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Alexandre Pierrepont
51), p. 201-207.
DOI 10.3917/mult.051.0201
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Anthony Braxton s’est fixé trois objectifs Il lui fallait inventer un système géné-
au cours de ces quatre dernières décennies : rant des possibilités « à l’infini », « un système
« 1) Établir une musique et un système musi- d’agencement, d’idées, de transpositions 2 », dans
cal en faveur d’un fonctionnalisme étendu ; lequel se combineraient les « dynamiques struc-
2) Établir une base philosophique qui respecte turales du continuum post-Webern », représen-
et clarifie la perspective mondialiste ; 3) Bâtir tées par des compositeurs comme John Cage
un environnement mythologique [et fabuleux] ou Karlheinz Stockhausen, et les « dynamiques
pour imager ces informations1 ». improvisatrices du continuum post-Ayler »,
Tout a commencé par un concert en solo, en représentées par quelqu’un comme le saxo-
1967 à Chicago, dans le cadre des séries de l’As- phoniste Roscoe Mitchell, parmi ses proches
sociation for the Advancement of Creative Musi- de l’AACM. Improvisation libre qui porte
cians dont fait partie Anthony Braxton – événe- à son plus haut degré d’intensité l’affirma-
ment que celui-ci présente volontiers comme tion et l’expression de soi dans la tradition
son premier et dernier concert de musique afro-américaine ; improvisations néanmoins
entièrement improvisée. Après quelques architecturées, à la John Coltrane (dont les
minutes, le saxophoniste eut la désagréable structures harmoniques fascinaient le jeune
impression qu’il n’allait pas tarder à se répéter Braxton), ou à la Cecil Taylor avec son Unit.
et, pris d’un sentiment panique, décida de ne Sans oublier les éléments d’un lyrisme « post-
plus jamais se laisser piéger de la sorte. cool » (les saxophonistes Warne Marsh, Lee
Konitz, Paul Desmond) et une malicieuse pré-
1 Composition Notes, Synthesis Music, 1988, livre A, p. I.
Une version longue de cet article est disponible sur Mul-
titudes Web. 2 Jazzman, no 102, mai 2004, p. 18.
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dilection pour la musique alors « populaire » ou modernes, comme celles des transports en
(de Frankie Lymon à Frank Sinatra, en passant commun. Chacune a recours à trois structures
par Little Richard). Ce système, rejetant la pen- principales : les « logiques stables » (« stable logic
sée binaire et les dichotomies (l’improvisation structures ») ou « stabilité compositionnelle »,
contre la composition, la musique populaire soit les stratégies développées via la notation
contre la musique savante, l’Afrique contre l’Eu- musicale (mais toujours tri-centrique) ; les
rope, etc.3), est un système ternaire de philoso- « logiques mutables » (« mutable logic struc-
phie vibratoire, ou système « Tri-Metric », pour tures ») ou « mutabilité improvisationnelle »,
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les contours de la musique, toujours habité joueurs vers des directions qu’ils n’auraient
du rectangle, mais cette fois-ci noyauté par le peut-être pas prises sinon. Anthony Braxton
cercle. « Transposition en musique rituelle, en ne rêvant que de combiner les dynamiques de
modèles symboliques. Les modèles que je cherche la construction et de l’invention, de la concep-
à approcher sont tri-dimensionnels et ils ont tion et de la participation, de la subjectivité et
toujours une dimension poétique : ils génèrent de l’intersubjectivité. Comme l’écrit Christian
leurs propres définitions structurelles, leurs Tarting, la [dynamique] « combinatoire » et le
propres règles du jeu, leurs propres concepts. Une « générativisme » de Braxton seraient « la mise
mise en forme de l’imagination 6. » en acte d’un système philosophique pour qui le
lien du musicien à l’orchestre métonymise, en
quelque sorte, les relations de l’individu à la
L’étape architecturale société, conditionnant son éveil sociopolitique,
Dans les solos qui suivirent celui de 1967 (et son développement spirituel ».
dans sa pratique personnelle), Anthony Brax-
ton commença par établir une syntaxe de
douze « language types », en retenant certaines L’étape philosophique
caractéristiques instrumentales ou techniques Au gré de ses différents quartettes, Braxton
plus ou moins usitées. La plupart de ses pre- a peu à peu mis au point les logiques stables,
mières compositions, plutôt que de se fon- mutables et synthétiques, les multiples logiques
der sur une mélodie, une série d’accords ou structurantes de son système. Les « logiques
un tempo, investirent un ou plusieurs de ces stables » concernant les passages écrits et quasi
types langagiers comme autant d’aires de jeu, intangibles ; les « logiques mutables » concer-
ou comme des problèmes logiques. Les séries nant les passages partiellement déterminés ou
« Kelvin », « Colbolt » et « Kaufman » utilisèrent indéterminés, au cours desquels chaque musi-
par exemple les types nécessaires à l’explora- cien peut faire intervenir les timbres, tonalités
tion des notions de répétition et d’intensifica- et rythmes de son choix ; les « logiques syn-
tion. Ces types langagiers s’adaptent à l’inte- thétiques » concernant les passages improvi-
sés ensemble ou séparément, selon certaines
6 Jazzman, no 102, mai 2004, p. 18. directives liées aux types langagiers ou à des
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ser et Gerry Hemingway, tout était fait pour opératique » Trillium R accentua encore cette
encourager l’exploration créative, individuelle « tendance », étant fait de trente-six actes auto-
et collective, du matériau disponible, et de nomes desquels résultent douze opéras pos-
toutes les manières possibles : « Multiple Logics sibles de trois actes… La logique associative
Strategies » ou « Multi-Structural Logics ». ou poétique, la pensée analogique, dont toute
Anthony Braxton entreprit ensuite de déve- l’œuvre braxtonien est l’expression, y défie une
lopper les « connexions structurales » à l’inté- fois de plus la conception linéaire de l’histoire
rieur et à l’extérieur de son système. D’une part, et le principe d’identité.
les douze types langagiers, les motifs mélodico- D’autant que les « connexions structu-
rythmiques, ainsi que toutes les composantes rales » de ce système se traduisirent encore en
d’une composition, devaient pouvoir être « dynamiques affinitaires ». Prenons la réfé-
transposés dans n’importe quelle autre. Braxton rence spatiale, et même topographique, qui
a souvent pris cet exemple : la ligne de basse de devint alors explicite : ces superpositions de
telle de ses pièces (identité première) peut être compositions inspirèrent à Braxton d’assimi-
« convertie » et interprétée par un orchestre sym- ler son système à un continent, de cartogra-
phonique, ou par un ensemble de quatre cents phier son territoire et d’y distinguer douze
flûtes avec tambourins (identité secondaire) « pays » (logiques stables), puis douze « identity
– et il est encore possible de prélever une seule regions » (logiques mutables), auxquels appar-
mesure d’une composition donnée et de l’insé- tiennent ses compositions, se répartissant en
rer dans une autre, en la jouant « à l’endroit » ou « primary territories » et en « secondary territo-
« à l’envers » (identité génétique). D’autre part, ries ». Dans ses nouvelles directives, il se servit
toutes les compositions de son corpus doivent de la métaphore de la ville (ou de la Cité-État de
être incorporables et exploitables à n’importe la République platonicienne), avec ses artères,
quelle jonction de la composition en cours, ses contre-allées, ses indications lumineuses et
dans la plus grande compatibilité, et à la discré- sa signalisation – son trafic : chaque musicien
tion des musiciens toujours. Dans certains cas, devait interpréter les signaux qui lui étaient
prévus par les logiques synthétiques ou com-
posites, une nouvelle composition peut presque 7 Cf. Christian Béthune, in Charles Mingus, op. cit.,
prendre la forme d’une série de connexions p. 125-127.
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sition peuvent encore correspondre, dans ce narratives11. » Structures narratives que Braxton
que Braxton désigne comme « le corridor des nomme des « story pieces » et qui se surajoutent
correspondances », aux douze maisons d’un aux autres modes explicatifs : « Lorsque j’observe
zodiaque revisité. Car, dans le même effort, mon travail, je vois bien qu’il a un côté ésotérique
Anthony Braxton raccorde ses douze « language et je l’assume. Il y a une part de rituel, de céré-
types » à douze personnages [les « 12 Trillium moniel, dans ses modes de fonctionnement. Parce
characters », tels qu’ils apparaissent dans l’opé- qu’il y a là une sorte d’utopie sonore que je ne peux
ra Trillium R], qui habitent cet univers, cette séparer du désir d’un autre monde possible, plus
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pique-niquer, amenant leurs instruments pour se lant la durée, la répétition effrénée et ses effets
joindre à nous si ça leur chante 13… ». sur la musique, le corps et l’entendement : « Une
Acte de naissance de la « Ghost Trance forme de méditation établissant des connexions
Music ». Pendant l’été 1995, Anthony Braxton, rituelles et symboliques qui vont au-delà des
tout professeur qu’il était devenu à la Wes- paramètres temporels et provoquent un état de
leyan University, s’inscrivit en tant que simple l’être comparable à celui jadis provoqué par les
étudiant à quelques cours complémentaires : musiques de transe d’Afrique de l’Ouest ou de
« Death and After-Life in World Cultures » Perse14. » Par là même, Braxton vise à promou-
soit, quelles que soient sa taille ou son instru- pire des enseignements de l’Ancienne Égypte,
mentation), évacuant toute notion de « swing » ; se réapproprie la Sainte Trinité dans le cadre du
une seule ligne mélodique ou série de huit modèle Tri-Centré, prônant la restauration de
notes est jouée à l’unisson et étirée indéfini- tous les dieux, sans discrimination…) – après
ment (dans n’importe quelle tonalité grâce à la l’avoir doté d’une créativité fondamentalement
« clef de diamant » qui autorise toutes les trans- composite, faite d’une multitude de logiques,
positions), sans pause, sans relâchement, sans de structures et de cultures s’interpénétrant.
fin apparente, mais elle est appuyée et altérée en Anthony Braxton œuvre désormais à un nou-
permanence, en franchissant des paliers signa- veau cycle, les Falling River Musics, lesquelles
lés par des marqueurs gestuels ou structurels exploreront davantage encore les logiques figu-
plus ou moins longs à venir. Plusieurs options ratives, la construction logique et analogique
s’offrent aux musiciens lors de ces courbes de des images, et leurs rapports avec les structures
niveau : ils peuvent intensifier leur jeu ; ils peu- musicales (où la part de l’électronique est réé-
vent sélectionner d’autres composants ; ils peu- valuée). Ayant élaboré une théorie socio-musi-
vent prendre la tangente en improvisant – mais cale aussi complexe, il peut alors déclarer :
toujours trois par trois, avec ou sans leader, trois « J’avais envie de m’éloigner de l’espace abstrait
musiciens, avec trois phrases, sur trois mesures, et de me rapprocher du champ des logiques poé-
etc. Jusqu’au prochain palier. tiques et des musiques imagées15. »
Ces choix sont effectués indépendamment
mais simultanément par les différentes par-
ties du corps socio-musical. L’ambition avouée
d’Anthony Braxton est de susciter un champ
sonore continu, un flux de formes où naviguer
(« la navigation à travers la forme » est l’une
de ses expressions favorites), un courant de
conscience et un espace-temps infini où passé,
présent et futur se rencontreraient, en mode- 14 Cité dans les notes de pochette de Four Compositions
(Quartet) 1995, (Braxton House / 1996).
13 Jazzman, no 102, mai 2004, p. 18. 15 The Wire, no 252, février 2005, p. 32.
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