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ANTHONY BRAXTON, MÉTA-RÉALISTE

Alexandre Pierrepont

Assoc. Multitudes | « Multitudes »

2012/4 n° 51 | pages 201 à 207


ISSN 0292-0107
ISBN 9782916940854
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Pour citer cet article :
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Alexandre Pierrepont, « Anthony Braxton, méta-réaliste », Multitudes 2012/4 (n°
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51), p. 201-207.
DOI 10.3917/mult.051.0201
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Anthony Braxton,
méta-réaliste
Alexandre Pierrepont

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Anthony Braxton s’est fixé trois objectifs Il lui fallait inventer un système géné-
au cours de ces quatre dernières décennies : rant des possibilités « à l’infini », « un système
« 1) Établir une musique et un système musi- d’agencement, d’idées, de transpositions 2 », dans
cal en faveur d’un fonctionnalisme étendu ; lequel se combineraient les « dynamiques struc-
2) Établir une base philosophique qui respecte turales du continuum post-Webern », représen-
et clarifie la perspective mondialiste ; 3) Bâtir tées par des compositeurs comme John Cage
un environnement mythologique [et fabuleux] ou Karlheinz Stockhausen, et les « dynamiques
pour imager ces informations1 ». improvisatrices du continuum post-Ayler »,
Tout a commencé par un concert en solo, en représentées par quelqu’un comme le saxo-
1967 à Chicago, dans le cadre des séries de l’As- phoniste Roscoe Mitchell, parmi ses proches
sociation for the Advancement of Creative Musi- de l’AACM. Improvisation libre qui porte
cians dont fait partie Anthony Braxton – événe- à son plus haut degré d’intensité l’affirma-
ment que celui-ci présente volontiers comme tion et l’expression de soi dans la tradition
son premier et dernier concert de musique afro-américaine ; improvisations néanmoins
entièrement improvisée. Après quelques architecturées, à la John Coltrane (dont les
minutes, le saxophoniste eut la désagréable structures harmoniques fascinaient le jeune
impression qu’il n’allait pas tarder à se répéter Braxton), ou à la Cecil Taylor avec son Unit.
et, pris d’un sentiment panique, décida de ne Sans oublier les éléments d’un lyrisme « post-
plus jamais se laisser piéger de la sorte. cool » (les saxophonistes Warne Marsh, Lee
Konitz, Paul Desmond) et une malicieuse pré-
1 Composition Notes, Synthesis Music, 1988, livre A, p. I.
Une version longue de cet article est disponible sur Mul-
titudes Web. 2 Jazzman, no 102, mai 2004, p. 18.

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Multitudes 51

dilection pour la musique alors « populaire » ou modernes, comme celles des transports en
(de Frankie Lymon à Frank Sinatra, en passant commun. Chacune a recours à trois structures
par Little Richard). Ce système, rejetant la pen- principales : les « logiques stables » (« stable logic
sée binaire et les dichotomies (l’improvisation structures ») ou « stabilité compositionnelle »,
contre la composition, la musique populaire soit les stratégies développées via la notation
contre la musique savante, l’Afrique contre l’Eu- musicale (mais toujours tri-centrique) ; les
rope, etc.3), est un système ternaire de philoso- « logiques mutables » (« mutable logic struc-
phie vibratoire, ou système « Tri-Metric », pour tures ») ou « mutabilité improvisationnelle »,

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réemployer un autre de ses concepts (triangu- soit les stratégies développées en improvisant ;
lant l’Afrique, l’Europe et le monde ; le connu, les « logiques synthétiques » (« synthesis logic
l’inconnu et l’intuitif ; le rationnel, le méditatif structures »), soit les stratégies composites ou
et l’instinctif, etc.). « La musique du troisième transformatrices (des précédentes logiques).
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millénaire sera tri-dimensionnelle 4. » Ces structures reproduisent elles-mêmes trois


catégories fondamentales pour comprendre
l’œuvre braxtonien : les similarités, les dif-
Le système triadique férences et les altérations – et les trois plans
La musique d’Anthony Braxton connaît trois d’identité (« identity planes » ou « identity
contextes privilégiés : l’expérience du solo ou imprints ») entre lesquels se créent une circula-
de l’expression personnelle (quand s’élabore et tion, des passages : l’identité originale (« origin
s’éprouve le système de langage d’un musicien identity state »), l’identité analogique (« corres-
créateur) ; l’expérience à deux, de la commu- pondence identity state ») et l’identité compo-
nication et de la sociabilité (quand deux musi- site (« synthesis identity state »).
ciens créateurs se confrontent et confrontent Pareillement, Braxton a distingué trois
leurs langages) ; l’expérience à trois et plus, grandes étapes, dont je me servirai ici, dans
métaphorisant l’orchestre et le cosmos. Chaque l’agencement de son système : l’étape architec-
composition de Braxton est constituée de com- turale, l’étape philosophique et l’étape rituelle
posants qui vont trois par trois (et, théorique- (et cérémonielle). Or tout se passe comme
ment, par trois encore), jusqu’au triple titrage si chacune de ces étapes ré-articulait diffé-
des morceaux, que restitue la « Tri-Centric remment des éléments omniprésents : « Cer-
notation », d’un numéro d’opus se référant taines personnes parlent de progrès, d’évolution
à la numérologie, à la cabale et aux espaces créative, mais je pense à mon travail comme
d’interconnexions mathématiques de Pytha- à une gradation d’idées qui étaient là depuis le
gore, jusqu’aux titres graphiques inspirés des départ 5 ». Idées que Braxton a encore repré-
hiéroglyphes et des cartographies anciennes sentées sous les formes d’un cercle (logiques
mutables), d’un rectangle (espace structuré) et
3 « On parle constamment de la science musicale d’une d’un triangle (fonction symbolique). L’expé-
manière bi-dimensionnelle. J’ai donc commencé à déplacer
l’attention, dans mon modèle, vers les logiques poétiques,
rience primordiale, celle de l’improvisation
comme une manière de ne pas savoir ce que je faisais. Par libre et des logiques mutables, de tout ce qui
là, je dis juste que je veux que la part indéfinie de ma mu- se transforme en permanence, correspondrait
sique soit mise sur un pied d’égalité avec la part définie. » (in
Mixtery: a festschrift for Anthony Braxton, op. cit.).
4 Jazzman, no 102, mai 2004, p. 18. 5 The Wire, no 252, février 2005, p. 30.

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Mineure Musique-f(r)ictions

au cercle englobant le rectangle, et le triangle raction de groupe à la manière de constantes


à l’intérieur de celui-ci, au cœur du dispositif. et/ou de variables. La direction d’orchestre
Puis Braxton a fait passer le rectangle autour, de Braxton consiste alors à interpréter la masse
ou à l’extérieur, avec ses compositions et ses d’énergie sonore dégagée par le groupe, sur ses
quartettes des années 1970 et 1980, et le cercle instructions, et à en confier le raffinement à
à l’intérieur, contenant toujours le triangle : un ou plusieurs solistes, voire à un sous-groupe
espace structuré qui inclut des activités d’im- d’improvisateurs désigné in situ, à l’intérieur
provisation et de symbolisation. Avec l’avène- de la composition en cours ou entre deux

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ment des musiques rituelles et cérémonielles, compositions, sans solution de continuité.
puis de la « Ghost Trance Music » au milieu L’accent reste toujours mis sur le flux des formes
des années 1990, le triangle, la dimension (les concerts sont le plus souvent ininterrom-
symbolique, a pris l’ascendant, redonnant pus), sur le déroutage et le déroutement des
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les contours de la musique, toujours habité joueurs vers des directions qu’ils n’auraient
du rectangle, mais cette fois-ci noyauté par le peut-être pas prises sinon. Anthony Braxton
cercle. « Transposition en musique rituelle, en ne rêvant que de combiner les dynamiques de
modèles symboliques. Les modèles que je cherche la construction et de l’invention, de la concep-
à approcher sont tri-dimensionnels et ils ont tion et de la participation, de la subjectivité et
toujours une dimension poétique : ils génèrent de l’intersubjectivité. Comme l’écrit Christian
leurs propres définitions structurelles, leurs Tarting, la [dynamique] « combinatoire » et le
propres règles du jeu, leurs propres concepts. Une « générativisme » de Braxton seraient « la mise
mise en forme de l’imagination 6. » en acte d’un système philosophique pour qui le
lien du musicien à l’orchestre métonymise, en
quelque sorte, les relations de l’individu à la
L’étape architecturale société, conditionnant son éveil sociopolitique,
Dans les solos qui suivirent celui de 1967 (et son développement spirituel ».
dans sa pratique personnelle), Anthony Brax-
ton commença par établir une syntaxe de
douze « language types », en retenant certaines L’étape philosophique
caractéristiques instrumentales ou techniques Au gré de ses différents quartettes, Braxton
plus ou moins usitées. La plupart de ses pre- a peu à peu mis au point les logiques stables,
mières compositions, plutôt que de se fon- mutables et synthétiques, les multiples logiques
der sur une mélodie, une série d’accords ou structurantes de son système. Les « logiques
un tempo, investirent un ou plusieurs de ces stables » concernant les passages écrits et quasi
types langagiers comme autant d’aires de jeu, intangibles ; les « logiques mutables » concer-
ou comme des problèmes logiques. Les séries nant les passages partiellement déterminés ou
« Kelvin », « Colbolt » et  « Kaufman » utilisèrent indéterminés, au cours desquels chaque musi-
par exemple les types nécessaires à l’explora- cien peut faire intervenir les timbres, tonalités
tion des notions de répétition et d’intensifica- et rythmes de son choix ; les « logiques syn-
tion. Ces types langagiers s’adaptent à l’inte- thétiques » concernant les passages improvi-
sés ensemble ou séparément, selon certaines
6 Jazzman, no 102, mai 2004, p. 18. directives liées aux types langagiers ou à des

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Multitudes 51

prescriptions comme : « jouer doucement », inédites entre plusieurs compositions exis-


« jouer fort », « jouer en opposition », « jouer tantes, mais adjointes pour la première fois.
en soutien », « jouer en imitant », « privilégier Dès lors, qu’est-ce qu’une composition, et qui
la répétition », « privilégier la variation », « pri- en est l’auteur ? Ne faudrait-il pas plutôt par-
vilégier la surimposition », « transformer »… ler de composés, ou plutôt de construits, comme
Ces logiques s’appliquent à toutes les compo- le fait Braxton lui-même ? L’œuvre entière de
sitions, sans exception – l’improvisation libre Braxton est alors en passe de devenir cet espace
rôdant toujours dans les parages. Avant chaque d’interconnexions et d’articulations générali-

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concert, Braxton décide d’un ordre modulaire sées que seul ou presque, dans le champ jazzis-
de compositions traversées par ces logiques. tique, et en dehors de l’AACM, avait annoncé
Aussi dense que fût le réseau d’opérations Charles Mingus avec son art des interpolations7.
du quartette avec Marilyn Crispell, Mark Dres- Dans les années 1990, l’opéra ou le « complexe
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ser et Gerry Hemingway, tout était fait pour opératique » Trillium R accentua encore cette
encourager l’exploration créative, individuelle « tendance », étant fait de trente-six actes auto-
et collective, du matériau disponible, et de nomes desquels résultent douze opéras pos-
toutes les manières possibles : « Multiple Logics sibles de trois actes… La logique associative
Strategies » ou « Multi-Structural Logics ». ou poétique, la pensée analogique, dont toute
Anthony Braxton entreprit ensuite de déve- l’œuvre braxtonien est l’expression, y défie une
lopper les « connexions structurales » à l’inté- fois de plus la conception linéaire de l’histoire
rieur et à l’extérieur de son système. D’une part, et le principe d’identité.
les douze types langagiers, les motifs mélodico- D’autant que les « connexions structu-
rythmiques, ainsi que toutes les composantes rales » de ce système se traduisirent encore en
d’une composition, devaient pouvoir être « dynamiques affinitaires ». Prenons la réfé-
transposés dans n’importe quelle autre. Braxton rence spatiale, et même topographique, qui
a souvent pris cet exemple : la ligne de basse de devint alors explicite : ces superpositions de
telle de ses pièces (identité première) peut être compositions inspirèrent à Braxton d’assimi-
« convertie » et interprétée par un orchestre sym- ler son système à un continent, de cartogra-
phonique, ou par un ensemble de quatre cents phier son territoire et d’y distinguer douze
flûtes avec tambourins (identité secondaire) « pays » (logiques stables), puis douze « identity
– et il est encore possible de prélever une seule regions » (logiques mutables), auxquels appar-
mesure d’une composition donnée et de l’insé- tiennent ses compositions, se répartissant en
rer dans une autre, en la jouant « à l’endroit » ou « primary territories » et en « secondary territo-
« à l’envers » (identité génétique). D’autre part, ries ». Dans ses nouvelles directives, il se servit
toutes les compositions de son corpus doivent de la métaphore de la ville (ou de la Cité-État de
être incorporables et exploitables à n’importe la République platonicienne), avec ses artères,
quelle jonction de la composition en cours, ses contre-allées, ses indications lumineuses et
dans la plus grande compatibilité, et à la discré- sa signalisation – son trafic : chaque musicien
tion des musiciens toujours. Dans certains cas, devait interpréter les signaux qui lui étaient
prévus par les logiques synthétiques ou com-
posites, une nouvelle composition peut presque 7 Cf. Christian Béthune, in Charles Mingus, op. cit.,
prendre la forme d’une série de connexions p. 125-127.

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Mineure Musique-f(r)ictions

envoyés en fonction de sa connaissance de la j’appelle – j’appelle ce dans quoi nous vivons


route, du code de la route, et de la conduite à l’heure actuelle un événement. Nous avons
en ville. « Par exemple, si vous voyagez de la affaire à un événement9. »
Composition 47, qui est une petite ville, jusqu’à Anthony Braxton a cherché à manifester
une grande ville comme la Composition 96, ce musicalement le lieu abstrait des intersections
modèle vous indiquera la nature des connexions entre ces identités culturelles, leur multiplicité
et des combinaisons possibles entre chacun de ces concrète, leurs événements. À un journaliste
systèmes. La manifestation des logiques mutables perspicace qui lui faisait remarquer que sa géo-

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qui s’appliquent à cette construction comprendra graphie, faite de voisinages, de communautés, de
des improvisations, lorsqu’il faut circuler comme villages, de villes, de continents et même de pla-
sur des collines, avec beaucoup de souplesse, par nètes, omettait l’État-Nation, Braxton répondit :
opposition aux trajectoires fixes des logiques « Mais c’est précisément ça le facteur en crise, ça et
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stables. Et les logiques synthétiques se nicheront les grands empires multinationaux 10. »


dans les intersections entre logiques mutables
et logiques stables, en fonction de l’identité et des
particularités du territoire ou de la composition. L’étape rituelle
(…) Il y aura des événements locaux, des événe- Après avoir façonné un « méta-langage » de
ments territoriaux, des événements nationaux et douze grands types langagiers et de greffes
il y aura des événements individuels. Tout comme conceptuelles, Braxton a conçu une « méta-
l’État de New York a ses propres lois, le Texas a les réalité », où les chiffres trois et douze restent
siennes – mais des autoroutes les relient. Ce qui prépondérants, pour recontextualiser ses
n’empêche pas que les habitants du Texas vivent constructions socio-musicales en leur donnant
leur propre vie8… ». le sens d’un rite et d’une cérémonie, avant de
L’identité et les spécificités de chacun les bouleverser structurellement. Les liens, les
de ces « territoires » (de chacune de ces com- affinités de son œuvre s’étendirent jusqu’à la
positions) figurent, si l’on suit la logique des physique, la chimie et les structures molécu-
« dynamiques affinitaires », la singularité d’une laires, jusqu’au cosmos. Jusqu’au cosmos, via
culture, jusque dans ses rapports nécessaires l’astronomie : une « pulse track structure » en
avec les autres cultures, leurs jeux d’influences harmonie avec la rotation d’une planète sur
– ou ce qu’il en reste. Car, Braxton sait se mon- elle-même et autour du soleil lui emprunte,
trer aussi optimiste que pessimiste : « D’abord stratégiquement, un ou plusieurs aspects
et avant tout, nous n’avons plus aucune culture. cycliques ; une « universe structure » s’inspire
À l’heure qu’il est, il n’y a plus de cultures sur des relations entre les grands corps célestes
cette planète, parce qu’il était dans la nature pour définir des corps musicaux se déplaçant à
du progrès qui a occupé le terrain au cours des plus ou moins grande vitesse et plus ou moins
cinq dernières décennies de détruire toutes les grande distance les uns des autres, etc. Jusqu’au
cultures. Nous disposons de ce qui reste des cosmos, via l’astrologie : les douze pays et douze
cultures, il nous reste les dynamiques de ce que « identity regions » qui signent chaque compo-

8 Mixtery: a festschrift for Anthony Braxton, op. cit., 9 Ibid., p. 65.


p. 246-247. 10 The Wire, no 252, février 2005, p. 34.

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sition peuvent encore correspondre, dans ce narratives11. » Structures narratives que Braxton
que Braxton désigne comme « le corridor des nomme des « story pieces » et qui se surajoutent
correspondances », aux douze maisons d’un aux autres modes explicatifs : « Lorsque j’observe
zodiaque revisité. Car, dans le même effort, mon travail, je vois bien qu’il a un côté ésotérique
Anthony Braxton raccorde ses douze « language et je l’assume. Il y a une part de rituel, de céré-
types » à douze personnages [les « 12 Trillium moniel, dans ses modes de fonctionnement. Parce
characters », tels qu’ils apparaissent dans l’opé- qu’il y a là une sorte d’utopie sonore que je ne peux
ra Trillium R], qui habitent cet univers, cette séparer du désir d’un autre monde possible, plus

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planète et ces pays, ces régions, ces territoires, spirituel. Ce qui n’a rien à voir avec les religions
ces maisons… et incarnent douze penchants, traditionnelles. Dans mes cours et mes ouvrages,
douze manières d’être et douze mythologies, je développe cela : douze manières d’envisager les
en bonne logique ternaire (chaque « figure » est choses, douze perspectives, douze voies pour mieux
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un homme, une femme et un enfant, un com- comprendre l’univers 12… ».


plexe d’attitudes et d’aptitudes) – mais aussi les L’étape de la méta-réalité franchie, chaque
changements qui les affectent selon les saisons composition ou forme musicale composite
et les situations, selon leurs relations avec tel ou d’Anthony Braxton, telle qu’elle existe et fonc-
tel autre personnage. tionne, coïncide avec une expérience unique,
Les sons tenus (étape architecturale) ou dans l’espace-temps qui est le sien, mais peut
l’intensité soutenue (étape philosophique) sont être également transposée vers une ou plu-
personnifiés par Shala, laquelle personnifie les sieurs autres réalités, auxquelles convie cette
croyances durables (étape rituelle) ; les sons expérience, d’ordre rituel et cérémoniel, que
accentués (étape architecturale) ou l’étirement demeure la musique. « Je pense que le troi-
séquencé (étape philosophique) sont personni- sième millénaire expérimentera sur ces bases. Un
fiés par Ashmenton, lequel personnifie le mou- concert de deux heures dans un lieu clos n’aura
vement des identités (étape rituelle)… Et ainsi plus de sens. Les créateurs disposeront d’un temps
de suite avec Helena, Zakko, Ntzockie, Joreo, donné dans un environnement donné et il s’agira
Sundance, Bubba John-Jack, Ojuwain, David, de mettre en jeu des stratégies interactives, ou vir-
Alva et Kim. D’une composition, on peut dire tuelles, ou rituelles. Nous aurons un rapport tota-
qu’elle prend place dans l’espace ou le terri- lement différent à l’espace-temps où les concerts
toire sonore de Bubba John-Jack ou dans la pourront s’étaler sur douze jours ou douze mois,
onzième Maison, celle d’Alva, qui est aussi le et se dérouler sur des lieux très éclatés. Le public
onzième territoire sonore (« Alvalands »), avec pourra aller et venir à l’intérieur et à l’extérieur
son environnement, ses infrastructures et ses de la musique… (…) L’expérience, voilà le mot-
caractéristiques techniques, mais aussi son uni- clé : il s’agit d’une invitation à vivre une expé-
vers de représentations, son lot de secrets, de rience. J’imagine dans un avenir proche voir deux
légendes, les tendances et préférences de sa figure à trois cents musiciens dans Central Park jouer
tutélaire. Mais encore, à travers les histoires que ma Ghost Trance Music avec des familles venant
raconte le musicien créateur, toujours story-tel-
ler : « La méta-réalité et les mythes secrets de mon 11 Interviewé par Ted Panken à l’antenne de la station de
radio WKCR, le 5 février 1995. Transcription disponible
système ne peuvent être abordés qu’à partir d’une sur www.jazzhouse.org
tentative poétique d’élaborer des constructions 12 Jazzman, no 102, mai 2004, p. 18.

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Mineure Musique-f(r)ictions

pique-niquer, amenant leurs instruments pour se lant la durée, la répétition effrénée et ses effets
joindre à nous si ça leur chante 13… ». sur la musique, le corps et l’entendement : « Une
Acte de naissance de la « Ghost Trance forme de méditation établissant des connexions
Music ». Pendant l’été 1995, Anthony Braxton, rituelles et symboliques qui vont au-delà des
tout professeur qu’il était devenu à la Wes- paramètres temporels et provoquent un état de
leyan University, s’inscrivit en tant que simple l’être comparable à celui jadis provoqué par les
étudiant à quelques cours complémentaires : musiques de transe d’Afrique de l’Ouest ou de
« Death and After-Life in World Cultures » Perse14. » Par là même, Braxton vise à promou-

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ou « American Tribal Music ». Lesquels l’incitè- voir la réalité d’un « post-futur » auquel il veut
rent à ritualiser la fabrique même de sa musique : donner une profondeur spirituelle (« sound-
une seule cadence, ralentissant et accélérant, est magic ») – via le Dieu, la Déesse et les Enfants
assurée par l’orchestre au complet (quel qu’il du Mystère (sa « Maison de la Musique » s’ins-
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soit, quelles que soient sa taille ou son instru- pire des enseignements de l’Ancienne Égypte,
mentation), évacuant toute notion de « swing » ; se réapproprie la Sainte Trinité dans le cadre du
une seule ligne mélodique ou série de huit modèle Tri-Centré, prônant la restauration de
notes est jouée à l’unisson et étirée indéfini- tous les dieux, sans discrimination…) – après
ment (dans n’importe quelle tonalité grâce à la l’avoir doté d’une créativité fondamentalement
« clef de diamant » qui autorise toutes les trans- composite, faite d’une multitude de logiques,
positions), sans pause, sans relâchement, sans de structures et de cultures s’interpénétrant.
fin apparente, mais elle est appuyée et altérée en Anthony Braxton œuvre désormais à un nou-
permanence, en franchissant des paliers signa- veau cycle, les Falling River Musics, lesquelles
lés par des marqueurs gestuels ou structurels exploreront davantage encore les logiques figu-
plus ou moins longs à venir. Plusieurs options ratives, la construction logique et analogique
s’offrent aux musiciens lors de ces courbes de des images, et leurs rapports avec les structures
niveau : ils peuvent intensifier leur jeu ; ils peu- musicales (où la part de l’électronique est réé-
vent sélectionner d’autres composants ; ils peu- valuée). Ayant élaboré une théorie socio-musi-
vent prendre la tangente en improvisant – mais cale aussi complexe, il peut alors déclarer :
toujours trois par trois, avec ou sans leader, trois « J’avais envie de m’éloigner de l’espace abstrait
musiciens, avec trois phrases, sur trois mesures, et de me rapprocher du champ des logiques poé-
etc. Jusqu’au prochain palier. tiques et des musiques imagées15. »
Ces choix sont effectués indépendamment
mais simultanément par les différentes par-
ties du corps socio-musical. L’ambition avouée
d’Anthony Braxton est de susciter un champ
sonore continu, un flux de formes où naviguer
(« la navigation à travers la forme » est l’une
de ses expressions favorites), un courant de
conscience et un espace-temps infini où passé,
présent et futur se rencontreraient, en mode- 14 Cité dans les notes de pochette de Four Compositions
(Quartet) 1995, (Braxton House / 1996).
13 Jazzman, no 102, mai 2004, p. 18. 15 The Wire, no 252, février 2005, p. 32.

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