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LE BAAS SYRIEN FACE À L'ISLAM SUNNITE

Conflits et connivences
Thomas Pierret

Gallimard | « Le Débat »

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2012/1 n° 168 | pages 146 à 154
ISSN 0246-2346
ISBN 9782070136971
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Pour citer cet article :


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Thomas Pierret, « Le Baas syrien face à l'islam sunnite. Conflits et connivences », Le
Débat 2012/1 (n° 168), p. 146-154.
DOI 10.3917/deba.168.0146
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Thomas Pierret

Le Baas syrien face à l’islam sunnite


Conflits et connivences

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Alors que l’on a souvent noté le caractère confession musulmane hétérodoxe dont sont
«séculier» des soulèvements arabes de 2011, du issues la famille el-Assad, au pouvoir depuis 1970,
moins avant que les mouvements islamistes n’en ainsi qu’une proportion tout à fait anormale
apparaissent comme les principaux bénéficiaires (eu égard au poids démographique de la com­­
électoraux, la religion s’est révélée rapidement munauté, soit environ 10 % de la population)
comme une composante importante des mouve- d’officiers de l’armée et des services de rensei-
ments de protestation observés en Syrie depuis gnement. Le clivage sunnito-alaouite était une
le mois de mars. En témoignent notamment la dimension centrale de l’insurrection islamiste de
récurrence des slogans religieux, la visibilité 1979-1982, la seule du genre, avec celle que
acquise par certains hommes de religion durant connut l’Algérie dans les années 1990, qui faillit
les événements et la concentration des manifes- réellement renverser un régime arabe. Qu’en
tations dans et autour des mosquées, seuls espaces est-il aujourd’hui?
publics relativement épargnés par le maillage L’objet de cet article n’est pas de proposer
sécuritaire. une analyse exhaustive de la question confes-
Si la problématique de l’islam semble impor- sionnelle en Syrie  1, mais de l’éclairer sous l’angle
tante à l’heure de cette révolte populaire, c’est d’une problématique plus restreinte, celle des
aussi et peut-être surtout parce que la question relations entre le régime et la mouvance isla-
religieuse ou, plus exactement, confessionnelle mique sunnite, c’est-à-dire les mouvements isla-
paraît se situer au cœur des contradictions
syriennes. On le sait, le pays, très majoritairement 1. Pour une réflexion sur la problématique confession-
nelle dans le soulèvement actuel, voir Fabrice Balanche,
sunnite, est dominé depuis les années 1960 «Géographie de la révolte syrienne», Outre-Terre, n° 29, mars
par des membres de la communauté alaouite, 2011, pp. 438-458.

Thomas Pierret, docteur en sciences politiques, est


actuellement maître de conférences à l’Université d’Édim-
bourg. Il vient de publier Baas et islam en Syrie. La dynastie
Assad face aux oulémas (puf, 2011).

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mistes d’opposition d’une part, et les oulémas, ment a d’autant plus de raisons de se montrer
c’est-à-dire l’élite religieuse savante d’autre part. loyal au système parlementaire que les militaires
On étudiera ici la spécificité mais aussi parfois la putschistes qui dominent la vie politique du pays
normalité du cas syrien au regard des quatre de 1949 à 1954 sont de sensibilité kémalisante
points suivants: la position du régime vis-à-vis et donc laïciste. Quant à Nasser, qui règne de
de l’islam politique stricto sensu; la gestion du 1958 à 1961 sur ce qui est alors la «province
culte et les relations avec l’élite religieuse; le septentrionale» de la République arabe unie, il
ressentiment créé chez les sunnites par les rumeurs joue en Syrie la carte des forces sociales conser-
d’activités missionnaires chiites dans le pays; vatrices (pour des raisons trop longues à expli-

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le rôle de la libéralisation économique dans le quer ici) mais marginalise néanmoins les Frères,
rapprochement récent entre le régime et l’élite de même que tous les partis idéologiques suscep-
religieuse  2. À la lumière de ces facteurs, on ana­­ tibles de lui porter ombrage.
lysera pour terminer le positionnement des acteurs En 1963, deux ans après le retour à une vie
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religieux face au soulèvement que connaît actuel­ parlementaire régulièrement déstabilisée par les
­lement la Syrie. interventions de l’armée, le coup d’État du Baas
met un terme définitif à cette phase d’expériences
L’éradication de l’islam politique démocratiques. Tout oppose alors les Frères
musulmans aux nouveaux maîtres du pays: l’idéo­
La gestion par le régime syrien de l’islamisme ­logie, bien sûr, puisque c’est durant les années
stricto sensu est probablement l’aspect le moins 1960 que le laïcisme du Baas est le plus affirmé,
singulier de ses politiques vis-à-vis de la mou­­ mais aussi et surtout la sociologie. Alors que les
vance religieuse sunnite. Certes, l’éradication hommes forts du régime sont issus pour la
des Frères musulmans et, plus généralement, de plupart du monde rural et des minorités musul-
toute forme organisée d’activisme politico-reli- manes hétérodoxes (druzes, ismaéliens et surtout
gieux distingue la Syrie de l’Égypte de Moubarak alaouites), les Frères recrutent principalement
ou encore de la Jordanie hachémite. Toutefois, dans les classes moyennes urbaines sunnites.
elle apparaît plutôt comme la norme dans les Au milieu des années 1960, les Frères musul-
républiques arabes à parti unique ou quasi unique, mans sont saignés à blanc par l’exode de centaines
puisque, bien que sunnites, ni l’Irakien Saddam de leurs cadres, en particulier vers le Golfe. Dans
Hussein, ni le Tunisien Zine el-Abidine Ben Ali, les années 1970, toutefois, ils profitent de la
ni le Libyen Mouammar Kadhafi ne s’étaient très relative libéralisation concédée par Hafez
montrés plus tolérants vis-à-vis de leurs propres el-Assad ainsi que de la popularité croissante du
islamistes. référent religieux parmi la jeunesse étudiante
Fondés lors de l’indépendance en 1946, les pour reconstruire leurs forces sur un mode semi-
Frères musulmans syriens font leurs débuts dans clandestin. Cette montée en puissance va de pair
un contexte de démocratie parlementaire. Bien avec l’affirmation d’un courant prônant l’abandon
que largement dominé par les partis de notables,
ce système politique permet aux islamistes d’ob-
2. Sauf mention contraire, les analyses présentées ici
tenir quelques sièges à l’Assemblée mais aussi, sont tirées de mon ouvrage Baas et islam en Syrie. La dynastie
dès 1949, un portefeuille ministériel. Le mouve- Assad face aux oulémas, puf, 2011.

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de la stratégie éducative adoptée jusqu’alors par de la politique syrienne. Des pourparlers secrets
le groupe au profit de l’action armée. À partir de entre le mouvement et le régime ont eu lieu à
1976, l’Avant-garde combattante, bras organi- plusieurs reprises. Cependant, il est apparu chaque
sationnel de cette dissidence radicale, mène contre fois que le régime n’était nullement prêt à offrir
le pouvoir une campagne d’assassinats qui, dès aux islamistes une intégration dans le jeu poli-
1979, prend la forme d’une véritable insurrec- tique mais uniquement des autorisations de retour
tion au cours de laquelle de meurtriers attentats délivrées à titre individuel et soumises à l’aban­
à la bombe détruisent des bâtiments officiels à ­don de toute ambition politique.
Damas. L’action des islamistes armés se conjugue En dépit de cette intransigeance, certains

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alors, en particulier dans les villes du Nord (Alep intellectuels islamistes basés en Syrie ont espéré
et Hama), avec un large mouvement populaire que, confronté à des crises diplomatiques et stra­
unissant notamment étudiants, professions libé- ­tégiques majeures durant les années 2000 (inva-
rales et bourgeoisie commerçante. sion américaine de l’Irak en 2003, retrait du
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À ce soulèvement principalement urbain le Liban deux ans plus tard), le régime se résou-
régime oppose une réponse militaire qui culmine drait à tolérer la création de partis islamistes
avec le siège de la ville rebelle de Hama en 1982, modérés inspirés de l’akp turc. Toutefois, ces
soumise au prix de milliers de morts et de la des­­ espoirs seront réduits à néant par le report sine
truction complète de ses vieux quartiers. Durant die de la nouvelle loi sur les partis annoncée lors
ce bras de fer de trois ans, le régime a pu compter du Congrès régional du Baas en 2005.
sur la loyauté de la communauté alaouite mais Dans un entretien accordé à l’auteur en 2006,
aussi sur celle des paysans, sa base sociale tradi- Muhammad Habash, l’un des rares députés isla­
tionnelle, de certaines tribus bédouines, enrô- ­mistes du Parlement syrien et partisan déclaré
lées dans les unités de répression, et d’une partie de l’autorisation des partis d’«orientation
de la bourgeoisie damascène. croyante», résumait de manière à la fois ingénue
Dans l’intervalle, le pouvoir a mis un terme et perspicace l’origine de ce blocage: «Ce n’est
à la présence des Frères musulmans à l’intérieur pas l’islam qui est contraire à l’idéologie baasiste,
du pays. En 1980 est promulguée la loi n° 49, c’est le libéralisme, car il exigerait que le Baas
qui punit de mort la simple appartenance à l’or- renonce à son rôle de “parti dirigeant la société
ganisation. Dans les années qui suivent, tandis et l’État”, et que l’on sépare la religion et l’État  3.»
que les appareils de sécurité éradiquent les Le refus d’intégrer les islamistes dans le système
dernières cellules islamistes dans le pays, une politique trouve donc sa source dans l’hostilité
nouvelle vague d’exilés vient grossir la diaspora du pouvoir au pluralisme politique en tant que
frériste syrienne. Établie au Moyen-Orient et en tel, plutôt que dans des considérations idéolo­
Europe, cette dernière devient dès lors le seul giques. Preuve en est que la dynastie el-Assad
champ d’action réel des Frères musulmans, n’a guère eu de difficulté à établir des partena-
réduits au statut de «parti de communiqués» riats avec les oulémas. Le conservatisme intel-
aux cadres grisonnants. lectuel de ces derniers est bien plus nettement
Depuis les années 1980, la question du retour opposé aux préceptes baasistes que l’islamo-
des Frères et, plus largement, de l’islam poli-
tique organisé est devenue l’une des arlésiennes 3. Entretien avec l’auteur, Damas, 19 juin 2006.

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nationalisme (arabe) des Frères musulmans ou agences de l’État, désormais socialiste. Quant
la «démocratie musulmane» des émules syriens aux séminaires islamiques privés, ils échappent
de l’akp, mais cette élite fonctionnelle présente aux nationalisations qui touchent alors les écoles
l’avantage de concentrer ses revendications sur du pays.
des intérêts étroitement sectoriels (expansion Derrière la politique religieuse des baasistes,
des institutions religieuses privées, défense de la il y a vraisemblablement deux types de considé-
moralité publique), plutôt que de demander ration: d’un point de vue idéologique, ces révo-
l’ouverture du champ politique. lutionnaires laïcistes ne voient guère de raison
de mettre les ressources de l’État au profit de la

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Les relations avec le clergé sunnite «réaction» cléricale, dont les éléments les plus
radicaux du parti pensent tout simplement qu’elle
Bien plus que son rapport à l’islam politique, est vouée à disparaître; en termes plus stricte-
c’est sa gestion du culte et ses relations avec l’élite ment politiques, l’équipe au pouvoir ne souhaite
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religieuse sunnite qui singularisent le régime pas ouvrir l’appareil d’État à l’influence d’élites
baasiste syrien par rapport à la norme régionale. sociales qui lui sont intrinsèquement hostiles.
Entre l’indépendance et 1963, les gouvernements Au lieu d’encourager le régime à réviser son
syriens successifs ont suivi le modèle tracé par approche, l’insurrection islamiste de 1979-1982
la Turquie kémaliste et imité notamment par ne fait que la radicaliser. La bureaucratie reli-
l’Égypte nassérienne, c’est-à-dire la «nationali- gieuse officielle, perçue comme une menace
sation» des institutions religieuses. Les pouvoirs plu­­tôt que comme un instrument de contrôle,
publics établissent alors un cadre légal et admi- ne perdra pas moins des deux tiers de ses effec-
nistratif − jusqu’alors embryonnaire − pour les tifs durant les vingt années suivantes. Certes, le
activités cultuelles (fonction de grand mufti, président el-Assad donne officiellement son
création d’un ministère des Biens de mainmorte, nom aux cercles de mémorisation du Coran qui
chargé des affaires religieuses), jouent un rôle se tiennent dans les mosquées, mais ceux-ci
important dans la modernisation de l’enseigne- n’avaient guère attendu les injonctions de l’État
ment religieux spécialisé (ouverture d’une faculté pour se mettre en place. Surtout, l’expansion de
de charia à l’Université de Damas) et préten- l’enseignement supérieur islamique est confiée à
dent même imposer aux clercs un uniforme dont des acteurs qui, s’ils sont directement liés à
ils détaillent jusqu’à la couleur des chaussettes! l’État, comme le grand mufti Ahmad Kaftaro,
Les baasistes rompront rapidement avec ouvrent des instituts de droit et de financement
ce modèle réglementariste. Ils entendent moins privé.
réguler le culte que le soumettre à un simple C’est également durant l’insurrection que le
contrôle policier et le neutraliser politiquement. régime trouve un formidable instrument de légi-
Plutôt que d’intégrer les oulémas dans l’appareil timation religieuse dans la personne du Dr Saïd
bureaucratique, ils les en excluent en privant la Ramadan al-Bouti, doyen de la faculté de charia
grande majorité d’entre eux de toute responsa- et essayiste à succès. Sur le plan des idées, l’in-
bilité au sein de l’administration religieuse. Qui téressé se situe aux antipodes du parti au pouvoir
plus est, cette dernière ne connaît pas le mouve- puisqu’il a consacré certains de ses écrits les plus
ment d’expansion qui caractérise alors les autres populaires à la critique radicale du nationalisme

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et du socialisme, principales composantes du des plus fameux oulémas du pays adressent ainsi
baasisme. C’est au nom d’une lecture ultra- au Président une pétition dans laquelle ils
conservatrice de la théologie politique sunnite dénoncent les desseins dudit ministère, accusé
classique qu’al-Bouti prône l’obéissance au pou­­ de fomenter un «complot» visant à «détruire la
voir en place, fût-il bien peu islamique. Cette religion».
posture repose sur le principe selon lequel la Face à cette indiscipline cléricale, le pouvoir
tyrannie est préférable à la fitna («discorde»), attend son heure. L’occasion se présente en
mais aussi sur l’idée que le dialogue avec le pou­­ 2008, lorsque les succès de Damas en matière
voir permettra la satisfaction graduelle des de politique étrangère (victoire des milices pro-

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revendications cléricales. syriennes lors des affrontements de mai 2008
De fait, à partir du milieu des années 1990, à Beyrouth, visite officielle de Bachar el-Assad
le régime lève progressivement les sévères restric- à Paris) relativisent, pour le régime, la nécessité
tions pesant depuis l’insurrection sur des pra­­ de s’assurer le soutien du clergé. C’est dans ce
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tiques religieuses aussi élémentaires que le port contexte, auquel s’ajoute, en septembre 2008,
du voile à l’école, l’organisation de leçons dans un attentat meurtrier (dix-sept morts) imputé à
les mosquées ou la célébration de l’anniversaire des islamistes radicaux, qu’est lancé un ambi-
du Prophète. Durant la décennie suivante, plutôt tieux plan de réformes. Ce dernier vise à accroître
que d’accéder aux désirs des entrepreneurs poli- considérablement le rôle et les moyens de la
tiques islamistes, on l’a vu, le nouveau président bureaucratie religieuse officielle, notamment via
Bachar el-Assad choisit d’approfondir ce rappro- la nationalisation partielle des séminaires isla­­
chement en satisfaisant les revendications secto- miques privés.
rielles des hommes de religion. Tendant la main Si le pouvoir syrien consent donc, à travers
à d’anciens ennemis du régime, dont certains ces projets d’expansion bureaucratique, au ren­­
fraîchement revenus d’exil, il les autorise à étendre forcement en son sein d’un lobby religieux dominé
des réseaux informels d’éducation religieuse par des figures aussi conservatrices que le sus­­
tandis qu’explose le nombre d’associations de mentionné al-Bouti, les réformes lancées en 2008
bienfaisance et d’écoles secondaires islamiques. s’accompagnent paradoxalement d’un renou-
Une telle stratégie aura pour effet non désiré veau laïcisant. En témoignent, entre autres, la
de donner aux oulémas une assurance qui fermeture de salles de prière dans les centres
les rend rapidement encombrants. Non qu’ils commerciaux, l’interdiction du voile facial (niqab)
s’en prennent frontalement au chef de l’État: dans les universités, le transfert des enseignantes
à quelques exceptions près, même les figures portant ce même voile vers des positions admi-
indépendantes se montrent disposées à chanter nistratives ou encore l’interdiction d’afficher des
les louanges de la «diplomatie contestataire» signes d’appartenance confessionnelle sur les
(c’est-à-dire anti-américaine et anti-israélienne) voitures.
d’el-Assad  4. Le problème est plutôt que l’élite À la veille du soulèvement de 2011, les rela-
reli­­gieuse se pense désormais en droit de mener
l’offensive contre les éléments laïcistes domi-
4. Voir Bernard Rougier (sous la dir. de), Les Diploma-
nants des agences étatiques telles que les médias ties contestataires au Moyen-Orient, numéro spécial des Cahiers
ou le ministère de l’Éducation. En 2006, quarante de l’Orient, n° 87, septembre 2007.

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tions entre le régime et l’élite religieuse se sont islamique d’Iran et son greffon libanais, le
donc considérablement tendues, en raison non Hezbollah.
seulement du revirement entamé en 2008 mais Profitant de leurs excellentes relations avec
aussi d’un problème plus ancien, celui des acti- le régime syrien, les réseaux religieux duodéci-
vités missionnaires chiites dans le pays. mains établissent en Syrie des hawzat (sémi-
naires), concentrés dans la banlieue damascène
La présence chiite de Sayyida Zaynab, tandis qu’ils reconstruisent
à grands frais, et selon les canons de l’architec-
De toutes les problématiques évoquées dans ture persane, les tombeaux de saints personnages

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ces pages, celle du facteur chiite est sans doute du chiisme ensevelis en Syrie. Ces différents
la plus étroitement liée à l’appartenance alaouite sites attirent dans le pays des pèlerins, principa-
des hommes forts du régime syrien. On présente lement iraniens, dont le nombre annuel s’élevait
souvent l’alaouisme comme une branche du à plusieurs centaines de milliers à la veille du
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chiisme, assertion qu’il convient de nuancer. récent soulèvement.


En dépit d’une lointaine origine commune, les Très tôt, ces institutions sont soupçonnées
oulémas chiites duodécimains ont longtemps d’œuvrer à la conversion de sunnites, un objectif
pensé, avec leurs confrères sunnites, que les que certains hommes de religion chiites ne
alaouites étaient une secte hérétique. C’est seu­­ cachent pas vraiment. Bien qu’ils ne semblent
lement dans la première moitié du xxe siècle guère rencontrer de succès, des cas de conver-
que des efforts sérieux sont entrepris par des sions individuelles et, dans un village de la vallée
clercs alaouites réformistes en vue d’opérer un de l’Euphrate, un cas de conversion collective
rapprochement doctrinal avec le chiisme duodé­ frappent néanmoins les imaginations.
cimain  5. Durant les années 2000, le ressentiment anti­
Quant à l’alliance du régime baasiste avec chiite des sunnites syriens se manifeste de plus
ce même chiisme duodécimain, elle débute en plus ouvertement à mesure qu’enflent les
avec l’arrivée au pouvoir de Hafez el-Assad en rumeurs de «chiisation» du pays. Au milieu de
1970. Premier président non sunnite de l’his- la décennie, ces rumeurs trouvent un terreau
toire syrienne, le nouveau chef de l’État cherche favorable dans un contexte de guerre civile
à obtenir une fatwa établissant l’appartenance sunnito-chiite en Irak et de fortes tensions confes­
des alaouites à la communauté musulmane. sionnelles au Liban. Elles sont alimentées, en
Cette fatwa, il ne l’obtiendra jamais des oulémas outre, par la propagande de l’opposition syrienne
sunnites syriens, même les plus obséquieux, mais et de ses alliés régionaux. Confrontés à ce qu’ils
bien de savants chiites duodécimains étrangers perçoivent comme une menace existentielle, des
alliés au régime syrien pour des raisons poli­ hommes de religion aussi proches du régime que
tiques: l’Irakien Hassan al-Chirazi, opposant à le Dr al-Bouti dénoncent en chaire les menées
Saddam Hussein réfugié en Syrie, et Musa des missionnaires duodécimains et de leur parrain
al-Sadr, fondateur du mouvement libanais Amal,
dont Damas deviendra le parrain. Ce réseau 5. Voir Sabrina Mervin, «Des nosayris aux ja’farites: le
processus de “chiisation” des alaouites», in Baudouin Dupret
d’alliances chiites sera complété, après 1979, et al. (sous la dir. de), La Syrie au présent. Reflets d’une société,
par une alliance stratégique avec la République Actes Sud, 2007.

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iranien  6. Ces marques d’indisciplines contribue- raison des effets combinés de la libéralisation et
ront à convaincre le régime de reprendre le champ du boom pétrolier de 2003. En témoigne, notam­
religieux en main par le biais des réformes lancées ­ment, le formidable accroissement des dona-
en 2008. tions versées aux associations de bienfaisance
patronnées par des religieux, dont certaines mul­­
Les conséquences tiplient par dix leurs dépenses annuelles au
de la libéralisation économique milieu de la décennie.
Deuxièmement, certains hommes d’affaires
Mises à mal par les rumeurs de chiisation du parasitaires se prêtent désormais au jeu des dona­

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pays et, à partir de 2008, par la relance des poli- ­tions pieuses, parfois échangées contre l’onction
tiques officielles sécularisantes, les relations entre d’oulémas prestigieux dans un contexte de cam­­
le régime et le clergé sont en revanche ren­­forcées pagne électorale. Le cas le plus spectaculaire est
par l’accélération du processus de libéralisation celui de Mohamed Hamcho, beau-frère et para-
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économique après 2000. Esquissée dès les années vent de Maher el-Assad, frère de Bachar et chef
1970, cette «ouverture» (infitah) avait progressé de la Garde républicaine  7. Élu député «indé-
très modestement jusqu’à l’arrivée au pouvoir pendant» en 2003 et 2007, Hamcho déverse des
de Bachar el-Assad. Avec lui, l’économie syrienne millions de livres sur les mosquées, instituts de
entre officiellement dans l’«économie sociale de charia et organisations caritatives islamiques, qu’il
marché» et connaît des changements aussi radi- utilise ensuite comme tribunes lors de ses cam­­
caux que l’ouverture de banques privées et la pagnes.
mise en place d’un cadre juridique favorable aux Troisièmement, parmi les banques privées
investissements directs étrangers. qui s’ouvrent alors, plusieurs se veulent isla­­
On a beaucoup évoqué le fait que l’abandon miques et se dotent par conséquent d’un comité
du modèle socialiste a surtout profité à une chargé de contrôler la conformité à la charia de
poignée d’hommes d’affaires parasitaires dont le leurs opérations financières. Dans ces comités
plus connu est Rami Makhlouf, cousin germain entrent des techniciens de la finance islamique
du président el-Assad et ancien propriétaire du mais également des oulémas, qui font béné-
principal opérateur national de téléphonie mobile. ficier les banques concernées de leur renommée
Les oulémas syriens ayant traditionnellement per­sonnelle tout en réaffirmant l’importance de
tiré leurs ressources financières de leur alliance leur rôle à l’heure du capitalisme globalisé. Au
organique avec la classe moyenne marchande final, donc, la libéralisation économique aura
supérieure, composée de vieilles familles urbaines eu pour conséquence de renforcer l’arrimage
supposées respectables, on pourrait penser que des oulémas syriens aux élites économiques et,
la récente libéralisation économique ne leur a
guère été profitable. C’est pourtant loin d’être 6. Sur ces événements, voir mon article «Karbala in the
exact. Umayyad Mosque. Sunni Panic at the “Shiitization” of Syria
Premièrement, en dépit de la gourmandise in the 2000s», in Brigitte Maréchal, Sami Zemni (sous la dir.
de), The Dynamics of Sunni-Shia Relationships: Doctrine,
des hommes d’affaires du cercle présidentiel, Transnationalism, Intellectuals and the Media, Londres, Hurst,
une très large frange de la bourgeoisie syrienne, 2012.
7. Voir Caroline Donati, L’Exception syrienne, La Décou­
même moyenne, s’enrichit considérablement en ­­­verte, 2009.

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par leur truchement, à l’establishment politico- capitale, les contestataires se pressent ainsi pour
militaire. écouter les sermons des cheikhs Oussama al-Rifa’i
et Krayyim Rajih, dont les mosquées servent
La mouvance islamique dans la révolution ensuite de point de départ aux manifestations.
S’ils n’appellent pas ouvertement au renverse-
Traversée par les dynamiques contradictoires ment du régime, ces prêcheurs n’en rejettent
que nous venons d’évoquer, la mouvance isla- pas moins totalement la version officielle (celle
mique syrienne affrontera la crise de 2011 en des «bandes armées» stipendiées par l’étranger),
rangs dispersés  8. Les Frères musulmans et les affirment la légitimité des revendications démo-

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autres islamistes en exil apportent tout naturel- cratiques et font porter l’entière responsabilité
lement leur soutien à un mouvement qui leur des violences sur les forces de l’ordre. Il n’est
offre enfin l’espoir de revoir un jour leur terre guère surprenant que ce défi provienne d’anciens
natale. En revanche, les oulémas sont profondé- opposants (al-Rifa’i a passé quinze ans de son
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ment divisés. existence en exil) s’étant réconciliés avec le


En dépit des fortes tensions suscitées à la régime sur le tard, et de manière fort ambiguë.
veille du soulèvement par les politiques «antire- Pendant cinq mois, le pouvoir semble désem-
ligieuses» du pouvoir, les alliés historiques de ce paré face aux prêcheurs rebelles. Soucieux des
dernier demeurent fidèles. Ayant largement béné­ conséquences potentielles d’un conflit frontal, il
­ficié du système actuel, ils auraient beaucoup à utilise, en vain, divers moyens de séduction et
perdre de sa disparition. Les chefs de file de ce de pression. C’est durant le mois de ramadan
courant loyaliste sont le grand mufti Ahmed que les autorités se décident à franchir le Rubicon:
Hassoun bien sûr, ainsi que le Dr al-Bouti, les clercs contestataires haussant encore un peu
qui prône le «dialogue» avec les autorités et plus le ton pour dénoncer l’envoi des chars dans
soupçonne le mouvement de protestation d’être les villes de Hama et Deir ez-Zor, ils sont pure-
mani­­pulé par des «doigts sionistes». Parmi ses ment et simplement interdits de prêche et,
confrères, la posture quiétiste se manifeste égale- s’agissant d’al-Rifa’i, physiquement agressé par
ment par des mises en garde contre la fitna ou, les chabbiha, des voyous à la solde du pouvoir.
plus simplement, par le silence. Le règlement de comptes de la fin du rama­
En face, les «oulémas révolutionnaires» ­dan sera l’un des épisodes les plus révélateurs
émergent surtout dans les villes périphériques du soulèvement actuel. Parmi les opposants
insurgées telles que Deraa, dans le Sud, ou domine jusque-là l’idée que le pouvoir n’oserait
Baniyas, sur la côte. Dans cette dernière, le jeune pas s’en prendre aux oulémas contestataires par
cheikh Anas Ayrut apparaît comme le leader crainte de la réaction populaire. De même, dans
charismatique du soulèvement, avant de s’exiler les heures qui suivent l’agression perpétrée contre
et de rejoindre le Conseil national syrien, qui al-Rifa’i, certains prédisent un «séisme» qui
rassemble les forces d’opposition de l’extérieur. empor­­tera le régime. Mais il n’y aura, pour tout
De telles défections sont rares à Damas et à
Alep, mais certaines figures religieuses respectées 8. Pour plus d’informations sur cette question, voir
mon article «Syrie: l’islam dans la révolution», à paraître
n’en choisissent pas moins de formuler de dans Politique étrangère. Voir également les billets publiés sur
sévères critiques à l’encontre du régime. Dans la mon blog: http://blogs.mediapart.fr/blog/Thomas%20Pierret.

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séisme, qu’une simple secousse: les banlieues et la mouvance islamique sunnite présentent des
populaires de Damas manifestent en masse alors spécificités qui semblent ne pouvoir être expli-
que les quartiers centraux de la capitale restent quées que si l’on prend en compte l’appartenance
désespérément calmes. Or, c’est dans ces quar- alaouite des hommes forts du régime. La plus
tiers favorisés que le cheikh molesté par les chab- évidente de ces spécificités est sans aucun doute
biha recrute la plupart de ses nombreux disciples. le malaise causé chez les sunnites par la présence
Les partisans les plus enthousiastes d’al-Rifa’i chiite dans le pays, présence dont la nature
ne cachent pas le sentiment de trahison qui les est indissociable de l’alliance nouée, en tant
gagne face à la passivité de ceux qui, la veille qu’alaouite, par Hafez el-Assad avec des oulémas

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encore, se pressaient pour baiser la main de leur chiites. Le facteur confessionnel semble égale-
guide spirituel. ment jouer un rôle dans le choix fait par le
Ce que révèle l’épisode qui vient d’être régime d’exclure les élites religieuses de l’appa-
conté, c’est vraisemblablement l’importance du reil d’État plutôt que de les y intégrer. On notera
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facteur socio-économique dans le soulèvement cependant qu’après 2008 les autorités ont fina­­
actuel. Ce soulèvement est, dans une large lement fait montre de vouloir suivre la voie de la
mesure, celui des laissés-pour-compte de la «nationalisation de l’islam», tracée des décen-
­libéralisation économique: ruraux et rurbains nies plus tôt par de grands pays sunnites tels que
abandonnés par un régime qui, autrefois, se la Turquie et l’Égypte.
targuait de défendre en priorité les intérêts Bien avant cela, les el-Assad ont fait le choix
du monde paysan; banlieusards de la ceinture d’éradiquer tout activisme politico-religieux orga­
de pauvreté de la capitale; habitants de villes ­nisé, une option également adoptée par d’autres
de second rang (Homs, Hama) n’ayant guère régimes arabes − sunnites − de parti unique.
pro­­fité de la manne qui s’est abattue sur Damas Enfin, si la libéralisation économique a pu attiser
et Alep depuis dix ans. C’est à la plus prospère les haines intercommunautaires dans les régions
de ces «deux Syries» qu’appartiennent les grands défavorisées, elle semble en revanche avoir contri­
oulémas. Par conséquent, même si leurs convic- ­bué à diluer quelque peu le clivage entre élites
tions et l’influence de leurs disciples politisés sunnites et élites alaouites, lesquelles commu-
ont poussé certains d’entre eux à adopter le parti nient, depuis le début de ce siècle, dans une
de l’opposition, ils ont dû prendre acte de la prospérité qui était inconnue des décennies
tiédeur du soutien que leur adressaient ces cita- précédentes. Telle est probablement la raison
dins aisés qui sont à la fois leurs fidèles et leurs pour laquelle, en dépit du soutien apporté par
bailleurs de fonds. Par là même, ils ont pu certains grands oulémas aux revendications des
apprécier à leurs dépens la fragilité – faut-il dire manifestants de 2011, le soulèvement actuel
l’inexistence? − du sentiment communautaire n’est de toute évidence pas le fait des «sunnites»
sunnite. dans leur ensemble mais, en premier chef, celui
des laissés-pour-compte de l’«économie sociale
G de marché».

Les relations entre le régime baasiste syrien Thomas Pierret.

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