grandes forces historiques en lutte contre le capi¬
talisme à produire de nouvelles formes de relation au sein de leurs organisa¬
tions et plus largement au sein de la société globale.
202
COMMUNICATION INFORMATION VOL 4, N" 3

17. Le progrès technologique n'est pas nécessairement le progrès


social

Dans la mesure où on ne saurait purement et simplement assimiler progrès tech¬


nologique et progrès social (seule une logique capitaliste pense que l'un est
automatiquement assimilable à l'autre), les alternatives en matière de commu¬
nication doivent prendre en compte les tentatives faites par différents groupes
dans les pays avancés et dans les pays du Tiers monde pour constituer un modèle
de développement non lié à l'idéologie productiviste, qu'elle vienne de l'Est
ou de l'Ouest. Il s'agit non pas de dénier l'existence de la technologie ou de
vivre avec la nostalgie d'une pureté anté-technologique perdue mais de posi¬
tionner autrement la technologie dans d'autres rapports sociaux. Cela signifie
que toute recherche d'une alternative qui s'enferme dans le patriotisme tech¬
nologique (« les Américains ont des industries culturelles, pourquoi pas
nous? » !!) ne fait que reproduire, souvent en parents pauvres, les lignes de
force du modèle productiviste. Il ne faut pas confondre développement de la
concurrence capitaliste et production d'une alternative.

18. Les nouvelles technologies accentuent la division sociale du


travail

L'utilisation intensive des nouvelles technologies d'information dans les


bureaux, les lieux de divertissement et ceux de la vie quotidienne, confirme
l'importance d'un nouvel acteur social : le corps des techniciens, des cadres,
des ingénieurs, des gestionnaires culturels, des experts, etc. Son émergence
ramène à la surface l'épineuse question qui a pesé sur toute l'histoire du mou¬
vement ouvrier plus particulièrement à partir de 1917 : la division sociale du
travail. Une utilisation des technologies nouvelles dans l'optique de l'idéolo¬
gie productiviste risque d'accroître plus encore cette division sociale du tra¬
vail. Comme tout groupe qui monte, le groupe des utilisateurs des nouvelles
technologies risque de faire passer l'ensemble de ses intérêts particuliers comme
vérité de tout le corps social. On ne saurait penser les alternatives en dehors
d'une analyse de la place des intérêts d'un groupe particulier dans sa relation
aux intérêts et aux besoins des autres groupes et classes de la société.

19. Les nouvelles technologies attaquent les anciens cloisonnements

Une des principales difficultés pour penser les alternatives aujourd'hui est que
l'effort de transformation se heurte souvent aux chasses gardées des compé¬
tences administratives. On peut souvent trouver des exemples frappants au sein
même des ministères qui constituent un gouvernement : l'éducation nationale
admet mal que ses collègues de la culture puissent intervenir dans son fief et
un ministère des Affaires économiques ou des télécommunications n'accepte
pas que les culturels et les communicologues se mêlent de son secteur. Or,
un des effets indéniables du développement des nouvelles technologies est de
remanier ces compartimentations si bien qu'aujourd'hui aucune politique glo¬
bale de la communication n'est pensable si elle ne procède pas d'un décloi¬
sonnement des divers départements de l'État. Comment concevoir une politi-
203
NOTES DE RECHERCHES

que du cinéma en Belgique dès l'instant où le cinéma est « partagé » entre la


Culture et les Affaires économiques ? Mais pour que cet indispensable décloi¬
sonnement de l'appareil d'État ne se limite pas à une restructuration en vue
de l'accueil rentable des nouvelles technologies, il doit s'accompagner d'un
décloisonnement au niveau des secteurs qui luttent pour une alternative. Un
État capitaliste aura d'autant plus de chances de proposer une alternative dans
la logique du redéploiement transnational que les syndicats (par exemple) n'au¬
ront pas fait tomber les barrières entre certains secteurs professionnels d'une
part, et entre les luttes dans la fabrique et celles qui se développent dans la
vie quotidienne, d'autre part.

20. La décentralisation est un lieu d'affrontement

Alors que le processus de transnationalisation s'opère à la faveur d'une con¬


centration économique de plus en plus accentuée, la légitimation de toutes les
formes de pouvoir à partir du centre est de plus en plus mise en question. La
décentralisation est devenue une nécessité majeure des appareils de pouvoirs
centraux pour compenser cette légitimité perdue. Parallèlement, on enregistre
une série de pressions venant de vastes secteurs pour que se réalise un mouve¬
ment de décentralisation qui permette de potentialiser le développement démo¬
cratique des groupes et de la société. Contrairement à des hypothèses ancien¬
nes qui voyaient dans la prise de l'appareil d'État le premier jalon indispensa¬
ble à l'instauration d'une démocratie non formelle, l'idée s'impose aujour¬
d'hui de la construction d'une hégémonie populaire qui est à la fois un instru¬
ment nécessaire à un changement de nature de l'État et une garantie contre
les retours de flammes possibles de cet appareil d'État. Il importe donc de bien
distinguer
un centre défaillant
le mouvement
et unedeidée
décentralisation
de décentralisation
là où ilcomme
se profile
élément
pour consolider
constitutif

d'une hégémonie populaire. C'est à ce titre que les revendications pour le retour
au « local », la renaissance de la « culture populaire », la célébration de la
« proximité » ne peuvent automatiquement passer pour des combats progres¬
sistes. Les contenus et les formes de ces revendications sont des lieux d'af¬
frontements à la fois pratiques et théoriques. L'élaboration d'une politique des
nouvelles technologies ne saurait être dissociée de l'apprentissage aux rapports
démocratiques dans la vie quotidienne. Elle ne peut être dissociée du vaste
débat qui s'engage à peine aujourd'hui sur le fonctionnement politique de la
société civile.

21. Le pluralisme ne garantit pas la pluralité

La pluralité des groupes constitutifs de la société civile et la diversité de leurs


intérêts bat en brèche une conception étroitement juridico-politique et le plus
souvent formelle du pluralisme comme fondement doctrinaire du service public.
Cet affrontement entre la pluralité et le pluralisme est au principe de la nais¬
sance de nombreuses expériences qui ont cherché à se développer à la péri¬
phérie de l'appareil audiovisuel (télévisions communautaires, radios libres, télé¬
matique sociale, etc.). Il importe aujourd'hui de réaménager la notion de ser¬
vice public de manière à mieux y inclure cette pluralité. Sans ce réexamen
du service public, c'est la dynamique commerciale privée qui apparaîtra comme
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COMMUNICATION INFORMATION VOL 4, N° 3

le support le plus adéquat à cette demande d'expression. Ainsi aujourd'hui,


certains créateurs ne sont pas mal fondés à penser que le « privé » leur offre
plus de possibilités réelles de travail que le « public ». Cette nouvelle défini¬
tion du service public implique une autre distribution des rapports entre appa¬
reils centraux et expériences périphériques. Celles-ci ne doivent pas simple¬
ment contribuer à « rajeunir » les formules de l'ancien système audiovisuel qui
incluerait dans ses pratiques les « bonnes trouvailles » de la périphérie, mais
modifier en profondeur la nature du système de communication pour abolir
le rapport centre-périphérie au profit d'une multiplication équilibrée des sup¬
ports à la créativité sociale.

22. L'alternative implique une autre consommation

Les alternatives en matière de communication n'impliquent pas seulement une


autre politique de production mais encore un autre type de rapports au produit.
Une politique de communication doit englober le champ de la consommation
en réduisant autant que faire se peut le face à face du consommateur indivi¬
duel et des stratégies industrielles. Il est assez significatif que les organisa¬
tions de consommateurs, les associations de parents et les groupements d'édu¬
cateurs s'inquiètent de la façon dont les moyens audiovisuels façonnent la col¬
lectivité sociale et voient dans la critique des contenus et des formes de l'au¬
diovisuel un pas essentiel dans la recherche de voies alternatives. Un change¬
ment de statut du consommateur, qui en ferait le point de départ d'une demande
du différent et non un élément de reproduction du même, suppose que le mode
d'évaluation de la demande et du « goût » ne soit pas laissé à la rationalité
des sondages d'audience ou aux techniques de « révélation des besoins » chè¬
res au marketing. Il est assez paradoxal que ces types de mesure unifient les
pratiques des services publics de radio-télévision et des systèmes commerciaux.
Face aux industries culturelles privées, particulièrement face à celles qui sont
transnationales, il faut développer des mécanismes collectifs d'accès aux pro¬
duits qui là aussi sont capables de favoriser une autre consommation des pro¬
duits existants (le prêt au lieu de l'achat n'est ici qu'un exemple parmi d'au¬
tres) encore qu'elle soit susceptible de provoquer la production de produits dif¬
férents. C'est dans une telle perspective qu'il est souhaitable de définir ou de
préciser la fonction d'institutions comme les médiathèques, les vidéothèques,
les centres de documentation, les banques de données, etc. En outre, il serait
souhaitable que les pouvoirs publics puissent soutenir les canaux de diffusion
et de distribution qui mettent sur le marché des produits alternatifs demandant
de par leur nature même un autre mode de consommation.

23. La transnationalisation appelle une politique de créneaux

Le phénomène de transnationalisation étant d'une part impossible à concur¬


rencer par des industries situées dans des pays à marché intérieur restreint et
les modèles véhiculés par ces industries transnationales étant politiquement peu
désirables, il semble qu'une alternative doive se construire à partir d'une spé¬
cificité. Celle-ci doit toutefois être bien définie. La spécificité dont il s'agit
ne consiste pas simplement à occuper un créneau économique libre dans lequel
on pourrait être concurrentiel. Il s'agit plutôt de trouver cette spécificité dans
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NOTES DE RECHERCHES

la production de créneaux que le modèle transnational ne peut pas concurren¬


cer, soit pour des raisons de rentabilité économique, soit parce qu'ils heurtent
de plein fouet sa rationalité et ses soubassements idéologiques. L'importance
d'un produit spécifique, au sens où l'on vient d'en parler, s' impose lorsqu'on
prend en considération la place que risquent d'occuper certains pays démunis
dans la nouvelle division internationale du travail, d'abord au niveau conti¬
nental, ensuite au niveau mondial : plus forte sera la spécificité, moins grand
sera probablement le risque de sous-traitance imposée par les pays plus favori¬
sés. Pour les pays qui aujourd'hui ne disposent pas de fortes possibilités au
niveau de la fabrication du hardware, il semble, à voir la teneur des débats
internationaux, plus particulièrement dans le domaine de l'informatique, qu'une
des solutions les plus envisageables soit de travailler à la production de soft¬
ware. Cette orientation offre l'avantage de potentialiser un réservoir souvent
inemployé de matière grise. Toutefois, on évitera de voir dans cette stratégie
un remède miracle car dans le soft comme dans le hard se reproduisent néces¬
sairement les rapports de force au niveau continental comme au niveau mondial.

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