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RUTH BENEDICT, LE CHRYSANTHÈME ET LE SABRE

présenté par Augustin Berque


Augustin Berque

Gallimard | Le Débat

1983/1 - n° 23
pages 99 à 108

ISSN 0246-2346

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-le-debat-1983-1-page-99.htm
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Pour citer cet article :


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Berque Augustin, « Ruth Benedict, Le Chrysanthème et le sabre » présenté par Augustin Berque,
Le Débat, 1983/1 n° 23, p. 99-108. DOI : 10.3917/deba.023.0099
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Ruth Benedict
Le Chrysanthème et le sabre
présenté par Augustin Berque
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Curieusement, aucune traduction française n’existe de ce livre, paru en 19461 et l’un des plus
connus de l’anthropologie culturelle américaine. Pourtant, Patterns of Culture, l’autre œuvre marquante
de Ruth Benedict, a été traduit depuis longtemps (sous le titre Échantillons de civilisation, Gallimard,
1950) ; pourtant, Jean Stoetzel, avec Jeunesse sans chrysanthème ni sabre (Plon, 1954), rappelait au menu
de la sociologie et de l’ethnologie françaises les théories et les méthodes de la grande anthropologue,
morte depuis peu (1948) ; pourtant, ce n’est pas d’hier que la mode est au Japon et qu’on déplore en
France de si mal connaître ce pays...
Curieuse aussi l’histoire du livre : cette recherche effectuée à distance, sur commande de l’Office of
War Information, par une femme qui n’avait jamais mis les pieds au Japon et en ignorait la langue, tout
cela pour servir de manuel aux forces d’occupation américaines quand la guerre serait gagnée, bref cet
exercice d’école réussit la gageure de demeurer, de l’avis général des Japonais, l’un des grands livres
que l’on ait écrit sur eux. Kiku to katana (le titre japonais de The Chrysanthemum and the Sword, aussi-
tôt traduit), on s’en doute, fut chaudement discuté au Japon. Une masse d’articles et d’ouvrages ont été
publiés qui réfutent, complètent, approfondissent, réapprécient les interprétations de Benedict. Ces
débats lui ont conféré la place d’une référence classique.
Compte tenu des conditions particulièrement adverses où Benedict eut à l’écrire, The Chrysanthemum
and the Sword reste en tout cas une prouesse méthodologique :

En juin 1944, on m’assigna pour mission l’étude du Japon. On me demanda d’utiliser toutes les
ressources méthodologiques dont je disposais en tant qu’ethnologue, pour déchiffrer la personnalité
japonaise. En ce début d’été, notre grande offensive contre le Japon venait à peine de révéler sa véritable
ampleur (p. 3).

1. Charles E. Tuttle Company. © Ruth Benedict, 1946.

Cet article est paru en janvier 1983 dans le n° 23 du Débat (pp. 99 à 107).
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Le Chrysanthème et le sabre

Ma mission était ardue. L’Amérique et le Japon étaient en guerre, et il est facile en temps de guerre
de porter une condamnation d’ensemble, mais beaucoup plus malaisé de chercher à comprendre le point
de vue de l’ennemi sur l’existence. Il fallait pourtant y parvenir. La question était de déterminer com-
ment les Japonais allaient se comporter, et non pas comment nous nous comporterions en leur lieu et
place. Il me fallait interpréter le comportement guerrier des Japonais comme un atout favorisant la
compréhension, et non comme un obstacle l’entravant. Je dus considérer leur manière même de mener
les opérations et y voir momentanément non pas un problème militaire, mais un problème culturel. Dans
la guerre comme dans la paix, les Japonais agissaient selon leur caractère propre. Quelles indications
spéciales quant à leurs modes de vie et de pensée nous livrait leur façon de faire la guerre ? Et les
procédés mis en œuvre par leurs dirigeants pour enflammer l’esprit belliqueux, rassurer les timides et
tirer parti des soldats dans la bataille ne montraient-ils pas ce qu’ils jugeaient eux-mêmes être les forces
sur lesquelles ils savaient pouvoir compter ? Je devais suivre le détail des opérations pour voir comment,
pas à pas, les Japonais s’y révélaient.
Toutefois, le fait que nos deux nations étaient en guerre constituait inévitablement un sérieux
désavantage. Cela signifiait qu’il me fallait renoncer à la plus importante technique d’enquête de
l’anthropologie sociale : un voyage sur le terrain. Je ne pouvais pas aller au Japon et vivre chez des
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Japonais, observer les contraintes et les tensions de leur vie quotidienne, et voir de mes propres yeux

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celles qui étaient déterminantes et celles qui ne l’étaient pas. Je ne pouvais observer le processus com-
plexe de prise de décision. Je ne pouvais voir comment on élevait les enfants. Si précieuse que me fût
la seule étude de terrain existante sur un village japonais : Suye Mura par l’ethnologue John Embree,
nombre des questions qui nous assaillaient en 1944 n’étaient pas soulevées à la date où fut rédigé ce travail.
En tant qu’ethnologue, et malgré ces difficultés majeures, j’avais confiance en l’efficacité de cer-
taines techniques et de certains postulats (pp. 5-6).

Et, de fait, les critiques les plus autorisés de The Chrysanthemum and the Sword ont salué la maîtrise
de Ruth Benedict, même s’ils contestaient parfois radicalement ses déductions. Pour le grand ethnologue
Yanagita Kunio, qui, lui, travaillait sur son propre pays et selon une méthode inductive, les erreurs com-
mises par Benedict sont à la mesure même de la rigueur de sa méthode : faute de contact direct avec le
terrain, il lui arrive de bâtir des raisonnements très élaborés sur des bases complètement erronées.
Le principal reproche que les spécialistes japonais ont adressé à Benedict est que son ouvrage
manque de perspective historique : elle a utilisé, indistinctement, des données relatives à des époques
entre lesquelles la société japonaise a notablement évolué. Encore que la question se pose de savoir si cette
apparente confusion n’a pas, au contraire, saisi des invariants qui échappent à l’observateur in situ...
C’est ainsi que l’accent mis par Benedict sur la hiérarchie et les relations d’autorité extrapolerait
à la société japonaise moderne des données glanées dans la société meijienne, voire, au-delà, féodale.
Pourtant, cette tendance est inscrite dans les structures mêmes de la langue :

Malgré tout son récent effort d’occidentalisation, le Japon demeure encore une société aristocratique.
Chaque salutation, chaque contact doivent donner à voir la nature et le degré de distance sociale entre
les individus. Chaque fois qu’un homme dit à un autre : « Mange » ou « Assieds-toi », il use de mots
différents, selon qu’il s’adresse à quelqu’un en langage familier, ou qu’il parle à un inférieur ou à un
supérieur. Il y a divers « tu » et « vous », qu’il convient d’utiliser dans chaque cas, et les verbes ont des
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Le Chrysanthème et le sabre

racines différentes. Autrement dit, les Japonais possèdent ce que l’on appelle une « langue de courtoisie »,
comme bien d’autres peuples du Pacifique, et ils l’assortissent de révérences et de génuflexions appro-
priées. Tout ce comportement obéit à des règles et à des conventions méticuleuses ; il est nécessaire de
savoir non seulement devant qui l’on s’incline, mais aussi jusqu’où l’on s’incline. Le salut bienséant
envers votre hôte pourrait être jugé insultant par quelqu’un qui se trouverait dans un rapport légèrement
autre avec vous. Et les marques de déférence vont de la prosternation, le front baissé jusqu’aux mains
posées à plat sur le parquet, à la simple inclinaison de la tête et des épaules. On doit apprendre, et ap-
prendre tôt, comment adapter les civilités à chaque cas particulier.
Ce ne sont pas seulement les différences de classe qu’un comportement approprié doit constamment
mettre en évidence, bien que celles-ci soient importantes. Le sexe, l’âge, les rapports de famille et les
relations antérieures entre deux individus entrent également en ligne de compte. Et même deux personnes
peuvent se comporter entre elles avec plus ou moins de déférence selon les circonstances ; un civil peut
être en termes familiers avec un autre civil au point de s’abstenir complètement de le saluer ; mais qu’il
endosse l’uniforme militaire, et son ami en vêtements civils s’inclinera devant lui. Le respect de la
hiérarchie est un art qui requiert la pondération d’innombrables facteurs, dont certains, dans tel ou tel
cas particulier, s’annulent alors que d’autres, au contraire, s’additionnent.
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Il y a, bien entendu, des gens que l’on traite avec relativement peu de cérémonie. Aux États-Unis,

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ces gens sont les membres de votre cercle de famille. Lorsque nous revenons à la maison, au sein de la
famille, nous dépouillons jusqu’aux légères conventions de notre propre étiquette. Alors qu’au Japon,
c’est précisément dans la famille que les règles de respect s’apprennent, et qu’elles sont minutieusement
observées. La mère qui porte encore son bébé attaché sur son dos lui poussera la tête vers le bas, et les
premières leçons du petit qui sait tout juste marcher, auront pour objet les marques de respect dues à son
père ou à son frère aîné. La femme s’incline devant son mari, l’enfant s’incline devant son père, les
frères cadets devant leurs frères aînés, la sœur devant tous ses frères quel que soit leur âge. Et ce ne sont
pas gestes vides. Cela signifie que celui qui s’incline reconnaît le droit de l’autre à imposer sa volonté
dans des domaines où il aurait bien préféré arranger les choses à sa guise ; et celui qui reçoit le salut
reconnaît, pour sa part, les responsabilités incombant à sa position. La hiérarchie fondée sur le sexe, le
rang généalogique et la primogéniture est partie intégrante de la vie familiale (pp. 47-49).

Il est certain que les déclivités hiérarchiques se sont amenuisées dans le Japon d’aujourd’hui, et
notamment à l’intérieur de la famille. Pourtant, vingt ans après Benedict, l’anthropologue Nakane
Chie intitulait Tate shakai no ningen kankei (Le Japon, société verticale) un essai qui a connu un
énorme et durable succès de librairie2. À tout le moins, Benedict avait touché une corde sensible !
Autre point sensible : le réseau d’obligations qui fait de la société japonaise l’une des plus « serrées »
qui soient. Les Japonais d’aujourd’hui sont passablement fiers d’être taito (tight), et non rusu (loose),
comme tant d’autres sociétés, même s’ils en arrivent parfois à s’empêtrer (ganjigarame) dans le lacis de
leurs ningen kankei (relations humaines). Benedict dresse de ces obligations un tableau qui, s’il
mélange un peu les époques, reste le plus méthodique à ce jour :

2. Traduit en français sous le titre : La Société japonaise, Paris, Colin, 1974.


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TABLEAU SCHÉMATIQUE DES OBLIGATIONS JAPONAISES RÉCIPROQUES

I. On : les obligations contractées passivement. On « reçoit un on » ; on « supporte un on » : le on


représente l’obligation considérée du point de vue du récipiendaire passif.
ko on : le on reçu de l’Empereur ;
oya on : le on reçu des parents ;
nushi no on : le on reçu du suzerain ;
shi no on : le on reçu du maître.
on : ceux reçus lors de tous les contacts noués au cours de l’existence.
Note : tous ces gens dont on reçoit un on deviennent vos on jin, vos « hommes on ».

II. Termes désignant les obligations réciproques : On « paye » les dettes, on « acquitte » les obligations
dues à l’homme on ; soit donc la série d’obligations considérées du point de vue du remboursement actif.
A. Gimu : le remboursement le plus complet de ce type d’obligation n’en demeure pas moins partiel,
et il n’y a pas de limite de temps.
chu : le devoir envers l’Empereur, la Loi, le Japon.
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ko : le devoir envers les parents et les ancêtres, et par implication, envers les descendants.

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nimmu : le devoir envers son travail.
B. Giri : les dettes exigent d’être remboursées avec l’équivalent mathématique de la faveur reçue, et
il y a des limites de temps.
1. Giri-envers-le-monde :
Le devoir envers le suzerain.
Le devoir envers les parents par alliance.
Le devoir envers des personnes qui ne vous sont pas apparentées, en contrepartie d’un on reçu : par
exemple, un don d’argent, une faveur, une contribution de travail (comme membre d’un « groupe
d’entraide »).
Le devoir envers des parents plus éloignés (tantes, oncles, neveux, nièces), dû en contrepartie du on
reçu non pas d’eux mais d’ancêtres communs.
2. Giri-envers-son-propre-nom : c’est là une fréquente version japonaise de die Ehre.
Le devoir qui vous incombe de « laver » votre réputation d’une insulte ou d’un soupçon d’échec,
autrement dit le devoir de vengeance et de vendetta. (Note : cet apurement des comptes ne sera nulle-
ment considéré comme une agression.)
Le devoir de ne reconnaître aucune faute ou ignorance professionnelle.
Le devoir de respecter les convenances de la vie japonaise, c’est-à-dire d’observer toutes les
marques extérieures de respect, de ne pas vivre au-dessus de sa condition, de maîtriser toutes manifes-
tations d’émotion aux occasions inappropriées, etc. (p. 116).

Ce schéma (que Benedict détaille dans une bonne partie du livre) a été critiqué dans tous les sens,
notamment parce qu’il ne mentionne pas le ninjo (le « sentiment humain ») qui traditionnellement entre en
conflit avec le giri, et ainsi le compense. Une littérature immense existe sur la question. Néanmoins, si elle
a sous-estimé, ou carrément ignoré, certains thèmes importants des relations humaines au Japon, Benedict
a bien saisi leur principe le plus fondamental — médiatiser et formaliser les rapports entre individus :
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Les Japonais ont toujours fait preuve d’imagination quant aux moyens d’éviter la concurrence
directe, laquelle est minimisée dans leurs écoles élémentaires, bien au-delà de ce que l’on jugerait pos-
sible aux États-Unis. On recommande aux professeurs d’inciter chaque enfant à améliorer ses propres
résultats, et à prévenir les occasions où l’enfant aurait à se comparer aux autres. Dans les écoles
élémentaires on ne fait même jamais redoubler un élève, et tous les enfants qui ont commencé leurs
études ensemble parcourent ensemble tout le cursus primaire. Les bulletins notent les enfants de l’école
élémentaire pour la conduite et non pas pour le travail scolaire. Aussi quand surviennent certaines
situations où la compétition est inévitable, comme lors de l’examen d’entrée au lycée, la tension est
naturellement très forte. Tous les professeurs racontent des histoires de garçons qui se sont suicidés en
apprenant leur échec.
Cette volonté de minimiser les antagonismes directs est inhérente à toute la vie japonaise. Une
éthique fondée sur le principe du on offre peu de prise aux rivalités de personnes, contrairement à
l’impératif catégorique américain qui mise sur le désir de l’individu de se mesurer victorieusement avec
ses pairs. Tout le système hiérarchique japonais avec sa minutieuse réglementation de classe, s’attache
à minimiser la concurrence directe. Et le système familial la minimise pareillement, car le père et le fils
ne sont pas institutionnellement rivaux, comme c’est le cas aux États-Unis : il leur est loisible de se
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rejeter l’un l’autre, mais non pas de s’affronter. Les Japonais n’ont que paroles d’étonnement pour la

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famille américaine où le père et le fils se disputent l’usage de la voiture familiale et les attentions de la
mère-épouse.
L’institution omniprésente de l’« entremetteur » est l’un des plus frappants parmi les moyens dont
usent les Japonais pour prévenir toute confrontation directe entre deux personnes situées, à l’égard
l’une de l’autre, en position d’antagonisme. Un entremetteur est requis dans toute situation où un
homme risquerait d’être humilié par un échec, de sorte que l’on a recours à son intervention dans un
grand nombre d’occasions : pour négocier un mariage, proposer ses services à un employeur, quitter un
travail, et mener à bien une multitude d’opérations courantes. L’entremetteur rend compte aux deux
parties, ou, dans le cas d’une affaire importante tel un mariage, chaque côté emploie son propre entre-
metteur, lesquels règlent tous les détails de l’affaire entre eux, avant de faire leur rapport à leurs com-
mettants respectifs. En procédant de la sorte par personne interposée, les intéressés s’abstiennent de
prendre connaissance de revendications et d’obligations qui risqueraient d’obérer le giri-de-leur-nom, au
cas où ils se trouveraient en communication directe. En agissant dans sa qualité officielle, l’entremetteur
accroît en outre son prestige, et le succès de ses manœuvres lui assure le respect de la communauté. Les
chances d’un arrangement pacifique sont d’autant plus grandes que l’entremetteur est directement inté-
ressé à ce que les négociations se déroulent sans accroc. Et il agit de même, soit qu’il sonde les possi-
bilités d’emploi pour son client, soit qu’il transmette à l’employeur la décision de l’employé de quitter
son travail.
Des règles de civilité très diverses tendent à éviter toute situation grosse d’humiliation et susceptible
de léser le giri-de-votre-nom. Les situations ainsi minimisées vont bien au-delà des rivalités directes.
L’hôte, pense-t-on, doit accueillir son visiteur avec certains égards rituels, et revêtu de ses beaux habits.
Aussi quiconque rend visite à un paysan et le trouve en vêtements de travail devra patienter un peu. Le
paysan ne donnera pas signe de reconnaissance avant d’avoir mis des habits convenables et pris certaines
dispositions protocolaires. Aucune différence si l’hôte est obligé de changer de vêtements dans la
chambre où attend l’invité : il n’est tout simplement pas présent, jusqu’à ce qu’il y soit correctement
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vêtu. De même, dans les régions rurales, les garçons peuvent s’introduire auprès des filles la nuit,
lorsque toute la maisonnée est endormie et la fille couchée. Mais le garçon portera une serviette nouée,
lui cachant le visage, afin de ne pas encourir de honte, le lendemain, s’il est repoussé. Le déguisement
ne vise nullement à empêcher la fille de le reconnaître ; il s’agit d’une technique qui relève de la
politique de l’autruche, le but étant d’éviter au garçon de subir la honte dans sa propre personne. Le pro-
tocole exige également que s’ébruite le moins possible tout projet, tant que son succès n’est pas assuré.
Il est du devoir des entremetteurs qui arrangent un mariage de favoriser la fréquentation des futurs
conjoints avant que le contrat ne soit signé. Tout est fait pour provoquer une rencontre fortuite, car si le
but de l’introduction était dévoilé à ce stade des opérations, toute rupture compromettrait l’honneur de
l’une des familles, ou même des deux. Or, comme les futurs mariés doivent être chaperonnés par l’un
de leurs parents respectifs, ou par les deux, et que l’entremetteur doit jouer le rôle de l’hôte ou de
l’hôtesse, on convient, conformément aux exigences du protocole, de « se rencontrer par hasard », à
l’exposition annuelle de chrysanthèmes par exemple, ou lors d’une visite collective aux cerisiers en
fleur, ou encore dans quelque parc ou lieu de plaisir fréquenté du public (pp. 154-157).

Les Japonais, curieusement – et sans doute parce que Benedict définissait là une tendance au for-
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malisme si profondément incarnée dans leurs comportements qu’elle leur en paraissait transparente –

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ont peu glosé sur cet aspect de The Chrysanthemum and the Sword. Ils ont en revanche passionnément
relevé, et réfuté, ce qui dans le livre lui-même apparaît comme un élément de l’interprétation, mais qui,
au Japon, l’a résumée tout entière : les passages où Benedict insiste sur le rôle de la honte (haji), par
opposition à la faute (tsumi). Benedict passe ainsi pour avoir qualifié la culture japonaise de « culture
de la honte » (haji no bunka), comme telle inférieure, en degré de civilisation, à la « culture de la faute »
que serait celle de l’Occident. Aussi les polémiques fusèrent-elles immédiatement. Yanagita Kunio, par
exemple, s’appliqua à montrer que les Japonais seraient plus encore que les Occidentaux conscients de
– voire obsédés par – la notion de culpabilité ou de faute. Pour certains, comme Aida Yuji, Benedict
n’aurait tout simplement rien compris à la notion de haji, laquelle serait beaucoup plus intériorisée que
la honte à l’occidentale . Or, s’il est clair que Benedict n’a pas suffisamment analysé les comportements
de haji, elle n’a, dans The Chrysanthemum and the Sword, certainement pas clamé la précellence des
morales de la faute sur celles de la honte. Des études plus récentes sur la question, comme celles
d’Inoue Tadashi, voient les choses d’un œil plus serein, moins obnubilé par le paradigme occidental, et
non seulement soulignent l’importance du regard d’autrui dans les relations sociales au Japon, mais
déplorent que certains comportements afférents soient peu à peu oubliés. Benedict, là aussi, touchait
bien au vif des mœurs japonaises :

La forte identification de la vertu de circonspection avec le respect que l’on se doit à soi-même
implique une surveillance attentive des faits et gestes d’autrui, et le vif sentiment d’être exposé au juge-
ment d’autrui. « On cultive la dignité personnelle (on doit jicho), disent les Japonais, à cause de la
société », « S’il n’y avait pas de société, on n’aurait pas besoin de se respecter soi-même (de cultiver le
jicho) ». Commentaires quelque peu outranciers sur les sanctions extérieures mises en œuvre pour as-
surer le respect de soi. Et qui ne tiennent pas compte du fait que la bonne conduite est soumise également
à des sanctions internes. Tout comme les dictons populaires de nombreuses nations, ces commentaires
illustrent des cas limites, car il arrive aussi que les Japonais réagissent avec une force quasi puritaine à
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un sentiment de culpabilité personnelle. Toutefois, pour extrêmes qu’elles puissent paraître, ces propo-
sitions sont révélatrices de ce qui, au Japon, prime : c’est la honte qui l’emporte sur la culpabilité.
Dans les études anthropologiques de cultures différentes, une distinction capitale est tracée entre
celles qui ont pour moteur la honte, et celles qui ont pour moteur la culpabilité. Une société qui inculque
des normes de moralité strictes et qui compte lourdement sur le développement d’une conscience indi-
viduelle, une telle société est par définition une « culture de la culpabilité ». Mais dans cette société,
l’homme peut, comme il arrive aux États-Unis, souffrir, en plus, de la honte lorsqu’il s’accuse
d’inconvenances qui ne sont en rien des péchés. Il peut être amèrement mortifié de n’être pas vêtu
conformément à l’occasion, ou encore d’avoir fait un lapsus. Dans une culture où la honte est une
sanction majeure, les gens sont mortifiés au sujet d’actions qui nous sembleraient, à nous, devoir être
plutôt source d’un sentiment de culpabilité. Une mortification qui peut être extrêmement vive et qui
n’est pas susceptible d’apaisement, comme c’est le cas pour le sentiment de culpabilité qui trouve
rémission dans la confession et l’expiation. Car un homme qui a péché peut toujours libérer sa
conscience en avouant sa faute. La confession est, chez nous, un procédé d’usage courant de thérapeu-
tique séculière, et qu’utilisent plusieurs groupes religieux qui n’ont, par ailleurs, rien en commun. Nous
savons qu’elle apporte soulagement. Or, là où la sanction majeure est la honte, un homme ne trouve
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aucun soulagement à rendre sa faute publique, ne serait-ce qu’à son confesseur. Au contraire, tant que

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sa mauvaise conduite « n’a pas fait le tour du pays », il n’a pas à s’en soucier, et la confession lui
apparaît seulement comme une manière de s’attirer des ennuis. Les cultures de la honte n’offrent donc
aucune possibilité de se confesser, même aux dieux. Et elles ne procèdent pas à des cérémonies
d’expiation ; bien plutôt invoquent-elles la Bonne Chance.
Les vraies cultures de la honte soumettent la bonne conduite à des sanctions externes, et non pas,
comme les vraies cultures de la culpabilité, à une prise de conscience intériorisée du péché. La honte est
une réaction aux critiques d’autrui. Un homme se couvre de honte, soit qu’il a été ridiculisé ou rejeté au
vu et au su de tous, soit qu’il s’imagine avoir été un tel objet de ridicule. Dans l’un et l’autre cas, la
sanction est parfaitement efficace. Mais elle exige un public, ou au moins le public imaginaire que se
donne le coupable. Il n’en va pas de même de la culpabilité. Dans une nation où l’honneur signifie vivre
conformément à l’image que l’on se fait de soi, l’homme ressent douloureusement sa culpabilité, quand
bien même personne n’est au courant de son forfait, et le coupable a même la ressource de soulager sa
conscience en confessant sa faute.
Les premiers puritains qui s’établirent aux États-Unis essayèrent d’asseoir l’ensemble de leur morale
sur le sentiment du péché, et tous les psychiatres savent quels démêlés les Américains d’aujourd’hui ont
avec leur conscience. Mais aux États-Unis, on constate que la honte devient un fardeau de plus en plus
onéreux, tandis que la culpabilité est vécue de manière beaucoup moins dramatique que dans les géné-
rations précédentes. Les Américains y voient un relâchement de la morale. Et cela est vrai pour une large
part, mais c’est qu’en matière de morale, nous ne chargeons pas la honte de faire le gros de la besogne :
nous n’attelons pas la vive mortification personnelle qui accompagne la honte à notre système fonda-
mental de moralité.
Les Japonais, eux, font cela même. Il y a honte (haji) à ne pas se conformer au code explicite de
bonne conduite, à ne pas parvenir à acquitter ses obligations, ou savoir parer à l’imprévu. La honte,
disent-ils, est la racine de toute vertu. Un homme qui y est sensible obéira à toutes les règles de la bonne
conduite. On traduit parfois « un homme qui connaît la honte » par « un homme vertueux » ou « un
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homme d’honneur ». La honte joue le même rôle prépondérant dans l’éthique japonaise qu’« une cons-
cience pure », le fait « d’être en règle avec Dieu » et de se garder du péché, dans l’éthique occidentale.
Ainsi, et cela est logique, l’individu n’encourt pas de punition dans la vie à venir. Les Japonais, – hormis
les prêtres versés dans les sutras indiens – sont absolument étrangers à l’idée d’une réincarnation fondée
sur les mérites que l’on a pu montrer ici-bas – et sinon pour quelques chrétiens convertis bien éduqués
dans leur nouvelle religion –, ils ne reconnaissent pas la notion de récompense ou de châtiment outre-
tombe, ni celle d’un paradis ou d’un enfer.
Cette primauté de la honte dans la vie japonaise implique, comme dans toute autre tribu ou nation
où la honte est fortement ressentie, que l’individu attache beaucoup d’importance au jugement que le
public portera sur ses actes. Peut-être ne fait-il qu’imaginer ce que sera leur verdict ; reste qu’il oriente
ses actes d’après le verdict d’autrui. Lorsque tout le monde joue le jeu selon les mêmes règles et se
soutient mutuellement, les Japonais peuvent se montrer insouciants et accommodants. Mais ils joueront
le jeu avec fanatisme, pour peu qu’ils pensent que la « mission » du Japon est en cause. Ils sont parti-
culièrement vulnérables lorsqu’ils tentent d’exporter leurs vertus dans les pays étrangers où leur code
formel de bonne conduite n’a pas cours. Ainsi leur mission de « bon vouloir » dans tout l’Extrême-
Orient fut-elle un échec, et l’irritation qu’éprouvent la plupart des Japonais envers l’altitude des Chinois
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et des Philippins à leur égard est-elle bien réelle (pp. 222-225).

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De cette perméabilité au regard d’autrui procède la motivation la plus profonde de la cohésion
sociale des Japonais, aussi bien que leur aptitude au progrès : au lieu de se clore sur lui-même, le
groupe assimile les modèles qu’il se donne pour référence. Du reste, la perméabilité de l’individu ou du
groupe japonais à son milieu de référence, source de son adaptabilité, est aussi son point faible : le sujet
(le moi ou le nous) s’efface parfois au point d’en perdre toute autonomie. Benedict n’a pas, elle-même,
creusé cette question, mais elle n’en a pas moins senti la profondeur virtuelle. L’une des plus longues
citations du livre est la suivante :

« Il importe de souligner, écrit Geoffroy Gorer, que [ce processus d’ostracisme] atteint ici un degré
rarement observé, sociologiquement parlant. Dans la plupart des sociétés où la fonction opératoire est
dévolue à la famille étendue ou à tel autre groupe fractionnel, le groupe bat généralement le rappel de
ses membres lorsqu’il s’agit de protéger l’un des siens en butte aux attaques et aux critiques d’étrangers.
Pourvu que l’on conserve l’approbation des siens, on peut affronter le reste du monde en comptant sur
leur soutien inconditionnel en cas d’attaque. Or, au Japon, il semble que l’inverse soit vrai ; on est assuré
de conserver le soutien de son propre groupe tant que l’approbation des groupes étrangers vous est
acquise ; mais pour peu que vous encouriez la désapprobation ou la critique des autres, les membres de
votre propre groupe se retourneront contre vous et feront office d’agent punitif, jusqu’à ce que – ou à
moins que – vous ne parveniez à forcer l’autre groupe à retirer ses critiques. Compte tenu de ce méca-
nisme, l’approbation du monde extérieur revêt, semble-t-il, une importance qui n’a d’égale dans aucune
autre société3 » (p. 274).

3. Gorer, Geoffrey, Japanese Character Structure, sous forme miméographiée. The Institute for International Studies,
1943, p. 27.
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Livre-montage
Ruth Benedict
Le Chrysanthème et le sabre

Bon nombre des thèmes de The Chrysanthemum and the Sword hantent la littérature nippologique
(nihonjin-ron), souvent sans que les auteurs en soient eux-mêmes conscients. On a pu, par exemple,
accuser Nakane Chie de n’avoir, dans son Tate shakai..., fait que broder autour de certaines idées de
Benedict. Reproche injustifié, car Benedict elle-même n’écrivait pas sur une page blanche : plusieurs
des thèmes en question étaient déjà dans l’air, et dans les bibliothèques du Japon, quand elle entreprit
sa recherche. Ce qui lui revient, c’est d’avoir construit un modèle cohérent et fortement typé – ce
qu’elle appelait elle-même un pattern of culture –, et d’avoir, la première, systématiquement placé le
Japon dans le cadre conceptuel de l’anthropologie culturelle. Cela rachète bien quelques contresens...
Du reste, chacun sait ce que valent les modèles.

Extraits traduits par Tina Jolas.


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