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SANS LE TARIM

Augustin Berque

Belin | L'Espace géographique

2005/3 - tome 34
pages 277 à 280

ISSN 0046-2497

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2005-3-page-277.htm
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Pour citer cet article :
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Berque Augustin, « Sans le Tarim »,
L'Espace géographique, 2005/3 tome 34, p. 277-280.
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EG
Carnet de terrain
2005-3
p. 277-280

Sans le Tarim
Augustin Berque
École des hautes études en sciences sociales/CNRS, Paris
berque@ehess.fr

n les croise au retour, à nouveau ensablés. À ce train, il leur faudra


RÉSUMÉ.— La surexploitation du Tarim
met en danger l’écosystème du huyang
(Populus diversifolia) dans la zone de
O encore des heures pour sortir du désert… Les femmes, les enfants,
les vieux attendent un peu plus loin, devisant ou jouant dans les dunes,
protection écologique de son cours moyen.
On met en doute l’efficacité de cette tandis que les hommes s’affairent autour du minibus. Cette fois-ci, nous
« protection », qui a conduit à la « migration bavardons plus longtemps qu’à l’aller, parce que, maintenant, j’ai vu
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écologique » imposée à la population de Caohu. Ils y retournent, me disent-ils, pour cultiver leurs champs de

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Caohu.
coton ; mais plus personne n’y habite en permanence. Ils ont fait un
CHINE, DÉSERT, ÉCOSYSTÈMES, pacte avec le gouvernement : si le coton marche au nouveau Caohu, ils
HUYANG, MIGRATION, OASIS, TARIM s’y fixeront ; sinon, ils reviendront à l’ancien. En attendant, ils se
déplacent à la saison. L’aller en minibus coûte 12 yuan1. Coïncidence,
12 yuan, c’est aussi la prime que le gouvernement leur avait accordée par
ABSTRACT.— Without the Tarim.— kilomètre, quand ils ont eux-mêmes construit la piste qui relie Caohu à la
The overuse of water resources jeopardizes route de Luntai ; mais il faudrait la refaire, le parcours devient dangereux.
the huyang (Populus diversifolia)
Cela sonnait différemment dans la littérature autorisée2. L’on m’y
ecosystem in the environmental protection
zone of the middle reaches of the Tarim disait que « la migration écologique du village de Caohu fait partie de
river. The “ecological migration” policy l’aménagement général du fleuve Tarim au niveau national »3, que si l’on
imposed here to the population of Caohu a entrepris en 2001 d’y « quitter l’agriculture, retourner au bois et à
seems to miss the point.
l’herbe »4, c’est pour « rendre aux ressources de la forêt de huyang et à
CHINA, DESERT, ECOSYSTEM, HUYANG, celles des herbages leur niveau des années 1970 »5. Les bois de huyang
MIGRATION, OASIS, TARIM (Populus diversifolia) – cet arbre extraordinaire dont les racines vont cher-
cher l’eau à près de vingt mètres sous le sable du désert mais qui est

1. Environ 1,20 euro.


2. SU Haofa et MAI Xueshen, Luntai gujin (Luntai hier et aujourd’hui), Urumqi, Xinjiang
Renmin Chubanshe, 2003 ; LIU Youjun et HU Jijie, Luntai. Gei ni yi ba jin yaoshi (Luntai. Pour
vous, une clef d’or), Urumqi, Xinjiang Renmin Chubanshe, 2003. Le lieu-dit Caohu (« Lac aux
herbes », un toponyme fréquent au Xinjiang) fait partie du territoire de Luntai.
3. Caohu xiang shengtai yimin shi guojia zonghe zhili Talimu he de yi bufen, Su et Mai, op.
cit., p. 321.
4. Tui geng, huan lin huan cao, Su et Mai, op. cit., p. 324.
5. Shi huyanglin ziyuan he caodi ziyuan huifu dao 70 niandai shuiping, Su et Mai, op. cit.,
p. 324.

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6. Du moins de début des 44°N 82°E 86°E 90°E


44°N
hautes eaux. Prenant Shihezi Urumqi
source (par le Yarkand)

SHAN
dans le Karakorum au KAZAKH.
N
TIA
Dapsang (ou Qiaogeli, K2,
Godwin Austen : 8 611 m, Turpan
deuxième sommet de la
planète), le Tarim a un KIRG.
régime nivo-glaciaire. Ses Luntai Bosten Hu
Kuqa 42°N
hautes eaux commencent Korla
en juin et culminent en Caohu Yuli Kuruktag
août. Notée dès la fin de Aksu
im
l’époque impériale, la Tar Tarim
diminution du débit du
Tarim inférieur s’est 40°N
Lop Nor
accentuée avec les 40°N
politiques de défrichement TAKLA MAKAN
adoptées après 1949 et en
particulier lors du Grand 0 100 200 km Ruoqiang
HAN
YN S 90°E
Bond en avant (Dayuejin)
lancé par Mao Zedong en 82°E 86°E A LT
1958 ; d’où une
surexploitation des eaux
Fig. 1/ Localisation de la zone
du Tarim qui a entraîné
son assèchement dans le
tiers inférieur de son
cours, et l’abaissement
catastrophique de la
nappe phréatique dans
cette zone. Récemment,
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l’on a tenté de réalimenter
la nappe par des
pompages à partir du lac
Bosteng. Sur cette
question, v. ZHENG Dan
et al., « Xinjiang Talimu
he xiayou duanliu hedao
shushui dui dixiashui
bianhua de yingxiang
fenxi (Analyse de l’effet
des variations de la nappe
phréatique entraînées par
l’injection temporaire
d’eau dans le lit du Tarim
inférieur) », Ganhanqu Photo 1/ Rencontre sur la piste de Caohu © A.B. 2004
dili/Arid land geography,
vol. XXVII, n° 2 (juin 2004),
p. 216-220. Pour une mise
au point sur l’évolution
récente des oasis du cours
capable aussi de survivre à plusieurs mois d’immersion lors des hautes eaux du Tarim,
inférieur du Tarim, v. XU qui exsude le sel et dont les feuilles ont forme changeante, cet « arbre paladin » (ying-
Yingqin et XU Man, xiong shu) qui depuis toujours a défendu les oasis contre le Taklamakan – sont en effet
« Talimu he xiayou ken qu
lüzhou jingguan geju ici inclus depuis 1983 dans un secteur de protection de la nature. Il fallait bien un
bianhua fenxi (Analyse jour y donner consistance, à ladite protection ; alors, à partir de novembre 2002, et en
des changements
structurels du paysage deux ans, l’on a déplacé la population de Caohu, ces « gens du Lob Nor » (Luobu ren)
des oasis dans les zones qui, en plein désert, vivaient paradoxalement de la pêche, de la chasse et d’une agri-
de défrichement du Tarim
inférieur) », Ganhanqu
culture vivrière, pour les recaser plus haut, dans un secteur irrigable par les eaux
dili/Arid land geography, venues du Tianshan. 758 foyers, 3 420 habitants… Sur ces nouvelles terres, ils sont
vol. XXVII, n° 2 (juin 2004), censés développer une agriculture centrée sur l’abricot, le jujube et le coton. Le gou-
p. 193-198.
vernement a tout prévu, les nouvelles maisons sont équipées de la télé, de la vidéo, de
7. Depuis qu’on y a trouvé
du pétrole et du gaz, l’eau courante… Et dans l’« économie écologique » (shengtai jingji) de leurs vergers et
Luntai s’est donné pour de leurs champs, partout, règne la technologie de l’irrigation au goutte-à-goutte.

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emblème une clef d’or, qui


se dresse
orgueilleusement en
obélisque sur sa place
centrale.
8. Luo xia yu gu wu qi fei /
qiu shui gong chang tian
yi se, citation (les
guillemets sont dans le
texte) d’un poème de
Wang Bo (649-676) dans
sa Préface au pavillon du
prince de Teng (merci à
Florence Hu-Sterk pour
cette référence).
9. Tian cang cang, ye
mang mang, feng chui cao
di jian niu yang, citation
(les guillemets sont dans
Photo 2/ « Gens du Lob Nor », Caohu le texte) d’un chant
Les hommes sont revenus pour la saison. Les femmes sont restées populaire anonyme des
dynasties du Nord (386-
à Luntai, avec les enfants (sauf le petit dernier, qui ne va pas encore
581) intitulé Chanson de
à l’école). L’aïeul, M. Böker, « qui a plus de cent ans », veut finir sa vie
Chile (merci à Florence
à Caohu. © A.B. 2004 Hu-Sterk pour cette
référence).
10. Liu et Hu, op. cit.,
p. 25. Dans le texte de ce
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chapitre (le sixième,
p. 21 sqq.) dont le titre,
rythmé selon la prosodie
classique 2-2-3, est
Huyang shen chu cang
shui xiang / Liao qi mian
sha shi Caohu (Dans les
profondeurs du bois de
huyang se cache le pays
de l’eau / Soulève le voile
et connais Caohu !),
se mêlent curieusement
une thématique
arcadienne mâtinée
d’influences occidentales,
et une thématique
du retour à la nature issue
de la tradition chinoise,
taoïste en particulier.
La prose locale présente
Caohu comme un
Photo 3/ Plus de lac ici © A.B. 2004 Shangrila (Xianggelila),
appellation dont le
tourisme chinois semble
friand.
11. Pour plus de détails
sur ce thème, voir CHENG
Mais je les vois aujourd’hui dans le désert, à pelleter sous les roues de leur Qichou, Talimu he yanjiu
minibus. C’est qu’au nouveau Caohu, il n’y a pas assez de terre pour vivre, me disent- (Recherches sur le Tarim),
ils. Alors, ils s’accrochent à l’ancien. Je me demande jusqu’à quand ils le pourront, Nankin, Hehai Daxue
Chubanshe, 1993 ; et HU
même si le gouvernement honore leur pacte. Les lacs de Caohu étaient à sec, cette Axiang et al., Zhongguo
année, pour la première fois de mémoire humaine… Et l’autre jour, j’ai traversé à dili da faxian (Les grandes
découvertes de la
pied le Tarim, quasi à sec lui aussi en cette saison des hautes eaux6, à l’endroit même géographie chinoise),
où voici quatre ans à peine, du haut du pont, j’avais contemplé un grand fleuve. Ça Qinan, Shandong Huabao

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non plus, on ne l’a jamais vu,


pour un mois de juin. Irrégula-
rité interannuelle ? Mais non,
c’est qu’ils ont fait un barrage à
Kutcha, me disait quelqu’un. Et
à hauteur de Luntai, les prises
d’eau des pompes, désormais,
béent lamentablement en l’air…
Qu’à cela ne tienne ! Pour la
littérature imprimée, qui vous
donnera la « clef d’or » (jin yaoshi)
de Luntai7,
Quand on pénètre dans
Caohu, partout se voient ces
paysages où « les brumes du cou-
Photo 4/ Sous le pont de Luntai coulait, puissant, le Tarim, chant et le canard solitaire
vue prise vers l’aval © Francine Adam, 2000 ensemble s’envolent, les eaux de
l’automne avec le ciel immense
unissent leur couleur »8, « le ciel
est tout bleu, la campagne
immense, dans l’herbe qui
ondule sous le vent se voient la
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vache et le mouton »9. Toi le tou-
riste qui vas là, tu peux à coup
sûr y retourner à la simplicité
(huan pu), y revenir à l’authen-
tique (gui zhen), y ressentir
l’union de la nature et de
l’homme (tian ren heyi) ; alors,
n’oublie surtout pas ton appareil
photo10 !

Mais que serait, que


deviendra Caohu sans le Tarim ?
Et le Tarim se meurt… Dans les
Photo 5/ Géographe cherche fleuve, désespérément, années 1960, il coulait six cents
juste en aval du pont de Luntai © Wang Guoxia 2004 kilomètres plus en aval, jusqu’au
Lob Nor 11 ; mais il n’en reste
plus là qu’un motif quasi mar-
Chubanshe, 2004,
p. 255 sqq., chapitre tien, cette étrange « grande oreille » (da erduo) que l’on voit des satellites12. Comme si
Huangyuan shang de qi le désert y écoutait le ciel… – Maurepas, 2 juillet 2004.
hu : Luobu po zhi mi jie mi
(L’étrange lac du désert :
les secrets du Lob Nor
dévoilés).
12. Voir p. ex. l’illustration
p. 268 dans HU et al.,
op. cit. On interprète cette
forme curieuse comme la
trace des dernières crues
du Lob Nor, dans les
années 1960.

© L’Espace géographique 280

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