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Les scènes urbaines de la peur

L’invention de l’agoraphobie, une histoire d’ambiances


Olivier Gaudin
Dans Communications 2018/1 (n° 102), pages 219 à 232
Éditions Le Seuil
ISSN 0588-8018
ISBN 9782021395693
DOI 10.3917/commu.102.0219
© Le Seuil | Téléchargé le 01/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.0.205.227)

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Olivier Gaudin

Les scènes urbaines de la peur


L'invention de l'agoraphobie, une histoire d'ambiances

La force de la notion de scène tient précisément à


ce qu'elle combine le phénomène et le terrain, le
fait social comme accomplissement et le contexte
comme lieu de l'action riche d'indices et lourd de
risques 1.

Berlin, septembre 1870. Tombée de la nuit. La Dönhoffplatz, après le


trafic intense de la fin d'après-midi, n'est plus traversée que par quelques
passants. Au coin de la Leipziger Straße, un homme ralentit le pas. Au
moment d'entrer sur la place, il s'immobilise. Ses jambes commencent à
trembler, il transpire à grosses gouttes, sa posture se raidit. Il manque de
perdre l'équilibre. Les traits de son visage expriment une peur panique et
tout son corps semble paralysé, aussi incapable d'avancer que de rebrous-
ser chemin. Traverser la place lui est devenu impossible. Cette scène, que
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l'on croirait issue d'une fiction, constitue le prototype de la description
symptomatologique de l'agoraphobie, catégorie clinique de l'histoire de la
médecine apparue il y a près de cent cinquante ans. Entre les années 1870
et 1900, de nombreuses publications, en particulier médicales, ont proposé
des variantes de ce noyau narratif. Toutes mentionnent ces symptômes, en
particulier l'immobilité physique ; mais aussi la présence d'un vaste espace
libre, plus ou moins ouvert et vide de présence humaine. Au centre des
descriptions, une émotion : la peur.
Dans le dernier tiers du XIXe siècle, l'Europe intellectuelle aura connu à la
fois l'affirmation de la psychologie scientifique expérimentale 2, l'ébauche
d'une psychopathologie clinique fondée sur la neurologie fonctionnelle 3
et l'émergence d'un urbanisme professionnel à prétention scientifique 4.
La plupart des interactions entre ces domaines, qui associent le savoir
scientifique (la théorie, l'analyse), la connaissance pratique (l'expérience
acquise, l'observation située) et la prise de décision située (le diagnostic,

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l'intervention), restent à explorer en détail. La présente contribution déve-


loppe la proposition suivante : l'agoraphobie, terme médical, peut aussi
intéresser l'étude historique des ambiances architecturales et urbaines.
Loin de tenter une improbable synthèse, il s'agit ici d'intensifier les échan-
ges et les coopérations entre différents domaines de recherche – sans préju-
ger de la compatibilité de leurs méthodes et de leurs outils respectifs ni, à
l'inverse, s'arrêter à leurs apparentes divergences. On se gardera notam-
ment de tout rapprochement métaphorique entre la médecine et l'aménage-
ment urbain 5, en fondant plutôt la réflexion sur les descriptions des
publications médicales.
L'agoraphobe, nouveau malade nerveux, se distingue du neurasthé-
nique ou de l'hystérique par son hypersensibilité à l'exposition en public.
Vers 1875, il devient un personnage qui intrigue le public des gazettes et
des chroniques. Pourrait-il être un témoin privilégié du changement
d'ambiance que traversent alors les grandes villes industrielles ? La peur
dans la ville serait-elle aussi une peur de la ville ? En admettant que
l'hypersensibilité agoraphobique soutienne un regard rétrospectif, à la fois
marginal et documenté, sur les transformations urbaines de l'époque, on
tentera de parcourir cette histoire d'un autre œil. Comme l'ont suggéré
Walter Benjamin et Siegfried Kracauer – en lecteurs avisés de Nietzsche et
de Simmel –, nos expériences pathologiques de peur sont aussi des instru-
ments de perception, des ressources pour affiner le regard et envisager des
renversements critiques 6. Pour une approche atmosphérique, l'agorapho-
bie apparaît dans un contexte de production d'ambiances urbaines
inédites ; ses symptômes se manifestent en présence de lieux vastes et
ouverts, représentatifs des aménagements à grande échelle et privilégiant
le « vide » des espaces de circulation (éventrements, percées, élargisse-
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ments, « embellissements ») des grandes villes industrielles. Il semble donc
pertinent de reconsidérer le contexte historique de la « peur des places »
selon les approches indissociablement sociale, spatiale et politique que
requièrent les phénomènes d'ambiance.

Une invention médicale de l'âge industriel :


l'agoraphobie, névrose émotive.

L'agoraphobie n'est pas la peur des foules, mais celle des espaces
ouverts 7. Ses symptômes sont en partie visibles pour un observateur exté-
rieur : ce sont des états émotionnels spécifiques qui oscillent entre la peur
panique et l'extrême anxiété – rougeurs, sensation de chaleur excessive,
crainte pour sa vie, tremblements et paralysie. Les observations qui abou-
tirent au diagnostic médical et à l'invention lexicale de l'agoraphobie

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avaient déjà cours depuis quelques années lorsque le terme fut défini par
le neurologue et psychiatre berlinois Carl Friedrich Otto Westphal (1833-
1890). Son article de 1872 8 propose une discussion argumentée et cir-
constanciée, soutenue par des témoignages de patients. Il y développe une
description analytique de ces symptômes physiques et de ces témoignages,
avant de proposer des interprétations réservées et de justifier l'introduc-
tion d'un terme neuf. Le texte décrit en détail trois cas de patients, tous
des hommes, âgés de 24 à 32 ans, à qui il était devenu difficile de se
déplacer seuls dans Berlin, en particulier dans l'obscurité mais aussi en
plein jour, sans éprouver une vive angoisse et une sorte de déformation
perceptive (amplification des distances, notamment). Les descriptions les
montrent paralysés par la peur, incapables de se mouvoir et parfois
d'entrer dans de vastes lieux publics tels que des théâtres ou des églises.
Pour deux d'entre eux, l'état d'angoisse empirait le dimanche, lorsque la
fermeture des magasins accroissait le vide des rues. Mais les places ou les
vastes espaces dégagés bordés par des immeubles éloignés étaient les plus
paralysants et effrayants 9. C'est pourquoi Westphal définit l'agoraphobie
comme une « peur de traverser les places et les rues ».
Dans ses descriptions, les notations visuelles abondent, de même que les
remarques sur le corps de ses patients. Le psychiatre signale le caractère
générique des accès de phobie : ceux-ci n'adviennent pas seulement sur des
places spécifiques, mais aussi dans des lieux où les personnes atteintes se
rendent pour la première fois. En revanche, la représentation – « ou la
perception ? », note l'auteur avec une intéressante hésitation 10 – de la lar-
geur excessive d'une rue ou d'une place accompagne toujours leur senti-
ment de peur panique, sans que l'on puisse attribuer un rôle causal précis
à l'espace. Les « circonstances » (« Umstände ») spatiales sont récurrentes :
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la solitude et l'absence de gens à qui parler, des places dégagées, de longs
murs et des alignements de façades interminables. La principale conclu-
sion du texte, qui s'efforce de distinguer l'étiologie de cette pathologie de
celle de l'épilepsie, est que la cause exacte de l'agoraphobie reste indéter-
minée. Ce diagnostic inachevé ajourne la recherche d'une étiologie physio-
logique précise, mais semble écarter l'hypothèse d'un dysfonctionnement
organique 11. L'étude allie sens du récit et rigueur méthodologique.
Westphal maintient que l'agoraphobie doit être qualifiée de « phénomène
neuropathique ». En la distinguant de l'épilepsie, il souligne que les
patients ne présentent nul autre symptôme de dérangement mental que ces
accès ponctuels de peur panique qui adviennent en certaines circons-
tances. Mais il ne cède à aucune présupposition déterministe, refusant
d'attribuer un sens causal strict à ces conditions extérieures, et en suspen-
dant l'interprétation. L'article permet seulement d'affirmer qu'il faut
compter les circonstances environnementales ou écologiques de la

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pathologie névrotique au nombre des facteurs potentiels de son déclenche-


ment. Le propos reste donc marqué par sa réserve méthodologique, repré-
sentative de l'école berlinoise de médecine neurologique 12.
Lors de la décennie précédente (1860-1870), des débats divisaient déjà
les psychologues allemands et français à propos de ces émotions pho-
biques 13. La recherche lexicale tournait autour de plusieurs termes : « hor-
reur du vide », « peur de la rue », « vertige des places » (« Platzschwindel »),
« peur des espaces », « topophobie », ou encore « kénophobie 14 ». Dans son
Étude clinique sur la peur des espaces (agoraphobie des Allemands), le
médecin Henri Legrand du Saulle dresse un premier bilan d'une décennie
de discussions 15, dont la presse à grand tirage se fait parfois l'écho 16.
Citant plusieurs cliniciens, il accorde la place d'honneur à Westphal et fait
connaître au public français le détail de ses analyses dans un style acces-
sible – d'autres disciplines, dont les sciences humaines émergentes, s'y inté-
resseront dans les années suivantes, de la psychologie clinique (dont naîtra
plus tard la psychanalyse freudienne) à la sociologie et la Kulturkritik de
Simmel. En outre, ces différents auteurs rapportent souvent les « écrits des
malades » eux-mêmes, citant volontiers, et parfois en abondance, « la cor-
respondance des agoraphobes » 17. L'invention médicale et, au-delà, cultu-
relle et sociale de l'agoraphobie est donc avant tout une affaire de textes.
On peut en suivre le développement dans ces échanges écrits entre les
médecins. Du point de vue de l'analyse médicale, il s'agit de proposer
l'interprétation la plus sûre des phénomènes que l'on décrit ; mais il est
nécessaire, pour cela, de savoir les raconter, les mettre en intrigue – et c'est
pourquoi l'intérêt littéraire et journalistique, feuilletoniste, pour les types
urbains trouve ici à s'exercer. Enfin, la discussion savante entre médecins
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n'est pas exempte d'enjeux idéologiques : le fervent nationaliste rejetant
une industrialisation et des changements de comportements qu'il suppose
venus d'ailleurs 18, le critique traditionaliste de la « modernité », le dénon-
ciateur rousseauiste de la vie sociale corrompue de la grande ville, ou encore
le conservateur effrayé par les mouvements sociaux et la montée du socia-
lisme, tous sont susceptibles de s'emparer du sujet.
De simple patient, l'agoraphobe devient un phénomène ou une attrac-
tion qui intrigue les lecteurs de la presse : il est alors un témoin, voire un
personnage public, au même titre que le neurasthénique 19. Mais il pour-
rait aussi, de notre point de vue plus distant, servir de guide pour une
recherche rétrospective sur la transformation des ambiances urbaines. Ces
cas cliniques assez nombreux pour susciter une discussion nourrie entre
médecins apparaissaient en effet dans le contexte d'une « migration en
masse des campagnes vers les villes 20 » et de profondes transformations de
l'espace urbain à l'ère industrielle, coloniale et impériale.

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La peur du dehors, un mal intérieur ?


Approche atmosphérique de l'agoraphobie

[…] il ne saurait être un seul instant question


d'un signe avant-coureur de la folie 21.

Si elle n'est pas une maladie organique, cette phobie serait-elle pour
autant une affection mentale, une pathologie de l'esprit ? Selon Westphal,
le fait que son étiologie ne relève pas de l'anatomie – même cérébrale ou
nerveuse – ne reconduit pas pour autant l'enquête neurologique à une
position dualiste renonçant à observer, décrire et qualifier les symptômes
de l'affection pathologique. Mais la distinction entre pathologie organique
et « névropathie », si elle ne vaut pas opposition métaphysique, est néan-
moins capitale. En effet, Westphal semble tout près de suggérer que la
névrose – comme l'établiront plus tard Freud et Breuer (dans le sillage de
Charcot) au sujet de l'hystérie – est un état au sens d'une disposition
acquise : elle n'aurait rien d'inné ou d'irrémédiable. En d'autres termes, ce
serait un comportement plutôt qu'une fatalité ; une affection nerveuse que
l'on peut soigner et guérir, et non une aliénation fatale. Elle ne relève pas
non plus de l'hypocondrie, cette maladie imaginaire : « La souffrance est
imaginaire chez l'hypocondriaque, mais la sensation perçue par l'agora-
phobe, dans des circonstances déterminées et identiques, est parfaitement
réelle. […] Tout les sépare et rien ne les rapproche 22. »
Comme la neurasthénie ou la claustrophobie 23, autres pathologies ner-
veuses qui défraient les chroniques de l'époque, ce trouble à la fois cogni-
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tif et affectif surgit de manière momentanée et localisée. S'il fait l'objet de
récits circonstanciés que les descriptions médicales ou plus sensationnelles
se plaisent à détailler, c'est que ses symptômes bien concrets bouleversent
l'expérience des personnes atteintes. L'agoraphobie se prête d'autant
mieux à des appréciations esthétiques qu'elle affecte la perception senso-
rielle : troubles de l'accommodation perceptive, perte de stabilité et de
repères, voire effondrement moral dû à l'accès de panique et à la pensée
envahissante d'un danger. Les contemporains l'associent systématique-
ment, bien que de manière souvent implicite, à une peur de s'exposer,
puisqu'ils décrivent tous des situations de visibilité excessive dans des
espaces ouverts. En même temps, cette peur si intériorisée devient en
partie fantasmatique (d'où l'usage récurrent d'expressions telles que
« peur de la peur », déjà employée par Westphal).
Avant de pouvoir la soigner, il faut pourtant admettre que la névropa-
thie agoraphobique est une pathologie réelle, même sans cause aisément

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assignable. Westphal, Cordes – qui en fut lui-même atteint –, Perroud,


Gélineau et leurs collègues parlent d'angoisse, d'anxiété ou de terreur sans
s'accorder sur l'étiologie du mal. Legrand du Saulle évoque comme causes
possibles l'excès de travail intellectuel, « la vie dissolue et les pertes sémi-
nales involontaires », et « les troubles dyspeptiques » 24. Mais la genèse de
l'agoraphobie semble rester insaisissable, enfouie dans l'expérience inté-
rieure des patients, alors même que la désignation de « peur des espaces »
cherche à l'étendre au-delà du contexte des rues et des places décrit par
Westphal.
Mais ne faut-il pas s'arrêter plus longuement sur les circonstances
« déterminées et identiques » où survient l'accès d'agoraphobie ? Si l'espace
ouvert, construit ou non (mais le plus souvent urbain), semble un facteur
déclencheur et non une cause déterminable « objective », cette neuropatho-
logie n'est pas non plus uniquement « subjective ». Dans le processus
complexe qui conduit de l'écoute et de l'observation au diagnostic et à la
conceptualisation, la prise en compte de la topologie spatiale et de l'atmo-
sphère sensible devient un enjeu d'interprétation. L'apport d'un regard
écologique et d'une écoute attentive des malades peut prévenir toute tenta-
tion de biologisme ou de comportementalisme. En revenant aux descrip-
tions cliniques situées et aux récits des patients eux-mêmes, on retrouve les
linéaments d'une approche atmosphérique de l'agoraphobie. Une telle
approche prêtera une attention minutieuse aux contextes sociaux et aux
circonstances spatiales – en particulier à l'architecture et à l'urbanisme,
aux changements d'échelle, de matériaux et de pratiques d'aménagement.
Dans les principales villes d'Europe de la période, en quelques décennies et
parfois en quelques années, une vaste majorité des atmosphères et
ambiances urbaines héritées disparaissent au profit de nouvelles. Parler
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d'ambiances semble d'autant plus justifié pour décrire ces transformations
vécues. On peut ainsi mettre en relation la présence des symptômes et
l'altération des milieux perceptifs en combinant les concepts d'atmosphère
(potentiellement quantifiable ou mesurable) et d'ambiance (à tendance
plus qualitative).
Westphal, qui transcrivait les descriptions de ses patients dans les
moindres détails, mentionnait les formes de l'espace et ses qualités sen-
sibles, alors que la référence aux espaces construits semble disparaître des
approches cliniques ultérieures : les médecins du siècle suivant ne retien-
dront que l'observation des fonctions biologiques internes des patients et
des patientes 25, sans accorder la même attention au contexte écologique du
surgissement de l'agoraphobie 26. Un tel déplacement néglige une condition
essentielle de cette réaction pathologique : la relation aux propriétés du
milieu perceptif, en l'occurrence du milieu urbain. Certes, l'espace construit
en lui-même ne saurait constituer la cause de l'agoraphobie. Mais il n'est

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pas indifférent que son apparition soit historiquement datée, et géographi-


quement située, dans le Berlin du Reich wilhelmien 27. La transformation
conjointe des espaces publics et du type d'interactions qui s'y déroulent
pourrait avoir installé un contexte écologique éminemment favorable à ces
accès de peur panique d'un genre nouveau. Pour celui ou celle qui
l'éprouve, l'agoraphobie est une attaque provenant autant du monde exté-
rieur que de sa propre fragilité. Les formes ouvertes et accessibles des lieux
publics offrent un cadre de résonance pour l'angoisse parce que l'amplifi-
cation et l'extension des espaces vides homogènes, nécessaires au trafic des
grandes métropoles en développement à l'ère industrielle, jouent un rôle
déclencheur.
L'agoraphobie semble donc relever d'une « sensibilité spatiale 28 » parti-
culière à ces atmosphères urbaines, bien plus qu'à la présence éventuelle de
foules, qui n'est là qu'un aspect secondaire. La réaction des patients pro-
vient d'une forte expérience d'inadéquation à un environnement en proie
au changement accéléré. Elle pourrait manifester une hypersensibilité à la
normativité sociale implicite portée par certaines configurations spatiales :
les nouvelles places et les nouveaux boulevards de l'haussmannisation et
de l'ère industrielle ; les aménagements monumentaux des toutes récentes
infrastructures de transport comme les gares immenses ; plus tard, les aéro-
ports et les shopping malls du second après-guerre. Dans de telles atmo-
sphères, qui sont aussi des ambiances produites par l'urbanisme à grande
échelle, l'agoraphobe éprouve dans sa chair la solitude et l'isolement,
comme une aliénation brutale qui réduit son champ de perception et
d'action.
Ainsi, l'agoraphobie ouvre une perspective, décalée et amplifiée par
l'hypersensibilité et la force des émotions, sur les espaces urbains de l'ère
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industrielle. Comment met-elle en évidence les propriétés sensorielles de
l'expérience en public, dans des milieux d'existence qui amplifiaient et mul-
tipliaient alors les situations d'exposition de soi de manière spectaculaire ?

L'évidement des villes, une histoire d'ambiances.

L'apparition de l'agoraphobie s'inscrit dans un contexte social et spatial


à la fois précis et multiforme. Les maladies nerveuses étaient en passe de
devenir un phénomène de masse, au travers de processus complexes
de mise en visibilité, de formulation et de diffusion de discours savants 29.
La maladie nerveuse était désormais considérée comme une pathologie
surmontable, se référant à un état normal supposé. On commençait à la
percevoir comme guérissable et non plus comme une marque irrémédiable.
C'est aussi pourquoi on pouvait en tirer des enseignements, pour la

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réflexion philosophique 30 comme pour la création littéraire 31. La sensibi-


lité du malade, qui ne différait plus en nature de celle de la personne saine,
devenait susceptible d'élargir la perception de tous.
Les agoraphobes, quant à eux, n'étaient-ils pas avant tout les témoins
inquiets de la saturation et du bouleversement des expériences sensorielles
citadines ? À en croire les témoignages et les analyses, leur trouble psychique
et perceptif procéderait au moins en partie d'une hypersensibilité aux atmo-
sphères urbaines, devenues des ambiances « métropolitaines » caractérisées
par « la surexcitation nerveuse croissante d'une civilisation supérieurement
développée 32 » et « l'intensification de la vie nerveuse 33 ». Les descriptions
des contemporains et les études historiques de la période 34 soulignent le
sentiment de vulnérabilité éprouvé par les citadins face à leurs nouvelles
conditions de vie, dans de grandes agglomérations industrielles en plein
essor économique et au plus fort de leur mutation matérielle. Sans même
évoquer l'arrière-plan de tensions sociales avivées par le capitalisme finan-
cier, des sollicitations intrusives d'une violente nouveauté affectaient l'expé-
rience sensorielle ordinaire. L'éclairage électrique, la vitesse des moyens de
transport, de communication et de transmission de l'information, l'émer-
gence de la réclame publicitaire et de l'affichage, le machinisme de la pro-
duction sont autant de facteurs qui concouraient à une perte des repères
hérités 35. Dans la Großstadt industrielle, ce n'est plus seulement, comme au
temps du matérialisme des Lumières issu du rationalisme cartésien, le corps
que l'on peut comparer à une machine subtile 36, mais bien le milieu d'exis-
tence et d'habitation, c'est‑à-dire l'espace urbain lui-même. La constitution
progressive de l'urbanisme en pratique professionnelle et l'émergence de la
planification urbaine en tant que démarche experte accentuent la tendance
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au rationalisme fonctionnaliste et productiviste ; les interventions radicales
de l'haussmannisation – poursuivant l'action d'Haussmann lui-même – lui
donnent une réalité concrète. On peut donc parler d'une altération profonde
de l'organisation collective de l'expérience sensorielle, comme l'ont fait
Simmel, puis Benjamin et Kracauer. La grande ville n'est plus un milieu
protecteur en continuité avec l'intérieur habité, mais une suite d'espaces
extérieurs anonymes. L'uniformisation spatiale du dehors renforce le senti-
ment de perte, d'étrangeté et d'éloignement des lieux publics urbains 37.
Par-delà ses aspects psychologiques et cliniques, l'agoraphobie inter-
roge le rapport entre nos perceptions des espaces bâtis et nos expériences
normatives. Dès 1889, l'architecte autrichien Camillo Sitte en relevait les
conditions spatiales, c'est‑à-dire architecturales et urbaines :

On a constaté récemment l'existence d'une maladie nerveuse d'un genre


particulier : l'agoraphobie. Un grand nombre de personnes passent pour
en être affectées ; elles éprouvent une certaine crainte, un malaise,

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chaque fois qu'elles doivent traverser une grande place vide. Complétons
cette observation des médecins par celle de l'artiste. […] Devant le vide
béant et la monotonie oppressante de nos places gigantesques, les habi-
tants des paisibles villes anciennes sont eux aussi frappés par la nouvelle
maladie 38.

Ce constat invite à approfondir l'étude écologique et « sensitive 39 » des


conditions matérielles en question. Les cas d'agoraphobie montrent la
nécessité de réfléchir en détail aux qualités perceptives et normatives du
caractère public de certains lieux urbains. Sans déterminer les conduites
citadines, les choix d'aménagement peuvent bouleverser les propriétés élé-
mentaires de leurs supports et cadres matériels. Selon Sitte, l'aménagement
des espaces publics répondait jadis à une idée de la vie collective et à une
« tradition artistique » commune, que les édiles de son temps avaient tort
de sous-estimer 40. La manière traditionnelle de construire avait le souci
d'articuler les rapports, de maintenir des limites visibles pour les espaces
extérieurs, de composer les places en intégrant leurs différents éléments de
façon organique. Il regrettait la perte d'une telle idée de la cohérence à
l'échelle de l'expérience sensorielle et des savoir-faire que l'on dirait
aujourd'hui vernaculaires au moment de l'affirmation de l'urbanisme
« moderne » haussmannien – qui n'en était pourtant qu'à ses premiers faits
d'armes.
Avec les transformations majeures qu'elle subit alors, la grande ville est
mise à nu, privée d'une part significative de ses fonctions symboliques 41.
Les responsables de son aménagement la saisissent comme un champ de
forces et une suite de flux à réguler : un pur « espace de circulation 42 »
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plutôt qu'un milieu de vie. Au gré des extensions et des grands travaux, elle
n'offre plus aux regards des contemporains les supports familiers d'une
ville se développant peu à peu. Les citadins doivent apprendre à se dépla-
cer, se repérer et s'orienter dans des espaces trop vastes pour eux, surgis de
terre en quelques décennies, voire en quelques années. Le contraste n'en
est que plus violent entre les intérieurs confinés (en particulier dans le
Berlin et le Paris de l'époque) et les étendues nouvelles, les rues neuves et
larges, les vastes avenues aux perspectives indéfinies, les places trop
ouvertes de tous côtés. Aux témoignages disponibles à ce propos, dont celui
de Sitte, on peut ajouter les observations que Gélineau formulait en 1880
sur l'agoraphobie, qu'il préférait appeler la « peur du vide » :

Influence des milieux. […] la Kénophobie est une névrose qui ne frappe
guère que l'habitant des villes. Il semble qu'elle se développe sous
l'influence de cette atmosphère débilitante des grandes cités qu'on a
désignée sous le nom de Malaria Urbana. C'est dans les grands centres

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des États-Unis, d'Allemagne, d'Autriche, de France, que les auteurs les


observent ; sur cinq névrosiques de ce genre que nous avons soignés,
quatre habitent Paris : c'est à Paris aussi que MM. Legrand du Saulle,
Bongrand, Dagonet, Delasiauve, observent les leurs ; – c'est dans la ville
populeuse de Lyon que M. Perroud en remarque d'autres. J'ai vécu pen-
dant vingt et un ans à la campagne, exerçant dans un rayon fort étendu
ma profession, jamais je n'ai observé moi-même, jamais je n'ai entendu
un de mes confrères me signaler un seul cas de la peur des espaces, et
cela se comprend puisqu'à chaque instant, les divers plans du paysage
sont semés d'accidents de terrain ou coupés par des constructions 43.

Sans souscrire aux accents déterministes du passage (« influence »), on


ne peut qu'admettre l'évidence : l'agoraphobie est un mal urbain, qui pro-
cède en partie d'une hypersensibilité aux ambiances de la grande ville
industrielle. Frappé d'immobilité et de paralysie dans un milieu en mouve-
ment, l'agoraphobe est un témoin privilégié d'une mutation profonde des
paysages vécus. Les rues et les places trop vastes pour lui sont des
contextes peu signifiants, et moins protecteurs que jamais. Les nouveaux
vides urbains érigés pour faciliter la circulation et le contrôle, mais aussi la
représentation sociale et politique, ne constituent plus des espaces de vie
du collectif mais des scènes propices à l'isolement des individus anonymes
et à l'avènement de nouveaux régimes de visibilité 44. Les alignements de
façades uniformes, les élargissements et le percement d'axes de circulation
selon des perspectives ouvertes et fuyantes privent la ville du visage fami-
lier que l'échelle réduite de ses aménagements historiques pouvait offrir à
ses habitants. C'est pourquoi certains auteurs ont estimé que l'agoraphobie
pouvait indiquer « la reconnaissance du pouvoir disciplinaire d'un régime
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de vision rationaliste et abstrait qui tend à priver le corps humain, en tant
que sujet de perception sensorielle, de sa capacité d'action 45 ». Les accès
de « peur des espaces » révèlent ces conditions nouvelles de l'expérience
citadine : bien qu'individuelles, les scènes de panique surviennent précisé-
ment à l'intersection de phénomènes sociaux et politiques avec la transfor-
mation matérielle effective des lieux.

*
* *

Ainsi, les agoraphobes, figures apparues au XIXe siècle dans le domaine


de la psychiatrie, incarnent une forme d'hypersensibilité aux espaces
publics urbains. Leurs rapports spécifiques aux émotions, à l'environne-
ment bâti et à la présence d'inconnus soulignent le rôle déterminant de la
perception visuelle et du maintien des distances corporelles dans les inter-

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actions citadines. Leurs expériences révèlent en les amplifiant certaines


caractéristiques écologiques de l'existence en public. En faisant voir la
place cardinale des apparences corporelles dans la coexistence en public
des citadins, elles rappellent que les agencements spatiaux sont les supports
des interactions urbaines et de leur normativité implicite. Parce que cette
hypersensibilité aux ambiances publiques, née dans les espaces neufs des
grandes villes industrielles, rencontre des enjeux de perception collective
ou partagée, la réflexion à son sujet peut apporter des ressources critiques
sur les plans social et politique 46. On la retrouve aussi dans un nombre
important de représentations culturelles, à commencer par les œuvres litté-
raires, picturales et cinématographiques du siècle dernier, d'Alfred Döblin,
Franz Kafka ou Louis-Ferdinand Céline à Edvard Munch, Fritz Lang,
Michelangelo Antonioni ou Alfred Hitchcock. Comme l'« ennui » ou le
« spleen » baudelairien, autres émotions issues des ambiances urbaines de
l'âge industriel, la peur citadine est susceptible d'animer des rêveries poé-
tiques (dans le sillage du surréalisme, par exemple), mais aussi de déclen-
cher des réponses pratiques dans le domaine de l'urban design. Elle n'a pas
fini d'élargir nos perceptions et d'enrichir nos imaginaires.

Olivier GAUDIN
olivier.gaudin@insa-cvl.fr
ATER à l'École de la nature et du paysage de Blois (INSA-CVL),
chercheur associé au Centre d'étude des mouvements sociaux (EHESS)

NOTES
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1. Isaac Joseph, Louis Quéré, « L'organisation sociale de l'expérience » (1993), in Isaac Joseph, © Le Seuil | Téléchargé le 01/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.0.205.227)
L'Athlète moral et l'Enquêteur modeste, Daniel Cefaï (éd.), Paris, Economica, 2007, p. 160.
2. En particulier avec Wilhelm Wundt (1832-1920), Hermann von Helmholtz (1821-1894),
William James (1842-1910) ou Camillo Golgi (1843-1926). Sur cette affirmation institutionnelle,
voir notamment Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963.
3. Avec les travaux de Jean-Martin Charcot (1825-1893), puis ceux de Pierre Janet (1859-
1947) et de Sigmund Freud (1856-1939).
4. Voir Françoise Choay, L'Urbanisme, utopies et réalités, Paris, Seuil, 1965 ; Michel Ragon,
Histoire de l'architecture et de l'urbanisme modernes, t. 1, Idéologies et pionniers, 1800-1910,
Paris, Casterman, 1986.
5. Le lexique de la pathologie médicale se prête dès la Renaissance à des transpositions analo-
giques vers le domaine urbain du vocabulaire de l'anatomie et de la régulation des flux. Décrite
comme un organisme vivant, la ville devient avec l'industrialisation un objet de préoccupation
hygiéniste et politique : exposée à la « congestion », l'« étouffement » ou la « paralysie », on la tient
pour un possible foyer d'épidémie, de crime et de révolution. Mais la métaphore est insatisfaisante,
notamment parce qu'elle relaie une charge idéologique et normative non explicitée.
6. Voir Christine Breton, Sylvain Maestraggi (dir.), Mais de quoi ont-ils eu si peur ? Walter
Benjamin, Ernst Bloch et Siegfried Kracauer à Marseille le 8 septembre 1926, Marseille, Les édi-
tions commune, 2016.

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7. Le mot est formé à partir des termes grecs « agora », qui désignait une place ou un espace
non construit dans un ensemble urbain, et « phobos », la crainte.
8. Carl F. O. Westphal, « Die Agoraphobie, eine neuropathische Erscheinung », Archiv für Psy-
chiatrie und Nervenkrankheiten, 3, 1871-1872, p. 138-161. L'article reprend le texte d'une confé-
rence prononcée le 16 mai 1871, à quelques jours des massacres qui mirent fin à la Commune de
Paris – en français, le mot « agoraphobie » est cependant apparu dès la publication du Dictionnaire
médical Littré-Robin (1865).
9. Carl F. O. Westphal, « Die Agoraphobie », art. cité, p. 148.
10. Ibid., p. 150.
11. Freud tentera, vingt-cinq ans plus tard, de résoudre cette difficulté par la mise au jour de la
sexualité infantile (La Sexualité dans l'étiologie des névroses, paru en 1898, sera suivi en 1905 de
Trois Essais sur la théorie sexuelle, qui diffusera la notion de sexualité infantile). Dans la partie
d'Introduction à la psychanalyse (1916-1917) qui traite des névroses, il placera l'agoraphobie
« dans le cadre des hystéries d'angoisse » (Paris, Payot, 1921, 3e partie, « Théorie générale des
névroses », chap. 17, « Le sens des symptômes »).
12. École composée en bonne part, à l'époque, de juifs allemands socialement progressistes.
Westphal est aussi le premier médecin à évoquer l'homosexualité et la transsexualité, perçues à
l'époque comme des maladies – Foucault le cite à ce propos dans La Volonté de savoir (Paris,
Gallimard, 1976).
13. Les études de la claustrophobie, de la neurasthénie ou de l'hystérie rejoignaient celles de la
peur panique des espaces ouverts, la « peur des places » (« Platzfurcht » ou « Platzangst »), comme
la nommaient alors certains médecins. Voir Henri Legrand du Saulle, Étude clinique sur la peur
des espaces (agoraphobie des Allemands), névrose émotive, Paris, Delahaye, 1878 ; Henri Duhaut,
Considérations sur l'agoraphobie, Paris, Parent, 1879 ; Dr Gros, « Contribution à l'étude de l'ago-
raphobie (peur des espaces) et d'autres formes de névroses émotives », Annales médico-psycholo-
giques, 43e année, Paris, Masson, 1885, p. 394-407. Pour d'autres références, voir David Trotter,
« The Invention of Agoraphobia », Victorian Literature and Culture, 32, 2, 2004, p. 463-474.
14. Édouard Gélineau, De la kénophobie ou peur des espaces (agoraphobie des Allemands),
Surgères, Tessier, 1880.
15. Henri Legrand du Saulle, Étude clinique sur la peur des espaces, op. cit.
16. Par exemple : Dr Mary-Durand, « Causerie médicale : l'agoraphobie », Le Journal pour tous,
19 juin 1892, 2e année, 25, p. 343.
17. Henri Legrand du Saulle, Étude clinique sur la peur des espaces, op. cit., p. 18. L'auteur
reproduit certains témoignages de patients sur des pages entières.
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18. On peut penser aux dénonciations allemandes de l'Amerikaniesierung, dès la fin du
XIXe siècle.
19. Autre catégorie clinique célèbre de l'époque ; ce terme dû au médecin américain
George M. Beard (1869) a connu une très large diffusion à partir de 1880.
20. Kathryn Milun, Pathologies of Modern Space : Empty Space, Urban Anxiety, and the
Recovery of the Public Self (2006), Londres, Routledge, 2013, p. 2-3.
21. Henri Legrand du Saulle, Étude clinique sur la peur des espaces, op. cit., p. 63.
22. Ibid., p. 42.
23. Voir notamment Benjamin Ball, « De la claustrophobie », Annales médico-psychologiques,
38e année, Paris, Masson, 1879, p. 378-386.
24. Henri Legrand du Saulle, Étude clinique sur la peur des espaces, op. cit., p. 56.
25. La construction ultérieure de l'agoraphobie comme pathologie essentiellement féminine
relève plutôt du contexte américain. Pour saisir ce processus aussi complexe que critiquable, voir
notamment : Gillian Brown, « The Empire of Agoraphobia », Representations, 20, 1987, p. 134-
157 – qui revient sur le personnage de Bartleby, imaginé par Herman Melville dès 1853 ; Shelley Z.
Reuter, Narrating Social Order : Agoraphobia and the Politics of Classification, Toronto, University
of Toronto Press, 2007 ; id., « (Re)gendering Panic : Towards a Critical Sociology of Agoraphobia »,
Women's Health & Urban Life, 5, 1, 2006, p. 48-74.
26. Voir Kathryn Milun, Pathologies of Modern Space, op. cit., p. 17, ainsi que le chapitre 1 de
l'ouvrage.

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27. La croissance de la ville, depuis le milieu du siècle, était alors spectaculaire. Plusieurs obser-
vateurs, dont Mark Twain, parlent de « Chicago-sur-Spree » : la mutation de la nouvelle capitale
impériale est aussi rapide que celle de la cité du Midwest et l'ampleur de l'immigration (domestique)
y est comparable. Voir Stéphane Füzesséry et Philippe Simay (dir.), Le Choc des métropoles.
Simmel, Kracauer, Benjamin, Paris, Éditions de l'éclat, 2008.
28. Kathryn Milun, Pathologies of Modern Space, op. cit., p. 5.
29. Voir notamment : Michel Foucault, Naissance de la clinique, op. cit. ; Georges Didi-
Huberman, Invention de l'hystérie. Charcot et l'iconographie photographique de la Salpêtrière
(1982), Paris, Éditions Macula, 2014.
30. Comme le montre surtout l'œuvre de Nietzsche : voir par exemple sa préface de 1886 au Gai
Savoir.
31. Notamment chez Marcel Proust et Thomas Mann.
32. Friedrich W. Nietzsche, Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres, I (1878), traduc-
tion modifiée, Paris, Gallimard, 1988, aph. 259, p. 199.
33. Georg Simmel, « Les grandes villes et la vie de l'esprit » (1903), trad. Jean-Louis Vieillard-
Baron, in Philosophie de la modernité, Paris, Payot, 1989, p. 233-252.
34. Voir Maurice Agulhon (dir.), La Ville de l'âge industriel. Le cycle haussmannien (tome 4 de
l'Histoire de la France urbaine dirigée par Georges Duby), Paris, Seuil, 1983 ; Georges Vigarello,
Le Sentiment de soi. Histoire de la perception du corps, XVIe-XXe siècles, Paris, Seuil, 2014, notam-
ment p. 191-197 ; Emmanuel Fureix, François Jarrige, La Modernité désenchantée. Relire l'histoire
du XIXe siècle français, Paris, La Découverte, 2015, en particulier chap. 2 et 3.
35. Andreas Killen, Berlin Electropolis : Schock, Nerves, and German Modernity, Berkeley,
University of California Press, 2006 ; Janet Ward, Weimar Surfaces : Urban Visual Culture in 1920s
Germany, Berkeley, University of California Press, 2001.
36. Par exemple chez les philosophes matérialistes Julien Offray de La Mettrie (1709-1751),
Denis Diderot (1713-1784) ou Paul-Henri Thiry d'Holbach (1723-1789).
37. Anthony Vidler, « Agoraphobia : Spatial Estrangement in Georg Simmel and Siegfried
Kracauer », New German Critique, 54, Duke University Press, 1991, p. 31-45 ; voir également, du
même auteur : Warped Space. Art, Architecture, and Anxiety in Modern Culture, Cambridge, MIT,
2000.
38. Camillo Sitte, L'Art de bâtir les villes. L'urbanisme selon ses fondements artistiques (1889),
trad. Daniel Wieczorek, Paris, Seuil, 1996, p. 53.
39. Stéphane Füzesséry, Philippe Simay, « Une théorie sensitive de la modernité », in Stéphane
Füzesséry, Philippe Simay (dir.), Le Choc des métropoles, op. cit.
40. Camillo Sitte, L'Art de bâtir les villes, op. cit., p. 90, 118-120, 133.
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41. Friedrich W. Nietzsche, Humain, trop humain, op. cit., aph. 218.
42. Françoise Choay, Espacements (1969), Milan, Skira, 2003, p. 78-103.
43. Édouard Gélineau, De la kénophobie ou peur des espaces, op. cit., p. 24-25.
44. Anthony Vidler, « The Scenes of the Streets : Transformations in Ideal and Reality, 1750-
1871 », in The Scenes of the Streets and Other Essays, New York, Monacelli, 2011, p. 16-127.
45. Andreas Huyssen, Miniature Metropolis. Literature in an Age of Photography and Film,
Cambridge, Harvard University Press, 2015, p. 134 (ma traduction).
46. Voir notamment : David Trotter, « The Invention of Agoraphobia », Critical Quarterly, 52,
« The Uses of Phobia », Hoboken (États-Unis), Wiley-Blackwell, 2010, p. 29-39 ; Abram de Swaan,
« The Politics of Agoraphobia : On Changes in Emotional and Relational Management », Theory
and Society, 10, 3, printemps 1981, p. 359-393.

RÉSUMÉ

Les scènes urbaines de la peur. L'invention de l'agoraphobie, une histoire d'ambiances


L'agoraphobie, notion médicale apparue au XIXe siècle pour désigner la peur névrotique des
espaces publics, peut intéresser l'étude historique des ambiances urbaines. Une approche

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atmosphérique montre que l'appréciation des conditions de l'expérience sensorielle des citadins de
l'époque a tenu un rôle décisif dans l'effort d'interprétation des médecins qui ont inventé cette
catégorie clinique. L'article interroge le contexte historique de la « peur des places » dans la perspec-
tive indissociablement sociale, spatiale et politique que requièrent les phénomènes d'ambiance.

MOTS-CLÉS : agoraphobie, atmosphère, ambiance, études urbaines, médecine

SUMMARY

The urban scenes of fear: the invention of agoraphobia and the history of ambiances
Agoraphobia, the medical notion that appeared in the 19th century to name the neurotic fear
of public spaces, is likely to be of interest to the historical study of urban ambiances. An atmos-
pheric approach shows that the description of the city-dwellers' sensorial experience held a deci-
sive role in the interpretative effort of the psychiatrists who constituted that clinical category. This
article addresses the historical context of the “fear of squares” from the social, spatial and political
perspectives required necessarily by atmospheric phenomena.

KEYWORDS: agoraphobia, atmosphere, urban studies, medicine

RESUMEN

Las escenas urbanas del miedo: la invención de la agorafobia, una historia de ambiente
La agorafobia, noción de medicina aparecida a finales del siglo XIX para caracterizar el miedo
neurótico a los espacios públicos, puede interesar el estudio histórico de los ambientes urbanos.
Una aproximación a la atmósfera muestra cómo la apreciación de las condiciones de la experien-
cia sensorial de los ciudadanos de la época tuvo un papel decisivo en el esfuerzo interpretativo de
los médicos inventores de tal categoría clínica. El presente artículo propone un análisis del contexto
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histórico del «temor a las plazas» en esa perspectiva en que no se pueden disociar lo social, lo
espacial y lo político para la buena comprensión de los fenómenos de ambiente.

PALABRAS CLAVES: agorafobia, atmósfera, ambiente, estudios urbanos, medicina

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