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LES PARADOXES DU CONSOMMATEUR POSTMODERNE

Alain Decrop

De Boeck Supérieur | Reflets et perspectives de la vie économique

2008/2 - Tome XLVII


pages 85 à 93

ISSN 0034-2971
ISBN 9782804157654

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-reflets-et-perspectives-de-la-vie-economique-2008-2-page-85.htm
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Pour citer cet article :
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Decrop Alain,« Les paradoxes du consommateur postmoderne »,
Reflets et perspectives de la vie économique, 2008/2 Tome XLVII, p. 85-93. DOI : 10.3917/rpve.472.0085
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Les paradoxes du consommateur
postmoderne
Alain Decrop 1

Abstract – This paper takes place within the societal shift from modernism to post-
modernism and presents major consumption trends of the last two decennia. Those
trends lead to a series of paradoxes that are interpreted in the light of postmodernist
theories. The paper shows how consumption phenomena develop around those par-
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adoxes and how marketing and firms benefit from them by offering a broad range of

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products and activities to contemporary consumers.
Keywords – consumer behaviour, Postmodernism, hyperreality, eclecticism.

Le consommateur actuel cause bien des soucis à l’économiste, au responsable


marketing ou au brand manager. Loin de prendre des décisions « rationnelles » et
de se comporter de manière prévisible, il échappe de plus en plus aux modèles et
aux segmentations classiques. La transition de l’époque industrielle à l’ère des
services et de l’information laisse des traces indélébiles sur ses comportements,
ses valeurs et ses styles de vie. Certains sociologues d’invoquer l’avènement
d’une ère de fragmentation dans laquelle le consommateur exprime des préfé-
rences, prend des décisions et agit comme un client choisit ses plats au restaurant
dans un menu du jour en fonction de ses humeurs et de ses envies soudaines ou
selon la mode du moment. Les deux dernières décennies ont marqué l’avènement
d’un consommateur caméléon, omnivore et insatiable. Reprenant les termes de
l’Observateur Cetelem, Sansaloni (2006) utilise l’analogie de l’arlequin qui est
« malin et avisé, bon vivant, indépendant » et qui « s’avance masqué pour cacher
son jeu et refuser une autorité imposée » (p. 149). D’abord déroutés par ces nou-
veaux patterns de la consommation postmoderne, les entreprises et les marke-
teurs ont pu trouver une parade grâce aux progrès fulgurants des technologies qui
les ont amenés à desservir des segments de plus en plus ténus et à customiser
leurs produits et services en fonction des goûts et des attentes individuels.
Cet article s’inscrit dans le contexte de ce glissement de la modernité à la
postmodernité. Il traite des tendances de consommation de ces deux dernières

1 Louvain School of Management et FUNDP (Université de Namur).

Reflets et Perspectives, XLVII, 2008/2 — 85


ALAIN DECROP

décennies qui, mises à la lumière de la postmodernité, conduisent à toute une


série de paradoxes. L’article montre comment le marketing de plusieurs sociétés
se nourrit de ces contraires et comment toute une série de produits et de phéno-
mènes de consommation contemporains se sont développés autour de ces para-
doxes. Notre contribution se déclinera en trois temps. Nous resituerons d’abord le
contexte de postmodernité dans lequel se produisent ces paradoxes de consom-
mation ; ensuite, nous décrirons toute une série de contraires avant de les analyser
à la lumière des écrits de plusieurs auteurs, sociologues, anthropologues et cher-
cheurs en comportement du consommateur.

1 POSTMODERNITÉ ET CONSOMMATION
La postmodernité fait référence à un changement structurel de l’individu et de la
société lié à la fin de l’époque industrielle qui avait créé la modernité et à l’avène-
ment de l’ère de l’information que nous connaissons aujourd’hui. D’après des so-
ciologues comme Baudrillard (1970), Lyotard (1979) ou Maffesoli (1988), l’individu
postmoderne serait né de l’effritement progressif des structures institutionnelles,
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sociales et spirituelles au sein de la société et d’une volonté de libération des
dogmes, normes et valeurs traditionnelles. Le tout sur fond de crise socio-écono-
mique dans les années 1970 et 1980 qui a créé un désenchantement chez de
nombreuses personnes. D’après Hetzel (2002), « la conception postmoderne de
la société est en rupture idéologique avec les valeurs modernes de progrès, d’évo-
lution vers un monde meilleur ou d’utopies collectives. Elle se caractérise par une
absence de pensée unique qui permettrait de percevoir une vérité globalisante »
(p. 16). Autrement dit, le relativisme prévaut dans les jugements, les valeurs et les
comportements : l’individu postmoderne se libère de tout et de tous ; il se suffit à
lui-même, fixe ses propres normes et ne se sent plus responsable face à la société
et ses groupes d’appartenance classiques (famille, école, paroisse, etc.). Dans ce
contexte postmoderne, les phénomènes de mode s’amplifient et s’appliquent à
tous les secteurs où la possession matérielle conduit les individus à exprimer leur
identité au travers de ce qu’ils ont, utilisent ou consomment (Hetzel, 2002). C’est
ce qui a amené des auteurs comme Holbrook, Hirschman, Belk, Sherry, Firat et
Venkatesh à « importer » le paradigme postmoderne en marketing et comporte-
ment du consommateur.
Firat et Venkatesh (1993) énumèrent cinq conditions de la consommation post-
moderne : l’hyperréalité, la fragmentation, la réversibilité de la consommation et de la
production, le décentrage du sujet et la juxtaposition des contraires. Première con-
dition, l’environnement hyper-réel dans lequel le consommateur est aujourd’hui
immergé permet « de transformer en réalité ce qui n’était au départ que simulation »
(Firat et Vankatesh, 1993, p. 375). Il s’agit de représenter une réalité différente de
la réalité objective, menant à la confusion du « vrai » et du « faux », du « bien » et du
« mal », du « sacré » et du « profane » (Perry, 1998). Baudrillard va jusqu’à sou-
tenir qu’aujourd’hui la réalité aurait disparu et que « tout ne serait qu’image, illu-
sion et simulation » (cité dans Aubert, 2005, p. 207). À côté de l’hyperréalité, la
fragmentation de la consommation est une autre caractéristique majeure de la
postmodernité. Elle est liée à la pluralité des réalités que peuvent sous-tendre un

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même produit ou une même activité : « les consommateurs vivent les situations
comme si chacune d’elles devait véhiculer une image différente d’eux-mêmes,
nécessitant à chaque fois des produits spécifiques » (Firat et Vankatesh, 1993,
p. 376). L’individu postmoderne est encouragé à changer d’image en perma-
nence et doit donc sans cesse s’adapter à de nouveaux rôles. Troisième condi-
tion, la réversibilité de la consommation et de la production remet en cause la
vision traditionnelle qui veut que la production soit création de valeur alors que la
consommation en assure la destruction. Pour Baudrillard (1970), la valeur trouve
son origine dans le sens donné au produit et non pas dans l’échange en tant que
tel. En ce sens, le consommateur est producteur de toute expérience de consom-
mation et son identité est conditionnée par les produits qu’il utilise, pour autant que
ces derniers aient une signification particulière à ses yeux. Avec le décentrage du
sujet, le postmodernisme met en avant la confusion entre sujet et objet de la con-
sommation et pose la question du contrôle de leur relation. Enfin, la consommation
postmoderne permet la juxtaposition des contraires en ce sens qu’elle permet la
coexistence d’éléments autrefois considérés comme antithétiques sans privilégier
un point de vue par rapport à l’autre. C’est de ces contraires ou paradoxes dont
nous allons maintenant traiter.
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2 QUELQUES PARADOXES POSTMODERNES

Il serait difficile dans l’espace d’une contribution de dix pages de présenter tous les
paradoxes auxquels sont confrontés un grand nombre de consommateurs ac-
tuels. Nous allons donc nous contenter d’en décortiquer quelques-uns. Nous
montrons comment le marketing tire profit de ces paradoxes en offrant au con-
sommateur des solutions qui lui permettent de concilier l’eau et le feu et de lui
éviter ainsi des tensions schizophréniques.

2.1 Seul et ensemble

D’une certaine manière, l’ère de l’information dans laquelle nous sommes entrés
démultiplie les possibilités de contact entre personnes ; paradoxalement, elle con-
duit aussi à de plus en plus d’isolement. D’une part, les ordinateurs, le téléphone
mobile et la télévision interactive nous permettent d’être en permanence en con-
tact avec nos proches aux quatre coins du monde. D’autre part, ces mêmes tech-
nologies amènent une déshumanisation des relations humaines. De plus en plus
de personnes travaillent à la maison, effectuent toutes leurs opérations commer-
ciales et financières sur Internet, et en viennent parfois même à poursuivre des
existences virtuelles et des styles de vie cyberspatiaux (cf. infra). Nous vivons
aujourd’hui dans un monde plus individualiste et égologique (Sansaloni, 2006) qui
pousse bon nombre de nos contemporains à se replier sur eux-mêmes, à dé-
fendre le « moi d’abord » et à revendiquer leur droit à une customisation à outrance.
Par ailleurs, l’effritement des structures sociales traditionnelles (famille, paroisse,
quartier, etc.) conduit l’individu à se retrouver souvent seul. Ainsi on n’a jamais

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compté autant de célibataires ou de personnes isolées qu’aujourd’hui : près de


35 % en Belgique ! Cette solitude est en partie choisie, en partie subie. Elle donne
également lieu à une volonté de compensation, à un désir de retrouver ailleurs le
lien perdu. Cette volonté se matérialise par un retour à la vie associative et au bé-
névolat et par des mouvements citoyens qui défendent des valeurs telles que
l’écologie, le développement durable ou le commerce équitable. On assiste par
ailleurs à l’apparition d’innombrables « tribus » de consommateurs (Cova, 1995 ;
Maffesoli, 1988), virtuelles ou réelles, liées à des intérêts partagés ou des passions
communes pour des activités (les jeux de rôle, la chasse, etc.) ou des marques
particulières (Apple, Playstation, Ferrari, etc.). Cette volonté de reconstituer des
appartenances et du lien social tout en gardant ses sphères de liberté se reflète
également dans des phénomènes comme le « speed dating » 2, les « flash mobs » 3
ou le « couch surfing » 4. L’engouement pour les réseaux sociaux virtuels (MySpace,
LinkedIn, Facebook, etc.) constitue une autre expression de ce « seul mais en-
semble » ou de ce « moi d’abord, mais pas seul » que Sansaloni (2006) qualifie de
« tension quasi permanente entre ce qui nous pousse à aller vers les autres, à vou-
loir agir avec eux et la peur de se dissoudre dans l’autre, d’être absorbé, manipulé
ou emprisonné dans et par les autres » (p. 148).
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2.2 Masculin et féminin

Dans nos sociétés contemporaines, les différences entre valeurs traditionnellement


qualifiées de « masculines » (courage, puissance, ambition, etc.) ou de « fémi-
nines » (paix, douceur, harmonie, etc.) tendent elles aussi à s’estomper et à se
fondre. On assiste à une redistribution progressive des rôles traditionnels voués
aux hommes et aux femmes. Suite à l’émancipation féminine croissante depuis la
fin des années 1960, de plus en plus de femmes travaillent et décrochent des
diplômes souvent plus élevés que leurs collègues masculins. L’individu postmo-
derne est donc amené à s’approprier des rôles de l’autre sexe : madame travaille
tandis que monsieur pouponne, monsieur fait la vaisselle alors que madame tond
la pelouse... Les femmes en viennent donc à s’approprier des traits et des images
propres à la gent masculine (par exemple, rouler en quatre fois quatre pour affirmer
son pouvoir) et inversement, les hommes se féminisent.
Le marketing n’a pas attendu pour profiter de cette évolution et considérer le
consommateur comme homme et femme à la fois. La mode de l’androgyne, du
« métrosexuel » 5 prend de l’ampleur. La mode et la publicité sont les vitrines les
plus visibles de cette évolution. C’est ainsi qu’une mode asexuée s’est progressive-

2. Système de rencontre formalisé dont l’objectif est d’offrir la possibilité à des individus de rencontrer
rapidement un grand nombre de nouvelles personnes.
3. Un groupe de personnes se rassemblent soudainement dans un lieu public, réalise une action in-
habituelle pendant une période assez courte et ensuite se dispersent rapidement.
4. Au gré de ses envies et pérégrinations, le voyageur prend contact par Internet avec des personnes
qui acceptent de lui « prêter » leur canapé (d’où le terme de « couch surfing ») ou un bout de terrain
pour planter sa tente, dans le but d’enrichir leur cercle de connaissances ou simplement d’être
reçues à leur tour un peu plus tard…

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LES PARADOXES DU CONSOMMATEUR POSTMODERNE

ment imposée sous l’impulsion de grands couturiers comme Jean-Paul Gaultier


(collection Le mâle), que des gammes de bijoux et de lingerie pour hommes se
sont développées et que le marché des cosmétiques pour hommes explose (en
Belgique, plus de 25 % en 5 ans). La publicité média regorge également de mes-
sages et d’images s’inspirant très largement de ce nouveau mâle « métrosexuel »,
en témoignent par exemple les spots pour le parfum Black XS de Paco Rabane,
diffusées notamment avant et après chaque épisode de Prison Break.

2.3 Nomade et sédentaire


Le nomadisme est une autre tendance majeure de la dernière décennie à laquelle
le sociologue Maffesoli (2006) a consacré son dernier ouvrage. La postmodernité
conduit en effet à libérer l’individu de ses attaches traditionnelles et à multiplier ses
points d’ancrage. Ce qui conduit à ce paradoxe : le consommateur postmoderne
cherche à la fois à bouger et à rester, à être ailleurs mais comme chez lui, à tou-
jours être en mouvement mais en même temps à être rassuré. Ainsi, une des pre-
mières choses que le vacancier fait souvent une fois arrivé sur son lieu de
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villégiature, c’est d’essayer de retrouver le confort de son domicile et les habitudes
de sa vie quotidienne (comme consulter ses e-mails, lire Le Soir le matin ou res-
tructurer sa journée en fonction des activités des enfants). D’une part, le vacancier
veut rompre avec son environnement spatial et temporel habituel ; de l’autre, il y
replonge rapidement...
Les nouvelles technologies contribuent évidemment très largement à solu-
tionner cet apparent dilemme : le sans-fil permet d’être connecté en permanence,
la web-cam permet de se voir où qu’on soit dans le monde ; il existe même
aujourd’hui des sacs à dos avec un panneau solaire qui permet de recharger son
GSM ou son lecteur MP3 en plein milieu du désert... (www.solariflex.com). Et que
dire de ces hôtels nomades qui, par exemple au Maroc (Voyageur du Monde),
donnent au touriste l’occasion de vivre dans le désert à la manière nomade, de se
réveiller dans des dunes de sable chaud et de contempler les sommets enneigés
de l’Atlas tout en savourant un confort et un raffinement dignes d’un hôtel trois
étoiles. Le nomadisme a également suscité la mode des mini-portions (fromages,
cafés, conserves, poudres à lessiver, etc.) que l’on peut transporter et déguster
partout, la multiplication des poches dans la mode vestimentaire et des bagages
(le sac phare de la collection Jil Sander en compte jusqu’à 26 !) et la vague du
« tout en un » transportable (ordinateurs de poche, imprimantes, smart phones…).
Enfin, le nomadisme est souvent lié à une culture de l’éphémère comme nous
allons le présenter ci-dessous.

5. Contraction de « metropolitan » et de « sexual », ce vocable désigne un homme hétérosexuel mais


qui fait preuve d’un style de vie, d’habitudes de consommation et d’un souci de l’apparence per-
sonnelle proches de ceux qui sont considérés comme typiques d’un homosexuel urbain branché
(Oxford Dictionary).

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2.4 Kairos et kronos

Ce paradoxe concerne la difficile articulation de notre vie avec le temps et s’inspire


directement de la distinction proposée par Sansaloni (2006) dans son ouvrage ré-
cent sur le « non-consommateur ». Kairos fait allusion au temps juste de « l’instant
transformé en action » tandis que Kronos renvoie au « temps mesurable et s’écou-
lant linéairement » (p. 157). Cette distinction est en partie liée au paradoxe no-
made-sédentaire dans le sens où la vie nomade impose une gestion stricte du
temps, liée à une culture de l’éphémère, alors que la sédentarité permet des réac-
tions plus lentes, de se laisser vivre.
Du côté de Kairos, on constate l’engouement de nos contemporains pour les
« slows » (« slow tech », « slow food »), les attitudes « zen », ou le fait soi-même.
C’est ainsi que les marchés du bricolage, du kit/DIY 6 et des loisirs créatifs 7 ont
explosé ces dernières années. Sansaloni (2006) cite plusieurs raisons à cet engoue-
ment : retrouver un savoir-faire perdu avec la sédentarisation et la dématérialisa-
tion de la vie quotidienne, s’exprimer et se démarquer des autres, une volonté de
contrôle et de traçabilité, se valoriser aux yeux de proches, affirmer sa conscience
citoyenne (développement durable…). Luttant pour l’utilisation de produits de qua-
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lité et le respect des traditions culinaires, par opposition à la culture « fast food » et
à la standardisation des goûts, le « slow food » cherche à « combiner le plaisir avec
un profond sens des responsabilités à l’égard de l’environnement et du monde de
production agricole » (p. 159).
Du côté de Kronos, on constate que le consommateur postmoderne est de
plus en plus assoiffé du « tout, tout de suite » : gérer son temps de manière effi-
cace, gagner du temps sur le temps, tout réussir simultanément, etc. C’est ainsi
que l’utilisation polychronique du temps a donné naissance à plusieurs produits ou
concepts qui permettent de combiner plusieurs activités simultanément : GSM
avec kit mains libres, cabines de douche avec chromothérapie et radio intégrées,
repas préparés, etc. (cf. aussi le « tout en un » décrit ci-dessus). Cette pression du
temps a également plongé le consommateur actuel dans une culture de l’événe-
ment et de l’éphémère. Par exemple, alors que les collections permanentes de
nombreux musées sont désertées, ces mêmes musées doivent refuser du monde
pour leurs expositions temporaires. Dans les entreprises, les journées portes
ouvertes et autres « happenings » se multiplient, tandis que des magasins ouvrent
l’espace d’un été ou d’un événement. Ces « pop-up stores » naissent souvent
sans grand effet d’annonce, attirent rapidement un public nombreux grâce au
« buzz » ou bouche à oreilles, puis disparaissent ou se transforment.

2.5 Réel et virtuel

La dualité entre réel et virtuel est en train de s’estomper sous les coups de boutoir
des avancées technologiques. Le marché des consoles et des jeux vidéos explose

6. Do-it-yourself.
7. Selon CréaPLUS, près de 52 % de Français seraient pratiquants, avec un budget annuel de près
de 500 euros.

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LES PARADOXES DU CONSOMMATEUR POSTMODERNE

depuis plusieurs années ; ces derniers sont de plus en plus « réalistes » et com-
portent parfois un appareillage virtuel, à l’instar de la Wii de Nintendo. Les jeux de
rôle connaissent un engouement sans précédent tandis que les développements
de la cybernétique et de l’intelligence artificielle rendent la frontière entre orga-
nismes et machines de plus en plus ténue. La tension entre réel et virtuel est éga-
lement de plus en plus présente dans les relations humaines : les rencontres
virtuelles se multiplient sur des plates-formes comme Meetic et des univers de
simulation complets se développent à l’exemple de Second Life. Ces univers vir-
tuels permettent un dédoublement de personnalité : jouer à être quelqu’un d’autre
ailleurs.
Tous ces exemples liés au paradoxe réel-virtuel nous renvoient au concept
d’hyperréalité propre aux chercheurs postmodernes (voir notamment Baudrillard,
1968 ; Firat et Venkatesh, 1993, 1995). L’hyperréalité caractérise l’incapacité de la
conscience humaine à distinguer le réel du fantasme, le vrai du faux dans un con-
texte de consommation dominé par les technologies. L’état d’hyperréalité résulte
de ce que la conscience va qualifier de « réel » dans un monde où une multitude de
médias sont à même de façonner ou de transformer radicalement un message, un
événement ou une expérience initiale. En quelque sorte, on pourrait qualifier
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l’hyperréalité de « réalité par procuration ». Dans un tel contexte, Baudrillard sug-
gère que le consommateur va chercher à satisfaire ses besoins et à s’accomplir à
travers la simulation et l’imitation d’un simulacre éphémère de la réalité, plutôt qu’à
travers des interactions avec la « vraie » réalité. Cette réalité par procuration trouve
sa quintessence dans des lieux hyperréels par excellence comme le casino, le parc
d’attractions, le shopping mall, Las Vegas (voir à cet égard, Badot, 2006), ou le
club de vacances que Boorstin (1964) qualifiait déjà dans les années 1960 de
« bulle environnementale ».

2.6 Ancien et nouveau

Le consommateur postmoderne poursuit une double quête d’ancien et de nou-


veau. Il est à la recherche d’un passé qu’il assimile souvent à un paradis perdu
dont il essaye de retrouver des parcelles par l’achat de certains produits et l’expé-
rience de certaines activités. Mais paradoxalement, il exige que cet « ancien » soit
technologiquement « up-to-date » et aussi performant que le neuf. La nostalgie
ne suffit donc pas pour assurer le succès ou relancer une marque. Un produit
doit aussi être ancré dans son époque. Ce paradoxe a conduit à l’émergence de
la « newstalgia » ou la mode qui consiste à faire du neuf avec de l’ancien. La
« newstalgia » est souvent associée au « vintage » qui consiste à ressortir périodi-
quement des vieux modèles ou des anciennes versions du produit, et au « rétro-
marketing » qui consiste à faire revivre ou renaître des objets et marques du passé
proche qui ont toujours une certaine valeur aux yeux du consommateur et savent
s’exposer aux goûts du jour.
Ce phénomène de « newstalgia » touche particulièrement le domaine des
biens durables comme les voitures (Chrysler PT Cruiser, new Beetle, new Mini,
etc.), les appareils hifi (Tivoli) ou la décoration d’intérieur. Ainsi, par exemple, la

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ALAIN DECROP

société Hulger produit des cornets de téléphone « classiques » que l’on peut con-
necter via une entrée USB ou un autre type d’adaptateur à son GSM ou son ordi-
nateur. Plus récemment encore, Levis lançait sa dernière collection de peintures
Ambiance selon le concept même de « newstalgia », révélant une approche origi-
nale des couleurs et des nuances qui puise dans une collection de souvenirs
d’enfance. La « newstalgia » fait également un tabac dans le domaine de la culture,
en témoignent les meilleures ventes pour des inédits du Petit Nicolas, les entrées
les plus nombreuses pour Amélie Poulain ou Les Choristes, sans parler du revival
de chanteurs de variété et de groupes pop/rock, labellisés « vintage » comme The
Police, les Eagles ou Led Zeppelin. Les marques sont elles aussi plus que jamais à
la recherche des souvenirs d’enfance de leurs segments cibles. Des cafés Grand-
Mère aux confitures Bonne Maman, des muscles de Mr Propre au sourire enfantin
des cassonades Graeffe, tout est fait pour renvoyer le consommateur à une
époque où « la consommation était une fête », comme le souligne le publicitaire
français Jacques Séguéla (cité par Joulin et van der Ende, 2005).

3 DISCUSSION ET CONCLUSION
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Les différents paradoxes que nous avons mis en lumière ci-dessus peuvent être
expliqués par plusieurs valeurs et paradigmes dominants liés à la postmodernité :
l’hédonisme, l’hyperréalité, le tribalisme et le nomadisme. Mais sans doute plus
que toute autre, la notion d’éclectisme est essentielle pour apprécier les para-
doxes de la consommation postmoderne. Le consommateur postmoderne est
omnivore et insatiable ; d’autres le qualifient de bricoleur : « il mélange styles et élé-
ments de manière à montrer qu’il n’est pas exclusif. C’est son espace d’expres-
sion, de liberté, où il peut affirmer son existence, sa différence, son authenticité, et
c’est aussi ce qui va le rendre intéressant aux yeux des autres» (Hetzel, 2002,
p. 21). L’analogie avec le bricoleur prend tout son sens lorsqu’on considère que le
consommateur se sert des produits et des marques comme « boîte à outils » pour
prolonger matériellement sa personnalité individuelle, ce qui renvoie au concept de
soi étendu de Belk (1988). Nous vivons dans un monde où tout et son contraire de-
viennent possibles, où tous les goûts, toutes les valeurs, tous les styles ont droit à
l’existence. On peut bien sûr s’insurger contre ce relativisme ambiant mais il n’est
finalement que la conséquence de l’évolution des structures de la société : la con-
sommation change parce que le champ social change. Par ailleurs, on peut se ré-
jouir de ce que les paradoxes évoqués ci-dessus témoignent d’une reprise en
mains du consommateur : il ne se laisse plus prédire ou classer aussi facilement
qu’avant, il ne se laisse plus réduire à une simple fonction d’utilité ou à un vulgaire
« homo oeconomicus ». De nombreux psychologues, sociologues et anthropolo-
gues soulignent la place croissante des aspects hédonistes (importance de l’affectif,
des sensations et de l’imaginaire) et symboliques (valeurs, normes, rituels, re-
cherche de sens dans les comportements) comme moteurs de ses pensées et de
ses actions.
Le consommateur apparaît également comme de plus en plus actif. Certains
de parler de co-création de valeur, d’autres d’entrée en résistance du consomma-
teur : « rendu méfiant vis-à-vis du progrès économique et technique, confronté à

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LES PARADOXES DU CONSOMMATEUR POSTMODERNE

une mondialisation qui l’a fragilisé autant qu’il l’a enrichi d’un savoir aux mille et une
facettes, le consommateur, devenu consomm’acteur, s’est fait non-consomma-
teur, c’est-à-dire un consommateur qui veut consommer mais qui peut dire non !
parce qu’il a choisi de consommer autrement » (Sansaloni, p. 15). Confronté à
l’incertain, à l’abondance et au complexe, le consommateur devient coproducteur
de son mode de vie et de sa consommation pour y retrouver des repères qu’il sait
instables ailleurs. À bien des égards, on peut parler de l’avènement d’une
« génération participation » (Maillet, 2006). C’est cette génération qui a donné
naissance au Web 2.0 et qui fait le succès de sites comme Wikipédia, eBay ou
YouTube. Aujourd’hui, le consommateur ne subit plus le contenu de la toile mais y
participe activement : il le fabrique, l’enrichit, le partage et le peaufine.

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