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LECTURE ET COUTURE

Donatien Grau

Commentaire SA | « Commentaire »

2019/2 Numéro 166 | pages 387 à 394


ISSN 0180-8214

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Lecture et couture
DONATIEN GRAU

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« Je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais
tout simplement comme une robe », écrivit Proust dans Le Temps retrouvé. Il affirmait
ainsi, après Mallarmé, que le texte était textile – et le textile texte. Pour repenser l’art de
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lire, objet de mon livre Dans la bibliothèque de la vie (Grasset, 2019), il est nécessaire
d’en revenir au tissu du monde.
D. G.

L
a lecture la plus immédiate et la plus Ensuite vient le tissu. Le tissu se superpose
élaborée, celle la plus prise dans la vie, au corps, le suit et s’adjoint à lui. Il peut, dans
la plus contemporaine à chaque être son rapport à la chair, s’écarter, la laisser libre,
humain n’est pas à chercher dans les livres im- créer un espace qui en libère les mouvements ;
primés, elle existe dans d’autres livres, suivant il peut aussi venir y adhérer, pour en révéler
d’autres savoirs : ce pourrait bien être celle des les formes ; le tissu devient une seconde peau,
corps. Car au commencement de toute com- donner l’illusion de l’adéquation, de la lisibi-
préhension il y a le corps. Chaque corps est lité des formes corporelles, ou, à l’inverse, il
unique, et pourtant il est composé des mêmes s’éloigne de la peau pour dissimuler la chair
membres que les autres, il obéit à la même ana- sous-jacente. On parle souvent de «  tissu 
»
tomie. Il est inédit que les éléments – longueur comme s’il s’agissait d’une appellation géné-
rique, mais chaque tissu a son propre langage,
d’un bras, épaisseur d’une taille, hauteur des
et agit différemment avec le corps : sec, hu-
épaules – qui s’assemblent en corps et repré-
mide, fluide, résistant, lourd, léger. L’action du
sentent autant de données pour le travail aient
tissu sur le corps est si puissante qu’il est im-
jamais été exactement identiques entre deux possible d’en sous-estimer les conséquences :
modèles. Chaque fragment de corps parti- si celui-ci est tenu, gainé, ou, au contraire,
cipe de la constitution d’un corps, tandis que autorisé à s’exprimer, à vivre sans restriction,
chaque corps participe de la constitution d’un la vie de l’individu qui le porte sera changée.
corps plus grand – le terme latin corpus est S’il est doux, vaporeux, ou raide, rêche, l’exis-
souvent employé pour évoquer un ensemble tence sera autre : entre la chape de plomb et
de textes. La couture repose sur la lecture in- le parfum, peu de commune mesure. La peau
cessante d’une bibliothèque des corps. n’est peut-être pas, comme le disait Paul Valé-

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ry en provocation, ce que l’homme a de plus n’étaient pas vides car elles étaient chargées
profond : mais elle est la frontière, la condi- d’existence, d’épaisseur de temps, de travail.
tion, et parfois le lieu d’expression ou même Chaque articulation, entre une manche et le
le remplacement des profondeurs ; elle en- centre, était réalisée à force de travail : et, si
tretient avec elles une relation si forte, une elle est invisible, ce n’est qu’une preuve accrue
affinité si définie, qu’elle ne peut pas en être de l’expérience, de la vie où elle tire sa source.
honnêtement dissociée. Le rapport des tissus Ces gestes multiples font notre vêture ; ils
aux corps résulte de décisions, ou d’oppres- portent avec eux la profondeur du temps, celle
sions, conscientes ou involontaires. Ces choix de chaque vie humaine qui fabrique, mais celle
peuvent avoir été réalisés par l’individu qui a aussi de toutes les générations qui ont précédé,
choisi le vêtement en l’acquérant, mais aussi et qui sont venues s’incarner dans ce geste.
par la personne qui les a conçus ; il peut y avoir Les couturiers sont les détenteurs de savoirs
une naïveté dans les choix de l’acquisition, et millénaires : dans le moindre de leurs actes
une volonté de domination dans la conception. vient se manifester la science des Anciens,
Là réside le primat de la couture, qui est un retrouvée et transformée : ce qui était ancien
dialogue d’interprétation entre le lecteur de n’est jamais seulement restauré, à force de
son propre corps, qui portera le vêtement, et travail, il est sans cesse réinventé. Madeleine
celui qui a lu tant de corps, qui a calligraphié Vionnet et Madame Grès toutes deux enquê-
tant de manuscrits pour la lecture des autres, tèrent sur l’Antique ; Fortuny voulut reprendre

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et qui s’apprête à lire ce corps-là ; interpréta- Tintoret et Véronèse. Ce n’était pas simple-
tion par l’autre, interprétation par soi-même. ment un stylisme de formes reprises et réutili-
Chacune de ces deux lectures doit assumer son sées : bien plutôt une excavation des sutures af-
point de départ, pour pouvoir s’ouvrir à l’autre, fichées sur les toiles, qui revenaient à la vie par
et ainsi faire un chemin. La couture est une la pratique d’un couturier ; il s’était voué à leur
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double lecture, et une double découverte, où redécouverte. La couture est travail. Chaque
l’expertise établie – celle que l’on croit avoir geste de ce peintre de formation, devenu ha-
sur soi-même, celle que l’on peut légitimement billeur des rêveurs au monde perdu, dans son
avoir conquise par sa maîtrise – accepte d’être palais vénitien de San Samuele, cherchait à re-
mise en suspens, et comme au défi d’une nou- trouver dans le tissu la réalité dont la peinture
velle lecture, pour pouvoir ainsi se confirmer et d’ombre et de lumière représentait la vérité. Il
se réinventer. Un tissu pourra être approprié le fit en inventant un plissé qui n’avait jamais
à une certaine personne, et ne pas l’être à une été développé auparavant, de cette manière,
autre. L’acte du couturier est de lire les corps, recréant un style grec avec une technique nou-
et donc de travailler sur la frontière entre l’in- velle. Pour rendre perceptibles les chamar-
térieur et l’extérieur, il éprouve cette limite, il rures du monde ancien, il conçut une nouvelle
la travaille, la fait vibrer, et ce faisant amplifie manière de réaliser les imprimés. Le retour à
la vie ; cette lecture n’est pas décédée ; elle est l’ancien fut la motivation d’innovations. Nous
décidée. ne voulons surtout pas penser aux vies silen-
cieuses que charrient ces tenues anonymes que
Les ressorts d’un acte nous revêtons.
Comme pour la lecture, bien des change-
Le nom même de « couture » qualifie un ments ont eu lieu lors des cinquante dernières
acte avant même une activité. La couture, c’est années : les livres se sont multipliés, leur pro-
l’acte de coudre, avec patience, un tissu à un duction est devenue plus ample qu’elle ne
autre, un fragment à un autre, et, par cet acte, l’avait jamais été, et, après, ils se sont dématé-
de créer une nouvelle réalité, un vêtement, qui rialisés. À tel point que la complainte n’a cessé
sera destiné à habiller un corps, et donc à offrir de se répandre de la fin du livre, de la fin de
un habitat à la chair ; un toit pour les pores, la lecture ; alors qu’il y en a plus que jamais,
où ils puissent respirer, et faire exister la vie. qu’on n’a jamais écrit autant que maintenant,
La couture n’est pas un concept éthéré : c’est que les bibliothèques sont pleines et cette
une pratique qui se vit à nouveau à chaque autre bibliothèque, chaque ordinateur, s’em-
fois qu’un fil, un dé – à coudre –, une épingle, plit tous les jours davantage. Les vêtements ne
une aiguille, sont saisis. Ce sont des dizaines se sont pas dématérialisés en eux-mêmes, mais
d’heures passées à concevoir des tenues, qui leur fabrication a quitté les portulans de la fa-

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brique : le temps des actes manuels de couture aussi saisissantes, en couture, que de voir une
semble bien lointain dans l’Occident globali- personne de l’art, avec un ciseau, arracher les
sé, et pourtant il n’est séparé de nous que par coutures ; sans colère, sans considération pour
quelques décennies. La conception de vête- le travail accompli, celui des autres et le sien,
ments s’est disjointe du service des corps hu- simplement parce que, dans la genèse de l’ob-
mains, pour se muer en imposition d’abstrac- jet en devenir, il faut découdre pour pouvoir
tions, qui viennent habiller et définir des vies. reconstruire. La destruction opérée pour un
En perdant l’acte, en abandonnant la pa- être humain est légitime. Ce site, fait, défait,
tience, ou à tout le moins en se donnant l’il- refait, autant de fois que nécessaire, traversé
lusion que tout cela avait disparu – il existe par les altérations mais n’en portant pas les
ailleurs, mais nous ne pensons à tout moment stigmates, c’est également la couture. Lecture,
qu’à nous-mêmes –, nous avons laissé s’éloigner « culture » des Anciens, champ sans cesse foulé
ces profondeurs – qui n’existent qu’au moment à nouveau, mais dont les remuements ne sont
où elles surgissent à la conscience vive. L’acte pas affichés : quand ils le sont, dans une af-
de couture coexistait avec une destination : firmation de lignée rhapsodique des lecteurs,
accompli par quelqu’un, pour quelqu’un ; les qui savent ce que leur propre pratique doit à
livres étaient, consciemment ou non, adressés ; la longue suite de leurs prédécesseurs. Les lec-
Montaigne l’avait bien compris, dont l’œuvre, teurs établissent des coutures, ils doivent être
si importante au présent, n’est rien d’autre prêts à les arracher, et à les tisser à nouveau.

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qu’une couture incessante ; comme l’était Ho- « Chaque lecteur est quand il lit le propre lec-
mère, qui, personne sans individualité ou indi- teur de soi-même. » Chaque lecteur est quand
vidualité sans personne, assembla les histoires il lit le lecteur de tous les autres, et chaque
et en réalisa une narration. auteur, quand il écrit, prend dans son geste la
« 
Rhapsode  », le premier nom du poète, lignée de ceux qui ont tracé les signes.
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celui qu’il avait au temps d’Homère, signifie « Tissu » et « texte » ont la même étymolo-
« couturier » ; et il est bien connu que, dans gie : « texte » et « textile » sont, à une syllabe
l’Odyssée, l’acte poétique apparaît deux fois : ajoutée, le même mot. Le texte est tissé. Cette
par l’aède aveugle qui, dans un banquet, pré- proximité a nourri toute la première pensée du
figure l’image traditionnelle d’Homère ; mais texte : celle des rhapsodes, couseurs d’images
aussi par l’action patiente de Pénélope, qui et de faits, mais aussi celle des premiers philo-
coud pour découdre. Ce faisant, elle met en logues, ceux qui, sous le tyran athénien Pisis-
évidence l’acte lui-même, qui serait sinon de- trate, établirent un Homère de référence, en
meuré inconscient : coudre, affirmer du temps, enlevant tel fragment qui ne convenait pas à
et de l’action ; découdre, nier ce temps, et l’ensemble, puis tel autre ; c’est aussi ce qu’ac-
cette action ; faire les deux l’un après l’autre, complirent les Alexandrins, quand ils travail-
en même temps par méthode, signale l’accom- lèrent au texte. Ce texte et ce tissu sont pen-
plissement doublement conscient de cet acte, sés sur le modèle d’un corps : car les angles de
qui appartient au même ordre de réalité. L’acte leur critique et de leurs exclusions tenaient à
de coudre et de découdre est celui de lire et la justesse d’une totalité. Mais un corps n’est
d’écrire : mais il est difficile de savoir lequel pas celui, parfait, d’un Apollon du Belvédère
est coudre, lequel est écrire – ou composer, au ou d’une Vénus de Milo : le vrai couturier est
temps d’Homère. orthopédiste, il sait corriger une épaule, une
hanche, la longueur plus grande d’un bras que
Les liens du lieu de l’autre ; il comprend les structures, dissimule
ce qui doit l’être, affiche ce qui est nécessaire.
La couture n’est pas simplement un acte : Il est conscient de la puissance politique de
c’est aussi un site. C’est le lieu, l’espace, où son acte : le corps du texte d’Homère ne devait
deux fragments de tissu ont été liés, et où ils pas être parfait – même les Alexandrins main-
sont désormais liés dans l’ordre des choses. tinrent des éléments ambigus, voire obscurs,
La couture est une suture, mais elle ne porte « corrompus ». Mais il devait être un corps.
pas en elle la signification de clôture que Quand, à la demande du roi d’Égypte Ptolé-
contient celle-ci. C’est une union sans fer- mée II Philadelphe, à la fin du premier tiers du
meture, constamment ouverte, qui peut sans iiie siècle avant notre ère, soixante-douze Juifs
cesse être décousue : peu d’expériences sont les plus savants en matière religieuse, issus des

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douze tribus d’Israël, traduisirent la Bible de Fabrique


l’hébreu au grec, séparément, sans contact au
monde, le texte qu’ils rendirent fut exactement Ce qui peut sembler le plus simple, dans la
le même. Ce miracle inspiré représente un mo- conception d’un vêtement, est de ne faire usage
dèle de ce que pourrait être un idéal de lec- que d’un seul tissu, afin de travailler une ma-
ture : celui de l’évidence dans la diversité. Les tière d’un seul tenant ; pourtant, l’inexistence
tissus sont distincts, l’acte est le même. et même l’effacement des coutures ne sont
Les tribus ont été séparées, le Peuple s’est la manifestation que des techniques les plus
dispersé dans les coins du monde, échappant développées, des capacités les plus grandes ;
il est difficile de disparaître, et de laisser le
au néant, et les langues se sont disséminées. Il
texte, le tissu, apparaître en lui-même, de fa-
serait difficile de croire encore en l’unité d’un
çon à ce que seul le corps se manifeste, sous sa
texte, aussi bien originelle que dans une traduc- forme affirmée pour l’apparition. Seuls les plus
tion. Et pourtant la couture, comme la lecture, aptes savent faire comme s’ils n’existaient pas,
se rattache au fondement de cette origine, qui s’absenter pour la félicité d’une autre vie. Le
n’est pas aujourd’hui à vivre comme un com- lecteur qui cherche trop à dire son nom, l’écri-
mandement, hors de saison, mais comme une vain qui cherche trop à s’écrire en écrivant,
ligne, une perspective. Car cette image d’un n’arrivent le plus souvent à rien ; en s’affichant
corps du texte, auquel viendrait se superposer soi-même, on n’est pas seulement relatif, mais

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le tissu de la traduction, identique au point de souvent insignifiant. Les maîtres de la cou-
lui accoler, est un rappel que sous chaque vê- ture, si peuvent apparaître dans leur création
tement il y a le corps, que sous chaque texte il leurs regards et leurs pensées, ne peuvent se
y a le monde ; que ce rapport intime gouverne résumer à celles-ci : le vêtement peut être
anonyme, il appartient autant à qui le conçoit
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non seulement notre rapport à l’écriture mais


aussi à toutes ces écritures que sont nos vies ; qu’à qui le porte. La lecture s’affirme des deux
les livres sont des recueils, parmi tant d’autres côtés. En couture, un style de vie, de même
qui prolifèrent. L’acte de fixation n’a de sens qu’un style de création, n’est jamais une déci-
sion pure, une liberté affirmée : ou, s’il le croit,
que dans l’immense humilité face à toutes les
c’est une belle illusion. Il n’existe qu’en ayant
formes inventées sans cesse ; de même, tout mesuré toutes les contraintes, nombreuses, et
travail sur le vêtement qui tient au nom de en ayant tiré les conséquences : le style n’est
« couture » ne peut refuser le primat de toutes l’être humain que dans le dépassement de tout
les inventions, conservées et disparues, qui ha- ce que ce n’est pas.
billèrent les corps au travers des siècles, dans On ne cesse d’inventer de nouveaux tissus.
les régions du monde, avec, à chaque fois, des Il y a bien sûr les substances traditionnelles, la
adaptations, des nouveautés. Toutes ces formes laine, le lin, le chanvre, le coton, mais celles-
séparées par la géographie et par l’histoire sont ci ne sont pas des fins pour la couture, seule-
réunies par l’architecture des corps humains. ment des commencements ; les anciens tissus
Le tissu se lit, et l’acte textile est une lec- ne sont jamais épuisés, toutes les générations,
ture des corps, aussi bien que l’écriture d’une pour peu qu’elles s’y attachent, peuvent y
nouvelle matière créée pour ces corps. La lec- trouver des ressources. La laine, bouillie,
ture du tissu a lieu à la surface de la matière, en maille, devient une autre matière, et la
à l’examen des nœuds, de l’imbrication des fils moindre modification dans son travail, si elle
les uns dans les autres. Rien n’est donné dans est faite en conscience, permet d’envisager de
nouveaux usages pour les corps. Les anciennes
le tissu de la couture : les fils ont été poussés là
formes peuvent disparaître, pour un temps,
où ils ne pouvaient pas aller, ils ont été tendus, elles peuvent être réarticulées : parfois, elles
relâchés, selon des lois physiques qui, pour n’appartiennent plus au temps ; le sonnet, au-
ne pas être formulées, n’en sont pas moins jourd’hui, est une forme difficile à habiter avec
dominantes. Le tissu peut être travaillé pour ambition ; mais qui le tente, sans échouer, peut
tendre vers ce qu’il n’est pas, et rester tout de proposer des voies à la création. De nouvelles
même lui-même : un cuir peut devenir presque matières apparaissent, mais, si elles sont prises
comme un coton, quand il est transformé de seulement dans leur « modernité », leur appar-
l’intérieur. tenance à un moment qui serait différent, sans

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comparaison, sans pensée, elles ne donneront rie-Antoinette, avait fait la mode, et avait ou-
rien. Dans le frottement entre leur nouveauté vert une voie à la libération des femmes ; la
et les techniques ancestrales réside la création reine défendit Beaumarchais lors de la cen-
de formes. Il en est de même en architecture : sure de Figaro. Et qui lirait ses Mémoires sur
des maîtres se définissent simplement par l’art Marie-Antoinette en quête de détails vestimen-
de tracer une ligne ; et ils l’incarnent avec les taires y trouverait surtout des considérations
matériaux les plus récents. Car le texte comme politiques et historiques : la couture, diploma-
la couture sont les demeures des êtres humains. tie des corps.
Peu de métiers révèlent l’identité partagée Les couturiers sont au service des femmes.
entre lecture et écriture. L’une ne peut exister Les tailleurs au service des hommes. La pre-
sans l’autre. On retrouve, dans le métier précis mière appellation met en évidence l’unité ; le
et exigeant de regarder comme sont faites les second, la scission, alors même qu’il s’agit, pour
sutures, et de pouvoir les situer, la leçon dis- les deux sexes, du même acte : présupposés de
pensée aux enfants, qui apprennent la même la civilisation moderne. Pourtant, la « taille »
année à lire et à écrire. L’apprentissage alpha- ne s’est jamais affirmée comme une concep-
bétique de la lecture et de l’écriture est syn- tion du monde. La couture fonde notre rap-
chronique ; il faut le déplacement vers la cou- port conscient à la vie. Les couturiers étaient
ture pour comprendre que l’apprentissage plus au service des princesses de leur temps ; cette
aigu des deux actes se fait, dans l’existence, souveraineté n’est pas sociale seulement, ou

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simultanément. L’écriture consciente s’opère économique ; c’est un principe de vie. Quelle
à la face de tous les textes déjà écrits, qu’elle lignée dans la première moitié du xxe siècle :
en manifeste la connaissance ou qu’elle en acte Marie Marthe, Régina et Joséphine Callot,
la présence : dans les deux cas, tous les textes, Madeleine Vionnet, Alix Grès, Elsa Schiapa-
disparus ou disponibles, de la littérature incon- relli, Jeanne Lanvin, Gabrielle Chanel. Toutes
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nue, sont comme l’horizon lointain, spectral et ont contribué à la politique des vies, avec des
vivant, dans lequel se place l’acte. lectures si différentes du corps des femmes.
Les membres du corps font le corps, les La couture est un travail ; une couture peut
pièces de tissu font le tissu du vêtement, et être mal faite, mais la couture tend vers l’art,
celui-ci, une fois travaillé de l’intérieur aussi, par le travail. Il en est de même de la lecture :
devient l’objet de la vêture. Le couturier écrit une lecture peut être peu inspirée, fausse,
le corps, tel qu’il est vu de l’extérieur : il lui stupide ; elle est une pratique, un idéal de
donne une forme, qui sera celle sous laquelle civilisation. Le passage de l’indéterminé au dé-
il sera connu du public, mais cette forme ac- terminé, d’« une » à « la », signale l’écart entre
cordée, nouvelle, écrite, est aussi lue à partir l’automatisme et la conscience, et l’élabora-
de la conformation physique d’un être, dont il tion des choses que nous faisons, en civilisa-
convient de déchiffrer les composantes et l’uni- tion, une fois que nous en sommes conscients :
té. Pour ce faire, il existe des outils, le mètre « une » n’est rien, « la » est tout, mais ce « tout »
peut en être un, mais rien n’égale la connais- n’existe qu’assemblé de tous ces riens, qui,
sance instinctive, personnelle, l’expertise, de chacun de son côté, participent d’une totalité
qui a beaucoup lu les corps, et peut donc oscil- nécessaire ; couture comme lecture gardent
ler dans le va-et-vient du spécifique de la per- inscrite la conscience de venir de l’infime, de
sonne et de l’universalité humaine. l’utile, du plus important, mais formé avec pa-
La couture est un espace d’union et de dif- tience, et c’est dans ce cheminement qu’elles
férence entre les personnes ; entre sexes. Bien fondent leur nécessité.
sûr, la différence entre « couturier » et « coutu-
rière » peut frapper : le féminin, le masculin. Couture et mode
Les grands couturiers seraient des hommes, les
couturières, cette nation industrielle presque La couture n’est pas la mode. La mode ins-
disparue avec le xixe siècle, des femmes. La pira Leopardi, qui la fit dialoguer avec la mort,
réalité est plus complexe : les couturiers sa « sœur ». Toutes deux avaient partie liée.
prirent le travail de femmes, pour les femmes. Elle est alors une valeur, une notion, l’art d’un
Avant même les premiers couturiers, comme monde transitoire, manifeste mondaine de
Worth ou Poiret, à la fin du xixe et au début l’Écclésiaste, où tout passe, et il ne reste rien.
du xxe siècle, Rose Bertin, à l’époque de Ma- Selon les termes par lesquels elle se décrit à la

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Mort dans le Dialogue de Leopardi : « Notre servir la vie. Quand la mode part, il ne reste
nature et commune habitude est de renouve- rien des vies qui s’y sont confiées. La couture
ler continument le monde, mais toi, jusqu’à ne peut partir, elle demeure, matière, présente
ton principe, tu t’adresses aux personnes et au en trace de ce que furent les vies des êtres
sang ; moi je me contente davantage des barbes, humains ; elle porte témoignage, car elle a la
des cheveux, des habits, des meubles, des pa- densité du temps passé à faire, de la vie pour
lais. » Elle ajoute : « J’ai mis dans le monde de laquelle elle a été faite. En couture, aucun acte
tels ordres et de tels costumes que la vie même, n’est gratuit, et chacun permet une construc-
que ce soit le cœur ou l’âme, est plus morte tion. En mode, l’autorité vient toujours de l’ex-
que vive ; de sorte que l’on peut dire avec vérité térieur de l’objet : un regard, une célébrité, le
que c’est vraiment le siècle de la mort. » choix d’une personne, qui vient sélectionner ;
La mode fut l’ambassadrice, par le monde, en couture, elle vient de soi-même elle doit
de la couture. Mais elles s’opposent l’une à irradier. On ne peut coudre sans lecture des
l’autre : la couture demeure, la mode passe ; choses, du corps, on suit la mode comme selon
on ne se souvient pas de ce que fut la mode la lecture naïve qui nous guide sur l’Internet.
de cette saison de 1623 où le roi Louis XIII et La couture est parfois considérée comme un
son frère Gaston d’Orléans rivalisaient pour luxe : on parle ainsi de « haute couture ». Ce
l’élégance et le prestige. Confronté à la réali- luxe manifeste une nécessité humaine, qu’il ar-
té physique, vécue, d’un vêtement, on sentira rive de voir laissée de côté ; tant d’aspects des

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le corps disparu venir à nouveau habiter cette civilisations modernes sont des luxes, compa-
forme qu’il a quittée il y a des siècles. La mode rés même aux civilisations anciennes, où l’on
fait sentir la vanité de toutes choses : elle est mourait à trente ans, et à d’autres civilisations
inutile, sinon à ceux qui tentent d’intensifier contemporaines, où l’on meurt toujours à
leur vie par leur sentiment de son manque de trente ans. La couture est luxe parce que c’est
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valeur ; qui croient que d’autres naïvement un moment de saillie et de surgissement, de


pourront imposer le sens. La couture est un révélation de l’existence. Comme le fameux
univers de sensations, de pensées vécues inten- commentaire de Heidegger sur le fragment
sément en soi-même, qui n’auraient pu exister posthume de Hegel indiquant qu’une chaus-
sans tous les autres, auteurs du travail conçu, et sette reprisée valait mieux qu’une chaussette
porté. Elle fait vivre l’humanité. trouée : l’inverse est vrai, souligne Heidegger :
Si la mode a partie liée avec la mort, c’est car une chaussette reprisée tente de masquer
parce que, comme elles en discutent dans ce sa béance, et de créer l’illusion de son intégrité,
dialogue que mène la Mode, elle n’a pas de avec l’intervention de la couture ; en revanche,
définition fixe, touche à tout – la mode ne se une chaussette trouée affiche sa béance, et ne
limite pas à un domaine et peut toucher aussi cherche pas à sembler être ce qu’elle n’est plus.
bien à l’esprit qu’au corps, au vêtement qu’à La béance est une révélation de l’existence,
un environnement, voire même à des idées ; comme césure de l’être ; un grand achèvement
elle existe dans l’air, sans objet, peut flotter l’est tout autant.
sans avoir de prise. Il n’y a pas d’acte de mode :
en revanche, la couture est une action, et il n’y L’œuvre
a pas de couture possible sans tissu à coudre,
sans un sujet à contempler, et à arranger. La On relit, on réécrit, on recoud. Recoudre,
couture est un arrangement, une réparation, c’est prétendre réparer une entité originelle,
que ce soit la correction d’un trou, ou la créa- pour pouvoir l’utiliser  ; la réparation peut
tion d’un vêtement complet qui vient orner la donner l’illusion de l’intégrité, mais elle a sur-
nudité impossible, dans nos sociétés. Il y a tou- tout pour effet de rétablir le fonctionnement,
jours un fondement, et l’acte est un apport. l’ordre des choses. Dans la relecture, c’est
En revanche, comme le lui faisait dire Leo- soi-même qu’on met en jeu, sa distance, son
pardi, la mode a le mandat de la destruction rapport à un texte fréquenté par le passé, que
par le changement. Elle bouge, sans cesse, de l’on redécouvre, et que l’on espère connaître
lieu en lieu, sans produire, sans créer, sans ac- mieux : le va-et-vient entre soi et les choses,
cepter l’intensité. La couture est tout l’inverse : entre le monde et le sujet qui en fait l’expé-
elle est un effort de création permanente, qui rience. Réécrire signale une correction, une
ne cesse de s’amender, de se reprendre, pour amélioration, si l’on prend l’expression dans

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LECTURE ET COUTURE

son sens presque graphique : on trace une multiplie dans l’espace et dans le temps. » Fo-
lettre, elle ne peut être lue, on la raye, on la cillon décrit la double action de la main du
réécrit. La réécriture est une activité, les ré- couturier, à la fois dans la matière et sur les
écritures – au programme du lycée – sont les corps, dans l’angle de son regard et dans la
couches de textes qui sont venues se superpo- personne qui lui fait face. « Tu es mon miroir »,
ser pour rendre compte d’un même motif. Les disait Arletty à son couturier : elle savait qu’il
réécritures sont les ajouts que chaque individu portait en lui le plus beau reflet possible d’elle.
est venu ajouter à la source qu’il venait inter-
préter. Recoudre est fonctionnel. Relire est Dans le temps
cognitif. Réécrire est créatif. Ces trois actes ne
signifient pas seulement la répétition, mais sur- La modernité naïve est l’ennemie de la
tout le renouvellement : à chaque fois la cou- couture. En revanche, la mode en est l’alliée
ture est reprise, le texte encore vécu. intime, étymologique. Baudelaire l’avait com-
À leur friction, des proximités se révèlent : on pris, qui, dans des pages du Peintre de la vie
ne peut recoudre sans connaître le support uti- moderne, soulignait l’affinité entre mode et
lisé, et sans savoir manier le fil, il peut être plus moderne, indiquant « il est beaucoup plus com-
difficile de recoudre sans apparence que d’ef- mode de déclarer que tout est absolument laid
fectuer la première couture. Recoudre, aussi, dans l’habit d’une époque que de s’appliquer
réclame, du fait de cette difficulté, conscience, à en extraire la beauté mystérieuse qui y peut

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réflexion, une inventivité distincte de l’acte ini- être contenue, si minime ou si légère qu’elle
tial : de ce fait, ce ne peut être un acte machi- soit. La modernité, c’est le transitoire, le fugi-
nal, comme on pourrait le croire de la couture. tif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre
Comme chaque lecture est un monde ouvert moitié est l’éternel et l’immuable ».
par l’esprit, celui-ci peut renouveler à chaque
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La moitié de l’art est représentée par la


fois sa vision, et se créer des mondes à chaque mode ; l’autre moitié pourrait l’être par la cou-
fois qu’il reprend un texte – la « reprise », mé- ture, cet art de l’éternel et de l’immuable, mais
taphore commune ; et la relecture permet une aussi du précis humain. Car l’association entre
meilleure compréhension, faisant du savoir « transitoire », « fugitif », « contingent », signale
sa fonction. Réécrire ne saurait se faire sans le refus des normes de la subjectivité : celle-ci,
connaissance du texte sous-jacent, et la créa- dans une perspective humaniste, ne peut être
tion pourrait bien être sa vocation. En couture, qualifiée par aucun de ces adjectifs. Elle est,
comme en lecture, la fonction, la connaissance par définition, nécessaire. Si elle passe, ce ne
et la création s’associent, pour la vie. peut être sous la forme presque insignifiante
La couture est l’œuvre du couturier. C’est du « transitoire » et du « contingent », mais, au
une œuvre qui naît de la main, avant tout. contraire, comme la marque d’une existence
L’historien de l’art Henri Focillon avait mis en humaine toujours valable, même si son temps
évidence, dans son Éloge de la main, en 1934, est dû. La mode et l’art, désormais si souvent
la puissance de « cet organe muet et aveugle associées, sont, selon les termes employés par
[…] qui parle avec tant de force persuasive ». Baudelaire, séparés par le temps : l’art les in-
Les mots qu’il emploie pour clore ce texte ma- tègre tous, tandis que la mode ne demeure que
gistral constituent l’une des plus belles descrip- du côté du passage.
tions de l’instrument du couturier : « L’esprit Baudelaire écrit également : «  Pour que
fait la main, la main fait l’esprit. Le geste qui toute modernité soit digne de devenir anti-
ne crée pas, le geste sans lendemain provoque quité, il faut que la beauté mystérieuse que
et définit l’état de conscience. Le geste qui la vie humaine y met involontairement en ait
crée exerce une action continue sur la vie inté- été extraite. » Pour le formuler en d’autres
rieure. La main arrache le toucher à sa passi- termes : il faut que la mode se soit faite cou-
vité réceptive, elle l’organise pour l’expérience ture, qu’elle ait partie liée avec son contraire.
et pour l’action. Elle apprend à l’homme à pos- La mode accepte sa mortalité – comme dans
séder l’étendue, le poids, la densité, le nombre. les termes de Leopardi – et la couture est un
Créant un univers inédit, elle y laisse partout instrument d’une vie plus ample des êtres hu-
son empreinte. Elle se mesure avec la matière mains : elle est au service de la personne pour
qu’elle métamorphose, avec la forme qu’elle qui elle est créée, mais elle en garde les traces
transfigure. Éducatrice de l’homme, elle le par la suite. La couture produit des vêtements,

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DONATIEN GRAU

qui sont des réalités tangibles, physiques, dont vement, cousait et concevait des vêtements ;
les bords s’éliment, se déchirent, qui sont faits c’était une pratique intime, sociale, qui pouvait
et peuvent se défaire : les objets sont vivants, prendre différentes formes, avoir des impacts
l’inertie, ou l’animation par l’extérieur, ne sont différents, mais qui était incrustée au cœur
pas leur qualité. de la société. Cette pratique reposait sur la
Sous le propos de Baudelaire apparaît la ten- main, sur l’attention, sur un rapport vécu et
sion, dans notre histoire récente, entre la mode conscient à la discipline des corps ; si un corps
et la couture, deux volets de la pensée, et de la est orné d’une façon plutôt que d’une autre, ce
vie ; l’une associée, superficiellement, au pas- ne pouvait être une sélection parmi les possibi-
sage du temps, à la modernité, à une concep- lités envisageables dans une boutique ; c’était
tion fondée sur le progrès et le flux de l’exis- le résultat d’une conversation entre deux pans
tence, où les choses et les êtres seraient tous d’humanité, celle qui concevait, celle pour qui
pris dans un mouvement sans interruption ni c’était conçu ; et les deux pans dialoguaient,
fixation ; l’autre, à une fixation des objets, à des parfois c’était la même personne. La hiérarchie
moments de genèse, à la production progres- existait, de société, d’économie ; et pourtant ce
sive de réalités physiques qui viennent scander n’était pas elle qui gouvernait tout, et la for-
le monde, mais qui, aussi, demeurent prises mation du sens appartenait bien à l’auteur de
dans une fabrique ancienne, et la logique d’un la couture.
monde ancien. Dans les continents qui ne sont pas ceux de

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La couture est une invocation du soubas- l’Occident, en Afrique, en Asie, on coud tou-
sement de la vie, une prise en compte de ce jours, que ce soient les hommes ou les femmes,
qui sous-tend le temps. Elle ne nie pas une pour un public qui n’est pas seulement celui
des deux modernités, l’idée d’évolution, une des plus puissants, des plus aisés. La couture
chose naît d’une chose associée à une autre, et peut bien être la relique d’un monde défunt,
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que Madeleine Vionnet n’aurait pas créé ses dans des sociétés qui se voient elles-mêmes
robes sans le précédent antique, sans même déjà défuntes. Mais elle porte surtout en elle
le développement moderne des techniques un potentiel de croyance en l’être humain. Car
qui en rendaient possible la restitution, c’est- la couture est faite pour un être humain par
à-dire la recréation ; pourtant, elle s’éloigne de un être humain, c’est un acte de connaissance
la conception d’un temps fuyant, qui avance et d’interaction ; un acte de lecture d’un corps,
sans cesse comme un courant, et devient le sy- d’une personne dans ce corps, et d’écriture
nonyme de notre désarroi. L’avènement de la pour cette personne, dans ce corps, en même
couture comme forme reconnue a accompa- temps, aussi, quand elle devient un art, que
gné la genèse de cette époque que l’on nomme d’écriture pour le vêtement, dans ce tissu. La
« modernité », du xviiie siècle au xxe – à mainte- couture n’est pas nécessairement un vêtement
nant, mais il est tard. Elle existait auparavant : de prix fait par quelque grande « marque » –
la montée en puissance de la mode en a fait le autre signe de la mode. Ce n’est pas toujours
syndrome de la modernité, et la couture s’est un chef-d’œuvre d’une technique si parfaite
placée en contrepoint, comme un plaisir aris- qu’elle peut être élevée au rang de cet art
tocratique. qu’évoquait Baudelaire, pour atteindre une
Dans notre modernité, on nous a fait croire, existence au-delà de l’apparence du temps ;
du fait de l’influence de la mode, que la cou- jamais nous ne sommes en dehors, mais nous
ture était une création pour les élites, qui pouvons nous donner un moment l’impression
seules pouvaient y accéder ; un privilège de d’y croire. La haute couture donne cette im-
classe ; il n’en est rien ; jusqu’à il y a cinquante pression, alors qu’elle est si fragile : un vête-
ans, et l’essor de la distribution en masse de ment, comme un corps, vit.
vêtures codifiées, toute une partie de la so-
ciété, notamment féminine, mais pas exclusi- DONATIEN GRAU

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