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Jean Baechler
2005/1 - no 25
pages 29 à 36
ISSN 1247-4819
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A
QUEL MALAISE, DANS QUELLE DÉMOCRATIE ?
Certitudes, incertitudes, ambivalences
DEMOCRATIC BLUES
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Les humeurs du temps présent sont sombres dans les milieux intellec-
tuels. Elles le sont presque toujours, car la fonction de l’intellectuel est de
dénoncer et de déplorer. L’euphorie n’est de mise qu’en de brèves occa-
sions d’exaltation collective. L’euphorie n’a, en règle générale, pas davan-
tage de justification que la dysphorie. On constate plutôt une disjonction
complète entre la réalité et la saveur des perceptions. La question de la
logique et de l’intelligibilité des perceptions et du caractère contingent de
leur rapport à la réalité serait un thème intéressant d’enquête. Alain Caillé
me procure l’occasion d’en tenter l’esquisse, en précisant la question et en
la faisant porter sur le point précis de savoir pourquoi, en ce début du
XXIe siècle, les milieux intellectuels ont une perception aussi noire et décou-
ragée de l’état et des perspectives de la démocratie. Une estimation froide
et prudente inclinerait plutôt à diagnostiquer un état des lieux normalement
insatisfaisant et des perspectives, sur une ou deux générations, raisonna-
blement encourageantes. L’estimation de l’état des lieux se fonde sur le
constat historique que les affaires humaines marchent toujours plus ou
moins mal – le philosophe avancerait que les disgrâces sont le coût de la
liberté –, mais que, de temps à autre, elles se mettent à aller anormalement
mal. Dans l’ordre politique, on peut soutenir que le XXe siècle a été le pire
de l’histoire de l’humanité et qu’il a fait surgir des dimensions jusqu’ici
inconnues et même insoupçonnées de la condition humaine. Nous avons
quitté ce siècle en 1991. Depuis lors, l’humanité retrouve peu à peu une
assise normale, c’est-à-dire chaotique et contrastée. Quant aux perspec-
tives, je soutiendrais volontiers, mais sans aller pour ce faire jusqu’au
martyre, que la planète, sortie d’un jeu dipolaire potentiellement mortel,
est soumise actuellement à un jeu hégémonique ingérable, chaotique, instable
mais non mortel, et promise avec une probabilité forte à un jeu oligopo-
laire, analogue dans sa logique au concert des nations européennes de jadis.
Le jeu n’est pas sans danger, mais il est gérable, il favorise la production
d’un droit des gens propice à la paix et il impose à chaque joueur des
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qui passe et sur sa tripartition originaire. Si beaucoup d’intellectuels sont
aujourd’hui pleins de désillusions, c’est parce que, avant aujourd’hui, il y
a eu hier, et qu’après il y aura demain. La perception peut être analysée
selon les trois dimensions du temps.
LE PASSÉ
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cialité au XIXe siècle et qu’elle a réussi à vendre ailleurs au XXe. Ce prurit
idéologique doit normalement infecter deux populations distinctes : les
intellectuels et les exclus, provisoires ou définitifs, des bénéfices espérés
du passage à la démocratie. Une fois émergée, consolidée et thématisée, la
révolutionite se trouve deux usages distincts selon le contexte. Elle peut
servir la bonne cause là où la démocratie n’a pas déjà triomphé. Là où elle
a gagné, elle se tourne contre elle, en se mettant en quête d’arguments idéo-
logiques prouvant que la démocratie actuelle est une tromperie et qu’il en
existe une définition plus authentique encore à conquérir. Les arguments
réalistes ne manquent pas pour étayer les arguments idéologiques, car les
démocraties réelles marchent normalement mal, comme tout ce qui est
humain. Mais prétendre aller au-delà de la démocratie dans un sens pro-
gressiste ou en sortir dans un sens réactionnaire, c’est viser et fonder, si on
réussit, une non-démocratie, mais d’une variante nouvelle : non plus une
hiérocratie tempérée mais une idéocratie, car seule l’idéologie a pu convaincre
qu’il était possible d’abolir les disgrâces humaines et que la révolution était
une apocalypse désirable. L’histoire du XXe siècle a enseigné que, en se lais-
sant aller à ces rêveries et à ces sottises, on aboutissait aux crimes les plus
atroces et aux catastrophes les plus inouïes.
Pour la première fois depuis le XVIe siècle, les intellectuels se retrou-
vent contraints de renoncer à la révolutionite et de prendre le monde comme
il est, c’est-à-dire imparfait et attristant. Pendant un lustre, entre 1990 et
1995 à peu près, tout le monde a joui de la divine surprise qui, comme il
se doit, s’est transformée en déception, car la réalité est décevante, mais
sans le recours en appel naïf à des lendemains enchantés. Les idéologies
antidémocratiques ont toujours recruté parmi les imbéciles et les brutes.
Les brutes sont probablement de tous les temps, qui attendent dans l’ombre
l’occasion de tuer. Les imbéciles sont, eux aussi, ubiquitaires, mais ils
sont également gradués. Tous les degrés de bêtise ne sont pas appropriés à
tous les contextes. Pour trouver des intellectuels qui, aujourd’hui et après
le XXe siècle, réussissent à se persuader par des arguments raisonnés qu’il
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LE PRÉSENT
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Pourquoi, après avoir tiré l’échelle, ne pas se convertir à la réalité et
prendre les démocraties comme elles sont, à la fois imparfaites et perfec-
tibles? Pourquoi, en d’autres termes, ne pas se reconvertir de la révolution
à la réforme, une conversion inscrite dans la logique même du mouvement
séculaire hors des anciens régimes? Il me semble que, à l’égard du pré-
sent, le pessimisme et les déplorations tombent victimes d’une perception
faussée par le court terme. Pour en saisir adéquatement la fausseté, il convient
de prendre une vue précise des dispositifs et des procédures démocratiques.
Le principe fondateur exclusif de la démocratie est l’enracinement de toute
relation de pouvoir dans ceux qui obéissent, et qui s’y résolvent, parce qu’ils
calculent que, en déléguant à des positions de pouvoir, à titre circonscrit,
temporaire et réversible, des individus présumés compétents, ils maximi-
sent leurs chances de voir réussir des entreprises collectives. Dont résulte
une conséquence majeure, à savoir que l’espace social est spontanément
distribué en trois espaces distincts. Un espace individuel et intime est celui
de l’individu en charge de et responsable de la gestion de sa vie et de son
existence. Un espace collectif est celui des individus amenés à conjuguer
leurs efforts pour atteindre des objectifs partagés, qu’ils soient économiques,
religieux, ludiques, cognitifs ou autres. Un espace commun est celui où
tous les individus et tous les groupes sont réunis pour atteindre en com-
mun les objectifs qui leur sont communs, à savoir la paix et la justice. On
peut convenir d’appeler « privé » les espaces individuel et collectif et
« public » l’espace commun.
Ce dispositif général peut recevoir les définitions institutionnelles les
plus variées. Quelles qu’elles soient, elles ne tarissent jamais plusieurs
sources de déplorations antidémocratiques, car elles sont inscrites dans les
procédures mêmes induites par le dispositif. J’en retiendrai trois, les plus
abondantes et les plus intarissables. La première dénonce le chaos démo-
cratique. Il est réel et trompeur, car il y a chaos et chaos, selon qu’il conduit
ou non vers un ordre. Le chaos est réel, car chaque espace doit exploser
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d’équilibre successives et le bien commun peut être atteint par essais, échecs
et tris. En termes plus savants, on avancera que la démocratie est « un chaos
à attracteurs ». Pour saisir le chaos, il suffit de regarder autour de soi au
jour le jour, ce qui est à la portée de tout un chacun. Pour repérer les attracteurs,
il faut tenir compte du temps, ce qui est plus difficile. Quelle pourrait être
l’unité de temps à considérer? Il n’y a pas de réponse assurée, mais la géné-
ration, soit vingt-cinq ans, paraît devoir être l’unité de compte. Au-dessous,
on ne perçoit que le chaos; au-dessus, des ordres émergents peuvent être
repérés.
Si la première source provoque des sanglots, la deuxième soulève des
hoquets. La seule définition d’un espace public et d’un espace privé est
l’occasion de corruptions par l’entremise d’un marché politique inévitable.
Or la démocratie repose sur la délégation de pouvoir et la distinction du
public et du privé. Donc les délégués politiques sont inévitablement cor-
rompus et la démocratie avec eux. Le syllogisme se démontre facilement.
Les intérêts particuliers et privés ont des espérances de gains contraintes
par leur concurrence et par les résultats atteints par celle-ci. Le seul moyen
d’échapper à ces contraintes est de tricher, mais la tricherie n’est payante
qu’à condition de devenir légale. Les acteurs privés ont donc intérêt à faire
le siège du public, afin d’obtenir de celui-ci des subventions, des exemp-
tions, des protections aux dépens d’autres acteurs privés. Or les délégués
aux positions de pouvoir dans le public, c’est-à-dire les politiciens, ont, de
leur côté, besoin d’appuis et de moyens pour se faire élire et réélire. Il se
crée ainsi un marché politique, où les groupes de pression les plus efficaces
s’entendent avec les politiciens les moins scrupuleux. Ces corruptions
sont réelles et inévitables. Le citoyen les regrette, s’il n’y contribue pas,
mais il se console par la considération que le marché politique pourrait
être un coût de la démocratie, sans compromettre par lui-même et encore
moins ruiner le bien commun. Des politiciens pourraient arriver au pou-
voir par les voies les plus douteuses et l’exercer au service des gens les plus
suspects, sans que cette corruption les prévienne absolument de s’occuper
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dent en rien, tant que la paix, la loi et le droit sont maintenus. En termes
positifs, ce théorème affirme la seule responsabilité des individus dans la
gestion de leur existence et des groupes dans la poursuite de leurs objec-
tifs. Considérons seulement le cas des individus. Le théorème signifie que
chacun est seul habilité à définir les termes de son bonheur, le seul res-
ponsable des moyens de le poursuivre et le seul bénéficiaire ou la seule vic-
time des résultats. Par une illusion apparemment irrésistible, chacun se
persuade facilement qu’une telle latitude laissée à l’individu doit norma-
lement le conduire à l’échec et au malheur. Chacun en est persuadé non pas
pour lui-même mais pour les autres, dont il est prêt à affirmer qu’ils auraient
bien besoin de guides et de conseillers vers le bonheur. La démocratie ne
nie pas que tel puisse être le cas pour quelques-uns, pour beaucoup, pour
la plupart, mais elle affirme qu’il revient aux individus d’en exprimer le
besoin et à l’espace privé de leur en procurer les secours. En aucun cas, le
public et le pouvoir politique n’ont à prendre en charge le bonheur des gens,
ils sont là uniquement pour s’efforcer de réunir les conditions communes
du bonheur de chacun. Or, la manie propre aux intellectuels et aux idéo-
logues est de prétendre faire le bonheur des gens sans leur demander leur
avis, ce qui ne peut se faire que par l’exercice d’un pouvoir politique coer-
citif, c’est-à-dire non démocratique. On comprend pourquoi les avancées
de la démocratie depuis quatre siècles, en les privant des occasions de témoi-
gner aux autres une sollicitude que personne ne réclame, les a persuadés
de la décadence imminente de la nation, de la civilisation et aujourd’hui
de l’humanité, privées de leur conduite éclairée et musclée.
LE FUTUR
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plus euphorique en 1989-1991 qu’elle ne l’est en 2001-2004. Les raisons
en sont évidentes, mais, quelles qu’elles soient, elles ne sauraient servir
d’indices sûrs pour estimer l’avenir de la démocratie dans le monde.
Avant de se livrer à des supputations, il faut encore éviter le second
piège tendu par l’avenir. Le futur s’étend entre l’instant qui vient et l’in-
fini. Autrement dit, un critère de terme est indispensable. Or le terme tem-
porel de la démocratisation, considérée dans le temps nécessaire pour réunir
les conditions de sa possibilité, pourrait être très long. On peut considérer
qu’en Europe, la préparation des conditions qui ont permis qu’éclatassent
les révolutions placées entre la logique hiérocratique et la logique démo-
cratique, a duré un millénaire. La Suisse a mis cinq cent cinquante ans pour
trouver son assise provisoirement définitive, et l’Allemagne a exigé à peu
près le même délai, entre la sortie de la féodalité au début du XVe siècle et
1989 ! Rien ne permet d’affirmer que la Russie, la Chine, l’Asie anté-
rieure, l’Afrique…, ne réclameront pas des délais aussi longs, même si on
fait valoir quelques arguments forts en faveur d’une accélération marquée
de l’histoire. Mais, quelle que soit son intensité supposée, il est certain qu’il
était tout à fait déraisonnable de se laisser convaincre, en 1991, que la
Russie avait abordé le rivage de la démocratie, que l’Afrique subsaharienne
en touchait le seuil, que le monde arabe allait incessamment s’extraire de
sa faillite politique séculaire et que la Chine était sur le point, après 1989,
de se convertir à un régime politique dont elle n’a jamais eu la plus petite
idée au long d’une histoire politique millénaire.
cherche pas, il croit savoir, soit qu’il s’exprime hors de son champ de
compétence soit que, ayant négligé de se doter d’une compétence quel-
conque, il s’estime compétent en tout. Le citoyen ne cherche pas non plus,
car ce n’est pas son métier et il a autre chose à faire. Il peut se laisser per-
suader par les médias et les guides d’opinion que tout va de mal en pis,
mais la persuasion reste superficielle et sans conséquences, car les préoc-
cupations des gens s’attachent à leur sphère étroite d’activité, sur laquelle
ils ont des vues très réalistes. Les intellectuels ont le monde et l’humanité,
passés, présents et futurs, comme sphère d’activité. Leurs vues sont forcé-
ment irréelles car mal informées. Ainsi pourraient s’expliquer les percep-
tions systématiquement noires et négatives de toute la gent intellectuelle
depuis à peu près quatre siècles, une inclination de plus en plus marquée
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de siècle en siècle, jusqu’à culminer peut-être aujourd’hui. Les perceptions
sont restées sans conséquence notable ni sur le cours des affaires humaines
ni sur la recherche, une insignifiance croissant avec les succès de la démo-
cratisation. On pourrait peut-être plaider que, aujourd’hui et en Occident,
la démocratie est si bien installée que l’insignifiance historique et cogni-
tive des intellectuels pourrait bien annoncer leur disqualification voire leur
disparition. En France tout particulièrement, il serait temps d’installer au
musée des Arts et Traditions populaires une vitrine consacrée à Homo
intellectualis gallicus!