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Les adolescents et leur cité, dans les « quartiers »

Cyprien Avenel
Dans Enfances & Psy 2006/4 (no 33), pages 124 à 139
Éditions Érès
ISSN 1286-5559
ISBN 2749206288
DOI 10.3917/ep.033.0124
© Érès | Téléchargé le 17/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.184.102.19)

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Cyprien Avenel
Les adolescents et leur cité,
dans les « quartiers »

Cyprien Avenel est sociologue, Il y a environ un an, les émeutes de novembre 2005
sont venues rappeler brutalement l’actualité de la « ques-
enseignant à l’Institut d’études tion des banlieues ». Celle-ci est considérée, depuis envi-
ron vingt-cinq ans, comme l’archétype du problème
politiques de Paris, chargé de
social, parce que les quartiers réputés sensibles tendent à
mission à la Caisse nationale des être définis comme étant le réceptacle de la plupart des
maux de la société française (exclusion, « violences
allocations familiales (direction urbaines », insécurité, problème scolaire…). Le « pro-
blème des banlieues » acquiert une visibilité médiatique
des statistiques, des études et de considérable, il est objet de débats incessants, et
la recherche). engendre souvent une explosion discursive débordant
largement les faits observables. La société française a
ainsi fabriqué une catégorie générique de problèmes
sociaux, qui s’impose à tous : les « quartiers ». Parler des
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« quartiers » dans la société française, c’est finalement
mobiliser un mythe, au sens d’une représentation collec-
tive, structurante, de la société. Cela renvoie tout à la fois
à une situation objective et à une construction mentale,
sociale, politique. Les « quartiers » sont objets de
discours moraux et de débats politiques, mais ils dési-
gnent aussi une réalité bien concrète.
Cet article décrit le rapport des adolescents à leur
quartier, dans la mesure où ce dernier constitue une
dimension essentielle de leur identité. Ce rapport
engendre une situation paradoxale et est donc bien
souvent, de ce fait, ambigu. Le quartier constitue un
point d’ancrage essentiel de l’identité de ces jeunes :
objet de protection et d’une sociabilité intensive, il est
aussi le lieu d’un enfermement. Il présente une double
face, tout à la fois aimé depuis toujours et objet de

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ressentiments. Les adolescents adoptent simultanément les deux


postures et oscillent en permanence, de l’une à l’autre, en fonc-
tion des circonstances, des lieux et de l’interlocuteur. Tout
dépend du regard extérieur. Enfin, on s’approprie cette cité de
manière fort différente selon son âge, son sexe, son profil et son
parcours. Même si les relations entre les adolescents sont extrê-
mement complexes, l’appartenance à la cité reste, pour la plupart
d’entre eux, au centre de leur identité : elle associe deux types de
conduites complémentaires qui consistent à la fois à s’approprier
son espace et à le protéger.

PIÈGES ET OBSTACLES DE LA NOTION DE TERRITOIRE

La question du « territoire » est un thème classique de la


sociologie urbaine, et, de ce point de vue, on peut souligner les
pièges que cette notion tend à toute personne qui voudrait explo-
rer les dimensions identitaires des conduites sociales en fonction
des cadres spatiaux. Le premier obstacle est que l’on considère
généralement l’existence d’un « effet quartier » sous une dimen-
sion purement négative : on peut montrer qu’il existe un méca-
nisme de renforcement des inégalités sociales du seul fait de la
concentration spatiale des difficultés (W.J.Wilson, 1987).
Enfermés dans leur quartier, les jeunes développeraient des
comportements autoségrégatifs, notamment vis-à-vis de l’em-
ploi. On peut alors évoquer la « culture de ségrégation » ou la
« culture de ghetto », à condition qu’elle soit définie non comme
une culture de l’isolement, mais comme le produit de l’isolement
social. Cette vision est cependant très réductrice, car elle ne
concerne pratiquement qu’une minorité d’individus sur laquelle
se fixe toute l’attention médiatique. Elle favorise la production
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d’une image dominée par la violence et la délinquance et
présente l’inconvénient de ne concerner que la minorité la plus
exclue des jeunes des cités sans tenir compte de l’hétérogénéité
des situations et des parcours ni de la mobilité des individus dans
l’espace urbain. Elle ne rend pas compte de l’existence d’un
rapport positif au quartier, qui ne se réduit pas seulement à être
un facteur d’exclusion.
Le deuxième piège consiste à accorder une trop grande auto-
nomie explicative à la notion de territoire, en raison de la consis-
tance sociologique qu’elle acquiert de nos jours dans les
contextes de ségrégation spatiale. La question des « quartiers »
est devenue un objet d’étude privilégié des sciences sociales. Elle
montre la convergence d’un ensemble de travaux sociologiques
autour d’une approche spatiale des problèmes sociaux et des
modes de vie. Elle conduit à des nouvelles analyses des questions
sociales sous l’aspect de leur territorialisation, de la ségrégation

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urbaine et des violences. Cette situation renvoie à une mutation


profonde de la société française, dans laquelle le territoire appa-
raît comme le révélateur des modes de vie, l’incarnation des iden-
tités, un enjeu des rapports de concurrence entre les ménages
autour des parcours résidentiels et scolaires. En France, plus que
dans les autres pays européens, les inégalités sociales ont pris une
dimension spatiale. Des banlieues aisées aux quartiers pauvres, la
hiérarchie territoriale recoupe assez bien la hiérarchie sociale.
Les travaux en ce sens montrent, en particulier, une séparation de
plus en plus forte entre les quartiers les plus aisés et les quartiers
les plus en difficulté. Les problèmes de la ségrégation urbaine
sont donc au centre des mécanismes à l’œuvre. Pour autant, si le
« social » se territorialise, si le territoire est un espace de sociali-
sation, il importe de ne pas inverser les causes et les consé-
quences des comportements, ces derniers se développant selon
les caractéristiques socio-économiques classiques de la position
occupée au sein de la stratification.
En troisième lieu, les « jeunes de banlieues » constituent une
expression globalisante qui masque une multiplicité de situations
et de parcours. Les notions de jeunesse et de quartier, mal défi-
nies, doivent se décliner au pluriel parce qu’elles renvoient d’une
part à une population hétérogène, d’autre part à la grande diver-
sité des quartiers concernés. Cependant, cette hétérogénéité ne
doit pas non plus conduire à sous-estimer les traits communs.
Nos observations et les enquêtes réalisées laissent apparaître des
constantes remarquables et des logiques sociales souvent simi-
laires.
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UNE LOGIQUE D’IDENTIFICATION ET D’ATTACHEMENT

Le quartier a beau être un lieu de stigmatisation et de ségré-


gation, il donne lieu aussi à un très vif sentiment d’attachement.
La cité est unanimement vécue, pour les filles et les garçons,
comme lieu de leurs racines et d’une histoire qui témoigne d’une
communauté d’expérience. Cet attachement dénote bien le mode
de socialisation spécifique des adolescents des cités. Il est endé-
mique et fait totalement partie de leur existence quotidienne.
D’une part, la charge affective du territoire de l’enfance et la
dimension familière d’un espace connu depuis toujours expli-
quent en grande partie cette vision largement positive que ces
adolescents ont de leur cité. D’autre part, celle-ci est définie
comme un lieu unique où se déploie une sociabilité intensive,
dominée par la convivialité et le sentiment de solidarité. Cette
sociabilité paraît si dense et si attractive qu’elle offre un contre-
point à la désorganisation et à l’exclusion.

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Cet attachement explique que les adolescents s’affirment


comme les principaux acteurs de la vie collective de leur quartier.
Ils sont partout, investissent les équipements de leur ville, s’auto-
organisent par l’échange de services ou d’opportunités diverses, et
construisent ainsi tout un réseau autonome de ressources. Ils cher-
chent des locaux, bousculent les élus pour l’amélioration des
structures extérieures, avec une liste de revendications. Les jeunes
se sentent les véritables interlocuteurs critiques des institutions
locales, surtout les jeunes Français d’origine immigrée, qui
parlent aussi au nom de leurs parents. D’une certaine façon, les
jeunes sont les quartiers et accaparent de fait l’image de la
banlieue. Aussi les adolescents transforment-ils l’espace public de
leur cité en véritable espace privé. Ils y sont en « terrain conquis »,
colonisent les lieux et en font clairement un monde en soi qu’ils
conservent à part comme un bien précieux. En cela, la cité fixe le
cadre et les repères essentiels de la vie quotidienne et constitue le
pôle d’attraction majeur de l’existence.

PEUT-ON PARLER DE « BANDES » JUVÉNILES ?


Ce rapport particulier au territoire ne débouche pas nécessai-
rement sur la délinquance et n’implique pas non plus l’existence
de prétendues bandes. La notion de « bande » n’est pas simple à
définir. Elle est une caractéristique d’âge, renvoyant à un besoin
de sociabilité juvénile. Les phénomènes de regroupement sont
une constante de l’adolescence dans tous les milieux sociaux.
Mais tous les groupes de pairs ne forment pas des bandes.
L’existence d’une bande implique un certain niveau de structura-
tion du groupe et une relation de « ségrégation réciproque » entre
les jeunes et les adultes (P. Robert ; P. Lascoumes, 1974). Par
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ailleurs, même si l’origine sociale des jeunes n’est pas un prin-
cipe théorique de définition des bandes, la plupart des études
sociologiques s’appuient sur les quartiers d’habitat social. On
peut retenir au moins quatre éléments. La bande recrute principa-
lement dans les milieux défavorisés. Elle est liée à un territoire.
Elle compte surtout des garçons. Elle fonctionne en dehors du
regard des adultes.
Dans le contexte du ghetto américain, la plupart des analyses
sociologiques expliquent l’émergence des bandes comme une
réponse à un processus de désorganisation sociale d’une part, et
à une logique de stigmatisation d’autre part. En 1927, F. Trasher
montrait, dans un ouvrage devenu classique, les liens entre crois-
sance des villes, processus de ségrégation spatiale et ethnique,
création de zones de désorganisation sociale et enracinement des
gangs aux États-Unis (1955). Ainsi les gangs de la ville de
Chicago occupent-ils les zones « interstitielles », situées entre les

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quartiers centraux et les quartiers de la périphérie, là où résident


les émigrants européens en butte à des difficultés d’intégration.
Dans ces quartiers, la délinquance bénéficie d’un certain prestige
social, procure des avantages économiques et se développe par
transmission culturelle. L’auteur montre qu’un autre élément
décisif de la formation d’un gang est le conflit avec l’environne-
ment. Son unité se crée en partie de l’extérieur par l’opposition
déclarée avec d’autres groupes et les rapports d’hostilité avec la
police. Le gang prend alors conscience de lui-même et se struc-
ture en groupe délinquant. Cette analyse signifie que le gang
suppose la possibilité pour les jeunes du ghetto de se construire
d’autres modes d’appartenance. Les bandes de jeunes construi-
sent des microsociétés, de la solidarité et des règles, là où la
société globale n’est plus en mesure d’offrir des perspectives
crédibles d’intégration.
En France aussi, les notions de territoire, de parcours migra-
toires, d’exclusion scolaire et de rapport conflictuel avec l’entou-
rage sont des traits saillants des enquêtes. Mais le lien entre
bande et délinquance est paradoxal. Alors que les deux termes
sont systématiquement associés, la place de la délinquance, dans
la plupart des travaux, n’est pas considérée comme centrale. La
délinquance peut être une expression des bandes, mais elle n’en
constitue pas le fondement. Il faut distinguer la notion de
« gang », qui renvoie à des petits groupes centrés sur la délin-
quance violente, et les bandes d’adolescents engagés dans une
« délinquance amateur et mal organisée » (M. Esterlé-Hedibel,
1997). En fait, la difficulté à préciser le lien entre bande et délin-
quance est renforcée par le caractère non homogène et diversifié
des bandes elles-mêmes. Par ailleurs, les bandes peuvent être
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violentes non seulement en raison de la nature même des activi-
tés délinquantes, mais aussi parce que la violence participe de
leur identité et de leur honneur. La question récurrente porte sur
le niveau de cohésion interne à la bande. Pour la plupart des
études, la bande est un phénomène éphémère susceptible de se
défaire à tout moment. Quelles que soient les difficultés, bien
réelles, à cerner le phénomène, il apparaît que les « bandes » des
cités françaises ne forment pas des groupes organisés, dominés
par l’autorité charismatique d’un leader, une dénomination spéci-
fique et un conflit déclaré avec d’autres groupes. Elles surgissent
de façon aléatoire et ponctuelle lors des « embrouilles » ou de
l’opposition à la police. La plupart des travaux soulignent les
confusions entre prétendues « bandes », groupes de pairs, et
simples regroupements de sociabilité juvénile. Les adolescents
désignent spontanément une entité globale, leur cité, où s’enra-
cine le sentiment collectif d’appartenance, mais la vie quoti-

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dienne laisse plus banalement apparaître des petits cercles rela-


tionnels de deux ou trois compères qui se mobilisent en fonction
des affinités électives. Il importe plutôt de souligner l’ambiguïté
des rôles et la plasticité des normes des conduites juvéniles.
Néanmoins, cette inscription territoriale de l’identité donne
forme à une sociabilité originale qui préserve et stabilise l’iden-
tité individuelle contre les violences symboliques et sociales. On
peut décrire la formation d’une nouvelle « culture des rues »,
spécifique à une partie des jeunes adolescents des quartiers popu-
laires (D. Lepoutre, 1997). Tirant sa singularité d’une vive
conscience de la ségrégation spatiale, la culture des rues met en
œuvre sa propre logique interne de fonctionnement et repose sur
un système cohérent de comportements et de langage. Plutôt que
de montrer comment le monde des cités se défait, on met ainsi en
valeur les manières dont il se construit. Les conduites des jeunes
sont alors moins dues à des caractéristiques individuelles qu’elles
ne s’expliquent par des logiques de groupe et des caractéristiques
écologiques liées au territoire. Elles prennent sens dans un fonc-
tionnement collectif reposant sur des codes de l’honneur et de la
réputation, des conduites de compétition et de défi, parfois plus
ou moins violentes.
Fortement attachés à « leur » cité, les jeunes hommes dévelop-
pent sans ambages une sorte de conscience fière. L’identification à
la cité stigmatisée opère le renversement d’un handicap en une
ressource. Le sentiment de déréliction devient celui de la force du
groupe, le lieu de l’exclusion devient un espace de protection, le
mépris éprouvé intérieurement devient revendication collective. La
défense de l’espace qu’on s’est approprié est d’autant plus specta-
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culaire qu’elle protège du stigmate et du racisme. D’où le rôle
central de la « face », qui structure la vie à l’intérieur du groupe et
le rapport au monde extérieur.

NE PAS PERDRE LA « FACE »: AU CŒUR DU FONCTIONNEMENT


DES GROUPES ADOLESCENTS

C’est par le biais du groupe, et l’appartenance à la cité, que


l’individu a le sentiment d’exister socialement, alors que, seul, il
se sent souvent stigmatisé. C’est pourquoi la sociabilité repose
sur un double principe d’exclusivité et de fermeture. Structure
fermée parce que l’intégration au groupe n’est possible que si
l’on a grandi dans la cité, et exclusive parce qu’on n’y cherche
pas à développer des relations avec des personnes extérieures,
assimilées à des « intrus ». Elle est d’autant plus centrée sur le
fonctionnement de sa logique interne qu’elle se constitue en
grande partie contre le regard extérieur qui invalide l’image de

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soi. Le groupe ne sert pas à aider à construire une vie personnelle


mais vise au contraire à se maintenir. Il trouve sa raison d’être
dans la permanence du groupe lui-même. Et sa permanence n’est
que le produit de la forte intensité de ses interactions internes. La
sociabilité ne vise en effet le plus souvent que son développement
même.
Le langage est un des supports des relations spécifiques déve-
loppées entre eux. Le verlan, qui combine une fonction ludique
très marquée et un sentiment d’appartenance, est souvent le véhi-
cule d’une complicité que l’on ne peut partager avec nulle autre
personne que les membres appartenant au groupe de pairs. Les
« vannes », notamment, occupent une place importante dans les
échanges parce qu’elles alimentent le jeu des réputations et de
l’honneur. Le but est de déstabiliser la personne qui se doit de
sauver la face sous peine d’être humiliée. Les plus forts sont ceux
qui ne laissent rien apparaître derrière leur impassibilité, et ils
sont aussi ceux qui sont le plus admirés. Ces épreuves, qui se font
sur le ton de l’humour, participent pleinement de la complicité
collective et, si elles n’ont rien de spécifique aux jeunes des cités,
elles reviennent pourtant avec une fréquence remarquable. Le
rapport de force est constant et provoque une logique d’affronte-
ment, dans un mélange d’agressivité et de méchanceté, parfois
cruelle, mais aussi de sentiments de tendresse profonde et d’ami-
tié. Et lorsque les joutes verbales sont bien engagées, elles
deviennent vite incompréhensibles pour toute personne exté-
rieure, et offrent ainsi la complicité suprême. En ce sens, le
verlan permet de se comprendre entre soi mais aussi de ne pas se
faire comprendre des autres. Il traduit la volonté de nommer et de
vivre de manière autonome une expérience sociale particulière.
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Du moins les jeunes éprouvent-ils la situation de cette manière.
Regroupés à partir de traits négatifs imposés de l’extérieur, ils se
créent de l’intérieur un mode positif de sociabilité à travers des
comportements et un langage qu’ils vivent comme leur bien. Par-
là même, le verlan est vécu comme un matériau plus ou moins
« bricolé » d’une identité autonome contre le regroupement forcé,
un peu à la manière du « colonisé » qui résiste avant tout par sa
langue, et qui, en se fermant aux autres, en se rendant incompré-
hensible, se ménage un espace de liberté.
L’importance de la « face » ne se mesure jamais aussi bien
que dans l’obsession de la « marque » vestimentaire, dans la
mesure où la présentation de soi fait l’objet dans les cités d’un
contrôle social implicite. L’univers de la consommation, de
préférence ostentatoire, est ici omniprésent : la tenue vestimen-
taire est une contrainte de la sociabilité. Les jeunes qui se « négli-
gent » physiquement sont toujours humiliés par le groupe et

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Les adolescents et leur cité, dans les « quartiers »

considérés comme des « clochards » ou de véritables


« bouffons ». Les jeunes s’identifient ainsi nettement aux images
de prestige. Le groupe impose d’être en représentation. Sauver la
face donc ou « taper le style », comme ils disent. Parfois, ils
incarnent, jusqu’à la caricature, un « personnage » stéréotypé. Ils
peuvent alors arborer, de façon arrogante, les signes de richesse
devant les autres habitants du quartier qui, eux, sont dits vêtus
comme des « prolétaires », ou encore opposer à un travailleur
social qui propose un emploi précaire des revenus plus lucratifs,
en affectant une attitude nonchalante, clinquante et provocante.
Plus l’individu participe à la logique du groupe, plus sa vie
personnelle devient une image. Elle l’entraîne alors à être tout
orienté par l’obsession de ne pas perdre la face, car, en perdant la
face, il compromet aussi son identité et révèle aux autres que,
derrière une carapace de pierre, se cachent d’importantes fragili-
tés. Dans la mesure où le jeune est sans cesse exposé au regard
de l’autre, il peut se transformer en un masque vidé de consis-
tance et s’enfermer dans une logique indéfinie de la « frime ».
Par-là même, les jeunes sont beaucoup plus dominés par la face
qu’ils ne la maîtrisent et sont amenés à se conformer à des images
qui leur sont comme imposées de l’extérieur. La « face » est
directement liée à la dépendance du regard d’autrui. C’est pour-
quoi les fuites en avant dans la consommation de biens sociale-
ment valorisés ne font qu’accroître la frustration et redoubler les
ressentiments contre l’environnement immédiat. Le « signe » ne
fonctionne véritablement que dans le milieu approprié alors que,
dans le quartier, il accroît la mauvaise réputation. Les jeunes qui
se « sapent » et exhibent leur « richesse » par leur mode de
consommation ostentatoire, au sein même de quartiers pauvres,
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incarnent le symbole du stigmate.

UN ENJEU DES RAPPORTS ENTRE FILLES ET GARÇONS

Le territoire, c’est aussi un enjeu des rapports entre les sexes.


En effet, l’espace public des cités fonctionne, au moins partielle-
ment, en séparant les groupes par âges et par rôles sexués. Ainsi,
dans les quartiers, les garçons, les filles, les hommes et les
femmes n’occupent pas les mêmes espaces. Par exemple, une
monographie réalisée dans un quartier d’habitat social de
Toulouse montre comment les relations entre les filles et les
garçons, le plus souvent d’origine maghrébine, s’expliquent
moins par un héritage culturel et religieux que par une logique de
quartier avec son organisation sociale spécifique « extrêmement
codifiée et structurée » (H. Kebabza, D. Welzer-Lang, 2003). Se
met en place, dans cet espace, un fort contrôle social distribuant
des rôles masculins et des rôles féminins.

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Les garçons perdent leurs privilèges attachés à leur condition


d’homme et à leur statut social (absence d’emploi). Ils sont de
moins en moins de « bons maris ». Les filles peinent à les envi-
sager comme époux. Au chômage, ils manquent de prestige. Les
filles n’ont pas grand « intérêt » à épouser des hommes dépour-
vus d’emploi stable. Les garçons, dès lors, se raidissent et s’arc-
boutent sur leur identité virile pour compenser un manque
d’intégration sociale. Ils sont tenus à une obligation de virilité
sous peine d’être mis à l’écart du groupe de leurs pairs. Ainsi, les
jeunes garçons manifestent leur volonté de se construire eux-
mêmes comme la source de l’autorité au sein de leur territoire :
là où ils peuvent encore exercer un peu de leur pouvoir. Ils instau-
rent un mode de contrôle interne à la zone habitée et s’affirment,
notamment, par le contrôle des filles, qui sont le plus souvent
invisibles et fortement incitées à rester à la maison. Les jeunes
filles deviennent comme une sorte d’enjeu de l’honneur des
garçons : à travers elles, se joue surtout un rapport de force entre
les hommes eux-mêmes, ces derniers ne pouvant pas accéder au
rang de la virilité, vis-à-vis du regard des autres hommes, s’ils
perdent le contrôle de leur sœur. Les jeunes hommes comparent
leur pouvoir respectif à travers le contrôle des femmes. Cette atti-
tude n’est pas le simple reflet d’une coutume culturelle tradition-
nelle, mais doit se comprendre comme une stratégie d’adaptation
des garçons pour résister à leur situation de ségrégation. Elle est
une réponse violente à la violence subie.
Le statut des jeunes filles dans les quartiers est donc problé-
matique. Elles subissent non seulement la contrainte du féminin,
mais également courent le risque d’être stigmatisées par les
garçons, et même plus d’être l’objet d’agressions verbales ou
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physiques. Les filles ne peuvent se montrer en public au sein des
réseaux de sociabilité des garçons, de sorte que les contacts avec
ces derniers sont le plus souvent dissimulés. Les mécanismes de
la réputation exercent sur les filles une violence quotidienne :
celles qui n’adhérent pas à un certain modèle de genre tradition-
nel sont qualifiées de « salopes » ou de « prostituées ». Face à
cette domination, les jeunes filles « résistent » et parviennent à
tirer leur épingle du jeu. Stratégiques, elles sont comme des
caméléons et s’adaptent en fonction des circonstances pour
accomplir leurs aspirations. L’invisibilité est ainsi une tactique
pour se préserver de l’agressivité des garçons et gagner de l’au-
tonomie. Elles négocient, élaborent des compromis et parvien-
nent ainsi à modifier les liens dans la famille et leur place dans
l’espace public. Cependant, certaines filles adoptent des
conduites masculines et agressives pour masquer leur féminité.
Elles se rendent visibles dans le quartier mais invisibles en tant

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Les adolescents et leur cité, dans les « quartiers »

que femmes. D’autres encore semblent subir la situation et se


conforment aux normes qui s’instaurent dans le quartier.
Plus généralement, les jeunes filles d’origine musulmane
aspirent à gagner de l’autonomie en élaborant des compromis
sans passer par une rupture avec les liens familiaux. Tout en
dénonçant parfois la mentalité des garçons et de leurs parents, en
décalage sur bien des points avec leurs aspirations, ces filles ne
veulent pas être réduites « à l’unique possibilité de l’émancipa-
tion et inventent les voies d’un métissage transformant les genres
et les générations » (N. Guénif Souilamas, 2000). Elles « font
entendre une voix en quête d’une tonalité singulière, ni émanci-
pation bien-pensante, ni reddition à une raison coutumière
exsangue » (ibid.). Pour ce faire, elles tirent profit des avantages
symboliques et matériels liés à leurs parcours scolaires et s’oc-
troient plus de marges de liberté de mouvement.
En définitive, les garçons répondent à l’immobilité sociale par
l’immobilité spatiale et le contrôle des femmes. Ils s’approprient
le territoire et cherchent à bloquer les déplacements. Ils privilé-
gient la cité, la rue, la sociabilité de la « bande ». Certains
garçons, toutefois, tentent d’établir d’autres relations avec les
filles et tiennent à distance les injonctions de rôle, même s’ils les
nouent en dehors du quartier. Face à cette situation, les jeunes
filles font le choix de la réussite scolaire, en évitant le quartier
d’une part et en privilégiant la famille d’autre part. Elles répon-
dent par des stratégies d’autonomisation et de mobilité dans l’es-
pace urbain. N’ont-elles pas déjà « renversé » la domination
masculine, ne serait-ce que parce qu’elles n’y croient plus ?
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LA JEUNESSE ET LES CULTURES URBAINES

L’existence d’un rapport positif au quartier s’observe dans le


dynamisme de diverses pratiques culturelles et sportives. Issue
des ghettos noirs des grandes villes américaines, la culture hip-
hop apparaît, notamment en France, au milieu des années 1980,
prenant rapidement son essor dans les quartiers. Le mouvement
hip-hop combine trois types d’expression artistique : la musique
(rap), la danse (breakdance, smurf) et le graphisme (tag et graff).
Il est alors présenté par certains spécialistes comme marquant la
naissance d’un « mouvement culturel » dans les banlieues. Le
hip-hop devient, dans l’imaginaire collectif, le porte-parole d’une
culture des banlieues, le mode d’expression des quartiers
pauvres, bien que diffusé à l’échelle de la société. Le rap, en
particulier, est un vecteur identitaire par sa dimension contesta-
taire qui trouve son origine dans la colère et le sentiment de
discrimination. Ce mouvement prend des orientations variées,

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Habiter les espaces

mais son unité provient de la même énergie révoltée et militante.


C’est une de ses principales dimensions. Le rap fait travailler
ensemble le politique et l’esthétique. Il exprime un réquisitoire
sans appel contre un système perçu comme ségrégatif et répres-
sif. Le rap peut être lu comme un mouvement de résistance cultu-
rel des quartiers pauvres. Il contribue à donner un statut d’action
collective protestataire à ce qui est souvent vécu sous une forme
personnelle. Il aide à généraliser des sentiments d’injustice et
d’inégalité. Pour ces jeunes, les paroles urbaines permettent de
donner du sens à une expérience d’exclusion et fournissent une
autre alternative que celle d’une violence sans objet : en effet, le
rap transforme cette dernière en une conscience plus politique qui
tient à distance les conduites nihilistes et les comportements
délinquants.
L’hypothèse en faveur d’une culture urbaine des banlieues
présente cependant des limites. Il apparaît difficile de donner un
statut de système culturel à des conduites qui sont souvent ponc-
tuelles et ludiques. Il semble plus juste d’y voir un mode de
« stylisation des modes de vie » ou de « symbolisation de l’exis-
tence » de la jeunesse populaire. Il existe, certes, un ensemble de
comportements spécifiques aux catégories populaires juvéniles
des cités, mais il est compliqué de conclure à l’existence d’un
système autonome et stable de normes et de valeurs, à propos de
jeunes qui sont maintenus dans le prolétariat tout en adoptant des
réflexes de membres des classes moyennes. Même si les jeunes
se « bricolent » une identité collective plus ou moins autonome
qui leur permet d’interpréter le monde social à leur façon, celle-
ci témoigne plutôt de la volonté qu’ils ont de se faire reconnaître
comme individus.
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LA MISE À DISTANCE DU QUARTIER

Si la cité est un point d’appui mental essentiel, elle trace aussi


une ligne de rupture qui peut être brutale. La cité ne devient réel-
lement supportable que pour ceux qui peuvent y échapper. Avec
l’âge, les jeunes éprouvent, tous, une angoisse de l’enfermement
au sein de quatre murs. Ils soulignent souvent un moment clef,
« le cap de la vingtaine » selon leurs propres mots, celui qui
marque un essai d’autonomisation vis-à-vis du groupe des
« copains d’en bas », qui se traduit, tout à la fois, par une prise de
distance et le maintien de liens plus ou moins étroits. Les jeunes
vivent une contradiction essentielle entre ces deux dimensions.
L’allongement de la jeunesse est évidemment renforcé par le
chômage chronique qui retarde le départ du foyer parental et l’en-
trée dans le monde du travail et la conjugalité (O. Galland, 1991),
ici, plus que partout ailleurs. Mais les jeunes ne sont ni totale-

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Les adolescents et leur cité, dans les « quartiers »

ment passifs ni totalement victimes face à cette question de leur


insertion car ils participent activement à l’élaboration de leur
propre réponse. Il y a, pour eux, la nécessité de s’accorder un
temps à soi pour la construction d’une décision autonome. Les
jeunes des cités éprouvent les mêmes tensions que tous les jeunes
et se doivent de faire face aux problèmes d’emploi en se créant
un projet plus ou moins cohérent, à partir de données qui sont des
plus incertaines. En conséquence, ils se « frottent » au monde
social en se mettant personnellement à l’épreuve ; ils prospectent
le marché du travail et, se démarquant du groupe de leurs pairs,
aspirent à un ailleurs, afin de respirer un autre air que celui de la
cité, de plus en plus étouffante, mais ils ne rompent pas pour
autant avec les complicités de toujours. Il s’agit là d’un moment
d’ambivalence car le jeune est dans une situation doublement
ambiguë. D’une part, il cherche à se mettre à l’écart du groupe
afin de nouer des contacts extérieurs. D’autre part, il tâtonne sur
le marché de l’emploi sans pour autant vouloir s’y insérer à tout
prix. Le sentiment d’exclusion ne se crée donc pas mécanique-
ment entre la sortie du système scolaire et l’entrée sur le marché
de l’emploi, car il existe une période de maturation où le jeune se
met en question. C’est beaucoup plus dans ce « travail person-
nel » de mise à distance que dans la dimension surplombante de
l’exclusion que l’on peut saisir les modes de construction des
projets. C’est le moment où la sociabilité du groupe de pairs cède
progressivement la place à la question angoissante de l’insertion
professionnelle.
C’est pourquoi les adolescents tiennent toujours un double
discours et paraissent si ambigus. Ils se vivent avec le sentiment
d’appartenir à un groupe, ce qui apparaît, d’une part, bien réel en
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regard d’une expérience collective et d’une sociabilité intensive,
mais semble, d’autre part, totalement virtuel car chacun garde en
soi le désir de se démarquer et de construire sa vie personnelle. Les
jeunes fournissent une image quelque peu idéalisée de la vie de la
cité, image euphorique et gaie, qui correspond bien à un aspect de
la réalité, mais en même temps, c’est une image qui en est très éloi-
gnée dans la mesure où la plupart mettent en place des stratégies
individuelles. Les normes auxquelles se conforme le groupe lais-
sent la place au désir d’autonomisation. Si les jeunes manifestent
sans ambages un vif attachement à leur cité, en raison de l’inten-
sité des relations développées, ils ne laissent planer aucun doute
sur leur projet. Perçue positivement pour les liens de convivialité,
la cité est perçue négativement quant aux perspectives d’avenir.
Mais la rupture avec la cité est d’autant plus difficile que l’atta-
chement est ancien et inscrit profondément dans l’identité de
chacun. La vie personnelle et sociale a toujours été organisée

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Habiter les espaces

autour d’elle. Mais le quartier est si éloigné du modèle de vie


dominant, offre si peu d’opportunités que le fait de « s’en sortir »
signifie avant tout « se sortir » du quartier. Ce moment donne lieu
à une prise de position très critique sur la sociabilité du groupe, sa
logique de la « frime » et ses caractéristiques stigmatisantes. Et le
plus souvent, les jeunes abandonnent le « style » de la cité pour une
présentation de soi très conforme au modèle des classes moyennes.
La vie personnelle doit prendre le pas sur l’image, conquérir de
l’épaisseur derrière la vacuité de la « face ».
Il importe alors de disposer de relations qui permettent de ne
pas être prisonnier du quartier. Et nombreux sont les jeunes qui
tentent de maintenir les complicités de toujours tout en préser-
vant des espaces personnels afin de se ménager une certaine
marge de liberté. Il est donc essentiel d’asseoir une identité qui ne
soit pas du seul ressort du territoire : en dehors des petits groupes
véritablement repliés, on observe surtout des personnes qui
tentent de s’en rendre indépendantes. La nature de la trajectoire
scolaire initiale d’une part et du parcours professionnel d’autre
part s’avère alors déterminante. L’échec scolaire, qu’il soit
précoce ou vécu de façon plus diffuse, est une variable très discri-
minante des pratiques individuelles et collectives.
Ceux qui poursuivent des études ou disposent d’un emploi
peuvent se prévaloir de leur statut et de relations hors des murs
de la cité. En revanche, les jeunes inactifs ou en difficulté d’in-
sertion professionnelle ont tendance à se replier entre eux au sein
de microgroupes fixés sur des miniterritoires.

CONCLUSION
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Le vif attachement des adolescents à leur quartier s’appuie sur
le fait d’avoir grandi ensemble dans la cité. Mais le principe
d’unité de ces adolescents ne se constitue guère de façon durable
de l’intérieur mais bien de l’extérieur. D’abord, l’intensité même
de cette sociabilité est souvent perçue par l’environnement
comme une menace et engendre, notamment chez les adultes, un
sentiment d’insécurité. Les adolescents ne laissent bien souvent
apparaître que l’image des « incivilités ». Ils incarnent, de fait, la
mauvaise réputation et sont souvent, à ce titre, rejetés. Ensuite,
malgré le sincère attachement des jeunes à leur cité, ils ne rêvent
souvent que d’en partir afin de vivre « comme tout le monde » :
avoir un emploi stable, une famille et une maison. Le quartier
demeure, pour les jeunes, un point d’ancrage ambigu : tout à la
fois objet de protection et de mobilisation, mais aussi lieu d’un
possible enfermement. Par ailleurs, ces jeunes ne se pensent
guère comme une classe sociale et se reconnaissent moins encore

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Les adolescents et leur cité, dans les « quartiers »

dans les images qui les stigmatisent. C’est dire que l’on ne saurait
guère parler d’une « culture » des jeunes de banlieue, si l’on
entend par-là un système stable de normes et de valeurs qui leur
serait propre, car elle n’est pour l’essentiel que la culture de
masse avec ses aspirations à une vie ordinaire et digne.
L’observation des trajectoires révèle un processus d’indivi-
dualisation et des devenirs différents des jeunes en fonction des
possibilités d’insertion sur le marché du travail. Les jeunes qui
« s’en sortent » le mieux suivent ou ont suivi un cursus scolaire.
Contrairement à l’image courante, il existe dans les quartiers une
diversité de trajectoires de réussite « banale » et qui sont exem-
plaires par leur banalité : ils deviennent directeur de maison de
jeunes, chef d’entreprise, responsable de magasin, assistante
sociale, infirmière, avocat, médecin, chanteur, militant, etc. De ce
point de vue, on constate un clivage entre ceux qui s’en sortent
de mieux en mieux et ceux qui y parviennent de moins en moins.
Dire cela signifie qu’il s’opère une rupture entre les jeunes eux-
mêmes selon les parcours et les situations, plutôt qu’un divorce
avec le quartier en tant que tel. « S’en sortir » ne signifie pas
rompre avec le quartier mais avec une sociabilité de bande qui
compromet l’intégration dans la société.
Deux hypothèses peuvent être alors proposées. La première
serait celle d’un parcours, somme toute très classique, mais dans
un contexte différent, des catégories populaires juvéniles : la
sociabilité du groupe de pairs, et notamment les conduites parfois
plus ou moins violentes ou délinquantes, cède peu à peu la place
à un souci d’autonomisation, de telle sorte que, tout en étant
confronté aux problèmes du chômage et de la précarité, chacun
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construit son chemin et en vient à trouver une place dans la
société, place qui n’est pas fixée une fois pour toute, mais est
susceptible de changer dans le temps. On ne saurait donc raison-
ner en termes de rupture par rapport aux générations précédentes
et parler de la constitution d’un groupe d’exclus. Au contraire,
nous sommes conduits à souligner la diversité et la labilité des
situations et des parcours. On assisterait donc à un nouveau mode
de socialisation des jeunes marqué par un processus d’individua-
lisation fonctionnant sur le registre de la « quête d’être soi ».
Notre société produit moins de l’exclusion qu’elle ne repose sur
un processus de socialisation qui « oblige » les individus à être
les auteurs de leur propre existence, au moment où le changement
et la mobilité fonctionnent comme une norme.
La deuxième hypothèse conduirait, au contraire, à insister sur
la mise à l’écart d’une partie de la jeunesse des quartiers, surtout
française d’origine immigrée, étayée notamment par la

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Habiter les espaces

prégnance de la discrimination basée sur la couleur de la peau et


qui conduirait ces mêmes jeunes vers des conduites illicites.
L’hypothèse est celle de la ségrégation selon un mécanisme bien
mis en évidence par la sociologie américaine notamment. Quand
les uns parviennent à franchir un palier dans leur intégration, les
autres basculent plus loin encore dans le huit-clos de la cité, s’en-
fermant dans une « culture de ghetto » alors qu’ils voudraient
sortir des problèmes de leur cité.

BIBLIOGRAPHIE
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AVENEL, C. 2006. « Précarités et insécurité sociale », Problèmes politiques et sociaux,
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Mots-clés : RÉSUMÉ
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Banlieue, Cet article traite de la relation des « adolescents des cités » à leur
jeunesse, quartier. Il souligne l’importance sociologique de la notion de
adolescence, territoire en ce qu’elle constitue une dimension essentielle des
ghetto, identités. L’auteur montre l’existence d’une logique d’attache-
quartier, ment et d’identification au quartier, ce dernier constituant pour
bandes, ces adolescents un lieu de sociabilité et de solidarité. Cette forme
exclusion, d’inscription territoriale de l’identité ne débouche pas nécessaire-
territoire. ment sur la délinquance et n’implique pas non plus l’existence de
prétendues bandes. On peut néanmoins constater des fonctionne-
ments de groupe et des caractéristiques comportementales liées
au territoire et reposant sur un système cohérent de comporte-
ments et de langage. Le quartier devient notamment un enjeu des
rapports entre les filles et les garçons, l’espace public fonction-
nant par une séparation des groupes selon l’âge et des rôles
sexués. Cet article montre ensuite que le rapport des adolescents
à leur quartier est dominé par une contradiction, car le quartier est
à la fois objet de protection et de mobilisation, mais aussi le lieu
de la ségrégation et de la stigmatisation.

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Les adolescents et leur cité, dans les « quartiers »

SUMMARY Key words :


This article deals with the relationship between youths from ghetto- Suburbs,
housing estates and their neighbourhood. It emphasizes the sociolo- youth,
gical importance of the notion of territory in so far as it represents adolescence,
a primary dimension for their own identity. The author shows that ghetto,
there is a logical link and true identification with the neighbou- neighbourhood,
rhood, which appears as a place of sociability and solidarity for gangs,
these youngsters. This specific binding between identity and territo- exclusion,
rial notion does not necessarily result in delinquency, it does not territory.
either imply the existence of gangs. Nevertheless, existing groups
and behavioural features, connected to the territory and based on a
coherent behaviour pattern and linguistic system, can be reported.
In the relationship between boys and girls, the neighbourhood may
be at stake as the public area is split into groups based on the age
and the sexual roles. This article, then, demonstrates that the rela-
tionship between young people and their neighbourhood is domina-
ted by a contradiction : this neighbourhood is at the same time a
subject of protection and mobilisation but also a place where segre-
gation and stigmatisation can be found.
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