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ÉDUCATIFS
RENFORCÉS,
de la biopolitique
de Michel Foucault
Contrechamp
Jeanine Hortoneda
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Le bio-pouvoir
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mêlent un patrimoine génétique qui a d’autant tème de représentation du pouvoir qui a été
plus de valeur que son polymorphisme est plus ensuite retransmis par les théories du droit : la
accentué… c’est l’histoire qui dessine ces théorie politique a été obsédée par le personnage
ensembles avant de les effacer ; il ne faut pas y du souverain… Ce dont nous avons besoin, c’est
chercher des faits biologiques bruts et définitifs d’une philosophie politique qui ne soit pas cons-
qui, du fond de la “nature”, s’imposeraient à truite autour du problème de la souveraineté,
l’histoire 4. » donc de la loi, de l’interdiction : il faut couper la
tête au roi et on ne l’a pas encore fait dans la théo-
Ceci étant admis, il faut tout de même ajouter,
rie politique 8. »
concernant le pouvoir, quelques correctifs. Sou-
lignons d’abord l’obscurité du pouvoir : « Les On mesurera mieux les conséquences des réamé-
relations de pouvoir sont peut-être parmi les cho- nagements nécessaires, si l’on ajoute que la
ses les plus cachées du corps social 5. » Chez notion de souveraineté fait corps avec celle de
M. Foucault, le pouvoir est pensé comme un sujet constituant, de sujet juridique. Clé de voûte
faisceau ouvert, plus ou moins coordonné, de de la philosophie politique moderne, la notion de
relations. On a trop souvent tendance à parler du souveraineté, de pouvoir souverain, est insépara-
pouvoir comme d’une entité, alors qu’il n’y a ble de cet acte fondateur qu’est le contrat. En
dans les faits que des dispositifs de pouvoirs, des effet, l’idée même du contrat suppose, on le sait,
relations de force, qui sont d’ailleurs créateurs que le passage de la nature à la société, naisse de
ou producteurs de réalité. Ces remarques nous l’accord entre des sujets déjà constitués ou qui se
permettent de comprendre que M. Foucault constituent par l’acte même du contrat, en tant
puisse dire, sans provocation et de manière réité- que sujets de droit. Seul un contrat peut fonder en
rée, qu’il n’est pas un théoricien du pouvoir : légitimité la souveraineté qui s’actualise dans la
« Ce n’est donc pas le pouvoir mais le sujet qui forme de l’État.
constitue le thème général de mes recherches 6. » Certes, il y a bien des différences entre le contrat
Contre les analyses politiques classiques il va de Hobbes et celui de Rousseau, sans même par-
falloir alors montrer que le pouvoir n’est pas ler des concepts fondamentaux qui l’accompa-
assimilable à un bien, à une marchandise, qu’il gnent, tels la liberté chez Locke ou chez
n’est pas quelque chose qui se possède, qui se Montesquieu, mais la grille d’intelligibilité qui
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égalité est en crise permanente : plus d’égalité tructions commodes ; pas d’appareils capables
entraînant moins de liberté et plus de liberté de mouvoir et d’enlever les choses qui, pour ce
moins d’égalité, comme le diagnostiquait déjà faire, exigent beaucoup de force ; pas de con-
Tocqueville. L’insistance mise sur le lien entre naissance de la face de la Terre ; pas de compu-
liberté et sécurité ou entre égalité et sécurité des- tation du Temps ; pas d’arts ; pas de lettres ; pas
sinant les axes majeurs d’une politique libérale de société ; et ce qui est le pire de tout, la crainte
ou social-démocrate. et le risque continuels d’une mort violente ; la
vie de l’homme est alors solitaire, besogneuse,
Or il n’y a pas de libéralisme sans culture du dan-
pénible, quasi animale, et brève 11. » La première
ger, même si, comme le rappelle M. Foucault, on
obligation pour l’État souverain est d’assurer la
a changé d’apocalypse, chaque époque étant par-
sécurité, c’est même ce qui fonde en légitimité
faitement propre à engendrer sa version de la
son existence. Le pacte social, aussi bien chez
terreur : « Le libéralisme ne peut manipuler les
Hobbes ou Rousseau, reprend cette constante : il
intérêts sans être en même temps gestionnaire
doit rendre possible, en premier lieu, liberté et
des dangers et des mécanismes de sécurité. Le
sécurité, la question de l’égalité restant ouverte.
paradoxe vient de ce que le besoin de plus de
liberté économique passe par plus de contrôle et Or c’est autour de la question de la sécurité que
d’intervention, de ce fait les techniques discipli- va se jouer de manière singulière le rapport à la
naires dans la variété successive de leurs dispo- vie et à la mort. Le pouvoir souverain est dans
sitifs, accompagnent la mise en place du son essence pouvoir de vie et de mort. Mais
libéralisme… Les disciplines du corps et les l’émergence des nouvelles figures de l’État
régulations de la population constituent les deux modifie cette antique prérogative du souverain :
pôles autour desquels s’est déployée l’organisa- « Le droit de mort tendra dès lors à se déplacer
tion du pouvoir sur la vie… Le bio-pouvoir a été ou du moins à prendre appui sur les exigences
à n’en pas douter, un élément indispensable au d’un pouvoir qui gère la vie et à s’ordonner à ce
développement du capitalisme ; celui-ci n’a pu qu’elles réclament. Cette mort qui se fondait sur
être assuré qu’au prix de l’insertion contrôlée des le droit du souverain de se défendre va apparaître
corps dans l’appareil de production et moyen- comme le simple envers du droit pour le corps
nant un ajustement des phénomènes de popula- social d’assurer sa vie, de la maintenir ou de
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ceux qui ne le sont pas ; dans le second cas, celui Toujours dans cette hypothèse, il faudrait main-
de la peste, on assiste à un quadrillage des tenant tenter de méditer la citation, qui accompa-
régions et des villes, avec une réglementation gne le projet de ce numéro comme une mise en
stricte des déplacements, ce qui relève davantage garde. Il ne s’agit pas, nous dit-on, d’enfermer
d’un système disciplinaire. À cela M. Foucault les insensés « à l’intérieur de l’extérieur », en
va ajouter le modèle induit par la variole, par les reprenant une expression assez énigmatique de
pratiques d’inoculation en général et les mesures M. Foucault. C’est en effet à propos de la figure
de sécurité afférentes mises en place, « bref tout du fou à la Renaissance dans l’Histoire de la folie
un problème qui n’est plus celui de l’exclusion que Foucault disait : « Il est mis à l’intérieur de
comme dans la lèpre, qui n’est plus celui de la l’extérieur, et inversement… prisonnier au
quarantaine comme dans la peste, qui va être le milieu de la plus libre, de la plus ouverte des rou-
problème des épidémies et des campagnes médi- tes, solidement enchaîné à l’infini carrefour, il
cales par lesquelles on essaie de juguler les phé- est le Passager par excellence, c’est-à-dire le pri-
nomènes soit épidémiques soit endémiques 15 ». sonnier du passage 17. »
Pour M. Foucault, le dedans et le dehors ne
Le dehors – le dedans
s’opposent pas de manière absolue, ou plutôt
Multiples sont les figures qui tentent d’exorciser toute opposition se nourrit d’une connivence
ou de circonscrire les dangers et les peurs dans secrète – ce qui sépare est aussi ce qui unit –, il
une sorte de systole et de diastole du social. Mais faut dépasser les catégories figées, veiller sur les
nous savons que, quels que soient les mécanis- seuils ; comprendre que le dedans est toujours le
mes d’exclusion et les appareillages de sur- dedans d’un dehors. Commentant ce passage sur
veillance, le dehors continue de hanter le dedans. la nef des fous, G. Deleuze disait : « Le dedans
Les espaces d’exclusion n’ont plus la forme du comme opération du dehors : dans toute son
bannissement ou de l’exil, ils peuvent être en œuvre, Foucault semble poursuivi par ce thème
même temps des espaces d’inclusion, on se d’un dedans qui serait seulement le pli du dehors,
débarrasse en enfermant. De même, la création comme si le navire était un plissement de la
d’espaces de sécurité exacerbe le sentiment mer 18. » Toujours à propos de ces analyses de
d’insécurité, tandis que se développent des Foucault, M. Blanchot notera de façon extrême-
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aussi la sourde perception du danger potentiel de barbare sans histoire préalable, qui est celle de
interne que représentent tous ceux qui se mettent la civilisation qu’il vient incendier 21. »
ou sont mis à la marge. Le danger vient toujours
de l’autre, qu’il s’agisse d’un autre qui hante nos Le contrechamp de l’histoire généalogique
frontières, ou d’un autre intérieur. À l’heure où tous nos repères vacillent, il est
De manière plus inédite, et plus étrange encore, peut-être temps de passer du champ politique
la menace peut aussi venir de ce qui est le plus immédiat qui nous sidère, au contrechamp de
proche, lorsque vacillent les figures du futur, que l’histoire généalogique, telle que la pratique
le lien intergénérationnel est ébranlé, ce sont nos M. Foucault, pour tenter de penser un peu plus,
propres enfants qui peuvent devenir l’une des un peu mieux, d’où nous venons et où nous en
formes de la sauvagerie ou de l’immaitrisable. sommes. Nous continuons de penser dans les ter-
mes de l’enfermement ou du contrôle, dans la
(Danger enfants !… dans tous les sens où l’on
mise en place de contre-feux alors que les fron-
voudra le prendre.) Mais comment nommer ce
tières sont déplacées. Il faut défendre la société,
qui menace, sauvage ou barbare ?
le problème ne peut être simplement évacué,
M. Foucault remarque incidemment : « Le bar- mais qui défend qui et contre qui ou contre quoi ?
bare s’oppose au sauvage, mais de quelle La question mérite aussi d’être posée pour éviter
manière ? D’abord en ceci : au fond, le sauvage, de tomber dans l’excès d’une critique paranoïa-
il est toujours sauvage dans la sauvagerie, avec que d’un pouvoir toujours croissant et dévasta-
d’autres sauvages ; dès qu’il est dans un rapport teur, ce qui fait l’économie de la prise en compte
de type social, le sauvage cesse d’être sauvage. des ravages produits par le désengagement de
En revanche, le barbare est quelqu’un qui ne se l’État dans le social. On ne peut se contenter de
comprend et qui ne se caractérise, qui ne peut faire jouer la société civile contre l’État, sans
être défini que par rapport à une civilisation, à voir qu’il s’agit de formes historiques étroite-
l’extérieur de laquelle il se trouve. Il n’y a pas de ment solidaires l’une de l’autre, l’une n’ayant
barbare, s’il n’y a quelque part un point de civi- pas plus de naturalité que l’autre, quelles que
lisation par rapport auquel le barbare est exté- soient les configurations que l’on envisage. Les
rieur, et contre lequel il vient se battre. Un point catégories de pensée qui nous gouvernent doi-
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