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Armand Mattelart
Dans Mouvements 2010/2 (n° 62), pages 11 à 21
Éditions La Découverte
ISSN 1291-6412
ISBN 9782707164513
DOI 10.3917/mouv.062.0011
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L
e mode moderne de communication et de circulation des person-
1 2
nes, des biens et des messages est né sous les auspices du libé-
ralisme. Le déblocage des moyens de la mobilité a eu pour effet
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•Seule
•Individu-mesure
la prise en compte des individus en masse permet de gouver-
ner. Tel est l’axiome qui commande l’invention d’un système de ges-
tion des multitudes en mouvement au cours du XIXe siècle. La statistique
morale d’Adolphe Quételet démontre dans les années 1830 que des règles
mathématiques président à l’occurrence et à la répartition des patholo-
gies sociales. La raison probabiliste va se convertir en instrument univer-
sel qui ouvre la voie à un nouveau mode de régulation sociale basé sur
la prédictibilité du risque. L’anthropométrie, science des mesures indi-
viduelles, dessine le profil de l’« homme moyen », la valeur pivotale par
rapport à laquelle se définissent la normalité et les déviances. Un demi-
siècle plus tard, la science criminologique de la mensuration humaine
fournit nomenclatures et indices aux policiers, aux juges et aux méde-
cins légistes dans leur mission hygiéniste de surveillance et de normalisa-
tion. La délinquance est le laboratoire de la mensuration et de la mise en
fiche. En France, la photographie judiciaire inaugurée par Bertillon à des
fins d’identification anthropométrique des détenus n’est pourtant autori-
sée par le ministère de l’Intérieur qu’après la Commune de Paris (1871).
En ligne de mire, les milliers d’hommes et de femmes emprisonnés pour
faits insurrectionnels.
Étendre les techniques d’identification biométrique à l’ensemble de la
population a été le rêve des inventeurs de la police scientifique comme
des aréopages de savants juristes et médecins qui jusqu’à la veille de la
Première Guerre mondiale se sont réunis dans les congrès internationaux
d’anthropologie criminelle dans les grandes capitales européennes. Mais
pendant plus d’un siècle, les démocraties occidentales refuseront une
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pour mettre en branle les forces et les instruments de sortie de crise, per-
mettra au nazisme de s’éterniser au pouvoir. Le débat sur l’exception
reviendra en force en 2001 lors du choix de l’option militaire faite par
l’administration américaine pour affronter le terrorisme.
•La•Sécurité nationale
Seconde Guerre et la Guerre froide sont des conflits aux dimensions
du monde où la recherche opérationnelle et l’innovation technoscienti-
fique sont constamment mobilisées pour transformer l’équilibre des for-
ces. Guerre des machines intelligentes, la Seconde Guerre mondiale est le
banc d’essai des techniques d’interception baptisée Comint (Communica-
tion Intelligence). Ce qui permet aux États-Unis et à la Grande-Bretagne
de jeter au sortir de la guerre les bases du système d’écoutes planétaires
Echelon et d’inviter l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada à en faire
partie. Ce qui impulse ces interceptions, c’est la Guerre froide, une guerre
non déclarée, contre l’ennemi global, le camp communiste.
Pour l’affronter, les États-Unis mettent sur pied un nouveau type d’État :
l’État de sécurité nationale. L’exécutif prend le pas sur le pouvoir légis-
latif dans toutes questions concernant la « sécurité nationale ». En clair,
le Congrès est tenu à l’écart des grandes décisions prises sous le label
du secret et les agences d’intelligence s’autorisent des actions totalement
en marge de la légalité républicaine. Dès 1947, la sécurité nationale a
sa loi : le National Security Act. Sa mission est de coordonner les trois
branches des forces armées (la Navy, l’Air Force et l’armée de terre),
d’articuler la politique extérieure avec la politique nationale, d’intégrer
l’économie civile et les impératifs militaires ; poursuivre les synergies qui
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•C’est
•Contre-insurrection
une notion tout aussi élastique que celle d’« ennemi intérieur »
qui inspire la définition du concept de situation insurrectionnelle, mûrie
à l’ombre de la répression des révoltes contre la condition coloniale. À
preuve, les modèles de simulation de scénarios contre-insurrectionnels
au Vietnam comme en Amérique latine élaborés par les think tanks et
les politologues ou sociologues à la demande du Pentagone. Des modè-
les qui se proposent d’isoler les variables fondamentales pour identifier,
décrire, prédire et contrôler une situation insurrectionnelle ; ou encore
l’injection des anthropologues dans la guerre à travers les stratégies
d’action civique et de l’Human Terrain dont l’objectif est de gagner les
« cœurs et les esprits » des populations locales. Des stratégies que les cen-
turions essaieront d’actualiser en Afghanistan, sans guère plus de succès,
pour le moment, que lors de la guerre du Vietnam. La guerre contre l’in-
surrection est aussi le foyer des technologies de géolocalisation, capteurs,
senseurs et autres. Dès les années 1970, ces outils de repérage électroni-
que qui empêchait le Vietcong de franchir le McNamara Wall (du nom du
secrétaire à la Défense) au Vietnam truffaient les premières expériences
•La•Ordre intérieur
décennie 1970 constitue un tournant dans la mutation des mécanis-
mes du contrôle social. L’émergence du terrorisme international comme
syndrome limite de la « société violente » justifie au sein même des démo-
craties occidentales la multiplication des législations d’exception et
l’élargissement des compétences des services de renseignement « anti-
subversion ». La menace se précise d’un « nouvel Ordre intérieur ». Thème
sous lequel l’Université de Vincennes, en instance d’expulsion vers Saint-
Denis, placera en mars 1979 son colloque international, signifiant par là
que cet ordre intérieur est inséparable d’un nouvel ordre mondial.
L’informatisation des pays industrialisés s’amorce sur fond de crise
structurelle. Crise du mode de croissance. Crise de gouvernabilité de la
démocratie. En France, l’alerte sur les pièges liberticides des nouvelles tech-
nologies d’information est donnée
par les révélations sur l’existence
d’un projet d’interconnexion des L’émergence du terrorisme
fichiers administratifs (Safari) sur
international comme syndrome
les personnes à partir d’un identi-
fiant unique (le numéro de Sécurité limite de la « société violente »
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ties occidentales. Et pour cause, nombreuses sont celles qui refusent tou-
jours à l’époque le principe même de la carte d’identité. La France, elle,
est une des premières à formuler dans cette même décennie un projet de
carte d’identité informatisée et infalsifiable sous prétexte, déjà, de « lutte
contre le terrorisme ».
•Le•Sociétés de contrôle
paradigme de société de surveillance qui prévaut dans les années
1970 dans l’appréhension du nouvel ordre intérieur est celui que met en
lumière Michel Foucault en 1975 dans Surveiller et punir. Naissance de la
prison. Lorsque quinze ans plus tard, Gilles Deleuze proposera le concept
de sociétés de contrôle 8 pour désigner l’état de la société, il y aura en toile
8. G. Deleuze,
Pourparlers, Minuit, de fond les glissements que la nouvelle centralité de la rationalité mar-
Paris, 1990. chande a opéré dans l’art de gouverner au cours de la dernière décennie,
à grand renfort de déréglementations et de privatisations. La société de
contrôle est cette société qui s’appuyant sur les nouveaux systèmes infor-
matiques multiplie les mécanismes de contrôle flexible propre au modèle
managérial de l’entreprise-réseau du post-fordisme. Contrôle à court
terme, à rotation rapide, à flux continus et illimités. Référence devenue
tutélaire, ce mode de gestion entrepreneurial s’exporte vers l’ensemble
des institutions avec tout ce qu’elle trimballe d’instruments d’évaluation et
de mesure du résultat.
Ce qui a changé par rapport au moment où Gilles Deleuze forgeait le
concept de sociétés de contrôle, c’est que les technologies de traçabi-
lité n’ont cessé de se sophistiquer et de pénétrer dans tous les interstices
de la société. Au travail, à l’école, à l’hôpital, lors des déplacements, au
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•Dans
•Normalisation
le déploiement du nouvel art de gouverner par la trace, la guerre
au terrorisme a joué comme un puissant accélérateur de tendances. L’im-
pératif catégorique de la sécurité nationale autrefois mobilisé contre l’en-
l’autre est sans conteste d’internationaliser les normes mises au point. Car
la maîtrise du standard global est un enjeu non seulement géostratégique
mais industriel. L’hégémonie de l’industrie américaine de la sécurité et de
la défense joue en sa faveur. Reste que dans ce processus de standardisa-
tion globale des techniques, des protocoles et des procédures s’affrontent
des visions de l’ordre mondial et des cultures de sécurité géolocalisées.
Chaque société a la société de surveillance qu’elle mérite, tant celle-ci est
redevable d’une histoire.
•Sans
•Dangerosité
convertir pour autant le terrorisme en ingrédient unique de l’hys-
térie sécuritaire des gouvernements et des multiples dérives qui lèsent le
principe de la séparation des pouvoirs, il est sûr que de nombreux États
ont pris appui sur l’argument d’autorité de la lutte contre cet ennemi glo-
bal pour justifier leur politique sécuritaire et la nouvelle nomenclature des
ennemis intérieurs. Appliquées à
cibler les individus et les popu-
La foi dans le pouvoir rédempteur lations « à risques », les nouvelles
législations et procédures péna-
de la communication et de ses les relatives à la sécurité intérieure
réseaux qui a accompagné ont allongé la liste et les catégories
les processus de dérégulation des fauteurs de troubles de l’ordre
public. Cette dynamique répres-
sauvage et de spéculation toxique sive va de pair avec la multiplica-
est la même qui a légitimé la tion des catégories mises en fiche
par les forces de l’ordre. L’exten-
diffusion indolore des techniques
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•La•Dystopies
surenchère anxiogène entretenue par les gouvernements autour des
technologies d’intrusion fait évidemment penser aux mondes dystopi-
ques du contrôle social total imaginés par Evgueni Zamiatine et Aldous
Huxley dans l’entre-deux-guerres ou par George Orwell au lendemain du
second conflit mondial. La différence avec ces univers imaginaires, c’est
que les sociétés démocratiques contemporaines et leurs mécanismes de
contrôle social ont peu à voir avec l’âge de la société industrielle, fordiste
ou totalitaire. Elles vivent au rythme de l’apparente transparence et flui-
dité des technologies numériques. Les premières vivaient à l’âge machini-
que, symbole de l’idéologie du progrès sans fin. Les secondes s’abreuvent
aux sources de l’idéologie de la communication présumée sans limites.
La foi dans le pouvoir rédempteur de la communication et de ses réseaux
qui a accompagné les processus de dérégulation sauvage et de spécula-
tion toxique est la même qui a légitimé la diffusion indolore des techni-
ques d’intrusion dans la société. Si l’exception tend à s’instituer en règle
et réussit à se convertir en normalité et ne faire qu’une avec la vie quoti-
dienne, c’est aussi grâce à la croyance fermement enracinée dans la men-
talité collective dans le pouvoir de la technique à résoudre les problèmes
de la société.•
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