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« MON CORPS EST UNE ARME », DES SUFFRAGETTES AUX FEMEN

Christine Bard

Gallimard | « Les Temps Modernes »

2014/2 n° 678 | pages 213 à 240


ISSN 0040-3075
ISBN 9782070146031

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Christine Bard, « « Mon corps est une arme », des suffragettes aux Femen », Les Temps
Modernes 2014/2 (n° 678), p. 213-240.
DOI 10.3917/ltm.678.0213
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« MON CORPS EST UNE ARME »,
DES SUFFRAGETTES AUX FEMEN
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Les Femen, en avançant l’idée que leur corps est une arme,
forcent l’attention sur le rôle du corps et de sa représentation dans le
répertoire de l’action militante. Or les femmes n’ont pas un égal
accès à ce répertoire1 qu’il s’agisse de moyens traditionnels (grève,
manifestation, rassemblement, meeting...) ou pas. Le coût à payer,
psychologique et social, est toujours plus élevé pour elles. Il leur
faut surmonter des inhibitions, braver des interdits, autant d’obs-
tacles inexistants pour les hommes qui peuvent au contraire trouver
des bénéfices ou des gratifications dans des rôles militants virils. La
domination incorporée est ici en cause2. Lever le poing ou prendre
la parole en public sont des actes sensibles à la variable du genre.
Il y a là un défi à relever pour les féministes qui sont très
majoritairement des femmes et socialisées comme telles. Dans
une culture qui reste misogyne et qui les stigmatise, elles doivent
créer leur propre image, porteuse de leur identité, et faire avec un

1. Le concept de répertoire, comme au théâtre, est inspiré du travail


de l’historien Charles Tilly (1978). Sur l’effet de genre, cf., entre autres,
Olivier Fillieule, Patricia Roux, Le Sexe du militantisme, Paris, Presses de
Sciences Po, 2009.
2. Ce constat est désormais assez banal, en tout cas dans les études
sur le genre et sur le corps. N’oublions toutefois pas combien il fut
difficile et long de le formuler. On le doit à la deuxième vague, dans les
années 1970 (et non à la première). En France, les travaux pionniers de
Colette Guillaumin ouvrirent une voie pour penser cet aspect majeur de
l’oppression des femmes (voir la réédition de ses articles dans Sexe, race
et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris, Côté-Femmes, 2003).

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corps objet de toutes les attentions et toujours évalué en fonction


des normes formatant la beauté et la féminité. Pour ces raisons, le
féminisme a souvent épargné le corps de ses militantes et privi-
légié le militantisme par l’écrit, les réunions dans des lieux dédiés,
le recours à l’expertise, le lobbying... Le jeu devient risqué pour
les groupes d’action qui se veulent radicaux (une minorité du

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mouvement féministe). Ils sont en effet contraints à des innova-
tions tactiques pour dynamiser les luttes3. La spectacularisation
offre beaucoup d’avantages, mais elle peut conduire à des esca-
lades non maîtrisées et à des dérapages non contrôlés. Comment,
dans la violence symbolique ou réelle, gérer le rapport aux normes
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de genre : conformité ou transgression ? Sexualiser ou désexua-


liser ? Quelques réponses, à un siècle d’écart, avec les suffragettes
et les Femen, pour essayer de comprendre ce qu’est un corps
féministe.

LE CORPS DES SUFFRAGETTES

Dans les premières années du xxe siècle, entre 1905 et 1914,


les suffragettes anglaises ont touché l’opinion du monde entier.
Pourquoi ? A la différence des suffragistes, les « suffragettes » (une
invention du Daily Mail, en 1906) organisent des actions specta-
culaires inédites et souvent illégales, ce radicalisme leur donne
une place unique dans l’histoire mondiale du féminisme4. Leur
visibilité soudaine repousse dans l’ombre les associations modé-
rées qui s’en tiennent à un répertoire d’action classique. Comment
avancer, quand la réforme tant attendue est bloquée au Parlement ?
En risquant son corps.

3. Doug McAdam, « Tactical innovation and the pace of insurgency »,


American Sociological Review, December 1983, no 48 (6), pp. 735-754.
4. Il y a peu d’ouvrages en français sur ce mouvement. Françoise
Barret-Ducrocq, Le Mouvement féministe anglais d’hier à aujourd’hui
(Ellipses, 2000), n’évoque l’épisode suffragiste qu’en quelques pages.
Voir aussi le documentaire Les Suffragettes, ni paillassons, ni prostituées
de Michèle Dominici, 2012, bien informé par l’historienne du suffragisme
britannique Myriam Boussahba-Bravard.

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La spectacularisation de la lutte

Le corps protestataire des suffragettes est d’abord collectif. Il


met en mouvement des masses de plusieurs centaines de milliers
de femmes, grâce à la WSPU (Women’s Social and Political

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Union), que fondent en 1903 Emmeline Pankhurst et sa fille aînée,
Christabel, venues des milieux travaillistes. Le nombre de mani-
festantes est encore, à cette époque, un élément d’appréciation de
la réussite protestataire. Leur première manifestation de force, pour
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le Women’s Sunday, le 21 juin 1908, fait converger sept colonnes


vers Hyde Park où interviennent soixante-dix oratrices sur vingt
estrades ; elle attire environ 500 000 personnes.
Le spectacle donné est grandiose pour cette initiative comme
pour les suivantes, telle la Women’s Coronation Procession du
17 juin 1911. Il est organisé par une direction autocrate qui tient
ses troupes d’une main de fer. La cohésion est la clé de la crédi-
bilité et du succès. La dimension esthétique est particulièrement
soignée. Les suffragettes ont bénéficié de l’ouverture aux femmes
des formations artistiques, longtemps réservées aux hommes. Une
Artists’ Suffrage League est fondée en 1907, c’est la première
association professionnelle suffragiste. Un Suffrage Atelier est
créé en 1909. Edith Craig, designer de vêtements, orchestre le
« Pageant of Great Women » en 1909 où elle apparaît en Rosa
Bonheur. La sœur de Christabel, Sylvia Pankhurst, formée à la
Manchester School of Art au début du siècle, contribue également
à l’esthétisation de la lutte. C’est une peintre, Marion Wallace
Dunlop, qui fait la première grève de la faim. Les femmes artistes
qui s’engagent pour la cause féministe le font aussi pour protester
contre leurs conditions d’existence. Le vocabulaire esthétique des
suffragrettes s’inspire beaucoup du mouvement Arts and Crafts.
Leur plus grand succès est sans doute l’invention d’un code-
couleur spécifique : du violet, du blanc, du vert, pour la dignité, la
pureté et l’espoir et pour le jeu qu’il permet : Green pour Give,
White pour Women et Violet pour Votes. Les trois couleurs seront
déclinées de mille et une manières sur les affiches, les bannières,
les petites pancartes attachées au cou, portées sur la poitrine,
les banderoles, les broches, bijoux, badges... Aujourd’hui, on men-

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tionne parfois les suffragettes comme les inventrices de la perfor-


mance artistique5.
La présence dans la sphère publique est un élément clé de la
transgression dans une société qui voudrait maintenir les femmes
dans la sphère privée. C’est ce que font les antiféministes dans leur
imagerie : ils ramènent les féministes à la maison et réduisent le

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conflit politique à l’éternelle mésentente conjugale.
L’espace de prédilection des suffragettes est donc la rue, avec
ou sans autorisation. Elles y vendent leurs journaux, distribuent
leurs tracts, y mènent des actions d’éclat. L’épreuve de la rue sup-
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pose courage et sang-froid : leur présence provoque des réactions


agressives, des insultes, des paroles obscènes, des gestes déplacés.
Des manifestations montrent des militantes disciplinées, en
ordre, ce qui atteste l’appropriation d’une compétence masculine
relevant de la culture militaire. Elles marchent en rang, comme si
elles formaient une sorte d’armée. La métaphore est d’ailleurs sou-
vent utilisée. L’ensemble doit montrer le calme, la détermination,
la force et la cohésion car marcher ensemble, cela s’apprend. Le
port de banderoles, de fanions est aussi important. La femme porte-
drapeau dessine une silhouette inhabituelle. On ne voit pas de
femmes qui courent. Lorsque la police s’approche, elles se font
arrêter, parfois en résistant. Il arrive que les rassemblements soient
statiques, positionnés sur des lieux stratégiques, aux abords du Par-
lement. Le moyen choisi pour rester le plus longtemps possible
tout en haranguant les passants est de s’enchaîner à des grilles de
bâtiments importants. Mais le mouvement est privilégié. Il est par-
fois souligné par l’utilisation de moyens de transport : voitures,
bus, chars, chevaux.
Ce que l’on retient des suffragettes est leur exposition volon-
taire à la répression policière. Par milliers elles sont arrêtées, après
avoir interrompu des réunions politiques masculines, brisé des
vitres, s’être enchaînées aux grilles du Parlement... La scène d’ar-
restation, avec ou sans résistance physique, est devenue un cliché.
Favorable quand la suffragette reste calme et digne. Défavorable
quand elle se débat. Mais la capacité des femmes à se défendre est
médiatisée. Un dessin de Punch, en 1908, montre par exemple une

5. Leslie Hill, professor of French, Warwick university : https://www.


youtube.com/watch?v=TGRNKaLjc8

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suffragette pratiquant le jiu-jitsu et, bien que seule contre de nom-
breux policiers, les tenant en échec.

Le dress code militant

Les photographies témoignent d’une grande diversité d’allure,

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à la mesure de la mixité sociale du mouvement. Sans doute la
sobriété domine-t-elle, apportant une connotation masculine qui
échappe au regard contemporain profane. Le pantalon est encore
très rare. Il faut remonter aux années 1848 aux Etats-Unis pour le
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trouver, au cœur d’une polémique féministe de haute intensité avec


Amelia Bloomer6. Sa présence n’est que subreptice, souvent
comme pantalons de dessous, découverts par le soulèvement des
robes (un geste d’agression auquel les suffragettes sont réellement
confrontées). Dans certaines manifestations, l’uniforme est de
rigueur. Il s’agit de tenues blanches, très photogéniques. Les suf-
fragettes portent parfois des costumes locaux ou nationaux
(Indiennes, Galloises, Irlandaises, Ecossaises7...), des costumes de
prisonnières et des costumes historiques dans les reconstitutions où
elles performent des femmes célèbres telles que Jeanne d’Arc. Sur
les affiches apparaissent des costumes professionnels qui déclinent
des statuts sociaux variés (la robe d’avocate, la travailleuse, la
femme pauvre, la mère), manière de souligner leur diversité
sociale, mais aussi de récupérer à leur profit la respectabilité atta-
chée à ces statuts sociaux.
Les dirigeantes de la WSPU veulent aussi déjouer le stéréotype
antiféministe qui les montre laides, mal habillées, masculines avec
une ombre de barbe ou de moustache. La disqualification esthé-
tique est un procédé ancien et particulièrement sexiste : il n’a
évidemment pas son équivalent chez les hommes. En conséquence,
la consigne adressée aux militantes exige qu’elles soignent parti-
culièrement leurs apparences, qu’elles soient élégantes, gracieuses,
belles. La suffragette a donc dans certaines manifestations l’allure

6. Christine Bard, Une histoire politique du pantalon, Paris, Le Seuil,


2010 et Gayle V. Fischer, Pantaloons and Power. Nineteenth-Century
Dress Reform in the United States, Kent, Ohio, Kent University Press,
2001.
7. Lisa Tickner, The Spectacle of Women. Imagery of the Suffrage
Campaign 1907-1914, The University of Chicago Press, 1988, p. 128.

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d’une bourgeoise à la mode de la Belle Epoque, avec, comme il se


doit, de larges chapeaux surchargés de fleurs et de rubans, bien
encombrants. Témoin visuelle, la Française Madeleine Pelletier,
qui milite pour la virilisation des femmes, voit dans ce système de
défense une véritable faute politique et ironise sur les délicates
tenues qui ne résisteront pas aux assauts des forces de police.

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Leur corps est mince, de cette minceur qui évoque immanqua-
blement l’androgynie et contraste avec les rondeurs que la Belle
Epoque valorisait encore comme canon de la beauté féminine-
maternelle. Un corps alors déviant, resté juvénile, comme une ano-
malie. La poitrine reste en général invisible, sauf dans des images
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qui en font un élément piquant de la confrontation avec la police.


Beaucoup de suffragettes sont effectivement de jeunes femmes.
Certaines sont amaigries par les grèves de la faim.
Leur corps est montré en ordre ou en désordre. En ordre, la
discipline et la raideur un peu militaire heurtent l’image attendue
de la féminité souple et déliée. En désordre, il renvoie à une fémi-
nité débridée, cheveux en désordre, hystérique. L’absence de
couvre-chef, le fait de montrer ses cheveux sont déjà des transgres-
sions du code du paraître bourgeois.
Les militantes ne cherchent pas pour la plupart à se distinguer.
Elles le sont déjà assez dans les représentations péjoratives. Bana-
liser leur corps est une manière de contrer le stigmate de la femme
exceptionnelle et donc monstrueuse. La recherche de la respectabi-
lité est tentante pour des femmes « publiques » car militantes.
Aussi l’humour leur est-il déconseillé. C’est l’arme de leur adver-
saire, qu’elles ne peuvent ou ne veulent retourner contre lui. La
recherche de la respectabilité passe par la sanctification. Jeanne
d’Arc est convoquée comme sainte patronne des suffragettes. Très
présents dans la culture visuelle de l’époque, le blanc virginal et
l’ange viennent sanctifier la cause8. Pour beaucoup de suffragettes,
religion et féminisme ne s’opposent pas. La religion n’est-elle pas

8. Faire l’ange : c’est l’impression que donne la description ironique,


par Madeleine Pelletier, de la performance de « Mistresse Lawrence »
[Emmeline Pethick-Lawrence, la trésorière de la WSPU : Madeleine
Pelletier souligne avec son « Mrs » qu’elle est une femme mariée et de ce
fait assez suspecte pour la cause] aux Sociétés savantes, à Paris, en 1910 :
elle « était en robe de satin blanc décolletée avec, aux manches, de longues
ailes de dentelle. Lorsqu’elle étendait les bras dans un geste oratoire, les
ailes de dentelles se déployaient ; tout de même, ce costume de papillon

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une sphère d’excellence féminine à l’opposé de l’appétit de jouis-
sances matérielles prêté aux hommes ?

Le corps sacrifié

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En prison, à Holloway, les suffragettes réclament un statut de
prisonnière politique. Et pour l’obtenir, elles font la grève de la faim.
Afin de briser cette résistance, les autorités décident de les alimenter
de force. Un médecin accompagné de deux ou trois geôlières intro-
duit de force dans la narine ou la bouche un tube en caoutchouc
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contenant un mélange de lait de pain et de cognac, parfois avec de


l’antivomitif. Si la résistance persiste, on immobilise la prisonnière
qui hurle. L’expérience est traumatisante. Sylvia Pankhurst écrit à sa
mère : « Je lutte, lutte, lutte encore. J’ai quatre, cinq, six surveillantes
et deux docteurs. Je suis nourrie par un tube stomacal deux fois par
jour. Ils forcent ma bouche avec un instrument de métal. Je résiste
tout le temps. Mes lèvres saignent toujours. J’ai peur qu’ils disent
que nous ne résistons pas. Pourtant mes épaules sont toutes meurtries
pendant qu’ils tiennent le tube dans ma bouche9. » Cette torture est
imposée de manière répétée. L’actrice Kitty Marion est nourrie ainsi
deux cents fois en une seule année. Les grévistes de la faim auront
des problèmes de santé persistants bien après leur sortie de prison.
Tel un viol, le gavage manifeste le fait que les femmes ne dis-
posent pas librement de leur corps. L’effet psychologique de cette
épreuve conduit certaines militantes sur la voie d’une forme de
martyre. Ainsi s’ajoute au répertoire de l’action physique des fémi-
nistes le corps sacrifié (que l’on ne trouvait auparavant que sous la
forme du corps épuisé par la lutte, chez Flora Tristan ou Louise
Michel, par exemple).
La sacrifiée la plus célèbre s’appelle Emily Wilding Davison.
Après avoir été gouvernante, institutrice, puis étudiante à Oxford,
elle se consacre à temps plein à la cause. Elle écrit des articles,
notamment dans Votes for Women. Plusieurs fois emprisonnée,
elle est nourrie de force. En 1912, elle purge une peine de six mois

jurait par sa légèreté avec la gravité du sujet » (Dr Madeleine Pelletier,


« Les suffragettes anglaises se virilisent », La Suffragiste, octobre 1912).
9. Citée par Diane Atkinson, The Suffragettes in Pictures, London,
The History Press/Museum of London, 2e éd. 2010, p. 162.

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d’emprisonnement pour avoir mis le feu à des boîtes aux lettres.


Elle abîme sa colonne vertébrale lorsqu’elle se jette dans la cage
d’escalier de la prison d’Holloway pour attirer l’attention sur le
gavage. Elle explique avoir été convaincue « qu’un geste de pro-
testation désespéré devait être entrepris afin de mettre un terme à
l’horrible torture que l’on nous infligeait10 ». Et envisage un sacri-

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fice pour la cause qui pourrait aller jusqu’à celui de sa vie, à
l’exemple du Christ. Le suffrage est plus qu’une cause politique
pour Emily Wilding Davison ; le combat qu’il a engendré est sous-
tendu par une mystique de la supériorité spirituelle des femmes,
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dans une opposition entre l’esprit et le corps qu’il est possible de


dominer, maîtriser, martyriser s’il le faut. La grève de la faim dit
aussi cela.
Le 4 juin 1913, elle se rend au Derby d’Epsom, passe la bar-
rière de sécurité, pénètre sur la piste, et heurte le cheval de course
appartenant au roi George V. Elle meurt de ses blessures le 8 juin.
Ses funérailles, à Londres, attirent des milliers de suffragettes dans
une ambiance solennelle, bien ordonnée, un grand nombre de per-
sonnes regardant en silence passer les féministes. Sur son cercueil,
l’inscription : « She Died for Women ».
Emily Wilding Davison ne semble pas avoir cherché à mourir.
Elle a un ticket retour sur elle, des vacances avec sa sœur en pers-
pective, n’a pas laissé de lettre. Il semble plutôt qu’elle a voulu
attacher un fanion suffragiste sur le cheval royal, ce qu’indique
cent ans après l’expertise des films de cette course. Cet événement
est en effet devenu mythique et des parlementaires demandent
aujourd’hui qu’une statue rende hommage à cette suffragette témé-
raire, morte à quarante ans11. Le martyre suprême, cet événement
inouï, a eu lieu.

La violence assumée

Savoir coudre et broder n’est pas inutile dans la lutte suffra-


giste, mais il n’y a pas là de quoi affoler l’opinion. C’est avec des

10. Elizabeth Crawford, The Women’s Suffrage Movement, Routledge,


2013, p. 163.
11. http://www.theguardian.com/society/2013/may/26/emily-davison-
suffragette-death-derby-1913

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actions violentes que les militantes les plus radicales choisissent de
s’exprimer. En 1913 et 1914, elles déclarent l’état de guerre et
s’engagent dans une guérilla urbaine. Munies de frondes et de
petits marteaux, elles brisent des vitres de bâtiments publics et de
commerces. Pour la première fois, au 10 Downing Street, en 1908 :
les coupables sont condamnées à deux mois fermes de prison. Elles

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mettent aussi, entre autres exploits, le feu à la maison d’un parle-
mentaire libéral et à St Catherine’s Church, à Londres. Toujours
elles s’assurent que ni humains ni animaux ne sont coincés à l’inté-
rieur. Les photographies de bâtiments calcinés diffusent une image
de désolation qui, plus que jamais, divise les féministes, majoritai-
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rement hostiles à la violence.


Pour les suffragettes, rien n’est plus sacré que la vie humaine,
justement menacée par l’escalade de violence. Aussi, une église
peut bien brûler, une toile de maître être sacrifiée. Le 10 mars
1914, Mary Richardson, une ancienne étudiante en art, porte sept
coups de hachoir à viande à la Vénus de Vélasquez, que la National
Gallery vient d’acheter très cher. Militante déjà arrêtée neuf fois,
elle a connu la grève de la faim et l’alimentation forcée. Sa cible
représente la déesse romaine de l’amour et de la beauté, une de ces
femmes nues qui remplissent les musées. Elle est symboliquement
intéressante. Mais la suffragette dit avoir voulu montrer l’asymé-
trie entre la valeur matérielle accordée à cette œuvre et le peu de
cas fait de la vie des suffragettes. Pour dénoncer l’indifférence du
public, elle tente donc l’action d’éclat, tout en sachant que les
musées sont sous surveillance renforcée et que, l’année précédente,
trois suffragettes ont été arrêtées pour avoir cassé le verre protec-
teur de quatorze tableaux à Manchester. Mary Richardson est
condamnée à six mois de prison et relâchée après quelques
semaines de grève de la faim. La presse rend abondamment compte
de l’événement12. Le 17 juillet suivant, un tableau est endommagé
à la National Portrait Gallery. Des mesures sont prises pour res-
treindre ou interdire l’accès des femmes aux musées, tant le risque
est élevé.
L’exaspération monte. Le 21 mai 1914, les suffragettes tentent
d’entrer à Buckingham Palace, mais le roi refuse de recevoir une
délégation. Les militantes sont interceptées une fois de plus. Une

12. Sans connaître « slasher » Mary, les Femen, un siècle plus tard, ont
mené une action au Louvre, auprès de la Vénus de Milo (3 octobre 2012).

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222 LES TEMPS MODERNES

célèbre photographie immortalise l’arrestation de la frêle Emme-


line Pankhurst, soulevée de terre par un officier de police, une
armoire à glace dont le cœur lâchera peu après.
La « violence » des suffragettes va faire le tour du monde. Il
est aisé de la relativiser. La violence est retournée contre soi, ce
qui est caractéristique du genre féminin. Ses proportions sont

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faibles. La véritable violence politique est à rechercher dans
d’autres combats militants : les femmes terroristes contre le tsar en
Russie, mais surtout du côté des hommes : les attentats anarchistes
des années 1890 par exemple.
La répression est d’une telle violence que l’opinion publique
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qui, jusque-là avait plutôt désapprouvé les manifestantes, se


retourne en leur faveur. En France, Madeleine Pelletier salue la
« virilisation » des suffragettes : « Quand on veut la puissance
politique, il faut la mériter, être un individu et non une poupée
sensuelle ; ce qui ne préjuge rien des maternités nécessaires. Si
Mrs Pankhurst tient parole, nous assisterons à quelque chose
d’unique dans l’histoire du monde. De tout temps, il s’est trouvé
des femmes qui ont pris le fusil pour combattre avec les hommes.
Mais jamais encore des femmes qui ont pris l’initiative d’un mou-
vement insurrectionnel pour réclamer leurs droits13. »

L’implicite sexuel des suffragettes

Le durcissement du conflit révèle en même temps qu’il produit


une confrontation femmes/hommes. Même s’il y a des hommes
suffragistes, des hommes qui soutiennent les suffragettes et des
militants de la Men’s League for Women’s Suffrage, la WSPU est
bien une organisation de femmes14. Elle est portée par une mys-
tique féminine, comme le souligne à juste titre l’historienne Martha
Vicinus15. Les militantes sont confrontées au refus de leur droit à
disposer de leur corps, on l’a vu, qu’il s’agisse des actions de rue,
de l’emprisonnement, de la liberté de mener une grève de la faim.

13. Dr Madeleine Pelletier, « Les suffragettes anglaises se virilisent »,


La Suffragiste, octobre 1912.
14. Cf. Martine Monacelli, Michel Prum (dir.), Ces hommes qui épou-
sèrent la cause des femmes. Dix pionniers britanniques, Paris, L’Atelier, 2010.
15. « Tactiques des suffragettes anglaises », Collectif, Stratégies des
femmes, Paris, Tierce, 1984, pp. 407-423.

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« MON CORPS EST UNE ARME », DES SUFFRAGETTES AUX FEMEN 223
Ce refus a évidemment une portée symbolique bien plus générale :
non citoyennes, les femmes ne disposent pas d’elles-mêmes, même
si les droits civils des Britanniques sont plus avancés par exemple
que ceux des Françaises.
L’oppression des femmes se situe aussi dans la sphère privée.
Les féministes n’en ont pas toutes la même analyse, mais s’ac-

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cordent sur le constat de « crise du mariage bourgeois », dénoncent
l’hypocrisie de la « double morale » permissive pour les hommes
et stricte pour les femmes et militent pour l’« abolition de la prosti-
tution »... La soumission féminine dans la relation conjugale et
sexuelle est évidemment remise en question par le surgissement du
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féminisme radical. Aussi est-il assez logique pour des militantes de


donner leur corps à la cause et non aux hommes, à propos desquels
Christabel Pankhurst affirme qu’ils sont à 80 %, voire 90 %,
atteints de maladies vénériennes ! L’extrémisme tout à fait assumé
des suffragettes passe par une rupture symbolique et parfois réelle
avec les hommes, et donc par un refus de la sexualité — qui se
confond alors avec l’hétérosexualité. Parmi les suffragettes, il y a
des jeunes femmes qui choisissent de faire des études supérieures,
d’avoir une vie indépendante de célibataire, tout en étant reliées
aux autres par des activités professionnelles et militantes. Ces
ambitions dégagent un puissant parfum mêlant désirs d’émancipa-
tion féministe et exigences morales élevées.
Dans l’action se forgent des caractères intrépides et courageux
en rupture totale avec l’idéal féminin de l’époque. Les militantes
vivent pendant ces huit années intenses de leur lutte des aventures
extraordinaires, avec passion. L’expérience est teintée pour cer-
taines d’une homosocialité délicieuse et prometteuse, en tout cas
d’une camaraderie très forte dans une véritable « armée spiri-
tuelle ». L’émancipation collective recherchée par les suffragettes
est aussi personnelle. Qu’elle ne passe pas par la recherche d’une
vie sexuelle plus libre ne doit pas étonner. Le décalage avec les
attentes contemporaines concernant la sexualité est énorme. Mais
le plaisir corporel prend d’autres voies très certainement. On sait
par exemple qu’Emily Wilding Davison pratiquait plusieurs sports
et que les suffragettes étaient attentives à la santé, à l’alimentation
(certaines prônant par exemple le végétarisme)...
Cette conduite n’est d’ailleurs pas facile à assumer pour les
mouvements féministes qui veulent l’égalité au nom de la diffé-
rence des sexes et trouvent cette différence dans la maternité et

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224 LES TEMPS MODERNES

toutes les qualités qui lui sont associées. L’effacement de la diffé-


rence socialement instituée est aussi visible dans l’usage de la vio-
lence, qui est en principe un privilège masculin16. Ainsi le refus
sexuel des suffragettes semble confirmer le vieux discours antifé-
ministe qui prédit avec la victoire du féminisme une société sans
sexes, sans sexualité, qui mènera à la disparition de l’espèce17.

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*

Le choix d’un répertoire d’action très physique pour les suffra-


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gettes est-il finalement payant ? A court terme, non, car le pouvoir


ne cède pas à la pression. C’est la guerre qui stoppe la spirale de la
violence et voit la plupart des suffragettes se reconvertir dans des
activités patriotiques. Il faut attendre mars 1918 pour que les droits
politiques soient reconnus (et encore, seulement pour les femmes
de plus de trente ans). La mobilisation féminine au service de l’ef-
fort de guerre n’est pas pour rien dans cette victoire, parachevée en
1928 lorsque les droits politiques seront strictement identiques
pour les deux sexes.
La postérité mémorielle des suffragettes ainsi que leur place
dans l’historiographie des femmes montrent qu’il faut, au-delà de
la satisfaction de la revendication, mesurer la rupture culturelle qui
s’est jouée pendant ces années décisives. Les actions audacieuses
des suffragettes en disent long sur l’émancipation à l’ordre du jour,
jusqu’au Japon. L’aspiration à l’égalité est partout présente, mais
le radicalisme ne s’exporte pas facilement. Les « happenings » à
l’anglaise sont rares en France, où la peur du ridicule a toujours
tétanisé les féministes, prises dans une culture nationale valorisant
le « culte de La Femme ».

LES FEMEN

Il y a quelques années, à Kiev, Anna Hutsol part à la recherche


d’associations féministes qu’elle aimerait rejoindre. Elle n’en

16. Caroline Cardi, Geneviève Pruvost dir., Penser la violence des


femmes, Paris, La Découverte, 2012.
17. Ce discours est international. Pour la France, Christine Bard (dir.),
Un siècle d’antiféminisme, Paris, Fayard, 1998.

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« MON CORPS EST UNE ARME », DES SUFFRAGETTES AUX FEMEN 225
trouve qu’une « animée par trois tristes matrones, elle baignait
dans l’anonymat le plus total18 ».

Un corps féminin pour un féminisme féminocentré

Nées en 2008 en Ukraine, les Femen ont très vite connu un

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succès médiatique mondial. Leur groupe d’action veut réveiller
un féminisme jugé endormi, trop intellectuel, trop timoré. Il permet
l’expression d’une nouvelle génération, dont l’opposition avec la
précédente s’incarne physiquement. Sacha Chevtchenko : « Les
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filles étaient convaincues que le féminisme était un hobby de


femmes moustachues et folles19. » Inna Chevtchenko20 a égale-
ment une mauvaise image des féministes au départ : « [...] des
femmes au crâne rasé qui souhaitaient ressembler aux hommes et
qui portaient des vêtements masculins. Bref des femmes laides et
mal baisées21. » A ces corps pour elles répulsifs car vieux, ano-
nymes, poilus, laids, masculins, privés de sexualité, elles opposent
la magnificence de leurs corps.
Femen affiche sa non-mixité et construit son image avec du
féminin. Le logo est ainsi formé de la lettre F en cyrillique, ce qui
donne une forme ressemblant à celle des seins. Les symboles
exaltent la féminité : c’est le cas de la couronne de fleurs qui ren-
voie aussi, selon les Femen, à « l’indocilité fière », à « l’héroïsme ».
Cette couronne, qui signe aussi leur origine ukrainienne, a une
place importante dans la description que les Femen font d’elles
dans leur manifeste : « Femen est un mouvement international
d’activistes topless, courageuses, aux corps couverts de slogans et
aux têtes couronnées de fleurs. » Cette couronne traditionnelle est
portée par les jeunes filles, vierges, et en ce sens symbolise aussi
une féminité qui se suffit à elle-même, une sorte d’intégrité phy-
sique que le corps féminin perd avec le déchirement de l’hymen.
Cette féminité-là est associée à la force. La joliesse champêtre de
la couronne perd de sa superbe lorsque les Femen racontent avoir

18. Femen, avec la collaboration de Galia Ackerman, Femen, Paris,


Calmann-Lévy, 2013, p. 59.
19. Femen, Femen... op. cit., p. 68.
20. Chevtchenko est un patronyme répandu en Ukraine. Il n’y a
aucun lien de famille entre Sacha et Inna.
21. Femen, Femen... op. cit., p. 44.

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226 LES TEMPS MODERNES

recyclé des fleurs artificielles de cimetières, faute de moyens. Mis


à part ce détail comique, nous restons dans une association jeune-
femme-fleurs qui appuie sur une image convenue de la féminité la
plus traditionnelle.

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Le choix de la nudité : un empowerment

Les vêtements et sous-vêtements sexy, mais surtout la nudité


du torse soulignent le côté féminin. Elles en donnent la preuve par
les seins. Cette nudité partielle n’a pas tout de suite été choisie
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par les Femen. Elles se sont d’abord présentées de dos, mais les
photographes voulaient voir les seins. Et elles cèdent à la pression,
après disent-elles des discussions interminables. La première
action topless a lieu le 24 août 2009 lors de la journée de l’indé-
pendance nationale ukrainienne. Ce n’est pas facile à faire : sauf
pour des exhibitionnistes, mais, dans ce cas, l’action serait indolore
et n’aurait ni le même sens ni le même impact. Il faut faire sentir la
difficulté : rupture avec la famille pour l’une, gêne à montrer une
poitrine mal aimée car « trop petite », pour l’autre. « C’est peut-
être triste, mais c’est le seul moyen d’être entendues », disent-
elles22. Cette explication est centrale chez toutes celles et tous ceux
qui se dénudent pour protester, depuis les années 1960. Mais chez
les Femen, la nudité devient très vite centrale dans le projet libéra-
tionniste : « Sors, déshabille-toi et gagne », « Nudity is freedom »
scandent leurs slogans. La nudité se fait symbole de liberté (« I am
free » peint sur leurs poitrines). Affirmation incontestable selon
elles. Elles vont même jusqu’à dire que la femme topless échappe
au patriarcat : elle n’est plus la propriété privée d’un homme ; elle
affirme sa liberté sexuelle ; elle refuse les complexes.
Par ailleurs, la nudité expose un corps « sans défense » qui ne
peut cacher une arme23. La nudité souligne le fait que ce sont des
femmes qui protestent. Cette nudité fait suite à des actions où les
Femen étaient déguisées en prostituées. D’un mouvement « ludique
et gentil » fait d’actions théâtrales avec des chanteuses et des dan-
seuses, les Femen sont devenues « un mouvement féministe
radical » pour reprendre leur autodésignation. Pour Inna, « se réap-

22. Femen, Femen... op. cit., p. 116.


23. Ibid., p. 118.

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« MON CORPS EST UNE ARME », DES SUFFRAGETTES AUX FEMEN 227
proprier son corps, son sexe, est la seule clé possible pour tendre
vers la liberté et en finir avec cette oppression malsaine. La nudité
féminine détachée du système patriarcal devient alors le symbole
de la libération des femmes : nos corps deviennent des armes et
s’imposent comme une nouvelle voix, une transformation du fémi-
nisme. Nous sommes nues car nous sommes féministes24 ».

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L’abolition du patriarcat pour les Femen passe par des attaques
contre les religions et la prostitution. Utiliser le corps dans cette
perspective est judicieux : leurs corps libres s’opposent au corps
objet, au corps voilé, au corps contrôlé. Ces buts touchent aux
racines de la domination, estiment les Femen, qui rejettent les luttes
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qu’elles appellent féminines telles que la féminisation des noms


de métier, jugées futiles25. L’oppression corporelle est souvent en
cause dans leurs cibles. Citons par exemple les actions contre le
code vestimentaire qu’elles qualifient d’islamiste (le 31 mars 2012,
sur le parvis du Trocadéro, « Plutôt à poil qu’en Niqab ! », « Femmes
musulmanes, déshabillez-vous ! »).
Leurs apparences vestimentaires vont dans le sens de l’ultra-
féminité contemporaine. Femen s’inscrit bien dans une tendance
forte du féminisme de la troisième vague qui défend « le droit à la
féminité » par des « printemps de la jupe » et des « SlutWalks »26.
Xenia Chernyshova, porte-parole de l’antenne québécoise des
Femen, explique que Femen veut combattre le feu par le feu en « uti-
lisant l’image “pornographique” de la femme enregistrée dans notre
inconscient collectif pour lutter contre l’exploitation de son potentiel
sexuel ». Parce que « la sexualité est un champ de bataille27 ».
Pour les Femen, la nudité est une arme, même si l’image tradi-
tionnelle du nu est associée à la vulnérabilité. Le nu relèverait ici,
en quelque sorte, du « Girl power », phénomène de la culture de
masse digéré depuis la fin des années 1990. Madonna, Britney
Spears et les Spice Girls sont passées par là, inspiratrices d’un
« féminisme » pour adolescentes consommatrices et adeptes du

24. Interview le 7 février 2013, citée par Marie-Anne Paveau sur son
blog.
25. Femen, Femen... op. cit., p. 196.
26. Christine Bard, Ce que soulève la jupe. Identités, transgressions,
résistances, Paris, Autrement, 2010.
27. « Femen, ou l’art de combattre le feu par le feu », Le Devoir,
26 octobre 2013 (http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/
391006/femen-ou-l-art-de-combattre-le-feu-par-le-feu).

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228 LES TEMPS MODERNES

piercing, du jean taille basse, de la minijupe, du string, des vête-


ments dévoilant le corps d’une manière générale.
Les Femen témoignent de l’empowerment par la dénudation en
public, comme le font les pratiquantes de l’effeuillage ou les per-
formeuses strip-teaseuses. Elles évoquent une « ivresse de l’ac-
tion » ainsi que la nécessité d’un dépassement de soi physique et

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psychique. « C’est cela Femen : la sensation enivrante d’une liberté
totale et la joie d’être ensemble, avec nos camarades de combat,
prêtes à tout. Je dirais que c’est le bonheur. Et c’est ce bonheur qui
rend les Femen rayonnantes et belles28. »
Ce qui donne aussi toute sa force à cette protestation est le
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libre choix d’un stigmate, celui de la honte du corps nu (la punition


imposée au Moyen Age aux femmes adultères). Selon Françoise
Héritier, ce type d’action de provocation sexuelle renvoie à des
coutumes africaines lors desquelles les femmes se déshabillent
pour protester contre des actions ou des décisions masculines et
obtiennent en général ce qu’elles veulent des hommes horrifiés
et effrayés par cette « malédiction du nu ». Les femmes, par l’os-
tentation de leur sexe, leur rappellent d’où ils sont venus et cette
idée qu’ils sont sortis du sexe féminin leur fait horreur29. Ce
recours à la nudité est toujours d’actualité en Afrique où l’on se dit
que les Femen n’ont rien inventé. Des femmes mûres aux plus
jeunes, elles protestent seins nus30.

La symbolique topless : des seins subversifs ?

Protester en se montrant seins nus dans l’espace public n’est


pas nouveau. Le cliché le plus important associé à la deuxième
vague du féminisme est celui des « Américaines qui brûlent leurs
soutiens-gorges ». Le sein maternel et érotique devient alors poli-
tique. D’altérocentré, il devient autocentré ; hétéronome, il se fait

28. Femen, Femen... op. cit., p. 201.


29. Françoise Héritier, « Les Femen reproduisent la malédiction du
nu », Le Point.fr, 18 juin 2013. Ce propos favorable aux Femen suscite
des commentaires très agressifs sur ce site, en lien avec l’actualité de la
« Manif pour tous » qui a vu intervenir les Femen.
30. Nadéra Bouazza, « Les Femen n’ont rien inventé du tout »,
SlateAfrique, 3 octobre 2013 (http://www.slateafrique.com/130869/les-
africaines-nont-pas-attendu-les-femen-pour-manifester-les-seins-nus).

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« MON CORPS EST UNE ARME », DES SUFFRAGETTES AUX FEMEN 229
autonome. Ce ne sont plus les enfants, les maris, les médecins, les
psys, qui le maîtrisent, qui le possèdent ; les femmes s’approprient
leurs seins, décidant de les montrer ou pas31.
Depuis les années 1970, le regard social porté sur les seins nus
a changé dans de nombreux pays occidentaux32. La liberté de se
dénuder est une des facettes de la révolution sexuelle, invitant à

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décomplexer les plaisirs voyeuristes et exhibitionnistes. Elle
influence également les manières de militer : le « nu-manifeste »,
de plus en plus utilisé de nos jours, se met au service de toutes
sortes de causes33.
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Et pourtant, dans sa version Femen, le topless n’a rien de


banal. Il fait écho aux batailles sur les interdictions du torse nu
féminin qui font encore rage à New York ou en France, où des
féministes mènent des actions seins nus dans les piscines pour
dénoncer cette asymétrie de traitement34. Dans certains squats
féministes, le règlement interdit le torse nu pour établir l’égalité
sans favoriser le voyeurisme masculin35.
Ce contexte militant inspire aux Femen un néologisme : elles
accusent de « seinophobie » leurs détracteurs. Pourtant elles doi-
vent aussi leur succès médiatique à la seinophilie, en une période
de valorisation des seins volumineux, bombés dans des soutiens-
gorges qui aident la nature, à l’opposé des années 1920 ou 1970,
décennies féministes valorisant les petits seins de garçonnes andro-
gynes. Notons d’ailleurs que les Femen ont des poitrines menues

31. Marilyn Yalom, Les Seins, une histoire, Paris, Galaade, 2010.
32. Cf. Jean-Claude Kaufmann, Corps de femmes, regards d’hommes.
Sociologie des seins nus, Paris, Nathan, 1995 ; et Christophe Granger, Les
Corps d’été. Naissance d’une variation saisonnière du XXe siècle, Paris,
Autrement, 2009.
33. Claude Guillon, Je chante le corps critique, Paris, H&O, 2008.
34. Les Tumultueuses organisent des « bains revendicatifs », les
militantes se présentant seins nus et demandant aux hommes de couvrir
leur torse. Ce groupe féministe radical analyse l’imposition d’un maillot
couvrant les seins des femmes comme une manifestation de la produc-
tion de la différence des sexes dans un ordre hétérosexiste (« Nous
n’irons plus nous rhabiller sur ordre du maître [nageur »], 10 janvier 2011,
http://www.tumultueuses.com/Nous-n-irons-pas-nous-rhabiller).
35. Edith Gaillard, Habiter autrement : des squats féministes en
France et en Allemagne. Une remise en question de l’ordre social, thèse
de sociologie, université François-Rabelais de Tours, 2013.

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230 LES TEMPS MODERNES

et que l’effet produit par la monstration de seins plus volumineux


(et moins jeunes) serait bien différent.
« Notre nudité n’est pas celle d’un objet sexuel », disent les
Femen. Des slogans sont inscrits sur le corps « pour qu’on voie
d’abord le message et non les seins36 ». Pour l’écrivaine et profes-
seure de littérature Martine Delvaux, le corps des Femen est effecti-

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vement un « corps à lire » et non pas un corps « qui appelle à jouir ».
Il « renvoie au visage de l’autre son désir pour la nudité féminine
[...] mais ce désir, si elles donnent l’impression d’y répondre, c’est
pour mieux le refuser. [...] Elles dénoncent, en faisant mine d’y par-
ticiper, l’érotisation des femmes dans l’espace public37 ».
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La sémiologue Marie-Anne Paveau estime que les Femen ont


produit « une prise de parole singulière, un langage composite fait
de mots, de chair, de fleurs et de cris » ; elle fait un rapprochement
avec les dedipix des femmes violées, les victimes postant leur pho-
tographie sur le web, avec un écriteau énonçant leur message38.
Les Femen font dans l’« indécence discursive » dans les lieux tels
que Notre-Dame de Paris, avec des énoncés tels que « Pope no
more », « Bye bye Benoît », « Pope game over ». La distance est
abyssale entre les productrices du message et les récepteurs.

« Une non-violence très agressive »

« Le féminisme n’a jamais tué personne »... Cette phrase de


Benoîte Groult résume une ligne de conduite féministe assez
constante dans son choix de la non-violence. Une non-violence qui
a sans doute des justifications philosophiques et politiques (l’utopie
d’une alternative à un monde violent régi par les hommes), mais
qui est aussi tactiquement nécessaire pour pouvoir démontrer que
la violence est d’essence patriarcale (quitte à nier la violence des
femmes).

36. Femen, Femen... op. cit., p. 255.


37. Martine Delvaux, « Le corps-à-corps des Femen », Le Devoir,
3 octobre 2013 (http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/
388981/le-corps-a-corps-des-femen).
38. Un dedipix (mot valise formé de dédicace et de picture) est, sur
internet, la photographie d’une personne portant un écriteau ou une
inscription à même la peau. La formule a été lancée par des adolescentes
sur leurs blogs.

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« MON CORPS EST UNE ARME », DES SUFFRAGETTES AUX FEMEN 231
Les Femen refusent la violence réelle, mais jouent avec la vio-
lence dans les mots et les cris. « Femen, c’est le commando du
féminisme, son avant-garde de combat, une incarnation moderne
d’amazones intrépides et libres » ; « Le corps nu d’une activiste,
c’est la haine non dissimulée de l’ordre patriarcal et la nouvelle
esthétique de la révolution féminine ».

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Les militantes se vivent en combattantes et en prennent la
pose. Elles se risquent même dans l’imagerie de la castration qui a
toujours poursuivi les féministes, notamment après la diffusion de
SCUM Manifesto de Valerie Solanas. En page d’accueil de leur
site, une Femen brandit une paire de couilles en trophée. La tron-
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çonneuse, utilisée pour abattre une croix orthodoxe en Ukraine, va


dans le même sens. Le vocabulaire est martial à souhait. L’entraî-
nement physique est réel. L’attention donnée à la voix est impor-
tante. La Femen pousse des cris, apprend à hurler. Elle doit aussi
apprendre à dé-sourire39.
Les imaginaires anciens convoqués par les Femen prêtent aux
femmes des pouvoirs terrifiants : la sorcière apparaît sur la page
d’accueil de leur site. Et les guerrières aux seins nus évoquent bien
évidemment les amazones. Au moment où le nom de « Nouvelle
éthique » a été abandonné, certaines militantes du groupe souhai-
taient que le groupe s’appelât « Les Amazones ». Mais c’est Femen,
un nom « court et mystérieux » avec une « sonorité dure » qui est
choisi40. Femen signifie « cuisse ». Le rapport au corps est ainsi ins-
crit dans le nom latin choisi, qui évoque par ailleurs le féminin.
Parler de « sextrémisme » permet également de jouer sur le registre
de la violence politique assumée. Le Manifeste des Femen le définit
comme « une forme principalement nouvelle de l’actionnisme fémi-
niste élaboré par Femen », « non violente mais très agressive ».
Il y a bien de la violence symbolique dans l’action effective-
ment non violente des Femen. Ce n’est pas nouveau dans l’histoire
du féminisme, mais on peut dire que la violence des femmes reste
un tabou tant la douceur reste une caractéristique du genre féminin,
que ceci soit attribué à la nature ou à la culture. La peur d’un pas-
sage à la violence des femmes accompagne l’histoire de la domina-
tion masculine et passe notamment par l’exorcisme, avec des his-

39. Voir le documentaire Nos seins, nos armes de Nadia El Fani et


Caroline Fourest, 2013.
40. Femen, Femen... op. cit., p. 85.

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232 LES TEMPS MODERNES

toires pour se faire peur et qui se terminent bien pour les hommes :
la défaite des amazones pour les Grecs, par exemple. L’invocation
des déchaînements de violence féminine sert de manière récurrente
à réduire au silence les femmes qui se révoltent.
Les Femen assument cette violence, allant dans le sens d’une
évolution contemporaine du féminisme (voir le succès des cours de

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self-défense, de l’ouvrage de Moïra Sauvage sur les guerrières41, de
la boxe féminine42, etc.). De la violence symbolique et réelle leur est
infligée en retour. Montrer la violence du pouvoir : la scène d’arres-
tation est nécessaire, comme elle l’était pour les suffragettes.
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Un corps de blanches néo-colonialistes ?

Le corps-affiche des blondes ukrainiennes aux couronnes


folkloriques est-il adapté à tous les contextes culturels ? C’est un
mode de protestation politique qui fait encourir des risques
énormes dans de nombreux pays, dont beaucoup de pays musul-
mans. Et l’accusation d’islamophobie le discrédite désormais.
Des femmes musulmanes se sont manifestées comme des « anti-
femen43 », les accusant de « voler leur voix » et reprenant à leur
compte un slogan du MLF qui s’adressait initialement aux
hommes : « Ne t’occupe pas de me libérer, je m’en charge ». Les
Femen tiennent un discours « néo-colonialiste » selon Sara Salem
(doctorante en sciences sociales aux Pays-Bas) dans un texte lar-
gement diffusé (Le Monde, 11 juin 2013). Amina Sboui a rompu
avec les Femen, avec fracas, à sa sortie de prison. Comment
interpréter l’affiche tricolore des Femen, « Françaises, désha-
billez-vous », reprenant les codes graphiques du Front national ?
Pour Mona Chollet, exprimant la sensibilité du Monde Diploma-
tique, elle se situe au niveau de l’« apéro-saucisson-pinard »
organisé au même endroit, la Goutte d’Or, en 2010. D’autres
féministes reprochent aux Femen leur indifférence à l’intersec-
tionnalité (l’imbrication des rapports de domination). Dans leur

41. Guerrières ! A la rencontre du sexe fort, Arles, Actes Sud, 2012.


42. Christine Mennesson, Etre une femme dans le monde des hommes.
Socialisation sportive et construction du genre, Paris, L’Harmattan, 2005.
43. « Muslimah Pride Day : la réponse des musulmanes aux Femen »,
Les Inrockuptibles, 6 avril 2013, et http://www.jolpress.com/femen-muslimah-
pride-amina-tyler-feminisme-article-818805.html

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« MON CORPS EST UNE ARME », DES SUFFRAGETTES AUX FEMEN 233
rapport avec les femmes musulmanes, ce n’est pas la nudité qui
pose problème, mais l’intervention « parachutée », extérieure,
selon Ahlem Bensaidani (collectif G.A.R.Ç.E.S44).
De leur côté, les Femen assurent que leur action est univer-
selle. Sur leur site, le combat est incarné par des militantes jeunes,
belles et « typées », la brune gothique, la black, la lesbienne (che-

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veux courts teints en rouge). Les Femen essaiment dans de nom-
breux pays. Il est important pour les Femen de pouvoir montrer
que, partout dans le monde, des femmes protestent contre la condi-
tion qui leur est faite en se dénudant. Les exemples ne manquent
pas. On se souvient d’Aliaa El Mahdy, l’étudiante égyptienne qui
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s’était montrée nue sur son blog et qui vit désormais exilée en
Suède45. La « mode » Femen a attiré l’attention des journalistes sur
un cas en Chine où Ai Xiaoming, professeure d’université à la
retraite, a exposé sa poitrine (qualifiée par elle de « molle et tom-
bante »), pour protester contre l’emprisonnement d’une féministe
qui avait dénoncé l’étouffement d’une affaire de viols d’enfants46.
Elle tient une paire de ciseaux, allusion à la castration.
Dans le monde entier, la protestation contre le sexisme porte
sur les contraintes corporelles et vestimentaires des femmes,
moyen de les contrôler, en particulier sur le plan sexuel. Le succès
viral des « SlutWalks » le montre. Nées à Toronto en 2011, après
qu’un policier eut déclaré que, pour diminuer le risque de viol, les
femmes devaient cesser de s’habiller comme des salopes, des
marches des salopes ont lieu dans le monde entier. Elles sont
mixtes, ont recours au déguisement et ont un côté « slut pride »
pour l’ambiance. Leur organisation spontanée est très différente
des actions contrôlées des Femen. En Inde, le succès a été grand.
Pour autant, on ne peut confondre un moyen d’action mondialisé
par l’efficacité d’Internet et sa congruence avec une culture mon-

44. « Féminisme : pourquoi la stratégie des Femen mène à l’échec »,


Rue 89, 21 juillet 2013 (http://www.rue89.com/2013/07/21/feminisme-
pourquoi-strategie-femen-mene-a-lechec-244411).
45. Aliaa, la révolutionnaire nue (2013), documentaire réalisé par
Pierre Toury, écrit par Sid Ahmed Hammouche et Patrick Vallélian,
coproduit par LCP Assemblée nationale, Premières Lignes et Arte France.
46. Brice Pedroletti, « La nudité, arme de protestation massive »,
M Magazine du Monde, 22 juin 2013. Ai Xiaoming avait été en 2010
lauréate du Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes, mais elle
n’avait pas pu obtenir de visa pour venir le recevoir à Paris.

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234 LES TEMPS MODERNES

dialisée et l’universel, valeur philosophique qui supporte la diver-


sité des concrétisations.

Esthétisation, communication, commercialisation :


mélanges impurs

A la politique-spectacle correspond un féminisme-spectacle

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qui privilégie l’action, les costumes, le décor, le suspense, l’em-
pathie, qui joue sur l’émotion, le visuel, le sexuel, la violence et
l’humour. Ceci est assumé et relie entre elles beaucoup d’initia-
tives féministes dans le monde. Contrairement à ce qu’affirment
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les Femen, ce n’est pas nouveau, et cela ne leur appartient pas en


propre. Cette mise en scène, cette théâtralité brouillent les fron-
tières entre le féminisme militant et le féminisme culturel. Il y a
à l’évidence des circulations dans les deux sens, entre action
collective et performance artistique. Brouillage qui trouble la
perception.
Les Femen soignent la dimension esthétique de leurs actions.
Elles vendent des « boobsprints », empreintes de leurs seins dans
les couleurs du mouvement, jaune et bleu (une première dans l’his-
toire du féminisme !), qui font penser aux anthropométries d’Yves
Klein. La référence à l’actionnisme est assumée, quoi qu’assez
vague. Et il n’est jamais question de l’antécédence du Body Art
d’inspiration féministe. Pour garder une identité politique, les
Femen tiennent à mettre une distance avec le monde de l’art. En
même temps, elles sont tentées de s’approprier la démarche artis-
tique. La solution ? Affirmer que « tout artiste est révolutionnaire ».
Femen depuis peu, Xenia Chernyshova assume : « [...] l’art créé
par Femen n’est pas un art institutionnalisé. C’est un art libre de
toute contrainte, de tout contrôle et de toute censure. Lors des
manifestations, nous utilisons des éléments artistiques pour servir
une protestation politique radicale. Nous croyons que la tâche prin-
cipale de l’art, c’est la révolution47. »
Le monde de l’art, et surtout son marché, semble intéressé. Par
exemple, un calendrier (Femen 2014) conçu par une nouvelle maison
d’édition, Le Contrepoint, associe des photos grands format des
Femen (Agence France Presse) et, en plus petit, des œuvres majeures

47. Interview dans Le Devoir, déjà citée.

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« MON CORPS EST UNE ARME », DES SUFFRAGETTES AUX FEMEN 235
de l’histoire de l’art. L’initiative, à but lucratif, est condamnée par
les Femen qui refusent cette exploitation de leur image48.
Les Femen, qui surexposent leur corps, veulent rester maîtresses
de leur image, qu’elles confient à des hommes : Yaroslav Debely,
spécialiste des concours de beauté, des cameramen et des designers,
dont Artemy Lebedev, qu’elles présentent comme le « designer le

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plus célèbre et cher de tout l’espace postsoviétique49 ». Les suffra-
gettes avaient bénéficié de nouvelles possibilités de publicité avec
les journaux illustrés de photographies et les actualités cinémato-
graphiques. Les Femen, elles, ont internet. Une femme seule, Amina
Sboui en Tunisie, postant son image sur la toile, a pu provoquer
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une vague mondiale de réactions. Par ailleurs, la sophistication


de la communication influence le succès médiatique. On l’a vu, il y
a dix ans avec Ni Putes Ni Soumises. Les Femen sont dans cette
continuité. Ces images ont un coût. Qui vous finance ? Question
récurrente. Les Femen ont des sponsors. Elles vendent des tee
shirts, des tasses, des calendriers... Leur soutien et mentor politique,
Viktor Sviatski, est publicitaire. Femen est une marque50.
Le rapport avec les médias est central. Les Femen actent le fait
que « les journalistes ont besoin de choses spectaculaires. Ils se
nourrissent du scandale, du sexe, de la mort51 ». Les suffragettes
anglaises ont aussi recherché la spectacularisation pour faire
avancer leur cause. Mais le succès médiatique est-il toujours un
succès politique ?

« Faut-il montrer ses seins pour être entendues ? »

Le succès médiatique des Femen afflige beaucoup de fémi-


nistes qui ne percent pas le mur des médias. Les réticences sont
nombreuses à l’égard des actions seins nus, qui vont trop dans le
sens des attentes voyeuristes d’un public masculin hétérosexuel. Il
ne s’agit que d’un pseudo-féminisme, une bulle médiatique « par-
faitement compatible avec l’antiféminisme le plus grossier », écrit

48. Quentin Girard, « L’histoire de l’art guidant les Femen », Libéra-


tion next, 19 novembre 2013.
49. Femen, Femen... op. cit., p. 146.
50. L’histoire du féminisme connaît cela, avec le dépôt de MLF et de
« des femmes », en 1979.
51. Femen, Femen... op. cit., p. 88.

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236 LES TEMPS MODERNES

Mona Chollet, journaliste attentive aux normes corporelles qu’elle


dénonce dans Fatale Beauté.
Le corps des Femen paraît assujetti aux normes esthétiques
dominantes. Le sein Femen est jeune et photogénique. Cette stra-
tégie est délibérée. Les images prises lors des actions ne reflètent
pas par ailleurs tous les types de poitrines que l’on trouve parmi les

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Femen. Un peu à part, une action de 2011 en Biélorussie se fait
avec Alexandra Nemchinova qui, avec ses 120 kg et son déguise-
ment masculin, accepte de se prêter au jeu du corps grotesque. La
beauté est une référence insistante chez les Femen. « Les femmes
ukrainiennes sont pauvres, belles et peu éduquées52 », disent-elles.
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Pour Anna Hutsol, l’idéologue du groupe, « l’idéal de Femen est


une combattante armée d’un ordinateur portable, d’une tablette et
d’un smartphone. C’est une femme en bonne santé, bien entraînée
physiquement, audacieuse, gaie, créative. [...] Nos filles doivent
être sportives pour endurer les épreuves difficiles et belles pour
utiliser leur corps à bon escient. Pour résumer, Femen incarne
l’image d’une femme nouvelle : belle, active et totalement libre53 ».
Cette insistance sur la beauté est en discordance avec le féminisme,
généralement critique à l’égard de la norme.
La récupération des images-Femen ne plaide pas pour la perti-
nence de la « communication » du groupe. L’image est facile à
détourner. Une jeune femme sein nus, avec l’inscription « Tu
l’aimes mon QI ? », s’installe à la « une » de Stylist, un gratuit-sup-
port de nombreuses publicités pour des sous-vêtements. Le timbre
de l’année 2013, dont la Marianne est inspirée par Inna Chev-
tchenko, déplaît à une partie de l’opinion.
Faut-il aussi uriner dans la rue pour être entendues ? Le
1er décembre 2013, les Femen pissent sur les photos du président
Ianouchenko, devant l’ambassade d’Ukraine à Paris. Toujours
seins nus... De quelle(s) cause(s) la Femen devient-elle le nom ? Le
geste en tout cas montre encore à quel point la culture contempo-
raine a, dans les dernières années, valorisé pour les femmes la pos-
sibilité d’uriner debout, sur la voie publique si nécessaire.
Mais l’opinion féministe peut basculer en cas de répression,
appelant une réaction de solidarité. L’emprisonnement d’Amina en
Tunisie a ainsi eu des effets. Cette évolution peut être observée à

52. Femen, Femen... op. cit., p. 119.


53. Ibid., p. 266.

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« MON CORPS EST UNE ARME », DES SUFFRAGETTES AUX FEMEN 237
Toulouse. On y voit pour la première fois, le 8 mars 2013, des jeunes
femmes seins nus dans la manifestation traditionnelle du « 8 mars ».
Des garçons de leur âge les filment et prennent des photos. Les jour-
nalistes se précipitent vers elles. Le choc culturel et politique est
grand avec les féministes dites « historiques », plutôt critiques à
l’égard des Femen. Il ne s’agit pas de militantes Femen, mais de

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femmes qui adoptent le même mode militant. Puis dans un deuxième
temps a lieu la manifestation du 4 juillet 2013 pour soutenir Amina
au cours de laquelle une féministe toulousaine, comédienne, se pré-
sentant en Femen devant le consulat de Tunisie, est arrêtée. Pour
obtenir sa libération, les féministes présentes, dont des militantes
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lesbiennes bien connues appartenant à la génération MLF, enlèvent


le haut. Les réactions sont embarrassées. La vidéo postée sur You-
tube provoque en tout cas des commentaires d’une agressivité inouïe.
L’un d’eux recommande de « les cramer54 ». On retrouve les sor-
cières, chères aux féministes des années 1970. Pour les militantes en
question, l’action, spontanée, prolonge d’une certaine manière l’ha-
bitus d’une génération et d’un milieu qui a pratiqué les seins nus sur
les plages — pratique en recul chez les jeunes. Les images de fémi-
nistes vieillissantes seins nus ne manquent en tout cas pas de force.

Homen et Antigones contre Femen

En France, à la faveur de la forte mobilisation contre le mariage


pour tous, au printemps 2013, deux groupes anti-Femen se sont
organisés : les Homen et les Antigones.
Les Homen manifestent dans le cortège torse nu, avec des ins-
criptions en noir sur la poitrine et le visage courageusement caché
par un masque blanc. Ils tiennent parfois le drapeau français en
main. Le torse nu masculin n’a ici rien de subversif et l’on pourrait
croire à la blague de potache. Mais dans le contexte, marqué par le
développement du masculinisme et de ses spectaculaires « pères
perchés », l’initiative n’est qu’un des visages de la mobilisation
ultra-réactionnaire.
Les Antigones, groupe de jeunes filles d’une vingtaine d’an-
nées, sont vêtues de blanc et jouent au chœur antique. « Vestales »
citant l’Antigone de Sophocle — « je suis née pour partager

54. http://www.youtube.com/watch?v=JE5Gj7PU8Wo

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238 LES TEMPS MODERNES

l’amour et pas la haine » —, ces « bourgeons du printemps fran-


çais » considèrent que les Femen sont une secte liberticide et terro-
riste qui porte atteinte à « la dignité de la femme ». Au 3 juillet
2013, leur vidéo, présentant une lecture de leur manifeste anti-
Femen, a été vue plus de cent mille fois.
Avec des vierges en blanc, des femmes en rose et des hommes

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en bleu, la « Manif pour tous » a réactivé le code couleur du genre
au xxe siècle, non sans flirter avec le drapeau national. Les Femen,
venues en contre-manifestantes, apparaissent comme l’Anti-
France, avec leurs slogans en anglais et leurs corps peints,
pour une fois, torse, dos, visage, aux couleurs du rainbow LGBT.
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Bi et tricolores contre multicolores. Les xénophobes Antigones


demandent d’ailleurs l’expulsion des Ukrainiennes, accusées d’être
de fausses réfugiées politiques et d’importer des méthodes
contraires à l’esprit français. La vie est simple pour qui veut bien
classer les femmes en deux catégories : les vraies femmes fémi-
nines et les femmes contre-nature au féminisme indécent, formant
un corps étranger. La persistance de ce discours mis au point par la
droite nationaliste à la fin du xixe siècle est remarquable. Il n’a pas
même été nécessaire de l’actualiser. Seule la toile de fond a changé,
dans un contexte d’homophobie et de trouble dans le genre des
corps trans-pédés-gouines.

Et le désir ? Inna

En janvier 2014, Caroline Fourest publie Inna (Grasset). Le


corps d’Inna Shevchenko, la plus célèbre des Femen, y tient une
place essentielle, à la fois objet du désir et performance de com-
battante hyper-active, qui souffre moins des coups reçus que des
temps de relâche. Au plus près des Femen, le récit est sensible à
la souffrance corporelle, souvent déréalisée ou minimisée dans
les médias. Les combattantes elles-mêmes cachent leurs souf-
frances ; il faut les forcer à prendre soin d’elles, à consulter, à se
soigner des coups de pieds et de poings reçus dans les dizaines
d’actions qu’elles ont menées. En décrivant cette souffrance phy-
sique et en essayant d’y remédier (en appelant un ami médecin
par exemple), Caroline Fourest donne sa vision du corps fémi-
niste, incompatible avec l’action kamikaze qui semble travailler
l’imaginaire militant d’Inna. Dans le contexte de la France de

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« MON CORPS EST UNE ARME », DES SUFFRAGETTES AUX FEMEN 239
2013, quel serait le sens d’un sacrifice corporel ? Bien qu’en-
gagée elle aussi dans des combats qui peuvent devenir physiques,
Caroline Fourest, confrontée au radicalisme Femen, se dépeint en
militante hédoniste, émaillant son récit de pauses dédiées au
bien-être : bons petits plats et verres de vin, tout un art de vivre
qu’elle voudrait partager avec Inna, réfugiée à Paris. Surtout, elle

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met en scène son désir pour Inna et écrit sur le corps qui se refuse
dans une relation amoureuse. Pour Caroline Fourest, l’amour
libre est une évidence du féminisme contemporain. Pas pour Inna
qui n’y accède pas, mystère que l’amoureuse Caroline essaie de
percer. « Nous on fait l’amour et puis la guérilla » chantaient les
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militantes du MLF dans les années 1970. Les féministes d’au-


jourd’hui, en France, perpétuent ce modèle hédoniste-militant
issu de 1968 qu’Inna, la jusqu’au-boutiste admiratrice de Jeanne
d’Arc, rejette comme un confort bobo qui amollit les ardeurs
radicales. Si « mon corps est une arme », il ne peut pas jouir ?
Jouit-il autrement ? Est-il anesthésié, cuirassé, blindé pour les
besoins de la cause ?

Finalement, qu’est-ce qu’un corps féministe ?


C’est un corps qui trouble le genre. Des suffragettes aux
Femen, on voit peut-être diminuer la crainte de la masculinisation
des femmes et se mettre en place un cycle de féminophobie, qui
concernerait autant le corps « naturel » (cachez ce sein) que le
corps « artifice », sexualisé (cachez ce string).
C’est aussi un corps combatif qui dégage de la force soit par
le muscle et le mouvement, soit avec des accessoires, et assume
les risques de l’action. C’est encore un corps qui dérange, un
corps déplacé, présent là où il n’est pas bienvenu, là où il est par-
fois interdit. C’est sans doute un corps qui parvient à exprimer le
statut de victime qu’ont les femmes, mais encore plus un corps
qui indique une issue par la révolte et le rejet des conventions.
Il n’y a pas d’essence du corps féministe. La diversité de l’ex-
périence historique rend impossible l’essentialisation. Ainsi, le
corps au naturel ou le corps sophistiqué peuvent être féministes ou
pas. La normativité autant que le refus de la normativité font partie
de la culture féministe — et de la culture militante d’une manière
générale.

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240 LES TEMPS MODERNES

Il n’y a pas de marque déposée. Les images circulent. Ce n’est


pas toujours le corps féministe authentique qui est le meilleur éten-
dard de la cause : voir l’extraordinaire destin de l’affiche de « Rosie
the Riveter » illustrant un tonique « we can do it » initialement
destiné à l’industrie de guerre pendant la Seconde Guerre mondiale
aux Etats-Unis...

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« Your body is a battleground », écrit Barbara Kruger sur son
œuvre éponyme (1989), photographie d’un visage de femme clivé
en positif/négatif. Le corps féminin peut sans doute se faire
« arme », mais il est certainement un « champ de bataille » livré
aux interprétations les plus contradictoires, sujet mais aussi objet.
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En tout cas symptôme.


Ce corps n’est pas seulement un corps en action, devenu
image, il fait parler et écrire. Bien que suggestif, le langage cor-
porel a en effet ses limites qui expliquent une partie de l’accueil
critique réservé aux groupes d’action féministes, qui par définition
usent de peu de mots. L’anti-intellectualisme des Femen heurte le
goût des féministes pour la « théorie ». Le corps sacrifié (« une
bonne Femen se doit de finir ecchymosée. C’est leur fonds de
commerce55 ») heurte une sensibilité contemporaine refusant toute
victimisation des femmes.
« Bonnets pleins, idées creuses56 » : l’explicitation devient
incontournable pour les Femen qui ne peuvent se contenter de faire
parler leur corps.

Christine Bard

55. Chloé Delaume, « Les Femen : bonnets pleins, idées creuses »,


Vanity Fair, octobre 2013.
56. Idem.

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