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FANON DANS LA THÉORIE POSTCOLONIALE

Azzedine Haddour

Gallimard | « Les Temps Modernes »

2006/1 n° 635-636 | pages 136 à 158


ISSN 0040-3075
ISBN 9782070776924
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Azzedine Haddour, « Fanon dans la théorie postcoloniale », Les Temps Modernes
2006/1 (n° 635-636), p. 136-158.
DOI 10.3917/ltm.635.0136
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Azzedine Haddour

FANON DANS LA THÉORIE POSTCOLONIALE

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Au début des années 1960, après sa mort, Fanon est devenu le
symbole de la lutte anticoloniale dans le tiers monde. Au même
moment, aux Etats-Unis, les activistes politiques noirs américains
engagés dans le mouvement pour les droits civiques découvraient
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ses idées. L’engouement initial pour Fanon a donc d’abord donné


un tour militant à l’étude de son œuvre. Cette tendance fut cepen-
dant de courte durée et décrut à la fin des années 1960 et au début
des années 70. Fanon devint alors important dans le domaine des
sciences sociales, notamment dans les départements universitaires
de politique, sociologie et psychologie où son œuvre fit l’objet d’un
grand nombre de travaux. Mais le plus gros de cet intérêt pour Fanon
s’est manifesté hors de l’Hexagone ainsi que de son pays d’adoption,
l’Algérie. Ainsi, Christiane Achour regrette que Fanon soit tombé
dans l’oubli en France et en Algérie et remercie Alice Cherki d’avoir
évité qu’il disparaisse complètement de nos mémoires grâce à la
publication de son ouvrage Frantz Fanon : portrait 1. Après une
longue période de délaissement, comme le note Achour, un certain
nombre de colloques dans les années 1980 ont réamorcé cet inté-
rêt pour le travail de Fanon. Il est d’ailleurs ironique que ce renou-
veau se soit produit à un moment où l’Algérie était paralysée par la
violence et alors que le projet socialiste envisagé par Fanon puis
concrétisé par le FLN, ses compagnons d’armes, s’était révélé un

1. Christiane Chaulet Achour, Frantz Fanon. L’Importun, éditions


Chèvre-Feuille étoilée, 2004. Alice Cherki, Frantz Fanon : portrait, Le
Seuil, 2000.
FANON DANS LA THÉORIE POSTCOLONIALE 137
échec politique. Si cette ironie historique n’a pas affecté Fanon, c’est
que les réserves qu’il avait émises contre le piège nationaliste mon-
traient assez qu’il avait anticipé cet échec ou du moins clairement
annoncé sa possibilité. Car pour Fanon le nationalisme ne mène
qu’à une impasse s’il ne se développe pas en un acte pédagogique
éveillant une conscience politique et sociale et donnant ainsi lieu à
un nouvel humanisme. Cela étant, Fanon demeure une figure rela-
tivement mineure en France et en Algérie.
Or ce personnage marginal est venu de l’extérieur occuper un
rôle central dans la pensée critique anglo-américaine et, dans les
années 1980, il émergea comme figure emblématique dans les
programmes d’études anglaises, culturelles et postcoloniales.
Comment Fanon, théoricien de l’anticolonialisme, a-t-il pu être

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considéré comme le chef de file des théories « postcoloniales » ?
C’est d’abord au niveau de ce que l’on appelle aux Etats-Unis la
politique de la culture (cultural politics) qu’il faut chercher l’ap-
propriation de Fanon comme penseur-clé de la réflexion critique,
une appropriation qui doit beaucoup à l’édition Pluto de son premier
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livre, Peau noire, masques blancs, en 1986. Selon Stuart Hall, Peau
noire, masques blancs, qui traite des liens de la psychanalyse et de
la politique et des questions de colonialisme, de « genre », de race
et de sexualité, « ouvre une voie au “retour” de Fanon et au débat à
son sujet 2 », d’autant que ces questions sont mises en exergue par la
préface de Homi Bhabha, dont l’approche mêle études culturelles
et psychanalyse. Ainsi l’idée d’une « rupture symptomatique entre
les premiers et les derniers travaux de Fanon » relèverait, d’après
Hall, d’un effort douteux pour mettre l’accent sur l’engagement
politique de Fanon par rapport à sa théorie psychanalytique.
L’avant-propos d’Homi Bhabha 3 non seulement inaugurait un
renouveau dans les recherches de Fanon, mais a également consti-

2. Stuart Hall, « The After-life of Franz Fanon: Why Fanon? Why


Now? Why Black Skin, White Masks? », The Fact of Blackness : Franz
Fanon and Visual Representation, ed. Alan Read, London : ICA, 1996,
p. 15.
3. Bhabha, sans doute l’auteur le plus influent des études postcolo-
niales, est professeur d’anglais et de littérature américaine et titulaire d’une
chaire au Département d’histoire et de littérature à l’université d’Harvard.
Il a dirigé l’anthologie Nation and Narration (Routledge, 1990) et publié
138 LES TEMPS MODERNES

tué un événement majeur, fondateur même, dans le domaine des


études « postcoloniales ». En un sens Bhabha a réinventé Fanon pour
nous, un peu comme l’a fait Sartre dans sa fameuse préface aux
Damnés de la terre, mais en sens inverse, et j’entends analyser ici la
manière et la signification de cette appropriation à la sphère du post-
colonialisme.
Bien entendu, il est normal que Bhabha se concentre sur Peau
noire, masques blancs dans son avant-propos à cet ouvrage et, par
conséquent, s’il ne s’agissait que de cela, les critiques qui l’ac-
cusent de négliger les travaux ultérieurs de Fanon sont injustes.
D’ailleurs, dans l’avant-propos, Bhabha fait référence, bien que de
manière fugace, à d’autres travaux de Fanon, L’An V de la révolu-
tion algérienne et Les Damnés de la terre. Mais ce que ces critiques
reprochent à la relecture de Fanon par Bhabha en général est une

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absence totale de dimension historique, et ce procès est instruit sous
deux chefs : non seulement Bhabha ferme les yeux sur le contexte
historique de l’œuvre de Fanon, mais il mélange les spécificités de
la critique fanonienne du colonialisme avec sa propre conception du
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fait postcolonial. Il y aurait beaucoup à faire pour démêler cette


confusion dans l’interprétation. Ma tâche principale sera de donner
un aperçu de la façon dont Bhabha utilise la théorie psychanalytique
de Jacques Lacan et la déconstruction de Jacques Derrida comme
outils d’interprétation du travail de Fanon et d’éclairer ainsi tout un
pan de cet important débat qu’est devenu le postcolonialisme, en un
temps où les questions d’identité font un retour violent.

The Location of Culture (Routledge, 1994). Le premier ouvrage décentre


les lectures « universalistes » de la nationalité qui visent à définir les
nations colonisées en termes de traditions historiquement continues et
homogènes. Les nations, selon Bhabha, sont des constructions « narra-
tives » qui proviennent de l’interaction et de l’hybridation des éléments cul-
turels en présence. Dans le deuxième ouvrage, Bhabha approfondit la caté-
gorie du « liminal », de ce qui occupe un espace entre les traditions
culturelles rivales et les époques historiques. En utilisant le langage cri-
tique de la psychanalyse lacanienne, ainsi que la déconstruction derri-
dienne, Bhabha examine « l’ambivalence » du système colonial et en
déduit un facteur de résistance par le mimétisme. Bhabha essaie de trouver
dans les marges « le lieu de la culture ». Dans son livre intitulé A Global
Measure, il explore les revendications esthétiques, éthiques et culturelles
qui accompagnent le désir de progrès global dans un contexte interculturel.
FANON DANS LA THÉORIE POSTCOLONIALE 139
Dans Peau noire, masques blancs, Fanon s’attache à saisir la
psychologie ambivalente et le dédoublement de l’évolué — l’assi-
milé à la culture française : « [...] ce qu’on appelle l’âme noire est
une construction du Blanc 4. » L’ambivalence inhérente aux termes
du binôme peau noire/masque blanc, selon Bhabha

révèle la profonde incertitude psychique de la relation coloniale en


elle-même. Ses représentations doubles mettent en scène cette
division entre le « corps » et « l’esprit » qui permet l’artifice de
« l’identité », une division qui traverse la peau fragile — noire
comme blanche — de l’individu et de l’autorité sociale. Ce qui res-
sort du langage figuré que je viens d’utiliser pour avancer cet argu-
ment, ce sont les trois conditions qui sont à la base de la compré-
hension du processus d’identification dans l’analytique du désir 5.

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Bhabha expose ces trois conditions comme suit : premièrement,
l’Etre est soumis à la condition d’une Altérité par sa situation et par
son apparence (site and sight). A partir de cette condition générale,
qui constitue la base universelle de l’identification, Bhabha consti-
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tue l’espace colonial comme espace contesté. « Le désir colonial


s’articule toujours, soutient-il, autour du lieu de l’Autre. Car ce qui
permet le rêve de l’inversion des rôles, c’est, en partie, l’espace fan-
tasmatique de la “possession” qu’aucun sujet ne peut occuper
seul 6. » Deuxièmement, l’espace d’identification est un espace de
dédoublement. Bhabha avance l’argument selon lequel la méta-
phore de Peau noire, masques blancs ne représente pas une « cas-
sure nette » mais un dédoublement ou plutôt « l’image dissociante
d’exister dans au moins deux endroits à la fois 7 ». En suscitant l’am-
bivalence, cette division révèle les interstices, l’espace de l’entre-
deux où le sujet de l’altérité coloniale se constitue. Or il me semble,
on va le voir, que Bhabha confond dans cet espace le sujet de l’al-
térité coloniale avec le concept psychanalytique d’inconscient.
Troisièmement, de ces deux conditions d’identification, Bhabha
déduit que l’identité est l’image récurrente qui « porte la marque de

4. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Le Seuil, 1952, p. 11.


5. Homi K. Bhabha, « Forward : Remembering Fanon », in Black
Skin, White Masks, Pluto Press, 1986, p. xv.
6. Ibid.
7. Ibid., p. xvi.
140 LES TEMPS MODERNES

la division » : comme dans le stade du miroir de Lacan, cette image


reflète l’ambivalence de « l’Autre », « l’endroit d’où il vient » 8.
Comment Bhabha définit-il cet endroit de l’Autre ? Il le définit dans
des termes lacaniens en tant que lieu des signifiants et du discours.
« Pour Fanon comme pour Lacan, affirme-t-il, les moments pre-
miers d’une telle répétition du Moi résident dans le désir de l’aspect
ainsi que les limites du langage 9. »
Un bref aperçu de la théorie lacanienne est nécessaire ici, afin
de mieux comprendre l’interprétation de Fanon par Bhabha. Entre
l’âge de six et huit mois, l’enfant prend conscience de lui-même en
tant qu’être individuel, dans ce que Lacan appelle le stade du miroir.
Il le définit comme une identification, au sens plein que l’analyse
donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet,

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quand il assume une image. Lacan explique que

l’assomption jubilatoire de son image spéculaire par l’être encore


plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourris-
sage qu’est le petit homme à ce stage infans nous paraîtra dès lors
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manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où


le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objec-
tive dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le lan-
gage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet 10.

La fonction du stade du miroir est d’établir une relation de


réciprocité entre l’image que l’enfant voit de son corps et sa réa-
lité, ou bien entre l’Innenwelt et l’Umwelt (même si, à son stade de
développement, l’unité et la coordination physiques que perçoit
l’enfant dans son reflet sont une illusion d’optique, ou du moins une
anticipation « orthopédique »). Lacan décrit le stade du miroir
comme

un drame dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance


à l’anticipation — et qui pour le sujet, pris au leurre de l’identifi-
cation spatiale, machine les fantasmes qui se succèdent d’une
image morcelée du corps à une forme que nous appellerons ortho-
pédique de sa totalité —, à l’armure enfin assumée d’une identité

8. Ibid.
9. Ibid.
10. Jacques Lacan, Ecrits, éditions du Seuil, 1966, p. 94.
FANON DANS LA THÉORIE POSTCOLONIALE 141
aliénante, qui va marquer de sa structure rigide tout son dévelop-
pement mental 11.

Le stade du miroir constitue une formulation du Je/Moi qui pré-


figure l’entrée du sujet dans l’ordre symbolique, puisque de la
masse des singularités que sont les apparences émerge une unité qui
semble les rassembler toutes. Le Je spéculaire va donner naissance
au Moi social.
Le sujet naît avec son entrée dans l’ordre symbolique et Lacan
décrit son insertion dans cet « ordre des signifiants » comme un pas-
sage du monde de la nature à celui de la culture. Les règles et les
tabous qui régissent la société forment le tiers médiateur de ce pas-
sage du naturel au conceptuel. Comme Althusser qui affirme qu’il
n’y a d’autre sujet que celui de l’idéologie, Lacan maintient qu’il

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n’y a pas de sujet sans langage. Le langage donne une individualité :
il définit les contours du Moi en établissant une distinction entre
l’intérieur et l’extérieur, entre le Moi et les autres, entre le moi
conscient et son autre inconscient. De ce point de vue donc, le sujet
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n’est qu’un signifiant. Il n’est pas agent mais effet de langue. Or


Lacan soutient qu’en se créant le sujet s’aliène aussi dans le langage
et que son entrée dans le symbolique crée une scission au sein
même de sa constitution. Ainsi, le discours est-il le lieu du refoule-
ment primaire qui institue un inconscient dans le sujet. L’Autre est
ce qui échappe, bien qu’il marque le discours par le poids de sa
constitution ; c’est aussi ce qui n’est pas exprimé parce qu’il est
contenu dans la fonction même du discours. Le sens est produit
entre les signifiants ; cependant, dans l’intervalle de réalité situé
entre eux il y a glissement, ce qui rend le sens insaisissable, c’est-à-
dire impossible à fixer ou à comprendre dans une totalité. Le sujet,
en prenant du sens, devient indécidable. Lacan nomme cette indé-
cidabilité « manque » ou « vide » dans l’Autre. La supposition de
Lacan selon laquelle l’inconscient est structuré comme le langage
signifie que l’inconscient est déterminé par ce qui est refoulé,
comme le sens est déterminé par ce qui ne peut pas être complète-
ment exprimé, par ce manque, ce vide, ces intervalles qui viennent
s’intercaler entre les signifiants. Ces signifiants qui glissent dans le
discours et qu’il est impossible de saisir désignent le lieu de l’Autre,
et de ce fait la place du sujet comme lieu ambivalent.

11. Ibid., p. 97.


142 LES TEMPS MODERNES

Certes, le sujet lacanien est un sujet aliéné et divisé. Mais le sujet


de cette aliénation souffre-t-il pour autant de l’aliénation du sujet
colonisé fanonien ? Il est important de garder à l’esprit à ce stade que
Lacan, en tant que psychanalyste discutant la catégorie du sujet en
des termes universels, propose une théorisation du processus d’iden-
tification en général, tandis que Fanon, dès sa formation clinique de
médecin psychiatre, s’attache aux spécificités du sujet colonisé,
c’est-à-dire aux facteurs historiques, culturels et sociaux qui ont un
effet sur le sujet qu’il a pour charge de soigner.
Comment Bhabha s’approprie-t-il donc Lacan pour lire Fanon ?
Bhabha adopte la position poststructuraliste selon laquelle l’identité
n’est pas un a priori : il ne s’agit pas d’un état ou d’une propriété,
mais d’un processus de type discursif ou langagier 12 :

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Les conditions discursives de cette image psychique de l’identifi-
cation s’éclaircissent lorsqu’on considère le périlleux concept
d’image lui-même. Car l’image — en tant que point d’identifica-
tion — marque l’emplacement d’une ambivalence. Sa représenta-
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tion est toujours divisée dans l’espace — elle rend présent quelque
chose d’absent — et différée dans le temps — elle est la représen-
tation d’un temps qui est toujours ailleurs, une répétition. L’image
n’est jamais qu’une dépendance de l’autorité et de l’identité ; elle
ne doit jamais être lue de manière mimétique comme l’« appa-
rence » d’une « réalité ». L’accès à l’image de l’identité n’est
jamais possible que dans la négation de tout sens d’originalité ou
de plénitude, à travers le principe de déplacement et de différen-
ciation (absence/présence ; représentation/répétition) qui n’en font
jamais qu’une réalité liminaire. L’image est à la fois une substitu-
tion métaphorique, une illusion de présence et par ce fait même
une métonymie, un signe de son absence et de sa perte. C’est pré-
cisément à partir de cette bordure de la signification et de l’être, de
cette frontière mouvante de l’altérité au sein de l’identité, que
Fanon pose la question : « Que veut un homme noir ? » 13.

Mais rapidement Bhabha, pour reprendre Henry Louis Gates,


« regrette ces moments chez Fanon qui ne peuvent être réconciliés
avec la critique poststructuraliste de l’identité 14 » Il impose donc à

12. Bhabha, op. cit., p. xvii.


13. Ibid., pp. xvii-xviii.
14. Henry Louis Gates, « Critical Fanonism », no 17, vol. 31, 1991.
FANON DANS LA THÉORIE POSTCOLONIALE 143
Fanon une théorie lacanienne pour l’accuser après de ne pas adhé-
rer à la définition lacanienne du sujet, de situer la place de l’Autre
en « un point phénoménologique fixe, opposé au Moi, et qui repré-
sente une conscience culturellement étrangère 15 ». Il lui reproche
ensuite de n’avoir pas adhéré à une problématique strictement
psychanalytique et, comme l’illustre le passage suivant, de traiter
directement des questions politiques de l’aliénation coloniale et
du racisme :

Lorsqu’il est dans son mode analytique, Fanon peut faire obstacle
à l’exploration de ces questions ambivalentes et incertaines du
désir colonial... Par moments, Fanon tente une correspondance
trop rapprochée entre la mise-en-scène du fantasme inconscient et
les fantômes de la peur et de la haine racistes qui rôdent sur la

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scène coloniale ; il passe trop précipitamment des ambivalences
de l’identification aux identités antagonistes de l’aliénation poli-
tique et de la discrimination culturelle ; il est trop prompt à
nommer l’Autre, à personnaliser sa présence dans le langage du
racisme colonial — « le véritable Autrui du Blanc est et demeure
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le Noir. Et inversement ». Ces tentatives pour, dans les termes


de Fanon, rendre le rêve à sa propre période politique et à son
propre espace culturel, dans la mesure du possible, émoussent par
moments le tranchant des brillantes illustrations qu’offre Fanon de
la complexité des projections psychiques dans la relation coloniale
pathologique 16.

Bhabha reproche à Fanon : 1) de fondre le politique avec le


psychanalytique ; 2) de passer trop précipitamment des ambiva-
lences de l’identification aux identités antagonistes de l’aliénation
politique et de la « discrimination culturelle » ; 3) d’identifier
l’Autre en termes de racisme colonial ; et 4) d’essayer « de rendre
le rêve à sa propre époque politique et à son espace culturel ». C’est
donc la politique qui émousserait le tranchant de la psychanalyse de
la relation coloniale chez Fanon. Bhabha fait ici primer la théorie
sur la politique et son projet critique semble se situer à l’opposé de
la priorité politique de Fanon, un engagement contre le colonia-
lisme et le racisme. Comment Bhabha peut-il faire progresser le
débat postcolonial sans traiter de la politique coloniale ? Une partie

15. Bhabha, op. cit., p. xviii.


16. Ibid., pp. xiv-xx.
144 LES TEMPS MODERNES

du problème réside dans la définition donnée de « l’Autre ». Dans


le langage de Fanon, l’Autre est l’objet de l’aliénation coloniale et
du racisme. Cet objet ne doit pas être confondu avec l’Autre en tant
que catégorie psychanalytique. Dans le même esprit, la notion de
division ou de clivage, chez Fanon, concerne un sujet qui est à che-
val sur deux cultures et exclu des deux à la fois, et non une théorie
générale de l’identification et de la subjectivité.

Bhabha soutient que « l’inconscient parle de la forme de


l’Altérité, l’ombre serve de la différance et du déplacement 17 ».
Comme Lacan, il définit la relation entre le sujet et l’Autre (le lieu
des signifiants et du discours) en termes de discours et non de dia-
lectique (même si celle-ci joue également un rôle dans l’œuvre de

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Lacan). Le sujet est constitué par le discours ou, « de façon méto-
nymique », à travers l’enchaînement sémantique de signifiants.
Inversement, Fanon formule la relation entre le Moi et l’Autre dans
le langage hégélien d’une dialectique, mais qui repose uniquement
sur des termes biologiques dans un contexte pétrifié par la relation
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coloniale.
C’est cette relation qui oriente l’interprétation que fait Fanon de
l’analyse lacanienne de la relation spéculaire au stade du miroir, et
ce à deux reprises : premièrement, dans une longue note à son argu-
ment « qu’avec le nègre commence le cycle du biologique 18 », thèse
capitale pour ce que Fanon nomme « le schéma corporel 19 » ;
deuxièmement, Fanon se réfère au thème de la négrophobie qu’il
discute à la lumière des écrits de Sartre, Réflexions sur la question
juive et Orphée noir. Fanon rejette la conception sartrienne de la
négritude en tant que terme négatif dans un schéma dialectique qui
devrait finalement triompher du racisme et de la lutte des classes en
une eschatologie marxiste. Cette vue abstraite de la négritude objec-
tive la subjectivité du nègre. De plus, Fanon reproche à Sartre d’ou-
blier que « le nègre souffre dans son corps autrement que le Blanc ».
Dans une note à ce passage, il écrit :

Si les études de Sartre sur l’existence d’autrui demeurent exactes


(dans la mesure, nous le rappelons, où L’Etre et le Néant décrit une

17. Ibid., p. xvi.


18. Fanon, op. cit., p. 112.
19. Voir, sur cette notion, l’article de Jean Khalfa dans ce numéro.
FANON DANS LA THÉORIE POSTCOLONIALE 145
conscience aliénée), leur application à une conscience nègre se
révèle fausse. C’est que le Blanc n’est pas seulement l’Autre, mais
le maître, réel ou imaginaire d’ailleurs 20.

Or cette note en annonce une autre, qui fait référence au stade


du miroir de Lacan :

Il y aurait certainement intérêt, en s’appuyant sur la notion laca-


nienne du stade du miroir, à se demander dans quelle mesure
l’imago du semblable édifiée chez le jeune Blanc à l’âge que l’on
sait ne subirait pas une agression imaginaire à l’apparition du Noir.
Quand on a compris ce processus décrit par Lacan, il ne fait plus
de doute que le véritable Autrui du Blanc est et demeure le Noir.
Et inversement. Seulement, pour le Blanc, Autrui est perçu sur le

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plan de l’image corporelle, absolument comme le non-moi, c’est-
à-dire le non-identifiable, le non-assimilable. Pour le Noir, nous
avons montré que les réalité historiques et économiques entraient
en ligne de compte 21.
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Bhabha passe sur ces « réalités économiques et historiques » et,


de façon plus significative, sur les termes hégéliens et sartriens dans
lesquels Fanon formule sa conception du stade du miroir. De plus,
il identifie à tort le regard chez Fanon au regard selon Lacan alors
que la conception de Fanon est bien plus proche de celles de
Barthes, par exemple, et d’Althusser.
Rédigé au plus fort de la guerre d’Algérie en 1957, cinq ans
après la publication de Peau noire, masques blancs, l’essai de
Barthes, Mythologies, dans sa description du nègre-soldat-français-
saluant-le-drapeau-tricolore fait écho à la description par Fanon
du nègre interpellé par l’enfant blanc. Le discours latent dans cette
représentation du nègre est que « la France est un grand Empire, que
tous ses fils, sans distinction de couleur, servent fidèlement sous son
drapeau, et qu’il n’est de meilleure réponse aux détracteurs d’un
colonialisme prétendu que le zèle de ce Noir à servir ses prétendus
oppresseurs 22 ».
Bien entendu cette interprétation ne tient que parce que les spé-

20. Fanon, op. cit., p. 112.


21. Ibid., p. 131.
22. Roland Barthes, Œuvres complètes, tome 1, Le Seuil, 1993,
p. 688.
146 LES TEMPS MODERNES

cificités historiques de la représentation sont maintenues hors


champ. Dans le mythe, pour Barthes, la relation entre le signifiant
et son signifié est déformée : le mythe neutralise les spécificités de
la représentation du nègre. Il les dissimule, privant ainsi le nègre
d’histoire. Le mythe est un langage à « caractère interpellatoire » ou
un « discours figé » qui apparaît « neutre » et « innocent ». La
« naturalisation » politique du nègre neutralise sa réalité historique.
Le mythe promeut un semblant d’assimilation qui place le statut de
son sujet comme colonisé sous rature. C’est, écrit Barthes,

une sorte d’arrêt, au sens à la fois physique et judiciaire du terme :


l’impérialité française condamne le nègre qui salue à n’être qu’un
signifiant instrumental, le Nègre m’interpelle au nom de l’impé-
rialité française ; mais au même moment, le salut du Nègre s’épais-

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sit, il se vitrifie, il se fige en un considérant éternel destiné à fon-
der l’impérialité française. A la surface du langage, quelque chose
ne bouge plus : l’usage de la signification est là, tapi derrière le
fait, lui communiquant une allure notificatrice ; mais en même
temps, le fait paralyse l’intention, lui donne comme un malaise
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d’immobilité 23.

Plus loin, Barthes décrit cette « allure notificatrice » comme


« l’aspect transi » qui paralyse le nègre et lui dénie toute autono-
mie. Pour Barthes « mythologie » et « idéologie » sont des termes
interchangeables. La notion althussérienne d’une idéologie qui
interpelle le sujet de son discours ressemble, à bien des égards, à
cette notion de mythologie. Il est important de prendre en compte
les spécificités du contexte à partir duquel Fanon et Barthes inter-
viennent de manière politique face au racisme rampant d’un Empire
français, qui plus est en pleine décadence. C’est dans ce contexte
que nous devons lire l’observation de Barthes selon laquelle l’Autre
ne pourrait pas être représenté par un discours eurocentriste blanc,
car soit ce discours refuse d’admettre la différence, soit il la trans-
forme en sa propre image idéologique. Ce type de naturalisation
engendre la neutralisation de la différence de l’Autre qui, d’après
Barthes, fonde l’hégémonie d’un tel discours : « [...] tout autre est
réduit au même. Les spectacles ou les tribunaux, lieux où l’autre est
exposé, deviennent miroir 24. » Ou bien ces miroirs projettent un

23. Ibid., p. 695.


24. Ibid., p. 714.
FANON DANS LA THÉORIE POSTCOLONIALE 147
exotisme, une différence objectivée qui ne peut être assimilée, comme
dans le cas du nègre chez Fanon « figé » par le regard du Blanc.
Althusser conçoit les idées comme inscrites dans la matérialité
des pratiques qui sont définies par ce qu’il nomme « appareils idéo-
logiques d’Etat ». Il y a donc une relation de réciprocité entre la
notion de « pratique » et celle de « sujet ». C’est tout d’abord qu’il
n’existe de pratique que par et dans l’idéologie ; ensuite, il n’y a
d’idéologie que par le sujet et pour des sujets 25. L’idéologie est
constituée par le sujet et cette dernière catégorie est « recrutée »
parmi les individus concrets par la fonction même de l’idéologie.
C’est par un processus interpellatoire que l’idéologie transforme la
catégorie abstraite de « l’individu » en un sujet concret. Althusser
précise que l’interpellation est « la fonction de la reconnaissance

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idéologique » par laquelle l’individuation du sujet prend place, pro-
cessus continu garantissant que l’individu devient un sujet que l’on
peut distinguer, « concret » et « irremplaçable » 26. La reconnais-
sance donne naissance à une conscience de soi, comme le montre
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l’exemple qu’Althusser donne de la personne qui devient le sujet de


l’interpellation policière « Hé, vous, là-bas ! » : cette personne est
assujettie à partir du moment où elle se retourne, croyant être le
sujet de cet abord. Althusser ajoute :

la structure de toute idéologie, interpellant les individus en sujets au


nom d’un Sujet Unique et Absolu, est spéculaire, c’est-à-dire en
miroir, et doublement spéculaire : ce redoublement spéculaire est
constitutif de l’idéologie et assure son fonctionnement. Ce qui signi-
fie que toute idéologie est centrée, que le Sujet Absolu occupe la
place unique du Centre, et interpelle autour de lui l’infinité des indi-
vidus en sujets, dans une double relation spéculaire telle qu’elle
assujettit les sujets au Sujet, tout en leur donnant, dans le Sujet où
tout sujet peut contempler sa propre image (présente et future), la
garantie que c’est bien d’eux et bien de Lui qu’il s’agit [...] 27.

La définition de l’interpellation par Althusser comme fonction


spéculaire à travers laquelle l’individu est assujetti correspond à la

25. Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », in


La Pensée, no 151, 1970, p. 29.
26. Ibid., p. 30.
27. Ibid., p. 35.
148 LES TEMPS MODERNES

relation spéculaire dans le symbolique qui oblige le sujet à se défi-


nir lui-même en accord avec le regard de l’Autre. Réciproquement,
il est possible de décrire le stade du miroir de Lacan comme une
sorte d’interpellation puisqu’à travers son reflet dans le miroir,
comme Autre, l’individu s’apprête à entrer dans l’ordre symbolique
et devient un sujet que son insertion dans les appareils idéologiques
d’Etat rendra concret. Chez Lacan, le petit d’homme perd son
statut animal en entrant dans le symbolique, l’ordre qui « distingue
essentiellement la société humaine des sociétés naturelles ». Dans
le stade du miroir, l’enfant acquiert une projection de son propre
corps et en prend conscience en tant qu’entité (alors que le jeune
chimpanzé, nous dit-il, n’y voit que l’inanité de l’image). Mais chez
Fanon, pour le « nègre », le regard de l’Autre n’aide pas à acquérir

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une représentation globale et unifiée de son corps. Le miroir perd
sa fonction structurante d’où émergeait une division mais aussi
une relation de réciprocité entre le Moi et l’Autre. Dans la théorie
lacanienne, la division n’est rien sinon la manifestation de la « sujé-
tion » de l’individu et résulte simplement de la sortie du stade de
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l’infans (stade antérieur à l’individuation du sujet). La division


chez Fanon ne se manifeste pas de la même manière. Dans Peau
noire, masques blancs, le nègre adulte, remarquant le geste inter-
pellatoire de l’enfant blanc : « Maman, regarde un nègre, j’ai peur »,
vit un renversement du stade du miroir lacanien. Tout d’abord, le
sujet interpellé qui rencontre l’Autre est un adulte, dont la subjec-
tivité est déjà définie et constituée au sein de l’univers culturel
noir. Ensuite cette rencontre avec l’enfant blanc se révèle dévasta-
trice : elle détruit la constitution du Moi chez le nègre et précipite
son expulsion hors de l’ordre symbolique. Il risque de se trouver lit-
téralement infantilisé. Le regard du Blanc révèle le psychisme mis
à nu du nègre : sa nudité dans son état objectivé, dépouillé de son
habit culturel et de ses caractéristiques humaines. Fanon nous fait
suivre ensuite la dégradation du nègre jusqu’à l’« animal ». Le
racisme colonial pétrifie la relation dialectique entre le Moi et
l’Autre. Les termes de cette relation, reposant sur un cycle pure-
ment biologique, enferment le nègre dans une « objectivité écra-
sante ». Au sein de cette relation, la différence biologique est
exploitée pour créer un gouffre entre la culture des Blancs et la
nature des Noirs. C’est pourquoi le racisme est la marque de l’Etat
colonial, comme le souligne Memmi, la condition sine qua non de
la vie coloniale, et assure les fondations de l’immutabilité de cette
FANON DANS LA THÉORIE POSTCOLONIALE 149
condition 28. Le regard impose au nègre un genre d’aliénation tout à
fait opposé à celle que décrit Lacan pour expliquer la formation du
sujet humain en général. Loin d’être une subjectivation, c’est avant
tout, comme le rappelait Césaire, une chosification 29.
Or le penseur qui décrit véritablement cet état, pour Fanon,
c’est Sartre, bien plus que Lacan. Le stade du miroir est analogue
à ce que Sartre décrit comme « l’expression de notre relation
fondamentale avec l’Autre », une relation que, justement, le
racisme déforme. Dans Peau noire, masques blancs, Fanon s’ap-
puie en détails sur ce que Sartre appelle, dans Réflexions sur la
question juive, le « redoublement de la relation fondamentale avec
autrui 30 ». Dans ces termes, le nègre ressent sa subjectivité comme
« un personnage fantôme », à la fois étrange et familier, qui le hante

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et qui est tout sauf lui-même : lui-même tel que les autres le voient.
Dès lors l’introspection devient un exercice objectif vécu de l’exté-
rieur. Ce que Bhabha appellera plus tard la dissimulation du Moi est
le résultat de cette expérience aliénante où le nègre qui « se regarde
à travers les yeux des autres [...] pendant qu’il se contemple avec le
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“détachement” d’un autre [...], se sent en effet détaché de lui-même,


il est un autre, un pur témoin 31 ».
Chez Fanon, le regard fonctionne de manière négative. Ce que
Fanon a voulu établir en se référant à Lacan est que le nègre se voit
refuser l’accès à l’ordre symbolique parce que cet ordre est marqué
par la dimension de la race. En confondant Fanon et Lacan, Bhabha
néglige le fait que Fanon épidermise l’ordre symbolique, le site de
l’Autre, le thème majeur de Peau noire, masques blancs étant jus-
tement que la race et l’ethnicité déterminent les notions de langage,
de subjectivité et de sexualité.
Par ailleurs, la dissemblance du Moi évoque la déconstruction
derridienne pour Bhabha, qui ne perçoit pas la relation coloniale en
termes binaires comme une rencontre dialectique entre le Moi colo-
nialiste et l’Autre colonisé. Ces termes d’opposition, soutient-il,
sont déterminés par la limite mouvante du langage qui définit les

28. Albert Memmi, Portrait du colonisé, Gallimard, 1957.


29. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine,
1955.
30. Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, éditions Galli-
mard, 1954, p. 96.
31. Ibid., p. 118.
150 LES TEMPS MODERNES

contours de cette relation. Voici comment il interprète l’opération


dialectique en place dans le texte de Fanon :

Ce qu’il dit dans Les Damnés de la terre de la démographie


de la ville coloniale reflète sa conception de la structure psychique
de la relation coloniale. Les zones de l’indigène et du colon,
comme la juxtaposition de corps noirs et blancs, sont opposées,
mais non pas au service d’une « unité supérieure ». Il en conclut
qu’aucune conciliation n’est possible, car « l’un des deux termes
est superflu » 32.

Comme nous le verrons, Bhabha tire cette citation hors de son


contexte. Ce « moment non dialectique » du manichéisme de
Fanon, cependant, ouvre un espace critique qui lui permet d’affir-

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mer la nature ambivalente de la relation coloniale. Il écrit :

Il n’y a peut-être pas de négation hégélienne ici, mais il faut


parfois rappeler à Fanon que le désaveu de l’Autre exacerbe tou-
jours le « tranchant » de l’identification, dévoile ce lieu dangereux
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où identité et agressivité sont unies. Car le déni est toujours un pro-


cessus rétroactif ; une demi-reconnaissance de cette Altérité qui a
laissé sa marque traumatique. Dans cette incertitude rôde l’homme
noir masqué de blanc ; et à partir d’une identification aussi ambi-
valente — peau noire, masques blancs — il est possible, me
semble-t-il, de dépasser le pathos de la confusion culturelle en une
stratégie de subversion politique. [...] En occupant deux lieux à la
fois — ou trois, dans le cas de Fanon —, le sujet colonial déper-
sonnalisé, disloqué, peut devenir un objet incalculable et littérale-
ment difficile à situer 33.

Bhabha soutient donc l’idée que la position ambivalente de


cette figure conteste et perturbe l’autorité du colonialiste. L’autorité
coloniale ne peut produire un message unifié qui contienne ce sujet
glissant, toujours en deux positions. Cette figure ambivalente qui
occupe deux positions de sujet en même temps comme le person-
nage de Derrida qui écrit à deux mains, sème la confusion et opère
la déconstruction.
L’influence de Jacques Derrida est perceptible dans l’œuvre de

32. Bhabha, op. cit., p. xxi.


33. Ibid., p. xxii.
FANON DANS LA THÉORIE POSTCOLONIALE 151
Bhabha. Afin de saisir l’étendue de « la stratégie de la subversion
politique » de Bhabha et de plusieurs tenants des études postcolo-
niales, il est donc nécessaire d’examiner les concepts critiques de
Derrida qui sont essentiels à l’application de la théorie déconstruc-
tive à ce domaine : le supplément, la mimesis et l’hymen. Derrida
soutient que l’histoire de la métaphysique occidentale se fonde sur
un privilège accordé au signifié sur le signifiant, à la parole sur
l’écrit, à la présence sur l’absence, à l’identité sur la différence, etc.
Les oppositions binaires (que Fanon appellerait « manichéennes »)
perpétuent à jamais la domination d’un des termes de l’opposition
sur l’autre. Une définition simple de la déconstruction serait de dire
qu’elle constitue la subversion de cette approche. Selon Derrida, un
des termes de ce système binaire est exclu, parce qu’il est considéré

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comme « simple extériorité, pure addition ou pure absence 34 ». Le
supplément est perçu comme un intrus, un étranger, venant mena-
cer l’intégrité de l’intérieur. L’économie de la supplémentarité
consiste à expulser cet intrus précisément en le considérant comme
un supplément. Le supplément s’insinue dans « le corps du discours
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avec toute son ambivalence 35 ». Pour que ces termes binaires soient
en opposition, un des termes devient la matrice au sein de laquelle
ils se constituent en tant que termes opposés. Cette matrice devient
le vecteur de l’opposition, qui gouverne le mouvement, le lieu et le
jeu de la différence 36. Le supplément est simultanément l’instance
qui élimine la différence et le sujet de la différence en tant que tel.
Il est donc la différence produite à travers ce processus d’exclusion,
mais il est aussi la différence qui échappe à un tel processus et effec-
tue sa déconstruction. Ce qui vaut pour le supplément est aussi
valable pour la mimesis et l’hymen. La mimesis remplit la fonction
de production et de reproduction des contraires. Derrida attire notre
attention sur trois conséquences de la double inscription de la mime-
sis : a) elle reproduit ce qu’elle représente ; b) elle répète l’identité :
elle simule l’identité ; c) la mimesis est une pure répétition d’elle-
même ; cette répétition est un fantasme, une copie de copie, un
simulacre, une imitation qui ne représente ni son essence ni son

34. Jacques Derrida, De la grammatologie, éditions de Minuit, 1967,


pp. 237-238. Cf. aussi pp. 207-208.
35. Jacques Derrida, La Dissémination, éditions du Seuil, 1972, p. 78.
36. Ibid., pp. 145-146.
152 LES TEMPS MODERNES

origine 37. L’hymen derridien est la marque de la virginité et en


même temps il est le symbole du mariage. Il est le signe de la
(con)fusion entre l’identité et la différence. Sa consommation, sou-
tient-il, annule l’hétérogénéité spatiale des termes de l’opposition.
La stratégie déconstructive est, selon les termes de Derrida, une
opération qui à la fois sème la confusion entre les deux opposés et
s’interpose entre eux 38. Il situe cette stratégie dans l’entre : l’entre-
deux des termes de l’opposition.

Emboîtant le pas à Derrida, Bhabha insiste sur le fait que le


mimétisme fonctionne de manière déconstructive, en ouvrant une
brèche entre la formulation des signifiants (occidentaux) et leur
signification (coloniale). En des termes qui font écho à Derrida,
Bhabha écrit :

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Ce qui menace l’autorité de l’ordre colonial est l’ambivalence de
ce à quoi il s’adresse [...], ambivalence qui ne sera pas résolue
par un jeu de pouvoir dialectique. Car ces figures doublement ins-
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crites visent deux directions à la fois, sans avoir un double visage.


Il y a supplémentarité dans le discours impérialiste occidental qui
supprime constamment l’état civil, tandis que le texte colonial
émerge peu à peu de son propre récit de progrès. Ensuite, vient le
processus hiérarchique de différentiation entre le civil et le despo-
tique. Entre le discours civil et sa signification coloniale — chacun
de ces axes illustrant un problème de reconnaissance et de répéti-
tion — le signifiant de l’autorité fait la navette à la recherche d’une
stratégie de surveillance, de sujétion et d’inscription. Il ne peut y
avoir ici aucune dialectique maître-esclave parce que, là où le dis-
cours est à ce point disséminé, peut-il jamais y avoir passage du
traumatisme à la transcendance ? De l’aliénation à l’autorité ?
Comment le Moi-idéal blanc peut-il interpeller l’indigène dans
une éternelle méconnaissance lorsque chaque point d’identifica-
tion est toujours une répétition double et partielle de l’altérité du
Moi — démocrate et despote ou, de l’« autre » côté, individu et
serviteur 39 ?

37. Ibid., p. 212.


38. Ibid., p. 240.
39. Homi K. Bhabha, « Sly Civility », October, no 34, 1985, p. 76.
FANON DANS LA THÉORIE POSTCOLONIALE 153
Le sujet colonial de Bhabha qui occupe deux espaces en même
temps, « cette figure qui vise deux directions à la fois sans avoir un
double visage », est un agent de déconstruction. En adoptant le lan-
gage du colonisateur, ce personnage glissant renverse ses règles. Si
donc le mimétisme (mimicry) est une stratégie déconstructive c’est
que ce stratagème sape les exigences du grand récit colonial.
Comme dans le cas de la mimesis de Derrida, le mimétisme chez
Bhabha simule l’identité, mais cette identité est vite une menace
pour le colonialiste. Cette répétition de l’identité n’est pas la pure
répétition d’une identité originaire, d’une essence, mais bien plutôt
une copie d’une copie de cette identité, un double menaçant qui
« révèle l’ambivalence du discours colonial et trouble son auto-
rité 40 ». Ce qui ressort des interstices, des fossés, des deux espaces
occupés par l’« évolué », est un hybride : ni Moi colonial ni Autre

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colonisé. Comme l’écrit Bhabha : « Un sujet, d’une différence qui
est presque une identité, mais pas tout à fait » ; « le même mais pas
blanc » 41. Le sujet de l’hybridité chez Bhabha fait écho à l’entre
déconstructif de Derrida, qui vient se placer entre les termes de
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l’opposition binaire. Le projet de Bhabha est de déconstruire ces


termes ainsi que leur association hiérarchique qui engendrent
l’oppression coloniale et la violence. C’est pourquoi il refuse de
succomber à la tentation du langage fanonien qui cherche à inver-
ser l’opposition manichéenne sur quoi se fonde le langage du
colonialisme.
L’argument de Bhabha s’appuie donc sur l’idée que les rela-
tions discursives et de pouvoir fonctionnent de façon ambivalente.
Une telle ambivalence offre au colonisé qui dévoile les contradic-
tions inhérentes au langage du colonialisme un mode de résistance.
C’est par le biais de ces modes ambivalents par lesquels le colonisé
s’exprime et se positionne comme sujet que Bhabha propose de
« déconstruire le texte colonial de manière à libérer le colonisé
de son inscription avilissante en tant qu’Autre monolithique et
enchaîné de l’Europe 42 ». Pour lui, l’interrogation du texte colonial
par la voix de l’indigène rend sa déconstruction possible. En répon-

40. Homi K. Bhabha, « Of Mimicry and Man : The Ambivalence of


Colonial Discourse », October, no 28, 1984, p. 129.
41. Ibid., p. 126 et p. 130.
42. Benita Parry, « Problems in current theories of postcolonial dis-
course », Oxford Literary Review, no 9, 1987, p. 40.
154 LES TEMPS MODERNES

dant dans la langue du colonisateur, « l’évolué » renverse le signi-


fiant colonial. Cette réponse renvoie la lettre coloniale à son expé-
diteur et inverse le regard colonial : « le regard de surveillance
revient comme regard déstabilisant du discipliné ». Le mimétisme,
qui est l’appropriation du discours du colonialiste par les indigènes
ou, comme dirait Bhabha, leurs « imitations inappropriées », a pour
effet de menacer l’autorité coloniale.
Dans Au jour le jour (Day by Day), Bhabha revisite le travail
de Fanon, prêtant une attention particulière à la notion de « sponta-
néité » révolutionnaire qu’il relie à la temporalité postmoderne.
Dans Les Damnés de la terre, selon Bhabha, ce « temps du quo-
tidien doit s’adapter à l’indécidabilité, l’indétermination d’une
direction politique (la promesse historique) qui se transforme en

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“affect” politique ou éthique et qui situe le pouvoir d’agir des sujets
(l’impératif politique) » 43. Fanon essaie d’y « saisir la dialectique
“rapide et éphémère”, au moment où elle prend forme dans le pro-
cessus du devenir historique lui-même 44 ». Les Damnés de la terre
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mettent en œuvre « la dialectique fanonienne du quotidien qui est,


et c’est là l’important, l’émergence d’une nouvelle temporalité
historique et théorique, engendrée par le processus révolutionnaire
de passage et de transformation 45 ». Bhabha interprète l’idée de
Fanon de « vivre dans l’Histoire » comme une manifestation de
cette temporalité. Pour lui, l’éthique de la politique de Fanon est
effectivement postmoderne : ses vérités sont instables, limitées
et partielles. Bhabha soutient que Fanon met la notion de dialec-
tique sur la touche en la situant au sein de la temporalité d’un futur
antérieur, une temporalité qui lui permet de lire le nationalisme
de Fanon comme « un trans-nationalisme » émergeant, une mon-
dialisation « sans nationalismes ethniques » 46. Citant Derrida, il
écrit que « la sphère publique aujourd’hui [...] remet en cause les
hypothèses d’une ontopologie nationale : c’est-à-dire l’articulation
spécifique de l’identité avec la location et la locution (la langue)

43. Homi K. Bhabha, Day by Day... With Frantz Fanon, in Alan Read,
éd., The Fact of Blackness : Frantz Fanon and Visual Representation, Ins-
titute of Contemporary Arts, Londres, 1996, pp. 189-190.
44. Ibid., p. 190.
45. Ibid.
46. Ibid.
FANON DANS LA THÉORIE POSTCOLONIALE 155
qui en général définissent la particularité d’une culture ethnique 47 ».
Bhabha base cette interprétation sur l’analyse par Fanon des pièges
de la conscience nationale et sur son plaidoyer en faveur d’un natio-
nalisme qui transcende ses limites étroites et acquiert une dimen-
sion internationale. Dans sa discussion de l’(inter)nationalisme de
Fanon en tant que manifestation de cette division ontopologique
qui met hors jeu la dialectique, Bhabha se réfère encore au « dédou-
blement du Moi » : « [...] le sujet colonisé et sa psyché, totale-
ment dépouillé, mis à nu face au paradoxe de sa propre “objec-
tivité”, et n’étant désormais bizarrement ni un homme noir ni un
blanc, parce que la polarité binaire de la “position” coloniale a
perdu ses “différences” significatives 48. » Le moment censé être
non dialectique lui permet de repenser la question du temps « dans
les interstices de la division manichéenne, dans le refus ou l’impos-

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sibilité d’une temporalité téléologique ou transcendante ». Selon
lui, la fracture manichéenne est « une ligne de démarcation qui ne
réunit ni ne redouble la séparation entre les deux termes 49 ». Cette
frontière possède les mêmes caractéristiques significatives que
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l’hymen derridien : il s’agit d’une « fracture culturelle produisant


son propre espace de signification (à l’instar de l’entre derridien),
qui se trouve entre les oppositions et par là même sème la confusion
entre elles 50 ».
Deux remarques en guise de conclusion. Tout d’abord, la notion
de dédoublement du Moi dans Peau noire, masques blancs ne doit
pas être interprétée comme un trope poststructuraliste. La « polarité
binaire » ne perd pas ses « différences significatives », comme
Bhabha le suggère. En réalité, on l’a vu, elle structure le texte fano-
nien. Ensuite, le « moment non dialectique » dans Les Damnés de
la terre n’est pas déconstructif. Bhabha interprète mal ce moment et
son mouvement dialectique. Fanon trace la cartographie de l’espace
colonial comme étant constitué de deux zones opposées qui sont
mutuellement exclusives. La politique manichéenne gouverne cet
espace en le divisant en compartiments. Pour Fanon, « il est patent
que ce qui morcelle le monde, c’est d’abord le fait d’appartenir ou

47. Ibid., p. 191.


48. Ibid., p. 148.
49. Ibid., p. 199.
50. Ibid., p. 195.
156 LES TEMPS MODERNES

pas à telle espèce, à telle race 51 ». Afin de décrire la problématique


coloniale (et la situation n’a pas tant changé), Fanon observe que le
concept marxiste de la dialectique doit être repensé ainsi : on est
riche parce qu’on est blanc ; pauvre et exclu parce que noir et colo-
nisé. Ici la base économique est également une superstructure, qui
reflète une réalité déterminée par les dimensions de race et d’ethni-
cité. Dans le contexte colonial, la relation dialectique suit le « prin-
cipe d’exclusivité réciproque », et si aucune « conciliation » n’est
possible, c’est parce que « l’un des [deux] termes est de trop » 52. Le
nègre ou le colonisé est ce terme superflu à élider. Fanon tient abso-
lument à souligner que « le contexte colonial se caractérise par la
dichotomie qu’il impose au monde 53 » ; il souligne que ce « monde
compartimenté, manichéiste » et « immobile », formé par cette divi-
sion, est gouverné selon les règles d’un apartheid 54.

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Pour des critiques comme Bhabha qui visent à déconstruire le
discours du colonialisme et son assortiment d’oppositions binaires
régissant la relation entre Noirs et Blancs, colonisateurs et coloni-
sés, Moi et Autre, etc., la théorie manichéenne de Fanon tourne
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court, ne réussissant pas à prendre en compte l’« hétérogénéité » du


pouvoir. Ces critiques reprochent souvent à Fanon de reproduire les
polarités construites par le discours du colonialisme. Or le proces-
sus de décolonisation initié par Fanon signifiait un renversement
ainsi qu’un déplacement des termes d’oppositions binaires. Le
« renversement » de l’articulation hiérarchique de ces termes et le
« déplacement » de la structure dans laquelle ils sont conçus repré-
sentent deux étapes distinctes de la résistance politique. Je partage
l’avis de Benita Perry pour qui Fanon représente la première étape,
qui est d’une importance capitale, quant à la déconstruction du dis-
cours du colonialisme. Selon elle, certains critiques de Fanon « sau-
tent » cette première étape du processus de décolonisation 55. En
refusant de s’engager dans la politique manichéenne du colonia-
lisme, ils laissent intacte la hiérarchie que ces termes imposent.
Parry reproche à Bhabha d’avoir dit de Fanon qu’il était un « post-
structuraliste précoce » et d’avoir ajouté que sa politique révolu-

51. Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, La Découverte, 2002, p. 43.


52. Ibid., p. 42.
53. Ibid., p. 48.
54. Ibid., p. 53.
55. Benita Parry, op. cit., p. 30.
FANON DANS LA THÉORIE POSTCOLONIALE 157
tionnaire était « une recherche de délivrance dialectique désespérée
et vouée à l’échec 56 ». Bhabha lit Fanon à rebours : « [...] déplaçant
la charge politique des textes [de Fanon] depuis des inscriptions
poussant les colonisés à l’insurrection [...] vers une méditation sur
l’ambivalence de l’identification 57. »
Bhabha salue rituellement le radicalisme politique de Fanon
mais ne voit pas dans son analyse un discours d’émancipation 58. Un
tel discours s’inscrit en effet dans la lignée d’un marxisme existen-
tialiste : l’hégélianisme de Fanon (ou plutôt son sartrisme) vise à
libérer politiquement la conscience des colonisés de la fiction du
colonialisme (ce que Fanon appelle « la construction de l’homme
blanc ») et à inverser les termes de l’opposition binaire qui déter-
mine la relation entre Noirs et Blancs et la construction du Moi et
de l’Autre.

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Les théories de Bhabha « rendent opaque la “lutte meurtrière et
décisive entre deux protagonistes” et négligent les contre-discours
que tous les mouvements de libération ont mis en place 59 ». Il oublie
la signification des « institutions socio-économiques et politiques
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ainsi que d’autres formes de praxis sociale » qui déterminent l’his-


toire du colonialisme, et si le mimétisme en tant que stratagème
et subterfuge a un effet déstabilisateur sur le texte colonial, Bhabha
ne parvient pas à écrire un texte alternatif 60. Il ne comprend pas
le projet de Fanon comme faisant partie d’une « littérature de
combat », interrompant la narration coloniale mais aussi dessinant
les contours d’une conscience nationale. De plus, Bhabha ne saisit
pas les intentions politiques de la théorie de Fanon qui vise à
renverser le langage du colon et par là le « système signifiant de
l’impérialisme 61 ». Il lui manque fondamentalement cette « concep-
tion de l’indigène en tant que sujet historique et agent d’un discours
d’opposition 62 ».
On a pu répondre à ces critiques, comme le fait Stuart Hall, que
son argument est plus complexe et qu’il tente de traiter directement

56. Ibid., p. 31.


57. Ibid.
58. Ibid., pp. 27-28.
59. Ibid., p. 43.
60. Ibid.
61. Ibid., p. 45.
62. Ibid.
158 LES TEMPS MODERNES

du cadre conceptuel dans lequel Fanon formule des questions cen-


trales sans pouvoir y répondre 63. Mais ma thèse ici est qu’on ne
comprend pas Fanon dans le cadre où il postule ces questions, c’est-
à-dire dans les spécificités historiques du colonialisme, lorsqu’on le
considère dans le cadre d’une psychanalyse et d’une déconstruction
abstraites. Certes, il ne m’importe pas que Bhabha « se détache et
aille au-delà de son étude de Fanon 64 ». Mais ce qui est troublant
et mérite d’être repensé aujourd’hui, dans cette interprétation, est
sa tendance à être sélective au point de déformer la pensée même
de Fanon lorsqu’elle va in fine à son encontre.

Azzedine HADDOUR

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63. Stuart Hall, op. cit., pp. 24-25.


64. Ibid., p 25.

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