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LA DIALECTIQUE DE HEGEL CONSIDÉRÉE DE MA POSITION

Nishida Kitarô

Editions de Minuit | Philosophie

2009/3 - n° 103
pages 56 à 76

ISSN 0294-1805
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Pour citer cet article :


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Kitarô Nishida, « La dialectique de Hegel considérée de ma position »,
Philosophie, 2009/3 n° 103, p. 56-76. DOI : 10.3917/philo.103.0056
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Nishida Kitarô

LA DIALECTIQUE DE HEGEL
CONSIDÉRÉE DE MA POSITION 1
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I.

1. [64] Pour qu’un « mouvement dialectique » soit pensable et existe,


il faut d’abord se demander si « ce qui porte une contradiction en soi-
même » est pensable et existe. Mais comment soutenir une telle propo-
sition ?
2. Au regard d’un concept A, non A est considéré comme contradictoire ;
ou encore : nous ne disons pas qu’une chose donnée est en même temps
A et non A ; nous affirmons que ces deux propositions se contredisent
l’une l’autre. En un certain sens, la connaissance, ou même plutôt le fait
de penser à quelque chose, prend forme en tant qu’une autodétermination
d’un universel ; en plus, [d’une part], si l’on considère que la connaissance
judicative prend forme, dans la mesure où [l’universel], en tant qu’être
Subjectif [au sens logique et grammatical], détermine une chose qui se
trouve en lui-même 2, [et d’autre part] dans la mesure où l’universel est
dit s’autodéterminer en ce sens, alors, non seulement on s’interdit de
penser que « ce qui porte une contradiction en soi-même » existe, mais
encore, il devient impossible d’y penser [tout court]. Une chose peut bien
posséder des qualités différentes et variées, elle n’en devient pas « ce qui
porte une contradiction en soi-même ». [65] Ce qu’on considère [seule-
ment] ici, c’est qu’on doit atteindre un « individu » en le pensant comme
possédant des qualités infiniment différentes. 3
3. En particulier, si l’on pouvait voir et fixer une seule seconde une chose
qui change, qui se meut, alors elle représenterait à la fois l’être et le néant.
Pour quelle raison ? Parce que ce n’est là rien d’autre que fixer en pensée
abstraitement un point de ce qui change et se meut. Comme l’a déclaré
Aristote, ce qui change va dans son contraire, il faut [donc] le non chan-

1. Notes de M. Dalissier. Le texte date de février 1931, NKZ, XII, pp. 64-84 (pagination
donnée entre crochets). Les guillemets de Nishida sont rendus au moyen des symboles <>,
les nôtres par « ». Les artefacts de traduction figurent entre crochets, les alinéas sont
numérotés par nous, avec retrait quand ce sont ceux de Nishida. Tous les italiques sont de
nous. La transcription du japonais suit le système Hepburn. Les noms de personnes japonais
suivent l’ordre : patronyme, prénom.
2. Dans le « lieu de l’être déterminé » (alinéas 11 et 14), où se déploie l’ontologie aristo-
télicienne, la chose se trouve, est en elle-même, et pas en autre chose. Voir l’alinéa 15 et
l’essai « Le Lieu », p. 226, trad. fr. p. 26, AU, pp. 365 sqq.
3. Métaphysique, Z, 15, trad. de J. Tricot, Vrin, Paris, 1953, pp. 433-435.

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LA DIALECTIQUE DE HEGEL CONSIDÉRÉE DE MA POSITION

geant au fond de ce qui change, l’upokeimenon. Quand celui-ci est consi-


déré comme se déterminant lui-même, il n’y a pas contradiction. On
pourra en effet concevoir à bon droit ce qui change et se meut, comme
l’autodétermination Subjective d’un universel, et tenir ce qu’on appelle
le « temps » pour la forme [même] d’une telle détermination. Certes, le
changement, le mouvement, peuvent sans doute être considérés hâtive-
ment comme dialectiques ; toutefois, dans la mesure où une succession
est malgré tout objectivement conçue ici en un certain sens, il ne s’agit
pas là [non plus] de « ce qui porte une contradiction en soi-même ». À
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plus forte raison, lorsqu’on en arrive au stade du développement, le

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changement même, en tant qu’il possède une signification [propre], n’est
pas pensable de façon dialectique. Il reste que, même si de cette façon,
on ne peut pas déterminer « ce qui porte une contradiction en soi-même »
en tant qu’être Subjectif, il apparaît que nous pouvons à tout le moins
concevoir le fait de la contradiction. Mieux, si le fait que nous soyons
douées de pensée signifie donc une sorte d’autodétermination de l’uni-
versel, et si la contradiction est pensable, alors elle ne pourra l’être qu’en
ce sens même.
4. On comprend ainsi que je conçois la connaissance judicative comme
prenant forme, dans une certaine mesure, en tant qu’autodétermination
de l’universel. [66] La prédication à propos d’une chose donnée doit [en
effet] signifier qu’elle existe 4 dans le prédicatif, dans l’universel ; [autre-
ment dit,] le fait de prédiquer doit posséder le sens de l’extension d’un
concept universel. L’individu lui-même, dans la mesure où il fait l’objet
d’une prédication, ne possède-t-il pas une telle signification ? Bien sûr,
au niveau de ce qu’on appelle un « concept universel », la différenciation
spécifique a beau être sans cesse reconduite, on n’en atteint pas pour
autant l’individu. Remarquons bien que quelque chose de tel qu’un
concept universel englobant l’individu n’est pas pensable ; mais que,
précisément il deviendrait possible d’envisager les choses de cette façon,
si l’on incluait la relation entre le Sujet et le prédicat du jugement au sein
même de la relation entre le particulier et l’universel à la faveur de la
classification ; or, ce que je nomme le prédicat transcendant ou le lieu
possède un tel sens.
5. Toutefois, il me semble que si nous voulons penser l’individu de
manière originaire, alors ce ne sera pas comme la limite [l’extrémité] de
l’opération de particularisation d’un concept universel, mais plutôt
comme notre détermination auto-éveillée. En effet, quelque chose d’intui-
tif ne doit-il pas se trouver nécessairement derrière un jugement indivi-
duel, afin qu’il prenne forme ? Une intuition est véritable, lorsqu’elle
correspond au fait que le soi se voit lui-même 5. De cette manière, un

4. « prend place », « existe dans », « investit un lieu » de déploiement. « Le Lieu »,


pp. 208-230, trad. fr., pp. 5-30.
5. Le sens bouddhique du terme jikaku correspond au fait d’atteindre « l’éveil » (satori)
par soi-même. Philosophiquement, ce concept ne se limite pas à la « conscience de soi comme
adéquation du connaissant au connu » (alinéa 6), il désigne plus particulièrement une « sin-
cérité » (seijitsusei) avec soi-même dans l’acte de connaissance, qui ouvre à la lucidité sur

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NISHIDA KITARÔ

jugement individuel prend forme à son fondement en se basant sur notre


éveil [visuel] à nous-mêmes. À prendre les choses ainsi, si l’on regarde à
l’arrière de ce que j’appelle la détermination topologique, on parlera de
détermination auto-éveillée ; et réciproquement, on pourra évoquer
celle-ci au fondement de l’autodétermination de l’universel. Chacun de
nous se voit en lui-même ; et un tel soi, quand il est objectivé en pensée,
représente l’individu.
6. Je dirais volontiers que la « conscience de soi », contrairement à la
manière dont on l’a abordée jusqu’à présent – sous l’aspect de « l’adé-
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quation du connaissant au connu » –, tient dans le fait de voir le soi dans

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le soi ; [67] les phénomènes de conscience sont assurément tous entendus
en ce sens précis ; [ce qui est pensé à ce niveau comme] le « noétique »
devait posséder [originairement] la signification de l’éveil à et en soi. À
l’inverse, le « noématique » devait posséder à chaque fois celle d’un
« contenu » auto-éveillé. 6 Certains évoqueront une conscience intention-
nelle ; pourtant, cette dernière n’est rien de plus que ce en quoi la signi-
fication de cet éveil a été minimisée.
7. Pourtant, que le soi voie le soi, dans l’acception indiquée plus haut de
l’éveil à et en soi, doit signifier qu’il devient en fait un néant, et [plus
précisément] ce qui s’autodétermine comme [le ferait] le néant 7. En effet,
tant que le soi est vu à la manière d’un objet, c’est-à-dire tant qu’on en a
conscience, il n’est pas possible d’évoquer un véritable éveil à et en
soi-même. Un soi rendu conscient ? Tel n’est pas là le soi véritable. C’est
bien plutôt pour cette raison qu’on pourra considérer que ce qui existe
dans la conscience possède une direction infinie dans l’opposition réci-
proque des directions noétique et noématique 8. Quand la véritable déter-
mination noétique s’envisage comme une autodétermination du néant,
alors son contenu noématique devient transcendant par rapport au soi
soi (Dictionnaire de philosophie, Heibonsha, Tôkyô, 1971, p. 564). Dans notre essai, plusieurs
formulations sont avancées, que nous avons mises en italiques. La première est intuitive,
visuelle et réflexive. En portant un « jugement » de nature « individuelle », je m’y intuitionne,
m’y vois, m’y retrouve. Sur quelle source de pureté insigne devra se fonder un tel éveil à et
en soi-même (il ne faudra jamais perdre de vue ces deux dimensions) pour réaliser une telle
trans-lucidité de soi ? En quel lieu l’opacité de « l’être » se dissipe-t-elle pour entraîner une
illumination de notre for intérieur ? Réponse, dans l’alinéa 7.
6. Ici comme ailleurs (alinéa 26), cette formulation au passé de la possession (le sens même
de l’être pour Nishida) contient l’idée d’une « chute », « déchéance », « corruption ». Voir
la Recherche sur le bien (zen no kenkyû), NKZ, I, pp. 171-172, trad. An Inquiry into the
Good, New Haven, Yale University Press, 1990, pp. 151-152. AU, pp. 125 sqq. Nous chutons
du niveau de l’éveil à soi à celui des déterminations intentionnelles, du lieu du « néant » à
celui de « l’être », de l’origine topologique mais non chrono-logique.
7. Comportement se conformant à l’opération du néant, celle du « fait de se vider », « Le
Lieu », p. 221, tr. p. 20.
8. Nishida critique, du point de vue d’un primat de l’idée d’« unification » sur celle de
« différenciation », celle d’une « détermination réciproque » (sôgogentei/Wechselwirkung),
localisée ici au niveau de ce qu’il interprète comme la corrélation noético-noématique hus-
serlienne ; à chaque étape de la description et de la constitution, l’opposition infinie, mais
comme figée des deux directions est reconduite. Sa radicalisation de l’idée d’« infini » exige
alors d’entrevoir « en amont » de la noèse, l’opération selon laquelle le néant se creuse et
« fait retour » en lui-même, et « en aval » du noème la « dissémination » selon lesquelles le
néant laisse jaillir la chose sur le sillage de son évanescence. Voir nos analyses dans AU.

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LA DIALECTIQUE DE HEGEL CONSIDÉRÉE DE MA POSITION

conscient. Pourtant, [si l’on se place dans] dans la position 9 du véritable


éveil à soi qui voit à titre de néant, [il devient évident que] « l’ob-jet
objectif » que l’on considère ici devait [déjà] posséder la signification du
véritable contenu auto-éveillé.
8. Nous entrons en possession de l’éveil en soi conscient le plus profond
dans l’éveil à soi volontaire 10 ; mais ce dernier doit [lui-même] en arriver
à l’éveil à soi agissant ; d’ailleurs, la « volonté » illustre [déjà à son niveau]
l’éveil à et en soi comme une sorte d’acte interne. Nous tenons ainsi la
véritable signification de l’éveil en soi dans celui d’un soi agissant ; ajou-
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tons que le fait de se voir soi-même par l’agir n’est rien d’autre que celui

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de se voir soi-même comme le néant. [68] Et pourtant, [il est manifeste
que] l’autodétermination du soi agissant demeure celle d’un soi encore
[foncièrement] vu. Or, lorsque le soi est considéré comme devenant
absolument le néant, l’éveil à soi du néant doit finir par prendre la signi-
fication de l’autodétermination d’un soi expressif ; d’ailleurs, il est clair
que ce qui était entendu [à son propre niveau] comme une autodétermi-
nation du soi judicatif, possédait d’entrée de jeu la signification de l’éveil
à soi expressif. Et ce, à condition de faire du sens le « contenu de
l’énoncé », et de la vérité le contenu auto-éveillé du « Logos ».
9. C’est ainsi que ce soi [judicatif, jugeant, qui juge], que nous évoquions
lorsque le jugement individuel prenait forme au moyen de la détermina-
tion auto-éveillée, devait posséder le sens de l’éveil à soi du soi expressif
qui se détermine lui-même comme le néant : une connaissance factuelle
prend forme en tant que contenu de l’autodétermination d’un tel soi
[expressif]. Nous pouvons considérer de surcroît que la détermination
topologique de l’universel, possède la signification de la détermination
noétique du soi qui se détermine lui-même comme néant [expressif] ; il
ne suffit pas, en effet, de considérer seulement qu’elle [cette détermina-
tion topologique] possède une signification en tant qu’elle englobe l’indi-
vidu dans le sens du se voir en soi-même ; il convient de dire que l’extension
qu’on pense dans la connaissance classificatrice possédait elle-même ori-
ginairement une telle signification. Si la connaissance classificatrice peut
être une « connaissance », c’est en vérité parce qu’elle se doit de posséder
la signification de la connaissance judicative en tant qu’autodétermination

9. La « posture », reflète une façon de se tenir, non pas face mais au sein du monde, un
certain comportement philosophique ; à la différence de la « place », spatiale et instantanée,
de la physique ou de la psychologie (« Le Lieu », p. 214, trad. fr. p. 13), situation dont on
ne peut sortir, impasse où se tient l’objet dans l’espace-temps, physicalisme, psychologisme
ou fanatisme, enfermés topologiquement dans leurs « alvéoles » respectives.
10. Ici, la transparence à soi-même qu’opère le néant absolu dans l’éveil à soi est d’abord
volonté. Le soi se voit lui-même, « plus profondément » en voulant. Pourtant, ce n’est là
qu’un « acte interne », qui relève de l’intention, du désir, et ne forme qu’un cas particulier
de ce « soi agissant » qui nous révèle à nous-mêmes dans notre « action », notre « geste »,
notre « comportement », notre « conduite » (kôi). Et cette illumination a lieu au sein de ce
lit propice qu’offre l’extinction de tout autre chose, disparition qui signale le néant comme
le siège de l’action engagée. Ainsi, « se voir soi-même par l’agir » revient à : « se voir soi-même
comme néant » (alinéa 12). Toutefois, le néant révèlera seulement dans le « soi expressif »
une dimension plus personnelle : « l’expression », qui supprime dans le « geste » créateur
toute objectivation, en laquelle le « jugement individuel » trouve son originalité réelle.

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NISHIDA KITARÔ

de l’universel. Seulement, cette dernière doit être naturellement envisagée


comme une autodétermination en laquelle le jugement, en tant qu’acte
d’autodétermination, se trouve atrophié, et où le plan du prédicat s’unit
au plan du Sujet. À partir d’un concept abstrait, nous n’arriverons pas à
un concept concret ; mais c’est bien au contraire à partir d’un concept
concret, qu’il devient possible de concevoir le concept abstrait comme
son atrophie. [69]
10. Il est certes possible de désigner, à partir la position de l’éveil à et
en soi du néant, cette détermination noétique comme l’action, et cette
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détermination noématique comme l’expression. Cependant, parce que

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l’éveil en soi signifie que le soi se voit sans cesse en soi-même 11, il convient
plutôt [d’une part] de parler de la détermination expressive [noématique]
à la manière d’une détermination agissante [noétique] au sens large ; et
l’on peut estimer [d’autre part] que le jugement, en tant que détermina-
tion auto-éveillée du soi expressif, signifie [lui-même] une espèce d’éveil
à soi agissant. Pour cette raison, au fur et à mesure que le sens de l’auto-
détermination du soi qui juge s’approfondit, celle-ci doit en venir à revêtir
la signification de l’autodétermination du soi agissant, [puis] celle de
l’éveil à soi du néant. Pour nous, la position de la connaissance la plus
concrète se révèle nécessairement à l’origine semblable à celle d’un néant
qui s’éveille à et en lui-même ; la connaissance judicative prend forme
dans cette position. Une véritable autodétermination effective, s’autodé-
terminant elle-même sans autre chose à déterminer, tels se présentent les
faits qui s’autodéterminent ; en tant que rationalisation de ce qui est
complètement irrationnel, l’action [d’une part] est entendue dans le sens
de cette « autodétermination de soi-même » ; et le jugement [d’autre
part], dans le sens du « ce qui s’est déterminé soi-même ».
11. L’autodétermination du soi jugeant n’est [par voie de conséquence]
rien de plus que celle d’un soi déterminé ; elle correspond à ce qui pos-
sédait la signification de l’éveil à soi noématique de « ce qui se détermine
soi-même à la manière du néant ». Dès lors, le jugement prend forme dans
la mesure où le soi véritable, qui se voit lui-même à la manière du néant,
se détermine lui-même noématiquement. En plus, si l’on considère que
la pensée d’une détermination auto-éveillée signifie originairement le fait
de l’autodétermination de l’universel, alors on peut dire que le jugement
prend forme si l’universel est déterminé ; [70] ou encore, dans la mesure
où ce que j’appelle le lieu se trouve déterminé ; on dira ainsi que le juge-
ment constitue l’autodétermination de l’universel déterminé.
12. Dès lors, le « Sujet » possédait originairement la signification d’un
soi vu. Dans la mesure où le soi qui voit comme néant, c’est-à-dire le
soi expressif, se détermine lui-même à la manière de l’éveil à et en soi,
le lieu est déterminé ; <se trouver dans> se trouve précisément déter-
miné au sens où le soi se voit dans le soi. Ce qui signifie que <ce qui
11. Le soi « se voit sans cesse en soi-même », il se révèle donc un abîme, une vision
infiniment translucide de lui-même, une trouée sans fin au fond de lui-même, ne faisant en
cela que reproduire « le fait de se vider », qui caractérise l’évidement propre au néant absolu.
AU, pp. 559 sqq.

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LA DIALECTIQUE DE HEGEL CONSIDÉRÉE DE MA POSITION

existe> doit être une chose considérée comme Subjective 12. Que le
jugement prenne forme grâce au Subjectif, c’est-à-dire à la substance,
ceci signifie pourtant, à la racine, l’éveil à et en soi d’un soi qui voit à
la manière du néant ; si le Sujet possède un prédicat, c’est parce qu’en
définitive le soi voit son propre contenu. En outre, le fait de se voir
soi-même comme néant signifie originairement aller voir ce qui ne
pourra jamais être vu noématiquement, et ce aussi loin qu’on aille ; mais,
quant au jugement, celui-ci prend [précisément] forme dans la mesure
où l’on a la possibilité de se voir soi-même noématiquement, c’est-à-dire
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où le lieu est déterminé.

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13. Nous pourrions ainsi penser l’upokeimenon en allant infiniment en
profondeur dans la direction noématique de l’éveil à et en soi du néant.
À partir de « l’individu », entendu comme ce qui est déjà devenu le
Sujet, sans plus devenir prédicat, nous pourrions cheminer en pensée
en direction de la « force » et plus encore de « l’action simple ». Tout
ceci n’en vient-il pas à posséder [d’une certaine façon] le sens de « ce
qui se détermine soi-même à la manière du néant » ? Mieux, ne pour-
rait-on pas même envisager « l’esprit » à la manière de l’upokeimenon ?
Pourtant, il reste que, dans la mesure où, aussi loin que l’on aille, le
Subjectif demeure impérieusement pensé, alors le jugement prend
forme ; [71] et de surcroît, ce qu’on appelle le contradictoire ne peut
pas être conçu 13.
14. Or, « ce qui porte une contradiction en soi-même » ne peut en
aucune façon devenir le Sujet d’un jugement ; dès lors, il apparaît que
le dialectique ne peut pas en définitive être envisagé, dans la mesure où
l’on se tient dans la position de la détermination noématique de l’éveil
à et en soi du néant. Par suite [notre question initiale revient] : comment
« ce qui porte une contradiction en soi-même » est-il pensable et existe ?
N’est-on pas obligé de le chercher dans la détermination noétique de
l’éveil à et en soi du néant ? Si l’on fait du lieu déterminé celui de l’être,
alors « ce qui porte une contradiction en soi-même » constitue l’auto-
détermination du lieu du néant, et on dira qu’il y prend place. Par
conséquent, il se révèlera nécessairement à chaque fois auto-éveillé ; s’il
pourra constituer <une chose qui existe>, ce ne le sera qu’en tant qu’être
auto-éveillé. Le soi de chacun d’entre nous est pensé et existe ainsi 14.
12. « L’étant » (Seiende), ce qui existe, conçu au niveau de « l’être-là », s’oppose à
« l’Être », lui-même opposé au « néant », ou encore à « l’Essence » et au « Concept ». Voir
là-dessus l’alinéa 34.
13. Les formes de la subjectivité, envisagée non pas comme l’auto-éveil du « soi », mais
comme la « sous-jacence » de l’upokeimenon (alinéa 3), l’inchangé du changement, sont
susceptibles de se déployer à l’infini : « Sujet », « substance », « force », « acte », « esprit ».
Chacune peut devenir le Sujet stable et non-contradictoire d’un jugement. Aussi, si tout ce
processus semble bien réaliser une auto-détermination infinie du néant, puisque le néant se
dérobe ici pour laisser la place à des formes, aussi loin que l’on aille, le contradictoire
demeurera cependant impensable en lui-même, assimilé à un conflit de prédicats qui n’engage
pas la subjectivité même.
14. Au sens de l’être auto-éveillé » (jikakutekiyû). L’ontologie aristotélicienne, qui se place
dans le « lieu de l’être déterminé » (alinéa 2), exclut de sa logique l’idée d’une efficience de
la contradiction. La solidité du Sujet substantiel, être non encore éveillé à la/sa contradiction,

61
NISHIDA KITARÔ

15. On nous objectera qu’il n’y a pas de concept générique qui prenne
dans son extension le contradictoire, ou encore qui englobe le sujet et
l’objet ; il n’en demeure pas moins que si une telle chose se doit d’être
pensée, alors ce sera fatalement dans le sens évoqué précédemment.
Ajoutons que parler d’éveil à soi noématique du néant, ce n’est pas
sous-entendre qu’il devrait exister un éveil à soi qui ne contiendrait pas
originairement la signification de la détermination noétique ; ce n’est
évoquer rien d’autre que ce en quoi celle-ci s’est trouvée réduite ; d’où
cette idée que derrière ce qu’on a appelé l’autodétermination du lieu
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de l’être, la signification de celle du lieu du néant se trouve toujours

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comprise ; quelque chose comme l’extension se fonde toujours là-dessus.
On dira ainsi que le dialectique existe toujours derrière ce qu’on appelle
la détermination judicative. La connaissance concrète est toujours dia-
lectique, en tant que contenu de l’éveil à soi noétique du néant ; [72] ce
qu’on nomme la connaissance judicative, qui représente en réalité le
contenu de son éveil à soi noématique, n’en constitue bien plutôt qu’un
aspect abstrait.

II.

16. On me fera remarquer que ce que j’ai mentionné ci-dessus cor-


respond certes à la dialectique, mais telle que je l’envisage de ma propre
position ; pourtant, je le demande, n’est-ce pas foncièrement son sens
véritable ? De sorte que, Hegel lui-même en ait vraiment pris conscience
ou pas, il me semble que sa dialectique se forme et doit être comprise
ainsi.
17. Comme il le soutient au début de sa Logique 15, l’être pur est
identique au néant : en quel sens ceci peut-il être dit ? Dans la mesure
où cet être est pensé comme objectif, ou a contrario comme le Subjectif,
il est bien évident que l’être ne pourra jamais se révéler identique au
néant ; et, quand bien même on envisagerait un être Subjectif aussi indé-
terminé qu’on le voulût, il n’en deviendrait pas davantage le néant 16. Afin

n’autorise qu’une contrariété prédicative. La perspective nishidienne inscrit la contradiction


au cœur même du « soi » : autodétermination du voyant et du vu. L’être sub-stantiel, sub-jectif
et déterminé, relocalisé dans le néant absolu, s’auto-éveille, c’est-à-dire acquiert un mode
d’existence qu’en son cœur le néant déchire et condamne sans relâche à la refonte.
15. W.L., trad. fr., p. 58. En fait, ce qui permet de passer de l’être pur au néant, c’est le
concept de « vacuité » (Leere). L’être est « vide », parce qu’il n’y a rien à « intuitionner »
ou à « penser » en lui, il « est en fait néant », c’est-à-dire, vide de médiation, « immédiateté
indéterminée ». La « vacuité parfaite » (vollkommene) du néant s’efface au profit de la
« vacuité pure » (reine), qui permet d’identifier être et néant comme « la même chose ». Il
reste qu’une telle vacuité demeure non interrogée par Hegel en sa « perfection », et apparaît
comme un concept unificateur de l’être et du néant, sous un mode chosique. La « différence »
même de l’être et du néant sera ainsi dite « vide » (W.L., p. 32, trad. fr., p. 68).
16. L’être « indéterminé » constitue un être « en puissance » ; pas encore le véritable
néant, mais le non-être qui s’oppose à l’être déterminé, pour en définitive s’y réduire, « Le
Lieu », pp. 218-220, 239-244, trad. fr., pp. 17-19, 41-46, AU, pp. 361 sqq. Hegel lui-même
refuse l’idée d’un « néant déterminé » par son opposition à « quelque chose », pour penser

62
LA DIALECTIQUE DE HEGEL CONSIDÉRÉE DE MA POSITION

que l’identité du néant et de l’être devienne intelligible, c’est une trans-


cendance de position qui se révèle en effet nécessaire ; ce qui ne peut
absolument pas être pensé comme être Subjectif peut l’être comme l’auto-
détermination du prédicatif ; un néant absolument Subjectif possède le
sens de l’être comme détermination prédicative ; c’est de la sorte que l’on
peut penser l’être pur comme l’autodétermination du néant. [73]
18. Pour cette raison, l’être est soku [tel quel] néant 17 ; et non seulement
on peut déclarer, avec Hegel, qu’il est immédiatement identique au
néant, mais je pense encore le véritable néant lui-même comme l’immé-
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diation, à partir de la position qui envisage le jugement comme une

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autodétermination de l’universel ; nous trouvons déjà à ce niveau le sens
de l’éveil à soi du néant. Selon Hegel, le néant est identique à l’être, en
tant qu’une chose immédiatement identique à elle-même ; pourtant, il
ne convient pas de dire que le néant, pensé ainsi comme une identité,
constitue le véritable néant 18 ; en effet, à partir d’un tel néant, comment
quelque chose comme le devenir lui-même pourrait-il encore surgir 19 ?

le néant en lui-même, c’est-à-dire : « Tel qu’il est déjà dans le devenir », et en ce sens non
identique à l’être (W.L., p. 23, trad. fr., p. 60). Pour penser un néant véritable, il s’avère
nécessaire de s’évader du lieu où se pense l’être, d’effectuer « une transcendance de posi-
tion ». Nishida renvoie donc dos à dos les idées d’opposition et d’identification de l’être au
néant (alinéa 18). Sa solution consiste à dire : « l’être est soku néant » (yûha sokumu deari),
c’est-à-dire qu’il n’est ce qu’il est qu’en vertu du néant, et pas l’inverse (alinéa 35). Ou
encore : le néant doit être indifférent à l’être pour laisser l’être être ce qu’il est. L’être n’est
ce qu’il est, en sa talité, qu’en tant que le néant le dépose, tel un résidu, sur son sillage,
comme une résultante obscure de sa réalité à jamais dissimulée (alinéa 15). AU, pp. 395 sqq.
17. « Il est de la nature du commencement lui-même qu’il soit l’être », et « rien de plus »
(und sonst nichts). Partir de l’absolu », en « Dieu », c’est recouvrir la « simplicité » et la
« vacuité » de l’initiative (W.L., pp. 9-18, trad. fr., pp. 39-52). Cette charge, qui fait achopper
le véritable fiat, nous rappelle que celui-ci advient dans l’être. Pour Nishida, c’est bien plutôt
un tel « rien » qui devient crucial, sans lui-même exclure l’être : le néant devient l’opérateur
central de toute la dialectique, et produit l’être en « surplus ». « L’être est soku néant »
signifie qu’il retourne sans médiation en lui comme à son point de rupture ; le néant enrobe
et engendre l’être en son sein telle une concrétion. En ce sens, il n’y a plus ni identification
ni détermination réciproque de l’être par le néant.
18. « Le Lieu », pp. 217-218, 232-235, 242, trad. fr., pp. 16, 32-38, 45. Si, d’un côté, le
néant ne s’identifie pas au « néant pur et simple » (alinéa 21), il convient de distinguer, d’un
autre côté, d’une part, le faux néant, « le néant pensé », ici « sur le mode d’une identité »,
« néant oppositionnel » ou « simple » (alinéa 37), conçu par opposition à l’être, et demeurant
dès lors « un genre d’être » ; et, d’autre part, le « véritable néant », non conçu dans sa relation
à l’être, mais à appréhender « en lui-même » comme « immédiation », non-opposition.
19. Selon Hegel, le « devenir » surgit du dépassement de la dialectique de l’être et du
néant, et non pas du néant lui-même. Chez Nishida, il sourd immédiatement d’un néant qui
s’autodétermine et s’éveille à soi, supprimant la référence à l’être (voir notre étude : « Uni-
fication and Emptiness in Predication. The Stoics, Frege, Strawson, Quine, Nishida ; History
of Logic under a Topological Enlightenment », Philosophia Osaka, Osaka University, no. 2,
March 2007), pp. 19-43. Comment en effet le devenir pourrait-il à la fois surgir de la
dialectique de l’être et du néant, et de l’autre survenir à partir de leur identité chosifiée, par
là-même incapable de devenir ? (Encyclopédie, § 41, p. 204, W.L., p. 14, trad. fr., p. 48) Ne
risque-t-on pas ici de dissoudre dans la choséité le « surplus » de sens que le néant représente
vis-à-vis de « l’être pur », de réduire davantage le néant à l’être que l’être au néant ? N’est-ce
pas pour cette raison qu’on trouve dans le devenir hégélien un « reste » (nokoru), de nature
ontologique, un « subsister » (Bestehen) de l’être et du non-être qui se révèle comme un
« être en Un » (Sein in Einem, W.L., p. 32, trad. fr., p. 68) ? Voir AU, pp. 482, App. XIV,
XV, pp. 287, 383 sqq.

63
NISHIDA KITARÔ

19. Non, celui-ci ne peut être envisagé que comme une autodétermi-
nation du néant. Ce qui possédait [topologiquement] le sens de la
détermination noématique de l’éveil à et en soi du néant n’est pensé
comme devenir que logiquement. Certes, Hegel ne manquerait pas de
nous opposer son analyse du <commencement> ; toutefois, le fait pour
une chose de commencer ne signifie-t-il pas justement que l’être naît
du néant, autrement dit une autodétermination du néant ? Le fait de
devenir signifie qu’une chose, qui n’est pas noématiquement, se trouve
noétiquement déterminée comme un être 20. Le néant se trouve au fond
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de notre éveil à soi ; il ne doit s’y trouver, ni y exister aucune chose ;

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car, a contrario, nous serions alors une chose, et non pas un soi. Or,
notre soi doit représenter un maintenant éternellement nouveau, un
devenir éternel.
20. Ce devenir constituant l’autodétermination du néant constitue en
même temps l’étant et le néant, mieux : l’être soku néant ; c’est ici que
prend son sens la déclaration selon laquelle au sein du devenir être et
néant ne font qu’un 21. Si l’on pense que le jugement prend forme à la
manière d’une autodétermination de l’universel, alors le Subjectif consti-
tue une autodétermination du prédicatif ; le fait qu’une chose donnée
soit identique à elle-même doit consister dans l’union de la chose déter-
minée et de la chose déterminante ; de sorte que, dans le devenir, où
ce qui est entendu comme l’être constitue la détermination immédiate
du néant, l’être et le néant sont considérés comme un. [74] Il ne nous
échappera pas cependant que, noématiquement parlant, l’être et le néant
ne doivent pas être pensés comme un, et ceci aussi loin qu’on aille ; si
une chose quelconque se trouve en effet pensée [à tord] à la racine du
néant, alors l’être détermine l’être, et le néant ne devient pas l’être [ne
s’ontologise pas] 22.
21. Eh bien, ce n’est pas là le véritable fait de commencer ! Ici, aucune
contradiction quelle qu’elle soit ne peut être envisagée ; comment un
« mouvement dialectique » pourrait-il jamais en sortir ? Celui-ci
commence véritablement à partir du moment où le néant devient l’être.

20. Une « chose n’étant pas noématiquement » ne possède encore aucun être ; elle est
noétiquement déterminée à être noématiquement par l’opération propre du néant absolu, et
ce dans l’opération propre au « devenir » (sei).
21. Le « devenir » est « l’union » (Einigung, W.L., p. 24, trad. fr. p. 60) selon l’Aufhebung.
Or, pour Nishida, celle-ci se réalise au profit de l’être. En effet, si l’on déclare que le néant,
la « chose déterminante » ne « fait plus qu’un » avec l’être, la « chose déterminée », en suivant
en cela le fil de la « détermination », on obtient une identification de « choses », et in fine
une chose, dont l’identité à soi est ontologique. Unifier le néant à l’être, c’est bien en ce sens
penser l’être à la racine du néant. Pour la dialectique nishidienne, le devenir n’est plus la
simple « union » finie qui ramène un divers à une « unité » ponctuelle, « dernière » (saigo),
chosique. Le lien tient dans « l’être soku néant », l’unité n’« est » qu’en tant que néant
d’unité, elle s’opère sans cesse, telle une unification inachevée : « L’être et le néant ne doivent
pas être pensés comme un, et ce aussi loin qu’on aille ». Cf. NKZ, IX, pp. 223-334.
22. Si, au fond du néant, il y a l’être, alors l’être qui naît du néant naît en réalité de l’être
lui-même. C’est ce qu’on peut appeler une « ré-ontologisation » : imposer un fondement à
ce qui de par sa nature même ajourne sans cesse sa fondation. On se référera à notre étude :
« De la néontologie » op. cit. Voir AU, pp. 199, 374 sqq.

64
LA DIALECTIQUE DE HEGEL CONSIDÉRÉE DE MA POSITION

Dans l’exemple du <commencement>, la chose n’est pas encore dans


son commencement ; toutefois, elle ne se réduit pas au néant pur et
simple ; il soutient ainsi qu’en son sein se trouve son être, mais préci-
sément, il s’agit dans ce cas d’un être potentiel 23. Le vrai et le concret
de Hegel doivent être entendus comme le contenu de ce que j’appelle
l’éveil à et en soi du néant, et doivent [dans cette acception] constituer
quelque chose comme le véritable néant. Et c’est de cette façon, qu’on
pourra parler pour la première fois de la vérité de l’être et du néant
comme devenir.
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22. Mais dès lors, pour quelle raison le « devenir » devrait-il lui-même

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être dépassé, et devenir « l’être-là » ? À nouveau, Hegel procède seule-
ment comme si, dans le devenir, l’être était disparaissant, et que le
résultat de cette contradiction en soi-même 24 devenait l’être-là en tant
qu’une unité ; toutefois, même si, dans le devenir, l’être est disparaissant,
et tant bien même il s’agirait là d’une auto-contradiction, voudra-t-on
bien nous donner la raison pour laquelle l’être disparaissant doit-il chan-
ger brusquement, et s’être déterminé lui-même positivement comme
être-là, c’est-à-dire comme une chose donnée 25 ?
23. Comme je l’ai maintes fois affirmé, le fait de l’éveil à et en soi
n’est pas simplement [comme ici] celui du connaissant ne faisant plus
qu’un avec le connu, mais correspond à celui du se voir soi-même en
soi-même. Quand ce qui existe, en tant que détermination auto-éveillée
du néant, se trouve immédiatement pensé comme néant, comme nous
l’avons vu plus haut, il doit s’agir du devenir ; cependant, quant à
l’être-là, celui-ci se trouve [en réalité topologiquement] déterminé dans
le sens où le devenir est englobé dans le soi en tant qu’une chose vue,
c’est-à-dire en tant que <ce qui se trouve dans>. [75] De la sorte,
« l’être-là » se trouve déterminé en tant qu’autodétermination de ce que
je nomme le lieu, c’est-à-dire en tant que détermination extensive [du
lieu]. 26

23. La chose se révèle donc en réalité un être « caché », « potentiel », « latent » (senzai-
tekiyû). Le néant oppositionnel, le non-être, reconduit lui-même à l’être, et l’être vide se
remplit. « Rien n’est encore, et il faut que quelque chose soit. Le commencement n’est pas
le néant pur, mais un néant dont quelque chose doit sortir ; l’être est en même temps déjà
contenu en lui », W.L., pp. 12, 15, trad. fr., pp. 45-46, 48. Voir AU, pp. 464 sqq.
24. Voir W.L., pp. 30 et 45, trad. fr., pp. 66 et 80.
25. W.L., trad. fr., pp. 80-81. Le paradoxe du devenir est de récapituler son essence
dynamique dans une forme statique : « Le devenir est un non-repos incessant qui s’abîme
dans un résultat en repos ». Et celui-ci naîtrait de ce que Hegel n’aurait pas interrogé
l’opération d’unification qui « hante » littéralement cette dialectique du devenir, ne s’en
tenant qu’à « une unité immédiate et en repos ».
26. « L’extension » (gaien) désigne le passage à une position supérieure en laquelle se
retranche le lieu en lui-même, ouverture et passage, plutôt qu’enfermement spatial. « L’être-
là » n’est pas tant à entendre comme le résultat d’une synthèse « sursumante » que comme
le résidu d’un englobement qui enrobe la chose dans une substantialité déterminée,
« l’habille » pour ainsi dire de ses vêtements ontologiques, meuble le monde en son intérieur.
L’être-là se détermine dans la profondeur de la « dissémination » en soi du néant, premier
sens de l’extension comme détermination ; toutefois, à la faveur de cette détermination
ontologique, le lieu s’étend, se retire en lui-même, se laissant attirer selon la/sa profondeur
de la « retraite », s’étend à nouveau frais, et fonde « l’élasticité » propre au mouvement du

65
NISHIDA KITARÔ

24. Déclarer que le soi se voit lui-même au sein du soi, n’est-ce pas
soutenir qu’il se dérobe alors sans relâche à la vue, s’éteint ? Ou encore,
qu’il se définit comme ce qui va s’éteignant infiniment en son propre
sein, comme ce qui porte une contradiction en soi-même en tant que
<ce qui existe> ? Néanmoins, comme je l’ai expliqué plus haut, le
contradictoire constitue l’autodétermination du lieu du néant ; en outre,
quelque chose comme l’être-là sera vu intuitivement, dans le sens où ce
contradictoire prendra simplement sa place au sein du lieu du néant.
Voilà pourquoi l’être-là est pensé comme l’être qualitatif, comme immé-
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diat ; en tant qu’il existe simplement dans la conscience, il n’est pas

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encore ce qui s’auto-éveille.
25. Parce qu’elle est immédiate en tant que simple détermination topo-
logique, une chose donnée devient son autre, et cet autre se révèle
également une chose ; ce que Hegel appelle le mauvais infini peut être
pensé comme le simple rapport extensif. Pourtant, la simple détermi-
nation topologique en tant qu’immédiate, et le plan de la conscience
représentative, doivent avoir le sens de ce en quoi le plan noétique se
retrouve plongé au sein du plan noématique, et reconnaissons que c’est
là un plan d’éveil à soi bien atrophié. Il n’est plus envisageable d’y
déclarer qu’on y détermine et englobe dans le soi ce qui porte une
contradiction en soi-même, en tant que <ce qui se situe dans>. C’est
uniquement au sein du plan de l’éveil à et en soi du véritable néant
qu’on peut ainsi déterminer et englober ce qui se détermine soi-même
à la manière du néant, c’est-à-dire « ce qui porte une contradiction en
soi-même », en tant que <ce qui se situe dans>. Le véritable infini de
Hegel, comme être pour soi, comme <Un> 27, doit exister en ce sens ;
[76] il constitue nécessairement ce qui possédait [originairement] la
signification de l’éveil à et en soi du néant, c’est-à-dire celle de notre
soi auto-éveillé ; on peut soutenir avec lui qu’il y a là un passage à l’autre
qui ne constitue pas une séparation avec soi-même. De sorte qu’il ne
nous semble pas possible de comprendre comment le mauvais infini
« sursumer ». Quelle est l’énergie mystérieuse propre au phénomène du sursumer ? La
réponse de la topologie consiste à dire que c’est l’opération d’évidement propre au néant
absolu qui élance, tire, précipite le « sursumer du devenir ». AU, pp. 215, 504 sqq. Nous
montrons comment on peut reconduire la même analyse concernant l’élancement de l’élan
vital : « Nishida, interprète de Bergson (1) », op. cit.
27. W.L., trad. fr. pp. 134-137 : « La vue en revanche selon laquelle le vide constitue le
fondement du mouvement contient cette pensée profonde que c’est dans le négatif en général
que se trouve le fondement du devenir, de l’inquiétude, de l’auto-mouvement. Mais là le
négatif n’est pas à prendre comme le néant qui se trouve tout proche de la représentation :
il est la négativité véritable, l’infini. » Cette négativité, Nishida essaye précisément de la
fonder sur un néant qui n’est pas une opposition à l’être dans la « représentation » (hyôshô),
mais un mouvement d’évidement du réel en son propre sein, fondement toujours déséquilibré
en avant de toute opération, à la limite, profondeur abyssale qui devance la négativité
elle-même. Le néant est avant tout béant. Ainsi, le « véritable néant » porte en son sein une
« contradiction » qui ouvre à chaque instant une anfractuosité toujours plus profonde en lui,
qui l’oblige à sans cesse reprendre place en lui-même à se définir essentiellement comme :
« se situer dans » (nioite aru). Une manifestation insigne de ce phénomène sera l’unification
perpétuelle d’une « unité topologique » en son propre sein : « Le véritable infini, comme
être pour soi, comme “Un” ». Le lieu se creusant fait lien. Voir AU, 3e partie.

66
LA DIALECTIQUE DE HEGEL CONSIDÉRÉE DE MA POSITION

serait dépassé 28 et deviendrait le vrai infini sans ce fait de l’éveil à soi ;


[j’en veux pour preuve que] le dépassement de cette contradiction ne
surgira jamais de la simple détermination objective.
26. Je ne peux suivre ici la logique de Hegel point par point, en y
ajoutant à chaque fois la façon de voir qui m’est propre. Cependant,
comme l’exprime l’exemple mentionné, il m’apparaît que ce que l’on
entend par « dialectique hégélienne » peut être compris au moyen de
ce que j’ai exposé au début et nommé « éveil à et en soi du néant ».
La véritable dialectique doit avoir possédé exclusivement la significa-
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tion de la détermination auto-éveillée du néant. Très bien dira-t-on,

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mais quel genre de chose pourrait bien être cet éveil à soi du néant ?
Le soi constitue nécessairement ce qui agit ; une chose simplement
passive n’est pas le soi ; nous possédons dès lors le véritable éveil à soi
dans le soi agissant. On peut considérer que le fait d’agir consiste à
voir l’extérieur comme l’intérieur ; et qu’il signifie déjà, au niveau du
soi agissant, l’éveil à et en soi du néant, c’est-à-dire voir à la manière
du néant.
27. Toutefois, il est clair qu’un tel soi agissant n’échappe pas non plus
à la signification du soi interne ; c’est en effet un soi qui est vu. Or,
dans l’éveil en soi du néant absolu, même « le soi agissant » doit dispa-
raître 29 ; à ce niveau, nous devrions seulement dire que les faits s’auto-
déterminent ; la détermination agissante devient ici sensitive 30 ; notre
éveil à soi y est pensé comme sentiment intime. [77] Il y devient pensable
comme la rationalisation d’une chose absolument irrationnelle 31 ; et l’on
peut considérer qu’à la racine du soi, il y a une chose absolument
irrationnelle. Si le véritable soi se trouve au niveau du sensitif, au sens
où les faits s’autodéterminent, alors on doit convenir que l’agir se trouve
dans sa direction noétique, et l’expression dans sa direction noématique.
Et néanmoins, penser une chose irrationnelle au fond du soi, c’est déjà

28. Dans le rapport causal, le véritable infini se révèle « circulaire », par rapport au
« mauvais infini », « rectiligne », Encyclopédie, § 154, p. 402. En effet, la vérité du « progrès
à l’infini » est « l’action réciproque », au niveau de cette dernière détermination de l’Essence,
placée « au seuil du concept ». « Sèche », « insuffisante » à la spéculation, « l’action récipro-
que », ne nous « procure pas de satisfaction ultime » quant à la conceptualité (Add. § 157,
p. 588). Ce recourbement désigne seulement encore négativement la pleine circularité
conceptuelle de l’être-en-et-pour-soi (W.L., p. 9, trad. fr., p. 43). Aux yeux de Nishida, cette
circularité ne provient plus d’un tel trajet de l’être à l’intérieur de lui-même, mais se retrouve
topologiquement produite par le néant absolu, dans le tourbillon même de son évidement
en lui-même, comme la vague se renfle en se creusant. AU, pp. 497 sqq.
29. Approfondissement nishidien d’une « intuition orientale » de la « disparition » (Ency-
clopédie, p. 584).
30. Dans l’exemplaire de Nishida des Œuvres inédites de Maine de Biran, Dezobry et Cie,
Paris, 1859, t. I, p. 208, quelqu’un, sans doute Nishida lui-même, signale au crayon la
définition du « sens intime », mettant en valeur l’idée d’effort. C’est que celui-ci est présent
dans la « conscience », puis « l’action », puis la « rationalisation », enfin « l’autodétermina-
tion » sensible même (auto affection). Mais d’où vient-t-il ? Du sein d’un néant suffisamment
« ténu » pour que « la réalité effective » (genjitsu/Wirklichkeit), « libérée » de l’entrave de
l’être, s’élance dans l’autodétermination.
31. L’irrationnel, c’est le sentiment intime, la rationalisation, son autodétermination. Cf.
Lask, op. cit., pp. 98-99.

67
NISHIDA KITARÔ

lui avoir fait perdre sa signification. [Car] Il n’y a rien au fond du soi ;
au sein du véritable éveil à et en soi, la réalité effective se détermine
seulement elle-même.
28. Or, ceci doit encore vouloir dire que le présent se détermine lui-
même, et qu’il n’y a rien au fond du présent. À quoi il faut ajouter que
le véritable temps prend forme au moyen de l’autodétermination du
présent ; le passé et l’avenir sont déterminés par le fait que le présent
s’autodétermine. Il convient de comprendre ceci au sens où Aristote 32
déclare que l’energeia se tient antérieurement à la dunamis. En effet,
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quand [d’une part], on se figure que le passé détermine le présent, alors

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on ne peut pas saisir le véritable présent ; et le soi devient une chose,
en tant qu’il est déterminé causalement. Et lorsque [d’autre part], on
considère que l’avenir détermine le présent, alors on se met à nouveau
dans l’incapacité de le saisir ; de sorte que le soi perd sa liberté, et
devient un simple moyen. En bref, si l’on envisage quelque chose au
fond du soi appartenant soit au passé soit à l’avenir, et le déterminant,
c’est-à-dire si le soi se retrouve déterminé d’une certaine manière de
l’extérieur, nous perdons ici la détermination auto-éveillée. Au fond du
soi, quelque chose de potentiel [dunamis] ne doit être pensé en aucun
sens ; [78] un éveil à et en soi, en lequel le présent se fait le lieu d’une
détermination de soi : voilà ce qui s’y trouve ; les faits s’y autodétermi-
nent, à la faveur d’une autodétermination pour laquelle il n’y a préci-
sément aucune chose qui détermine.
29. C’est pourquoi nous sommes autorisés à penser que la détermi-
nation auto-éveillée constitue ce qui se tient dans la position inverse à
celle qu’on appelle la détermination rationnelle. En effet, dans cette
dernière une chose irrationnelle existe sans cesse en son fond, comme
upokeimenon ; pour ainsi dire, l’irrationnel existe à l’extérieur du ration-
nel. Néanmoins, dans la première, on devra parler à l’inverse d’une
rationalisation de soi-même, au moyen du fait irrationnel de l’autodé-
termination ; ce qui est pensé comme l’extérieur se trouve à l’intérieur.
Mais il est bien évident que si l’on se met à considérer les choses à partir
de la position de la détermination rationnelle, alors le contenu de la
détermination auto-éveillée se révèle irrationnel jusqu’au bout 33 ; il est
pensé comme une chose qui existe à l’extérieur ; toutefois, si on les
considère à présent à partir de celle de la détermination auto-éveillée,
la position rationnelle n’apparaît comme rien de plus que comme celle
qui voit le déterminant à partir du déterminé.
30. Sans compter que, si l’on considère ainsi les choses uniquement à
32. Nishida ne reprend à Aristote que l’idée d’une primauté de l’acte par rapport à la
chose inerte, mais critique une analyse menée en termes d’« être en acte » et « en puissance »,
laquelle fonde la priorité sur le fait qu’« il y a toujours un moteur premier qui existe déjà en
acte » (nous soulignons), Métaphysique, , 8, pp. 507-509.
33. Pour l’analyse rationnelle, l’idée d’une autodétermination apparaît irrationnelle ; pour-
tant, cet irrationnel a déjà sa place au fond de la subjectivité sous-jacente qui analyse :
croyances, volontés, aspirations, désirs. Accepter la possibilité de l’irrationalité de l’autodé-
termination, c’est du même coup rendre plus compréhensible la « rationalisation de soi-
même » dans l’auto-détermination.

68
LA DIALECTIQUE DE HEGEL CONSIDÉRÉE DE MA POSITION

partir du déterminé, un connaître objectif ne prend pas forme. Ceci


ne se réalise que dans la mesure où il possède le sens de l’éveil à soi
sensitif, c’est-à-dire de ce que je dénomme la détermination auto-éveil-
lée ; il constitue plus vraisemblablement la position de l’éveil à soi
envisagée selon une extrémité noématique. Si l’on pense que la connais-
sance objective prend forme dans la catégorie du temps, il n’en
demeure pas moins que je ne vois pas de temps qui ne posséderait pas
un présent qui s’autodétermine lui-même. Même si le présent est bien
une chose qu’on ne peut pas saisir [en elle-même], il possède pourtant
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manifestement la signification de ce qu’on peut sans cesse saisir. C’est

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pour cela que le temps est pensé par le fait de l’autodétermination du
présent ; et la connaissance prend forme comme le contenu d’un tel
temps. [79] L’autodétermination de ce qui est absolument néant, c’est-
à-dire l’autodétermination sans chose qui détermine pourra bien être
considérée comme irrationnelle ; il reste que, dans la mesure où elle
représente un se déterminer soi-même sans chose qui détermine, elle
devient rationnelle. Le soi, dans la mesure où il est vu comme noéma-
tique, c’est-à-dire dans la mesure où le présent est saisi, est pensé
comme rationnel.
31. Ainsi, dans le sens où pour Augustin le passé est le passé du
présent, le présent, le présent du présent, l’avenir, l’avenir du pré-
sent 34, l’autodétermination du maintenant éternellement nouveau, qui
signifie celle du présent, peut être envisagée comme l’éveil à soi du
véritable néant ; là où le présent s’autodétermine lui-même, là
s’éprouve la présence du soi ; là où le soi se détermine lui-même, là
se trouve toujours l’épreuve du présent. Et l’on peut bien éprouver
que la détermination sensitive existe, en tant que ce qui se détermine
soi-même à la manière du néant, c’est-à-dire en tant qu’autodétermi-
nation de l’irrationnel ; ou encore, on peut la considérer [visuellement]
comme la détermination agissante au sens du se-voir-soi-même à la
manière du néant. Toutefois, elle sera [plus essentiellement] dialecti-
que, en tant qu’autodétermination d’un néant absolu. Dans le temps,
le fait de disparaître revient à celui d’apparaître ; dans le soi, le fait
de mourir revient à celui de vivre (la vision de l’extérieur dans
l’intérieur est dialectique, supra). Notre soi, tout comme le temps, se
présente comme ce dont l’existence même constitue une auto-contra-
diction. Ce qui, subjectivement, est entendu comme une autodétermi-
nation du néant absolu, c’est-à-dire du lieu, doit correspondre à une
autodétermination du maintenant éternellement nouveau – détermina-
tion véritablement auto-éveillée du néant.
32. En outre, celle-ci, en tant que détermination auto-éveillée, doit
constituer ce qui détermine le contenu de la connaissance objective la
plus concrète ; [80] comme l’a dit Hegel, la véritable connaissance
concrète doit être dialectique. Ce qu’on appelle la connaissance ration-

34. Citation altérée des Confessions, XI, trad. de L. Moreau, Flammarion, Paris, p. 305.
Cf. AU, App. XV, p. 479.

69
NISHIDA KITARÔ

nelle [alinéa 29] n’est rien de plus que son aspect abstrait. À mes yeux,
sa logique dialectique ne prend pas forme logiquement, ainsi qu’il l’a
pensé, mais bien plutôt dans le fait de considérer le processus logique
comme un processus auto-éveillé du néant, à la façon dont je l’entends.
La raison peut être entendue chez lui comme la détermination auto-
éveillée du soi expressif ; elle possède sa signification dialectique en tant
qu’éveil à soi du néant. Ce n’est pas à cause de la raison que c’est
dialectique ; notre raison est pensée comme dialectique, car elle possède
pour ainsi dire la signification de l’éveil à et en soi du néant, en tant
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que fait de notre vie intérieure, dans le sens où les faits s’autodétermi-

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nent 35. La logique véritablement concrète, en tant qu’elle constitue par
elle-même une vie n’échappe pas à la dialectique. La nécessité interne
de la logique dialectique de Hegel ne doit pas être cherchée dans la
détermination noématique, mais dans la détermination noétique.
33. Pourtant, j’ai comme dans l’idée que contrairement à cela, ce dernier
a pensé la raison derrière le fait, au lieu de penser le fait derrière la
raison. N’est-il pas bien fondé de dire que c’est à ce niveau que réside
la subjectivité qu’il est difficile de ne pas reconnaître à propos de sa
dialectique ; et que c’est pour cette raison que, dans sa compréhension
de faits concrets, sa dialectique est tombée dans le simple formalisme ?
Il est clair que les critiques qu’il ne devait pas manquer de subir au sein
de la philosophie de l’histoire, et évidemment au sein de la philosophie
de la nature, se fondent sur ce point. Il ne convient pas de comprendre
la réalité au moyen du formalisme de la logique ; la raison certes doit
être comprise historiquement, mais en tant qu’un aspect de notre vie.
34. C’est pourquoi, selon moi, la logique de Hegel doit être comprise
dans le fait d’abstraire [des déterminations] à partir de la vie concrète,
en procédant contrairement au processus du développement logique, et
en suivant la détermination auto-éveillée du néant 36. [81] À partir de

35. W.L., trad. fr., p. 78. Nishida cherche à penser en son fond ce « mouvement rationnel
supérieur » par lequel Hegel définit la dialectique, et ce en sa « vie » propre. C’est l’auto-
détermination orchestrée par l’éveil à soi du néant qui imprime son effort à tout ce processus,
qui l’anime et l’opère. C’est parce que le néant, se creuse sans relâche, ne se tient ni en repos
ni en mouvement, qu’il s’éveille à sa nature foncièrement vacante, qu’il se cherche éperdu-
ment, que la réalité factuelle, la vie, se déterminent. La raison est trop vite identifiée à la
réalité (alinéa 36). Or, la « contradiction » même, présente au sein de la dialectique ration-
nelle, ne peut en définitive être justifiée que par une profonde expérience vitale, ce qui
montre que la raison prend seulement place au sein de la réalité et de la vie. La topologie
remplace à nouveau l’ontologie : la raison n’est pas le réel : elle se trouve en lui.
36. La genèse de la logique hégélienne se comprend à rebours, en extrayant de la « vie
concrète » les déterminations successives : « Idée », « Concept », « Essence », « Être », dans
l’ordre inverse de celui du « processus du développement logique », en suivant le sens de la
« protubérance » noématique s’éployant au sein du lieu du néant, qui donne lieu à une
cristallisation progressive des notions de la logique. Un tel « processus », aux yeux de Hegel,
constitue bien un « approfondissement en soi-même de l’être, dont l’intérieur a été dévoilé
moyennant cette progression » (cf. Encyclopédie, § 159, p. 404, n. p. 432). Or, selon Nishida,
ce phénomène suit avant tout le chemin de la « détermination noétique » du néant, englo-
bement dont la rationalité logique ne peut rendre compte, du fait de l’irrationalité de
l’auto-détermination. Cette situation en arrive à la « crise » du passage de l’Idée à la Nature.
C’est le néant absolu en son autodétermination qui permettrait de comprendre cette auto-

70
LA DIALECTIQUE DE HEGEL CONSIDÉRÉE DE MA POSITION

l’Idée rationnelle, on ne peut comprendre comment l’Idée doit se nier


elle-même et devenir la nature. À l’inverse, la détermination idéale est
pensée bien plutôt dans le fait de réduire la détermination noétique de
ce que je nomme l’éveil à soi du néant, c’est-à-dire comme l’éveil à soi
noématique du néant. Nous surprendrons ainsi le mouvement qui va
de l’Idée au Concept, du Concept à l’Essence, de l’Essence à l’Être,
dans le fait d’aller en éliminant à chaque fois une signification à la
détermination noétique ; en outre [ce mouvement] est vu dialectique-
ment en tant qu’un aspect abstrait de la vie concrète. Et si la signification
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de l’éveil à soi resplendit encore dans le Concept, celle-ci se trouve

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dissimulée dans [au niveau de] l’Essence ; et quant à l’étant, il devient
la médiation réciproque.
35. Le domaine de l’Essence peut être conçu comme ce qu’on appelle
le monde de l’être Subjectif. Pourquoi le mouvement dialectique se
retrouve-t-il pensé derrière tout ceci ? En ceci que l’étant devient immé-
diatement un avec l’autre entendu comme le néant ; et force est de
reconnaître qu’un tel fait ne trouve seulement sa place [à son tour] que
dans l’éveil à soi du néant ; de sorte que, lorsque l’on déclare que
l’auto-identité est l’auto-contradiction, cela ne peut être entendu qu’en
un tel sens. La médiation sur un mode dialectique ne correspond pas à
la médiation de soi d’une chose donnée au moyen d’une autre chose ;
elle trouve sa raison dans le fait que le soi est l’autre, que l’auto-affir-
mation est soku auto-négation, que l’auto-négation est soku auto-affir-
mation ; la médiation dialectique prend forme à partir du fait du néant
soku être 37. On le voit : dans le domaine de l’Essence, l’étant possède
encore la signification de l’éveil à soi en tant qu’être Subjectif ; mais il
est déjà trop tard dans le domaine de l’Être, où il perd même la signi-
fication de l’autodétermination en tant qu’être Subjectif, et peut être
pensé simplement comme autodétermination du prédicatif.
36. Il s’ensuit que, selon moi, la logique hégélienne doit être comprise
en posant à son fondement quelque chose comme l’unité du paradoxe
de Kierkegaard. [82] Ce dernier a sans doute aperçu le monde de la

négation de l’Idée, dans le sens noétique. C’est, pour être plus précis, la réflexion du néant
comme « miroir qui s’éclaire lui-même » (« Le Lieu », pp. 213, 226, 259-260, trad. fr., p. 12,
26, 62), qui rend compréhensible le « reflet » même de l’Idée au sein de la Nature. Nous
renvoyons à notre étude : « The Idea of Mirror in Nishida and Dogen », James W. Heisig
(ed.), Frontiers of Japanese Philosophy, Nanzan Institute for Religion and Culture, Nanzan,
2006, pp. 99-142.
37. La formule : « Néant soku être » (mu soku yû), est à peu près renversée par rapport
à celle-ci : « L’être est soku néant », qui exprimait « l’immédiation » de l’être et du néant,
dans le contexte de « l’être » à l’alinéa 18. Elle exprime, au niveau de la Doctrine de l’Essence,
une « médiation sur un mode dialectique ». Le fait que Nishida n’écrive pas : « Le néant est
soku l’être », montre bien qu’il refuse une vision purement ontologique qui réduirait le néant
à l’être. Ce qui est exprimé ici, c’est bien l’essence de la médiation qui est en même temps
celle de l’Essence, au moyen d’une formule qui n’est rigoureusement symétrique que de part
et d’autre du soku. Nishida n’est pas ce philosophe de la « symétrie » que pourront repré-
senter à leur manière un Tanabe Hajime (1885-1962) ou un Miki Kiyoshi, eux-mêmes
influencés de manière décisive par Hegel.

71
NISHIDA KITARÔ

logique au travers de sa propre expérience 38 dialectique, qu’il a pu saisir


dans une peine profonde, [comparable sans doute à celle] du jeune
Hegel ayant abordé le problème du destin – comme cela apparaît clai-
rement au sein des écrits théologiques 39. Et précisément, puisque le
monde de la logique constitue le monde de l’éveil à soi noématique du
néant, après qu’ait été réduite la détermination noétique, la détermina-
tion noétique s’unit et se confond à la détermination noématique, de
sorte que la raison elle-même peut être pensée comme dialectique ;
toutefois, réalité et raison ne sont pas identiques. La raison prend place
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au sein de la vie, tout comme le Sujet se trouve nécessairement englobé

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dans le prédicat, et le noème dans la noèse. La contradiction qui se
trouve au fond de la raison doit être avant tout une contradiction de la
vie profonde.
37. À partir de ce que j’ai mentionné plus haut, on fera remarquer
à bon droit que contrairement à Hegel, je pose l’irrationnel au fond du
mouvement dialectique, au lieu d’y poser le rationnel. Cependant, l’irra-
tionnel, pensé simplement par opposition au rationnel, n’est rien de
plus que le [pur et] simple néant 40 ; et lorsqu’on l’évoque comme une
chose qui doit être rationalisée, et ce sans cesse et indéfiniment, cela
revient in fine au rationnel et pas à l’irrationnel ; de ces deux contraires
ne sort pas le mouvement dialectique 41. À l’inverse, le dialectique, pris
38. Dans les Miettes philosophiques, Kierkegaard évoque « l’unité du paradoxe » à propos
de la « passion » du Christ (trad. fr. de K. Ferlov et J. Gateau, Paris, Gallimard, 1943, B,
p. 90). Cf. André Clair, Pseudonymie et paradoxe, Vrin, Paris, 1976, pp. 148-162. Le paradoxe
éclate lorsque l’aimé ne se reconnaît pas comme le « Satan » qu’il est, à la faveur de cette
apparition de Dieu, qui par amour pour l’homme se fait homme, pour lui montrer ce que
l’homme est réellement. Cette unité même est paradoxale puisqu’elle énonce ce qui ne
s’énonce pas. L’unité du paradoxe, appréhendée dans un pathos, permet à Nishida de penser
l’idée d’un éveil de l’homme à sa véritable nature, et ce par le biais d’une « détermination
sensitive », d’une dialectique de la vie et de la mort. Elle lui permet de voir dans la synthèse
de l’instant : « Le fait d’atteindre quelque chose d’éternel » (alinéa 39), dans l’éveil perplexe
à une nature propre non seulement « paradoxale », mais évanescente. Le néant fuyant consti-
tue le lieu qui nous fait « oublier » notre « moi » rationnel, et nous ouvre à notre contradiction
sans fond.
39. L’esprit du christianisme et son destin, trad. fr. J. Martin, Paris, Vrin, 1988, p. 19.
« L’expérience dialectique » de Kierkegaard exprimée comme une « unité » s’illustre chez
Hegel dans l’idée d’un dépassement de « l’opposition de la pensée et de la réalité, du rationnel
et du sensible, le déchirement de la vie » qu’il voit dans le judaïsme (p. 83). Cette « sépara-
tion » se trouve dépassée et accomplie au niveau de la « réconciliation » opérée avec l’amour
en Jésus dans le « plérôme » comme « union » vivante (pp. 34, 37, 73-76).
40. Encyclopédie, § 231, p. 458. Les termes « irrationnel » et « rationnel » ne sont opposés
que dans une logique de l’entendement, or cette « opposition » se révèle aux yeux de la
raison « pour elle en soi du néant » (§ 224, p. 454). Pour Hegel cependant, ce « néant » est
pour ainsi dire « récupéré », « dompté » comme un moment de la dialectique rationnelle de
l’être, de sorte que l’autodétermination demeure foncièrement rationnelle, et toute irratio-
nalité, insignifiante, ramenée à la rationalisation. Le « se-déterminer » (Selbstbestimmen)
constitue bien à ses yeux : « L’absolue négativité ou mouvement du concept » (§ 238, p. 460).
Pour Nishida, au contraire, cette irrationalité est mise en avant dans cet alinéa comme étant
issue de la nature même du néant, en son auto-détermination, avant qu’un processus de
rationalisation puisse s’opérer au sein du lieu du néant.
41. Le mouvement dialectique sort de l’autodétermination du néant absolu au sens nis-
hidien. De même sortent de cette autodétermination les couples pluriels de contraires comme
le rationnel et l’irrationnel.

72
LA DIALECTIQUE DE HEGEL CONSIDÉRÉE DE MA POSITION

au sens de l’autodétermination des faits, n’a aucune chose en son fond,


et doit être l’autodétermination du maintenant éternellement nouveau ;
il convient d’en parler encore comme de l’auto-rationalisation par le fait
de s’autodéterminer de manière irrationnelle, de la même façon que,
dans notre éveil à nous-mêmes, nous voyons à la manière du néant. Pour
cette raison, on peut penser que nous nous déterminons nous-mêmes
dialectiquement, au sens de l’action plutôt que de celui de la pensée, et
plus exactement du sens.
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38. Dans cette perspective, on pourrait s’imaginer que je me tiens

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dans une position contraire à celle de Hegel [83], celle qu’adopte le
partisan du matérialisme dialectique. Et, en effet, je pense l’histoire
en un sens large, au fondement de l’Idée, ou même plutôt au fonde-
ment de la Nature ; et il convient de soutenir que toute chose existe
dans l’histoire, et se constitue de faits historiques, en un sens large.
Pour autant, je ne pense pas qu’il y ait au fondement du mouvement
dialectique quelque chose de tel que la matière qui a nié complètement
le sujet, comme le soutient ce dernier. Il va sans dire que le mouve-
ment dialectique ne sort pas de quelque chose comme la matière, qui
est envisagée simplement à des fins d’explication scientifique ; et il
n’en sort pas davantage, si on la pense de façon simplement objective
comme un matériau historique. Ce qui s’autodétermine dialectique-
ment doit être, selon moi, ce qui détermine l’être à la manière du
néant ; ajoutons que ce qui s’autodétermine à la manière du néant
n’est pas la force ou l’action pensées noématiquement, [mais] doit
s’entendre comme notre soi, ou plutôt comme quelque chose de tel
que l’esprit pur.
39. [Mais précisément], ne pourrait-on pas dire dès lors, comme les
théologiens dialectiques d’aujourd’hui, que ce qui s’autodétermine soi-
même absolument à la manière du néant, c’est le véritable Dieu ? Il est
à noter que lorsque je parle de voir le dialectique dans la détermination
sensitive, je n’entends pas cette dernière en un sens ordinaire ; cela ne
peut signifier rien d’autre qu’atteindre les faits s’autodéterminant eux-
mêmes. En tant qu’autodétermination du maintenant éternellement
nouveau, cela signifie atteindre quelque chose d’éternel ; nous sommes
toujours en train d’atteindre quelque chose d’éternel dans notre action.
En d’autres termes, quand on dit que tout se trouve dans l’histoire, cette
dernière n’a pas le sens de ce qu’on entend [d’habitude] lorsqu’on
évoque l’histoire ; [84] elle désigne plutôt le contenu de l’autodétermi-
nation du maintenant éternellement nouveau, dans le sens de l’autodé-
termination des faits ; elle s’identifie à ce que les théologiens dialectiques
appellent l’histoire originelle. Ce qu’on évoque sous le titre de concep-
tion matérialiste de l’histoire n’est en vérité rien de plus qu’une sorte
d’histoire réfléchie [pensée]. En tant qu’autodétermination du mainte-
nant éternellement nouveau, nous nous mettons à chaque instant dans
un état de crise de l’histoire. La détermination historique, telle que je
l’entends, n’est pas relativiste ; la détermination dialectique ne provient

73
NISHIDA KITARÔ

pas de la détermination de l’histoire relativiste. Le mouvement dialec-


tique doit constituer le lieu où l’on atteint le néant absolu pas à pas, en
tant que détermination auto-éveillée du néant absolu ; cela signifie
nécessairement toucher pas à pas quelque chose d’éternel, en tant
qu’autodétermination du maintenant éternellement nouveau 42. Cepen-
dant, je n’ai pas l’intention de m’étendre ici sur la conception matéria-
liste de l’histoire. Sur ce point, on pourra se référer à [mon ouvrage]
<La détermination auto-éveillée du néant> 43.
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Ecrit en février de la sixième année de l’Ere Shôwa [1931]

40. Ma pensée d’aujourd’hui comporte plusieurs choses qui m’ont


été enseignées par Hegel ; pourtant, même si je me considère comme
plus proche de lui que de tout autre, j’ai en même temps beaucoup à
dire à son encontre. Dans mon jargon, je dirais que la dialectique de
Hegel est encore Subjective et noématique. On ne peut pas ne pas
reconnaître qu’il met plus ou moins l’accent sur cette direction. Or, je
pense à l’inverse que la véritable dialectique doit surgir là où se produit
une rupture définitive avec cette position. C’est la raison pour laquelle
j’ai parlé dans cet essai de la détermination noétique ou de la déter-
mination auto-éveillée. Quand j’évoque le <noétique> ici, je ne suis
pas en train de l’opposer abstraitement au noématique. À propos de
l’éveil à et en soi, c’est la même chose : je ne suis pas en train de le
penser comme quelque chose de simplement subjectif. Ou encore,
concernant [la pensée de] Hegel, je ne soutiens pas qu’elle est [pure-
ment et] simplement noématique et Subjective. Bien entendu, la dia-
lectique ne prend pas simplement forme à partir de la position de la
logique objective. Simplement, à l’inverse de la dialectique processuelle
de Hegel, je pense une dialectique topologique comme multiple de
l’un et un du multiple.
Toutefois, même si ce que j’appelle dans ces lignes la détermination

42. Atteindre Dieu, « les faits qui autodéterminent eux-mêmes », ce n’est pas seulement
l’atteindre, puis revenir au monde, à sa nature finie, pour penser le mouvement dialectique
dans la seule direction « verticale » – selon laquelle l’incapacité de connaître Dieu est le signe
de sa présence, la manière dont il se fait connaître à nous. C’est bien se fondre en une opération
qui nous fait aller de l’avant, fait progresser l’histoire dans un sens horizontal, entraîné par
l’étincelle de la nouveauté ; la crise dans l’histoire n’est pas verticale, mais horizontale, sans
cesse reprise. Nishida insistera à deux reprises sur l’aspect graduel de cette opération, en
utilisant le terme « pas à pas ». Cette « marche » de l’autodétermination sans cesse relancée
est tout le contraire d’une simple « dialectique » relativiste et transversale ; pourtant, ce n’est
pas encore la « dialectique processuelle » de Hegel (alinéa 40), infinie dans son cycle propre.
Mais qu’est-ce alors ? « Une dialectique topologique comme multiple de l’un et un du mul-
tiple ». L’autodétermination du maintenant nouveau apparaît donc in fine comme une unifi-
cation, par laquelle l’unité s’autodétermine sans cesse, « pas à pas », à la faveur de sa marche
unifiante, se différenciant comme « multiple de l’un » et s’unifiant comme « un du multiple ».
L’unité auto-éveillée se creuse en elle-même, se faisant le lieu d’une incessante reprise de
l’opération unifiante, cœur battant de la « dialectique topologique ».
43. Voir mu no jikakutekigentei (1932), NKZ VI.

74
LA DIALECTIQUE DE HEGEL CONSIDÉRÉE DE MA POSITION

noétique ou la détermination auto-éveillée n’est certes pas quelque chose


d’abstrait, au sens où elle s’opposerait à une chose objective, il n’en
demeure pas moins que lorsque j’en viens à considérer aujourd’hui le
contexte de cet écrit, en tant qu’il reflète encore une certaine pensée de
l’époque de <La détermination auto-éveillée du néant>, il m’apparaît
comme une réflexion incomplète et abstraite 44.

Traduit du japonais par Ibaragi Daisuké et Michel Dalissier


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44. Ce paragraphe constitue une addition du 15 mai 1937.

75
NISHIDA KITARÔ

Glossaire
᭷ࡿࡶࡢ arumono/Seiende, l’étant.
ሙᡤⓗ bashoteki, topologique.
ᘚドἲ benshôhô, dialectique. 㐣⛬ⓗᘚドἲ kateitekibenshôhô, dialectique processuelle. ሙ
ᡤⓗᘚドἲ bashotekibenshôhô, dialectique topologique, ou dialectique du lieu.
ఱฎࡲ࡛ࡶ dokomademo, aussi loin que l’on aille, infiniment, sans cesse, sans relâche.
ᴫᛕ gainen/Begriff, concept.
እᘏ gaien, extension.
⌧ᐇ genjitsu/Wirklichkeit, réalité effective, effectivité, actualité.
㝈ᐃ gentei, détermination.
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ᮏ㉁ honshitsu/Wesen, essence. ᐇయ jittai, substance.
ࣄ࣏ࢣ࣮࣓ࣀࣥ hipokemenon, hypokeimenon.
⾲⌧ hyôgen, expression.
⾲㇟ hyôshô, représentation.
ព⩏ igi, signification philosophique fondamentale et première.
ព࿡ imi, sens en général, en particulier en un sens logique et linguistique.
ⴎ⦰ ishuku, atrophie, affaiblissement.
⮬ぬ jikaku, éveil à et en soi. ⮬ぬⓗ᭷ jikakutekiyû, être auto-éveillé, éveillé à soi et en soi.
ឤᐁᩛ kankanteki/Sinnlich, sensible, signifiant.
⾜Ⅽ kôi, action, geste, comportement, conduite.
ࡇ࡜ koto, fait. ≀ࠊࡶࡢ mono, chose.
ಶ≀ kobutsu/Einzelne/individuum, individu singulier.
✵࠺ࡍࡿࡇ࡜ kûusurukoto, le fait de se vider, l’évidement.
ᅛ motoyori, originaire, depuis l’origine.
↓ࡢሙᡤ mu no basho, lieu du néant. ⤯ᑐ↓ zettaimu, néant absolu. ┿ࡢ↓ shin no mu,
néant véritable. ༢࡟↓ tanni mu, néant pur et simple.
▩┪ mujun, contradiction.
࡟᪊࠸࡚࠶ࡿ nioite aru, se situer dans, se trouver dans, « être » dans.
ࣀ࢚ࢩࢫⓗ noeshisuteki, noétique. ࣀ࢚࣐ⓗ noemateki, noématique.
᪊࡚࠶ࡿࡶࡢ oitearumono, se trouver dans, se situer dans, « être » dans.
ᡂ sei/Werden, devenir.
ㄔᐇᛶ seijitsusei, sincérité.
₯ᅾ senzai, puissance, latence, capacité. ₯ᅾⓗ᭷ senzaitekiyû, être potentiel, en puissance.
ᚿྥ shikô, intentionnalité.
Ṇᥭ shiyô/aufheben, sursumer, dépasser.
୺ㄒ shugo,sujet logique et grammatical, par opposition au prédicat ㏙ㄒ jutsugo.
୺ほ shukan, sujet épistémique, par opposition à l’objet ᐈほ kyakkan.
┦஫㝈ᐃ sôgogentei/Wechselwirkung, action réciproque.
༶ soku, comme, en tant que, soit, n’est rien d’autre que.
❧ሙ tachiba, position, point de vue.
ᐃ᭷ teiyû/Dasein, être-là.
⤫୍ tôitsu/Einheit, unité. ྜࡍࡿ gôsuru/Einigung, union. ୍ ichi, un. ⤫୍ࡍࡿ
tôitsusuru/Vereinigung, unification. ໟࡴ tsutsumu, englober.
᭷ yû, être. ᭷ࡢሙᡤ yû no basho, lieu de l’être.

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