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NOUS SOMMES DES CHAMPS DE BATAILLE

Mathieu Rigouste

Érès | « Chimères »

2015/3 N° 87 | pages 173 à 181


ISSN 0986-6035
ISBN 9782749247670
DOI 10.3917/chime.087.0173
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-chimeres-2015-3-page-173.htm
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MATHIEU RIGOUSTE

Nous sommes
des champs de bataille

O n nous affirme depuis l’enfance que « le fou » entend des


voix et que le politicien, le PDG et le général d’armée sont
« sains d’esprits ». Ainsi, le pouvoir médical participe à son niveau au
maintien de l’ordre social, économique et politique. Une approche
émancipatrice de l’hypnose, telle que celle que se sont appropriés les
entendeurs de voix, fissure ce que le pouvoir psychiatrique affirme sur
la personnalité, le corps et la folie. Nous savons que la « schizophré-
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nie » désigne aussi des manières de survivre à la société de contrôle
capitaliste. Les expériences des premier.e.s concerné.e.s suggèrent1 des
hypothèses de combat et parlent de l’implication de nos corps dans
tout processus d’émancipation sociale.

Une hypnose critique de toutes les dominations


Je m’intéresse aux « états modifiés/amplifiés de conscience » depuis
des expériences de rêve lucide à l’adolescence. La possibilité de savoir
que l’on rêve lorsqu’on est en train de rêver permet d’agir dans le rêve
et parfois de participer à le construire. Un ami de ma mère a aussi
tenté à cette époque de m’expliquer la structuration psycho-sexuelle
des systèmes de dominations. J’ai approfondi la critique du pouvoir
psychiatrique en découvrant les théories dominantes sur lesquelles il
s’appuie et les dévastations qu’il opérait sur des proches. Et depuis,

1. Renaud Evrard, Pascal Le Maléfan, « Que changent les ‘entendeurs de voix’ à


l’écoute des hallucinations », Annales Médico-Psychologiques, 171, 2013.

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vingt années de rencontres, de lectures et de luttes, de formations et


d’expérimentations m’ont amené à expérimenter une approche éman-
cipatrice de l’hypnose. Elle se tisse à travers des séances et des ateliers
à caractère ludique et/ou thérapeutique, organisés avec des proches et
des camarades (intérieurs ou extérieurs), puis des inconnu.e.s et leurs
proches. Elle se pose comme une réappropriation populaire et offen-
sive des techniques hypnotiques, se conçoit collectivement et s’ancre
dans les luttes sociales.
On peut définir l’hypnose comme une technique de rêve lucide
éveillé. C’est un répertoire de savoirs basés sur les « états modifiés de
conscience ». C’est devenu un business, mais c’était un artisanat et ce
pourrait être un art martial. Nous vivons tou.te.s quotidiennement
des moments de rêveries que nos corps génèrent pour différentes rai-
sons. Lorsqu’on dessine au téléphone, que l’on se perd en pensées
pendant un cours ou que l’on divague en lisant un texte. C’est ce
qu’on appelle des transes. L’hypnose consiste à créer des transes qui
permettent d’entrer en contact avec le corps, avec des parts internes
de nous-mêmes. Elle emploie une infinité de techniques basées sur des
images visuelles, auditives ou kinesthésiques. Elle permet de transfor-
mer nos corps et nos réalités grâce à nos imaginaires.
Cette approche émancipatrice repose sur une critique du pouvoir
médical en même temps que de la société qui le produit et qui pro-
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duit l’industrie de nos souffrances. La médecine occidentale moderne
émerge en même temps que l’État-nation et le capitalisme patriarcal
entre le xve et le xviie siècle. La strate sociale des médecins – blancs
mâles et bourgeois – se forme sur les massacres de la « chasse aux sor-
cières » et expérimente son savoir sur les corps des esclaves et des mar-
ginaux. Pour s’imposer, la médecine a dû déposséder et/ou éradiquer
les savoirs traditionnels et populaires de guérison que conservaient
certaines communautés autonomes, principalement féminines en
Europe mais aussi des générations de guérisseurs et guérisseuses dans
le reste du monde2. Aujourd’hui, c’est dans les résistances culturelles
des sociétés non occidentales, antérieures à la naissance du capitalisme
européen et dans certaines marges des puissances impérialistes que
perdurent ces savoirs de guérison par la parole, par les mains, la respi-
ration ou les plantes.

2. Cf. Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Sorcières, sages-femmes et infirmières.


Une histoire des femmes et de la médecine (1973), Ed. Du remue-ménage, 1976.

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Les savoirs hypnotiques sont désormais massivement domestiqués


par les marchés du « bien-être » bourgeois. Les médias dominants, les
industriels et la classe politique s’en sont emparés pour concevoir et
diffuser leurs storytellings. Le pouvoir se fait coaching de masse. Tout
le système des dominations se propulse ainsi par des formes de com-
munication et de légitimation relevant des répertoires de l’hypnose
dominante. Nous proposons de nous doter d’une sorte de contre-
hypnose appliquée à défaire ce que les systèmes d’oppression visent
à programmer en nous. Les hypnoses dominantes tentent de paci-
fier des clientèles pour les réinsérer gaiement dans le carnage mon-
dialisé. Elles recherchent généralement à accroître la « dissociation »
du « conscient » et de « l’inconscient », en « contrôlant» les transes de
leur « public ». Elles se fixent un objectif de « résilience » consistant à
réintégrer la personne dans la société qui la fait souffrir, sans toucher
à cette société. Il nous semble que la dissociation entre le corps et
l’esprit est préexistante, produite par la structuration impérialiste de
nos sociétés. La pensée du corps séparé de l’esprit, gouverné par lui, sou-
mis et exploité par lui, émerge dans l’antiquité méditerranéenne, dans
la forge de l’impérialisme occidental. Nous sommes quotidiennement
dissocié.e.s de nos corps par les systèmes de domination économiques,
politiques et sociaux.
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Armer les mouvements de libération intérieure
L’hypnose d’émancipation cherche la reconstruction d’alliances avec
nos corps, contre la société qui nous dissocie et contre ce qu’elle forge
dans nos corps. Elle refuse d’accuser la personne souffrante d’être res-
ponsable de ce qu’elle subit comme le font de nombreuses thérapies
dominantes. À l’intérieur comme à l’extérieur du corps, la culpabilisa-
tion prépare le terrain de l’auto-répression. Tout rapport de domina-
tion tente de se légitimer en faisant croire au dominé qu’il est person-
nellement fautif pour la situation qu’il vit.
C’est pour rompre avec cela aussi que cette approche situe la personne
dans les systèmes de domination et les rapports de force où elle évolue.
Nous commençons ainsi par envisager avec elle les conditions maté-
rielles d’existence qui ont pu donner naissance à sa problématique.
Savoir d’où elle souffre, c’est-à-dire, aussi, depuis quelles positions
dans la société.

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Nous proposons ensuite à la personne de construire ensemble la


séance d’hypnose et la métaphore soignante, nous pouvons l’aider
mais c’est en lui donnant des moyens de symboliser et résoudre sa
problématique par elle-même. Il s’agit de transmettre des outils et des
manières d’entrer en transe hypnotique, pour s’y guider, y opérer et
en sortir. Donner la possibilité d’expérimenter par soi-même puis de
pouvoir transmettre encore. Résister à l’émergence d’une corporation,
dissoudre les rapports de pouvoir thérapeutiques, hybrider les rôles
de « soignant.e.s » et « soigné.e.s ». Pour nous reconstruire collective-
ment comme des être-en-lutte-pour-l’émancipation.
Voici une hypnose des opprimé.e.s, fondée sur l’idée que nul.le ne
libère personne et que nul.le ne se libère seul.e.
Ces pratiques soulèvent des hypothèses de combat. Elles suggèrent
que nous sommes toutes et tous dominant.e.s et/ou dominé.e.s à
différents moments, dans différentes situations et parfois en même
temps. Et que ces situations créent en nous différentes parts.
Dès l’enfance, la famille met en œuvre différents rapports de pouvoir
qui créent en nous des parts intérieures, dominantes ou dominé.e.s.
La relation avec un parent autoritaire peut créer en nous des parts
étouffées ou écrasées mais aussi nous transmettre des privilèges de
classe, de race et de genre qui forgent en nous des parts dominatrices.
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On dit souvent d’une personne en transe hypnotique qu’elle ressemble
à un enfant. Les approches dominantes de l’hypnose ont du mal à for-
muler une explication car elles ne pensent pas les rapports de domi-
nation intra-personnels. Mais il semble que ce sont bien des parts
dominantes qui empêchent de lâcher prise et quadrillent les accès à
nos parts dominées. Notamment afin d’entraver toute possibilité de
réassociation. L’hypnose permet de suspendre l’hégémonie de ces parts
qui dominent en nous. Ce qui libère nos parts dominées, notamment
celles qui ont survécu en nous depuis l’enfance. C’est pour ces raisons
que la transe hypnotique soigne parfois sans intention ni suggestion
particulière de guérison. En contournant nos parts dominantes, elle
délivre certaines de nos capacités d’auto-guérison étouffées par les sys-
tèmes de dominations dans lesquels nous vivons.
Des personnalités peuvent ainsi se former comme des répertoires de
comportements et de manière d’être dominant.e et/ou dominé.e.
Nous les créons et les ancrons en contact avec des situations sociales

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Nous sommes des champs de bataille

concrètes. Elles permettent parfois de survivre aux contradictions


portées par nos conditions matérielles d’existence. Dans d’autres cas,
elles fonctionnent comme des logiciels installés en nous par des appa-
reils de pouvoir et des rapports de domination. Nous archivons ces
répertoires de manières d’être et de comportements puis nous les sol-
licitons en fonction des situations dans lesquelles nous combattons.
Nous pouvons les mobiliser par habitude, par dépit, par convention
ou par obligation mais nous pouvons aussi les ranger, jongler avec, les
détruire ou en créer de nouveaux.
Nous fabriquons ainsi une ou des personnalités à l’école, pour résis-
ter à l’autorité du directeur, survivre aux brimades d’autres enfants, y
participer ou s’allier avec l’enfant humilié, dénoncer d’autres enfants
pour éviter des punitions, ou chercher à tromper la surveillance des
pions. Puis au travail, devant la télé, dans la rue, en prison, dans les
sexualités, à la guerre – nous construisons des personnalités structu-
rées par les contradictions entre nos parts discriminées et nos parts
privilégiées, nos parts individualistes et nos parts empathiques, nos
parts résignées et nos parts insoumises. L’hypnose permet même de
discuter avec des personnalités totémiques enfouies en nous. Une
personnalité peut diriger le corps, l’exploiter, l’asservir, l’aliéner, tan-
dis qu’une autre peut le laisser s’auto-organiser, l’aider à s’éduquer,
être l’expression de son autonomisation. Comme des « régimes poli-
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tiques » qui s’établissent en nous selon les rapports des forces entre nos
« parts intérieures ».
Le fait d’avoir plusieurs personnalités n’est un « problème » que pour
les gestionnaires de l’ordre social. Nous pouvons avoir plusieurs per-
sonnalités émancipées tandis que certaines personnes vivent enfer-
mées dans une seule personnalité dominante. Les amnésies entre
différentes personnalités qui se manifestent chez certaines personnes
peuvent être vues comme des capacités à s’extraire de situations épou-
vantables. Mais aussi comme des programmes fabriqués par nos parts
oppressives pour nous dissocier. L’hypnose permet d’induire des am-
nésies volontaires et il semble que nos parts intérieures savent le faire
aussi toutes seules. Elles peuvent avoir besoin d’aide, mais seules les
personnes concernées peuvent découvrir les positionnements réels de
leurs parts, de leurs comportements et de leurs personnalités. Nul.
le n’analyse personne et personne ne s’analyse seul.e. Le mythe selon
lequel la personnalité unique serait une forme de « santé mentale na-
turelle » et qu’il faudrait rechercher est propulsé par des institutions

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qui en profitent3. Mais c’est un enfermement de nos possibles sur la


forme unitaire et autoritaire du chef, du père, du maître. C’est un
autre mensonge de l’idéologie libérale qui doit justifier l’existence
d’individus absolument homogènes et rationnels pour justifier l’exis-
tence de l’économie de marché. C’est une structure de pouvoir que
l’on peut aussi saboter.

Les voix de la guerre et la voie des guerrier.e.s


Les institutions psychiatrisantes abordent l’entente de voix de la même
manière que tout ce qu’elles appellent « maladie mentale », c’est-à-
dire comme des « ennemis intérieurs » qu’il faudrait écraser. Elles dé-
ploient une forme de contre-insurrection appliquée aux corps et aux
esprits. C’est la réciproque de la pensée politico-militaire impérialiste
qui emploie industriellement la maladie comme métaphore4. Les do-
maines de la médicalisation s’étendent désormais aux « désordres » et
« troubles » de la personnalité et du comportement comme le champ
de la guerre cible désormais les « troubles à l’ordre public ».
Mais l’institution dominante de la « santé mentale » cache le fait que
certaines personnes vivent comme elles le souhaitent avec leurs voix.
Des personnes souffrent de ce que disent leurs voix ou de la manière
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dont elles s’expriment. D’autres subissent avant tout la pression sociale
sur leur entente de voix. D’autres encore font de leurs voix des allié.e.s
dans des communautés où elles sont acceptées. Ce qui résonne avec
plusieurs exemples de sociétés chamaniques où les entendeur.euses
de voix, plutôt que d’être interné.e.s ou banni.e.s, sont considéré.e.s
comme des êtres magiques dont on valorise socialement les compé-
tences. Une partie significative des Indien.ne.s et Ghanéen.ne.s ayant
participé à l’étude « Entendre des voix dans différentes cultures » re-
çoit ainsi généralement des conseils de voix qu’ils considèrent comme

3. Le répertoire médical des troubles mentaux DSM est élaboré par l’American
Psychiatric Association (APA), puis adopté dans le reste du monde via l’Organisation
mondiale de la santé (OMS). Le DSM5 répertorie désormais un « désordre d’identité
dissociée » (DID) qui remplace le « trouble de personnalité multiple » (MPD). Il
continue ainsi à jouer un rôle fondamental dans l’expansion du pouvoir psychiatrique
et des marchés pharmaceutiques.
4. Cf. Susan Sontag, La maladie comme métaphore, Seuil, 1979.

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des amies5. Ces personnes n’emploient pas la terminologie relevant


de la « maladie mentale » pour en parler et sont intégrées dans des
communautés sociales où l’on s’entraide à différents niveaux. Ce n’est
donc pas le fait d’entendre des voix mais le fait d’en souffrir qui est
problématique.

Entrer en résistance et mener l’enquête combattante


L’une des premières étapes d’un parcours de libération et d’(auto)-gué-
rison, commune à la plupart des expériences que nous avons vécues,
consiste en une entrée en résistance, dans le corps et dans le monde
social. À la suite de lectures et de réflexions critiques, probablement
de rencontres et de soutien aussi, certaines personnes commencent
à fissurer l’identité de « malade mental » (« schizophrène », « bipo-
laire »…) qu’on leur a diagnostiquée, imposée, et qui les enferme à
différents niveaux. C’est une entrée en résistance personnelle et sociale
qui réduit la pression exercée par nos parts oppressives sur nos parts
opprimées. Car, pour fonctionner, la psychiatrisation crée des parts
aussi violentes qu’elles, à l’intérieur de nous.
C’est pourquoi en cessant de leur faire la guerre psychiatrique, les voix
deviennent généralement moins agressives. Il est parfois possible en
transe hypnotique de les écouter, de les entendre et même de leur par-
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ler. Il arrive alors que ces voix racontent pourquoi elles nous « pour-
rissent la vie ».
Nous découvrons qu’elles cherchent à nous obliger à rompre socia-
lement avec des univers professionnels, scolaires, familiaux ou affini-
taires insupportables pour nos corps. Pour nous obliger à en finir avec
des non-dits, avec des conditions d’aliénations ou avec des pratiques
nocives. Elles peuvent se présenter comme des messages de nos parts
dominées. Ou bien comme des énigmes que nos corps réussissent à
exprimer lorsque nos parts dominantes lâchent prise. Certaines per-
sonnes les découvrent comme des programmes nocifs ou des sché-
mas autodestructeurs construits par leurs parts dominantes et qu’elles
peuvent tenter de désinstaller.
5. Cf. par exemple l’étude récente de Luhrmann, T. M., Padmavati, R., Tharoor,
H. and Osei, A. (2015), Hearing Voices in Different Cultures : A Social Kindling
Hypothesis. Topics in Cognitive Science. doi : 10.1111/tops.12158

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Mathieu Rigouste

On peut imaginer l’apparition de voix comme une capacité d’auto-


défense présente en chacun.e de nous et qui s’active lorsqu’on n’a
pas pu gérer autrement des blessures. Lorsque la dissociation entre le
corps et l’esprit devient critique. Parfois comme des fusées de détresse.
Parfois comme si les voix étaient celles de personnalités chaotiques
venant troubler l’ordre personnel et social pour des raisons de survie.
Mais il existe aussi des personnes pour qui les voix sont la manifes-
tation d’une capacité magique et/ou spirituelle, d’une ouverture de
leurs perceptions qu’elles décrivent avec joie. Les voix mettent sou-
vent en scène ces raisons qui leur donnent naissance. Elles sont des
métaphores de ce qui lutte à travers et autour de nous. Elles parlent le
langage de nos corps en guerres ou en extase.
Encore une fois, il n’y a que la personne concernée qui puisse réelle-
ment comprendre les rapports de domination intra-personnels qui
forgent ses problématiques. Comme sur le champ de bataille social,
nous nous renforçons en nous entraidant, mais il s’agit de mener
l’enquête critique par nous-mêmes. Il semble qu’aucun changement
durable des rapports esprit/corps n’advient sans se conjuguer à des
changements dans l’existence sociale. Des personnes qui souffraient
de leur travail, de leur famille ou de leur situation de sans-papier ont
pu transformer pour un temps leurs problématiques. Elles ont pu
adapter leurs manières de réagir aux agressions de la société. Mais elles
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ont parfois vu revenir ces problématiques sous d’autres formes, petit
à petit, parce que les racines de leurs symptômes – leurs conditions
matérielles d’existence – n’avaient pas été rompues.
Nous nous libérons réellement de problématiques lorsque nos entrées
en lutte intra-personnelles se conjuguent avec des entrées en résis-
tances sociales et que des changements internes correspondent à des
changements sociaux. Certaines personnes se transforment en décou-
vrant la grève, se découvrent en rejoignant la résistance collective à
l’expulsion de leurs logements, et tant de personnes psychiatrisé.e.s
vont mieux en rejoignant des collectifs auto-organisés comme l’Icarus
Project, le mouvement des Multiples et les Réseaux d’Entendeurs de
Voix (REV) partout dans le monde. Elles commencent à s’auto-guérir
en se confrontant collectivement à la société qui produit leur mal-être.

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C’est encore pour cela que les « patient.e.s » du collectif SPK6 sont
devenu.es des révolutionnaires.
En s’organisant pour critiquer leur internement et la condition sociale
faite aux « fous », en occupant leur clinique et en se la réappropriant,
elles et ils ont construit cette proposition fulgurante : faire de la mala-
die une arme7.
L’hypnose d’émancipation est le fruit d’une expérimentation collec-
tive, elle est conçue pour être réinventée en permanence dans des
communautés d’entraide, de réflexion et de lutte. C’est une malle à
outils illimitée par la puissance créatrice de nos imaginaires. Elle nous
suggère qu’aucune réassociation absolue entre les corps et les esprits,
ni de joie pour toutes et tous ne peut advenir tant que le système des
dominations subsiste. Elle nous met en garde et nous suggère.
Pas de révolution sociale sans révolution personnelle ni de paix inté-
rieure sans justice sociale.
Construisons des communes libres jusqu’au travers de nous-mêmes.
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6. Sozialistisches Patientenkollektiv, Collectif Socialiste de Patients, fondé en 1970 dans


une clinique universitaire de Heildelberg, composé d’une soixantaine de « malades » qui
menaient avec leur médecin, le docteur Huber, la critique théorico-pratique de l’insti-
tution psychiatrique. Le groupe connaîtra jusqu’à 500 « patient.e.s » et sera finalement
durement réprimé le 21 juillet 1971 par le débarquement de plusieurs centaines de
policiers, transportés par hélicoptères et l’arrestation d’une dizaine de membres.
7. SPK, Faire de la maladie une arme, Ed. Champ Libre, 1973.

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