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Sophie-Jan Arrien
Dans Philosophie 2001/2 (n° 69), pages 51 à 69
Éditions Éditions de Minuit
ISSN 0294-1805
ISBN 9782707317421
DOI 10.3917/philo.069.0051
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 15/07/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 82.66.33.67)
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De 1919 à 1923, Heidegger, alors Privatdozent à l’Université de
Fribourg, cherche à mettre en œuvre une pensée qui se distingue
radicalement de la « nouvelle philosophie dans son ensemble ». Le
concept de « vie » constitue le leitmotiv de ses leçons et l’indication
d’une sphère originaire, celle de l’expérience facticielle vécue, d’où
le philosopher trouve sa provenance, dont il doit rendre compte et
où il revient toujours. Autour de ce concept gravitent les questions
fondamentales de la philosophie exigeant d’être ressaisies « avec
acuité » au-delà – ou en deçà – de tout concept traditionnel. C’est
ainsi que prend forme ce qu’on a pu appeler rétrospectivement la
« phénoménologie herméneutique de la vie facticielle » du jeune Hei-
degger.
Nous voulons montrer comment s’y déploie, sans référence encore à
la « question de l’être », un geste radical de dé(con)struction de la
subjectivité ou, plus précisément, du mode d’être de l’ego cartésien
jusque dans ses avatars diltheyens et husserliens. Par là nous entendons
avant tout, avec le jeune Heidegger, l’attitude réflexive et l’horizon théo-
rique qui, à partir de Descartes puis de Kant, ont conduit la philosophie
à se réaliser ou plutôt à se comprendre, toujours plus impérativement,
comme théorie de la connaissance sur les bases cent fois reprises d’un
sujet apte à fonder cette connaissance (de la connaissance) 2. L’attitude
réflexive est, aux yeux du jeune Heidegger, celle qui barre un possible
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L’enjeu est de taille et l’on est en droit de se demander si le jeune
Heidegger a les moyens de faire front à la tradition qu’il remet ainsi en
cause. Comment briser la domination du théorique sans pour autant
tomber dans l’irrationnel pur et simple où, pour Heidegger, se dissou-
drait le lieu propre de la philosophie 5 ? Quelle stratégie permettrait de
révéler la faiblesse de la Fragestellung réflexive tout en faisant apparaître
les avantages propres à une position visant de l’a-théorique ? En bref,
quel sera la pierre de touche ou mieux, le levier conceptuel sur lequel
le jeune Heidegger pourra s’appuyer pour mettre en œuvre sa rébellion
et en justifier, ne serait-ce que provisoirement encore, le bien fondé ?
Dans Être et temps, comme chacun sait, la temporalité jouera claire-
ment ce rôle de concept-levier 6. En cela, l’idée de temporalité est l’héri-
tière de la notion de sens historique que Heidegger introduit dès 1919
comme catégorie fondamentale de l’analyse philosophique au plus
concret de la vie facticielle. Mais peut-on réduire la question de l’his-
torique dans les premiers cours de Fribourg à une proto-forme du
problème de la temporalité/historicité ? Ce « réflexe généalogique », à
savoir celui de lire les premiers cours de Fribourg à la lumière d’Être
et temps, domine le plus souvent l’interprétation de ce corpus et semble
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traditionnelles 1. de notre rapport à la réalité, 2. de la constitution du
sens, 3. de l’accès à soi. En dépliant selon ces trois dimension la question
de l’historique dans la phénoménologie herméneutique de la vie de
Fribourg, c’est précisément à la radicalité et l’originalité philosophiques
de cette dernière que nous voulons rendre justice.
« [on dit que] la vie est une figure aux facettes mul-
tiples. [...] Mais le point suprême du confort ou de
la banqueroute de la philosophie, est [...] quand on
prétend pour cette raison ne pas utiliser l’expression
[de vie] 9 ».
7. Nous pensons par exemple à D. Thomä, Die Zeit des Selbst und die Zeit danach,
Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1990 ; T. Kisiel : The Genesis of Heidegger’s Being and
Time, Berkeley/ Los Angeles/ London/ University of California Press, 1993 ; Kisiel et
Van Buren (éd.) : Reading Heidegger from the Start ; Essays in His Earliest Thought, State
University of New-York Press, Albany, 1994 ; J.A. Barash : Heidegger et son siècle ; temps
de l’Être, temps de l’histoire, Paris, PUF, 1995 ; J.-F. Courtine (éd.) : Heidegger, 1919-1929 ;
de l’herméneutique de la facticité à la métaphysique du Dasein, Paris, Vrin, 1996.
8. Cf. Heidegger, M., Sein und Zeit, 17e éd., Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 1993 ;
trad. fr. : Être et temps, trad. par E. Martineau, Authentica, Paris, 1985 ; § 10, p. 46 :
« La fixation au point de départ d’un “je” et d’un sujet immédiatement donné fait passer
totalement à côté du Dasein en sa richesse phénoménale. Toute idée du “sujet” [...]
participe encore ontologiquement de la mise en jeu initiale du subjectum (upokeimenon)
si vivement qu’on puisse d’ailleurs combattre ontiquement la “substantialisation de l’âme”
ou la “réduction de la conscience à une chose” ».
9. GA 61, 89.
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qui cherche à élaborer une phénoménologie de la vie à titre de philo-
sophie originaire, n’a de cesse de rappeler cette ambiguïté de la notion
de vie et, simultanément, d’en faire valoir la portée proprement philo-
sophique en tant que défi essentiel lancé à la pensée plutôt que prétexte
à s’en détourner :
« La polysémie égarante du terme de “vie” et son usage équivoque
ne doivent pas servir de prétexte pour le rejeter purement et simple-
ment. On renoncerait par là à la possibilité de suivre les directions
sémantiques qui lui appartiennent en propre et qui seules permettent
de pénétrer jusqu’à l’objectité à chaque fois signifiée. C’est pourquoi
il est capital de garder présent à l’esprit que le terme de zoè, vita,
désigne un phénomène fondamental autour duquel gravite l’interpré-
tation grecque, vétéro-testamentaire, néo-testamentaire chrétienne et
gréco-chrétienne de l’être-là humain. L’équivocité du terme plonge
donc ses racines dans l’objet signifié lui-même. Pour la philosophie,
le caractère indécis d’une signification peut simplement fournir l’occa-
sion de la laisser de côté ; mais si elle découvre que cette indécision
a un fondement nécessaire dans son objet, elle peut chercher à la
rendre expressément approprié et transparente. Être attentif à la poly-
sémie des termes (pollakôs legomenon) ne revient pas simplement à
éplucher les acceptions isolées des mots, mais cela exprime la ten-
dance radicale à rendre accessible l’objectité signifiée elle-même et
disponible la source qui motive les différentes manières de signi-
fier 11. »
10. Platon, Lois, XII 959c3 ; Aristote, De l’âme, II 1-2 ; Ethique à Nicomaque, I ; Ethique
à Eudème, I, Plotin : Ennéades, III, 7, 11, 44 ; III 7, 12, 2.
11. Heidegger, M. : Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles (1922), Dilthey-
Jahrbuch 4, 1986-87, F. Rodi (éd.), Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen. Trad. fr. :
Interprétation phénoménologiques d’Aristote, trad. par J.-F. Courtine, TER, Mauvezin,
1992, pp. 5-6.
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accomplissement même ; accomplissement concret, accomplissement fac-
ticiel. La source des significations de la vie, autrement dit, se fait jour
dans l’a posteriori d’une performance concrète qui préside à toute
conceptualisation et non dans une définition a priori. Ce n’est que « dans
l’accomplissement actuel de l’expérience de la vie » qu’on accède à la
« réalité originaire (Urwirklichkeit) », qu’on touche au « soi dans son
expérience de lui-même » 12. La nature de cet accomplissement de la vie
et la possibilité méthodologique d’y accéder et d’en parler, voilà l’un
des enjeux cruciaux des réflexions du jeune Heidegger.
Il s’agit donc d’abord de cerner un peu mieux cette notion d’accom-
plissement (Vollzug). Elle se rattache en s’y opposant à deux figures
déterminantes pour Heidegger : Husserl, Dilthey 13. L’accomplissement
chez le jeune Heidegger fait en effet directement écho à la question de
l’intentionnalité chez Husserl mais tout aussi bien, et plus fondamenta-
lement encore, à la théorie des Lebensbezüge de Dilthey 14.
Dans un contexte philosophique dominé par le psychologisme, les
théories de la connaissance et les philosophies de la culture, Heidegger
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prend soin d’exclure la vie des acceptions qu’elle pourrait prendre dans
l’une ou l’autre de ces perspectives. La vie n’est jamais un processus
psychique pas plus qu’elle ne constitue l’ensemble des faits vécus indi-
viduels qui, revêtant diverses formes et expressions historiques, s’objec-
tivent historiquement en tant que culture. Le vécu renvoie au contraire
à l’expérience préthéorique immédiate et immédiatement signifiante du
monde au sein de laquelle s’ouvre le monde du soi. La vie est certes
une structure intentionnelle, mondaine et réflexive – nous y revenons
un peu plus loin –, mais son accomplissement en tant que vécu originaire
n’est jamais réductible au remplissement intuitif d’une visée intention-
nelle. On ne peut reconduire la vie à la conscience husserlienne et à ses
vécus. Elle en assumera rapidement, il est vrai, des fonctions concur-
rentes, mais sous des modes qui ne laisseront place ni à l’idée de consti-
tution transcendantale par l’ego, ni même à la possibilité d’une région
conscience face à (ou même dans) une région monde 15. Pour Heidegger
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le vécu originaire de la vie n’est pas un vécu de conscience, lieu de
l’expérience du soi et du monde ; il est, d’abord et avant tout, un vécu
historique ou plus précisément s’accomplit comme un vécu historique
d’où alors seulement quelque chose comme un monde du soi se reçoit.
Et c’est là où Dilthey entre en scène comme une influence ayant marqué
de façon véritablement déterminante la pensée heideggerienne.
Pour Dilthey (comme le rappellera Heidegger dans Être et temps 16),
la structure de l’expérience vécue (Erlebnis) et de ses cohésions (Zusam-
menhänge) représente la condition expresse de toute compréhension de
la vie. Dilthey espère élaborer sa méthodologie des sciences de l’esprit
à partir de « l’expérience historique de la vie », de telle manière qu’elle
demeure conforme à cette cohésion structurale immédiate du vécu. Il
introduit entre autres, à la base de sa réflexion sur l’histoire, la notion
de relations propres à la vie (Lebensbezüge) 17 qui caractérisent nos vécus
en tant que ceux-ci sont toujours dirigés vers le monde et s’accomplis-
sent en lui selon une forme d’auto-compréhension préthéorique. Mais
la cohésion de la vie (Lebenszusammenhang) qu’instaurent les Lebens-
bezüge de Dilthey n’est pas assez radicale aux yeux de Heidegger. Les
Lebensbezüge partent dans tous les sens, se concrétisant ou s’accomplis-
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sant sous la forme d’états d’âme 18 (joie, amour, satisfaction, envie, etc.),
dans des attentes ou exigences par rapport à autrui, bref, dans des
expériences vécues significatives, certes, mais qui ne révèlent pas
d’emblée la structure et la cohésion de la vie elle-même. Pour que celle-ci
devienne visible et compréhensible dans sa cohésion structurelle origi-
naire, Dilthey considère que les Lebensbezüge doivent s’objectiver, être
thématisés, décrits. Les expériences vécues, déplore Heidegger, retom-
bent ainsi dans la catégorie des processus psychiques et leur description
laisse échapper le sens authentiquement historique de la vie au profit
d’une « contemplation psychologique des images d’une “personnalité
totale” externe » 19 ancrée dans l’attitude théorique et réflexive qu’il
s’agit de dépasser. Heidegger reproche donc à Dilthey, comme d’ailleurs
à Husserl, un manque de radicalité qu’il espère combler. Il n’en reste
pas moins qu’en reconnaissant à la vie individuelle elle-même une
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dimension historique fondamentale qui ouvre toujours déjà une forme
d’auto-compréhension, c’est Dilthey qui permet au jeune Heidegger
d’accéder à l’intuition structurante de sa propre pensée.
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place au cœur de chacun de ces moments le sens historique de la facticité
avec une radicalité et un déploiement tels que s’en trouve évacué tout
renvoi à l’attitude théorique qui fonde les figures réflexives tradition-
nelles de la subjectivité.
Les premières analyses de l’expérience vécue ont lieu dès 1919. Hei-
degger assigne à la philosophie la tâche de découvrir et de donner accès
à la sphère de l’origine. Non pas telle ou telle région d’objets qui fon-
derait les autres, mais un lieu antécédent à la choséité même dans la
mesure où le fait qu’il y ait (es gibt) des choses implique quelque chose
(Etwas) qui ne soit pas une chose et qui pourtant, donne à être. Or,
concrètement, c’est l’expérience vécue qui offre le terrain immédiat de
toute donation, de tout « es gibt » ; qui, avant toute avancée de la chose,
permet qu’il y ait quelque chose, que “ça donne” quelque chose. La vie
donc, la vie dans ce qu’elle a de plus concret c’est-à-dire en tant que
vécu, paraît être l’espace d’émergence de tout es gibt à partir duquel
doit s’amorcer l’investigation en vue de l’origine 23.
Mais comment aborder la sphère de l’expérience vécue ? à quoi ai-je
affaire dans un vécu ? D’abord, je n’ai devant moi, rien d’étant, rien
non plus de processuel ; le se-comporter, le se-rapporter-à propre à
chaque vécu ne renvoie pas à une expérience psychique ; il n’est pas
fondé dans la choséité qui s’attache ultimement à tout processus psy-
chique. Par ailleurs, il ne relie pas plus l’un à l’autre comme deux étants
entre eux l’expérience vécue et ce qui est vécu. « Le vécu n’est pas une
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catégorie du monde et, indirectement celle du soi, qui font leur entrée
dans la pensée heideggerienne.
Le monde ambiant (l’Umwelt) est ce à quoi a de prime abord affaire
l’expérience vécue. Encore une fois, cette expérience vécue du monde
ne peut être réduite à un événement subjectif ou personnel : bien que
l’expérience soit à chaque fois l’expérience intime et unique d’un « je »,
le phénomène premier qui est en jeu dans cette expérience vécue est
avant tout la significativité qui se donne toujours dans et à partir d’un
monde ambiant immédiat. La situation la plus concrète vécue par cha-
cun de la façon la plus individuelle n’en demeure pas moins caractérisée,
de façon générale, en tant qu’expérience vécue, par la significativité du
monde. Exemple : la chaire (Katheder) qui trône dans la salle de cours 25.
La chaire est la première chose aperçue par qui entre dans la pièce.
Mais quoi donc est vu au juste ? Ce que le professeur saisit du regard,
c’est l’endroit d’où il s’adressera à son auditoire ; ce que les étudiants y
voient, c’est le meuble duquel le professeur donnera son cours comme
il l’a déjà donné plusieurs fois. La chaire, qui se donne ainsi dans
l’expérience vécue, se donne d’une traite et avec elle tout le complexe
d’objets qui lui sont reliés (un livre ou un crayon qui traînent par
exemple). De quelque façon, l’assemblage de bois qui occupe un espace
déterminé dans la salle de classe se donne donc d’entrée de jeu au
professeur et aux étudiants de façon signifiante en tant que (als) chaire.
Ce qui n’implique pas que cette signification immédiate, propre à l’expé-
rience vécue, soit universelle ou absolue. Déjà pour un paysan, le
complexe de significations pourrait se métamorphoser en une significa-
tion unique, ou du moins non élargie par les souvenirs et l’habitude :
la chaire serait simplement « la place du professeur ». Plus radical : un
homme préhistorique se retrouve soudain transporté dans la salle de
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classe. Pour lui, la chaire pourrait n’avoir aucun sens connu ou familier :
il resterait perplexe, envisagerait qu’il s’agit de quelque autel rituel ayant
affaire à la magie et au surnaturel ou imaginerait un abri qui protège
les hommes contre de possibles attaques. Ou encore, ne sachant rien
tirer de ce qu’il observe, il verrait simplement là un complexe de cou-
leurs et de formes, une chose, tout bonnement quelque chose (eine bloße
Sache, ein Etwas). Mais alors même qu’il « expérimenterait » la chaire
en tant que simple quelque chose qui est là, ce quelque chose qu’il
observerait aurait pour lui une signification, impliquerait un moment
significatif, fût-ce celui d’une « étrangeté à caractère d’outil » (zeuglichen
Fremdsein) en général duquel il ne saurait que faire 26.
C’est ainsi que l’expérience vécue, bien qu’à chaque fois unique et
éminemment individuelle, renvoie toujours à un monde ambiant, à un
complexe de significativité qui, aussi différent soit-il pour l’un ou pour
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l’autre, n’en demeure pas moins une constante inaliénable de l’expé-
rience. Dans toute expérience vécue, quelque chose (Etwas) se donne
à moi à partir d’un monde ambiant immédiat. Non d’abord des objets
qui ensuite sont compris en tant que signifiant ceci ou cela mais pre-
mièrement un complexe de significativité saisi immédiatement ; la signi-
ficativité est toujours constituante de l’expérience du monde ambiant,
en elle et par elle le monde « mondanise » (es weltet) : « vivant dans un
monde ambiant, tout me signifie toujours et partout, tout est mondain,
“ça mondanise” 27 ».
L’expérience du monde ambiant, toutefois, ne fait pas que confirmer
la primauté de la significativité sur la choséité dans l’expérience vécue.
Elle permet pour la première fois d’accéder à quelque chose comme un
« je » : « là et quand ça mondanise pour moi, alors, je suis de quelque
manière complètement là 28 ». On aperçoit ici la première avancée du
jeune Heidegger contre le statut épistémologique traditionnel de la sub-
jectivité : le “je” n’est plus une fonction première et spontanée – psy-
chique ou transcendantale – apte à constituer du sens et de la connais-
sance, il advient à lui-même dans l’expérience du monde ; il apparaît
avec la significativité du monde plutôt qu’il ne la constitue. Mais n’est-on
pas ici déjà et simplement en présence de l’intentionnalité radicale du
Dasein et de son être-au-monde ? Oui et non. Le jeune Heidegger radi-
calise en effet l’intentionnalité husserlienne dans la mesure où le monde
ne saurait plus être une « fonction » d’un ego transcendantal. Au
contraire, le « je » n’apparaît que dans le monde et avec lui ; le « je »
n’apparaît dans l’expérience vécue que dans la mesure où le monde
« mondanise ». Mais il y a plus : non seulement le « je » des cours de
Fribourg est loin d’être premier dans son rapport au monde (comme
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en deçà d’une telle opposition ; il ne permet pas de la penser et n’en a
même pas la vocation. L’événement appropriant doit être pris au sens
littéral du terme comme le moment où quelque chose comme du propre
apparaît, où, comme le nommera Heidegger dès le cours de l’hiver
1919/20, un soi ou monde du soi devient pour la première fois possible
et pensable en tant que domaine (du) propre. « Les expériences vécues
sont des ap-propriements dans la mesure où elles vivent à partir du
propre et que la vie ne vit qu’ainsi » 30. Dans l’expérience vécue comprise
comme Er-eignis je suis complètement là dans la mesure où à chaque
fois je m’approprie cette expérience vécue (ich selbst er-eigne es mir) et
qu’elle s’approprie selon son essence (es er-eignet sich seinem Wesen
nach). Par-delà toute rupture entre un extérieur (approprié) et un inté-
rieur (appropriant) ou encore entre dimensions physique et psychique,
ou même entre une région conscience et une région monde, l’expérience
vécue m’arrive et, m’arrivant, me fait proprement arriver à moi-même
à chaque fois, me fait m’approprier. Ni constituée, ni constituante, la
vie apparaît à chaque fois de façon « performative » comme monde du
soi, dans l’Er-eignis et comme Er-eignis qu’elle s’approprie et qui
l’approprie.
Reste à savoir ce qu’il en retourne de cet événement appropriant
duquel se reçoit le monde du soi. Heidegger n’en précise pas explici-
tement la nature dans la mesure où il abandonne le concept sitôt après
l’avoir découvert (il ne réapparaîtra plus dans les cours de Fribourg
après 1919). Pourtant, il porte en lui l’intuition que le jeune Heidegger
développe avec acharnement à savoir le sens (sinon l’essence) historique
de la vie. Celui-ci apparaît comme phénomène originaire à partir du
vécu propre qui est aussi le moment d’apparition du soi. Mais ce vécu,
on l’a dit, est Er-eignis, événement ; le soi apparaît dans et comme un
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événement, comme quelque chose qui se passe, qui advient, qui arrive ;
on aperçoit donc dans l’Er-eignis le sens temporel premier de la vie, la
condition de possibilité ou mieux d’advenue, d’apparition, du soi. Tout
se passe comme si le jeune Heidegger se détournait terminologiquement
de l’Er-eignis pour en conserver cependant le sens essentiel d’appro-
priation historique du soi dans un monde ou pour le dire autrement,
le sens facticiel. Le facticiel ou plutôt la facticité comme ce qui désigne
la vie dans sa phénoménalité même, à savoir comme apparition histo-
rique, et constamment reconduite, d’un soi dans le monde 31. C’est du
moins ce que semble confirmer ses analyses ultérieures du monde du
soi.
La notion de Selbstwelt, succédant à celle trop ambiguë d’un « je »
(même compris comme s’appropriant dans l’expérience vécue), permet
à Heidegger de mettre en évidence la spécificité et « l’accentuation »
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(ou « l’aiguisement » [Zugespitztheit]) du soi historique au cœur de
l’expérience vécue : « On voit bien que la vie, dans son accentuation
remarquable sur le monde du soi, peut être vécue, éprouvée et, aussi
conformément à cela, comprise historiquement » 32. La vie en tant
qu’elle est expérimentée à travers son accentuation sur le monde du
soi 33 est historique et facticielle dans la mesure où « le monde du soi [...]
est pour la vie facticielle elle-même un fait “toujours à nouveau rencon-
trable” 34 ». Le soi se retrouve non pas dans un « je » mais dans le
« rythme même de l’expérience », dans la cohésion des divers moments
de chaque situation concrète, facticielle : « le soi nous est présent dans
31. GA 60, 243 : « La vie est telle [...] que son être se fonde dans un radical “s’avoir-
soi-même” (Sichselbsthaben) qui, en tant que tel, ne se déploie qu’à la mesure de l’accom-
plissement et ne se déploie pleinement que dans sa facticité historique. »
32. GA 58, 59. Pour Heidegger, cette accentuation de la vie sur le monde de soi se
révèle historiquement avec le plus de force dans le christianisme originaire. Le monde de
soi est alors identifiable au monde de l’expérience intérieure expressément pris en compte
par les premiers chrétiens qui engagent leur vie entière dans un « travail » constant
d’amélioration sur cette vie intérieure qui seule témoignera pour eux lors que le Christ
reviendra « comme un voleur ». Plus encore, c’est dans cette tension qui anime le chris-
tianisme de l’origine vers un futur non pas chronologique mais « kairologique » et qui
facticiellement se concentre dans le monde du soi, que Heidegger découvre le motif initial
de l’histoire et d’une temporalité originaire. Cf. GA 60 et GA 58, 61-62. Voir les analyses
de Pöggeler, O. : Der Denkweg Martin Heideggers, Günther Neske, Stuttgart, 1963,
pp. 36-45 ; Barash, A., Martin Heidegger and the Problem of Historical Meaning, Martinus
Nijhoff Publishers, Dordrecht, 1988, p. 175 sq. ; Van Buren, J., The Young Heidegger ;
Rumor of the Hidden King, pp. 157-202, Greisch, J., L’arbre de la vie et l’arbre du savoir,
Cerf, Paris, 2000, pp. 185-218.
33. Cf. GA 58, 63 : « La vie en tant que facticielle se concentre (zentriert) d’une certaine
manière à chaque fois dans un monde du soi ». Le monde de la vie, et ce qui fait encontre
en lui – le monde ambiant (Umwelt) comme le monde partagé avec autrui (Mitwelt) –
est toujours d’abord vécu dans et comme une situation du soi ; les tendances qui surgissent
de la vie facticielle se remplissent dans et pour le monde du soi. Cf. GA 58, 62-63.
34. GA 58, 63.
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la vie permet d’éclairer la significativité et le mouvement – historique –
originaires de la vie et de comprendre en quel sens la phénoménologie
de la vie heideggerienne prétend découvrir « le logos du phénomène,
logos au sens d’un « verbum internum » (pas au sens d’une logicisa-
tion) 38 ».
Les moments de la teneur de sens (Gehaltssinn), du sens référentiel
(Bezugssinn) et du sens d’accomplissement (Vollzugssinn) ne peuvent
être compris abstraitement comme simples moments de signification
des phénomènes en général. Ils constituent au contraire les modes du
se-comporter ou du se-rapporter à travers lesquels, dans le vécu facticiel,
la vie se rapporte de façon intentionnelle et toujours signifiante au
monde 39.
La structure intentionnelle des Gehalts-, Bezugs- et Vollzugssinn arti-
cule la signification de l’expérience vécue, elle rend compte de l’expé-
rience d’appropriation signifiante des phénomènes dans le monde. Mais
35. GA 58, 258, nous soulignons.
36. L’entrée en scène de la situation – structure intentionnelle par excellence – constitue
chez Heidegger une prise de distance critique explicite par rapport à la phénoménologie
de Husserl qui ne tend pas tant à rendre compte de la situation concrète qu’à s’en abstraire
dans l’épochè. (Cf. GA 59, 34.)
37. L’expérience vécue de la chaire et, de façon plus générale, de la significativité du
monde de la vie permettait de déduire le caractère intentionnel de la vie. Heidegger en
vient toutefois, avec le ternaire conceptuel cité, à préciser cette intentionnalité de telle
sorte que l’évolution de la problématique, en particulier en ce qui concerne le Vollzugssinn,
deviendra un fil conducteur précieux vers Être et temps et la problématique ontologique
en général. Pour des indications utiles, voir J. Greisch : Ontologie et temporalité, PUF,
Paris, 1994, p. 30 sq.
38. GA 60, 63.
39. Cf. GA 61, 52. À la limite, si l’on veut les considérer comme des catégories des-
criptives générales de la signification des phénomènes, ce ne peut être que dans la mesure
où tout phénomène est lui-même partie intégrante de ce « Sichverhalten » propre à la vie,
en tant qu’expérimenté (Erfahrenes) vers lequel est tourné l’expérimenter (Erfahren). Cf.
GA 60, 63.
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catégorie phénoménologique du « monde » comme « ce qui est vécu,
ce par quoi la vie est tenue, ce à quoi la vie tient », et en quoi elle
découvre et ouvre toute significativité à commencer par la sienne propre.
Mais le mouvement, la tendance grâce à laquelle le monde s’ouvre
justement ainsi, comme doté d’une significativité toujours dynamique
plutôt que fixe, correspond au deuxième moment constitutif de la fac-
ticité : la souciance (Sorgen) qui définit la vie facticielle selon le sens
référentiel.
La souciance est ce qui nous porte vers le monde, c’est l’ouverture
transie d’historicité qui nous fait toujours comprendre ou précompren-
dre le monde avant toute théorisation ou objectivation, comme ceci ou
comme cela, pour ceci ou pour cela : « La vie comme souciance vit dans
un monde et se soucie des objets (Gegenstände) rencontrés à chaque
fois dans l’expérience ainsi que des rencontres elles-mêmes selon les
multiples manières des rapports, accomplissements et de la temporali-
sation qui leur correspondent ». Par la souciance le monde se révèle
donc comme significativité à chaque fois expérimentée selon une tem-
poralité propre dans la mobilité caractéristique de la vie. Mais cette
mobilité n’est pas une somme de mouvements – même signifiants –
dispersés ; elle a un sens, elle suit une pente déterminée qui nous mène
à l’accomplissement, autrement dit nous ramène à la vie dans sa totalité
phénoménale : « dans la souciance, la vie fait à chaque fois l’expérience
de son monde et ce sens fondamental de l’être-expérimenté est par
anticipation, pour toute interprétation d’objectivité [...], donateur de
sens en direction du sens accompli. » 41
Le sens accompli, le sens d’accomplissement. Comme pour le Gehalts-
sinn et le Bezugssinn, le Vollzugssinn renvoie au(x) monde(s) de la vie
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VIE ET HISTOIRE (HEIDEGGER, 1919-1923)
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la vie elle-même qui apparaît pour la première fois dans sa facticité,
c’est dire : qui apparaît pour la première fois tout court ; mais c’est aussi
– et enfin – un aperçu plus explicite du sens originaire de la facticité
comme sens historique et toujours concret orienté vers le soi. Un soi
qui, se recevant ainsi, ne garde rien de purement formel et se démarque
une fois de plus des formes réflexives de la subjectivité. Reste à expliciter
le mode du retour sur soi « non réflexif » qui caractérise l’expérience
facticielle de la vie.
42. Cf. GA 59, p. 60 sq. Pour Heidegger, le sens référentiel de la vie a une direction,
il ouvre une cohésion de sens (Sinnzusammenhang) qu’il s’agit d’articuler (selon cette
direction) à l’aide du Vollzugssinn et du Gehaltssinn. Articulation qui, dans sa forme la
plus originaire de mise en place, est le fait du Vollzugssinn. Ce n’est qu’à travers le
Vollzugssinn que nous pouvons véritablement comprendre et posséder (haben) le sens
référentiel (Bezugssinn). Cette articulation appropriante originaire du sens inhérent de la
vie par le Vollzugssinn correspond à une compréhension intuitive et directe du vécu ou,
plus précisément, de la Selbstwelt en tant que région originaire de tout vécu. Par le
Vollzugssinn est ouvert à lui-même le monde du soi ; par lui se trouve ainsi approprié le
Bezugssinn ; en lui est donnée la cohésion de sens de la vie dans l’intuition. Voir à ce sujet
les analyses de R. Makkreel, op. cit., p. 182 sq.
43. GA 60, 139.
44. GA 61, 53.
45. GA 58, 250.
46. Cf. Greisch, J., op. cit., p. 23 sq.
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la vie, les structures mondaines et intentionnelles de la vie correspondent
respectivement à son expressivité (Ausdruckscharakter) et à sa significa-
tivité (Bedeutsamkeit). Ce sont là les catégories herméneutiques essen-
tielles que la vie porte avec elle-même et qui en fondent – caractère
herméneutique par excellence – l’autosuffisance (Selbstgenügsamkeit).
L’autosuffisance est la forme propre de réalisation et d’accomplisse-
ment de la vie. Elle caractérise la capacité qu’a la vie de s’avoir (sich
haben) elle-même, de se rapporter à elle-même et s’expliciter sans jamais
sortir de soi, quand bien même le chemin « du soi au soi » n’est jamais
direct, ni clairement tracé. Chaque vie individuelle, en tant qu’elle
s’exprime et signifie toujours déjà dans le monde et comme monde est
apte à s’assigner des tâches, à suivre ses motivations et à accomplir ses
tendances les plus propres à partir d’elle-même 47. Chacun est sponta-
nément en mesure de mener sa vie, parce qu’elle ne lui est jamais ni
étrangère, ni totalement opaque ; vivant, « chaque être humain porte en
lui-même un fond de compréhensivités et de possibilités d’accès immé-
diates 48 ». Parce qu’elle se meut toujours dans et se rapporte toujours
à une sphère de significativité qu’elle-même dé-couvre et simultanément
porte en elle, on peut dire que la vie se parle à elle-même dans son
propre langage :
« Structurellement parlant, [la vie] n’a pas besoin de sortir d’elle-
même (de se détourner d’elle-même) pour réaliser ses véritables ten-
dances. Elle ne se parle toujours à elle-même que dans son propre
“langage”. Elle se pose à elle-même des devoirs et des exigences qui
47. Ces tâches et ces tendances sont si diverses, si peu ordonnées selon des catégories
théoriques et logiques, elles peuvent se présenter sous tant de formes différentes que
l’autosuffisance de la vie peut même passer pour une insuffisance fondamentale (Cf. GA
58, 30). Cet aspect de la vie, qui se « reflète » avant tout dans la Diesigkeit qui la caractérise,
évoque déjà à demi-mot le thème futur du retrait dans l’avancée, de la dissimulation dans
l’apparaître qui vaudra pour l’être dès 1925.
48. GA 58, 34.
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VIE ET HISTOIRE (HEIDEGGER, 1919-1923)
toujours demeurent dans son propre rayon, en sorte que si elle cher-
che à dépasser ses limitations et imperfections et à réaliser les pers-
pectives qui s’offrent à elle, ce n’est jamais que “dans” le caractère
fondamental désigné par sa propre autosuffisance, par ses formes et
les moyens qui en dérivent 49. »
Ainsi se trouve indiquée, à travers les trois caractères herméneutiques
de la vie que sont l’expressivité, la significativité et l’autosuffisance, la
possibilité qu’a la vie facticielle de se saisir elle-même dans un compren-
dre originaire (Ursprungsverstehen). C’est d’ailleurs parce qu’elle cor-
respond à ce dernier que la philosophie est à la hauteur de sa propre
essence en tant que forme expressive, signifiante et suffisante de la vie
dans ce qu’elle a de plus concret. La vie se parle constamment à elle-
même dans son propre langage, dans toutes ses expressions (philoso-
phiques ou non), mais la phénoménologie herméneutique a le privilège
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insigne d’aborder ce langage d’après son caractère expressif. Elle seule
est donc en mesure de remonter les tendances spontanées à l’auto-
recouvrement de le vie. Tout en prenant place expressément dans la
mouvance même de la vie, la philosophie doit remonter cette dernière
à contre-courant. Par là, la vie se trouve à marcher sur des traces où
elle est elle-même déjà passée – elle refait le chemin qui mène à elle. En
ce sens, Heidegger parle d’une contre-mouvance (Gegen’bewegtheit’) que
manifeste la phénoménologie herméneutique par rapport au mouvement
de chute (Sturz) de la vie. C’est ainsi que l’autosaisie de la vie ne prétend
jamais se défaire de sa situation concrète et historique ; elle se situe au
contraire en elle et s’inscrit à même le sens facticiel originaire qui mène
au soi avant tout recul théorique.
RÉCAPITULATION
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monde du soi dans son aiguisement devient compréhensible, que la
structure « réflexive » perd son côté spéculatif ou abstrait que l’inten-
tionnalité trouve son remplissement concret. C’est dans cette facticité
constamment et à chaque fois réalisée comme événement, que la situa-
tion peut être appropriée ou plutôt s’approprier, que la vie devient un
soi, que les complexes de signification peuvent s’y rapporter et l’auto-
interprétation s’exercer concrètement. Le sens historique constitue le
sens d’accomplissement non seulement de la vie facticielle mais du fait
même de penser originairement la vie, la facticité, la philosophie et ses
concepts 50.
À partir de là, la vie facticielle nous semble se distinguer triplement
des figures traditionnelles de la subjectivité. 1. Dans l’expérience vécue
comme Er-eignis, le soi se reçoit à chaque fois dans l’avènement du
monde plutôt que d’en être la condition de possibilité ontique ou épis-
témologique, voire d’en représenter le moment constitutif transcendan-
tal. 2. Selon son sens d’accomplissement, toujours concrètement situé
et historique, l’intentionnalité de l’expérience vécue vise toujours plus
qu’un remplissement, même adéquat, des actes de jugement et de per-
ception qui fondent la connaissance théorique. Elle se trouve débordée
par l’horizon de sa temporalisation qui la transit plus qu’elle ne le saisit.
3. Dans son retour sur elle-même, la vie facticielle ne tombe jamais sous
le joug d’une identité vide à soi. N’étant rien d’étant ni rien de formel,
en tant qu’expérience vécue, elle se comprend toujours dans et à partir
d’une situation concrète que rien ne peut aliéner, pas même une expé-
rience du néant de significativité du monde ambiant. La vie se parle
50. Car les concepts du jeune Heidegger – mais cela mériterait d’être développé pour
soi – ne peuvent être pensés que dans leur performance, que dans leur historicité propre
et radicale. Le concept de vie, comme celui de facticité, comme ceux d’intentionnalité,
de monde et d’interprétation n’ont de sens qu’en ce qu’ils portent en eux-mêmes, ou
plutôt qu’ils expriment, qu’ils constituent un sens historique, voire le sens de l’histoire.
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VIE ET HISTOIRE (HEIDEGGER, 1919-1923)
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Ces résultats antérieurs au projet ontologique de Être et temps en
sont-ils la simple propédeutique ? Nous avons voulu montrer que ce
point de vue « généalogique » ne rendait pas justice aux analyses de la
vie facticielle qui, de 1919 à 1923, bousculent déjà et définitivement
l’assise théorique des figures réflexives de la subjectivité et de toute une
tradition de pensée. Il nous est apparu, autrement dit, que ces analyses
renvoient en elles-mêmes à une position philosophique forte, originale
et autonome par rapport à ce qu’elles rendront par ailleurs possible en
1927. Quant à savoir si l’absence de ce principe de différenciation – leur
faisant défaut – qui s’appellera être et temps, temps et être, marque un
réel handicap philosophique qui justifiait l’abandon de l’herméneutique
de la vie, la question est ouverte.
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