Vous êtes sur la page 1sur 21

La réussite entrepreneuriale pour les habitants des

quartiers ? L'accès à l'accompagnement à la création


d'activité entre lutte et production d'inégalités socio-
spatiales dans la politique de la ville à Nantes Métropole
Lorena Clément
Dans L'Information géographique 2022/4 (Vol. 86), pages 49 à 68
Éditions Armand Colin
ISSN 0020-0093
ISBN 9782200934361
DOI 10.3917/lig.864.0049
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-l-information-geographique-2022-4-page-49.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
La réussite entrepreneuriale pour
les habitants des quartiers ?
L’accès à l’accompagnement à la
création d’activité entre lutte et
production d’inégalités
socio-spatiales dans la politique de
la ville à Nantes Métropole
Par Loréna Clément

Loréna Clément, agrégée en géographie, docteure en aménagement-urbanisme


rattachée au LAVUE, ATER en géographie à l’Université Paris Nanterre
lorena.clement@laposte.net
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)
◮ Introduction
« Je voudrais aussi tordre le cou à une idée qui en ce moment fait fureur,
c’est qu’il y aurait en quelque sorte une politique économique ambitieuse
pour les gens qui réussissent, et puis, que quand on vient dans les quartiers
en difficulté, on viendrait parler d’une politique sociale, parce que les gens
des quartiers n’auraient pas droit à la politique économique [...] il y a partout
dans notre pays une société à mettre en mouvement pour la faire réussir ».
Le Président Emmanuel Macron a tenu ce discours lors de la « mobilisation
nationale pour les villes et pour les quartiers » à Tourcoing en novembre 2017.
Il revendique la réussite entrepreneuriale pour les habitants des quartiers à
qui il reconnait un « droit à la politique économique » malgré les difficultés
économiques, sociales et urbaines auxquelles ils font face.
À l’aune de la Start-up Nation où l’entrepreneuriat permettrait à chacun de
réussir sa vie tant qu’il en a la détermination, le soutien à la création d’activité
en politique de la ville apparaît comme une politique publique territorialisée
d’égalité des chances. Elle favoriserait la mobilité sociale des habitants des
quartiers prioritaires en les aidant à consolider leur projet d’entreprise. Pour
favoriser l’égalité des chances et permettre à chacun d’occuper les meilleures
places dans la société selon son mérite (Dubet, 2010), l’État entend lutter

rticle on line Information géographique n°4 - 2022 49


La réussite entrepreneuriale pour les habitants des quartiers ?

contre les discriminations territoriales et apporter partout les mêmes services


à ses citoyens. Il met en œuvre la politique de la ville, une politique nationale
qui vise à réduire les inégalités économiques, sociales et urbaines entre les
quartiers les plus pauvres de France et leur territoire environnant par le
déploiement de financements et de dispositifs spécifiques. L’État incite des
structures d’accompagnement à la création et au développement d’activité à
rendre accessible l’entrepreneuriat dans les quartiers prioritaires, territoires
délaissés par les acteurs économiques mais où se trouvent « l’inventivité et
l’énergie » (Macron, 2017).
L’article interroge ainsi la lutte de l’action publique contre les inégalités
sociales et territoriales à travers la mise en œuvre et les effets de l’accès à
l’entrepreneuriat dans ces quartiers.
Pour ce faire, il s’appuie sur une enquête de terrain d’un an et demi
menée auprès du dispositif « Osez Entreprendre » lors d’une thèse en amé-
nagement et urbanisme. Lancé en 2013 dans les quartiers prioritaires de
l’intercommunalité de Nantes Métropole, le dispositif est composé de quatre
associations qui aident des individus à créer et à développer leur entreprise.
L’article mobilise des données issues d’observations d’événements organisés
par Osez Entreprendre, comme des formations collectives ou des journées de
mise en réseau. Il utilise aussi plus de quarante entretiens. Ces derniers ont
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)
été conduits avec des acteurs institutionnels qui soutiennent l’entrepreneuriat
dans l’intercommunalité nantaise ou avec des personnes accompagnées par
Osez Entreprendre.
Les résultats issus de l’enquête se nourrissent de travaux en géographie des
inégalités qui alimentent le débat sur la pertinence de la territorialisation
des politiques publiques françaises pour lutter contre les inégalités sociales,
et plus particulièrement sur la pertinence de la politique de la ville (Tis-
sot, Poupeau, 2005). Supposant qu’il existe des liens structurels entre la
pauvreté, le territoire et les politiques, les acteurs publics spatialisent leurs
dispositifs. Des chercheurs interrogent les sources et les effets de tels présup-
posés. L’article rejoint leur questionnement en analysant l’accès spatial de
l’accompagnement à l’entrepreneuriat comme mode d’action privilégié pour
réduire les inégalités entre les individus et favoriser leur égalité des chances.
Il questionne aussi l’idée d’une société entrepreneuriale méritocratique qui
contribuerait à produire cette égalité des chances.
Après avoir décrit les objectifs nationaux du soutien à l’entrepreneuriat
en quartier prioritaire et présenté le dispositif Osez Entreprendre, l’article
détaille la mise en œuvre spatiale de son accompagnement. Celui-ci se
décline par plusieurs processus spatiaux qui visent à intégrer les habitants
des quartiers aux dynamiques entrepreneuriales de l’intercommunalité. Des

50 Information géographique n°4 - 2022


fractures spatiales et sociales sont toutefois accentuées ou produites par la
politique de soutien à l’entrepreneuriat, malgré l’objectif d’égalité qu’elle
promeut.

◮ Osez Entreprendre dans les quartiers prioritaires de


Nantes Métropole
Le soutien à la création d’activité en quartier prioritaire, une
politique d’égalité des chances
Le soutien à l’entrepreneuriat a été récemment inscrit dans la politique de
la ville. Cette dernière englobe plus de 1 500 quartiers, qualifiés de prio-
ritaires, qui regroupent 5,5 millions d’habitants (Commissariat générale à
l’égalité des territoires (CGET), ONPV, 2017). Apparue à la fin des années
1970, la politique de la ville est d’abord centrée sur des thèmes sociaux et
urbains, notamment le logement. Elle ne prend en compte le développement
économique qu’à partir des années 1990 avec la création des zones franches
urbaines (ZFU), zones destinées à attirer des entreprises qui y bénéficient
d’avantages fiscaux. Mais le développement économique reste un parent
pauvre jusqu’à la loi du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)
cohésion urbaine. Cette réforme marque un tournant en ce que le développe-
ment économique et l’emploi deviennent l’un des trois axes d’intervention
à côté des thèmes historiques de la cohésion sociale et du renouvellement
urbain. La politique macroniste de soutien à l’entrepreneuriat poursuit cette
orientation initiée sous le quinquennat de François Hollande.
En aidant les habitants des quartiers prioritaires à devenir entrepreneurs,
l’État entend lutter contre le chômage et la pauvreté mais aussi favoriser leur
émancipation. L’approche libérale qui envisage l’entrepreneuriat comme un
moyen de renforcer la capacité d’action et le bien-être des individus est diffu-
sée par des gestionnaires et des praticiens des politiques de développement.
Elle est partagée par les acteurs gouvernementaux français. Dans son dis-
cours « Une chance pour chacun » tenu en mai 2018, le Président Emmanuel
Macron souhaite une « politique de l’émancipation » qui s’affranchisse des
inégalités territoriales : « c’est que chacun puisse aller vers ce à quoi il aspire,
et qu’il n’y ait plus cette assignation à résidence, sociale ou territoriale, qui
fait que quand on est né à un endroit, ou quand on a eu un accident de la
vie à un endroit, eh bien il n’est plus possible de s’en sortir [...] c’est que
je veux que chacun, ensuite, puisse choisir sa vie ». En améliorant l’accès à
la création d’entreprises dans les quartiers, l’État renforcerait l’égalité des
chances car la réussite entrepreneuriale reposerait sur la volonté des indi-
vidus et permettrait leur ascension sociale. Les acteurs gouvernementaux

Information géographique n°4 - 2022 51


La réussite entrepreneuriale pour les habitants des quartiers ?

mobilisent le présupposé d’un entrepreneuriat méritocratique pour légitimer


le régime de l’auto-entreprise qu’ils ont instauré en 2009. Par ce régime qui
simplifie les démarches administratives de création d’activité, l’État offre
un « permis d’entreprendre pour tous » afin que « chacun [ait] le pouvoir de
s’élever socialement par ses propres moyens » selon Hervé Novelli, secré-
taire d’État chargé du commerce, de l’artisanat, des PME, du tourisme, des
services et de la consommation qui a conçu le statut d’auto-entrepreneur
(Abdelnour, 2017, p. 152). Son second créateur, Dominique Huret, valorise
la « dimension fondamentalement sociale » de l’entrepreneuriat en ce qu’il
représente un moyen d’« ascension sociale des personnes disposant de très
peu de ressources » (ibid., p. 78). Le schéma ci-dessous donne à voir la
relation entre l’égalité et l’entrepreneuriat sur laquelle se fonde la politique
publique de soutien à la création d’activité en quartier prioritaire.

Fig. 1 : L’accompagnement à l’entrepreneuriat comme politique en faveur de


l’égalité
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

Conception : Loréna Clément, à partir des données Insee de l’année 2019.

Depuis les années 2010 surtout, l’accompagnement à la création et au déve-


loppement d’activité est territorialisé en politique de la ville. L’État prend des
mesures pour améliorer l’accès des habitants des quartiers prioritaires aux
ressources entrepreneuriales. La Banque Publique d’Investissement (BPI),

52 Information géographique n°4 - 2022


l’organisme national de financement et de développement des entreprises
qui diffuse cette politique gouvernementale depuis le 1er janvier 2020, met
en place le programme « Entrepreneuriat pour tous » afin d’« honorer la
promesse républicaine et garantir l’égalité d’accès à nos offres »1 . Les struc-
tures d’accompagnement à l’entrepreneuriat doivent augmenter de 50 % leur
action en quartier prioritaire et suivre autant d’entrepreneurs issus de ces
territoires que d’entrepreneurs implantés ailleurs (AFE, 2018).
En spatialisant l’accompagnement en quartier prioritaire, les acteurs publics
entendent réduire les inégalités territoriales et sociales vécues par leurs habi-
tants. Il s’agit d’atteindre l’égalité des chances en déployant des politiques ter-
ritoriales. Ainsi, l’aide à la création d’activité en politique de la ville repose à
la fois sur les options place et people qui sont communément dissociées dans
le champ de l’intervention urbaine. Le sociologue Jacques Donzelot distingue
l’approche place privilégiée par l’État français, qui agit sur les lieux en y
apportant des ressources pour résoudre des problèmes sociaux, et l’approche
people préférée par les États-Unis, qui agit sur les capacités des individus
afin d’offrir à chacun les mêmes chances d’ascension sociale (Donzelot
et al., 2003). La récente politique de soutien à l’entrepreneuriat imbrique
ces deux dimensions : des structures d’accompagnement sont implantées en
quartier pour améliorer le potentiel entrepreneurial et la mobilité sociale des
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)
individus.

Osez Entreprendre à Nantes Métropole


En 2013, l’Intercommunalité de Nantes Métropole a créé le dispositif Osez
Entreprendre qui agit dans ses 15 quartiers prioritaires. Ces derniers sont
répartis sur 4 communes : Nantes, Rezé, Orvault et Saint-Herblain. Ils
réunissent environ 52 000 habitants, un peu moins de 10 % de la population
intercommunale. Ils sont regroupés en 8 zones territoriales : Bellevue est le
plus gros quartier ; le Breil est rattaché aux Dervallières ; Plaisance est rat-
tachée au Sillon de Bretagne ; Nantes Nord englobe La Boissière, La Petite
Sensive, le Chêne des Anglais, le Bout des Pavés et le Bout des Landes ;
Nantes Est englobe La Halvêque, le Ranzay, Port-Boyer et Bottière-Pin Sec ;
Malakoff, Le Clos Toreau et le Château sont trois quartiers distincts. La carte
ci-dessous localise les différents quartiers dans l’agglomération nantaise.
Construits surtout dans les années 1960, les logements des quartiers prio-
ritaires de Nantes Métropole prennent généralement la forme de barres et

1. Propos sur le site Internet https://bpifrance-creation.fr/institutionnel/entrepreneuriat-pour-tous-dans-


tous-les-territoires

Information géographique n°4 - 2022 53


La réussite entrepreneuriale pour les habitants des quartiers ?

Fig. 2 : Les territoires de Nantes Métropole

Conception : Loréna Clément, à partir du site Internet sig.ville.gouv.fr.

côtoient des zones pavillonnaires. Quelques quartiers sont néanmoins mar-


qués par des tours, comme le Sillon de Bretagne ou Port-Boyer. Certains ont
fait l’objet de rénovation urbaine, comme Malakoff. La taille et l’animation
locale varient d’un quartier à l’autre, illustrant leur hétérogénéité en termes
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)
de dynamique urbaine. Ces territoires sont d’ailleurs dissociés de la dyna-
mique métropolitaine nantaise. Alors que le territoire de Nantes Métropole
est caractérisé par une aisance socio-économique, les quartiers sont mar-
qués par la précarité. Les données ci-dessous montrent cette forte fracture
territoriale.

Fig. 3 : La fracture socio-économique entre Nantes Métropole et ses quartiers


prioritaires

Conception : Loréna Clément, à partir des données Insee pour l’année 2018.

Le dispositif Osez Entreprendre sensibilise, accompagne et finance des


entrepreneurs implantés en quartier prioritaire. Il est constitué par deux
associations d’accompagnement, deux associations de financement et des
maisons de l’emploi. Ces dernières jouent la fonction de porte d’entrée en
accueillant les personnes intéressées par l’entrepreneuriat, et en les renvoyant

54 Information géographique n°4 - 2022


vers les associations d’accompagnement et de financement adéquates. Les
associations d’accompagnement sont composées de conseillers à la création
et au développement d’activité qui proposent des entretiens individuels
physiques et téléphoniques aux entrepreneurs. Ils abordent ensemble l’étude
de marché, les statuts de l’entreprise ou encore la prospection commerciale.
En plus de l’accompagnement individuel, les conseillers organisent des
événements collectifs pour informer, renforcer les compétences et mettre
en réseau les entrepreneurs qu’ils suivent. L’accompagnement proposé est
gratuit et s’adresse à toute personne motivée par la création d’entreprise. En
2019, Osez Entreprendre a accueilli 163 personnes ; il a accompagné 110
personnes à créer leur entreprise et 97 personnes à la développer.
Malgré la diversité de leurs profils sociaux, les entrepreneurs suivis par
Osez Entreprendre ont en moyenne 40 ans, sont peu diplômés, souvent de
nationalité ou d’origine étrangère et à majorité des femmes. Ils portent des
projets modestes, révélant de secteurs d’activité traditionnels, qui sont de
taille et de financement réduits, souvent sous le statut de la micro-entreprise.

◮ Les dynamiques territoriales d’Osez Entreprendre : un


accès multiscalaire à l’entrepreneuriat
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)
Les conseillers du dispositif tentent d’intégrer les habitants des quartiers prio-
ritaires aux dynamiques entrepreneuriales de l’intercommunalité pour éviter
de recréer de la stigmatisation et de la ségrégation territoriales. L’efficacité
de leurs actions nécessite toutefois un ancrage local.

Sensibiliser dans les quartiers prioritaires


Les conseillers ancrent leurs actions à l’échelle des quartiers pour être au
plus près d’un public jugé éloigné de la démarche entrepreneuriale. Les
financeurs d’Osez Entreprendre leur recommandent de quitter leurs bureaux
en agissant dans les quartiers pour « aller chercher des entrepreneurs »,
« aller chercher les publics cachés », de « cherche[r] à aller encore plus
en proximité auprès des porteurs de projet potentiels »2 . Il s’agit de réduire
la distance spatiale entre les établissements dédiés à l’activité économique
et les habitants des quartiers. En les sensibilisant localement, les conseillers
réduiraient la distance psychologique et sociale de ces derniers à l’esprit
d’entreprendre.

2. Des représentants de l’État et de Nantes Métropole ont tenu ces propos lors d’une réunion en mai 2018.

Information géographique n°4 - 2022 55


La réussite entrepreneuriale pour les habitants des quartiers ?

Ces conseillers tentent de répartir spatialement leurs actions de manière égale


en maillant les 15 quartiers prioritaires de Nantes Métropole. Pour y parvenir,
ils décident de ne pas agir dans un lieu unique où se dérouleraient tous
les entretiens individuels et les événements collectifs, mais d’organiser des
permanences dans les sept maisons de l’emploi implantées dans différents
quartiers (fig. 4). Les conseillers mènent aussi des actions de sensibilisation
dans des espaces publics animés, en changeant de quartier chaque année. En
2019, ils s’installent tous les mois sur les marchés de Bellevue et de Rezé où
ils tiennent un stand d’informations et distribuent des flyers aux passants ; ils
conduisent deux fois pendant deux jours un bus de sensibilisation qui s’arrête
dans quatre autres quartiers ; ils organisent des « rendez-vous pataugeoires »
estivaux en extérieur avec des associations socio-culturelles locales.
Si leur crédibilité auprès des habitants nécessite qu’« il faut que ce soit
nous »3 présents sur place, l’ancrage local des actions ne fait pas consensus
chez les conseillers. Certains le considèrent comme une perte de temps et/ou
ne se sentent pas à l’aise hors de leurs bureaux.

Fig. 4 : Les actions spatialisées d’Osez Entreprendre


© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

Conception : Loréna Clément, à partir du site Internet sig.ville.gouv.fr

3. Entretien en mai 2018 avec la coordinatrice du dispositif.

56 Information géographique n°4 - 2022


Agir dans les quartiers sans stigmatiser
Osez Entreprendre s’ancre dans les quartiers prioritaires mais ne veut pas
pour autant assigner ses entrepreneurs à territoire. Les conseillers réfutent
l’idée d’un accompagnement spécifique aux quartiers pour ne pas renvoyer
les entrepreneurs qui y sont implantés à une identité territoriale qu’ils ne
partagent pas forcément. La stigmatisation induite par la politique de la
ville est une problématique récurrente que les géographes et sociologues
mettent en exergue (Doytcheva, 2016 ; Kirszbaum, 2016 ; Tissot, Poupeau,
2005). Alors que la territorialisation de l’action publique vise à augmenter
les capacités d’action des individus en améliorant leur accès aux services,
elle concourt aussi à restreindre leur liberté en les assignant à une catégorie
spatiale qui est souvent perçue négativement et qui les essentialise. Le souci
de ne pas stigmatiser est visible dans la stratégie de communication d’Osez
Entreprendre. Malgré la requête de son supérieur hiérarchique, la coordina-
trice du dispositif a refusé d’inscrire le mot « quartier » sur les panneaux
publicitaires. Selon elle, il s’agit d’accompagner l’individu qu’elle accueille
« comme une personne qui ne résiderait pas en QPV4 . [...] C’est de mettre
la personne en confiance et de ne pas stéréotyper ou stigmatiser le public
quartier » (mai 2018). La référence visuelle au quartier disparaît également
des nouveaux flyers d’Osez Entreprendre (fig. 5). L’arrière-plan qui rappelle
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)
la morphologie urbaine des quartiers a laissé la place à des pictogrammes
qui entourent un trentenaire souriant au style décontracté. La référence terri-
toriale est abandonnée au profit d’une figure de l’épanouissement individuel
qui serait caractéristique de l’entrepreneuriat. Les conseillers considèrent
que les entrepreneurs des quartiers sont similaires aux entrepreneurs qu’ils
suivent ailleurs.

Intégrer aux lieux et aux réseaux entrepreneuriaux de


l’intercommunalité
Pour éviter l’assignation territoriale des entrepreneurs en quartier prioritaire,
Osez Entreprendre mène son accompagnement à l’échelle intercommunale.
Des géographes et urbanistes montrent en quoi l’ancrage local de certains
services, notamment sportifs et culturels, contribue à renforcer des formes
de stigmatisation et de ségrégation des habitants en quartier (Gibout, 2012).
Depuis la réforme de la politique de la ville en 2014, la stratégie intercommu-
nale de développement économique prime sur la logique zonale privilégiée
dans les ZFU. Tandis que celles-ci visent à attirer des entreprises dans les
quartiers prioritaires, les conseillers d’Osez Entreprendre cherchent à en

4. Sigle désignant les quartiers de la politique de la ville.

Information géographique n°4 - 2022 57


La réussite entrepreneuriale pour les habitants des quartiers ?

Fig. 5 : L’évolution des flyers d’Osez Entreprendre


© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

Conception : le partenaire en communication d’Osez Entreprendre.

58 Information géographique n°4 - 2022


faire sortir les entrepreneurs. Ils préfèrent les mêler aux entrepreneurs qui
vivent ailleurs en ouvrant à tous les formations qu’ils proposent en dehors
d’Osez Entreprendre, plutôt que de créer des formations propres au dispositif
et qui y enferment ses participants. Par exemple, les personnes accompa-
gnées peuvent assister à la formation « booster mon projet » qu’une des
associations étudiées offre à tous les entrepreneurs de Loire-Atlantique.
Finalement, il s’agit d’aller chercher les entrepreneurs en quartier priori-
taire pour les en faire sortir en les connectant aux réseaux économiques de
l’agglomération. Cette stratégie rappelle les recommandations émises par
certains chercheurs qui proposaient d’intervenir dans les quartiers pour lever
les obstacles à la mobilité de leurs habitants (Donzelot et al., 2003). Les
conseillers d’Osez Entreprendre proposent les contacts de partenaires territo-
riaux aux entrepreneurs pour augmenter leurs opportunités : une banque, une
agence de communication, un propriétaire de local commercial. Ces parte-
naires appartiennent souvent à un collectif territorial d’acteurs institutionnels
de l’entrepreneuriat. En 2010, l’Intercommunalité Nantes Métropole a créé
le label « Supporteurs de la création 44 » avec la Chambre de commerce et
d’industrie locale (CCI). Le label réunit des aménageurs, des associations
d’accompagnement et de financement, des structures d’hébergement et des
acteurs de l’Économie sociale et solidaire (ESS) qui agissent ensemble dans
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)
le département de la Loire-Atlantique. Les membres d’Osez Entreprendre en
font partie. Les Supporteurs de la création 44 organisent chaque année « la
semaine de la création ». Elle est destinée à tous les entrepreneurs ligériens
sans distinction. L’inscription d’un entrepreneur dans des réseaux profes-
sionnels situés hors de sa sphère intime conditionne la pérennité de son
activité en lui procurant des opportunités d’affaires. Depuis la théorie de la
« force des liens faibles » élaborée par le sociologue Granovetter en 1973,
les liens étrangers aux solidarités familiales et amicales de l’entrepreneur
sont jugés fondamentaux pour le développement de l’activité car ils mettent
en relation des acteurs d’environnements différents. Cette diversité offre
de nouvelles opportunités économiques, qui n’existent pas avec les « liens
forts » habituels (Granovetter, 1973).
Ainsi, les conseillers d’Osez Entreprendre sont une passerelle vers les réseaux
économiques professionnels et vers le territoire nantais pour les entrepre-
neurs des quartiers prioritaires. Les dynamiques spatiales de leur accompa-
gnement révèlent l’enjeu d’un accès à l’entrepreneuriat qui soit multiscalaire
et dépasse la répartition d’actions à l’échelle des quartiers. Il s’agit de rendre
accessibles aux entrepreneurs des quartiers les haut-lieux entrepreneuriaux
de la métropole nantaise car celle-ci représente la locomotive économique
régionale (fig. 4). Par exemple, les conseillers proposent des rendez-vous
individuels à la Maison de la création et de la transmission des entreprises

Information géographique n°4 - 2022 59


La réussite entrepreneuriale pour les habitants des quartiers ?

(MCTE). Porté par Nantes Métropole, le département de la Loire-Atlantique


et la CCI locale, cet établissement est situé près du centre-ville nantais où
il partage le voisinage de la CCI et de l’école de commerce Audencia. Les
bureaux d’acteurs institutionnels de l’accompagnement et du financement,
comme l’Ordre des experts-comptables, y sont regroupés sur trois étages. La
« semaine de la création » s’y déroule chaque année.
Les conseillers procurent aussi les contacts d’acteurs économiques situés
sur l’Île de Nantes, espace au sud du centre-ville nantais qui fait l’objet
d’importants travaux d’aménagement urbain. Par exemple, une conseillère
propose aux entrepreneurs des quartiers, dont le projet porte des valeurs
sociales et solidaires, de rencontrer les responsables du Solilab, un incubateur
de projets d’ESS implanté au sud-ouest de l’Ile de Nantes. Une femme
artisane-traiteur de plats algérois revisités vend dorénavant ses déjeuners,
produits en circuit-court avec des aliments biologiques et/ou de saison, aux
travailleurs de l’incubateur. Forte de son succès, elle s’est peu à peu fait
un nom. Sa présence au Solilab lui a permis de découvrir et d’intégrer
l’écosystème ligérien de l’ESS. Depuis, elle vend des repas à l’Autre marché,
le marché de Noël nantais qui se dit durable et solidaire. Elle a aussi intégré
le catalogue régional des prestations des acteurs de l’ESS. Son réseau social
et spatial s’étend maintenant jusqu’au festival Laval Virtual, un salon sur
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)
les nouvelles technologies situé à plus de 130 kilomètres de Nantes durant
lequel elle vend ses plats algérois.
L’inscription dans des réseaux économiques reconnus par les institutions
et dans des lieux commerciaux fréquentés de l’intercommunalité concourt
à légitimer le statut d’entrepreneur des personnes qui vivent en quartier
prioritaire en les dissociant des images dévalorisées et stigmatisantes dont
ces territoires font l’objet.

◮ Des fractures spatiales et sociales qui perdurent ou


se créent
L’approche multiscalaire mobilisée dans cette troisième partie permet
d’appréhender si et à quels niveaux le soutien à l’entrepreneuriat en politique
de la ville produit de nouvelles inégalités territoriales et sociales en analysant
quels sont les espaces et/ou les profils entrepreneuriaux qui profitent le
plus des ressources proposées par les conseillers d’Osez Entreprendre.
Ce questionnement rejoint les réflexions de géographes qui mettent en
doute la pertinence de la territorialisation après avoir constaté les effets
peu concluants de la politique de la ville sur la réduction générale des
inégalités (Tissot, Poupeau, 2005). Malgré leur volonté d’améliorer l’accès

60 Information géographique n°4 - 2022


des habitants des quartiers à la création d’activité en prenant soin d’éviter
les processus de stigmatisation afférant, les conseillers d’Osez Entreprendre
perpétuent des inégalités spatiales et sociales.

Une fracture accentuée entre l’Intercommunalité et ses quartiers


prioritaires
Les quartiers prioritaires et leurs entrepreneurs sont peu pris en compte dans
la politique de développement économique intercommunal menée par Nantes
Métropole.
Bien qu’elle porte Osez Entreprendre, Nantes Métropole ne met pas en place
une politique entrepreneuriale qui articule les quartiers à l’agglomération
car elle n’envisage pas leurs habitants comme des acteurs du développe-
ment économique intercommunal. Elle conçoit surtout Osez Entreprendre
comme un dispositif d’insertion sociale destiné à des individus au par-
cours professionnel sinueux. Selon l’un de ses partenaires institutionnels,
Nantes Métropole « manque d’une vision stratégique et structurante des quar-
tiers prioritaires dans l’économie » (observation de terrain en mars 2020).
L’absence de vision stratégique se reflète dans la structuration administrative
de l’Intercommunalité. Dans son administration, les thèmes de la politique
de la ville et du développement économique sont dissociés en deux direc-
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)
tions qui oeuvrent de manière disjointe, marginalisant la place des quartiers
prioritaires dans le développement économique intercommunal. Cette décon-
nexion administrative et thématique freine les capacités d’Osez Entreprendre.
Par exemple, Nantes Métropole gère une plateforme intercommunale de res-
ponsabilité sociétale des entreprises (RSE) à laquelle elle n’a pas associé
le dispositif. Cette situation complique le travail des conseillers qui veulent
entrer en contact avec des dirigeants d’entreprise concernés par la RSE pour
les inciter à parrainer des entrepreneurs implantés en quartier.
Le regard que Nantes Métropole focalise sur le dynamisme économique du
centre-ville nantais occulte le rôle d’acteurs du développement territorial
que pourraient jouer les entrepreneurs des quartiers prioritaires. Le champ
de vision réduit de l’Intercommunalité sur l’entrepreneuriat en quartier est
partagé par la Région Pays de la Loire. Dans son schéma régional de dévelop-
pement économique, d’innovation et d’internationalisation (SRDEII), celle-
ci insiste sur la fonction d’entraînement de la métropole nantaise dont le
développement aurait des retombées positives sur les territoires jugés en
retard, comme les quartiers prioritaires. Ces derniers ne sont pas considérés
comme des acteurs mais comme des bénéficiaires du développement éco-
nomique territorial. Représentant seulement 4,1 % du territoire régional, ils
sont rapidement évoqués dans la partie du SRDEII consacrée à la politique

Information géographique n°4 - 2022 61


La réussite entrepreneuriale pour les habitants des quartiers ?

territoriale de solidarité et d’égalité. Cette posture traduit la vision partagée


par la majorité des acteurs publics territoriaux à considérer les métropoles
comme les locomotives économiques sur lesquelles fonder l’attractivité et le
développement de leur territoire dans un contexte de compétitivité urbaine.
Elle traduit aussi l’ancrage historique de la politique de la ville qui a long-
temps délaissé la dimension économique des quartiers prioritaires au profit
de la cohésion sociale et du renouvellement urbain.
Dans ce cadre, l’accès des entrepreneurs des quartiers aux espaces
d’hébergement entrepreneurial5 situés dans le centre de Nantes ne constitue
pas un enjeu pour les politiques publiques locales. Si Nantes Métropole
compte le nombre d’entrepreneurs hébergés dans les centres d’affaires
implantés en quartier prioritaire mais résidant en dehors pour évaluer
la mixité sociale (fig. 4), elle ne compte pas le nombre d’habitants de
quartier hébergés dans une structure entrepreneuriale située hors de ces
territoires. Bien qu’une association d’Osez Entreprendre participe au conseil
d’administration du Solilab, l’incubateur ne tient pas compte du lieu de
résidence des 80 entreprises qu’il accompagne et des 200 travailleurs à qui il
loue un espace de bureau partagé. L’objectif de mixité de l’Intercommunalité
est à sens spatial unique : il s’agit de la faire advenir dans, plutôt qu’hors,
des quartiers prioritaires. L’enjeu d’une mixité sociale dans les quartiers
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)
l’emporte sur l’enjeu de mobilité sociale de tous dans la ville (Donzelot
et al., 2003). Ce constat révèle un traitement inégal des territoires et de
leurs habitants de la part des acteurs publics territoriaux, qui semblent
juger nécessaire que les quartiers populaires changent socialement sans que
la réciproque advienne pour le centre-ville nantais. Cette analyse rejoint
les résultats de travaux qui portent sur la politique de mixité sociale dans
l’habitat en quartier prioritaire. En prétendant que l’arrivée de classes
moyennes réduirait les effets de quartier négatifs et aurait un rôle intégrateur
auprès des classes populaires, les acteurs publics légitiment des actions de
rénovation urbaine situées majoritairement en quartier (Launay, 2011).
L’incapacité de certains acteurs publics territoriaux à considérer les entre-
preneurs des quartiers prioritaires comme des acteurs du développement
économique intercommunal est partagée par des acteurs économiques privés.
Ces derniers ne collaborent pas avec Osez Entreprendre. Les conseillers ont
contacté des entreprises locales pour monter un programme de mentorat et
des partenariats commerciaux de proximité, mais les entreprises ont été réti-
centes à s’impliquer. Selon la coordinatrice du dispositif, elles sont frileuses

5. Il s’agit d’espaces de co-working, d’incubateurs et de tiers-lieux avec des points de vente.

62 Information géographique n°4 - 2022


à s’engager car elles tireraient peu de bénéfices en soutenant des activités
modestes.

Une fracture qui perdure entre les quartiers prioritaires


L’ancrage d’Osez Entreprendre varie entre les quartiers prioritaires. Malgré
un effort d’égale répartition spatiale, le dispositif accompagne un nombre
inégal d’individus selon leur quartier de résidence. Le bilan d’activité pour
l’année 2019 montre que Bellevue et Nantes Nord sont surreprésentés, avec
28,8 % et 25 % du public accueilli, tandis que le Sillon, Rezé et Nantes Est
sont sous-représentés.
Les conseillers expliquent cet écart par des différences de démographie,
d’accessibilité et de dynamisme économique qui préexistent entre les quar-
tiers prioritaires. Bellevue englobe un tiers de la population en politique de
la ville, il possède des pôles d’échange de transport, regroupe un nombre
important d’établissements économiques, fait l’objet de projets de renouvel-
lement urbain et de restructuration commerciale qui sont pilotés par Nantes
Métropole. Nantes Nord est aussi concerné par de tels projets. En déployant
ces programmes d’aménagement, l’Intercommunalité entend renforcer le
dynanisme économique de ces quartiers, où le nombre d’entrepreneurs est
déjà plus conséquent que dans les autres quartiers. À l’inverse, Nantes Est est
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)
plus excentré du dynamisme économique du centre-ville nantais et surtout
formé de zones d’habitation.
Profitant pragmatiquement des moyens qui sont mis à leur disposition, les
conseillers d’Osez Entreprendre s’ancrent davantage dans les quartiers qui
connaissent un fort dynamisme économique et urbain (fig. 4). En agissant là
où les acteurs publics territoriaux créent des projets entrepreneuriaux, ils ren-
forcent les écarts socio-économiques qui préexistent entre les quartiers. Par
exemple, l’une des associations tient une permanence hebdomadaire à Belle-
vue dans un local prêté dans le cadre du renouvellement urbain. Une étude du
soutien à l’entrepreneuriat dans les quartiers prioritaires de l’agglomération
bordelaise parvient au même résultat : le maillage différencié des struc-
tures d’accompagnement entre les quartiers des rives droite et gauche de la
Garonne engendre une inégalité d’accès à l’entrepreneuriat à l’intérieur du
périmètre de la politique de la ville (A’Urba, 2021). Une analyse qui porte
sur les inégalités d’accès au dépistage du cancer du sein dans 33 quartiers
prioritaires franciliens montre aussi un investissement à degrés variables des
acteurs politiques dans ces quartiers. Ceux dont le contexte socio-urbain est
le plus défavorable bénéficient d’actions de promotion du dépistage moindres
(Vaillant et al., 2020). Par conséquent, la mise en oeuvre locale de la poli-
tique de la ville reproduit une gestion territoriale interne discriminante au

Information géographique n°4 - 2022 63


La réussite entrepreneuriale pour les habitants des quartiers ?

détriment des quartiers les moins dotés. Les conseillers d’Osez Entreprendre
tentent toutefois de limiter les inégalités d’accès à l’entrepreneuriat pour les
personnes qui vivent dans les quartiers les moins dynamiques en y organisant
des actions ponctuelles.

Une exclusion de fait des entrepreneurs les plus modestes


La présence du dispositif dans l’ensemble des quartiers prioritaires de
l’intercommunalité ne signifie cependant pas que tous leurs habitants
accèdent de façon égale à l’entrepreneuriat, car tous ne sont pas capables de
s’approprier les opportunités offertes par les conseillers. Si l’accessibilité
dépend de la répartition spatiale des services, elle dépend aussi des carac-
téristiques individuelles comme le revenu, l’âge, le genre, l’origine sociale
ou géographique qui influencent la capacité des personnes à mobiliser les
ressources (Fol, Gallez, 2013). Elles peuvent accroître la distance sociale à
la création d’activité. Les entrepreneurs minorés6 par ces caractéristiques et
qui possèdent des faibles ressources économiques, scolaires et/ou sociales
sont entravés dans leur capacité d’action.
Le statut de mère entrepreneuse illustre l’influence du genre sur
l’appropriation des opportunités proposées par les conseillers. Plusieurs
entrepreneuses réduisent le périmètre de leur activité économique pour
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)
rester proches de l’école de leurs enfants. Faute de moyen de garde, elles
restreignent aussi leur présence aux événements organisés en soirée. L’une
de ces mères entrepreneuses a expliqué ne pas aller aux rendez-vous avec sa
conseillère lorsqu’ils ont lieu à la MCTE, car elle juge celle-ci trop éloignée
de son lieu de vie où elle s’occupe de ses enfants en bas âge.
Se sentant illégitimes en tant qu’entrepreneurs, des personnes minorées
considèrent que les opportunités proposées par Osez Entreprendre ne les
concernent pas. Par exemple, les entrepreneurs au parcours scolaire et/ou
au statut social modestes ne s’estiment souvent pas à leur place aux for-
mations collectives d’une des associations du dispositif. Ces formations
s’adressent aux entrepreneurs des quartiers et à ceux que l’association suit
par ailleurs. Ces derniers sont généralement français, d’une quarantaine
d’années, issus des classes moyennes et supérieures, diplômés de master. En
reconversion professionnelle, ils détiennent beaucoup de ressources cultu-
relles et sociales. Malgré le soin des conseillers à bâtir une communauté

6. La minoration concerne l’ensemble des groupes qui font l’objet de discriminations. Elle désigne un
processus d’infériorisation fondé sur une stigmatisation. Une personne ou un groupe minoré est traité
différemment car on lui impute des capacités moindres du fait d’un stigmate. Ce traitement inégal réduit
ses opportunités d’action.

64 Information géographique n°4 - 2022


entrepreneuriale diverse et cordiale, la distance sociale entre les entrepre-
neurs français diplômés et les entrepreneurs d’Osez Entreprendre complique
parfois leurs interactions. Une vendeuse d’objets artisanaux marocains, de
nationalité marocaine et âgée de 47 ans a éprouvé des difficultés à s’intégrer
au groupe, pourtant bienveillant, car elle ne s’y sentait pas légitime. Arrivée
en France à l’âge de 11 ans, elle a dû quitter l’école à 16 ans et elle ne pos-
sède aucune qualification scolaire : « C’est comme une grande famille. Tout
le monde sait que c’est toi. On a l’impression que tout le monde se passe
les informations. Après, moi, je voyais et j’entendais des gens qui ont fait la
formation avec moi : ils sont à l’aise. Ils parlent avec les autres entrepreneurs,
en fait. Moi, je suis enfermée dans mon truc parce que je n’arrive pas [...]
C’est vrai qu’eux, ils étaient vachement en avance par rapport au numérique,
par rapport à tout ça. Je ne me sentais pas à ma place. Mais ils m’ont dit :
« Non, tu as autant ta place avec nous. » Je sentais qu’ils avaient un... Je ne
sais pas. Ils avaient un parcours, un pas de plus que moi ». La vendeuse se
compare en riant : « Alors que moi, je vais avec mes petits moyens ». Elle
« discute les choses autrement » (septembre 2018), portée par ses émotions et
son histoire familiale plus que des compétences scolaires et professionnelles.
Ses ressources scolaires, économiques et sociales limitées réduisent aussi ses
opportunités de vente. Pour parer à la faiblesse de son réseau professionnel,
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)
sa conseillère l’a invitée à commercialiser ses produits dans l’espace de
vente partagé de l’association situé « en plein centre » nantais, à proximité
de la gare TGV (fig. 7). D’après la conseillère, cette situation centrale doit
« créer une vraie dynamique » en offrant une « vitrine » aux entrepreneurs
(octobre 2018). La vendeuse y a exposé plusieurs fois, mais elle garde un
souvenir amer de l’expérience qui s’est révélée contre-productive : « ils me
font rire avec les Bains-Douches. J’ai essayé d’y aller [...] Tous les jeudis, je
remplissais ma voiture, je ramenais les marchandises pour faire des portes
ouvertes, pour que les gens viennent. Au centre-ville, là où il y a les Bains-
Douches. Il n’y avait personne [...] J’ai payé 30 euros alors que je n’ai rien
vendu [...] C’est à toi d’aller poser les affiches. C’est à toi d’aller chercher
les clients. Mais il n’y avait personne. Je n’ai eu personne » (octobre 2019).
Son inexpérience en vente et en communication a transformé l’opportunité
en désastre. Exprimant un sentiment d’abandon, perdant une confiance
en elle déjà faible, fatiguée par une activité infructueuse, la vendeuse a
décidé d’arrêter son projet. Malgré l’aide de sa conseillère et ses efforts de
déplacement, elle n’a pas réussi à dépasser les obstacles liés à son moindre
capital scolaire, social et financier.
A l’inverse, sa formation universitaire de professeur d’arts plastiques, sa
filiation à un père médecin, le capital financier mis à disposition par Pôle
Emploi, le soutien de son époux et l’autonomie de ses enfants sont autant de

Information géographique n°4 - 2022 65


La réussite entrepreneuriale pour les habitants des quartiers ?

facteurs positifs qui ont permis à l’artisane-traiteur de plats algérois revisités


de réussir à changer d’échelle.
Les réseaux et les lieux entrepreneuriaux proposés par Osez Entreprendre
sont donc appropriés par les individus dotés préalablement de ressources
diverses. Les liens faibles promus par la sociologie économique (Granovetter,
1973) ne sont pas accessibles à tous. Bien que l’accompagnement apporte
des opportunités aux entrepreneurs modestes, il n’élimine pas les inégalités
sociales initiales.

◮ Conclusion
L’égalité des territoires constitue un fondement des politiques d’aménagement
en France car elle relève du principe d’unité républicaine dont l’État est
le garant. Pour réduire les inégalités territoriales et sociales, la politique
de la ville est mise en œuvre dans les quartiers précarisés. Bien que les
conseillers d’Osez Entreprendre augmentent les compétences des entre-
preneurs qu’ils suivent en évitant de les assigner à leur quartier, l’analyse
multiscalaire révèle que le soutien à la création d’activité en politique de
la ville (re)produit des fractures entre le centre-ville nantais et les quartiers
prioritaires, mais aussi entre ces derniers. L’accès différencié des individus
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)
aux ressources pour entreprendre en fonction de leur lieu de vie nuance les
effets de cette politique publique sur la réduction des inégalités. Il remet en
question la pertinence de la territorialisation en montrant qu’elle engendre
de la stigmatisation sans retour au droit commun. Cette stigmatisation
réduit souvent la légitimité des entrepreneurs des quartiers à être reconnus
comme des acteurs du développement économique intercommunal. Les
quartiers prioritaires sont envisagés par les acteurs publics locaux comme
des marges à intégrer, et non comme porteurs de pratiques entrepreneuriales
urbaines à valoriser. Les territoires et les habitants de la politique de la
ville sont toujours définis par leur écart à la norme qu’il s’agit de réduire
(Epstein, Kirszbaum, 2019). Plutôt que de promouvoir l’égalité en cherchant
à conformer les entrepreneurs des quartiers aux codes économiques métro-
politains, ne faudrait-il pas légitimer leurs conceptions et leurs pratiques
entrepreneuriales en revendiquant un droit aux différences dans la fabrique
urbaine ? Des chercheuses en géographie économique proposent le concept
de diverse economies pour valoriser les pratiques ordinaires des habitants et
penser de nouveaux mondes économiques (Gibson-Graham, 2006).
Les résultats de l’enquête contestent aussi le présupposé méritocratique selon
lequel l’accès à l’accompagnement renforce l’égalité des chances à créer son
entreprise et à réussir sa vie. Le succès de la démarche entrepreneuriale

66 Information géographique n°4 - 2022


repose moins sur la volonté des individus que sur leurs ressources. Or, celles
des entrepreneurs des quartiers prioritaires sont limitées par des processus
de minoration. Bien que les acteurs publics réduisent des obstacles spa-
tiaux qui s’oposent au déroulement d’une compétition économique équitable,
l’inégalité sociale des chances persiste (Dubet, 2010). En focalisant leur
attention sur la spatialisation du soutien à la création d’activité, ces acteurs
publics négligent la fabrique institutionnelle des processus inégalitaires. La
réduction spatiale de la question sociale occulte encore les sources des inéga-
lités qui structurent la société (Doytcheva, 2016 ; Tissot, Poupeau, 2005). Les
conseillers d’Osez Entreprendre offrent des opportunités aux entrepreneurs
des quartiers prioritaires sans que ceux-ci soient tous capables de les saisir à
cause de barrières liées à leur genre, leur classe sociale, leur âge ou leur ori-
gine géographique. Le manque de reconnaissance institutionnelle des inégali-
tés structurelles conduit les individus à culpabiliser quand ils échouent à créer
leur activité car ils se jugent seuls responsables de leur insuccès. Ce constat
rejoint les critiques de sociologues du travail qui montrent que la concep-
tion libérale et méritocratique de l’entrepreneuriat responsabilise les classes
populaires en cachant les structures inégalitaires de la société (Abdelnour,
2017). En diffusant les valeurs du marché dans toute la société, la rationalité
néolibérale incite les individus à développer leur esprit d’entreprise pour ne
pas être exclus. Les acteurs publics se chargent de réduire des inégalités spa-
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)
tiales en relocalisant des structures d’accompagnement à l’entrepreneuriat
en quartier prioritaire, mais c’est à l’individu que revient le devoir de réussir
en faisant preuve d’initiatives personnelles, comme si la spatialisation des
structures suffisait à supprimer les inégalités sociales qui entravent les capa-
cités d’action des entrepreneurs. Les conseillers d’Osez Entreprendre aident
les personnes qu’ils suivent à surmonter leurs difficultés au cas par cas, mais
il n’existe pas de stratégie globale de lutte.

Bibliographie
Abdelnour S. (2017), Moi, petite entreprise : les auto-entrepreneurs, de l’utopie à la réalité.
Paris, PUF, 347 pages.
Agence France Entrepreneur (AFE). (2018), Rapport d’activité 2017. Paris, AFE, 58 pages.
A’Urba. (2021), La création d’entreprises dans les quartiers politique de la ville, dispositifs
et parcours d’accompagnement dans la métropole bordelaise. Bordeaux, A’Urba, 69 pages.
Commissariat générale à l’égalité des territoires (CGET), ONPV. (2017), Observatoire National
de la Politique de la Ville, rapport 2016. Paris, CGET, 152 pages.
Donzelot J., Mével C., Wyvekens A. (2003), Faire société. La politique de la ville en France et
aux États-Unis. Paris, Seuil, 366 pages.

Information géographique n°4 - 2022 67


La réussite entrepreneuriale pour les habitants des quartiers ?

Doytcheva M. (2016), Usages et mésusages des catégories territoriales : les risques d’un
retournement idéologique des causalités. Les cahiers de la LCD, p. 58-74.
Dubet F. (2010), Les places et les chances. Paris, Seuil, 119 pages.
Fol S., Gallez C. (2013), Mobilité, accessibilité et équité : pour un renouvellement de l’analyse
des inégalités sociales d’accès à la ville. Colloque International Futurs urbains : Enjeux
interdisciplinaires émergents pour comprendre, projeter et fabriquer la ville de demain.
Champs-sur-Marne, 11 pages.
Epstein R., Kirszbaum T. (2019), Ces quartiers dont on préfère ne plus parler : les métamor-
phoses de la politique de la ville (1977-2018). Parlements[s], Revue d’histoire politique
n° 30, p. 23-46.
Gibout C. (2012), Chapitre 2 : justice sociale VS justice spatiale ou le paradoxe de
l’accessibilité aux services de proximité. In R. Cortéséro (dir.). La Banlieue change !
Inégalités, justice sociale et action publique dans les quartiers populaires. Lormont, Le
Bord de l’eau, 216 pages.
Gibson-Graham J.K (2006), The End of Capitalism (as we knew it): a feminist critique of
political economy, Minneapolis, Minnesota Press, 348 pages.
Granovetter M. (1973), The Strenght of weak ties. American Journal of Sociology, Chicago,
University of Chigao Press, p. 1360-1380.
Kirszbaum T. (2016), La reconnaissance publique des discriminations territoriales : une avan-
cée en trompe l’œil. In C.Hancock (dir.). Discriminations territoriales, Entre interpellation
politique et sentiment d’injustice des habitants, Paris, Éditions de l’Oeil d’or, p. 57-72.
© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)

© Armand Colin | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info via UPEC (IP: 193.48.143.25)
Launay L. (2011), Les politiques de mixité sociale par l’habitat à l’épreuve des rapports
résidentiels. Quartiers populaires et beaux quartiers à Paris et à Londres. Université Paris
Ouest Nanterre la Défense, thèse de sociologie, 497 pages.
Macron E. (2018), Discours du Président de la République La France, une chance pour chacun.
Paris, 22 pages.
Macron E. (2017), Discours du Président de la République sur le thème politique de la ville.
Tourcoing, 5 pages.
Tissot S., Poupeau F. (2005), La spatialisation des problèmes sociaux. Actes de la Recherche
en Sciences Sociales, Paris, Seuil, n° 159, p. 4-9.
Vaillant Z., Bardes J., Rican S. (2020), De la discrimination positive à la discrimination
territoriale : les quartiers en politique de la ville, inégaux face à la santé. Les cahiers de la
LCD, Paris, L’Harmattan, n° 12, p. 67-91.

68 Information géographique n°4 - 2022

Vous aimerez peut-être aussi