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David Le Breton
2007/4 n° 96 | pages 45 à 53
ISSN 0396-8669
ISBN 2749208404
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2007-4-page-45.htm
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L’expérience anthropologique est une nence une sensation des choses. La chair
manière de se déprendre des familiarités est toujours d’emblée une pensée du 47
perceptives pour ressaisir d’autres modali- monde, une manière pour l’acteur de se
tés d’approche, sentir la multitude des situer et d’agir à l’intérieur d’un environ-
mondes qui s’arc-boutent dans le monde. nement intérieur et extérieur qui fait tou-
Elle invente sur un mode inédit le goûter, jours plus ou moins sens pour lui, et qui
l’entendre, le toucher, le sentir. Elle casse autorise en outre la communication avec
les routines de pensée, elle appelle au ceux qui partagent plus ou moins sa
dépouillement des schèmes anciens d’in- conception du monde. Elle se trame à l’in-
telligibilité afin d’ouvrir à un élargissement térieur de sa condition sociale, culturelle,
du sensible. Elle est une invitation au de genre, son histoire personnelle et son
grand large des sens et du sens, car sentir attention à l’environnement.
ne va jamais sans mise en jeu de significa- Le monde apparaît sous la forme du sen-
tion. Elle est un rappel de ce que toute sible. Il faudrait rappeler avec David Hume
socialisation, même si elle est ouverture au ou John Locke, et bien d’autres philo-
monde, est restriction de la sensorialité sophes, qu’il n’est rien dans l’esprit qui ne
possible. De même que pour parler il faut soit d’abord passé par les sens. Avant la
manier une langue en toute évidence, pensée, et pourtant toujours mêlée à elle,
pour sentir l’environnement il faut des il y a les sens. On ne peut dire avec Des-
codes de perception, même si les sensibili- cartes « je pense donc je suis », et expédier
tés individuelles les débordent parfois. les sens comme d’inépuisables sources
Mais si les façons de parler une langue d’erreurs ou comme des scories n’ayant
sont infinies, il en va de même de toute qu’un statut mineur dans la relation au
expérience perceptive. monde, mais plutôt « je sens, donc je
Les perceptions sensorielles suis 8 ». Autre manière de poser que la
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pondent des particularités, des relations sence et leur milieu. Face au monde,
48 sociales 9 ». L’anthropologie des sens l’homme n’est jamais un œil, une oreille,
repose sur l’idée que les perceptions sen- une main, une bouche ou un nez, mais un
sorielles ne relèvent pas (ou pas seulement) regard, une écoute, un toucher, une gus-
d’une physiologie ou d’une psychologie, tation ou une olfaction, c’est-à-dire une
mais d’abord d’une orientation culturelle activité. À tout instant, il institue le monde
laissant une marge à la sensibilité indivi- sensoriel où il baigne en un monde de sens
duelle. Les perceptions sensorielles for- et de valeurs. La perception n’est pas l’em-
ment un prisme de significations sur le preinte d’un objet sur un organe sensoriel,
monde, elles sont modelées par l’éduca- mais une activité de connaissance diluée
tion et mises en jeu selon l’histoire person- dans l’évidence ou fruit d’une réflexion,
nelle de chaque individu. Ce sont les une pensée par corps en prise sur le flux
ressources de sens de l’individu qui décou- sensoriel qui baigne l’individu en perma-
pent son monde en schèmes de compré- nence. Ce n’est pas le réel que les hommes
hension et d’action. Dans une même perçoivent mais déjà un monde de signifi-
communauté, elles varient d’un individu à cations. Tout homme chemine dans un
l’autre, mais elles s’accordent à peu près univers sensoriel lié à ce que son histoire
sur l’essentiel. Au-delà des significations personnelle a fait de son éducation.
personnelles insérées dans une apparte- Les sens ne sont pas « fenêtres » sur le
nance sociale, le fait d’être un homme ou monde, « miroirs » offerts à l’enregistre-
une femme, un enfant ou un vieillard, etc. ment des choses en toute indifférence aux
se dégagent des significations plus larges, cultures ou aux sensibilités, ce sont des
des anthropo-logiques qui réunissent des filtres qui retiennent dans leur tamis ce que
hommes de sociétés différentes dans leur l’individu a appris à y mettre ou ce qu’il
sensibilité au monde. cherche justement à identifier en mobili-
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s’effectue avec les yeux. « La vision n’est intégrant des schèmes de perception
50 rien sinon un certain usage du regard », dit d’abord singuliers et qu’il généralise
Merleau-Ponty 11. L’œil est sans innocence, ensuite. Pour reconnaître, il doit connaître.
il arrive devant les choses avec une histoire, Pendant des mois, sa vue est moins affinée
une culture, un inconscient. Il est celui que son ouïe, il n’en a ni sens ni usage. Elle
d’un sujet. Enraciné au corps et aux autres prend peu à peu son essor pour devenir un
sens, il ne reflète pas le monde, il le élément matriciel de son éducation et de
construit par ses représentations. Il se saisit son rapport aux autres et au monde. Il
de formes porteuses de sens : les nuages acquiert ainsi les clés de l’interprétation
qui précèdent l’orage, des gens qui pas- visuelle de son entourage. Cet affinement
sent, les restes d’un repas, le givre d’un permet à l’enfant de se mouvoir en discer-
matin de gel sur une vitre, mille événe- nant les contours des objets, leur taille,
ments qui se déroulent à sa proximité. Un leur distance, leur place, leur impact sur
jeu de significations ne cesse de s’échan- lui, de nommer leur couleur, d’identifier les
ger entre le perçu et le voyant. autres à son entour et d’éviter les obs-
Les figures qui nous entourent sont visuel- tacles, d’attraper, marcher, grimper, jouer,
lement ordonnées en schèmes de recon- courir, s’asseoir, etc. La vue est une orien-
naissance selon l’acuité du regard et le tation essentielle. Elle implique la parole
degré d’attention. L’individu reconnaît le des adultes pour la préciser, et le sens du
schème « arbre » et cela suffit, mais si toucher, profondément lié à l’expérience
nécessaire, il identifie un arbre spécifique : de la vue.
un cerisier, un chêne, ou plus précisément Il est nécessaire d’acquérir les codes du voir
encore celui de son jardin. L’appréhension afin de déplier le monde en toute évi-
visuelle facilite ainsi la vie courante. Un dence. Tel est l’enseignement de la
principe d’économie s’impose en effet fameuse question livrée à la sagacité des
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que l’aveugle de naissance manque dans sons les yeux ouverts, il le faisait, lui, les
son enfance de l’éducation simultanée de yeux fermés » (p. 214). 51
la vue et du toucher, son jugement en est Diderot conclut que « c’est à l’expérience
donc affecté. Pour Berkeley également, que nous devons la notion de l’existence
l’aveugle né, devenu voyant, n’accède à continuée des objets ; que c’est par le tou-
un usage propice de ses yeux qu’au terme cher que nous acquérons celle de leur dis-
d’un apprentissage. tance ; qu’il faut peut-être que l’œil
La question de Molyneux est soumise apprenne à voir, comme la langue à par-
quelques décennies plus tard à l’épreuve ler ; qu’il ne serait pas étonnant que le
des faits. En 1728, une opération du chi- secours d’un sens fût nécessaire à l’autre
rurgien Cheselden rend la vue à un enfant […] C’est l’expérience seule qui nous
de 13 ans atteint d’une cataracte congéni- apprend à comparer les sensations avec ce
tale, mais, paradoxe, sans lui en restaurer qui les occasionne » (p. 190). Pour
d’emblée l’usage, car celui-ci échoue à l’aveugle de naissance, le fait de retrouver
percevoir les contrastes et certaines cou- la vue, loin d’ajouter une dimension sup-
leurs, et se dirige difficilement dans l’es- plémentaire à l’existence, introduit un
pace. « (Il) ne distingua de longtemps ni séisme sensoriel et identitaire. Il imaginait
grandeurs, ni distances, ni situations, ni que le monde allait se donner à lui en
même figures, note Diderot. Un objet d’un toute innocence, il découvre une réalité
pouce mis devant son œil et qui lui cachait d’une infinie complexité dont il peine à
une maison lui paraissait aussi grand que acquérir les codes en essayant simultané-
la maison. Il avait tous les objets sur les ment d’oublier ce qu’il doit au toucher et
yeux, et ils lui semblaient appliqués à cet à l’ouïe. Pour apprivoiser le monde, il doit
organe, comme les objets du tact le sont à se mettre désormais à en apprendre ce qui
la peau 12. » Il lui faut deux mois pour fait évidence pour les autres.
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« Oui, ce que je vis alors était très vilain ; les clés du visible. Pour distinguer un tri-
52 car, en regardant par la fenêtre, il me sem- angle d’un carré, il doit compter les coins.
blait toujours qu’on me mettait sous les De même, il peine à comprendre la signifi-
yeux un étalage sur lequel un barbouilleur cation d’une toile ou d’une photographie.
aurait mélangé et éclaboussé le contenu La représentation de l’objet en deux
de ses différents pinceaux, couverts de dimensions soulève une difficulté de lec-
peinture blanche, bleue, verte, jaune et ture. Un patient évoqué par Von Senden
rouge. À cette époque, je ne pouvais qualifie la limonade de « carrée » car elle
reconnaître chaque élément distinctement lui pique la langue comme une forme car-
comme je les vois maintenant. C’était rée lui pique les doigts quand il la touche.
pénible à regarder, et, en outre, cela me Les anciens aveugles renouant avec la vue
donnait un sentiment d’anxiété et de fournissent des efforts douloureux pour
malaise comme si l’on avait occulté ma apprendre non seulement à se servir de
fenêtre avec cet étalage bigarré pour leurs yeux, mais aussi à regarder. Ils traver-
m’empêcher de regarder au dehors 13. » sent une période de doute, de désespoir,
Von Feuerbach, de lui-même, fait le lien de dépression, se terminant parfois tragi-
avec l’aveugle de Cheselden qui bute quement. Certains des aveugles décrits par
contre un réel collé à ses yeux et associe le Von Senden 14 (1960) sont soulagés de
fait de voir à l’expérience acquise. retomber dans la cécité et de ne plus avoir
La vision implique de traverser les épais- à se battre contre le visible. Tant qu’ils
seurs successives qui mettent en scène le n’ont pas intégrés les codes, ils demeurent
voir. Le regard sollicite une saisie en pers- aveugles aux significations du visuel, ils ont
pective du réel, la prise en compte de la retrouvé la vue mais non son usage.
profondeur pour déplier le relief et la Quelques-uns ne supportent pas le coût
découpe des choses, de leurs couleurs, psychologique d’un apprentissage boule-
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DAVID LE BRETON
Université Marc Bloch de Strasbourg (France)
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