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LA MALADIE CHRONIQUE

André Grimaldi

Presses de Sciences Po | « Les Tribunes de la santé »


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2006/4 no 13 | pages 45 à 51
ISSN 1765-8888
DOI 10.3917/seve.013.0045
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-les-tribunes-de-la-sante1-2006-4-page-45.htm
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dos s ier

LE TEMPS ET LA SANTÉ
La maladie chronique
André Grimaldi

La maladie chronique, en raison même de son


incurabilité, bouleverse le rapport au temps.
L’homme sait bien que la mort l’attend au bout
du chemin, mais il se comporte quotidiennement
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comme si la vie n’avait pas de fin. Parce que le
terme n’est pas fixé. Parce que la mort reste
abstraite pour qui n’a pas subi l’épreuve du deuil.
Paradoxalement, en brisant l’utopie inconsciente
de l’immortalité, la maladie chronique tend à
changer si ce n’est le sens, du moins la tonalité
de la vie. L’existence ne devient pas forcément
tragique, mais en tout cas moins insouciante, plus
réfléchie et ce faisant dans une certaine mesure
plus humaine.

LE TEMPS DE LA RUPTURE

L’annonce de la mauvaise nouvelle, la survenue d’une maladie que l’on


ne peut pas guérir même si on peut la soigner, viennent briser le vécu fluide
du temps. Certes, pour tout un chacun, chaque jour passé ne reviendra plus
mais chaque nouveau jour n’est qu’une continuité : « jamais plus, mais tou-
jours encore ! » L’irruption du diagnostic de la maladie chronique arrête le
mouvement de la chaîne. Ce ne sera jamais plus comme avant, et du coup,
ce « jamais plus, pour toujours ! » évoque immanquablement le terme, le
« plus rien, à jamais ! » de la mort. C’est pourquoi l’annonce du diagnostic
est si importante. Chaque geste, chaque mot se grave définitivement dans la
mémoire. Je me rappelle d’un diabétique insulinodépendant âgé de 59 ans,
diabétique depuis l’âge de 30 ans, me consultant avec son épouse par ailleurs
infirmière. L’épouse témoignait d’une extrême anxiété alors que son mari-pa-
tient n’avait aucune complication de son diabète après vingt-neuf ans d’évo-
lution. À la question : « Pourquoi êtes-vous si anxieuse ? », je reçus cette
réponse : « Lorsque le diabète de mon mari est apparu, nous étions jeunes, il

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avait 30 ans. Le professeur B. nous a dit : “Si vous continuez comme cela il
n’y aura pas de problème, vous en avez pour trente ans…”. À l’époque, trente
ans cela nous paraissait loin, mais c’est l’année prochaine… »

LE TEMPS DU DEUIL

La maladie chronique vient donc bouleverser la représentation du temps


et ne manque pas de soulever l’angoisse de la mort. Elle impose ses contrain-
tes et parfois ses handicaps, elle modifie les rapports aux autres et finalement
les rapports à soi. Elle impose donc un travail d’acceptation que l’on peut
assimiler au travail de deuil. « Il était si mignon », disait une mère parlant à
l’imparfait de son fils d’avant le diabète ! En l’occurrence, l’être aimé perdu
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c’est le soi d’avant la maladie. Malgré la maladie qu’il n’a aucune raison
d’aimer, le malade doit continuer à s’aimer lui-même et à aimer la vie. Pour
y arriver, il doit passer par différentes phases psychiques schématiquement
décrites dans les traités : le choc, le déni, la révolte, le marchandage, la ré-
signation avant l’acceptation active. Mais de peur de sombrer au cours du
chemin, le patient peut être tenté par le raccourci que permet le déni ou la
dénégation : « Je ne suis pas malade, en tout cas je me comporterai comme
si je n’étais pas malade, je ne changerai rien à mes habitudes, arrivera ce qui
doit arriver, cette maladie est une affaire privée dont personne n’a à connaî-
tre. » Je me rappelle d’une jeune femme diabétique ayant des complications
rénales graves, consultant pour la première fois et déclarant tout de go : « Je
dois d’abord vous prévenir, je déteste les diabétologues », puis racontant ses
relations avec ses compagnons de vie successifs : « Je ne leur parlais jamais du
diabète. Après quelques mois de vie commune, je leur disais : “Je vais te dire
quelque chose, tu ne me poseras aucune question, nous n’en parlerons plus
jamais : je suis diabétique, point final, c’est fini”. » Une autre jeune femme
diabétique faisait l’admiration d’un amphithéâtre de médecins lorsqu’elle dé-
clarait : « Lors de la survenue de mon diabète, le choix pour moi a été clair :
entre la vie et le diabète, j’ai choisi la vie ! » Mais cet élan vital qui faisait
l’admiration de l’assemblée voulait dire que pour elle, en réalité, le diabète,
c’était la mort.
En vérité, chacun aborde les deuils de la vie et le vieillissement lui-même
en fonction de sa propre histoire. Il est ainsi des lois du deuil quasi universel-
les :
- chaque nouveau deuil ravive tous les deuils antérieurs, comme si le passé
faisait retour dans le présent quand l’avenir s’obscurcit,
- chaque deuil non fait interdit tout nouveau deuil, tel ce patient me de-
mandant : « S’il vous plaît docteur, pouvez-vous ne pas me dire que je n’ac-

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cepte pas ma maladie ? » et me confiant quelques instants plus tard qu’il avait
un fils unique et qu’un jour il l’avait trouvé pendu. Lorsqu’un malade déclare
qu’il n’arrive pas à « accepter » sa maladie, il suffit de lui demander : « Est-ce
qu’il y a d’autres événements importants dans votre vie que vous n’arrivez pas
à accepter ? » Bien souvent les patients racontent des traumatismes anciens
qui refont surface : « Depuis mon diabète, chaque soir je pense à l’enfant que
j’ai perdu à l’âge de trois mois, il y a dix ans », ou « C’est vrai que je n’accepte
pas vraiment mon diabète… je n’ai jamais vraiment non plus accepté le ma-
riage de mon frère jumeau », etc.,
- finalement tout travail de deuil n’est jamais complètement et définitive-
ment achevé.
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Chacun d’entre nous aurait donc une plus ou moins grande aptitude au
deuil. Selon les théories de l’attachement, le premier deuil de la vie est celui
d’avec la mère et de la qualité de ce deuil inaugural dépendrait en partie la
confiance en soi, la relation aux autres et la qualité des autres deuils. Face à
l’annonce de la maladie chronique, certains se résignent et portent le deuil le
reste de leur existence. La maladie, positivement ou négativement, devient
le sens de leur vie.

LE TEMPS COMPTÉ

D’autres au contraire vont réagir à l’annonce de la maladie chronique en


relevant le défi. Puisque la maladie chronique vient en quelque sorte annon-
cer que la vie sera brève, du moins sera-t-elle intense. Beaucoup de patients
fonctionnant à la dénégation ou au défi, trouvent dans la maladie chronique
la justification d’une vie aventureuse « à 300 à l’heure ». « Il faut bien que
nous en fassions plus que les autres pour être comme les autres ! » Arrivés au
stade des complications graves, conséquence de leur refus de la maladie et de
ses contraintes thérapeutiques, certains patients parfaitement conscients de
leur conduite affirment néanmoins : « Je ne regrette rien, j’ai bien vécu ». En
recherchant les sensations fortes, ils choisissent même parfois des conduites
à risque souvent sans précautions vis-à-vis de la maladie, comme s’il s’agissait
de lui faire un pied de nez et de prouver que le « moi non malade » est plus
fort que le « moi malade ». « Quand je suis sur ma moto et que j’accélère, le
diabète reste sur le trottoir. » L’affirmation souvent entendue, « Lorsque les
complications seront là, je saurai moi-même en finir avec la vie », est une fa-
çon de se rassurer ou plutôt de se donner du courage en prenant l’engagement
public d’avoir le dernier mot… En réalité, l’usure provoquée par les années
et la maladie émousse cette détermination : « Avant, la maladie était derrière
moi, un jour je l’ai vue à mes côtés, maintenant elle est devant moi ! »

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LE TEMPS DE LA PRÉVENTION

Bien souvent, la maladie chronique implique des changements de compor-


tement pour assurer la prévention des crises ou des complications. Si changer
un comportement pour corriger un symptôme désagréable est somme toute
naturel, changer des comportements pour assurer une prévention quand il
n’y a pas ou peu de symptômes est beaucoup moins évident. Y compris lors-
que le malade connaît parfaitement les risques qu’il encourt, car jamais la
connaissance ne suffit à changer les comportements. Y compris lorsqu’il est
doté d’un fort surmoi, car alors la révolte contre le père autoritaire n’est pas
loin. Il est nécessaire bien sûr que le patient soit convaincu que la prévention
proposée est efficace. Encore faut-il qu’il se projette dans le temps et qu’il
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puisse intégrer les projets de soins à ses projets de vie. Le malade doit être
convaincu que les contraintes du traitement ne s’opposent pas à ses choix de
vie, mais qu’au contraire les contraintes thérapeutiques, si besoin négociées
et adaptées, lui permettront de les réaliser. Cependant, cette intégration a
peu de sens pour celui qui n’a pas de projet de vie tel le déprimé, ou pour
celui dont l’horizon se limite à quelques semaines ou mois, quand ce n’est
pas à la journée, comme l’adolescent, le précaire ou l’épicurien. Un malade
antillais ayant des complications podologiques sévères de son diabète me
confiait entre deux séances de dialyse : « La vie n’a aucun sens. Si nous di-
sons que nous partons aux Antilles dans quinze jours, mon pied va s’ouvrir,
on ne pourra pas partir, tandis que si nous disons nous partons, alors nous y
allons… ». Un proverbe antillais dit : « Demain c’est un idiot », ce qui signi-
fie que pour s’occuper du lendemain, il faut être idiot. « Ce n’est pas si bête
dans un pays de cyclones», me faisait remarquer un autre patient.

LE TEMPS DU CHANGEMENT

Cette attitude extrême du « À chaque jour suffit sa peine », « Demain est


un autre jour », est banale pour chacun d’entre nous lorsque nous n’avons
1. Prochaska J.O., pas conscience qu’il existe un problème et qu’en conséquence nous n’avons
Di Clemente C.C.,
DiClimente C.C., aucune intention de modifier un comportement dans un avenir proche – ce
The Transtheoretical
Approach, Brooks
que Prochaska appelle « la précontemplation » dans son modèle transthéo-
Cole, 1984, 204 p. rique1. Le changement de comportement va nécessiter un temps de prise
de conscience, de réflexion, d’évaluation, d’hésitation… On peut aider
à cette maturation mais on ne peut pas la brusquer. Pour changer, il faut
que la personne soit convaincue non seulement qu’elle a un risque, mais
que le changement en vaut la peine, autrement dit que le rapport béné-
fice émotionnel/coût émotionnel, plaisir/déplaisir, est positif ou du moins
neutre. En effet, l’individu n’est pas qu’un être de raison régi par des lois

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normatives tendant à l’universalité, il est aussi un être d’émotion et de re-
lation à l’irréductible singularité, régi d’abord par le principe d’homéostasie
thymique. Les conduites humaines sont guidées, si ce n’est par la recherche
du plaisir optimal, du moins par l’évitement du déplaisir, en tout cas par le
rejet de la douleur physique ou psychique. On ne peut pas proposer à quel-
qu’un un changement de comportement raisonnable dont il tirera bénéfice
ultérieurement, si ce changement lui procure immédiatement une souffrance
psychique. Il n’est pas raisonnable mais il est rationnel de continuer à fumer
si l’arrêt du tabac provoque une dépression. Aider le malade à changer n’est
donc pas lui rappeler les bonnes raisons qu’il a de le faire, mais l’aider à peser
le pour et le contre en n’hésitant pas à se faire l’avocat du diable, c’est-à-dire
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à insister sur tous les arguments qui militent contre le changement.

LE TEMPS DE L’ANGOISSE

Derrière l’absence de symptôme et le défaut de motivation des patients, il


y a bien souvent un symptôme plus ou moins enfoui, commun à toutes les
maladies chroniques : l’angoisse. Même le malade qui fonctionne au déni
ou à l’hyperactivité compensatoire, peut-être même l’hyperoptimiste d’auto-
conviction, a au tréfonds de lui une angoisse refoulée de l’attente des com-
plications. C’est bien souvent parce que leur survenue lui paraît inexorable
qu’il fait comme si elles n’existaient pas. Il « oublie » d’aller à ses rendez-vous
d’examen du fond d’œil où on risque de dépister une rétinopathie diabéti-
que, ou de faire les examens complémentaires dont le mauvais résultat ne le
surprendra pas mais réveillera l’angoisse. Finalement, les soignants jouent
avec le feu. Quelle que soit leur empathie, ils ne font que raviver l’angoisse
en rappelant le risque des complications ou de rechute, ou en commentant
les résultats insuffisants ou même simplement en rappelant les examens ri-
tuels de dépistage. Pour nombre de patients diabétiques, l’HbA1c, qui reflète
leur glycémie moyenne, se transforme en note scolaire : « peut mieux faire »,
« moins bonne que la précédente », « encore un petit effort », « hospitali-
sation (en retenue) », « valeurs à risque »… En ravivant l’angoisse, les soi-
gnants peuvent susciter la motivation pour le changement, mais ils peuvent
aussi induire la politique de l’autruche, surtout si leurs propos se doublent
d’un jugement moralisateur.
L’angoisse peut être une force mobilisatrice pour améliorer les comporte-
ments de soins. Encore faut-il que le patient ait bien compris les risques qu’il
encourt, les objectifs qu’il doit atteindre, la raison des décisions thérapeuti-
ques et surtout qu’il ait pu en vérifier l’efficacité. Le malade ayant confiance
en ses capacités, qui atteint les objectifs fixés, fussent-ils mineurs, transforme

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son angoisse en soulagement, voire en plaisir de contrôler sa santé. Vient


alors le temps de la sérénité.

LE TEMPS PERDU

Le but ultime est de transformer les contraintes du traitement en routine,


en les rendant quasi automatiques, « sous-corticales », c’est-à-dire en les
limitant au temps objectif qu’elles prennent, finalement en supprimant la
représentation mentale du temps. Ce temps du traitement est différemment
vécu par les patients selon leurs « styles cognitifs ». Tel patient trouve que
la rapidité des lecteurs glycémiques est un immense progrès : « Quinze se-
condes en moins pour le diabète c’est très important docteur ! » Tel autre,
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de style rapide ou impulsif, accepte de faire quatre, cinq voire six injections
d’insuline par jour mais ne supporte pas le temps du contrôle de la glycémie
capillaire, qui suppose de se piquer le bout du doigt, d’attendre le résultat, de
l’analyser, de calculer la dose d’insuline, puis de prendre la décision de l’in-
jection. À l’inverse, le patient diabétique lent, minutieux, passe son temps à
analyser les rapports entre ses glycémies, ses décisions thérapeutiques et ses
moindres faits et gestes quotidiens en notant scrupuleusement le tout sur ses
carnets, relevés détaillés d’un temps émietté.

LA DISCORDANCE DES TEMPS

Bien souvent, il existe une discordance des temps entre le temps du mé-
decin et le temps du malade. Le temps du malade, c’est ce temps de travail
d’acceptation qui peut demander plusieurs années, c’est le temps des chan-
gements comportementaux qui ne se font pas sur commande mais arrivent à
des moments précis de l’histoire de la maladie et de la vie : changement de
métier, mariage, naissance, décès d’un proche, survenue des complications,
annonce de la nécessité d’un nouveau traitement, rencontre avec d’autres
patients, lecture d’un livre ou d’un journal, émission de télé, changement
de médecin… Le médecin, lui, fonctionne sur un autre tempo. Il connaît
l’histoire de la maladie et veut assurer la prévention des complications. Il
estime qu’une course de vitesse est engagée avec la maladie et qu’il n’y a pas
de temps à perdre. En tout cas il est pressé car il a beaucoup de patients, et
souvent de plus graves… Ainsi, après une longue attente en consultation,
le patient sent bien « qu’il fait perdre son temps » au médecin et parfois
s’en excuse, si bien qu’on n’aborde pas l’essentiel : les difficultés à suivre le
traitement, les raisons de ces difficultés qui en général renvoient à d’autres
difficultés psychologiques ou sociales qu’il faut essayer de résoudre, ou à des
croyances qu’il faut essayer prudemment de déconstruire. Le malentendu

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s’installe. Dans la maladie, chronique, il est essentiel de savoir perdre du
temps pour en gagner. Il faut être à l’affût des moments clefs que sont les
moments d’angoisse ou d’émotion, propices aux changements. À l’opposé,
le médecin subit (en même temps qu’il participe à) la marchandisation de
la maladie, qui transforme le temps en argent. Perdre du temps, c’est perdre
de l’argent. Tel est le message qu’envoie la réforme du système de santé, en
particulier la réforme hospitalière, dont le modèle est la maladie aiguë et plus
précisément l’acte chirurgical : « gains de productivité », « optimisation de
l’organisation », « travail à flux tendu », tels sont les mots clefs de cette ré-
forme visant à transformer l’hôpital en entreprise, le médecin en « offreur de
soins », le malade en client et les soins en marchandises. Le jour où la prise
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d’un comprimé ou une stimulation magnétique cérébrale pourra déterminer
la motivation et entraîner l’observance du traitement, la maladie chronique
trouvera place dans le temps robotisé rêvé par nos économistes de santé et
nos « managers ». Les temps « post-modernes » seront alors des temps déshu-
manisés.

contact
andre.grimaldi@psl.aphp.fr

Chef du service de diabétologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et


directeur de la revue Équilibre, journal de l’Association française des
diabétiques, André Grimaldi est également l’éditeur du Traité de diabétologie
(Flammarion) et l’auteur du Guide pratique du diabète (Masson-Elsevier).

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