Vous êtes sur la page 1sur 11

L’INQUIÉTUDE PERMANENTE DE MICHEL DE M’UZAN

Patrick Ben Soussan

Érès | « Cancer(s) et psy(s) »

2019/1 n° 4 | pages 123 à 132


ISSN 2269-9201
ISBN 9782749265605
DOI 10.3917/crpsy.004.0123
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-cancers-et-psys-2019-1-page-123.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Érès.


© Érès. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)

© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)


dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)

20/09/2019 09:58
THE TRIBUTE
L’HOMMAGE

GNI_Cancer & psy 4_BAT.indd 123


© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)
L’inquiétude permanente
de Michel de M’Uzan

Patrick BEN SOUSSAN 1

« LA MORT N’AVOUE JAMAIS 2 »

« Si je devais radicaliser ma position,


je verrais volontiers dans le remaniement permanent de l’énergie
l’objectif fondamental du travail analytique 3.»

Michel de M’Uzan est mort le dimanche 7 janvier 2018, à 96 ans, à Paris.


Docteur en médecine en 1948 avec une thèse sur Franz Kafka, qualifié
en neuropsychiatrie, psychanalyste à la SPP, il est attaché de recherche
au CNRS de 1954 à 1963, puis attaché de consultation en tant que
© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)

© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)


psychanalyste-psychosomaticien à l’hôpital Bichat jusqu’en 1975 : il va
exercer près de trente années auprès de patients souffrant de maladies
chroniques ou létales, en particulier en gastro-entérologie. Directeur de
l’Institut de psychanalyse, il est co-fondateur, en 1972, de l’Institut de
psychosomatique de Paris (IPSO), avec P. Marty, C. David, M. Fain,
D. Braunschweig et C. Parat. Codirecteur de la collection « Le fil rouge »
aux Puf et de la Revue française de psychanalyse (RFP) de 1970 à 1980,
il a écrit de nombreux articles et ouvrages dont De l’art à la mort (Galli-
mard, 1977 et 1994), La bouche de l’inconscient (Gallimard, 1994), Aux
confins de l’identité (Gallimard, 2005), L’inquiétude permanente (Galli-
mard, 2015). Mais aussi avec Pierre Marty et Christian David, en 1963,
L’investigation psychosomatique 4, ouvrage devenu classique, fondateur
d’une recherche clinique et d’une démarche novatrices pour accéder au

1 . Psychiatre, responsable du département de psychologie clinique, Institut Paoli-Calmettes (IPC),


Marseille ; bensoussanp@ipc.unicancer.fr
2. M. de M’Uzan, « La mort n’avoue jamais », Revue française de psychanalyse, LX, 1, 1996, p. 33-48.
3. M. Gagnebin, Michel de M’Uzan, Paris, Puf, 1996, p. 6.
4. P. Marty, M. de M’Uzan, C. David, L’investigation psychosomatique : sept observations cliniques
(1963), Paris, Puf, coll. « Le fil rouge », 2e éd. 1994.

GNI_Cancer & psy 4_BAT.indd 124 20/09/2019 09:58


CANCERS & PSYS - N° 4 - LA PLACE DU SUJET DANS LES PRATIQUES SOIGNANTES…

« fonctionnement mental » des patients somatiques : la pensée opératoire 5


y trouvait son écrin.
Michel de M’Uzan a été un clinicien brillant, fidèle tout au long de sa vie à 125
ses engagements et son œuvre, tissée avec une élégance achevée depuis
sa clinique, articule, s’il fallait dire rapidement les choses – et incomplète-
ment – problématique identitaire, limites, économique et créativité.
On retiendra, de façon trop caricaturale certes, que Michel de M’Uzan
fut le psychanalyste persévérant des confins – qui aujourd’hui, dans nos
champs d’exercice, ne connaît son travail du trépas ? –, du transfert, de la
chimère et de l’intranquillité.
Développons.

LE TRAVAIL DU TRÉPAS

Enfin, osons laisser résolument de côté ce texte archiconnu, cité et référé,


en particulier dans les milieux des soins palliatifs.
Quand Michel de M’Uzan propose, en 1977, l’expression « travail du
trépas 6 », il tente une description de cet intense travail psychique réalisé
quand la mort se profile, quand il s’agit de « pouvoir ressaisir et assimiler
toute une masse pulsionnelle encore imparfaitement intégrée ». Ce « travail
du trépas », référence évidente au travail du rêve que Freud met en forme
à la fin des années 1890, est à ne pas confondre avec ce que l’on range
classiquement sous le vocable de « travail de deuil », que le même Freud
esquisse dans Deuil et mélancolie en 1917. Dans ce cas, le sujet effec-
© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)

© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)


tuerait un travail psychique spécifique et complexe le conduisant, d’une
part, à accepter la mort de l’objet et, d’autre part, à se détacher de l’objet
d’amour perdu pour permettre l’attachement à de nouveaux objets. C’est
donc un travail de détachement. Le travail du trépas entraîne « au contraire
un surinvestissement des objets d’amour » et confère de ce fait aux autres
qui l’entourent un rôle considérable « en mobilisant une recrudescence
des intérêts relationnels ». C’est là un travail de remobilisation.
Mais Le dernier râle d’Éros 7, comme le nomme Jacques André, ne nous a
jamais vraiment convaincu. Ah ! Vous parlez si « l’embrasement du désir »
des dernières heures, ça a pu fasciner ! Qu’on vous offre en toute fin
de vie – « À la veille de leur mort ou dans les heures qui la précèdent »
écrit M. de M’Uzan – « un dernier coup » de jouissance, pour sûr, on en
redemande ! On en veut tous de cette fin, emportés par ce « surprenant
élan pulsionnel », cette « avidité régressive ». On se réjouit à l’avance de
5. P. Marty, M. de M’Uzan, « La pensée opératoire », Revue française de psychanalyse, n° 27, numéro
spécial congrès, 1963.
6. M. de M’Uzan, « Le travail du trépas », dans De l’art à la mort, Paris, Gallimard, 1977, p. 182-199.
7. J. André, « Le dernier râle d’Éros », dans M. de M’Uzan (sous la direction de), La chimère des
inconscients. Débat avec Michel de M’Uzan, Paris, Puf, 2008, p. 153-162.

GNI_Cancer & psy 4_BAT.indd 125 20/09/2019 09:58


PATRICK BEN SOUSSAN

cet élan dionysiaque qui fait que « la vie semble soudain s’exalter » et
ce « feu d’artifice final » n’est pas sans nous exaucer. S’il faut mourir, et il
126 le faut bien, autant mourir, osons, le feu au cul. Je n’ai jamais vraiment
compris pourquoi cette convocation d’une énergie instinctuelle tumul-
tueuse, d’une force universelle primordiale qui envahit puis déborde le
sujet, avait autant fait florès chez les praticiens et, depuis, chez tous ceux
qui travaillent, pensent, créent autour de la fin de vie. L’assurance d’une
élation terminale nous réconforterait-elle ? Mourir ivre nous soulagerait-il
de la rencontre avec la mort ? « La lumière avait remplacé la mort » écrit
Tolstoï aux dernières lignes de sa grande nouvelle La mort d’Ivan Ilitch 8,
le mystère de notre fin exhortera-t-il toujours cette lumineuse épiphanie ?
Convoquerait-on l’ivresse dionysiaque pour éviter le tremblement mais
aussi la fascination de la mort sèche 9 ?
M. de M’Uzan écrit aussi : « L’analyse est pourtant le meilleur moyen de
ne pas manquer cette activité psychique essentielle, ce dernier travail
que tout être doit accomplir au cours de ce passage qu’est littéralement
le trépas » (1977, p. 184). Car d’après lui, « profondément, le mourant
attend qu’on ne se soustraie pas à cette relation, à cet engagement réci-
proque qu’il propose presque secrètement, parfois à son insu, et dont va
dépendre le travail du trépas. En fait, il s’engage, en vertu de ce que j’ima-
gine comme une sorte de savoir de l’espèce, dans une ultime expérience
relationnelle. Par là, il surinvestit ses objets d’amour, car ceux-ci sont indis-
pensables à son dernier effort pour assimiler tout ce qui n’a pas pu l’être
jusque-là dans sa vie pulsionnelle, comme s’il tentait de se mettre complè-
© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)

© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)


tement au monde avant de disparaître » (p. 185). J’aurais tendance à être
plus humble, peut-être résolument moins psychanalytique, en postulant
que nombre des malades que j’ai pu rencontrer avaient bien autre chose
à faire et à penser, à cet instant de leur vie, que de s’adonner à ce travail,
essentiel selon M. de M’Uzan, qui serait d’assimilation, de redéploiement
voire de remaniement du Moi. Et puis cette volonté de faire « coïncider »
sinon d’articuler fin et début de vie me laisse toujours perplexe. « Se mettre
complètement au monde avant de disparaître », n’est-ce pas là, chez un
auteur et un clinicien toujours rigoureux et d’une grande finesse d’élabo-
ration et de pratique, une façon de proposer de boucler la boucle, un brin
orthodoxe et unitaire ?  
Reconnaissons cependant à M. de M’Uzan d’avoir osé ce que bien peu de
psychanalystes s’autorisaient dans les années 1970 – l’ont-ils vraiment fait
après ? –, s’approcher des sujets en fin de vie, de leurs corps exposés,
endoloris, étrangés dirait Roland Gori, et les accompagner, au plus près,
jusque leurs dernières heures. Cette expérience, rare, vaut à elle seule,

8. L. Tolstoï, La mort d’Ivan Ilitch (1886), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997.
9. J. Allouch, Érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, EPEL, 1995.

GNI_Cancer & psy 4_BAT.indd 126 20/09/2019 09:58


CANCERS & PSYS - N° 4 - LA PLACE DU SUJET DANS LES PRATIQUES SOIGNANTES…

attention, plus, admiration. Il faut lire cet entretien avec Dominique Cupa,
dans le cadre du Carnet PSY, à la rentrée 2008, pour un dossier sur
la psychosomatique contemporaine 10. Dominique Cupa interroge M. de 127
M’Uzan sur ce fait que la rencontre analytique avec la mort d’un être a
souvent retenu son attention. La réponse de M. de M’Uzan est éclairante :
« Parmi les patients que j’ai suivis qui étaient mortellement atteints, à
brève échéance, j’ai distingué deux catégories : il y a d’une part ceux qui
ne veulent pas mourir, et d’autre part ceux qui veulent continuer à vivre.
Ainsi, un homme souffrant d’un cancer de l’œsophage dont l’issue était
fatale, ce qu’il savait, m’a demandé si j’acceptais de le prendre en psycho-
thérapie analytique, mais par téléphone car il habitait à l’étranger. La cure
a duré trois mois. Eh bien songez que, à la toute fin de sa vie, alors que
sa femme devait tenir le combiné pendant nos échanges, il s’interrogeait
avec moi sur le sens du souvenir d’un soulier à boucle d’argent. Je pense
à tel autre patient. Il savait qu’il allait mourir. À un certain moment où il
exprime son désespoir, je lui ai dit : “Mais on n’est pas là pour geindre, on
est là pour travailler !” et il m’a confirmé : “C’est vrai !” Dans le “travail du
trépas” je cite encore une patiente qui me dit : “Ce n’est pas moi qui suis
malade, c’est l’autre, mais ne croyez pas que je suis schizo.” Nous avons
là, l’illustration de la mise en œuvre d’un clivage qui se met au service
du psychosexuel. Je pense encore à une patiente souffrant d’un cancer
inopérable. Elle venait avec en tête son refus de mourir. Il était parfois
difficile de faire évoluer le “je ne veux pas mourir” en “je veux continuer de
vivre”. »
© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)

© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)


Que voulez-vous, qu’on adhère à sa conceptualisation de travail du trépas
ou pas ou peu, on reste « transporté » devant cet engagement clinique de
M. de M’Uzan : « Mais on n’est pas là pour geindre, on est là pour travail-
ler ! » Quel autre psychologue, psychiatre, psychanalyste répondrait ainsi
à un patient désespéré ? Quel autre psychologue, psychiatre, psychana-
lyste pourrait d’ailleurs écrire cette phrase : « L’idée selon laquelle la mort
serait plus douce pour qui réussit à se séparer de ses objets par avance
revient pour moi à prôner une sorte d’euthanasie psychique 11.»

LE TRANSFERT

C’est pendant le colloque de la SPP d’avril 1966, « en relisant en 1966


“Analyse terminée et analyse interminable” 12 » que M. de M’Uzan répond
à un questionnement de René Diatkine sur l’analysabilité. Son intervention,

10. D. Cupa, « Entretien avec Michel de M’Uzan », Le Carnet PSY, 127(5), 2008, p. 43-49.
11. M. de M’Uzan, De l’art à la mort, op. cit.
12. Le texte référé date de 1937. Freud a 81 ans quand il écrit cette forme de méditation rétrospective,
aux accents bien pessimistes ; il quitte Vienne en 1938 et meurt à Londres, en 1939.

GNI_Cancer & psy 4_BAT.indd 127 20/09/2019 09:58


PATRICK BEN SOUSSAN

« Transferts et névrose de transfert 13 », publiée dans la RFP, tient en


quelques pages lumineuses. Il y lie durée de l’analyse et névrose de trans-
128 fert : « Les analyses interminables sont celles au cours desquelles une
névrose de transfert vraie ne s’est pas constituée, tandis que celles où
la névrose de transfert s’est élaborée et développée évoluent naturelle-
ment vers un terme » (1968, p. 236). Mais surtout, il y considère pour la
première fois la névrose de transfert comme un roman, plus, « un roman
d’amour » : « Seuls un récit ou une histoire sont susceptibles d’avancer
vers une fin, tel ce roman d’amour qu’est la névrose de transfert où les
affects et les émois transférés impliquent constamment l’existence d’un
tiers serait-il même obscur ; à ce niveau, la convoitise, l’exigence, le
besoin ont fait place à une autre forme de prétention : “le désir” » (p. 238).
Il précise : « La démarche analytique revenant essentiellement à écouter
quelqu’un qui parle, on ne cherche pas à repérer l’émergence de telle ou
telle demande instinctuelle, mais à suivre le récit qui en est fait, c’est-à-
dire un roman. » Ainsi analysé et analysant co-écrivent un roman à quatre
mains, où le passé de l’analysé est sans cesse « romantisé ».
« Le monde doit être romantisé 14 », énonçait le Novalis de 1798, bien avant
l’acte de naissance de la psychanalyse, « romantiser » signifiant révéler la
dimension artistique de toute création humaine, mais surtout générer de
nouvelles opérations à travers lesquelles toute activité de l’esprit serait
artistique. Le compagnonnage incessant de M. de M’Uzan avec les arts,
l’écriture, la littérature trouverait ici sûrement une voie royale d’expression.
Novalis ne dit-il pas d’une façon si peu autre ce que le psychanalyste du
© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)

© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)


trépas énonce du travail de l’analyse : « Le monde doit être romantisé.
C’est ainsi que l’on retrouvera le sens originel. Romantiser n’est qu’une
potentialisation qualitative. Lors de cette opération, le Soi inférieur est
identifié à un Soi meilleur. Nous sommes nous-mêmes une telle série de
puissances qualitatives. Cette opération est encore totalement incon-
nue. Lorsque je donne au commun un sens élevé, à l’habituel un aspect
mystérieux, au connu la dignité de l’inconnu, au fini une apparence infinie,
alors je le romantise – L’opération s’inverse pour le plus haut, l’inconnu,
le mystique, l’infini – à travers cette relation elle est logarithmisée –
Elle reçoit une expression courante. Philosophie romantique. Lingua
romana. Alternance d’élévation et d’abaissement. » L’œuvre du poète
– entendez le discours de l’analysé, dans ces confins déjà évoqués –
est un magma en fusion de fragments bizarres et de propositions souvent
aberrantes. L’analysé n’est jamais vraiment là où on l’attend, il ne cesse
de brouiller les pistes. La folie de l’analysant ne serait-elle de vouloir tout
penser, jusqu’au détail le plus insignifiant, tout comprendre, tout « saisir »

13. M. de M’Uzan, « Transferts et névrose de transfert », RFP, XXXII, 2, 1968, p. 235-245.


14. Novalis, « Fragments logologiques » (1798), dans Le monde doit être romantisé, Paris, Allia, 2008.

GNI_Cancer & psy 4_BAT.indd 128 20/09/2019 09:58


CANCERS & PSYS - N° 4 - LA PLACE DU SUJET DANS LES PRATIQUES SOIGNANTES…

du roman de son analysé ? L’audace de l’analyste, nous dit M. de M’Uzan


est de chercher, comme nous y appelait Novalis, à « tirer de la vie de toute
chose ». Jusqu’au dernier souffle, il ne s’agit pas de comprendre « simple- 129
ment » dit M. de M’Uzan, les propos du patient, il s’agit en quelque sorte
« d’entrer en rapport intime avec leur substance ». « La matière poétique »
de la vie, aurait dit Novalis, qui appelait à une opération de « potentialisa-
tion qualitative ». Existe-t-il ainsi un lien entre cette « expansion », « exten-
sion » de soi, appelée par le poète, et le travail du trépas, théorisé par
M. de M’Uzan ? Cette écriture commune est souvent geste de reprise et
de greffe, reprise au sens du raccommodage, du tissage et greffe au sens
du Moi prothétique que l’analyste peut offrir au patient. Il s’agit de partici-
per de cette écriture nouvelle du passé : « Je crois que sans cette capa-
cité de reconstituer et de créer le passé à la place d’un amalgame de ce
qui a été vécu ou fait autrefois, même ressaisi dans sa stricte succession,
on ne saurait envisager le développement d’une névrose de transfert, et
à plus forte raison sa liquidation. Pour employer une image, sans le “Il y
avait une fois le fils d’un roi...”, on ne peut concevoir un bouclage final »
(p. 239). Redessiner, ensemble, la carte d’un univers mental en perpé-
tuelle effervescence, traversé de fulgurances, jusqu’au terme de la vie :
« Vivre, c’est-à-dire continuer de ressaisir le passé pour le remanier indéfi-
niment, pour en construire sans cesse les nouvelles versions » conclurait
M. de M’Uzan. Lors de cette même journée de colloque, Évelyne Kestem-
berg reprend cette conceptualisation de l’analyse comme un « roman »
mais rappelle qu’il s’écrit à deux et que ce que les analystes attendent
© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)

© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)


de l’analyse, ce qu’ils pensent de l’analyse, leur propre mise en cause est
au moins aussi importante que la mise en cause des qualités personnelles
ou spécifiques de l’individu dont ils ont à s’occuper (p. 241).
Alors voilà, nous rencontrons des malades, à chaque jour, ils ont un cancer,
ils sont en chimiothérapie, ils attendent une intervention chirurgicale
lourde, ils reviennent, comme la veille et le lendemain, pour leur séance de
radiothérapie, ils sont loin de soins, ils sont guéris, en rémission, en soins
palliatifs, ils vont vivre, ils vont mourir, nous les rencontrons, une fois, deux
ou trois, si peu souvent plus que cela, et là, au pied de leur lit d’hospita-
lisation ou dans un petit bureau de consultation, avec eux, nous écrivons
quelques pages de roman. Elle ou il est là, en face de nous, elle ou il ne
sait habituellement pas vraiment pourquoi, ce qu’il vient risquer ici, dans
ce tout petit temps que nous partagerons, que va-t-il perdre ou gagner
de cette rencontre, quel roman « écoutable et lisible » allons-nous écrire
ensemble, tout deviendra-t-il « clair et cohérent » et prendra-t-il sens pour
le patient ? Et pour nous ? Quelle expansion narcissique nous proposons
au patient ? Quel élan créatif ? Pour quel projet ? La grande question qui
a traversé la psychanalyse – pourquoi en parler au passé ? – à savoir la

GNI_Cancer & psy 4_BAT.indd 129 20/09/2019 09:58


PATRICK BEN SOUSSAN

guérison est-elle ou non le but de l’analyse, ne se pose jamais dans nos


couloirs d’hôpital, dans nos box de chimio, dans nos salles de consultation.
130 Nous ne guérirons jamais nos malades du cancer. Et pourtant, nous nous
risquons, à chaque jour, à griffonner avec eux quelques lignes de plus de
leur vie, de leur, pardon, de notre roman.

LA CHIMÈRE

M. de M’Uzan va bien loin, quand il évoque cette place singulière de l’ana-


lyste auprès de son patient. D’autant en fin de vie. « La présence d’une
personne réelle est indispensable. Que celle-ci soit un proche, un médecin
ou un analyste, il faut qu’elle soit réellement disponible, sûre aux yeux du
patient et capable de combler ses besoins élémentaires, ce qui signifie
profondément qu’elle accepte qu’une part d’elle-même soit incluse dans
l’orbite funèbre du mourant 15. »
Il décrit et théorise ce qu’il désigne comme la chimère psychologique,
issue de la rencontre entre l’analysé et l’analyste, un lieu de porosité, là
où s’interpénètrent et se mêlent les inconscients de chacun. « Dans la
situation psychanalytique, l’analysé et son analyste ne sont pas seulement
deux personnages entretenant l’un avec l’autre des rapports parfois diffi-
ciles, imprégnés d’affects violents […]. L’analysé et son analyste forment
aussi une sorte d’organisme nouveau, un monstre en quelque sorte, une
chimère psychologique qui a ses propres modalités de fonctionnement.
De par la nature même des conditions de leur rencontre, l’analysé et son
© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)

© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)


analyste ont, à leur insu, donné naissance à un enfant fabuleux, un être
puissant qui œuvre dans l’ombre, mais dont la croissance peut être plus
ou moins affectée par toutes les influences provenant de ses créateurs.
De ces influences, j’ai déjà cité celles qui ont trait à la structure de l’ana-
lysé. Il faut encore tenir compte de celles qui dépendent de l’analyste. Il ne
s’agit pas, bien entendu, de son savoir ou même de son savoir-faire, mais
de quelque chose qui a trait à son fonctionnement mental. L’activité de
l’analyste se développe en effet à plusieurs niveaux, selon plusieurs moda-
lités. Parmi celles-ci, il en est une qui diffère entièrement des autres. Prati-
quement opposée au régime qui gouverne la vie vigile, elle ressemble,
sans lui être identique, au rêve auquel elle emprunte ses principaux méca-
nismes. L’analyste, néanmoins, ne peut accéder à ce mode de fonction-
nement que lorsqu’il est à même de supporter un certain flottement de
son identité, qu’il peut se tenir sur cette zone où les frontières entre le
moi et le non-moi sont plus qu’incertaines, qu’il a donc conservé une
disposition spéciale à l’identification primaire et tolère des expériences de
dépersonnalisation. Cette « disponibilité » particulière permet à l’analysé,
15. M. de M’Uzan, « Le travail du trépas », op. cit., p. 193.

GNI_Cancer & psy 4_BAT.indd 130 20/09/2019 09:58


CANCERS & PSYS - N° 4 - LA PLACE DU SUJET DANS LES PRATIQUES SOIGNANTES…

par l’intermédiaire de sa représentation, d’envahir l’espace psychique de


l’analyste pour y déclencher des processus mentaux originaux que j’ai
précédemment appelés “pensées paradoxales”. Ces pensées qui appar- 131
tiennent à l’analysé, ou plutôt qui sont potentielles en lui, se façonnent
pourtant chez l’analyste. Plus précisément, elles relèvent de l’activité d’un
véritable système, celui qui est propre à la “chimère” et qui peut être placé
sur les frontières de l’inconscient et du préconscient […]. Je suis donc
porté maintenant à considérer la névrose de transfert sous un autre angle.
Je ne la verrai plus seulement comme une reprise ordonnée des conflits
infantiles et comme substitut de la névrose clinique, mais en tant que
construction édifiée, en partie, sur, et à partir de, la chimère, là où s’inter-
pénètrent et se mêlent les inconscients de l’analysé et de l’analyste 16. »
À côté de cette « chimère psychologique », image expressive de la névrose
de transfert, M. de M’Uzan évoque aussi le « spectre d’identité » : « Il s’agit
d’une zone transitionnelle que j’ai appelée un everyman’s land où chacun
n’est ni jamais tout à fait lui-même ni tout à fait l’autre, permettant une
rencontre profonde et efficiente entre l’analyste et l’analysant… »

L’INQUIÉTUDE PERMANENTE

Connaissez-vous beaucoup de psychanalystes qui oseraient garantir que


la psychanalyse doit assumer non pas une mais deux responsabilités :
« à coté de celle qui propose d’accéder à une maîtrise du pulsionnel tout
en accordant un maximum de satisfaction avec la réalité [...] une autre
© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)

© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)


responsabilité, d’une importance capitale lorsqu’on a en vue le plus
authentique de l’être, le dégagement de son plus intime, le plus primordial,
celle de permettre, d’assurer au sujet la possibilité d’accéder à l’inquié-
tude permanente 17 » ? La belle trouvaille de ce dernier ouvrage de M. de
M’Uzan, qui poursuit et d’une certaine façon vient clore (avec sa mort)
sa recherche sur « les confins de l’identité » (que d’autres se sont déjà
engagés à poursuivre). Cette inquiétude permanente fait immanquable-
ment penser à cette conférence de D.W. Winnicott, le 12 octobre 1962,
à la Société psychanalytique de Topeka aux États-Unis, repris dans son
texte « Élaboration de la capacité de sollicitude 18 ». Sollicitude traduit ici le
terme anglais « concern », qui pourrait se dire aussi souci ou inquiétude.
C’est ainsi que Winnicott souhaitait rebaptiser la « position dépressive »
de Melanie Klein. Au cours des premiers mois de vie, Winnicott postulait
« un stade théorique » de non-sollicitude ou d’état sans pitié (Unconcern
16. De M’Uzan M. (1994) « La bouche de l’inconscient », in Dernières paroles. Paris, Gallimard, p. 39.
17. De M’Uzan M. (2015) L’inquiétude permanente. Paris, Gallimard, Coll. « Connaissance de l’incons-
cient », p. 110.
18. Winnicott D. W. (1962) Élaboration de la capacité de sollicitude. In : Processus de maturation chez
l’enfant. Paris, Payot, 1970.

GNI_Cancer & psy 4_BAT.indd 131 20/09/2019 09:58


PATRICK BEN SOUSSAN

or Ruthlessness) qui se transformera plus tard en Stage of Concern,


quand il pourra se sentir « concerné », responsable de ses pulsions et
132 coupable de fait de ses attaques contre l’objet aimé qu’il cherchera alors
à réparer. Chez Winnicott, l’inquiétude est dirigée vers l’objet. Chez M. de
M’Uzan, l’inquiétude permanente concerne le sujet lui-même. Ce sujet qui,
s’il parvient à maîtriser le pulsionnel, n’en rafle cependant pas la tranquil-
lité. Se muer en ravi de la crèche, béat, n’est résolument pas un des bien-
faits de l’analyse, pour M. de M’Uzan. Le vivant palpite partout, toujours et
nous laisse en état d’intranquillité permanente. Le livre de l’intranquillité 19,
le chef-d’œuvre posthume du poète lisboète Fernando Pessoa, pourrait
résumer toute autobiographie. Le terme intranquillité traduit parfois par
inquiétude, exprime le contraire de la tranquillité, de la sérénité, mais il ne
signifie cependant pas l’agitation ou l’excitation. Intranquille la vie rappelle
M. de M’Uzan, multiple, métisse l’identité. M. de M’Uzan nous enseigne
qu’il convient d’assumer une fluidité de l’être, et la possibilité de se savoir
doté d’une gamme, d’un spectre d’identité plutôt que de s’emmurer dans
quelque vérité finale sur soi. L’enchantement du monde est à ce prix, un
risque, une forme de tourment à assumer.
Rappelons, pour finir, que M de M’Uzan postule qu’un être parlant tendant
à affermir son sentiment d’identité subjective ne peut assurer ce proces-
sus que « s’il est en état d’englober ce qui n’est pas lui, en d’autres termes,
s’il est en état de devenir aussi un autre ». Le « je est un autre » rimbal-
dien vient inévitablement à l’esprit. L’analyse vise ainsi à laisser émerger
l’étrange inquiétant familier au creux intime de chacun. Il s’agira alors de
© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)

© Érès | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.43.112.178)


l’accueillir.
Quelle leçon d’hospitalité nous donne Michel de M’Uzan, dans toute son
œuvre. Il faut lui rendre hommage de nous avoir aidés à penser notre
intranquillité humaine, jusqu’au fin fond de nos vies, jusqu’au moment où
le mot fin s’écrit.

19. F. Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1982), Paris, Christian Bourgois éditeur, 1988.

GNI_Cancer & psy 4_BAT.indd 132 20/09/2019 09:58

Vous aimerez peut-être aussi