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POUR UNE ANTHROPOLOGIE DES SENS

David Le Breton

ERES | « VST - Vie sociale et traitements, revue des CEMEA »

2007/4 n° 96 | pages 45 à 53
ISSN 0396-8669
ISBN 2749208404
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https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2007-4-page-45.htm
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Pour une anthropologie des sens

Pour une anthropologie 45


des sens
DAVID LE BRETON 1

La sensorialité du monde n’est pas davantage une réalité physique


Entre la chair de l’homme et la chair du objective, mais un immense test projectif
monde nulle rupture, mais une continuité qui dit l’histoire personnelle et la culture de
sensorielle de chaque instant. L’individu ne l’individu. C’est un monde de significations
prend conscience de soi qu’à travers le et de valeurs, un monde de connivence et
sentir, il éprouve son existence par les réso- de communication entre les hommes en
nances sensorielles et perceptives qui ne présence et leur milieu. Le reste échappe à
cessent de le traverser. Il est inclus dans le la perception.
mouvement des choses et se mêle à elles Nos sociétés occidentales valorisent de
de tous ses sens. Pourtant, la perception longue date l’ouïe et la vue, mais en leur
n’est pas coïncidence avec les choses, mais donnant une valeur parfois différente, et
interprétation. Tout homme chemine dans en conférant peu à peu à la vue une supé-
un univers sensoriel lié à ce que son his- riorité qui éclate dans le monde contem-
toire personnelle a fait de son éducation. porain. Un vocabulaire visuel ordonne les
Parcourant la même forêt, des individus modalités de la pensée dans diverses
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différents ne sont pas sensibles aux mêmes langues européennes. Voir c’est croire,
données. Il y a la forêt du chercheur de comme le rappellent des formules cou-
champignons, du flâneur, du fugitif, celle rantes : « Il faut le voir pour le croire », « Je
de l’Indien, la forêt du chasseur, du garde- le croirai quand je l’aurai vu », etc. « Ah,
chasse ou du braconnier, celle des amou- mon oreille avait entendu parler de toi, dit
reux, des égarés, des ornithologues, la Job, mais maintenant mon œil a vu. » « Je
forêt aussi des animaux ou de l’arbre, celle vois » est synonyme de « Je comprends ».
du jour et de la nuit. Mille forêts dans la Avoir vu « de ses propres yeux » est un
même, mille vérités d’un même mystère argument sans appel. Ce qui « saute aux
qui se dérobe et ne se donne jamais qu’en yeux », ce qui est « évident », ne se discute
fragments. Il n’y a pas de vérité de la forêt, pas. Dans la vie courante, pour être perçue
mais une multitude de perceptions à son comme vraie, une chose doit d’abord être
propos selon les angles d’approche, les accessible à la vue. « Voir » vient du latin
attentes, les appartenances sociales et cul- videre issu de l’indo-européen veda : « Je
turelles 2. sais », d’où dérivent des termes comme
« Ainsi ce que nous découvrons en dépas- évidence (ce qui est visible), providence
sant le préjugé du monde objectif, ce n’est (pré-voir selon les inclinations de Dieu). La
pas un monde intérieur ténébreux 3. » Ce teoria est la contemplation, une raison

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détachée du sensible, même si elle y puise connaissance globale de leur environne-


46 son premier élan. « Spéculer » vient de ment 5. Pour les Kaluli de Papouasie-Nou-
speculari : voir. Une série de métaphores velle-Guinée, vivant dans une épaisse forêt
visuelles qualifie la pensée à travers tropicale, la clé de leur société tient à une
notamment le recours à la notion de cosmologie acoustique 6. Les anciens habi-
clarté, de lumière, de luminosité, de pers- tants des Andes entendent également leur
pective, de point de vue, de vision des univers en termes sonores 7. Pour les
choses, de vue de l’esprit, d’intuition, de Ongee des îles Adaman, la texture et les
réflexion, de contemplation, de représen- mouvements de monde, incluant les
tation, etc. L’ignorance, à l’inverse, solli- hommes qui le composent, se trament
cite des métaphores traduisant la dans un symbolisme olfactif.
disparition de la vue : l’obscurité, l’aveu- Ces conceptions sensorielles du monde
glement, la cécité, la nuit, le flou, le sont des cosmogonies complexes qu’il est
brouillard, le brumeux, etc. dérisoire de résumer car elles intègrent par
L’usage courant des termes « vision du ailleurs d’autres modalités sensorielles ;
monde » pour désigner un système de elles n’ont rien de commun avec celles qui
représentation (encore une métaphore se rencontrent dans nos sociétés occiden-
visuelle) ou un système symbolique propre tales. Elles en ébranlent même les fonde-
à une société traduit l’hégémonie de la ments, en dépaysant absolument toutes
vue dans nos sociétés occidentales, sa nos représentations et nos usages à travers
valorisation qui fait qu’il n’y a de monde une radicale altérité qui force à une tra-
que d’être vu. « Essentiellement, écrit W. duction, et suscite une inévitable forme de
Ong, quand l’homme technologique réduction (sinon de trahison). Mais l’an-
moderne pense à l’univers physique, il thropologie, pour le meilleur d’elle-même,
pense à quelque chose susceptible d’être est vouée à être une entreprise de traduc-
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visualisé, ou en termes de mesures et de tion des cultures.
chartes visuelles. L’univers est pour nous Une culture détermine un champ de possi-
quelque chose dont on peut essentielle- bilité du visible et de l’invisible, du tactile et
ment dresser une image 4. » La vue exerce de l’intouchable, de l’olfactif et de l’in-
un ascendant sur les autres sens dans nos odore, de la saveur et de la fadeur, du pur
sociétés, souvent définies par ailleurs et du souillé, etc. Elle dessine un univers
comme « sociétés du spectacle » ou de sensoriel particulier particularisé, bien
« l’image » ; elle est la première référence. entendu, par les appartenances de classe,
Mais d’autres sociétés, plutôt que de de groupe, de génération, de sexe, et sur-
« vision » du monde, parleraient de « gus- tout l’histoire personnelle de chaque indi-
tation », de « tactilité », d’« audition » ou vidu. Les mondes sensibles ne se
d’ « olfaction » du monde pour rendre recoupent pas car ils sont aussi des
compte de leur manière de penser ou de mondes de significations et de valeurs.
sentir leur relation aux autres et à l’envi- Venir au monde, c’est acquérir un style de
ronnement. Les Tzolil, par exemple, orga- vision, de toucher, d’entendre, de goûter,
nisent leur univers à travers des indices de sentir propre à sa communauté d’ap-
thermiques. Des variations symboliques partenance. Les hommes habitent des uni-
du chaud ou du froid introduisent à une vers sensoriels différents.

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L’expérience anthropologique est une nence une sensation des choses. La chair
manière de se déprendre des familiarités est toujours d’emblée une pensée du 47
perceptives pour ressaisir d’autres modali- monde, une manière pour l’acteur de se
tés d’approche, sentir la multitude des situer et d’agir à l’intérieur d’un environ-
mondes qui s’arc-boutent dans le monde. nement intérieur et extérieur qui fait tou-
Elle invente sur un mode inédit le goûter, jours plus ou moins sens pour lui, et qui
l’entendre, le toucher, le sentir. Elle casse autorise en outre la communication avec
les routines de pensée, elle appelle au ceux qui partagent plus ou moins sa
dépouillement des schèmes anciens d’in- conception du monde. Elle se trame à l’in-
telligibilité afin d’ouvrir à un élargissement térieur de sa condition sociale, culturelle,
du sensible. Elle est une invitation au de genre, son histoire personnelle et son
grand large des sens et du sens, car sentir attention à l’environnement.
ne va jamais sans mise en jeu de significa- Le monde apparaît sous la forme du sen-
tion. Elle est un rappel de ce que toute sible. Il faudrait rappeler avec David Hume
socialisation, même si elle est ouverture au ou John Locke, et bien d’autres philo-
monde, est restriction de la sensorialité sophes, qu’il n’est rien dans l’esprit qui ne
possible. De même que pour parler il faut soit d’abord passé par les sens. Avant la
manier une langue en toute évidence, pensée, et pourtant toujours mêlée à elle,
pour sentir l’environnement il faut des il y a les sens. On ne peut dire avec Des-
codes de perception, même si les sensibili- cartes « je pense donc je suis », et expédier
tés individuelles les débordent parfois. les sens comme d’inépuisables sources
Mais si les façons de parler une langue d’erreurs ou comme des scories n’ayant
sont infinies, il en va de même de toute qu’un statut mineur dans la relation au
expérience perceptive. monde, mais plutôt « je sens, donc je
Les perceptions sensorielles suis 8 ». Autre manière de poser que la
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comme symbolique du monde condition humaine n’est pas toute spiri-
Il n’y a pas, sur une autre rive, un monde tuelle, mais d’abord corporelle.
que nous pourrions percevoir avec dis- G. Simmel rappelle que « si nous nous
tance sans être imprégné de ses émana- mélangeons dans des réciprocités d’action,
tions et qu’un observateur indifférent cela vient avant tout de ce que nous
pourrait décrire en toute objectivité. Il n’y réagissons par les sens les uns sur les
a de monde que de chair. Impossible pour autres. Tandis qu’en général ceci a été
un homme de ne pas être en permanence adopté comme un fait évident, ne nécessi-
changé et transformé par l’écoulement tant pas de discussions ultérieures, une
sensoriel qui le traverse. Le monde est considération plus rigoureuse montre que
l’émanation d’un corps qui le traduit en ces échanges de sensations ne se bornent
termes de perceptions et de sens, l’un aucunement à n’être qu’une base et une
n’allant pas sans l’autre. Le corps est un condition communes aux relations
filtre sémantique. Nos perceptions senso- sociales, mais que chaque sens fournit
rielles, enchevêtrées à des significations, d’après son caractère spécifique des ren-
dessinent les limites fluctuantes de l’envi- seignements caractéristiques pour la
ronnement où nous vivons. La sensation construction de l’existence collective, et
de soi est immédiatement et en perma- qu’aux nuances de ses impressions corres-

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pondent des particularités, des relations sence et leur milieu. Face au monde,
48 sociales 9 ». L’anthropologie des sens l’homme n’est jamais un œil, une oreille,
repose sur l’idée que les perceptions sen- une main, une bouche ou un nez, mais un
sorielles ne relèvent pas (ou pas seulement) regard, une écoute, un toucher, une gus-
d’une physiologie ou d’une psychologie, tation ou une olfaction, c’est-à-dire une
mais d’abord d’une orientation culturelle activité. À tout instant, il institue le monde
laissant une marge à la sensibilité indivi- sensoriel où il baigne en un monde de sens
duelle. Les perceptions sensorielles for- et de valeurs. La perception n’est pas l’em-
ment un prisme de significations sur le preinte d’un objet sur un organe sensoriel,
monde, elles sont modelées par l’éduca- mais une activité de connaissance diluée
tion et mises en jeu selon l’histoire person- dans l’évidence ou fruit d’une réflexion,
nelle de chaque individu. Ce sont les une pensée par corps en prise sur le flux
ressources de sens de l’individu qui décou- sensoriel qui baigne l’individu en perma-
pent son monde en schèmes de compré- nence. Ce n’est pas le réel que les hommes
hension et d’action. Dans une même perçoivent mais déjà un monde de signifi-
communauté, elles varient d’un individu à cations. Tout homme chemine dans un
l’autre, mais elles s’accordent à peu près univers sensoriel lié à ce que son histoire
sur l’essentiel. Au-delà des significations personnelle a fait de son éducation.
personnelles insérées dans une apparte- Les sens ne sont pas « fenêtres » sur le
nance sociale, le fait d’être un homme ou monde, « miroirs » offerts à l’enregistre-
une femme, un enfant ou un vieillard, etc. ment des choses en toute indifférence aux
se dégagent des significations plus larges, cultures ou aux sensibilités, ce sont des
des anthropo-logiques qui réunissent des filtres qui retiennent dans leur tamis ce que
hommes de sociétés différentes dans leur l’individu a appris à y mettre ou ce qu’il
sensibilité au monde. cherche justement à identifier en mobili-
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Les perceptions sensorielles paraissent sant ses ressources. Les choses n’existent
l’émanation de l’intimité la plus secrète du pas en soi, elles sont toujours investies
sujet, mais elles n’en sont pas moins socia- d’un regard, d’une valeur qui les rend
lement et culturellement façonnées. L’ex- dignes d’être perçues. La configuration et
périence sensorielle et perceptive du la limite de déploiement des sens appar-
monde s’instaure dans la relation réci- tiennent au tracé de la symbolique sociale.
proque entre le sujet et son environne- Nous sommes immergés dans un environ-
ment humain et écologique. L’éducation, nement qui n’est rien d’autre que ce que
l’identification aux proches, les jeux du lan- nous percevons. L’homme voit, entend,
gage qui nomment les saveurs, les cou- sent, goûte, touche, éprouve la tempéra-
leurs, les sons, etc. façonnent la sensibilité ture ambiante, perçoit la rumeur intérieure
et instaurent une aptitude à échanger avec de son corps, et ce faisant il fait du monde
l’entourage sur ses ressentis en étant rela- une mesure de son expérience ; il le rend
tivement compris par les membres de sa communicable aux autres immergés
communauté. Les perceptions sensorielles comme lui au sein du même système de
dessinent un monde de significations et de références sociales et culturelles. La per-
valeurs, un monde de connivence et de ception est avènement du sens. Ne serait-
communication entre les hommes en pré- ce que pour dire son embarras devant un

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son mystérieux ou un goût indéfinissable. quotidienne, une perception plus fonction-


L’expérience perceptive d’un groupe se nelle suffit à guider les déplacements ou à 49
module à travers la succession des fonder les actions. Les perspectives s’ajou-
échanges avec les autres. Des discussions, tent aux variations de lumière pour épaissir
des apprentissages spécifiques modifient les couches multiples de significations. La
ou affinent les perceptions, qui ne sont vue est sans doute le plus économique des
jamais figées dans l’éternité mais toujours sens, elle déplie le monde en profondeur là
ouvertes sur l’expérience et liées à une où les autres doivent être à la proximité de
relation présente au monde. À tout ins- leurs objets. Elle comble la distance et
tant, il est loisible de se défaire des rou- cherche assez loin ses perceptions. À la dif-
tines sensorielles pour entrer dans d’autres férence de l’oreille, emprisonnée dans le
apprentissages, élargir la finesse de son son, l’œil est actif, mobile, sélectif, explo-
regard, de ses perceptions chromatiques, rateur du paysage visuel, il se déploie à
de sa gustation, de sa tactilité, s’ouvrir à volonté pour aller au loin chercher un
d’autres musiques, d’autres sonorités, etc. détail ou revenir au plus près.
Une modeste expérience d’œnologie par Visuellement, toute perception est une
exemple dévoile en quelques jours une morale. Le paysage est dans l’homme
infinité de nuances sensorielles que l’indi- avant que l’homme ne soit en lui car le
vidu ne soupçonnait guère dans son verre paysage fait sens seulement à travers ce
de vin. qu’il en voit. Les yeux ne sont pas seule-
Le foisonnement du monde n’est pas équi- ment des récepteurs à la lumière et aux
valent au foisonnement du langage, tou- choses du monde, ils en sont les créateurs
jours les perceptions sont en dette de ce en ce que voir n’est pas le décalque d’un
qu’elles pourraient percevoir. L’individu dehors, mais la projection hors de soi
échoue à se saisir de tout, et telle est sa d’une vision du monde. La vue est la mise
chance. Il y a toujours trop à voir, à
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à l’épreuve du réel à travers un prisme
entendre, à sentir, à goûter ou à toucher, social et culturel, un système d’interpréta-
et au-delà encore, le réel n’est jamais pour tion, portant la marque de l’histoire per-
l’individu qu’un théâtre de projections de sonnelle d’un individu à l’intérieur d’une
significations qui ne se contente pas de trame sociale et culturelle.
percevoir, mais d’abord de concevoir, c’est- Tout regard projeté sur le monde, même le
à-dire de le découper en schèmes visuels, plus anodin, effectue un raisonnement
olfactifs, gustatifs, tactiles, auditifs. Les visuel pour produire du sens. La vue filtre
désaccords de perception ne sont pas seu- dans la multiplicité du visuel des lignes
lement des conflits d’interprétation, ils tra- d’orientation qui rendent le monde pen-
duisent aussi des désaccords de monde.
sable. Elle n’est nullement un mécanisme
La vue est aussi apprentissage d’enregistrement mais une activité 10. Nous
Nous sommes immergés dans la profusion allons dans le monde de coups d’œil en
sans limite du voir. La vue est le sens le plus coups d’œil en sondant visuellement l’es-
constamment sollicité de notre rapport au pace à parcourir, en nous arrêtant plus lon-
monde. Il suffit d’ouvrir les yeux. Voir est guement sur certaines situations, en fixant
inépuisable car les manières de regarder l’attention plus spécifiquement sur un
l’objet sont infinies même si, dans la vie détail. En permanence un travail de sens

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s’effectue avec les yeux. « La vision n’est intégrant des schèmes de perception
50 rien sinon un certain usage du regard », dit d’abord singuliers et qu’il généralise
Merleau-Ponty 11. L’œil est sans innocence, ensuite. Pour reconnaître, il doit connaître.
il arrive devant les choses avec une histoire, Pendant des mois, sa vue est moins affinée
une culture, un inconscient. Il est celui que son ouïe, il n’en a ni sens ni usage. Elle
d’un sujet. Enraciné au corps et aux autres prend peu à peu son essor pour devenir un
sens, il ne reflète pas le monde, il le élément matriciel de son éducation et de
construit par ses représentations. Il se saisit son rapport aux autres et au monde. Il
de formes porteuses de sens : les nuages acquiert ainsi les clés de l’interprétation
qui précèdent l’orage, des gens qui pas- visuelle de son entourage. Cet affinement
sent, les restes d’un repas, le givre d’un permet à l’enfant de se mouvoir en discer-
matin de gel sur une vitre, mille événe- nant les contours des objets, leur taille,
ments qui se déroulent à sa proximité. Un leur distance, leur place, leur impact sur
jeu de significations ne cesse de s’échan- lui, de nommer leur couleur, d’identifier les
ger entre le perçu et le voyant. autres à son entour et d’éviter les obs-
Les figures qui nous entourent sont visuel- tacles, d’attraper, marcher, grimper, jouer,
lement ordonnées en schèmes de recon- courir, s’asseoir, etc. La vue est une orien-
naissance selon l’acuité du regard et le tation essentielle. Elle implique la parole
degré d’attention. L’individu reconnaît le des adultes pour la préciser, et le sens du
schème « arbre » et cela suffit, mais si toucher, profondément lié à l’expérience
nécessaire, il identifie un arbre spécifique : de la vue.
un cerisier, un chêne, ou plus précisément Il est nécessaire d’acquérir les codes du voir
encore celui de son jardin. L’appréhension afin de déplier le monde en toute évi-
visuelle facilite ainsi la vie courante. Un dence. Tel est l’enseignement de la
principe d’économie s’impose en effet fameuse question livrée à la sagacité des
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pour ne pas être submergé d’informations, philosophes de son temps en juillet 1688
noyé dans le visible. Une reconnaissance par le géomètre irlandais W. Molyneux
sommaire des données de l’environne- après sa lecture de l’Essai philosophique
ment suffit pour s’y mouvoir sans dom- concernant l’entendement humain de
mage. La plupart s’en satisfont, mais pour J. Locke. Un aveugle de naissance ayant
d’autres, le même espace est inépuisable appris à discerner par le toucher une
de savoirs. Ainsi du jardinier capable de sphère d’un cube de même taille saura-
tenir un discours sur chaque plante croisée t-il les distinguer si la vue lui est restituée à
sur son chemin. Les hommes n’arpentent 20 ans ? En d’autres termes, existe-t-il un
pas le même monde visuel et ne vivent pas transfert de connaissance d’une modalité
dans le même monde réel. sensorielle à une autre. Dans cette hypo-
Les sens doivent faire sens pour orienter le thèse, ce qui est connu par le toucher le
rapport au monde. Il faut apprendre à voir. serait d’emblée par la vue. Molyneux en
À la naissance, l’enfant ne discerne pas la doute et pense que le transfert du savoir
signification des formes indécises, colorées tactile à celui de la vue exige une expé-
et mouvantes, qui se pressent autour de rience. La figure que l’on touche et celle
lui, il apprend lentement à les discriminer, que l’on voit ne sont pas les mêmes.
à commencer par le visage de sa mère, en Locke, en accord avec Molyneux, pense

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que l’aveugle de naissance manque dans sons les yeux ouverts, il le faisait, lui, les
son enfance de l’éducation simultanée de yeux fermés » (p. 214). 51
la vue et du toucher, son jugement en est Diderot conclut que « c’est à l’expérience
donc affecté. Pour Berkeley également, que nous devons la notion de l’existence
l’aveugle né, devenu voyant, n’accède à continuée des objets ; que c’est par le tou-
un usage propice de ses yeux qu’au terme cher que nous acquérons celle de leur dis-
d’un apprentissage. tance ; qu’il faut peut-être que l’œil
La question de Molyneux est soumise apprenne à voir, comme la langue à par-
quelques décennies plus tard à l’épreuve ler ; qu’il ne serait pas étonnant que le
des faits. En 1728, une opération du chi- secours d’un sens fût nécessaire à l’autre
rurgien Cheselden rend la vue à un enfant […] C’est l’expérience seule qui nous
de 13 ans atteint d’une cataracte congéni- apprend à comparer les sensations avec ce
tale, mais, paradoxe, sans lui en restaurer qui les occasionne » (p. 190). Pour
d’emblée l’usage, car celui-ci échoue à l’aveugle de naissance, le fait de retrouver
percevoir les contrastes et certaines cou- la vue, loin d’ajouter une dimension sup-
leurs, et se dirige difficilement dans l’es- plémentaire à l’existence, introduit un
pace. « (Il) ne distingua de longtemps ni séisme sensoriel et identitaire. Il imaginait
grandeurs, ni distances, ni situations, ni que le monde allait se donner à lui en
même figures, note Diderot. Un objet d’un toute innocence, il découvre une réalité
pouce mis devant son œil et qui lui cachait d’une infinie complexité dont il peine à
une maison lui paraissait aussi grand que acquérir les codes en essayant simultané-
la maison. Il avait tous les objets sur les ment d’oublier ce qu’il doit au toucher et
yeux, et ils lui semblaient appliqués à cet à l’ouïe. Pour apprivoiser le monde, il doit
organe, comme les objets du tact le sont à se mettre désormais à en apprendre ce qui
la peau 12. » Il lui faut deux mois pour fait évidence pour les autres.
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apprivoiser le sens de la représentation Après être resté longtemps séquestré dans
d’un objet ; auparavant les images sont à l’obscurité d’une cave, et avoir développé
ses yeux de simples surfaces douées de par ailleurs une bonne vue dans la nuit,
variations de couleurs. Kaspar Hauser est troublé par la lumière du
Diderot, témoin d’une opération de la jour et la profondeur du monde qui l’en-
cataracte exécutée par Daviel sur un forge- toure. Il peine à acquérir le sens de la pers-
ron dont les yeux se sont abîmés à cause pective et de la distance aux choses. Un
de l’exercice de son métier, observe com- jour, le juriste A. Von Feuerbarch, qui s’est
bien, même après un usage de la vue sans passionné pour l’adolescent, lui demande
défaut, il n’est pas simple de la retrouver de regarder par la fenêtre de sa maison,
après des décennies d’oubli : « Pendant les mais en se penchant vers le dehors ; l’en-
vingt-cinq années qu’il avait cessé de voir, fant ressent une crise d’angoisse, et balbu-
il avait pris une telle habitude de s’en rap- tie l’un des rares mots qu’il connaît alors :
porter au toucher qu’il fallait le maltraiter « laid, laid ». Quelques années plus tard,
pour l’engager à se servir du sens qui lui en 1831, Kaspar a acquis la plupart des
avait été restitué ; Daviel lui disait, en le codes culturels qui lui manquaient. Et
frappant : veux-tu regarder, bourreau ! Il lorsque le juriste lui demande de revenir
marchait, il agissait ; tous ce que nous fai- sur cette expérience, Kaspar lui explique :

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« Oui, ce que je vis alors était très vilain ; les clés du visible. Pour distinguer un tri-
52 car, en regardant par la fenêtre, il me sem- angle d’un carré, il doit compter les coins.
blait toujours qu’on me mettait sous les De même, il peine à comprendre la signifi-
yeux un étalage sur lequel un barbouilleur cation d’une toile ou d’une photographie.
aurait mélangé et éclaboussé le contenu La représentation de l’objet en deux
de ses différents pinceaux, couverts de dimensions soulève une difficulté de lec-
peinture blanche, bleue, verte, jaune et ture. Un patient évoqué par Von Senden
rouge. À cette époque, je ne pouvais qualifie la limonade de « carrée » car elle
reconnaître chaque élément distinctement lui pique la langue comme une forme car-
comme je les vois maintenant. C’était rée lui pique les doigts quand il la touche.
pénible à regarder, et, en outre, cela me Les anciens aveugles renouant avec la vue
donnait un sentiment d’anxiété et de fournissent des efforts douloureux pour
malaise comme si l’on avait occulté ma apprendre non seulement à se servir de
fenêtre avec cet étalage bigarré pour leurs yeux, mais aussi à regarder. Ils traver-
m’empêcher de regarder au dehors 13. » sent une période de doute, de désespoir,
Von Feuerbach, de lui-même, fait le lien de dépression, se terminant parfois tragi-
avec l’aveugle de Cheselden qui bute quement. Certains des aveugles décrits par
contre un réel collé à ses yeux et associe le Von Senden 14 (1960) sont soulagés de
fait de voir à l’expérience acquise. retomber dans la cécité et de ne plus avoir
La vision implique de traverser les épais- à se battre contre le visible. Tant qu’ils
seurs successives qui mettent en scène le n’ont pas intégrés les codes, ils demeurent
voir. Le regard sollicite une saisie en pers- aveugles aux significations du visuel, ils ont
pective du réel, la prise en compte de la retrouvé la vue mais non son usage.
profondeur pour déplier le relief et la Quelques-uns ne supportent pas le coût
découpe des choses, de leurs couleurs, psychologique d’un apprentissage boule-
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de leurs noms, de leurs aspects chan- versant leur relation antérieure avec le
geant selon la distance d’où on les voit, monde. « Les aveugles opérés trop tard
les jeux de l’ombre et de la lumière, les d’une cataracte congénitale apprennent
illusions engendrées par les circons- rarement à bien se servir de la vue qui leur
tances. L’aveugle de naissance qui naît à la a été octroyée, et restent parfois dans leurs
faculté de voir n’en a pas encore usage. Il comportements et leurs sentiments plus
se perd dans un entrelacs de formes et de aveugles que ceux qui, par un processus
couleurs disposées sur le même plan qui lui inverse, ont accédé tardivement à la cécité
collent aux yeux. Il ne comprend pas le complète 15. »
sens des ombres qui accompagnent les Pour acquérir son efficace, le regard de
objets. Péniblement englué au sein de l’ancien aveugle doit cesser d’être une
formes incohérentes, de couleurs mêlées, main de rechange, et se déployer selon sa
immergé dans un chaos visuel, il discerne spécificité propre. Mais là où l’enfant entre
des figures, des frontières, des tonalités dans la vision sans effort particulier, sans
colorées, mais il lui manque la dimension savoir qu’il apprend et élargit ainsi sa sou-
du sens pour se mouvoir avec compréhen- veraineté sur le monde, l’aveugle de nais-
sion dans ce labyrinthe. Ses yeux sont dis- sance qui s’initie à voir avance pas à pas
posés à voir mais ne possèdent pas encore dans une nouvelle dimension du réel exi-

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Pour une anthropologie des sens

geant sa sagacité d’observation. En s’ap- Notes


propriant avec le temps, par un effort 1. David Le Breton est professeur de sociologie à
l’université Marc Bloch de Strasbourg, membre de
53
d’apprentissage, ce que les autres ont eu l’Institut universitaire de France. Derniers ouvrages
en toute évidence en grandissant, il parus : La saveur du monde. Une anthropologie des
découvre que la vue est d’abord un fait sens (Métailié) ; En souffrance. Adolescence et
entrée dans la vie (Métailié) ; et un roman noir,
d’éducation. Le nouveau voyant apprend, Mort sur la route (Métailié).
comme un nouveau-né, à discerner les 2. D. le Breton, La saveur du monde. Une anthropo-
objets, leur taille, leur distance, leur pro- logie des sens, Paris, Métailié, 2006.
3. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la percep-
fondeur, à identifier les couleurs, etc. Il tion, Paris, Tel-Gallimard, 1945, p. 71.
peine à reconnaître un visage ou un objet 4. W. Ong, « World as view and world as event »,
s’il ne l’a pas d’abord confronté à ses American Anthropologist, n° 71, 1969, p. 636.
5. C. Classen, « McLuhan in the rainforest : the sen-
mains. Un long moment, le toucher sory worlds of oral cultures », dans Howes D. (ed.),
demeure le sens primordial de son appro- Empire of the Senses. The Sensual Culture Reader,
priation du monde. La vue ne coule pas de Berg Publishers Ltd, 2005, 148 sq.
6. S. Feld, Sound and Sentiment : Birds, Weeping,
source, elle est une conquête pour qui n’a Poetics and Song in Kaluli Expression, Philadelphie,
pas eu l’occasion de se confronter à elle. University of Pennsylvania Press, 1982.
Les perceptions sensorielles sont des rela- 7. C. Classen, Worlds of Sense : exploring the Senses
in History and across Cultures, Londres, Routledge,
tions symboliques au monde. Si l’ensemble 1993.
des hommes de la planète disposent du 8. D. Le Breton, La saveur du monde, op. cit.
même appareil phonatoire, ils ne parlent 9. G. Simmel, « Essai sur la sociologie des sens »,
dans Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, 1981,
pas la même langue. De même, si la struc- p. 225.
ture musculaire et nerveuse ou l’équipe- 10. De même, par exemple, pour la perception de la
ment sensoriel sont identiques, cela ne couleur qui repose sur un apprentissage culturel et
non sur une physiologie ou une chimie, cf. D. Le Bre-
présage en rien des usages culturels aux- ton, La saveur du monde, op. cit.
quels ils donnent lieu. D’une société 11. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la per-
humaine à une autre, les hommes éprou- ception, op. cit., p. 258.
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12. D. Diderot, Le rêve de d’Alembert et autres
vent affectivement et sensoriellement les écrits philosophiques, Paris, Livre de poche, 1984,
événements à travers des répertoires cultu- p. 191.
rels différenciés, qui se ressemblent parfois 13. J. A. L. Singh, R. M. Zingg, L’homme en friche. De
l’enfant-loup à Kaspar Hauser, Bruxelles, Complexe,
mais ne sont pas identiques. Sentir le 1980, p. 314.
monde est une autre manière de le penser, 14. M. Von Senden, Space and Sight. The Perception
de le transformer de sensible en intelli- of Space and Shape in the Congenitally Blind before
and after Operation, Glencoe, Free Press, 1960.
gible. Le monde sensible est la traduction 15. P. Henri, Les aveugles et la société, Paris, PUF,
en termes sociaux, culturels et personnels 1958, p. 436.
d’une réalité inaccessible autrement que 16. Pour un élargissement des thèmes de l’article, cf.
D. Le Breton, La saveur du monde, op. cit.
par ce détour d’une perception sensorielle
d’homme inscrit dans une trame sociale. Il
se donne à l’homme comme une inépui-
sable virtualité de significations 16.

DAVID LE BRETON
Université Marc Bloch de Strasbourg (France)
Faculté des sciences sociales
22, rue René-Descartes
67084 Strasbourg cedex

VST n° 96 - 2007

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