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LA RÈGLE SOUPLE DE L’HERMÉNEUTE

Claude Romano

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Editions de Minuit | « Critique »

2015/6 n° 817-818 | pages 464 à 479


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ISSN 0011-1600
ISBN 9782707328892
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-critique-2015-6-page-464.htm
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!Pour citer cet article :


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Claude Romano, « La règle souple de l’herméneute », Critique 2015/6 (n° 817-818), p. 464-479.
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La règle souple
de l’herméneute
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Dans de nombreux champs du savoir – de la critique lit-


téraire aux sciences humaines et à la philosophie –, un para-
digme herméneutique tend à se substituer silencieusement
au paradigme structuraliste encore dominant au début des
années 1980 et dont le déclin paraît aujourd’hui inexorable.
Quelque chose, décidément, ne passe plus dans la revendi-
cation du structuraliste de nous livrer, libres de toute pré-
supposition et de toute interprétation, les « lois de la pen-
sée humaine » ou les « lois de fonctionnement d’un texte ».
Ces structures qui seraient aux cultures ce que le système
phonologique est à la langue et auraient le statut d’« objet[s]
indépendant[s] de l’observateur 1 », de « principe[s] d’intelligi-
bilité objective, seulement accessibles […] à une sorte d’esprit
géométrique qui n’est pas la conscience 2 », de purs faits posi-
tifs aussi incontestables que ceux modélisés par les sciences
exactes 3, une fois séparées de l’extraordinaire virtuosité exé-
gétique des pionniers du mouvement, sont retombées dans
une espèce de vie latente. Non, bien sûr, qu’il n’y aurait pas de
structures d’un texte. Mais ces structures-là, aussi anciennes
que la rhétorique elle-même, ne sont pas indépendantes de
toute interprétation : elles relèvent du sens ou, comme dirait
le structuraliste, du « message » (tandis que celles qui inté-
ressent ce dernier relèvent du « code » et de lui seul) ; elles
dépendent toujours pour une part de nos intérêts, d’une
perspective adoptée sur le texte et, en un mot, d’une lecture.
Deux conceptions du sens, ici, s’opposent. Pour la première,
« le sens est toujours réductible 4 », comme dit Lévi-Strauss.

1.  C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958 et


1974, rééd. Pocket, 1997, p. 72.
2.  G. Genette, Figures I, Paris, Éd. du Seuil, 1966, p. 158.
3.  C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op. cit., p. 45.
4. C. Lévi-Strauss, « Réponses à quelques questions », Esprit,
n° 322, nov. 1963, p. 637.

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Il est le ­produit d’un arrangement aussi arbitraire que le lien
unissant le signifiant au signifié. « Autrement dit, derrière
tout sens, il y a un non-sens, et le contraire n’est pas vrai 5. »
Pour l’herméneutique, au contraire, le sens est quelque chose
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d’irréductible ; nous vivons toujours déjà en lui, et si nous


voulons l’expliquer, nous ne pouvons que le ramener à des
conduites déjà signifiantes : par exemple, employer une
phrase dans un contexte pertinent. D’un côté, nous avons un
positivisme qui postule l’existence de déterminants du sens
sur le modèle des faits ultimes de la physique ; de l’autre, un
antipositivisme qui tire ses modèles d’intelligibilité de la tra-
dition humaniste issue de la Renaissance. Au fond, le tort du
structuralisme est d’avoir été un réductionnisme trop timoré
(et peut-être trop raffiné) appelé à être remplacé par des
réductionnismes plus radicaux (et peut-être plus brutaux),
comme ceux qui accompagnent de nos jours le dévelop­
pement des sciences ­cognitives.
Mais la situation de l’herméneutique n’est-elle pas, elle
aussi, fragile ? L’ herméneutique n’a-t-elle pas bradé un peu
vite l’idéal d’objectivité ? Ce soupçon est récurrent dans l’his-
toire de sa réception : il a été successivement exprimé par
Tugendhat, Apel, Habermas. On a aussi opposé à l’hermé-
neutique philosophique de Gadamer une « herméneutique
objective » (Hirsch 6) ou une « interprétation de surface »
(Danto 7) qui réhabilite l’intention d’auteur comme norme
objective de toute compréhension. De l’intérieur même du
mouvement herméneutique, des contestations analogues se
sont fait jour, par exemple récemment encore dans l’ouvrage
de Günter Figal intitulé Gegenständlichkeit, objectivité  8
.
C’est ce même problème qui a donné naissance au différend
le plus profond qui traverse le champ de l’herméneutique
contemporaine, et qui oppose les tenants d’une « herméneu-
tique critique » se réclamant de l’approche philologique de

5.  Ibid.
6.  E. D. Hirsch, Validity in Interpretation, New Haven, Yale Uni-
versity Press, 1967.
7.  A. Danto, « L’ interprétation profonde », L’ Assujettissement phi­
lo­sophique de l’art, trad. C. Hary-Schaeffer, Paris, Éd. du Seuil, 1993.
8. G. Figal, Gegenständlichkeit. Das Hermeneutische und die
Philosophie, Tübingen, Mohr Siebeck Verlag, 2006.

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Schleiermacher, et dont les représentants principaux sont
Jean Bollack ou Heinz Wismann en France et Peter Szondi
en Allemagne, à ceux qui ont emboîté le pas à Heidegger
ou à Gadamer, que ce soit pour poursuivre la tâche d’une
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déconstruction de l’histoire de la métaphysique (Vattimo) ou


pour faire de l’herméneutique la méthode même de la philo­
sophie (Ricœur et ­Taylor). Cette ligne de fracture qui tra-
verse le champ herméneutique répond à des motifs sérieux.
Il ne s’agit de rien de moins, au fond, que de déterminer si
l’universalisation de l’idée d’interprétation n’a pas eu pour
conséquence l’abandon d’aspects essentiels de l’exigence de
rationalité inhérente à l’idée même de philosophie. Nous vou-
drions pourtant indiquer qu’une autre lecture est possible.
Le champ de ­l’herméneutique est peut-être moins hétérogène
qu’on ne le croit généralement.

L’ interprétation et la règle
Il se pourrait qu’une partie des malentendus qui
entourent celle des deux herméneutiques qui s’est voulue
philosophique – et pas seulement philologique –, provienne
de ce qu’on a souvent privilégié, pour l’analyser, le concept
d’interprétation. Or l’herméneutique philosophique ne se
définit pas par le projet de remplacer les procédés usuels en
philosophie (analyse des notions, discussion argumentée,
etc.) par la simple exégèse ni par la volonté de conférer à
cette dernière une forme d’hégémonie. En réalité, le point de
départ du mouvement herméneutique a moins été l’univer-
salisation du paradigme de l’interprétation qu’une concep-
tion finie de la rationalité. Ce qui lui a donné son essor est
une critique radicale de l’idéal cartésien de méthode avec
sa prétention à nous distiller des vérités exemptes de toute
présupposition et soustraites à tout conditionnement his-
torique, et à élever ainsi la philosophie au rang de science
souveraine – idéal qui survivait encore dans l’idée hus-
serlienne de « philosophie première ». Cet idéal est une
chimère, affirme ­Heidegger dès le début des années 1920,
et « l’opinion consistant à croire ne pas avoir de préjugés
est elle-même le plus grand préjugé 9 ». Le primat conféré

9.  M. Heidegger, Einführung in die phänomenologishe Forschung,

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au concept d’interprétation découle de cette critique, loin
de lui être préordonné : à partir du moment où la philoso-
phie est une activité irréductiblement historique qui repose
toujours sur des présuppositions et n’est en mesure d’in-
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terroger celles-ci que jusqu’à un certain point, l’organon de


la philosophie doit être en premier lieu l’interprétation des
textes et des œuvres du passé en vue de se comprendre soi-
même. La remise en question d’un modèle épistémologique
inadéquat (et même du primat de l’épistémologie comme
telle pour définir la philosophie) allait d’ailleurs de pair avec
une attention accrue aux conditions concrètes de l’activité
philosophique qui n’est pas sans rappeler celle qui, dans
le courant du pragmatisme américain – de Peirce, James et
Dewey à Rorty et à Putnam –, allait progressivement desti-
tuer un idéal d’infaillibilité hors de notre portée et, avec lui,
toute recherche de « vérités éternelles » en philosophie. Le
primat conféré à l’interprétation est moins étonnant dès lors
qu’on s’aperçoit qu’il est la conséquence d’une affirmation
plus générale sur le conditionnement historique de toute
rationalité. Comme l’écrira à son tour Gadamer, « l’idée
d’une raison absolue ne fait point partie des possibilités de
l’humanité historique 10 ».
L’ interprétation n’épuise donc pas les méthodes de la
philosophie. Elle est d’ailleurs considérée par Heidegger au
départ comme une méthode au sens usuel du terme. C’est
Gadamer qui va durcir l’opposition entre vérité et méthode
dans son ouvrage de 1960. Mais si, dès lors qu’il y a « inter-
prétation », il y a possibilité d’interprétations concurrentes,
et donc d’un conflit des interprétations, un tel pluralisme
exégétique ne ruine-t-il pas définitivement toute exigence
de vérité ? Et ici perce le soupçon d’arbitraire, de subjecti-
visme, de relativisme qui a accompagné la réception du livre
de Gadamer Vérité et Méthode dont le titre a été compris
comme une disjonction : Vérité vs Méthode. On pourra ainsi

Gesamtausgabe, Band 17, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 2006,


p. 2.
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H.-G. ���������
Gadamer, Wahrheit und Methode, Tübingen, J. C. B.
Mohr (Paul Siebeck), 1990, p. 264-265 ; Vérité et Méthode [désormais
abrégé VM], trad. P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Paris, Éd. du
Seuil, 1996, p. 281.

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objecter à juste titre que le concept même d’interprétation
est lié au concept d’accord, et donc de règle que l’on suit :
on ne peut tout simplement pas interpréter n’importe quoi
comme signifiant n’importe quoi, si le concept d’interpréta-
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tion a un sens, c’est-à-dire s’il admet des normes de correc-


tion et d’incorrection, ou tout au moins de justesse plus ou
moins grande. Comme le remarque dans un autre contexte
Jean-Jacques Rosat, « il n’y a pas d’interprétation sans règle
et sans tout ce qui, dans la vie des hommes, rend possible
l’institution d’une règle 11 ».
Qu’en est-il donc des rapports entre règle et interprétation ?
Il se pourrait que la position de l’herméneutique sur ce point
fût plus complexe que l’image qui en a été souvent donnée. La
tradition herméneutique a même développé une conception
de la règle (et de ce qu’implique de suivre des règles) qui n’est
pas sans analogies avec celle qui est devenue classique dans
la tradition wittgensteinienne. La raison en est la suivante :
c’est un problème analogue qui occupe Schleiermacher et
Gadamer d’un côté, et Wittgenstein de l’autre, problème dont
on trouve la source chez Kant. Ce problème est bien résumé
par une formule d’inspiration kantienne de Schleiermacher :
il n’y a pas de règle pour appliquer les règles. En effet, précise
Schleiermacher, l’interprétation relève d’une Kunstlehre,
d’une théorie de l’art, d’une technologie, c’est-à-dire d’un
ensemble de règles, mais celles-ci ne déterminent pas leur
application correcte :
Chaque compréhension singulière pourrait peut-être être apprise
grâce à des règles, et ce qui peut être ainsi appris est mécanisme.
L’ art est ce par quoi il y a bien des règles, mais dont l’application
combinatoire n’est pas à son tour soumise à des règles 12.
Dans ce passage décisif pour comprendre ce que signi-
fie qu’il existe des « règles de l’art » en herméneutique, et
donc une certaine « technologie 13 » du comprendre, l’accent

11.  J.-J. Rosat, « Inexprimabilité du contenu et langage privé », dans


J. Bouveresse, D. Chapuis-Schmitz et J.-J. Rosat (éd.), L’ Empirisme
logique à la limite, Paris, CNRS Éditions, 2006, p. 129.
12. F. D. E. Schleiermacher, Herméneutique [désormais abrégé
H], trad. C. Berner, Paris et Lille, Éd. du Cerf / Presses universitaires de
Lille, 1987, p. 75.
13.  Le choix discutable de Christian Berner de traduire Kunstlehre

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de Schleiermacher porte sur l’insuffisance des règles pour
parvenir à une compréhension juste. Schleiermacher ne nie
pas bien sûr qu’il y ait des règles, ni qu’elles puissent être
enseignées, mais il attire l’attention sur le fait que de telles
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règles ne peuvent pas être appliquées « mécaniquement » :


leur application exige un « art » ou un discernement qui ne
peuvent pas être ramenés à leur tour à des règles. Toute com-
préhension est donc en excès par rapport à l’élément propre-
ment méthodique qui la sous-tend, et cet excès ici ne fait pas
signe vers une autre méthode, comme ce sera le cas dans
ces passages où Schleiermacher affirme que l’interprétation
« grammaticale », c’est-à-dire philologique, doit être complé-
tée par l’interprétation « technique » avec son aspect « divi-
natoire » ; nous avons affaire, pour ainsi dire, à un excès au
sein de la méthode elle-même, à un élément non méthodique
(c’est-à-dire irréductible à un corpus de règles formulables)
qui sous-tend l’application de la méthode. L’ art est dépassé
par l’art, car si l’art est un ensemble de règles, l’application
de ces règles exige un art qui ne se ramène pas à son tour à
des règles. C’est pourquoi, Schleiermacher peut conclure que
la Kunstlehre constitue, du côté de l’interprète, l’équivalent
de « l’art » du côté de l’écrivain, c’est-à-dire de la justesse
dans la composition du discours (H, p. 110).
L’ origine de cette conception se trouve dans la ­Critique
de la raison pure. Au moment de définir la faculté de juger,
c’est-à-dire la faculté de « subsumer sous des règles »
(A 132 / B 171), dans son contraste avec l’entendement,
c’est-à-dire la « faculté des règles », Kant souligne l’autono-
mie de la première vis-à-vis du second en montrant que leur
identification conduirait inévitablement à une régression à
l’infini : « que si elle [la logique générale, relevant de l’enten-
dement] voulait montrer d’une manière générale comment

par « méthode » reflète la manière dont le débat entre les deux hermé-
neutiques s’est engagé. Contre la lecture gadamérienne de Schleierma-
cher insistant sur la convergence entre son herméneutique romantique
et l’esthétique du génie et donc sur sa conception de la compréhension
comme « acte divinatoire », comme transposition psychique grâce à
­laquelle l’interprète coïncide avec le vouloir-dire de l’auteur, Berner veut
faire porter l’accent, au contraire, sur la dimension « rationaliste » et
philologique de cette herméneutique.

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on doit subsumer sous ces règles, c’est-à-dire discerner si
quelque chose y rentre ou non, elle ne le pourrait à son tour
qu’au moyen d’une règle. Or cette règle, par cela même qu’elle
est une règle, exige une nouvelle instruction de la part de la
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faculté de juger » (A 133 / B 172), car elle doit pouvoir être


plus ou moins bien appliquée, appliquée correctement ou
incorrectement. La supposition d’une nouvelle règle est en
réalité absurde : en énonçant ce qu’est ici la correction de
l’application, cette nouvelle règle ne pourrait combler l’hiatus
entre la première règle et son application (correcte), car elle
devrait à son tour être correctement appliquée. Il s’ensuit
que la faculté de juger est un « talent particulier qui ne peut
pas du tout être appris mais seulement exercé » (ibid.). D’où
une théorie de la stupidité, qui est l’incapacité à opérer la
subsomption du particulier sous le général :
car, bien qu’une école puisse présenter à un entendement borné
une provision de règles […] il faut que l’élève possède par lui-même
le pouvoir de se servir de ces règles exactement, et il n’y a pas de
règle que l’on puisse lui prescrire à ce sujet et qui soit capable
de le garantir contre l’abus qu’il en peut faire quand un tel don
naturel lui manque […]. Le manque de jugement est propre-
ment ce qu’on appelle stupidité, et à ce vice il n’y a pas de remède
(A 134 / B 173 ; nous soulignons).

Ce passage est une véritable mine pour l’analyse du phé-


nomène de la compréhension. Comme le redira ­ Gadamer
dans son propre lexique, le problème de la compréhension
est un problème d’application (Anwendung), c’est-à-dire
d’ajustement d’un sens toujours général à un contexte parti-
culier : « chaque texte doit être compris selon la perspective
qui lui est appropriée » (VM, p. 357). Ce n’est pas un hasard
si, dans Vérité et Méthode, toute l’analyse quasi « épistémo-
logique » du problème de la compréhension dans les sciences
de l’esprit est encadrée d’un côté par une analyse du juge­
ment et de son histoire, depuis la théorie du sensus com­
munis de Vico jusqu’à l’esthétique du goût, en passant par
­Castiglione, Gracián et Shaftesbury, et de l’autre par une ana-
lyse de l’« actualité d’Aristote » et de son concept de phronèsis
en tant que « modèle » de l’intelligence herméneutique. Ce qui
est commun au goût et à la phronèsis, en effet, c’est que dans
les deux cas les règles explicites que l’on suit ne suffisent pas
à bien juger : « goût et jugement sont des formes d’apprécia-

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tion du singulier » (VM, p. 54) et, par suite, le goût « reste
irréductible à des règles et à des concepts » (ibid.). Il en va de
même de la phronèsis. Le choix d’Aristote plutôt que de Kant
pourrait ici s’expliquer par le fait que Kant a été en partie
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infidèle à sa propre intuition, lorsqu’il est passé de la philo-


sophie théorique à la philosophique pratique. Pour appliquer
la règle, c’est-à-dire l’impératif catégorique, Kant forge alors
l’idée d’un procédé en quelque sorte « mécanique » – procédé
d’universalisation de notre maxime pour voir si elle s’accorde
ou non avec la loi morale – qu’il appelle « typique de la raison
pure pratique » : on n’est pas loin de l’idée d’une règle per-
mettant de bien appliquer les règles (éthiques), ce qui tend à
faire de la bonne délibération un problème purement « tech-
nique ». Ainsi, Kant a eu tendance à restreindre à l’esthé-
tique le domaine propre à la faculté de juger et à dissocier
complètement l’éthique de l’esthétique, ce qui, aux yeux de
­Gadamer, est un désastre (VM, p. 57).
On pourrait relire les herméneutiques de ­Schleiermacher
et de Gadamer comme deux tentatives en partie convergentes
pour apporter une solution au problème posé par Kant en
faisant appel à des ressources différentes : le paradigme
philologique, d’un côté, mais qui demeure encore trop tri-
butaire d’une conception psychologisante de l’acte de com-
préhension, et le paradigme d’une interprétation pleinement
consciente de sa propre historicité, lequel insiste plus ouver-
tement sur les limites de la méthode en même temps qu’il
s’éloigne de la description de l’acte de comprendre en termes
psycho­ logiques. Dans les deux cas, bien interpréter, c’est
faire preuve de « jugement » au sens que Kant donnait à ce
terme.

Les réquisits de la vérité


Mais peut-on vraiment comprendre ces deux herméneu-
tiques comme des tentatives pour répondre à un même pro-
blème ? On fera sans doute valoir ici une différence d’accent
important. Tandis que Schleiermacher semble attirer l’atten-
tion sur l’élément non méthodique qui sous-tend toute appli-
cation juste d’une méthode, de nombreuses formulations de
Vérité et Méthode témoignent au contraire d’un rejet pur
et simple de la méthode en général. La dernière phrase de

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l’ouvrage ne précise-t-elle pas que ce qu’on ne peut atteindre
par la méthode il faudrait l’obtenir d’une autre manière ? On
y lit : « ce que l’on ne peut pas demander à l’instrument de
la méthode, il faut au contraire et on peut aussi l’atteindre,
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grâce à une discipline de l’interrogation et de la recherche


qui garantisse la vérité » (VM, p. 516). On pourrait multiplier
les citations allant dans le même sens. Il est difficile, dans
ces conditions, de comprendre le titre de l’ouvrage autrement
que comme une antithèse.
Ce sont de tels passages qui ont motivé la critique forte et
à certains égards décisive avancée par Tugendhat. L’ idée fon-
damentale de Tugendhat est que l’herméneutique de Gadamer
repose sur le même genre d’extension illégitime du concept
de « vérité » que celle opérée par Heidegger lorsque ce dernier
oppose à la vérité au sens prédicatif, c’est-à-dire à la vérité du
jugement, un concept de vérité tenu pour « plus originaire »,
à savoir l’Erschlossenheit, l’ouverture, en tant que détermi-
nation de l’être du Dasein (en ce sens-là, le Dasein « est » la
vérité ; voir Sein und Zeit, § 44) et bientôt la vérité entendue
en son sens grec initial comme alètheia, Unverborgenheit.
Pourquoi un tel élargissement du concept de vérité doit-il être
tenu pour illégitime ? Parce qu’il aboutit à priver la vérité
d’un trait sans lequel ce concept est entièrement vidé de son
sens : l’idée selon laquelle toute prétention à la vérité exige
aussi une justification 14. En effet, pour que l’idée de justifi-
cation fasse sens, il est nécessaire qu’existe une différence
entre ce qui est asserté et les raisons que l’on a de l’asserter,
différence qui n’existe qu’au niveau de la vérité prédicative.

14. ��������������
E. Tugendhat, Der Wahrheitsbegriff bei Husserl und Hei­
degger, Berlin, Walter de Gruyter, 1970, p. 331 sq. Voir aussi Selb­stbe­
wusstsein und Selbstbestimmung, Francfort-sur-le-Main, ­Suhr­kamp,
1979, p. 239 ; Conscience de soi et autodétermination, trad R. Rochlitz
(modifiée), Paris, Armand Colin, 1995, p. 199 : « ­Partant du fait qu’un
énoncé “découvre” quelque chose, Heidegger a formalisé le concept de
vérité de telle manière qu’il a fini par lui donner une extension aussi
grande qu’au concept d’ouverture (Erschlossenheit) (§ 44). Or le sens
spécifique de “vrai” – à savoir la prétention à la fondation et à la jus-
tification – a de ce fait disparu ; dans la mesure où le terme “vérité”
est néanmoins maintenu, on est en même temps tenté de croire que le
concept de vérité est conservé et même approfondi, ce qui engendre une
situation particulièrement ambiguë. »

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Il résulte d’ailleurs de cette connexion ­nécessaire entre vérité
et justification que la vérité est inséparable de ses procé-
dures de légitimation, c’est-à-dire de la méthode suivie pour
l’établir. Lorsque la vérité devient, comme chez Heidegger, le
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produit d’un mystérieux Envoi (Schicken) qui appartient au


destin (Schicksal) de l’être et à partir duquel se configure son
histoire (Geschichte), ou quand il est question d’un « advenir
de la vérité (Wahrheitsgeschehen) » (VM, p. 516) dissocié de
toute justification, comme chez ­Gadamer, lorsque la tâche
de la philosophie devient celle de « discerner, partout où elle
se rencontre, l’expérience de vérité qui dépasse le domaine
soumis au contrôle de la méthode scientifique » (VM, p. 11),
cet usage du concept de vérité ne fait plus sens. Ainsi, en
sacrifiant l’élément méthodique de l’hermé­ neutique de
­Schleiermacher et de Dilthey, « Gadamer a été jusqu’à renon-
cer à ce qu’il restait de méthodologie chez Heidegger 15 ».
Pourtant, une attention accrue aux descriptions concrètes
de Gadamer et notamment au problème de l’application en
herméneutique amènerait à nuancer fortement cette critique.
À y regarder de plus près, en effet, une autre interprétation
du propos central de Vérité et Méthode est possible, qui
révèle sa profonde continuité avec le « problème kantien » de
­Schleiermacher. Il ne s’agit pas tant, pour Gadamer, de répu-
dier toute méthode dans le champ de l’herméneutique que de
renoncer à « l’idée cartésienne de méthode » (VM, p. 298) ou
au « concept moderne de méthode » (VM, p. 292 ; nous sou-
lignons) ; il s’agit moins de répudier les règles en général que
de raffiner notre conception du statut de ces règles. Qu’est-ce
que Gadamer entend ici par méthode « cartésienne » ? L’ idée
selon laquelle « un usage de la raison soumis à la discipline
de la méthode est en mesure de préserver de toute erreur »
(VM, p. 298) ; c’est-à-dire non seulement l’idée de règles
exactes, analogues aux règles d’un calcul, et qui formeraient
système, mais de règles que l’on pourrait appliquer « méca-
niquement » pour parvenir au vrai, c’est-à-dire indépendam-

15. E. Tugendhat, « The Fusion of Horizons », Philosophische


Aufsätze, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1992, p. 430. Cette critique
a été approuvée par K. O. Apel dans Transformation de la philosophie I,
trad. C. Bouchindhomme, T. Simonelli et D. Trierweiler, Paris, Éd. du
Cerf, 2007, p. 47-48.

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ment de la justesse d’un jugement permettant de déterminer
quand les appliquer ou non et comment les appliquer à bon
escient dans un cas donné. Or, une telle méthode, à supposer
qu’elle existe ailleurs, n’existe pas dans le champ de l’hermé-
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neutique. Car, dans le domaine de la critique textuelle, par


exemple, pour appliquer correctement des méthodes expli-
cites (analyse de la polysémie des mots, examen des passages
parallèles, etc.), il faut déjà avoir une entente préméthodique
de ce dont parle le texte. Ainsi, à propos des « règles que
nous observons lors [des] réflexions de critique textuelle »,
­Gadamer affirme « qu’ici également leur application correcte
est inséparable de la compréhension du contenu du texte »
(VM, p. 315). C’est pourquoi, d’un côté, la compréhension est
étroitement liée à l’application (juste) de ces règles mais, de
l’autre, elle ne peut être elle-même formalisée en termes de
règles applicables indépendamment d’une appréciation du
contexte. En effet, la compréhension est décrite par Gadamer
non pas comme un acte mental, mais comme une « capacité
pratique » (« praktisch Können »). Comprendre signifie « s’y
connaître en quelque chose » (VM, p. 281) et une telle capacité
pratique ne peut s’actualiser qu’en se conformant aux règles
qui sous-tendent la pratique en question, aussi inexactes et
difficiles à formuler que soient ces règles. Appliquer correc-
tement ces règles, c’est justement cela comprendre. Mais le
point décisif est ici que les règles que suit l’herméneute sont
d’un genre particulier, et diffèrent profondément de celles
– exactes et analogues aux règles d’un calcul – que postule
une méthode axiomatique. Par exemple, pour ce qui touche
à cette maxime générale que constitue « l’anticipation de la
perfection » (VM, p. 315), c’est-à-dire la recherche d’un « sens
cohérent » (cette anticipation de la perfection joue un rôle
analogue dans la conception de Gadamer à celle remplie par
le principe de charité dans la théorie de Davidson), une telle
maxime appelle une application qui repose sur un discerne-
ment du cas particulier, c’est-à-dire sur une distinction entre
les cas où le sens est effectivement peu cohérent et ceux où
l’incohérence présumée est plutôt un effet induit par la lec-
ture – un discernement qui ne peut à son tour être forma-
lisé, c’est-à-dire reconduit à des règles. À cet égard, l’écart
est ici maximal entre le principe de charité davidsonien qui
pourrait idéalement figurer dans une « théorie de l’interpré-

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tation » revêtant une forme axiomatique, et l’anticipation de
la perfection de Gadamer 16.

Les règles d’expérience


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Quel est le statut de ces règles ? Un passage au moins


de Vérité et Méthode nous paraît répondre à cette question.
Dans le domaine de l’expérience historique, en effet, qui est
aussi celui de l’expérience herméneutique, on trouve bien des
« règles générales », écrit Gadamer,
mais leur valeur méthodique n’est pas celle d’une connaissance de
lois sous lesquelles on pourrait subsumer de manière univoque les
cas particuliers. Les règles d’expérience exigent plutôt une utilisa-
tion qui ait elle-même de l’expérience et ne sont ce qu’elles sont que
dans un tel usage (VM, p. 262).
Ces « lois » ne sont pas univoques ni n’autorisent leur
application univoque à tous les cas donnés – à la différence de
celles d’une méthode « cartésienne » ; ce sont des règles d’ex­
périence, analogues à celles qui sous-tendent la phronèsis
aristotélicienne. Mais alors, ces règles inexactes, ­impossibles
à formuler exhaustivement, et qui ne forment pas système,
ces règles qui en appellent à l’expérience pour pouvoir être
elles-mêmes correctement appliquées, ne délimitent-elles
pas justement le concept de méthode qui est approprié
dans le champ des sciences de l’esprit ou des sciences his-
toriques ? N’ont-elles pas une valeur méthodique au sens ici
pertinent de « méthode » ? En somme, ne faut-il pas repro-
cher à G­ adamer d’avoir fondé son exclusion de la méthode
– dans de nombreux passages au moins – sur un concept
trop étroit de méthode, un concept qui fait la part trop belle,
précisément, à un idéal méthodique (de type axiomatique)
inapplicable dans le champ qui est le sien – à la « méthode
cartésienne », pour le dire dans ses propres termes ? Car
rien ne paraît plus arbitraire que le choix terminologique de
réserver le mot « méthode » à cette dernière.
Une toute autre lecture de Vérité et Méthode serait
alors possible. Et cette lecture ramènerait Gadamer dans les

16. Sur une confrontation entre les deux auteurs, voir P. Engel,


« Herméneutique, langage et vérité », dans D. Thouard (éd.), Hermé­
neutique contemporaine, Paris, Vrin, 2011, p. 307-336.

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parages de certaines remarques de Wittgenstein. On trouve en
effet dans les Recherches philosophiques cette même ligne de
réflexion que l’on peut faire remonter à la Critique de la rai­
son pure et selon laquelle, si nous voulons ­analyser l’action
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de suivre une règle, nous devons répondre par la négative à la


question : « Ne pouvons-nous pas imaginer une règle qui règle
l’application de la règle 17 ? » Non seulement suivre une règle
est une pratique (RP, I, § 202), qui n’a pas besoin de reposer
sur une formulation explicite de la règle, mais encore une
telle formulation, même là où elle existe, ne permet pas de
combler l’hiatus entre la règle et son application, car la règle
ainsi formulée doit être à son tour appliquée correctement. À
travers ces remarques, le but de Wittgenstein est en premier
lieu celui de montrer que nous n’avons pas besoin de postuler
un acte mental spécifique (une intuition, une interprétation)
pour combler l’écart supposé entre la formule générale de la
règle et le cas particulier auquel elle s’applique, car un nouvel
acte mental serait alors nécessaire pour s’assurer de la rec-
titude de cette intuition ou interprétation, et ainsi de suite à
l’infini. Rien, aucun acte mental, aucune interprétation néces­
saires n’ont ici à s’intercaler entre la règle et son application
au cas concret (RP, I, § 201 et 213). Tel est le cadre général de
son propos – mais Wittgenstein souligne en outre que l’action
de suivre une règle diffère en fonction du type de règle suivie.
Il y a des règles exactes dont l’application peut être considé-
rée de manière univoque comme correcte ou incorrecte, mais
aussi des règles qui laissent une marge d’appréciation à celui
qui les applique. Leur application n’est pas « mécanique », si
nous voulons dire par là non pas que de telles règles différe-
raient de celles qui déterminent leur application à la manière
d’un « super-mécanisme » (car de telles règles n’existent pas),
mais que, dans l’application de ces règles, il y a place pour
la délibération et la réflexion. En d’autres termes, suivre ces
règles fait appel au « jugement », à une sensibilité au contexte,
à un discernement du particulier. Or, affirme Wittgenstein, les
« règles d’expérience » sont de ce type :

17. L.  Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, Oxford,


Basil Blackwell, 2001 ; Recherches philosophiques [désormais abrégé
RP], trad. F. Dastur, M. Élie, J.-L. Gautero, D. Janicaud et É. Rigal,
Paris, Gallimard, 2004, I, § 88.

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Peut-on apprendre à connaître les hommes ? Certains le peuvent.
Non en suivant des cours, mais par l’« expérience ». – Existe-t-il des
maîtres pour cela ? Certainement. Ils donnent, de temps à autre, la
bonne indication. C’est à cela que ressemblent ici l’« apprendre »
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et l’« enseigner ». – On ­n’apprend pas une technique, mais des


jugements pertinents. Il y a aussi des règles, mais elles ne forment
pas un système et seul l’homme d’expérience peut les appliquer à
bon escient. À la différence des règles de calcul (RP, II-XI, p. 318).

Wittgenstein est ici parfaitement d’accord avec ­Gadamer :


ce qui caractérise les règles d’expérience est qu’il faut de l’ex-
périence pour les appliquer à bon escient – contrairement
aux règles dont l’application est « mécanique » et univoque.
Et tous deux ne sont pas loin d’être d’accord avec Aristote : le
premier genre de règles ­s’apparente à celles de la phronèsis,
la sagesse pratique fondée sur l’expérience, le second à celles
de la tekhnè, puisque, à la différence de la sagesse pratique,
« l’art ne délibère pas 18 ». Si l’application de celles-ci est
apparentée à une « technologie », l’actua­lisation de celles-là
fait appel au discernement. Pour le dire cette fois en termes
kantiens, le premier genre de règles rappelle le jugement
déterminant, le second le jugement réfléchissant 19.
Il y a donc une spécificité des règles qui interviennent
dans le champ de l’interprétation. Elles ressemblent à « la
règle de plomb utilisée dans la construction à Lesbos » dont
parle Aristote, et qui garde quelque chose d’« indéterminé »
(« aoristos ») : « la règle, bien loin de demeurer rigide, épouse
les formes de la pierre 20. » Parce qu’elle fait appel à la sûreté
du jugement, appliquer une telle règle ne relève pas de la
simple routine contrairement à ce qui se produit dans l’art
(tekhnè).
On pourrait songer ici au cas exemplaire de la traduc-
tion. Traduire, c’est souvent procéder « mécaniquement »,
18. Aristote, Physique, II, 8, 199 b 28.
19. Sur une interprétation de cette distinction chez Kant
inspirée par Wittgenstein, voir J. Floyd, « Heautonomy : Kant on
Reflective Judgement and Systematicity », dans H. Parret (éd.), Kants
Ästhetik / Kant’s Aesthetics / L’ esthétique de Kant, Berlin et New York,
Walter de Gruyter, 1998.
20. Aristote, L’  Éthique à Nicomaque, trad. B. A. ­ Gauthier
et ­J. Y. ­ Jolif, Louvain et Paris, Publications universitaires de
­Louvain / ­Béatrice Nauwelaerts, 1970, V, 14, 1137 b 29-32.

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c’est-à-dire sur la base d’un pur système d’équivalences :
chien = dog = Hund = cane, etc. Mais ce qui distingue le
bon traducteur (ou le traducteur expérimenté) du traduc-
teur médiocre, c’est évidemment qu’il ne se contente pas
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d’un simple mot à mot. Il sera attentif à la particularité du


contexte, mais aussi aux particularités de la langue de départ
et d’arrivée, c’est-à-dire à « ce qui se dit » ou « ne se dit pas »,
à ce qui est idiomatique ou ne l’est pas. Il saura s’éloigner du
texte d’origine quand il le faut ; en outre, il saura distinguer
dans quelles circonstances il convient d’en rester proche ou
de s’en éloigner en fonction de sa compréhension de ce qui
est dit. Il n’y a pas, au sens strict, une « méthode » de traduc-
tion, si l’on veut dire par là un système d’équivalences (tel
celui que pourrait appliquer un programme d’ordinateur)
auquel il suffirait de se fier dans tous les cas ; il n’y a que des
règles / méthodes faillibles et douées d’une portée limitée,
car tributaires de la particularité du contexte, et exigeant une
expérience pour pouvoir être appliquées à bon escient. C’est
là le statut des règles que Gadamer a en vue quand il affirme
que les conditions dans lesquelles la compréhension se pro-
duit « n’ont pas toutes le caractère d’une procédure ou d’une
méthode, que celui qui s’emploie à comprendre pourrait à
volonté mettre en œuvre » (VM, p. 317).
Ces remarques nous ramènent à notre point de départ.
Si l’on accepte cette lecture de Vérité et Méthode, il en
découle que ce qui légitime le geste de Gadamer consistant à
rapatrier l’herméneutique (et avec elle la philosophie) du côté
des « humanités », au lieu de prétendre l’aligner sur un idéal
d’exactitude emprunté aux mathématiques ou aux sciences
de la nature, est moins une dichotomie tranchée entre com-
prendre et expliquer (car, après tout, comprendre et expliquer
sont des concepts jumeaux : il est impossible de comprendre
un texte sans être en mesure de l’expliquer, c’est-à-dire d’ex-
pliquer ce qui légitime cette compréhension) que la mise au
jour du genre de règles (et partant de méthodes) qui est ici
en jeu. Ainsi réinterprétée, la position de ­ Gadamer pour-
rait être considérée comme plus forte que celle adoptée par
Ricœur, lorsque ce dernier a suggéré que l’herméneutique
avait besoin de l’auxiliaire de la méthodologie « objective »
du structuralisme – à laquelle il réserve le pôle de l’explica-
tion par opposition à celui de la compréhension – pour se

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formuler elle-même 21, apportant ainsi sa caution au scien-
tisme naïf de la « science structurale ». Si l’on comprend le
statut que possède la méthode en herméneutique, on com-
prend du même coup que l’on n’a rien à gagner d’un rappro-
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chement hasardeux entre ces déterminants objectifs du sens


que seraient des structures prétendument « indépendantes
de l’observateur » et le genre d’« objectivité » qui résulte d’une
juste application des règles – elles-mêmes vagues et indéter-
minées – régissant l’interprétation d’un texte, d’une œuvre
d’art ou d’une culture.

Claude ROMANO.

21. Ricœur affirmait déjà dans son article de 1963 « Structure


et herméneutique » : « Jamais on ne pourra faire de l’herméneutique
sans structuralisme » (Esprit, n° 322, nov. 1963, p. 653). Il reprend
cette affirmation dans Du texte à l’action où l’analyse structurale et
l’herméneutique sont dites « complémentaires » (Du texte à l’action,
Essais d’herméneutique II, Paris, Éd. du Seuil, 1986, p. 172).

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