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DE PÉTRARQUE À RAIMONDO MARLIANO : AUX ORIGINES DE LA

GÉOGRAPHIE HISTORIQUE

Patrick Gautier Dalché

Vrin | « Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge »

2012/1 Tome 79 | pages 161 à 191


ISSN 0373-5478
ISBN 9782711624713
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DOI 10.3917/ahdlm.079.0161
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age-2012-1-page-161.htm
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AHDLMA 79 (2012) 161-191

DE PÉTRARQUE À RAIMONDO MARLIANO :


AUX ORIGINES DE LA GÉOGRAPHIE HISTORIQUE

par Patrick GAUTIER DALCHÉ,


CNRS-IRHT/EPHE,
40, avenue d’Iéna,
75116 Paris,
France
Résumé
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L’article examine les conditions de la naissance de la géographie historique comme
discipline autonome. Une mise à distance du passé apparaît au début du XIV e siècle et
s’accentue avec la géographie humaniste de Pétrarque et de ses disciples. C’est avec
Laurent Valla et surtout Biondo Flavio que la méthode se perfectionne. Dès lors, le premier
ouvrage de géographie historique est le lexique césarien de Raimondo Marliano (1469). Une
lettre du cardinal Francesco Todeschi Piccolomini (1470), commissionnaire du lexique, à
Johannes Tröster, ami d’Enea Sylvio, est éditée en appendice.
Abstract
The article analyses the circumstances of the emergence of historical geography as
independent field of study. A substantial separation from the past can be noticed at the
beginning of the fourteenth century, viz. with Petrarca and his disciples. However, it is
only with Lorenzo Valla and Biondo Flavio that the new geographical methodology
reaches its perfection. In this context, Raimondo Marliano’s Index commentariorum Iulii
Caesaris (1469) can be considered as the fist work of historical geography. The appendix
includes the transcription of a letter addressed in the year 1470 by Cardinal Francesco
Todeschi Piccolomini, patron of the work, to Johann Tröster, a friend of Enea Silvio.
Riassunto
L’articolo esamina le condizioni della nascita della geografia storica in quanto
disciplina autonoma. Una presa di distanza rispetto al passato si fa strada all’inizio del
XIV secolo e si accentua con il sorgere della geografia umanistica del Petrarca e dei suoi
discepoli. Ma è con Lorenzo Valla e soprattutto con Biondo Flavio che la metodologia si
perfeziona. In questo filone, l’Index commentariorum G. Iulii Caesaris di Raimondo
Marliano (1469) va considerato come la prima vera opera di geografia storica. In
appendice è edita una lettera del cardinale Francesco Todeschi Piccolomini (1470),
committente del lessico, a Johannes Tröster, amico di Enea Silvio.
[Mots-clés : géographie historique, Laurent Valla, Biondo Flavio, Francesco
Todeschi Piccolomini]
162 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

O n peut définir la géographie historique comme une géographie


rétrospective décrivant l’espace à un moment donné du passé, ayant pour
objet l’évolution de la formation des États ou des régions 1. L’autonomie de cette
discipline résulte d’une histoire complexe, dont les étapes ont été heureusement
définies par Marica Milanesi comme : « le passé comme présent », « étudier le
passé pour comprendre le présent », et « étudier le passé pour décrire le passé » 2.
Dans les productions médiévales qui traitent du passé – principalement dans les
genres historique et encyclopédique –, celui-ci est en quelque sorte inscrit dans le
présent, ce qui paraît interdire toute mise à distance d’un espace propre à chaque
période et comme tel distingué de celui du présent. Puis, au XV e et au XVI e siècle,
admirateurs de l’Antiquité, découvreurs et lecteurs de textes classiques cherchent
passionnément, y compris par le voyage et l’observation directe des restes du
passé, à approfondir leur connaissance de l’histoire et de la géographie du monde
antique, non sans continuer à illustrer des origines mythiques qui assurent la
valeur identitaire de traditions antiquaires locales ou nationales. Dans un constant
mouvement de va-et-vient avec le présent, la géographie des Anciens sert
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à approfondir la géographie contemporaine, en même temps que celle-ci peut
aider à reconstituer le théâtre des écrits anciens. Par là, se répandent des méthodes
d’investigation nouvelles plus raffinées, notamment la confrontation entre
l’autopsie, la cartographie et les textes. Mais la plupart de ces recherches
supposent toujours la continuité avec l’Antiquité, et des contraintes idéologiques
propres à l’affirmation de la dignité de chaque cité ou de chaque État empêchent
souvent que la méthode critique élaborée au XV e siècle porte tous ses fruits. À
partir de la fin du XVI e siècle, en revanche, le passé détaché du présent devient
en soi un champ d’enquête, comme en témoignent les travaux d’Ortelius, de
Cluverius et de Cellarius († 1707). En 1768, présentant sa Géographie ancienne
abrégée, d’Anville expose les conditions d’une méthode véritablement scientifi-
que : le recours à des cartes exactement mesurées, la lecture critique des géogra-
phes anciens, la connaissance de la géographie actuelle et ce que le cartographe
appelle « l’inspection du local » :
Le défaut d’une connoissance suffisante de la Géographie actuelle, prive
l’ancienne géographie de la lumière dont elle a souvent besoin, pour être
fixée, pour être même redressée en plus d’un endroit. Car, on peut accuser
les Géographes de l’antiquité, de paroître quelquefois en faute à des yeux ouverts
sur le local, dont l’inspection doit accompagner, autant qu’il est possible, l’étude
qu’on voudra faire de ces Géographes 3.

(1) J.-F. STAZSAK, s.v. « Historique (Géographie) », in J. LÉVY – M. LUSSAULT (ed.), Dictionnaire
de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris 2003.
(2) M. MILANESI, « Per una storia della geografia storica », in R. C. DE MARINIS – S. BIAGGIO
SIMONA (ed.), I Leponti tra mito e realtà. Raccolta di saggi in occasione della mostra (Locarno,
Castello Visconteo-Casorella, 20 maggio-3 dicembre 2000), t. II, Locarno s.d., p. 371-383.
(3) J.-B. D’ANVILLE, Géographie ancienne abrégée, t. I, Paris s.d., p. XI.
AUX ORIGINES DE LA GÉOGRAPHIE HISTORIQUE 163

Au XIX e siècle, cette discipline critique, accompagnant le développement de


l’histoire méthodique, acquiert une légitimité institutionnelle tout en gardant
une double orientation : pour les contemporains de Charles-Victor Langlois, de
Charles Seignobos et de Gabriel Monod, la reconstitution de l’espace du passé
n’est pas séparée de l’histoire des conceptions et des représentations géographi-
ques anciennes. Des traces de cette association, aujourd’hui vieillie, se trouvent
encore parfois dans certains enseignements universitaires périphériques et dans
l’expression « géographie historique » appliquée de façon erronée à l’« histoire de
la géographie ».
En France, le modèle achevé de cette méthode fut représenté, pour l’Antiquité,
par les travaux d’Édouard Desjardins et, pour le Moyen Âge, par ceux d’Auguste
Longnon 4. Mais, depuis les années 1970-1980, les géographes ont cessé de consi-
dérer l’espace comme un simple réceptacle des pratiques sociales et des aménage-
ments humains ou, au mieux, comme leur cause déterminante (les « conditions
naturelles »), et la géographie historique, à peu près disparue du paysage intel-
lectuel, a été remplacée par des tentatives diverses d’étude des phénomènes
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sociaux inscrits dans des espaces d’échelle différente et intégrant la temporalité
dans leur explication.
Rechercher les origines de la géographie historique comme science auxiliaire
de l’histoire, c’est donc s’intéresser à une discipline qui, par rapport aux
ambitions qu’elle affichait au temps de sa splendeur, est aujourd’hui moribonde
– mais non pas inutile : pour accéder à l’intelligibilité des événements du passé,
l’historien aura toujours besoin de les localiser. C’est la genèse de cette pratique
scientifique, en liaison avec les courants de l’humanisme, que je me propose de
retracer. Toutefois, la présence du passé dans l’espace, l’association de l’histoire
et de la géographie n’est pas une nouveauté absolue due à l’humanisme italien
du Quattrocento. Elle a des fondements médiévaux qui restèrent longtemps
efficaces et auxquels la géographie humaniste dut se confronter. Pour devenir
une discipline, il convenait qu’elle se dégageât de conditionnements idéologiques
séculaires en matière de perception et de représentation de l’espace, encore très
actifs au XV e et au XVI e siècle. Mon propos sera, non pas de décrire l’intérêt pure-
ment philologique ou antiquaire pour la géographie ancienne, mais de définir
et analyser le processus de constitution d’une discipline autonome, consciente de
son objet et de ses méthodes.

I. LA GÉOGRAPHIE MÉDIÉVALE

La géographie médiévale est, par nature, profondément historique, mais


dans un sens fort différent de ce à quoi nous sommes habitués en usant de ce
qualificatif.

(4) É. DESJARDINS, La Table de Peutinger d’après l’original conservé à Vienne, Paris 1869-1874 ;
A. LONGNON, Géographie de la Gaule au VI e siècle, Paris 1878.
164 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

Depuis l’Antiquité tardive, les savants intéressés à la géographie de l’orbis


terrarum partent de quelques postulats de base qui, étroitement associés, forment
pour eux la condition de possibilité intellectuelle de toute description de l’espace
géographique et de son peuplement. Après le déluge, l’humanité s’est progressi-
vement étendue à l’ensemble de l’œcumène. Chacun des peuples qui occupe une
partie de l’espace terrestre a ainsi un ancêtre nettement identifié parmi les
soixante-douze descendants de Noé. Sur cette donnée d’origine biblique s’est
greffé le modèle romain de la géographie de l’orbis terrarum, dont la perfection
constamment répétée par les auteurs médiévaux était garantie à la fois par la
conquête militaire, par la supériorité des techniques de mesure de l’espace
incarnées dans l’agrimensure et enfin par l’autorité politique impériale. Ce n’est
pas un hasard si l’un des textes les plus fréquentés au Moyen Âge et au-delà, y
compris par les humanistes, est une cosmographie tardo-antique due à un certain
Julius Honorius. On a eu tendance à la taxer de « médiocrité », parce qu’elle est
formée pour l’essentiel de listes de toponymes ; mais elle était alors considérée
comme le résultat d’une mesure du monde ordonnée par César ou par Auguste, ce
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qui lui conférait une autorité incontestable 5. La Cosmographie dite du pseudo-
Aethicus, qui date probablement du VII e siècle et fut très lue au Moyen Âge,
reproduit Julius Honorius en y associant le tableau géographique des Histoires
contre les païens d’Orose. Elle accentue ce caractère et exprime ce qui devint un
lieu commun :
La lecture et l’étude nous ont fait connaître que le sénat et le peuple romain sont
devenus les maîtres du monde entier, les dominateurs et les arbitres de la terre ;
qu’après avoir parcouru et dompté tout ce qui se trouve sous le ciel, ils ont reconnu
que toute la terre est environnée par la ceinture de l’océan et que, pour ne pas la
laisser inconnue à la postérité, après avoir soumis le monde par leur valeur, ils
l’ont marqué par une limite propre partout où elle s’étend. Et afin que leur esprit
divin, maître de toutes choses, n’oublie rien de leurs conquêtes, ils ont promené
leurs regards sur les quatre extrémités du ciel et, avec une compréhension éthérée,
ils ont divisé tout ce qui est entouré par l’océan en trois parties qu’ils ont appelées
Asie, Europe et Afrique 6.
La renovatio entreprise par les carolingiens fit apparaître, en même temps que
les premiers traités géographiques proprement médiévaux, l’expression même de
mappa mundi pour désigner les représentations graphiques de l’œcumène. Elle
remettait en vigueur le vieux terme de mappa issu de la pratique gromatique en en

(5) Geographi Latini minores, ed. A. RIESE, Heilbronn 1878, p. 21-23.


(6) Ibid., p. 71 : « Lectionum pervigili cura comperimus, senatum populumque Romanum totius
mundi dominos, domitores orbis et praesules, cum quidquid subiacet caelo penetrarent triumphis,
omnem terram oceani limbo circumdatam invenisse atque eam ne incognitam posteris reliquissent,
subiugato virtute sua orbe totum qua terra protenditur proprio limite signavisse. Et ne divinam
mentem omnium rerum magistram aliquid praeteriret, quam vicerant, quadripertito caeli cardine
investigarunt et intellectu aetherio totum quod ab oceano cingitur tres partes esse dixerunt, Asiam
Europam et Africam reputantes ».
AUX ORIGINES DE LA GÉOGRAPHIE HISTORIQUE 165

transformant radicalement le sens premier, puisqu’il s’appliquait désormais à des


représentations non plus de petite mais de grande échelle 7.
En conséquence de ces deux conditionnements, biblique et chrétien d’une
part, romain et technico-scientifique d’autre part, la géographie médiévale est par
nature fixiste, caractère accru par un autre héritage de l’Antiquité tardive : le
recours à l’étymologie pour expliciter non seulement le sens, mais l’essence
même des choses repérable dans leur origine. Elle semble donc ignorer le change-
ment. En fait, le changement était évidemment perçu, mais il fut toujours pour elle
un problème à résoudre par rapport aux déterminismes qui étaient au principe
même de la réflexion sur l’espace. C’est ce qu’exprime au mieux, parmi
bien d’autres, une lettre de la fin du IX e siècle sur l’origine des Hongrois, peuple
d’envahisseurs dont le nomadisme et les mœurs absolument étrangères aux
sédentaires d’Europe occidentale conduisirent les savants à s’interroger sur sa
provenance et son identité. Son auteur est Remi d’Auxerre, l’un des plus grands
lettrés carolingiens. Il nie que les envahisseurs puissent être identifiés aux peuples
de Gog et Magog mentionnés dans la Bible dont la venue annoncerait la fin des
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temps ; il refuse ensuite d’admettre qu’il s’agisse d’une ethnie nouvelle inconnue
des géographes romains, car la potestas Romana s’est étendue à la totalité du
monde 8. Si donc les peuples sont donnés une fois pour toutes, si leur habitat
originel a été identifié comme l’ont fait les Pères, notamment Isidore de Séville
dans le chapitre « de nominibus gentium » des Étymologies (9, 2), alors le propre
de la géographie n’est rien autre chose que décrire un état fixé dès l’origine en
imitant les géographes romains. De là, les accusations qui ont longtemps été
portées, sur un mode plaisamment scandalisé, à l’encontre des textes médiévaux
et de leur géographie « livresque », rétive à l’expérience et, pourrait-on ajouter ici,
étrangère à l’histoire.
Mais loin de ce point de vue anachronique, même fondée sur de tels principes
fixistes, la géographie médiévale est constamment imprégnée d’histoire, ce qui
lui confère une tension largement exprimée à partir du XII e siècle. Tout d’abord, le
genre des mappae mundi juxtapose, sans que leurs créateurs et leurs utilisateurs y
voient la moindre contradiction, des toponymes correspondant à des périodes et
des états de civilisation différents et historiquement très éloignés. On peut ainsi
y voir représentés les autels d’Alexandre, les cités des Mèdes ou des Parthes et
les lieux de l’histoire de l’Ancien testament, aussi bien que Marrakech capitale
des Almohades ou Tiflis capitale de la Géorgie chrétienne, à tel point que l’on
a pu qualifier ces représentations cartographiques, avec une dose certaine

(7) Sur tout ceci, voir P. GAUTIER DALCHÉ, « L’héritage antique de la cartographie médiévale : les
problèmes et les acquis », in R. J. A. TALBERT – R. W. UNGER (ed.), Cartography in Antiquity and the
Middle Ages : Fresh Perspectives, New Methods, Leyde 2008, p. 29-66.
(8) Epistula de Hungariis, ed. R. B. C. HUYGENS, Serta medievalia. Textus varii saeculorum
X-XIII in unum collecti, Turnhout 2000 (CCCM, 171), p. 41-55. – L’éditeur refuse l’attribution à
Remi d’Auxerre, contra P. GAUTIER DALCHÉ, « La géographie descriptive à Saint-Germain d’Auxerre
(milieu IX e-début X e siècle) », in C. SAPIN (ed.), Saint-Germain d’Auxerre. Intellectuels et artistes
dans l’Europe carolingienne, IX e-XI e siècles, Auxerre 1990, p. 275.
166 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

d’exagération, de chroniques universelles en image 9. Les différentes strates de


l’histoire humaine y sont visibles ; mais elles sont mises par le dessin sur le même
plan, ce qui se conçoit dans le cadre d’une histoire du salut de l’humanité et de la
restauration de l’homme pécheur, donc orientée. Mais sa fin doit coïncider avec
son commencement, et le temps de l’histoire humaine réalise ainsi constamment,
dans une sorte de présent continuel, ce qui est exposé et annoncé de façon
typologique dans l’Écriture.
De tels principes rendaient difficile la constitution d’une discipline telle que la
géographie historique, puisque l’origine du monde et de l’espace humains était
constamment recherchée en tant qu’explication fondamentale du présent. Mais, à
l’inverse des conclusions auxquelles conduirait une vision essentialiste du Moyen
Âge et de l’humanisme, il ne faudrait pas exagérer l’hétérogénéité des concep-
tions et interpréter l’apparition d’une véritable discipline auxiliaire de l’histoire,
au XV e siècle, comme une rupture radicale. D’une part en effet l’intérêt pour la
localisation des lieux où se sont produits des événements de l’Antiquité et
pour l’évolution des divisions politiques et ecclésiastiques ne cessa d’occuper les
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esprits. Par exemple, le doyen de Passau Albert Behaim, célèbre pour son active
participation au combat de la papauté contre Frédéric II, laissa dans son
Memorialbuch une sorte de commentaire au septième livre de l’Énéide où il traite
surtout de la localisation des indications géographiques. Il s’enquiert pour cela,
auprès d’un chanoine de Saint-Pierre, de la situation et des noms actuels des lieux
mentionnés par le poète 10.
L’un des aspects essentiels de la géographie médiévale continue d’autre
part de jouer un rôle déterminant tout au long du XV e siècle. Du caractère fixé une
fois pour toutes de la géographie des origines découle une notion importante
qui s’accentue surtout à partir du XII e siècle, à la suite des contacts avec les mondes
orientaux initiés par les croisades, approfondis ensuite par les voyages mission-
naires et commerciaux. Cette notion est un problème : la mutatio nominum,
qu’elle soit provoquée par des changements réels ou par de simples modifications
de l’orthographe des toponymes et des ethnonymes, suscite des inquiétudes
croissantes chez les auteurs de descriptions géographiques. Pour eux, l’image
du monde est menacée dans ses fondements même, puisque l’origine des choses
garantie par leur nom disparaît dans la confusion terminologique due au
changement des temps.

(9) A.-D. VON DEN BRINCKEN, « Mappa mundi und chronographia. Studien zur imago mundi des
abendlandischen Mittelalters », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 2 (1968),
p. 118-186.
(10) Th. FRENZ – P. HERDE, Das Brief- und Memorialbuch des Albert Behaims, Munich 2000
(MGH Briefe des späteren Mittelalters, 1), n° 42, p. 133 sq. ; voir J. ENGLBERGER, Albert Behaim und
die Lorcher Tradition in der Passauer Geschichtsschreibung. Die Descriptio gentium et diversarum
nationum Europe, Hanovre 2007 (MGH Schriften, 57), p. 391 sq. Il possédait un Libellus de itineribus
et civitatibus et fluminibus mundi non identifié (FRENZ – HERDE, Das Brief- und Memorialbuch,
n° 71, p. 251).
AUX ORIGINES DE LA GÉOGRAPHIE HISTORIQUE 167

Il serait aisé de multiplier les exemples de cette préoccupation qui prend


parfois forme explicite et argumentée. Tout au début du XII e siècle, dans son
histoire de la I re croisade, Guibert de Nogent fait preuve d’un esprit critique
dont on a souvent noté la vigueur, tant pour l’établissement des faits que pour la
recherche des causes des événements. Ce n’est peut-être pas un hasard si ce
précurseur (j’emploie ce terme cum grano salis) de Laurent Valla et de Biondo
Flavio développe dans la préface de ses Gesta Dei per Francos une longue
justification de l’emploi d’une nomenclature géographique contemporaine, pour
ne pas être obscur :
Par exemple, je m’en prends chaque jour aux Turcs à grands cris, et je parle du
Khorassan, qui est un nom récent. Là où n’existent plus les noms anciens,
aujourd’hui presque complètement oubliés, j’ai écarté toute recherche sur
l’Antiquité (même si elle m’était accessible), décidé à ne chanter que le refrain
commun. Si, selon les opinions de certains, je parlais de Parthes et non de Turcs,
de Caucase et non de Khorassan, je deviendrais obscur en visant l’authenticité, et
je m’exposerais au blâme que l’on inflige à ceux qui disputent jusqu’aux nomx de
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leurs propres régions 11.
Ce faisant, il abandonne l’authenticité, c’est-à-dire le respect de la tradition
fondée sur les auteurs dignes de foi, au profit d’une lecture et d’une compréhen-
sion plus aisées par son public ; mais, écartant toute recherche approfondie sur
l’Antiquité, il repousse par là même toute réalisation d’une véritable géographie
historique. Cette attitude de détachement critique face à la tradition ne suffisait
donc pas, à elle seule, pour mettre le passé à distance et faire de ses composantes
spatiales un objet autonome.
Le débat sur la différence essentielle entre la géographie ancienne et la
moderne et sur les effets déstabilisants de la mutatio nominum comme résultat des
transformations politiques atteint son point culminant au XIV e siècle. Dans le
Dittamondo de Fazio degli Uberti, composé sur le modèle de la Divine Comédie,
c’est un auteur antique qui guide le poète dans le voyage purement terrestre qu’il
restitue par son œuvre ; de façon significative, cet auteur n’est pas Virgile mais
l’auteur antique Solin, auteur d’un résumé qui puisait abondamment dans le De
chorographia de Pomponius Mela et l’Historia naturalis de Pline. Le motif
principal du Dittamondo étant la novità, effet du changement qui a affecté la sur-
face terrestre depuis que les auteurs authentiques l’ont décrite, Solin se présente
comme le garant d’un découpage ordonné du monde qui répond à l’inquiétude
fréquemment exprimée par le poète. Son rôle de guide est de réduire le hiatus entre

(11) GUIBERT DE NOGENT, Gesta Dei per Francos, ed. R. B. C. HUYGENS, Dei gesta per Francos
et cinq autres textes, Turnhout 1996, p. 82-83 : « Verbi gratia, Turcos cotidiano increpitamus strepitu,
Corozaniam quiddam novi nominis vocitamus, ubi, vocabulorum vetustas quoniam pene prorsus
oblitterata delituit, antiquitate omni, etiam si ad integrum patuisset, amota nichil nisi quod publice
cantitatur dicere libuit : si enim Parthos, ut aliqui sentiunt, non Turcos, Caucasum, non Corozaniam,
ponerem, quasi sectando autentica obscurus fierem meque illis, qui de propriis regionum nominibus
certant, carpendum exponerem ». Trad. fr. M.-C. GARAND : Geste de Dieu par les Francs. Histoire de
la première croisade, Turnhout 1998, p. 48 sq.
168 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

deux mondes temporels séparés en exposant les nouveautés de chaque région


et en les confrontant à l’image que lui-même a décrite en son temps dans ses
Collectanea rerum memorabilium, sous la domination romaine. Le récit du
voyage se résout donc en une juxtaposition de deux géographies : celle, romaine,
des origines et celle du XIV e siècle. Ainsi, à propos de l’Italie, l’apostrophe que le
poète adresse à Solin pourrait, en principe, donner lieu à un programme de
recherche :
E io a lui : « De’ termini suoi
e del giro e del mezzo e la lunghezza
udir vorrei, com’era ne’ di tuoi,
e chi la tenne in prima giovinezza
e s’altra novità a dir vi sai
ch’io non tocchi, e di ogni sua bellezza » 12.
Mais il n’est en aucune manière réalisé, et la réponse de Solin est éclairante sur
l’inexistence d’une véritable géographie historique : « Ed ello a me : “Tu m’hai
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parlato assai ; / ma, perché men ti noi la lunga via, dirò sí come giá la terminai” ».
Le désarroi résultant de la mutatio nominum, la difficulté d’y remédier pour
clarifier les origines et, tout simplement, pour lire les auteurs, continue à être un
lieu commun dans les écrits des humanistes : Pétrarque, Boccace, Domenico
Silvestri, Domenico Bandini, Coluccio Salutati et jusqu’à Leonardo Bruni et
Lorenzo Valla. Comme le montrent Guibert et Fazio degli Uberti, de telles plain-
tes ont une histoire séculaire. Lorsqu’elles arrivent à leur paroxysme, à partir de la
fin du XIII e siècle, la conscience particulièrement forte d’un hiatus ontologique
entre les temps antiques et le présent, malgré le recours à des sources autorisées
telles les listes de provinces utilisées par la curie pour l’administration de l’Église,
est en même temps une condition intellectuelle indispensable à l’apparition d’une
géographie historique. L’évolution elle-même, par les changements territoriaux
qu’elle avait provoqués, empêchant de continuer à voir le passé dans le présent,
devait pousser à le considérer comme un objet autonome.

II. LES DÉBUTS D’UNE PERCEPTION HISTORIQUE DE LA GÉOGRAPHIE

Mais, pas plus que pour Guibert de Nogent, la conscience des effets de
l’écoulement du temps ne suffisait pas à elle seule. Les historiens et les géogra-
phes (ce sont souvent les mêmes) n’interrogeaient pas pour lui-même l’espace
du passé. Ils continuaient à se référer à l’origine pour décrire le monde où
se déroulaient les activités contemporaines. Il fallait que les termes fussent
renversés, et partir du présent pour remonter dans le passé considéré en lui-même,

(12) FAZIO DEGLI UBERTI, Il Dittamondo, III, X, v. 85-90, ed. G. CORSI, t. I, Bari 1952, p. 213,
p. 214, v. 91-94. Sur la nature de la géographie de Fazio, P. GAUTIER DALCHÉ, « Remarques sur les
défauts supposés, et sur l’efficace certaine de l’image du monde au XIV e siècle », Perspectives
médiévales, 24 (1998), suppl. : La géographie au Moyen Âge. Espaces pensés, espaces vécus, espaces
rêvés, p. 43-56.
AUX ORIGINES DE LA GÉOGRAPHIE HISTORIQUE 169

comme un objet propre dégagé des conditionnements idéologiques de l’histoire


et de la géographie médiévales. Cela impliquait une véritable historicisation.
Les élaborations des débuts de l’humanisme sont les prodromes nécessaires
de l’apparition d’un objet et d’une méthode nouveaux, sans toutefois que les
nombreuses remarques identifiant des toponymes en vue de mieux comprendre
les historiens antiques aboutissent ipso facto à une reconstitution critique des
espaces du passé.
La nécessité de connaître quelque peu la géographie pour comprendre les
textes anciens fut ainsi nettement affirmée, tout au début du XIV e siècle, par
une figure importante de ce que l’on a appelé le pré-humanisme : le notaire
Riccobaldus de Ferrare, plusieurs fois exilé, notamment à Padoue où il rencontra
Albertino Mussato et Lovato Lovati et put, grâce à leur découverte, lire les 3 e
et 4 e Décades de Tite-Live. Après avoir composé une histoire universelle (le
Pomerium ecclesiae Ravennatis), il donna à sa ville natale une chronique, la
Chronica parva Ferrariensis. Dans l’une et l’autre, la place de la géographie est
soulignée en des termes généraux non encore dégagés des principes antérieurs.
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Pour Riccobaldus, la « regionum situum scientia » est utile à la compréhension de
l’histoire, mais la question fondamentale est toujours celle que se posaient les
historiens depuis Paul Diacre, à savoir l’exacte division originaire du monde en
provinces, et particulièrement de l’Italie en régions 13. Il lui arrive de donner le
nom moderne de certains lieux antiques et il tente de résoudre les contradictions
de ses sources à ce sujet. Mais, plutôt que la reconstitution argumentée de l’espace
de l’Antiquité, il s’agit, par l’exercice de la critique interne et par la comparaison
entre les sources contradictoires, de remonter au découpage originel de l’Italie,
qui est par là même véritable et authentique. Se demander en quelle province
romaine est située Ferrare n’est donc pas encore faire œuvre de géographie
historique : « Beaucoup hésitent sur la province italienne dans laquelle la cité de
Ferrare est située, mais il ne fait pas de doute qu’elle est en Vénétie, laquelle, au
témoignage de la plupart des auteurs, est contenue dans les limites suivantes 14
[…] ». Le but est de déterminer l’appartenance de Ferrare dans une sorte de
présent absolu, indépendamment de toute évolution, et la méthode revient à
chercher l’accord des autorités en réduisant leurs éventuelles contradictions et en
dégageant une interprétation probabiliste. Il n’est pas question d’une reconstitu-
tion critique dégageant, à partir de témoignages divers, une réalité concrète
et nécessairement changeante. Malgré l’attention aux phénomènes physiques
qui ont marqué le territoire, notamment les modifications de son réseau
hydrographique auxquelles il s’intéresse particulièrement, la géographie de
Riccobaldus reste une géographie des origines ayant pour fonction d’expliquer

(13) Dans le Pomerium, le chapitre géographique est un appendice constitué d’une reprise de la
description de l’orbis terrarum d’Orose (Historiae adversum paganos, I, 2) et d’une énumération des
provinces de l’Italie (antique) ; N. BOULOUX, Culture et savoirs géographiques en Italie au XIV e siècle,
Turnhout 2002 (Terrarum Orbis, 2), p. 117-118.
(14) RICCOBALDUS DE FERRARE, Chronica parva Ferrariensis, ed. G. ZANELLA, Ferrare 1983
(Deputazione provinciale Ferrarese di storia patria, Monumenti, 9), p. 112.
170 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

une fois pour toutes un état de choses en le situant dans un découpage primordial
qui en restitue l’essence.
L’une des dernières œuvres de Riccobaldus est toutefois, en elle-même, une
nouveauté : c’est en effet un traité de géographie autonome, le premier de son
genre depuis plusieurs siècles 15, ce qui s’explique d’abord par l’importance toute
particulière attachée par l’auteur à la géographie. Mais la façon dont ce De locis
orbis et insularum et marium en justifie l’étude est presque entièrement conforme
aux présupposés idéologiques de la géographie médiévale : « J’ai jugé, écrit-il
dans le prologue, qu’il valait la peine de composer des descriptions du monde,
des îles, de l’Océan et de ses parties afin d’aider à comprendre ceux qui lisent
les histoires, de révéler la sagesse du créateur et de charmer par un honnête plaisir
ceux qui, comme moi, sont curieux de ces choses » 16. Aider à comprendre
l’histoire, c’est toujours rechercher la vérité des origines tout en conjuguant
l’agréable et l’utile : ainsi dans le chapitre sur la « vera Liguria » identifiée à la
seule Marche de Gênes, ce qui en exclut la « Liguria ubi Mediolanum » 17. Mais
ce qui est neuf, c’est la méthode de recherche et d’exposé mise en œuvre dans
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l’ensemble des écrits de Riccobaldus. Il recourt presque exclusivement à des
sources antiques ou considérées comme aussi légitimes, telles les Étymologies
d’Isidore de Séville. L’accent mis sur les deux textes tardo-antiques que sont la
Cosmographie du Pseudo-Aethicus datant du VII e siècle et l’Itinéraire d’Antonin
préfigure leur succès au XV e siècle chez les humanistes 18. Ils jouiront pour
longtemps d’une autorité fondée sur leur nature et leur origine : l’initiative impé-
riale réelle ou supposée qui avait donné naissance à ces listes de toponymes
garantissait leur absolue valeur scientifique 19.
Quelques décennies plus tard, les œuvres de Boccace qui, en plusieurs
endroits, fait preuve d’une familiarité avec ces questions, ne paraissent pas offrir
une beaucoup plus grande nouveauté, même si son point de vue est différent de
celui de Riccobaldus. Le dictionnaire géographique qu’il composa entre 1355
et 1360 (De montibus, etc.), répond aux intérêts topographiques et géographiques
manifestés dans ses œuvres de jeunesse, le Filocolo et la Teseida, précisés en les
concentrant sous la forme du dictionnaire et de l’encyclopédie. Le but indiqué
dans le prologue comme dans la postface est de permettre de lire les auteurs
anciens, dans un projet analogue à celui des Genealogiae deorum gentilium, pour
aider à comprendre de quoi il est question dans leurs œuvres sans risque d’erreur,

(15) Précisément depuis le De mensura orbis terrae de Dicuil, composé sous le règne de Louis le
Pieux.
(16) RICCOBALDUS DE FERRARE, De locis orbis, ed. G. ZANELLA, Ferrare 1986 (Deputazione
provinciale Ferrarese di storia patria. Monumenti, 10), p. 35.
(17) Ibid., p. 121-123 ; voir le commentaire de BOULOUX, Culture et savoirs géographiques en
Italie au XIV e siècle, p. 124.
(18) Geographi Latini minores, ed. A. RIESE, Heilbronn 1878, p. 71-108 ; O. CUNTZ, Itineraria
Romana volumen prius. Itineraria Antonini Augusti et Burdigalense, Leipzig 1929.
(19) Sur la valeur de la Cosmographie, présentée comme résultat d’un recensement du monde
ordonné par l’empereur, cf. P. GAUTIER DALCHÉ, « Les “quatre sages” de Jules César et la “mesure du
monde” selon Julius Honorius, II : La tradition médiévale », Journal des Savants (1987), p. 184-209.
AUX ORIGINES DE LA GÉOGRAPHIE HISTORIQUE 171

en rangeant d’abord chaque toponyme dans la catégorie géographique qui lui


correspond :
Je me rappelle en vérité certains, et surtout ceux que leur désir fait entrer sans rien
savoir dans le champ des études de ce genre, qui sont tout particulièrement
empêchés de saisir le sens complet de ce qu’ils lisent quand ils tombent parfois sur
des noms de montagnes, de forêts, de sources, de fleuves, de lacs ou de marais ou
bien de mers, en les comprenant autrement qu’ils ne le devraient […] 20.
La préoccupation de Boccace relève plus de la grammaire et de la rhétorique
que de la géographie. Il n’est pas question pour lui de recréer et de décrire l’espace
de telle période de l’Antiquité où se déroulent les événements rapportés par les
poètes ou les historiens, mais de donner des renseignements qui permettent d’évi-
ter les confusions terminologiques. Ainsi, le fleuve Eleorus/Elorsi est mentionné
à deux reprises, chacune des deux entrées à l’orthographe variée provenant
d’une source différente ; le Pô reçoit deux notices, l’une sous l’entrée Eridanus,
de contenu exclusivement mythologique, l’autre sous le lemme Padus, plus
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nettement géographique ; quatre monts Olympe sont distingués, etc. 21. Certes,
les sources antiques sont utilisées, certaines récemment découvertes comme
Pomponius Mela et Tite-Live ; mais il y a dans cette accumulation disparate,
encore accentuée par la division en catégories d’êtres géographiques différents,
un écho des recueils de gloses médiévales fondés sur l’accumulation des données
par crainte de manquer un renseignement signifiant. On crédite souvent Boccace
d’avoir accueilli la notion de la fermeture de la mer Caspienne transmise
par un voyageur du XIII e siècle, au rebours de la tradition géographique qui la
pensait ouverte ; cette donnée empirique est en fait mise sur le même plan que la
notion opposée, sans que Boccace n’opère de choix critique entre les deux 22.
Le dictionnaire de Boccace est un instrument de travail littéraire, qui n’a pas
pour objet exclusif les éclaircissements que la géographie historique peut apporter
à la compréhension des événements. La mythologie, la littérature, en un mot
l’érudition dans toutes les variantes de l’encyclopédisme antique, y tiennent
une large place.
L’énorme complément apporté par le florentin Domenico Silvestri sur les
îles, objet que Boccace n’avait pas traité, ne fera pas modifier cette conclusion.

(20) BOCCACE, De Montibus, I, 2, ed. M. PASTORE SOCCHI, in Tutte le opere del Boccaccio,
vol. VII-VIII, Milan 1998, p. 1827 : « Memini quippe tales, et potissime qui tracti desiderio rudes
stadium intrant studiorum huiuscemodi, circa integrum lectionis sensum impediri plurimum dum non
nunquam montium, sylvarum, fontium, fluviorum, stagnorum, seu paludum vel maris occurrunt
vocabula, aliter scilicet intelligendo quam debeant […] ».
(21) Exemples développés par BOULOUX, Culture et savoirs géographiques en Italie au XIV e
siècle, p. 227-228.
(22) BOCCACE, Dizionario geografico. De montibus, silvis, fonibus, lacubus, fluminibus, stagnis
seu paludibus, et de nominibus maris, trad. N. LIBURNIO, Turin 1978, p. 190 sq. ; voir BOULOUX,
Culture et savoirs géographiques en Italie au XIV e siècle, p. 210-213 ; sur la géographie de
Boccace, cf. M. PASTORE-STOCCHI, Tradizione medievale e gusto umanistico nel « De montibus » del
Boccaccio, Padoue 1986 (Università di Padova, Pubbl. della Facoltà di lettere e filosofia, 39).
172 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

Comme le De montibus de Boccace, mais selon un plan beaucoup plus ample


fondé sur des sources plus nombreuses, son dictionnaire De insulis commencé
vers 1385 et poursuivi jusqu’au début du siècle suivant suit l’ordre alphabétique.
C’est encore un instrument de travail qui accompagne la lecture des poètes aussi
bien que des historiens. Il vise avant tout à clarifier les confusions issues de
localisations contradictoires, à éclairer les apories nées de la mutatio nominum, et
donc à recréer la vérité originelle – sans y parvenir toutefois : la juxtaposition due
à l’ordre alphabétique, le souci d’exhaustivité conduisent à mettre sur le même
plan îles, partie d’îles et presqu’îles et à accumuler les notices contradictoires sans
résoudre les problèmes nés de cet éparpillement 23.

III. HUMANISME ET RECHERCHES DE GÉOGRAPHIE ANCIENNE

Pétrarque avait pourtant déjà montré la voie d’une géographie historique


consciente de son objet, ce qui avait pour condition d’affronter un texte déterminé
pour essayer d’en comprendre le substrat spatial. Plusieurs changements de prin-
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cipe et de méthode apparaissent dans le chapitre troisième du De gestis Caesaris
(inséré dans ses Vies des hommes illustres). Pétrarque refuse tout d’abord d’entrer
dans le détail des divisions anciennes de la Gaule, matière obscure, comme il le
dit, où varient les cosmographes et les historiens – ce qui est, notons-le, l’exact
opposé de la méthode de Boccace. À partir d’un rejet de l’encyclopédisme à la
Vincent de Beauvais consistant à compiler tous les auteurs jugés authentiques, il
procède à une recherche rationnelle qui établit des vérités de fait indépendantes de
la tradition, ce que résume la formule : « nec tamen verba transcribere, sed res
ipsas » 24. L’objet est nettement circonscrit : définir le « Galliarum situs, ubi res
gestae erant » ; il se borne donc à la description d’un espace déterminé et histori-
quement situé : celui des res gestae gauloises. À l’inverse de ses prédécesseurs, il
refuse de s’intéresser aux subtilités des divisions anciennes et critique ceux qui
ont accru la confusion sur ce point, de telle sorte que leurs descriptions empêchent
le lecteur de connaître les choses mêmes. Il localise précisément des territoires par
le moyen des divisions naturelles : les Belgae occupent la rive droite du Rhin, les
Germains la rive gauche. La Gallia cisalpina n’est évidemment plus la Gallia
de son temps ; mais la nouveauté essentielle de ces développements est l’histori-
cisation de la mutatio nominum, qui opère de double façon. L’opposition citerior /
ulterior qui commande la vision de l’espace gaulois, loin d’être considérée
comme un donné dont il faudrait retrouver le détail précis et l’application exacte,
est explicitée par les circonstances historiques de sa formulation : elle découle
d’une vision romaine orientée par la conquête (« unde horum nominum auctores
fuisse illos, qui rerum potirentur »). Le cours de l’histoire, d’autre part, a nécessai-

(23) BOULOUX, Culture et savoirs géographiques en Italie au XIV e siècle, p. 230-231.


(24) Voir les analyses de R. FUBINI, « Il “De viris illustribus del Petrarca” e la critica all’enciclo-
pedismo storico nei suoi sviluppi in Biondo e in Valla », in ID., Storiografia dell’Umanesimo in Italia
da Leonardo Bruni ad Annio di Viterbo, Rome 2003, p. 39-51.
AUX ORIGINES DE LA GÉOGRAPHIE HISTORIQUE 173

rement modifié ou oblitéré les identités ethniques correspondant aux territoires


antiques, ce qui rend vaines les investigations sur les « vrais » découpages
originels. Nombre de peuples implantés dans des régions autrefois gauloises « in
Germaniae nomen transier<u>nt ». Ainsi, « Gallie Transalpine magnas partes sibi
Germania vindicavit, sicut totam Cisalpinam sibi vindicavit Italia ». Une telle
historicisation repose sur une conscience nette de la séparation du présent par
rapport à un passé qui n’est plus l’origine absolue des choses et des noms. C’est
pourquoi il n’est pas étonnant de voir Pétrarque affirmer l’utilité du recours à
l’expérience directe du terrain en vue de la reconstitution de l’espace du passé :
« La chose doit m’être d’autant plus facile que j’ai parcouru presque tous les bords
les plus éloignés de ces régions, tantôt dans mes temps de loisir et dans le seul désir
de voir et de connaître, tantôt pour mes affaires » 25. C’était la première fois que
l’« inspection du local » – c’est-à-dire la considération des conditions actuelles –
prônée par d’Anville était présentée comme la condition nécessaire d’une
géographie historique.
Il serait toutefois peut-être exagéré de voir dans le « noscendi studium » une
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rupture radicale par rapport aux remarques critiques de même nature formulées
par Guibert de Nogent. Certes, le recours à l’expérience personnelle, l’attention
apportée à l’espace contemporain comme moyen d’identifier sur le terrain les
découpages spatiaux du passé : voilà exprimés de façon simple les principes de
base d’une méthode différente des accumulations de données et de textes contra-
dictoires aboutissant aux confusions de ses prédécesseurs. Mais ni les disciples
directs ni les successeurs de Pétrarque ne développèrent immédiatement ce
modèle méthodique qui mit assez longtemps à s’installer, sans d’ailleurs, comme
nous le verrons, parvenir à s’imposer complètement au Quattrocento. Un texte
anonyme (de 1391 ou 1431, selon les manuscrits), intitulé De origine urbium
Italiae, attribué à tort à Riccobaldus de Ferrare ou à Leonardo Bruni – ce qui n’a
rien d’étonnant étant donné l’intérêt soutenu qu’il exprime pour la géographie –
développe une histoire mythique des régions et des villes italiennes dont le
premier peuplement est rapporté à une époque antérieure au déluge. Cette géo-
graphie est encore une fois justifiée par le lieu commun de la mutatio nominum :
pour comprendre les histoires des anciens, il convient d’être au fait des divisions
de l’Italie et des limites de ses régions 26. L’auteur énumère donc successivement
les divisions modernes, puis les anciennes, en établissant des équivalences
précises : l’antique Vénétie correspond, par exemple, à l’Istrie, au Frioul, à la

(25) PÉTRARQUE, De gestis Caesaris, c. 3, ed. L. RAZZOLINI, Petrarca, Le vite degli uomini illustri,
t. II, Bologne 1879, p. 24-28 : « […] que res eo michi facilior esse debet, quo regionum illarum
distantissimos fines fere omnes, nunc ex otio et solo videndi noscendique studio, nunc ex negotio,
circuivi ».
(26) Je cite d’après le ms. Aix-en-Provence, Bibl. Méjanes, 1452, f. 11v : « Quarum provintiarum
terminos scire necessarium est volentibus intelligere historias antiquorum propter crebras mutationes
factas et varias divisiones, de quibus cosmographia dat non plenam cognitionem » ; f. 15v : « Fuerunt
et alia nomina partium Italie et alie partes seu divisiones a predictis de quibus historiae provintiae
tradunt, quarum notitia maxime necessaria est volentibus historias intelligere ».
174 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

marche de Trévise et à une partie de la Lombardie 27. Mais une fois ce cadre établi,
c’est la quête des origines mythiques des espaces et des lieux qui est essentielle
pour un auteur certainement marqué par la culture humaniste, car il connaît
Pomponius Mela et Justin et déploie la liste des héros fondateurs de régions et
de cités dont les noms sont assortis d’étymologies fantaisistes. La Ligurie doit
son nom à Lygo, l’un des deux fils de Japhet ; l’Abrutium est ainsi appelé « a Bruto
quodam antiquo rege » 28. Même si telle remarque de détail signale une modi-
fication du contenu humain de telle ou telle région, c’est toujours la définition du
contenant originel défini par les limites de la province qui importe à un auteur
dont l’exposé géographique est déterminé par un rêve d’unification politique
de la « vallis aurea » (la Lombardie) sous un seul maître, dans ses frontières
« naturelles » de tout temps fixées. Significative sur ce point est la remarque à
propos de Marcellus qui, ayant permis le contrôle romain de la vallée du Pô grâce
à la prise et à la fortification de Milan et Plaisance, « Italie terminos instaurari
sicut a principio fuerat lege confirmauit » 29.
En même temps que se développait ce type d’analyse de l’espace soutenue par
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la vogue croissante des historiens et des géographes classiques et orientée par la
recherche des origines, le mouvement de retour à l’Antiquité et de recueil de ses
restes trouvait une application complète dans le voyage antiquaire. Les expé-
riences à peu près contemporaines de Cristoforo Buondelmonti et de Cyriaque
d’Ancône montrent à quel point pouvait aller la passion de l’antique, comme
véritable projet de vie et comme manifestation d’une attitude culturelle nouvelle.
Le florentin Buondelmonti fit partie du cercle de Niccolò Niccoli, dont les
contemporains célébrèrent les connaissances exceptionnelles en géographie
ancienne. Entre 1420 et 1430, il dédia au cardinal Giordano Orsini l’ouvrage
intitulé Liber insularum Archipelagi rassemblant les observations faites lors de
voyages continuels dans l’Égée. Chaque île fait l’objet d’une description textuelle
et d’une représentation cartographique 30. L’œuvre mêle les descriptions de la
géographie contemporaine, souvent attentives au peuplement et aux ressources
naturelles, les récits historiques et mythologiques et la mention des ruines
antiques, sans opérer de distinction méthodologique en vue de la reconstruction
d’une géographie historiquement datée. Voyez par exemple la présentation de
Corfou :

(27) Ibid., f. 15v : « Nam prima dicta est Venetia, comprehendit Hystriam, Forum Iulii, Marchiam
Trivisanam et Lombardie partem, quia ex uno latere habet Abduam vel Mentium ut alii dicunt,
ex altero Paduam, ex tertio mare Adriaticum, ex quarto montes ab Abdua vel Mentio usque in
Adriaticum post Hystriam, sed huius nomen hodie perditum est, et soli civitati Venetiarum convenit
[…] »).
(28) Ibid., f. 16v, 17v.
(29) Ibid., f. 30r.
(30) La situation éditoriale de l’œuvre de Cristoforo Buondelmonti est défectueuse.
Les manuscrits semblent attester l’existence de plusieurs versions, au texte souvent interpolé.
Il n’existe qu’une édition ancienne (CRISTOFORO BUONDELMONTI, Liber insularum Archipelagi,
ed. G. R. L. de SINNER, Leipzig-Berlin 1824).
AUX ORIGINES DE LA GÉOGRAPHIE HISTORIQUE 175

Depuis l’orient jusqu’à Corfou et au-delà, du côté de l’Ourse, s’étend une plaine
agréable et très peuplée, et on y voit la ville détruite qui fut autrefois Cercyra,
pleine de statues et de colonnes. De là, on voit le mont Phalarius, qui regarde la
forêt de Dodone sur la terre ferme, où, selon Ovide, se trouvait le très grand temple
de Dodone consacré à Jupiter, dans lequel deux colombes avaient coutume de
descendre du ciel et de s’installer dans de vieux chênes pour y donner réponse à
ceux qui les interrogeaient. L’une d’elles, à ce qu’on dit, finit par voler vers
Delphes, cité de Béotie, et elle y fit le célèbre oracle d’Apollon delphique ; l’autre
migra vers le temple de Jupiter en Afrique 31.
Les ruines sont le prétexte de réminiscences littéraires, sans que s’exerce sur
elles la moindre critique. Derrière l’éblouissement du voyageur, on sent l’attrait
pour la merveille, et il serait très exagéré de comprendre le succès du Liber, attesté
par un grand nombre de manuscrits, comme dû à autre chose qu’à l’association du
récit de voyage divertissant et de l’érudition classique. La contemplation délecta-
ble des restes tangibles du passé portait à l’accumulation du savoir, non à la mise
en œuvre d’une méthode.
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L’expérience de Cyriaque d’Ancône, tout en participant de la même
fascination pour l’antique, s’exprime de façon différente. Ptolémée redivivus
pour ses contemporains, mais formé dans un milieu commercial très différent de
celui des humanistes florentins, il parcourut le Levant, la Grèce, l’Asie mineure et
l’Égypte en recueillant des témoignages épigraphiques. Pour lui, comme pour
Buondelmonti, le point de départ est la considération admirative de la ruine
antique, dont Cyriaque garde et transmet le souvenir en en faisant le levé. Mais,
en cas de doute sur son identité précise, il utilise toutes les ressources possibles :
les notions des habitants, les textes anciens, mais aussi les cartes. Ce n’est pas là
une nouveauté : Pétrarque déjà, au siècle précédent, cherchait sur des cartae
vetustissimae la confirmation de ses intuitions sur l’emplacement de tel nom
mentionné dans les écrits des Anciens 32. Ce qui est plus significatif, c’est que
Cyriaque se livre à une confrontation de sources de nature différente. À l’occasion
d’un séjour en Asie mineure, il identifia les ruines imposantes d’une cité d’Éolide
qu’il nomma Chrysonea (c’était sans doute Kymè) grâce à l’examen conjoint de la
topographie locale, de la géographie de la région telle que la décrivait le De

(31) Ms. Florence, Biblioteca Nazionale centrale, Magl. XIII. 7, f. 7r (ed. de SINNER, p. 54) : « Ab
oriente vero usque Corfy et ultra ex parte trionis planities amena et multis habitata gentibus ampliatur.
Et in ea olim Cercira urbs deleta cernitur torniamentis columnisque ampliata. Phalarius mons altissi-
mus ab ea videtur qui Dodonam silvam in terra conspicit firma. In qua ait Ovidius templum fuisse
Dodoneum maximum Iovi sacrum. In quo duas de celo columbas descendere solitas et veteribus
insidere quercubus, et ex eis postulantibus responsa dare. Tandem ex eis, ut aiunt, altera transvolavit
in Delphos Boetie civitatem et ibi Apollinis Delphici clarum fecit oraculum. Altera ad Ammonis
Iovis templum in Affrica transmigravit ». Cf. aussi CRISTOFORO BUONDELMONTI, Liber insularum
Archipelagi. Transkription des Exemplars Universitäts- und Landesbibliothek Düsseldorf Ms. G 13.
Übersetzung und Kommentar, ed. K. BAYER, Wiesbaden 2007, p. 8.
(32) BOULOUX, Culture et savoirs géographiques en Italie au XIV e siècle, p. 195-200 ; EAD.,
« Encore quelques réflexions sur l’usage des cartes par Pétrarque », Quaderni d’Italia, 11 (2006),
p. 313-326.
176 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

chorographia du romain Pomponius Mela… et d’une carte marine contem-


poraine. Peu importe que le nom ait été corrompu dans le manuscrit de Mela qu’il
avait dans son bagage : à la place de « et urbs Leuca, extra Phocaea, Ioniae ultima »
restitué par la critique moderne, il lisait quelque chose comme « extraphoea
crisoniae ultima ». Or les cartes marines signalaient au même endroit, à côté de
Phocée, un lieu appelé Grixona 33. Peu importe en outre qu’il n’y ait eu aucun
rapport réel entre la documentation et l’identification erronée de Cyriaque : c’était
le donné antique lui-même qui suscitait interrogation et critique sur le terrain.
Cette attitude inscrite dans le mouvement itinéraire du découvreur ne
produisit pas une œuvre de cabinet ; mais les livrets manuscrits de Cyriaque,
remplis de dessins et de transcriptions épigraphiques, circulèrent très tôt après sa
mort (avant 1453) comme modèles de recherche antiquaire plutôt que d’investi-
gation critique 34. Le témoignage de Pietro Ranzano, rappelant les volumes
autographes de Cyriaque qu’il vit en compagnie d’Angelo Catone (entre 1469 et
1474) est éclairant sur ce point : les œuvres de ce « litterarum amator et cultor
optimus, omnisque antiquitatis diligentissimus perscrutator », qui avait voulu
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« voir de ses yeux et toucher de ses mains les choses étonnantes qu’il avait lues
dans les écrits des Anciens », faisaient les délices du second « non seulement à
cause de la connaissance de si nombreuses choses merveilleuses qui y étaient
écrites et peintes, mais aussi à cause de l’autorité supérieure de leur très célèbre
auteur » 35.
Un texte d’un tout autre genre permet de percevoir où en était parvenue, vers le
milieu du siècle, la conscience de la mutation des espaces entre Antiquité et temps
présent et, par conséquent, de mesurer la révolution opérée par l’Italia illustrata
de Biondo Flavio. Enea Silvio Piccolomini acheva en 1458 son De gestis sub
Frederico III, communément appelé De Europa. Le titre souligne l’originalité de
cette œuvre qui se présente comme la continuation d’une histoire entreprise dans
un cadre impérial, le Liber Augustalis (Romuleon) de Benvenuto d’Imola
(lui-même lecteur de Pétrarque) 36. L’histoire récente de l’Europe y est organisée
selon un découpage géographique par régions et par cités, ce qui répond à la
prédominance effective des intérêts nationaux sur l’esprit universaliste de
l’Empire. L’histoire est nettement distinguée de la géographie : « non est propositi

(33) G. RAGONE, « Umanesimo e “filologia geografica” : Ciriaco d’Ancona sulle orme di


Pomponio Mela », Geographia antiqua, 3-4 (1994-1995), p. 109-185 ; P. GAUTIER DALCHÉ, « La
“carta navigatoria” de Cyriaque d’Ancône », Geographia antiqua, 13 (2004), p. 87-93.
(34) E. BODNAR, « Ciriaco’s Cycladic diary », in G. PACI – S. SCONOCCHIA (ed.), Ciriaco
d’Ancona e la cultura antiquaria dell’Umanesimo, Atti del Convegno internazionale di studio,
Ancona, 6-9 febbraio 1992, Reggio Emilia 1998, p. 49.
(35) PIETRO RANZANO, Annales omnium temporum, t. III, 1, livre XIV, cité par B. FIGLIUOLO,
La cultura a Napoli nel secondo Quattrocento, Udine 1997, p. 407 ; voir R. CAPPELLETTO, « Ciriaco
d’Ancona nel ricordo di Pietro Ranzano », in Ciriaco d’Ancona e la cultura antiquaria
dell’Umanesimo, p. 71-80.
(36) Je me réfère dans ce qui suit à l’exemplaire monographie de N. CASELLA, « Pio II tra
geografia e storia : la Cosmographia », Archivio della società romana di storia patria, 95 (1972),
p. 35-112.
AUX ORIGINES DE LA GÉOGRAPHIE HISTORIQUE 177

nostri geographiam edere », et le lieu commun de la mutatio nominum, les contra-


dictions des textes, les modifications des souverainetés ne sont mentionnés que
comme des excuses adressées aux lecteurs susceptibles d’être étonnés par des
toponymes dont ils ne sont pas familiers 37. Enea Silvio ajoute une réflexion qui
fait un pas vers une historiographie consciente des déterminismes géographiques :
« Licet aliquando historia ipsa, quam scribimus, locorum aliquam significatio-
nem requirat » 38. Mais les sources utilisées par l’auteur sont avant tout antiques,
notamment la Géographie de Ptolémée ; et, surtout, les découpages de l’espace
restent pour lui un donné facilitant l’exposé géographique plutôt que l’occasion
d’une enquête. C’est pourquoi, dans la lignée de Strabon (2, 1, 30), il exprime
sa préférence pour les limites naturelles qui transcendent les changements rendant
difficile la description des régions. Ainsi dans le De Asia, à propos de la
Chersonèse pontique :
[…] la division la plus facile est celle qui tient compte soit des peuples, soit des
frontières naturelles représentées par les fleuves et les montagnes. En effet, les rois
ou les peuples qui se sont rendus maîtres des choses, soit ont étendu les limites
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des provinces selon leur désir et selon la grandeur de leur empire, soit les ont
restreintes ; cette situation, au plus haut degré contraire à la connaissance des
lieux, rend les auteurs non seulement obscurs, mais même contradictoires. Il faut
néanmoins essayer de ne pas ignorer les nouvelles situations, tout en connaissant
dans la mesure du possible celles qui ont été transmises par les Anciens 39.
Il s’agit, par exemple, de savoir si les Trajectenses, habitants d’Utrecht, sont
actuellement à assigner à la Hollande ou à la Frise. La question vient de l’histoire :
si, au temps d’Enea Silvio, ils n’appartiennent ni à l’une ni à l’autre, il n’en a
pas été de même dans le passé « ut sepe regionum terminos dominantium imperia
mutant ». Ce qui est certain, c’est que l’Église d’Utrecht dépend de l’Empire.
Mais la confusion est accrue par certains malhabiles qui affirment qu’Utrecht est
considérée comme une ville de la nation gauloise lorsqu’il s’agit d’élire son
évêque. L’auteur détruit cette opinion en revenant aux limites naturelles comme

(37) Ces plaintes se répètent. Outre le passage mentionné à la note suivante, voir à propos de
la Liburnia : « Querat fortasse aliquis ubinam Liburniam dimiserimus […] confusi sunt admodum
provinciarum fines nec expedire nova facile est, nedum quis vetustissima possit absolvere » (ENEA
SILVIO PICCOLOMINI, De Europa, XVII [61], ed. A. VAN HECK, Enee Silvii Piccolominei postea Pii PP.
II De Europa, Città del Vaticano 2001 [Studi e testi, 398], p. 94) ; à propos de la Saxe et de la question
de savoir qui, des Saxons ou des Thuringiens, l’ont occupée en premier, ibid., p. 127 : « Fatebor tamen
Saxonie limites aliquando minores fuisse, aliquando maiores. Nam sicut imperia, ita et provinciarum
limites ex tempore variantur ». Autres remarques du même type dans le De Asia (c. XX et XXIV, in ID.,
Opera, Bâle 1551, p. 296 E et 303 B).
(38) ID., De Europa, III (17), ed. VAN HECK, p. 58.
(39) ID., De Asia, c. XLII, ed. N. CASELLA, Asia, Bellinzone 2004, p. 101 : « […] facillima haec
partitio quae vel gentes respicit vel fluminum ac montium naturales terminos. Verum reges ac populi
qui rerum potiti sunt, pro suacuique libidine atque imperii magnitudine provinciarum limites aut
extenderunt aut cohartarunt, quae res locorum cognitioni maxime adversa scriptores non modo
osbcuros verum etiam inter se contrarios reddidit ; conandum tamen est ut quae a maioribus tradita
sunt cognoscentes quantum fieri potest nova etiam non ignoremus ».
178 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

fondement d’une identité originelle : « Comment peut-on donner à la Gaule


Utrecht qui est situé entre deux bras du Rhin, alors que ceux qui habitent de ce
côté-ci du Rhin, les habitants de Cologne et de Clèves, sont Germains ? [en quoi
l’on retrouve un écho de la démonstration de Pétrarque]. Par la situation, par les
mœurs, par la langue, Utrecht appartient au monde germanique » 40. Il y a là
l’identification dans le présent d’une réalité spatiale du passé et constatation d’un
état de fait, non une analyse de l’évolution de l’espace hollandais : un programme
d’étude à la rigueur, mais non pas encore sa réalisation, sinon confuse et partielle.
Lorsqu’il est confronté aux changements de localisation par l’emploi de
sources d’époques diverses qui se contredisent, il ne choisit pas. Dans le De Asia
(commencé en 1461), Ptolémée et Strabon sont utilisés de façon préférentielle
pour décrire la topographie ancienne de l’Asie, sans presque aucune référence aux
voyageurs médiévaux qui en ont précisé le détail. À propos des Arimphaei
toutefois, il relève que les témoignages ne coïncident pas : Niccolò de’ Conti et les
mappemondes les situent à un endroit différent de celui qui leur est attribué par les
textes antiques 41. Il conclut que ce peuple, qu’il assimile aux Scythes, a changé de
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séjour, ou que les cartes sont fausses. Mais il ne choisit pas, ce qui aurait pu donner
lieu à un exposé de géographie historique : un tel développement ne rentrait pas
dans les principes du pape humaniste. Le De Asia avait pour but non pas de traiter
objectivement de l’évolution d’un territoire, mais de justifier d’une part la
croisade en montrant la permanence depuis l’Antiquité de valeurs culturelles
négatives chez certains peuples, dont les Turcs assimilés aux Scythes, ainsi que la
possibilité d’alliances avec d’autres peuples non infectés par la barbarie septen-
trionale traditionnelle dans les sources classiques. Ainsi, l’Asie de Pie II est figée
dans un passé-présent qui interdit toute recherche critique portant sur l’espace. Le
projet politico-moral du pontife avait même pour effet le recours à la légende et au
merveilleux plutôt que l’investigation des caractéristiques propres de l’espace
antique 42.

IV. LA NOUVELLE HISTORIOGRAPHIE : BRUNI, VALLA, BIONDO FLAVIO

Au moment où Enea Silvio achevait son De Europa, la conscience mais aussi


l’expression du poids de l’histoire dans l’espace étaient effectives depuis
quelques années déjà. Commencées en 1415 et poursuivies durant toute sa vie,
les Historiae Florentini populi de Leonardo Bruni manifestaient une attitude

(40) ID., De Europa, XXXVI (120), ed. VAN HECK, p. 141 : « Nam quo pacto Traiectum Gallie
dabimus trans duo Rheni brachia situm, quando et qui cis Rhenum habitant, Colonienses
Cliuensesque, constat esse Germanos ? Traiectenses quippe situs, mos sermoque germanicus est ».
(41) ID., De Asia, c. 15, in ID., Opera, Bâle 1551, p. 291.
(42) Voir à ce sujet M. MESERVE, « From Samarcand to Scythia. Reinventions of Asia in
Renaissance geography and political thought », in Z. R. W. M. von MARTELS – A. J. VANDERJAGT
(ed.), Pius II, « el più expeditivo pontefice ». Selected Studies on Aeneas Silvius Piccolomini (1405-
1464), Leyde 2003, p. 13-39.
AUX ORIGINES DE LA GÉOGRAPHIE HISTORIQUE 179

systématiquement critique envers les légendes de fondation 43 – et en particulier


celle de Florence par César puis par Charlemagne – tout en exprimant un refus de
la théologie d’origine augustinienne qui associait, dans une visée providentielle,
la naissance de l’Empire et l’apparition du christianisme. Cela impliquait
l’abandon des schémas transmis par l’historiographie médiévale et la rupture de la
continuité que postulaient les chroniques universelles, au profit d’une conception
de l’Empire comme entité politique inscrite dans l’histoire et dans l’espace 44.
Quel que soit le sens profond de l’entreprise historiographique brunienne
– nouvelles méthodes de critique historique ou approche purement rhétorique
fondée sur l’imitation des classiques 45 –, et quelle que soit l’ampleur véritable de
la réception des Historiae, la sécularisation de l’histoire et la rationalisation des
méthodes de son écriture eut pour effet de poser l’Antiquité comme période digne
d’une étude propre dont tous les aspects requéraient par principe un traitement
critique.
L’opposition entre l’histoire moderne et l’ancienne, la mise à distance de
l’Antiquité sont des conditions nécessaires à l’apparition d’une rupture de même
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nature opérée entre la géographie ancienne et la contemporaine, analogue à
ce qui se produit au même moment dans la conception et l’interprétation des
ruines antiques 46. Deux humanistes de la génération suivante, Lorenzo Valla et
Biondo Flavio, développèrent dans deux directions différentes les innovations de
Leonardo Bruni. Sans s’y arrêter et sans expliciter les principes théoriques sous-
jacents à cette position, Valla avait déjà appliqué dans sa critique de la Donation
de Constantin (1440) une conception générique de l’histoire antique comme
champ autonome ayant ses caractéristiques propres et relevant de techniques
d’analyse appropriées. En particulier, l’espace politico-administratif d’une
époque donnée est pour lui irréductible aux généralités et nécessite un traitement
adapté. Son commentaire sur l’objet même de la donation (« […] et omnes Italie
sive occidentalium regionum provincias, loca, civitates […] tradimus ») souligne
le caractère abstrait de la « géographie » du faussaire :
Mais apparemment ce faussaire ignora quelles provinces se trouvaient sous
Constantin et celles qui ne s’y trouvaient pas, car à coup sûr toutes ne se trouvaient
pas sous lui […]. Tu nommes seulement les provinces occidentales : quelles sont
les limites de l’occident ? Où commencent-elles, où finissent-elles ? Les termes de
l’occident, de l’orient, du midi et du septentrion sont-ils établis avec autant de

(43) Avant Bruni, Benzo d’Alessandria († avant 1334), dans le livre de son Chronicon consacré
aux villes, avait choisi les auctores authentici de préférence aux fables de fondations et exprimé sa
perplexité devant les textes des « modernes » qui ne recouraient pas à des sources crédibles
(BOULOUX, Culture et savoirs géographiques en Italie au XIV e siècle, p. 209-210 ; M. PETOLETTI, Il
Chronicon di Benzo di Alessandria e i classici latini all’inizio del XIV secolo. Edizione crítica del
libro XXIV, Milan 2000, p. 114 sq.).
(44) R. FUBINI, « Note sugli “Historiarum Florentini populi libri XII” di Leonardo Bruni », in ID.,
Storiografia dell’Umanesimo, p. 93-130.
(45) G. IANZITI, « Bruni on writing history », Renaissance Quarterly, 51 (1998), p. 367-391.
(46) S. FORERO-MENDOZA, Le temps des ruines. L’éveil de la conscience historique à la
Renaissance, Seyssel 2002, p. 57-74.
180 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

certitude que le sont ceux de l’Asie, de l’Afrique, de l’Europe ? […] Mais il n’y a
pas lieu de s’étonner que celui qui abandonne une si grande partie des terres oublie
les noms des villes et des provinces et, comme accablé par la léthargie, ignore ce
dont il parle 47 !
Valla renvoie à des exemples historiquement situés de donation/répartition : le
partage de l’empire d’Alexandre, les régions soumises à Cyrus selon Xénophon,
les détails donnés par Homère sur les rois, les pays, les peuples et jusqu’au nombre
des soldats ; et le partage de la terre promise entre les tribus d’Israël. En d’autres
endroits, il discute les approximations géographiques du faux. À la présentation
de Constantinople comme un siège patriarcal, il rétorque qu’elle n’était pas
encore édifiée au moment de la supposée donation. Le transfert de l’Empire et
l’édification de Constantinople « in Byzantie provincie optimo loco » sont incom-
patibles avec la réalité historique d’ordre à la fois institutionnel et topographique :
« Quid quod Byzantiam vocat, quod erat oppidum nomine Byzantium, locus
haudquaquam capax tante urbis condende ? ». Et il montre qu’il n’y a pas de
correspondance entre les régions des quatre plagae mundi où auraient été concé-
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dées des possessions aux églises de Rome (en Judée, Grèce, Asie, Thrace, Afrique
et Italie) et la réalité soit géographique, soit historique :
Constantin a-t-il pu s’exprimer de la sorte ? En exposant les quatre parties du
monde, pourquoi aurait-il cité ces régions sans nommer les autres ? Pourquoi
aurait-il commencé son énumération par la Judée, qui était alors une partie de la
Syrie ? qui n’était même plus la Judée depuis la ruine de Jérusalem, depuis que les
Juifs avaient été dispersés, et presque anéantis… ? Où donc était alors la Judée ?
Elle ne portait déjà plus ce nom, qui aujourd’hui a fini par disparaître totalement 48.
C’est dans les Gesta Ferdinandi regis Aragonum écrits en 1445 que Valla
justifie en principe sa nouvelle manière d’écrire l’histoire. La nécessité d’accor-
der de nouveaux vocables aux choses nouvelles, ce qui vaut aussi bien pour les
techniques d’apparition récente que pour les noms géographiques, est la condition
d’une historiographie qui dépasse l’imitation des Anciens et puisse être réelle-
ment comprise. Le prologue décrivant la péninsule Ibérique, théâtre des Gesta,
reprend l’ancienne division en citerior et ulterior qui, depuis les Étymologies

(47) LORENZO VALLA, De falso credita et ementita Constantini donatione, IV, 61, ed. W. SETZ,
Lorenzo Vallas « De falso credita et ementita Constantini donatione », Weimar 1976 (MGH, Quellen
zur Geistesgeschichte des Mittelalters, 10), p. 130 : « Sed ignoravit videlicet hic falsator, que pro-
vincie sub Constantino erant, que non erant, nam certe cuncte sub eo non erant […]. Occidentales
tantum provincias nominas : qui sunt fines occidentis ? Ubi incipiunt, ubi desinunt ? Num ita certi
constitutique sunt termini occidentis et orientis meridieique et septentrionis ut sunt Asie, Africe,
Europe ? […] Sed non est mirum qui tantam orbis terrarum partem a se alienat, eundem urbium
provinciarum nomina preterire et quasi lethargo oppressum, quid loquatur, ignorare ».
(48) Ibid., IV, 43-47, p. 107-114 : « Siccine locutus esset Constantinus, cum quatuor orbis plagas
exequitur, ut has regiones nominaret, ceteras non nominaret ? Et a Iudea inciperet, que pars Syrie
numeratur et que amplius Iudea non erat eversa Ierosolima, fugatis et prope extinctis Iudeis […] ?
Ubi tandem erat Iudea, que nec Iudea amplius vocabatur, ut hodie videmus illud terre nomen
extinctum ? ».
AUX ORIGINES DE LA GÉOGRAPHIE HISTORIQUE 181

d’Isidore de Séville, était devenue une banalité de la description géographique.


Pour Valla, ces adjectifs portent en eux-mêmes leur origine : c’est le point de vue
du conquérant venu d’Italie qui les explique. Comme les noms des régions ont
changé, il convient de suivre la loquendi consuetudo, même lorsqu’elle a vaincu
l’auctoritas des textes et l’ancienneté des traditions. Les Anciens eux-mêmes
n’ont pas procédé autrement :
Les deux Espagnes, la Citérieure et l’Ultérieure avaient leurs propres régions, que
l’on distinguait par des limites et des noms précis, aujourd’hui presque tous
changés : en sorte que je trouve nécessaire, comme j’écris pour les hommes
présents et futurs, d’user non pas des termes antiques, mais de ceux qui sont usités
à notre époque et depuis longtemps déjà, si je veux être compris de tous les
lecteurs, tout comme je vois qu’ont fait aussi les Anciens eux-mêmes ; car ces
lieux, et tous les autres, ont été presque toujours appelés de noms qui n’ont cessé
de varier, et le vieux langage n’est rien autre chose que l’ancien usage de parler 49.
« Vetus sermo nihil aliud est quam vetus loquendi consuetudo » : la formule,
qui provient de l’Institution oratoire de Quintilien (1, 6, 43), transposée de la
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linguistique à la géographie, exprime au mieux la rupture opérée par Valla. À quoi
s’ajoute la critique des étymologies traditionnelles qui prétendaient rendre raison
de l’être des choses à partir de leur signification originelle. C’est donc à partir des
problèmes propres que l’histoire doit affronter pour être véritablement histoire,
selon Valla, que la géographie historique peut apparaître comme telle. On sait que
ses positions suscitèrent les critiques des humanistes de la cour aragonaise. À leur
pratique attachée à la reproduction des modèles classiques et à l’emploi des
termes anciens, Valla oppose une méthode qui permet l’étude scientifique du
passé dans toutes ses dimensions, y compris la spatiale : la mise à distance de la
réalité antique et des historiens qui l’ont décrite, l’exactitude terminologique
comme garante de la perception et de la compréhension rationnelle des docu-
ments laissés par le passé. Certes, la géographie historique n’est convoquée qu’en
passant, sans être traitée pour elle-même, à l’appui de démonstrations critiques
ayant des buts tout différents. Mais le souci de l’exactitude des faits et la recherche
de l’adéquation entre les choses et leurs dénominations sont des conditions
d’œuvres à venir, de plus grande ampleur.
Le programme contenu en germe dans les travaux de Bruni et développé de
façon méthodique par Valla, fut systématiquement réalisé dans l’Italia illustrata
de Biondo Flavio rédigée entre 1448 et 1453 sous l’influence de l’auteur des
Gesta. L’Italia illustrata a longtemps été considérée, à tort, comme une œuvre de

(49) LORENZO VALLA, Gesta Ferdinandi regis Aragonum, I, II, 1-3, ed. O. BESOMI, Padoue 1973
(Theatrum mundi, 10), p. 10-13 : « Quarum utraque suas regiones certis distinctas finibus ac vocabulis
habebat, que hodie omnia pene mutata sunt : ut necesse habeam, cum presentibus futurisque homini-
bus scribam, non priscis nominibus uti, sed nostro seculo et iam longa etate usitatis, si ab omnibus
legentibus intelligi velim, ut veteres quoque ipsos video factitasse ; nam et hec et cetera loca fere
diversis subinde vocibus appellata sunt, et vetus sermo nihil aliud est quam vetus loquendi
consuetudo ».
182 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

contenu antiquaire fondée sur une comparaison du présent avec l’Antiquité de


façon à faire ressortir les continuités 50. Ce n’est pas non plus une simple compi-
lation de « topographie sécularisée » qui aurait pour premier mérite de s’opposer à
une géographie « mytisch-sakrale » tenue pour caractéristique du Moyen Âge,
selon une simpliste interprétation récente 51. En réalité « tout y est nouveau »,
comme l’a admirablement montré Riccardo Fubini 52. La première nouveauté,
notamment par rapport à Enea Silvio dont le procédé est renversé, c’est qu’une
véritable géographie constitue le cadre dans lequel sont insérés personnages
illustres et faits dignes de mémoire de chaque région de l’Italie. La mutatio des
noms et des choses n’est plus un lieu commun indéfiniment répété, ni même un
motif empêchant de retrouver l’espace des origines : ce n’est qu’un obstacle au
travail de recensement et de mise en ordre qui est le propre de la géographie, en
même temps que l’indice de changements affectant les institutions :
Il est très difficile, compte tenu d’un si grand changement des choses et des
régions (tel que le voient ceux qui lisent attentivement l’histoire romaine) de
trouver une méthode pour diviser les régions, pour recenser de façon ordonnée les
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noms des cités, des villages, des montagnes et les fleuves 53.
Ces transformations sont vues comme des effets de l’histoire et appréciées en
fonction des documents disponibles. Biondo Flavio recourt par exemple à la liste
des provinces et des diocèses ecclésiastiques pour raisonner sur le nombre des
cités antiques : grâce à la lecture de Tite-Live et de Pline, on sait que dans le court
laps de temps qui les sépare un changement à grande échelle a eu lieu, malgré
l’état florissant de l’Italie ; par conséquent, dans les 600 ans écoulés jusqu’à nos

(50) L. Gambi s’élève à juste titre contre ces interprétations dans son article, « Per una rilettura di
Biondo e Alberti geografi », in P. ROSSI (ed.), Rinascimento nelle corti padane. Società e cultura, Bari
1977, p. 259-275. B. Nogara avait déjà signalé que l’Italia illustrata a jeté les bases de la géographie
historique de la Péninsule (Scritti inediti e rari di Biondo Flavio, Rome 1927, p. CXXVII).
(51) O. CLAVUOT, Biondos « Italia Illustrata » – Summa oder Neuschöpfung ? Über die
Arbeitsmethoden eines Humanisten, Tubingue 1990 (Bibliothek der deutschen Instituts in Rom, 69),
passim, notamment p. 84. L’auteur note en particulier que Biondo a pour « précurseur » la Chronica
parva Ferrariensis de Riccobaldus de Ferrare qui décrit exactement le delta du Pô (p. 76) ; on aimerait
donc savoir en quoi ce texte médiéval exprime une géographie « mytisch-sakrale ». Une telle aporie,
parmi d’autres, montre que les oppositions générales du genre « géographie médiévale » (mythisch-
sakrale) / « géographie humaniste » (rationnelle et empirique) oblitèrent la complexité des contrastes
et des mélanges idéologiques que des enquêtes fouillées et sans a priori rendent visibles dans les
productions intellectuelles d’une même époque.
(52) R. FUBINI, « La geografia storica dell’“Italia illustrata” di Biondo Flavio e le tradizioni
dell’etnografia », in ID., Storiografia dell’umanesimo in Italia da Leonardo Bruni ad Annio di
Viterbo, p. 53-76 ; ID., « L’idea di Italia fra Quattro e Cinquecento : politica, geografia storica, miti
delle origini », Geographia antiqua, 7 (1998), p. 61-62.
(53) BIONDO FLAVIO, Italia illustrata, I, 5, ed. J. A. WHITE, Italy illuminated, t. I, Cambridge
(Mass.)-Londres 2005, p. 12 : « Est vero perdifficile in tanta mutatione rerum regionumque (quantam
vident factam qui Romanas historias attente legunt) modum adinvenire dividendis regionibus,
recensendisque ordine civitatum, oppidorum, montium, fluminumque vocabulis ».
AUX ORIGINES DE LA GÉOGRAPHIE HISTORIQUE 183

jours, le changement doit être bien plus important si l’on tient le compte des cités à
partir du Provincial de la curie, qui n’en énumère plus que 274 54.
Pour mieux apprécier cette révolution influencée, au rebours de ce qu’on a
parfois affirmé, par le nominalisme radical de Laurent Valla, il n’est que de
comparer un passage de l’Italia illustrata à sa source directe. Pour la première
région d’Italie, la Ligurie, il utilisa une description qu’il demanda à Giacomo
Bracelli, futur chancelier de Gênes († 1466 environ), que nous avons par ailleurs
conservée avec sa lettre d’envoi à Biondo 55. Celui-ci l’a notablement modifiée.
Pour nous borner à l’essentiel : il n’a pas conservé les limites antiques de la
province, préférant, comme il dit, « nostris temporibus accomodare » la division
de l’Italie, alors que Bracelli souhaitait toujours, ce faisant, éclairer les obscurités
de l’histoire de façon à retrouver un donné primordial 56 ; il détruit les preuves
données par Bracelli sur l’antiquité de Gênes ainsi que les fables sur son fondateur
Janus en se livrant à une critique approfondie des documents 57 ; il tient compte de
la géographie physique, expliquant l’absence de colonies romaines en Ligurie par
la stérilité de la région, et la fondation de Gênes, après la seconde guerre punique,
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par le site et la situation de sa baie favorable aux activités portuaires et permettant
un accès facile vers le Milanais 58 ; il conjecture l’importance passée du port de
Luna, malgré le peu qu’en disent les textes 59.
L’Italia illustrata, ayant pour objet l’Italie contemporaine, ne fait référence à
l’antique que pour souligner les modifications positives qui ont abouti à la civili-
sation moderne 60. Le but de l’œuvre ne relève donc pas, à proprement parler de
la géographie historique. Il n’en reste pas moins que Biondo Flavio est le premier
à traiter la géographie de l’Antiquité comme un donné séparé du présent,

(54) Ibid., I, 5 et 7, p. 14 et p. 17.


(55) G. ANDREANI, « Giacomo Bracelli nella storia della geografia », Atti della Società Ligure di
storia patria, 52 (1924), p. 127-248.
(56) On comparera : « Neque enim quempiam seculi nostri quantumcumque doctissimum virum
satis idoneum putavi, qui vetustissimas illas orbis divisiones iam prorsus abolitas vel (ut ita dixerim)
sepultas, ita possuit eruere, ut ex illa vetustatis caligine in lucem proferat quinam fuerint Liguriae
constituti fines tunc cum Apuanus et Massilienses inter Ligures annumerabantur » (GIACOMO
BRACELLI, Descriptio orae Ligusticae, ed. G. ANDREANI, p. 233) et « Sed haec remotiora omittentes,
satis fore tenemus, si divisionem Italiae, quae Romana re publica florente fuit, nostris temporibus
accomodare poterimus » (BIONDO FLAVIO, Italia illustrata, I, 11, ed. WHITE, p. 20).
(57) Ibid., I, 24, p. 30 : « Non enim satis probamus, quam de Phaëtonte et eius socio Genuo
Bracellius noster non improbat, fabulam, nullius certioris scriptoris auctoritati nixam ; et insulse fictas
de Iano ineptias improbamus ». Suit la discussion critique (ibid., I, 25, p. 30-32).
(58) Ibid., I, 25, p. 32 : « Et tamen multitudinem considerans coloniarum, quas Romani per omnia
paene Italiae loca deduxerunt, mirari soleo nec Genuam nec alium quempiam in Ligustinis locum
pro colonia captum fuisse, quod a situs sterilitate, quam milites horruerint, crediderim processisse » ;
ibid., I, 26, p. 32 : « Maxime opportuna fuisse videtur Genua, loci natura tunc etiam portuosa, ex qua
commodus in Mediolanenses Papiensesque, sicut nunc est, transitus etiam tunc erat ».
(59) Ibid., I, 36, p. 40 : « Rivum quem Maiorem appellant inde transgressos, vetustae olim et
nobilissimae urbis Lunae portus excipit, a scriptoribus quidem, sed minus quam deceat, celebratus.
Quantum autem ex paucis quae exstant de eo scriptis conicere potuimus, maximi quaestu
commercium in ipso portu fuit ».
(60) FUBINI, « La geografia storica dell’“Italia illustrate” di Biondo Flavio », p. 62.
184 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

innovation qui est en résonance avec sa conception de l’histoire et avec sa mise à


distance de l’Antiquité telle qu’elle s’exprime dans la structure même de ses
Historiarum ab inclinatione Romani imperii decades et dans l’égale dignité
accordée à l’histoire « moderne » 61. Une autre caractéristique de la méthode est
l’emploi de cartes, habitude qu’il partage avec Cristoforo Buondelmonti et
Cyriaque d’Ancône ; ce qui est propre à Biondo, c’est le recours systématique à cet
outil pour décrire l’espace contemporain : il en tire de très nombreux toponymes,
et même conjecture à partir d’elles l’identification d’une cité disparue 62.
Les contemporains furent sensibles au caractère révolutionnaire de l’œuvre.
Mais l’exemple de Biondo, loin d’être largement suivi, fut au contraire abondam-
ment critiqué. La géographie historique entendue comme méthode critique
mettait en danger les fictions élaborées par les cités et les États italiens pour se
donner, grâce aux mythes de fondation, le lustre d’une antiquité prestigieuse 63.
L’exemple qui suit est d’autant plus significatif qu’il émane du milieu même où
apparaît, au même moment, un texte ayant pour seul objet la géographie
historique d’une région, le lexique césarien de Raimondo Marliano. Un familier
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des Piccolomini, Agostino Patrizi, qui fut en contact avec Pie II puis secrétaire
du cardinal Francesco Todeschi Piccolomini, le futur Pie III, composa en 1488 un
De antiquitate civitatis Senarum adressé sous forme de lettre au cardinal. Il
répondait, entre autres, à l’auteur de l’Italia illustrata qui avait amoindri la dignité
de la cité toscane en la plaçant parmi les fondations récentes et expliqué sa
création par un accident mineur, la fusion de six pieve ôtées aux diocèses voisins à
l’époque de Jean XVIII. La démonstration d’Agostino Patrizi, bien qu’elle fût
fausse, était marquée au coin de la meilleure méthode critique : pour prouver que
Sienne était une colonie romaine, il s’appuyait sur une monnaie et sur un passage
de Pline – il est vrai compris à contresens.

V. LE LEXIQUE DE RAIMONDO MARLIANO :


PREMIER TÉMOIN D’UNE DISCIPLINE NOUVELLE

Il y a un courant révisionniste de l’histoire siennoise autour des Piccolomini,


comme le montrent encore d’autres textes 64. Il est donc à première vue surprenant

(61) R. Fubini a insisté sur l’importance de cette notion de coupure dans l’historiographie et dans
la géographie historique de Biondo (« L’idea di Italia fra Quattro e Cinquecento », p. 63).
(62) Ainsi en Ligurie (BIONDO FLAVIO, Italia illustrata, I, 37, ed. WHITE, p. 42) : « In sinuque
Lunensis sive Veneris portus intimo Spedia est, novum oppidum ab annis sexaginta muro
circumdatum, secus quod, inspecta Italiae descriptione ac pictura a maioribus facta, Tigulliam fuisse
coniector ». Sur l’usage des cartes en général, CLAVUOT, Biondos « Italia Illustrata », p. 141 sq.
(63) FUBINI, « L’idea di Italia fra Quattro e Cinquecento », p. 69 sq., avec une assimilation entre
les réactions localistes à l’historiographie blondienne et les résistances à l’affirmation des pouvoirs
étatiques centralisateurs ; ID., « La geografia storica dell’“Italia illustrata” di Biondo Flavio e le
tradizioni dell’etnografia », p. 29 sq.
(64) P. GILLI, Au miroir de l’humanisme. Les représentations de la France dans la culture
savante italienne à la fin du Moyen Âge, Rome 1997, p. 406-410 (p. 409, n. 56, p. 410, n. 61) ;
cf. BIONDO FLAVIO, Italia illustrata, II, 42, ed. WHITE, p. 86.
AUX ORIGINES DE LA GÉOGRAPHIE HISTORIQUE 185

d’y trouver l’origine du premier véritable traité de géographie historique


entendue comme science auxiliaire de l’histoire. Car si l’Italia illustrata est bien,
par la méthode, le premier exemple de l’histoire consciemment considérée sub
specie geographica, elle ne vise pas à aider l’intelligence d’une histoire précise,
comme celui dont il va être question. Par une lettre que le cardinal adressa en
décembre 1470 à Johannes Tröster, son ancien maître allemand qui avait été l’ami
d’Enea Silvio, nous apprenons que, troublé par la mutatio nominum affectant les
noms de lieux qu’on lit dans les Commentaires de César et la Germania de Tacite,
il avait coutume, en compagnie d’un certain Raymundus Marlianus, de conférer
les noms anciens et modernes. En 1469, il avait chargé ce personnage, italien
d’origine mais vivant en Gaule, de rédiger un lexique des noms de lieux. La lettre
à Johannes Tröster était accompagnée de ce lexique. Tout en reconnaissant sa
valeur pour la Gaule, elle formulait des critiques sur les conclusions de Marliano à
propos de diverses régions italiennes 65. Le cardinal Piccolomini utilisa pour cela
la Géographie de Ptolémée, Denys d’Halicarnasse sans doute dans la traduction
de Lapus Biragus achevée vers 1455 et la description de l’Italie par Polybe, à
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partir de la traduction de Niccolò Perotti achevée en 1454 plutôt que de la
réécriture de Leonardo Bruni (1421) limitée aux livres I et II de l’historien.
On sait peu de choses sur ce Raimondo Marliano. Né à Milan, docteur in
utroque à Pavie, il fut appelé par Philippe le Bon pour enseigner le droit canon à
l’université de Dôle puis à Louvain. Il conseilla ce dernier et Charles le
Téméraire ; il fut aussi conseiller de légats pontificaux, notamment de Bessarion
en 1472. Après la mort de sa femme, il fut chanoine à Besançon et à Liège,
procurateur de l’Église de Liège à la curie. Il mourut en 1475 à Louvain 66. Au-

(65) L’ensemble, lettre et lexique, se trouve dans le même manuscrit (ms. Munich, Bayerische
Staatsbibliothek, clm 5333, f. 84-118) ; voir J. SCHLECHT, « Pius III und die deustche Nation », in
Festchrift Georg von Hertling zum siebzigsten Geburtstage am 31. Aug. 1913 dargebracht von der
Görres-Gesellschaft, Kempten-Munich 1913, p. 309, avec édition partielle de la lettre déparée par des
erreurs ; une édition complète semble avoir paru dans un opuscule de même titre daté de 1914 que je
n’ai pu consulter. L’épisode est mentionné par K. VOIGT, Italienische Berichte aus dem spätmittel-
alterlichen Deutschland. Von Francesco Petrarca zu Andrea de’ Franceschi (1333-1492), Stuttgart
1973 (Kieler Historischen Studien, 17), p. 134, n. 242 ; A. A. STRNAD, « Francesco Todeschini-
Piccolomini, Politik und Mäzenatentum im Quattrocento », Romische historische Mitteilungen, 8-9
(1964/65-1965/66), p. 339 ; D. MERSTENS, « Die Instrumentalisierung der “Germania” des Tacitus
durch die deutschen Humanisten », in H. BECK (ed.), Zur Geschichte der Gleichung germanisch-
deutsch : Sprache und Namen, Geschichte und Institutionen, Berlin 2004, p. 62. Sur Johannes Tröster
et, en particulier, ses intérêts géographiques : P. LEHMANN, « Dr. Johannes Tröster, ein humanistich
gesinnter Wohltäter bayerischer Büchersammlungen », in ID., Erforschung des Mittelalters, t. IV,
Stuttgart 1961, p. 336-352. De façon significative, le De Europa d’Aeneas Sylvius précède le lexique
dans le ms. Munich, Bayerische Staatsbibliothek, clm 5333.
(66) J.-N. PAQUOT, Mémoires pour servir à l’histoire littéraire des dix-sept provinces des Pays-
Bas, de la principauté de Liège et de quelques contrées voisines, t. 8, Louvain 1766, p. 428-432 ;
R. WALSH, « The coming of humanism to the Low Countries. Some Italian influence at the court of
Charles the Bold », Humanistica Lovanensia, 25 (1976), p. 164 et p. 167 ; J. BARTIER, « Quelques
réflexions à propos d’un mémoire de Raymond de Marliano et de la fiscalité à l’époque de Charles le
Téméraire », Bijdragen en medelingen betreffende de geschiedenis der Nederlanden, 95 (1980),
p. 349-362.
186 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

delà des plaintes habituelles sur la mutatio nominum, le travail demandé était
conçu comme une aide à la compréhension du texte antique : « […] libellum
edidit, in quo nomina fere omnia Galliarum et Germanie <que> in commentariis
continentur novis vocabulis apertis describitque plane, ubi quisque locus et
queque regio sit et a quibus populis nunc incolatur » 67. La nouveauté de l’entre-
prise réside dans ses caractères généraux et dans l’application de la méthode 68. Le
lexique vise selon un double mouvement à comprendre l’espace où se sont
déroulées les campagnes de César. L’investigation part du texte pour chercher les
correspondances spatiales dans la géographie contemporaine, puis y revient afin
d’en expliciter la structure ancienne, comme le montre, parmi bien d’autres,
l’article consacré aux Allobroges :
Les Allobroges étaient des peuples de ce côté-ci du Rhône jusqu’aux bords du lac
Léman, en dehors des Belges, des Celtes et des Aquitains. Ils habitaient la place de
Genève où des foires se tinrent régulièrement de notre temps, en Savoie et dans les
lieux voisins. Ils étaient aussi voisins des Voconces proches des Centiones qui
sont maintenant les Tarentaisiens. Au-delà du Rhône, ils avaient des villages
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et des possessions aux alentours de la région aujourd’hui appelée Bresse qui se
rapporte au duc de Savoie, baignée par le fleuve de l’Ain de ce côté-ci de la Saône.
Juvénal en parle dans sa première satire de même que Salluste dans son histoire de
Catilina, et il en est question dans la lettre de Plancus, dans les lettres familières de
Cicéron qui commence ainsi : « Jamais, par Hercule ». Car les Allobroges qui
habitaient de côté-ci du Rhône étaient voisins de la Province de Gaule des
Romains, et c’est pourquoi, après s’être affrontés aux Romains peu auparavant, ils
étaient depuis peu pacifiés. Il est par conséquent évident que le Dauphiné était
alors du côté de la Province de Gaule appartenant aux Romains, puisqu’elle était
voisine des Allobroges et que c’était de même une partie des Allobroges, où se
trouvait Vienne cité métropole selon Strabon 69.

(67) SCHLECHT, « Pius III und die deustche Nation », p. 309.


(68) L’opuscule a été imprimé avec les œuvres de César en 1477 par A. ZAROTTO, à Milan (HAIN-
COPINGER 4215*) sous le titre Index commentariorum G. Iulii Caesaris et earum rerum quae ad
cognitionem urbium et fluminum et locorum vir clarissimus et eruditissimus Raymundus Marlianus
invenit atque edidit ; A. GANDA, I primordi della tipografia milanese : Antonio Zarotto da Parma,
1471-1507, Florence 1984.
(69) Ed. Milan 1477, p. [294] : « Allobroges erant populi citra Rhodanum fluvium et ad eius
Alemanni lacus ripas extra Belgas, Celtas et Aquitanos Gebennam oppidum ubi sollemnes nundinae
nostra aetate fuerunt in Sabbaudia locaque finitima incolentes, qui etiam fuere finitimi Vocuntiis
populis propinquis Centionibus nunc Tarentasiis, ac trans Rhodanum vicos et possessiones habebant
circa regionem quae hodie Brixia dicitur, duci Sabbaudiae spectantem, quam fluvius Indis irrigat citra
Ararim flumen. Hos memorat Iuvenalis, satyra prima, et Salustius in Catilinae historia, referunturque
in epistola Planci inter familiares Tullii quae incipit “Nunquam, me Hercule”. Allobroges enim qui cis
Rhodanum habitabant finitimi erant Galliae Provinciae Romanorum, propter quod cum Romanis
paulo ante bello contenderant ac nuper pacati erant. Inde constat Delphinatum fuisse tunc ex parte
Galliae provinciae quae Romanorum erat, cum esset finitima Allobrogibus, fuisse item partem
Allobrogum, inter quos fuit Vienna civitas metropolis secundum Strabonem ». – « Centiones » est une
corruption du Ceutrones césarien (1, 10, 5) ; la lettre de Plancus citée est dans Ad familiares 10, 23 ;
Strabon mentionne Vienne en 4, 1, 11.
AUX ORIGINES DE LA GÉOGRAPHIE HISTORIQUE 187

La recherche des correspondances dans le présent entraîne parfois des exposés


assez détaillés sur des réalités spatiales contemporaines, comme c’est le cas de la
forêt d’Ardenne. Un second caractère est l’attention portée à des espaces qui,
parce qu’ils sont de nature différente, ne se superposent pas (« cospatialité » selon
la terminologie hypersavante des géographes actuels) : l’espace ecclésiastique
des métropoles et des diocèses et celui des dominations laïques, ce qui aboutit
parfois à de véritables emboîtages. Cavillonum est identifié à Chalon-sur-Saône :
« nunc autem est civitas episcopalis in provincia Lugdunensis ducatu Burgundiae
et Francorum sita » ; les Menapii sont situés en correspondance avec le duché de
Juliers : « nunc Iuliacensis ducatus est Coloniensis diocesis, angustior satis ut
videtur ac subductior quam pridem Menapiorum fines essent ».
Outre la connaissance directe qu’a l’auteur des régions de la Gaule
septentrionale, l’éventail des sources textuelles est très large et ne se borne pas aux
auteurs antiques. Il nomme les géographes Pomponius Mela et Strabon, l’Iti-
néraire d’Antonin ainsi que plusieurs historiens et poètes antiques, mais son pro-
gramme comporte aussi l’emploi de sources de nature administrative comme le
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Provincial de la curie, les listes de maisons appartenant aux ordres religieux, les
actes des conciles 70. À partir de cet ensemble complexe et d’allure fort moderne,
sa méthode d’enquête est de nature double. Il situe les topo- et ethnonymes dans
les grands ensembles régionaux césariens, puis les uns par rapport aux autres
selon la logique topographique et géographique qui découle du texte lui-même.
Les indices extérieurs au texte sont d’autre part la forme du toponyme qui peut
être ou non conservée, la nature et l’emplacement du peuplement qui peut avoir
été modifié ou déplacé, les restes monumentaux d’origine romaine enfin :
Les Antuates sont des peuples de ce côté-ci du Rhône, à l’extérieur des Belges, des
Celtes et des Aquitains, voisins des Allobroges et proches de la place de Genève et
de la province de Gaule des Romains. Il reste aujourd’hui un village de ce nom
ainsi qu’un prieuré relevant du diocèse de Genève, entre Genève et le Dauphiné.
Pourtant, selon la description de César, les Antuates étaient plutôt situés entre les
Allobroges et le village des Véragres, dont le nom est diocèse de Saint-Maurice
de Sion 71.
De nombreuses affirmations sont présentées comme conjecturales. L’auteur,
conscient des incertitudes de la méthode toponymique par ressemblance et de

(70) Ed. Milan 1477, p. [329] : « Clarius autem haec scrutari volentibus non inutile erit videre
Provinciale camerae apostolicae ac quoruncumque ordinum etiam mendicantium et gesta concilio-
rum legendasque et cronicas diversarum regionum et sanctorum, ac itinerarium Antonini Pii
conscriptum ad instar eius quod aedidit Iulius Caesar, cui iter nomen fuit, ut in vita eius Suetonius
refert ».
(71) Ibid., p. [296] « Antuates populi citra Rhodanum extra Belgas, Celtas et Aquitanos finitimi
Allobrogibus et Gebennae oppido ac Galliae provinciae Romanorum proximi. Huius nominis adhuc
extat vicus et prioratus quidam inter Gebennam et Delphinatum, qui est Gebennensis diocesis.
Videntur tamen secundum Caesaris descriptionem Antuates magis fuisse inter Allobroges et vicum
Veragrorum, cui Sanctus Mauritius Sedunensis diocesis nomen est ».
188 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

l’insuffisance des éléments topographiques du texte césarien, discute les opinions


opposées et aboutit dans certains cas à des apories 72.

VI. CONCLUSION

Tous les traits du lexique de Raimondo Marliano permettent de parler, pour la


première fois, de géographie historique comme aide à la compréhension de
l’histoire, non plus seulement d’un point de vue purement épistémologique, avec
la conscience de la superposition des espaces comme chez Biondo, mais encore
dans le sens technique d’une géographie du passé reconstruite concrètement pour
faciliter la lecture d’un texte précis. D’autres travaux de même nature furent peut-
être entrepris vers les mêmes temps. En 1474, un célèbre cartographe actif à
Florence, Nicolaus Germanus, chargea le père de Machiavel, Bernardo, de relever
tous les noms de villes, de fleuves et de montagnes dans les Histoires de Tite-
Live 73 ; mais nous ne savons pas si cette entreprise était destinée à la production
d’un lexique de géographie historique. Une réussite comme celle de Marliano ne
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fut pas immédiatement suivie de travaux d’égale qualité, bien que le lexique
devînt standard dans les éditions des Commentaires. La recherche des origines
continua à occuper nombre de savants dans la lignée d’Annio de Viterbe, dont
le succès ne se démentit pas au XVI e siècle 74. Les Historiae Ferrarienses de
Pellegrino Prisciani proposent ainsi, à la charnière des XV e et XVI e siècles, une
géographie attachée à retrouver les origines d’un territoire, appuyée sur des docu-
ments d’archive, mais consciemment opposée à l’exemple de Biondo et parta-
geant les principes généraux d’Annio de Viterbe 75. Dans ce contexte contra-
dictoire, une étude de la diffusion et de la réception du lexique césarien serait fort
souhaitable.
Pour que la géographie historique fût définie comme une discipline, il fallut
d’abord que son objet eût été construit : l’évocation d’un état passé du découpage
de l’espace, en vue de lire ou d’écrire l’histoire. Pour cela, la mutatio nominum
devait cesser d’être motif de plainte, source de difficultés dans la lecture des
poètes ou des historiens et obstacle dans la restauration d’un donné originel, pour
devenir un problème à résoudre à partir de l’état présent du découpage de
l’espace. La rupture épistémologique opérée en histoire par Biondo en fut la
condition. Il fallut en second lieu qu’à partir de plusieurs décennies de discussions
sur les textes des historiens et des géographes antiques, une méthode fût élaborée,

(72) Voir par exemple les articles Aduatici et Nemetes (ibid., p. [293] et [314]).
(73) L. BÖNINGER, Die deutsche Einwanderung nach Florenz im späteren Mittelalter, Leyde-
Boston 2006, p. 337.
(74) R. FUBINI, « Annio di Viterbo nella tradizione erudita toscana », in ID., Storiografia
dell’Umanesimo, p. 336-342.
(75) M. DONATTINI, « Confini contesi : Pellegrino Prisciani a Venezia (marzo 1485-gennaio
1486) », in ID. (ed.), L’Italia dell’inquisitore. Storia e geografia dell’Italia del Cinquecento
nella « Descrittione » di Leandro Alberti, Atti del convegno internazionale di studi (Bologna,
27-29 maggio 2004), Bologne 2007, p. 187-217 (p. 209-214).
AUX ORIGINES DE LA GÉOGRAPHIE HISTORIQUE 189

utilisant de façon critique toutes les données disponibles : toponymie,


archéologie, géographes anciens, cartes anciennes et modernes, associées à
l’« inspection du local ».

APPENDICE

Lettre de Francesco Todeschi Piccolomini à Johannes Tröster (a. 1470)


(ms. Munich, Bayerische Staatsbibliothek, clm 5333, f. 115v-117r)
Raymundus de Margliano vir plane doctus et qui, quamvis Italus, in Gallia
tamen iam consenuit, cum superiori anno causas Leodiensis capituli hic Rome
ageret, crebro ad nos veniebat sepeque de rebus Gallicis atque Germanicis inter
nos erat sermo. Et cum res nostri temporis priscis illis conferemus haberemusque
in manibus Cesaris commentarios aut Cornelii Taciti de Germanis descriptionem,
ipsorum locorum nostro tempore mutata nomina me admodum confundebantur,
quare cum optaremus aliquem invenere qui prisca illa nomina istis novis recte
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interpretaretur, Raymundus unus nobis visus est ydoneus qui hanc provinciam
susciperet, tum propter doctrinam que in eo non parva est et historie cognitionem,
tum eciam quod maiorem partem etatis sue in peragrandis Galliis consumpsisset.
His igitur hortatu nostro libellum edidit, in quo nomina fere omnia Galliarum et
Germanie <que> in Commentariis continentur novis vocabulis aperit describit-
que plane ubi quisque locus et queque regio sit et a quibus populis nunc incolatur.
Libellum hunc, si recte meminimus, promisimus ad te transmittere cum proxima
estate Senis nobiscum esses, quem in presencia per eum ipsum ad te mittimus, qui
has litteras reddet, sed quoniam ut Gallica et Germanica loca que nobis minus nota
sunt recte interpretata credimus, ita in plerisque Italie que in fine operis breviter
attigit erratum putamus, et ne tu quoque erres, hiis nostris exercitationibus gratia
annotabimus.
Ait primum, cum e Galliis atque Germania discedit, eam Lombardie partem
que circa Vercellas est, olim Galliam Transpadanam, demum Liguriam appella-
tam esse. Nos autem in Pollibio et Dionysio Alicarnaseo legimus Italie campos
qui hodie Lombardie nomine nuncupantur Tirrenos olim possedisse 76. Ea regio
inter Appenninum et Adriaticum forma pene triangulari usque ad urbem Senam
extenditur. Trianguli apicem Alpium Apenninique coniunctio acuit non longe a
mari Serdoo supra Massiliam. Latus quod septentrionem spectat Alpibus subi-
citur, quod vero meridiem Appennino ; basim autem trianguli efficit Adriatici
maris litus a Sena urbe usque ad ipsius maris intimum sinum 77. Ambitus tocius ore
teste Polybio decem milibus stadiis continetur. Padus fluuius in radicibus Alpium
ortus ubi trianguli apicem fecimus, in meridiem primo per medios campos
interfluens, demum in orientem uersus pluribus hostiis prorumpit in Adriaticum.

(76) POLYBE, Histoires, 2, 17, 1.


(77) Ibid., 2, 14, 7-12 ; 2, 16, 6-7.
190 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

Galli igitur camporum feracitate allecti, pulsis inde bello Tyrrenis, regionem
occuparunt, inde Gallia dicta. Inter Padum autem et Alpes, que Transpadana
Gallia dicitur, habitarunt Insubres ingens natio, Cenomanni non longe a ripa
fluminis et postremi circa Adriaticum sinum Veneti, antiquum e Panflagonia
genus, lingua tantum a Gallis differentes. Ptholomeus Salasios Taurinos et alia
quedam populorum nomina addit, in Lobicis Vercellas memorat que hodie extant,
in Insubribus Novariam, Mediolanum, Comum et Ticinum, in Taurinis Derto-
nam, in Cenomannis Pergamum, Brixiam, Cremonam, Veronam, Mantuam,
Tridentum, in Venetis Vincentiam, Oppitergium et Altinum ubi non sunt Venetie
et plures alias vetustis atque obsoletis nominibus 78. Inter Padum vero et Appenni-
num Polibius habitare ait Annanes primum, tum Boios, demum Trigones,
postremo Senones, Gallorum omnium qui in Italia erant prestantissimos 79.
Senonum urbes a Ptholomeo nominantur Sena Gallica, Fanum Fortune, Pisaurum
et Ariminum, Boiorum Ravenna et Rubiconis Padique hostia, et preterea Togata
Gallia citra Padum que continet Placenciam, Brixellum, Parmam, Reguem (sic),
Mutinam, Bononiam, Forum Cornelii, Cesonam, Fauentiam et alias plerasque 80.
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Patet igitur Transpadanam Galliam non Ligures habitasse, sed Laos, Lebicos,
Insubres, Cenomannos, Venetos et alios quos supra diximus populos 81. Ligures
autem sub ipsis montibus Tirreni maris oram que Ligustica dicitur tenent a Nicea
Massiliensium usque ad Macre fluminis hostia ; horum metropolis Genua est.
Florentiam preterea Ferentinorum urbem fuisse non crediderim. Nam
Ferentini in Latio sunt quorum urbs adhuc extat. Florenciam potius ex ruinis
Fiesolarum conditam et a fluenti Arno Fluentiam primo, demum mutatis litteris
Florenciam dictam 82.
Cannarum locum notissima Romanorum clade infamem et Furcas Caudinas
hodie Cannusium appellari ait. Nos ex Liuio et aliis auctoribus didicimus tria hec
esse loca Cannarum. Vicus in Apulia est circa quem Hannibal et Romani castra
habentes pugnarunt, et Romani quidem maxima victi pugna qui cladi superfuere,
pars Venusium cum Varrone consule, pars Cannusium confugere 83. Non idem est
igitur Canne et Canusium. Furce autem Caudine et vallis Caudina ubi Romani
ante ea tempora consulibus T. Venturio et S. Postumo a Samnietibus obsessi, sub
iugum turpiter missi sunt, non in Apulia sed in Sanno esse probantur. Consules
enim, ut ait Livius, cum ex captivis licet falso intellexissent Sannitium legiones
Luceriam in Apulia obsidere, ex Sannio sociis opem laturi, per Caudinam vallem
in Apuliam pergentes obsessi fuere 84.
Apulos item dicit Marsos appellatos. Apuli non Marsi sed Dauni a Dauno rege
socero Diomedis eciam Iapiges a priscis dicti sunt. Et Appuli quidem ultra

(78) PTOLÉMÉE, Géographie, 3, 1, 30-35.


(79) POLYBE, Histoires, 2, 17, 7.
(80) PTOLÉMÉE, Géographie, 3, 1, 22-24, 46.
(81) POLYBE, Histoires, 2, 17, 4-5.
(82) LEONARDO BRUNI, Historiae Florentini populi, 1, 2-3.
(83) TITE-LIVE, Histoire de Rome depuis sa fondation, 22, 49.
(84) Ibid., 22, 14
AUX ORIGINES DE LA GÉOGRAPHIE HISTORIQUE 191

Appenninum ad septentrionem, Marsi uero non procul ab Vrbe circa Latinos


Sabinos Equiculos, et lacus adhuc Marsicus dicitur quem Fucinum maiores
dixere 85.
Ausonia non complectitur Neapolitanum regnum, ut ait. Ipsa Neapolis in
Campania est et regnum ex Campanis, Sannitibus, Apulis, Alubris, Brutiis 86 et
omni ea regione que quondam Magna Graecia dicebatur continetur. Ausonia
autem Oenotria, postea ab Oenotro Archade dicta 87, demum Tyrreniam a Tirrenis
appellata est.
Epidaurus unde Esculapius non Ragusium dicitur, sed in Grecia est. Hunc
Ptholomeus in Saronico sinu prope Troezenam in Peloponesso ponit non longe ab
isthmo, idem Pomponius Mella de Esculapii templo, et Strabo Epidaureis Eginam
insulam que in Saronico sinu est opponit 88. Erroris huius causam Epidamnum
esse putamus a vicinitate, qui tamen non Ragusium, sed Dyracium eciam a priscis.
Lyris fluuius hode Gariglianus dicitur, non prope Beneventum, sed sub
verticibus Appennini ortus per Marsos et Vestinos decurrens a Minturnis et
Gaieta in Tyrrenum exoneratur. Calor autem et Sabatinus fluvii Beneventum
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circumfluunt.
Habes igitur quid de hoc libello senciamus, quem quidem, etsi non in omnibus
probemus, magnam tamen lucem allaturum non dubitamus historie studiosis,
presertim qui regiones illas aliquando peragraverunt.
Vale. Die secunda decembris millesimo quadringentesimo septuagesimo.

(85) Cf. PTOLÉMÉE, Géographie, 3, 1, 16 ; cf. PLINE, 1, 224.


(86) Cf. POLYBE, Histoires, 10, 1, 2.
(87) Cf. DENYS D’HALICARNASSE, Antiquités romaines, 1, 11, 3-4 ; 13, 1.
(88) PTOLÉMÉE, Géographie, 3, 16, 12 ; POMPONIUS MELA, De chorographia, 2, 49-50 ;
STRABON, 8, 6, 4.

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