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Pierre Thibaud
© Centre Sèvres | Téléchargé le 21/01/2022 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 195.83.48.99)
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https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2018-1-page-143.htm
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P i E R R E T H i BaU d *
aix-Marseille Université
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Les commentateurs de Peirce ont souvent souligné l’importance dans sa
philosophie de certains couples de termes contradictoires, en particulier des
couples déterminé/indéterminé, actuel/non-actuel, affirmation/négation
mais rares sont ceux ayant étudié les efforts déployés par Peirce pour en
explorer ce qu’il appelle les « états intermédiaires ou naissants » dans Issues
of Pragmaticism (5.450) 2. C’est ainsi qu’il y écrit :
il est à remarquer qu’il y a des cas où nous pouvons avoir une idée apparem-
ment définie d’une frontière entre l’affirmation et la négation. ainsi, un point
sur une surface peut être situé dans une région de cette surface, ou en dehors,
ou sur sa limite. Ceci nous donne une conception indirecte et vague d’un état
intermédiaire entre affirmation et négation en général, et, par conséquent,
d’un état intermédiaire, ou naissant, entre détermination et indétermination.
* Une première version de cet article est une conférence donnée le 12 mai 2014 au Collège
de France (Paris) dans le cadre du Colloque C. S. Peirce : Logic and Metaphysics, organisé par
Claudine Tiercelin (Chaire de Métaphysique et Philosophie de la Connaissance) à l’occasion du
centenaire de la mort de Peirce.
1. NEM renverra à The New Elements of Mathematics, C. Eisele éd., 1976, 4 vol. ; Ms à
l’édition microfilmée des manuscrits de Peirce, dans la numérotation de Robin ; OE à l’édition
française des œuvres de Peirce : Charles Sanders PEiRCE, Œuvres, sous la direction de Claudine
Tiercelin et Pierre Thibaud, éditions du Cerf, 3 volumes parus à ce jour ; RLC à la traduction
française par C. Chauviré, P. Thibaud et C. Tiercelin de The Reasoning and the Logic of
Things, K. Ketner, éd., 1992 ; PPM à Pragmatism as a Principle and Method of Right
Reasoning: The 1903 Harvard Lectures on Pragmatism, P. Turrisi, éd., 1997 ; EP à The
Essential Peirce, t. 1-2, N. Houser et C. Kloesel éds, 1992-1998 ; enfin la notation décimale n.m
(resp. vol. et paragraphe) aux Collected Papers of C. S. Peirce, Hartshorne, Weiss et Burks éd.,
1931-1958, 8 vol.
2. Les seules études en profondeur que nous connaissions sur ce thème sont celles de R.
Lane (1997, 1999), centrées sur le couple affirmation/négation.
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1 — LES éTaTS iNTERMédiaiRES OU NaiSSaNTS COMME éTaTS LiMiTES
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concept vague apparaît comme un concept régulateur entre deux concepts
régulateurs et que le qualifier en disant qu’il renvoie à un état « naissant »,
c’est mettre d’abord l’accent sur l’inépuisabilité même du processus de
détermination induit par le concept vague : ce dernier, sur le chemin vers la
détermination, est fondamentalement dans un état d’« incipience, de crois-
sance » (1.615), pour reprendre une expression que Peirce applique à la rai-
son et, en ce sens, comme cette dernière, n’est jamais pleinement réalisé dans
ses incarnations 4.
dans le texte d’Issues of Pragmaticism cité plus haut, Peirce illustre la
dialectique infinie du déterminé et de l’indéterminé au travers de deux oppo-
sitions, celle existant entre général et indéfini 5 d’une part, entre actuel et
non-actuel d’autre part.
La première oppose général et indéfini. Ces deux concepts « antithé-
tiques » (5.505) apparaissent comme deux figures radicalement distinctes de
l’indéterminé. La première, exprimée par l’idée de généralité, renvoie à une
notion de latitude d’interprétation laissée à l’interprète :
Un signe... est objectivement général dans la mesure où il étend à l’interprète
le privilège de poursuivre sa détermination. Exemple : ‘L’homme est mortel’.
4. On notera que c’est parce que le réel est vague que le langage doit l’être et, en ce sens,
c’est grâce au vague du langage que le vague du réel peut être capté et donc que le réel peut être
approché.
5. On utilisera le terme « indéfini » (souvent employé par Peirce) à la place du terme
« vague » (également employé par lui) pour ne pas le confondre avec la notion de vague intro-
duite plus haut à propos de l’exemple de « chauve ». Ce qui signifie que « vague » renverra à la
notion de cas d’application indéterminée et « indéfini » à la notion de forme particulière d’in-
détermination de l’objet d’une proposition.
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Pragmatiquement différents, général et indéfini, analysés sur le plan
d’une logique des prédicats, renvoient respectivement aux quantificateurs
universel et existentiel. En écrivant qu’il « doit exister » (5.450) – car Peirce
n’a pu développer son intuition – non seulement un état intermédiaire ou
naissant entre les deux mais une infinité de tels états, Peirce semble préfigu-
rer ici les recherches les plus actuelles portant sur l’existence de quantifica-
teurs non-standards. Mais dans un sens radicalement différent des
recherches d’un Mostowski. Car si le travail de ce dernier consiste simple-
ment à étendre la logique des prédicats du premier ordre par l’introduction
de nouveaux quantificateurs (Mostowski 1957 ; cf. également Fuhrken 1964,
Vaught 1964 et Keisler 1970), la problématique de Peirce est tout autre. il
s’agit de penser jusqu’au bout, non pas l’extension d’une logique donnée,
mais l’émergence d’une infinité de logiques nouvelles : entre deux logiques
opposées (prenons comme exemple commode la logique classique et la
logique intuitionniste), il doit exister, semble dire Peirce, une infinité de
logiques intermédiaires caractérisées chacune par un statut particulier donné
aux quantificateurs et c’est cet éclatement que nous invite à penser la notion
même d’état naissant appliquée au domaine de la quantification. Ce à quoi
nous sommes conviés ici, c’est sans doute à une sorte de modélisation quan-
tificationnelle de la logique, préfigurant en ce sens la ligne ouverte par les
recherches récentes de Gila Sher (1991).
La seconde opposition illustrant la dialectique déterminé/indéterminé
est celle renvoyant, dans le cadre d’une philosophie du temps, à la distinc-
tion actuel/non-actuel. Comprendre l’idée peircienne de présent comme
« état naissant de l’actuel » (5.462) suppose que le problème de la relation
entre actuel et non-actuel ne se ramène pas à l’opposition présent/futur mais
Vers une philosophie de la limite 147
qu’au niveau même du présent se joue une relation entre actuel et non-actuel
(possible) 6. Ce qui signifie que le présent possède deux dimensions, l’une
d’actualité, l’autre de non-actualité. Si l’on se souvient que, du point de vue
d’une théorie des catégories, l’actualité est pour Peirce une question de
secondéité et la non-actualité une double question à la fois de possibilité
négative (priméité comme pur may-be) et de possibilité positive (tiercéité
comme would be) 7, alors il s’agit de penser comment, dans le présent, opè-
rent les trois catégories. L’image la plus suggestive donnée par Peirce est sans
doute celle du tableau noir sur lequel est tracée une ligne à la craie. Le
tableau est considéré par Peirce comme continuité rendant tout ce qui est
sur lui continu. La ligne tracée sur le tableau est une discontinuité qui pré-
sente en même temps un aspect de continuité :
il y a un certain élément de continuité dans cette ligne. d’où vient cette conti-
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nuité ? Elle n’est rien d’autre que la continuité originelle du tableau noir qui
fait que tout sur lui est continu (6.203).
Sans doute pourrait-on dire que le tableau originel, perçu comme passé,
contient l’ensemble infini des possibilités négatives de la priméité comme
pur hasard ; le tracé de la ligne, comme secondéité, l’actualisation présente
de l’une des possibilités négatives du tableau ; la continuité de la ligne,
comme tiercéité, contenant tout le futur possible (would be) de cette ligne.
ainsi le présent – qui est « moitié passé et moitié à venir » (6.126) – est-il au
croisement de l’actuel comme secondéité et du non-actuel comme priméité
et tiercéité. Le présent comme actuel est riche d’un continuum inépuisable
de possibilités, non-actuelles quoique réelles, qui font que passé et futur
sont, dans une certaine mesure, dans le présent même, rendant ce dernier
en partie indéterminé. En ce sens on voit que le présent apparaît comme un
véritable état intermédiaire ou naissant entre actuel et non-actuel. On devine
ici l’arrière plan anti-atomiste et donc anti-Whiteheadien 8 d’une telle posi-
tion (Rosenthal 1996) dont on peut suivre les riches et subtiles variations
chez James 9 et Mead 10.
Mais tous les couples d’opposés étudiés jusqu’ici comme donnant nais-
sance à une multiplicité d’états intermédiaires ou naissants – naissance ici
envisagée comme mise en branle d’un processus inépuisable – sont sous-ten-
dus par une opposition plus fondamentale qui nous introduit au cœur même
d’une philosophie de la vérité.
Nous voulons parler de l’opposition affirmation/négation notée dans le
texte de 1905 cité au début et dont l’importance est soulignée en 1909 :
Je déclare que dans tout domaine de la pensée quel qu’il soit il y a un terrain
intermédiaire entre l’assertion positive et la négation positive, qui est tout
aussi réel que ces dernières (NEM 3 : 851, 26 fev. 1909).
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affirmation et négation – frontière où Peirce voit un aspect essentiel de la
notion d’état naissant –, il prend, on l’a vu, l’exemple mathématique d’un
point sur une surface pouvant être ou bien « situé dans une région de cette
surface, ou en dehors, ou sur sa limite » (5.450). il faudra attendre 1909 pour
qu’apparaisse à nouveau cette notion de limite, mais cette fois dans le
contexte d’une recherche sur des opérateurs de logique trivalente :
La Logique triadique est cette logique qui, quoique ne rejetant pas entière-
ment le Principe du Tiers Exclu, reconnaît néanmoins que toute proposition,
S est P, est ou bien vraie ou bien fausse ou bien S a un mode d’être inférieur
tel qu’il ne peut être ni de façon déterminée P, ni de façon déterminée non-P,
mais est à la limite entre P et non-P (Ms 339, 23 fév. 1909).
2.1. La recherche d’un état limite situé entre le général et l’indéfini, c’est-
à-dire entre l’universel et l’existentiel, entraîne des conséquences impor-
tantes quant au statut et au fonctionnement des principes de contradiction
(PC) et de tiers exclu (PTE). En effet on se souvient que pour Peirce :
Vers une philosophie de la limite 149
une chose quelconque est générale dans la mesure où le principe du tiers exclu
ne s’y applique pas (5.448, 1905 ; cf. Ms 530, p. 15, vers 1903).
On voit ici que Peirce faisait une analyse non standard du PTE 11 dans la
mesure où celui-ci se présente sous la forme d’une négation interne (portant
sur des prédicats) et non externe (portant sur une proposition entière),
comme le confirme un autre passage :
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Par le principe du... tiers exclu on signifie toujours le principe que deux pré-
dicats mutuellement contradictoires ne sont pas tous les deux faux de tout
sujet individuel (Ms 611, p. 13, 1908).
Ce qui signifie que PTE pourrait s’exprimer ainsi : pour tout couple de pré-
dicats contradictoires « P » et « non-P » et pour tout sujet individuel (non
général) S, ou bien « S est P » ou bien « S est non-P » est vrai.
d’un autre côté :
une chose quelconque... est vague (indéfinie) dans la mesure où le principe
de contradiction ne s’y applique pas (5.448, 1905 ; cf. Ms 530, p. 14, vers 1903).
On retrouve ici la même analyse non standard du PC, qui pourrait ainsi
s’exprimer : pour tout couple de prédicats contradictoires « P » et « non-P »
et pour tout sujet défini « S », « S est P » et « S est non-P » ne sont pas simul-
tanément vrais. On voit donc que, dans la mesure où le général se caracté-
rise par la non-applicabilité du PTE et l’indéfini par la non-applicabilité du
PC, un état limite entre le général et l’indéfini sera caractérisé par l’applica-
bilité des principes de contradiction et de tiers exclu. Mais cette applicabi-
lité va entraîner à son tour deux conséquences.
11. analyse d’ailleurs envisagée à titre de simple possibilité (mais non retenue) par Russell
1905, p. 98.
150 Pierre Thibaud
Ce qui signifie que les propositions L – qui sont des propositions auxquelles
PC et PTE s’appliquent – ne peuvent être des propositions modales et sont
donc des propositions exprimant une actualité (Lane 1999).
2.3. La seconde conséquence de l’applicabilité de PTE et PC aux propo-
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sitions L concerne les sujets de telles propositions. Puisque les propositions
L ne sont ni indéfinies (puisque PC s’applique aux propositions L mais non
aux propositions indéfinies), ni générales (puisque PTE s’applique aux pro-
positions L mais non aux propositions générales), les sujets des propositions
L doivent être à la fois définis et individuels, c’est-à-dire singuliers :
Une proposition universelle est non-individuelle... par rapport à son sujet. Une
proposition particulière est indéfinie... par rapport à son sujet. Une proposi-
tion singulière est à la fois définie et individuelle par rapport à son sujet (Ms
515, p. 21, sans date).
12. « Le principe de contradiction ne s’applique pas aux possibilités » (Ms 137, 1904).
Vers une philosophie de la limite 151
Contradiction est faux de ‘Un homme’, mais quand il est dit de cet homme
qui est grand qu’il n’est pas grand, ceci est dit de l’homme existant, qui n’est
pas indéfini, mais est au contraire un certain homme et aucun autre » (Ms 641,
p. 24 2/3-3/4, 3-18 novembre 1909).
Peirce soutient ici que PC ne peut être faux des indéfinis que s’il doit
s’appliquer à eux ; c’est-à-dire dire quelque chose d’eux. Un principe qui ne
dit rien sur x ne peut être faux (ou vrai) par rapport à x. Et puisque PC ne
dit rien des indéfinis, il ne peut être faux (ou vrai) par rapport à eux. donc
si PC est faux par rapport à une proposition, et donc s’applique à elle, alors
la proposition n’est pas indéfinie, c’est-à-dire qu’elle possède un sujet défini
(Ms 515, p. 20-21, sans date). ainsi, dire que PC est faux par rapport à « Un
homme est grand », c’est nier que le sujet de la proposition soit indéfini, c’est
donc prendre « Un homme » comme se référant à un individu défini. il s’en-
suit que si PC est faux par rapport à la proposition « Un homme est grand »,
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alors le même homme est à la fois grand et non-grand et « Un homme est
grand » est à la fois vrai et faux.
dans la même ligne de pensée, on dira que PTE ne peut être faux (ou
vrai) par rapport à une proposition que s’il en dit quelque chose. Comme
PTE porte sur des propositions à sujet individuel, il ne peut être faux par
rapport à des propositions générales. donc si PTE est faux par rapport à « S
est P », alors le même sujet individuel n’est ni P ni non-P et « S est P » n’est
ni vrai ni faux. Car, comme l’écrit Peirce :
dire que toute proposition est ou vraie ou fausse est dire que, quel que soit le
prédicat X d’une proposition, son sujet est ou X ou non-X. Mais c’est le
Principe du Tiers Exclu... et le principe du tiers exclu définit simplement l’in-
dividualité (PPM, p. 175, 1903 ; cf. Ms 515, p. 21, sans date et 6.168, vers
1903).
Et c’est dans ce contexte qu’il faut lire ce que Peirce dit des propositions L,
à savoir, on l’a vu, que :
S a un mode d’être inférieur tel qu’il ne peut être ni de façon déterminée P,
ni de façon déterminée non-P, mais est à la limite entre P et non-P (Ms 339,
23 fév. 1909).
Peirce pensait que la logique avait besoin d’être amendée pour tenir compte
des propositions auxquelles PTE s’applique mais par rapport aux-quelles
il est faux 13. Mais quelles pouvaient être les motivations philosophiques
13. On notera ici que Peirce ne va pas jusqu’à dire que PTE est faux mais simplement non
« tout à fait faux » (NEM iii : 851, 26 fév. 1909) ou encore qu’il n’est pas « entièrement » rejeté
(Ms 339, 23 fév. 1909), ce qui signifie qu’il désirait simplement l’affaiblir (Lane 1999).
152 Pierre Thibaud
d’un tel amendement ? L’examen des exemples donnés par Peirce de pro-
positions L, en nous orientant clairement vers une philosophie du continu,
va nous permettre de mieux comprendre le sens des recherches nouvelles
de 1909.
Nous avons vu plus haut que les objets des propositions L sont des indi-
vidus définis. Comme exemple de tels objets, Peirce citait en 5.450 celui du
point situé sur une surface, ou en dehors, ou sur sa limite. Exemple qu’il
précise en 1909, au travers de la tache d’encre, dans le texte cité plus haut
consacré à la logique trivalente :
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ainsi, une tache est faite sur la feuille. alors tout point de la feuille est non-
noirci ou noirci. Mais il y a des points sur la ligne frontière, et ces points ne
sont pas susceptibles d’être non noircis ou d’être noircis, étant donné que ces
prédicats se réfèrent à la surface autour de S et une ligne n’a aucune surface
autour de n’importe lequel de ses points (Ms 339, p. 344 recto, 23 fév. 1909).
L’objet singulier visé par Peirce est la ligne limite (soit a) entre deux
régions d’une surface, une région noire (la tache) et une non-noire. Selon la
formulation d’un autre passage de Ms 339 déjà cité, a n’est « ni déterminé-
ment (noire), ni déterminément (non-noire), mais est à la limite entre (noire)
et (non-noire) ». ainsi la proposition « a est noire » n’est pas vraie, puisqu’il
n’est pas vrai que a est noire ; mais elle n’est pas fausse puisqu’il n’est pas
vrai que a est non-noire. On voit donc que « a est noire » (comme « a est
non-noire ») est à la limite entre vérité et fausseté.
On notera que, dans ces exemples, les propositions L portent sur des
brèches de continuité et nous abordons ici le second sens de la notion d’état
naissant, exprimant le fait que toute naissance n’est pas seulement mise en
branle d’un processus inépuisable mais aussi rupture, en l’occurence rup-
ture dans un continu. Ces brèches, qui peuvent être mathématiques (point
sur une ligne, ligne sur une surface), peuvent être aussi temporelles (instant
dans un intervalle) 14. Est-ce à dire que toute proposition sur ces brèches
n’est ni vraie ni fausse, c’est-à-dire que PTE s’applique à ces propositions
tout en étant faux par rapport à elles ? il faut bien voir que cette caractéris-
tique ne concerne que les propositions frontières (Lane 1999), c’est-à-dire
14. Cf. 6.164, 1889 ; 6.162, 1892 ; NEM 3 : 747, sans date ; NEM 3 : 925, 1902 ; NEM 2 : 482,
1904 ; NEM 2 : 526 sq., 1904 ; 4.641 sq., 1908 ; 6.326, vers 1909.
Vers une philosophie de la limite 153
celles qui prédiquent d’une brèche une propriété frontière relative à cette
dernière, propriété que le continu a sur un seul côté de la brèche. Quelques
exemples de ces propriétés frontières :
— la ligne frontière a entre la tache d’encre et la surface blanche du
papier n’est ni noire ni non-noire : noir et non-noir sont des propriétés fron-
tières relatives à a ;
— un point P divisant une ligne en deux moitiés (soit g et d mis pour
« gauche » et « droite ») n’appartient ni à g ni à d : appartenir à g et apparte-
nir à d sont des propriétés frontières relatives à P ;
— un instant i séparant un intervalle de temps en deux moitiés (soit av
et ap mis pour « avant » et « après ») n’appartient ni à av ni à ap : apparte-
nir à av et appartenir à ap sont des propriétés frontières relatives à i.
Nous dirons que seules les propriétés frontières peuvent prendre la
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valeur L de Peirce. Ce qui explique sans doute, comme le note Lane (1999),
l’hésitation de Peirce à dire que PTE soit « tout à fait faux » : PTE n’est faux
que par rapport à un domaine très restreint de propositions, celui des pro-
positions frontières.
parties du même genre. Toute partie d’une surface est une surface et toute
partie d’une ligne est une ligne 17
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temps que de temps 19
17. « The Conception of Time essential in Logic », Ms 390, p. 3 (cf. « Time and Thought »,
Ms 377, p. 2).
18. Zalamea 2001.
19. E. KaNT, Critique de la Raison Pure (a 170 / B 212). On pourrait sans doute faire
remonter à aristote cette idée de réflexivité, si l’on considère ensemble les deux définitions du
continu apparaissant dans la Physique en 232 b 24-5 et 234 a 8-9 : « j’appelle continu ce qui est
divisible en parties toujours divisibles » et « tout continu est tel qu’il y a quelque chose de syno-
nyme entre les limites ».
20. « The Conception of Time essential in Logic », Ms 390, p. 4-5.
21. « The Conception of Time essential in Logic », Ms 390, p. 3-4 ; cf. « Time and Thought »,
Ms 377, p.2.
Vers une philosophie de la limite 155
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1892 ; 4.127, 1893). On doit considérer la région à l’intérieur d’une distance
infinitésimale de la brèche de continuité 22 et c’est la région immédiatement
près de B qui est en partie P et en partie non-P. Mais il faut bien voir qu’à
l’époque, si l’importance de l’infinitésimal est bien mise en évidence (les lois
de la nature sont sujettes à des changements infinitésimaux, « design and
Chance », in E.P.l, p. 219), la théorie des infinitésimaux est loin encore d’être
intégrée à une conception du continu.
— à partir de 1896, Peirce en vient à penser qu’il faut revenir au vrai
Kant. La définition de la continuité comme Kanticité plus aristotélicité :
...implique une incompréhension de la définition de Kant, dans laquelle
(Kant) lui-même est tombé. À savoir, il définit un continuum comme ce dont
toutes les parties ont des parties du même genre. Lui-même, et moi après lui,
nous avons compris que cela signifiait une infinie divisibilité, ce qui claire-
ment n’est pas ce qui constitue la continuité (6.168, 1903 ; cf. NEM ii : 482,
vers 1904 et NEM iii : 748, sans date).
22. Pour une discussion approfondie des conceptions peirciennes des infinitésimaux, voir
Herron 1997.
23. Ceci aperçu par Peirce dès 1897 ; « En elle (la ligne), les identités individuelles des uni-
tés sont totalement confondues, de telle manière que pas une seule d’entre elles ne peut être
identifiée, même approximativement » (4.219, 1897). Ou encore : « Continuité et généralité sont
deux noms pour la même absence de distinction des individus » (4.172, 1897).
156 Pierre Thibaud
continuum est tout ce qui est possible, quelle que soit la dimension selon
laquelle il soit continu (NEM iV : 343, RLC, p. 218).
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p. 17 ; cf. Sfendoni-Mentzou 1993 et 1997). C’est pourquoi Peirce forgera, à
propos des ensembles continus, la notion de « supermultitude » (Ms 28, p. 8
et NEM iii : 86), vers 1897, par opposition aux multitudes transfinies de
type cantorien. dans « On Multitude » Peirce dit qu’il faut réserver le terme
de multitude aux ensembles discrets (p. 87). On voit que la transinfinitude
implique l’impossibilité de définir les points en termes de passages à la limite
car ceci ferait du continu un ensemble déterminé de discreta ayant une mul-
titude définie ;
— la dissolution de la notion d’individu comme individu distinct et indé-
pendant des autres individus, propriété de confusion présentée comme consé-
quence directe de la transinfinitude du continu 24. Pour Cantor, les éléments
d’un ensemble, de quelque puissance que soit ce dernier, sont des individus
distinguables les uns des autres, c’est-à-dire « discrets » : « ils sont décrits…
comme étant par leur propre nature distincts, et ainsi comme étant discrets »
(Ms 137 et NEM ii : 527) – en 1904 25. L’intuition décisive de Peirce va consis-
ter ici à donner aux entités d’un ensemble continu un statut modal, en l’oc-
currence le statut d’une entité possible 26 : « les points inoccupés d’une ligne
sont de simples possibilités de points » (« Note on Continuity », 4. 537-542),
ou encore, ainsi qu’on l’a vu: « le continuum est tout ce qui est possible, quelle
que soit la dimension selon laquelle il soit continu » (NEM iV : 343). dans la
mesure où le possible fait référence, non à des individus (comme dans une
sémantique de mondes possibles à la Rescher), mais à un général conçu
comme « un continu vaguement défini » (NEM iii : 925, en 1902), il est indé-
terminé, c’est-à-dire vague et indistinguable d’autres possibles du même
ordre, ce qui entraîne que les entités constituant un continuum ne sont plus,
en tant que possibles, distinctes, indépendantes, mais deviennent des entités
n’existant qu’à travers les rapports qu’elles entretiennent avec les autres enti-
tés 27, de sorte qu’aucune multitude de cas individuels ne peut les épuiser :
En résumé, l’idée d’un général implique l’idée de variations possibles qu’au-
cune multitude de choses existantes ne pourrait épuiser mais qui laisseraient
entre deux choses quelconques non simplement plusieurs possibilités mais
des possibilités absolument au-delà de toute multitude (5.103, 1903).
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(Ms 955) conçus comme pures possibilités ne contenant aucun point actuel :
(la ligne) ne contient aucun point jusqu’à ce que la continuité soit rompue en
marquant les points. En accord avec cela, il semble nécessaire de dire qu’un
continuum, là où il est continu et non rompu, ne contient aucune partie défi-
nie ; que ses parties sont créées dans l’acte qui consiste à les définir et leur
définition précise rompt la continuité (6.168, 1903) 28
dans cette conception, la ligne ne contient aucun point actuel mais seu-
lement des points possibles. Ce que, dira Peirce dans une lettre à Paul Carus
de 1899, Kant n’a pas vu, « considérant les points comme existants dans la
ligne » (même s’il le crédite de « ne pas essayer de construire un continuum
à partir de points, comme le fait Cantor 29 »). Les points possibles de la ligne
sont présentés comme des possibilia 30 et la ligne devient ce que Peirce
appelle un « agrégat potentiel » (4.172), le mot « potentiel » signifiant qu’on
passe ici d’une pure possibilité négative à une possibilité réelle, comme dis-
position à être actualisée selon une certaine manière et dans une certaine
direction 31. En tant que potentialité la ligne contient, non des individus,
27. « Les points existent seulement en vertu de… connections », in « Multitude and
Continuity », NEM iii : 95.
28. Cf. Ms 137, 1904 : « il n’existe réellement aucun point sur une ligne continue… ils ont
un être potentiel ; mais ils n’existent pas jusqu’à ce que quelque chose se produise qui les
marque… telle est la notion de continuité ».
29. Lettre à Paul Carus du 17 août 1899, citée par M.E. Moore 2007.
30. ii en serait de même pour un intervalle de temps ne contenant que des instants possi-
bles et non-actuels (cf. Ms 137, p. 4-5, 1904).
31. Hausman 1998 a bien souligné la différence entre pure possibilité et possibilité dispo-
sitionnelle ou potentialité. Une qualité est une pure possibilité, une qualité de couleur une
potentialité.
158 Pierre Thibaud
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Je suis entièrement d’accord avec James, contre l’idée de dedekind ; et sou-
tiens qu’il n’y aurait aucun point actuellement existant dans un continuum
existant, et… si un point était placé dans un continuum, il constituerait une
brèche de continuité (6.182, vers 1911).
Ou encore, le point :
réellement n’existe pas, sauf s’il y a actuellement quelque chose qui est là pour
le marquer, qui… interrompt la continuité (Century Dictionary, p. 168).
32. Huitième Conférence de Cambridge, RLC, p. 317. Ou encore, à la même page : « le mot
‘potentiel’ signifie indéterminé et pourtant susceptible de détermination dans n’importe quel
cas spécial ».
33. Kock 1981. Cf. Moerdijk et Reyes 1991 ainsi que Petitot 1999.
Vers une philosophie de la limite 159
point donné dans lequel on peut définir une fonction continue linéaire, où
la loi du tiers exclu ne fonctionne pas. Ces intervalles infinitésimaux sont les
vraies parties à partir desquelles la ligne peut être construite ; mais ce ne sont
pas des parties atomiques. dans cette théorie délibérément anti-fondation-
naliste, la ligne apparaît comme un système sans fin de parties de plus en
plus petites, mais où il n’y aurait aucune partie qui soit atomique. dans ce
modèle, les points ne sont pas les éléments atomiques puisque la loi du tiers
exclu ne peut être utilisée pour distinguer entre deux points avec une infi-
nie précision. Les points apparaissent, ainsi qu’on le voit chez Peirce, comme
des éléments potentiels de la ligne, se produisant, dira Peirce, quand une
brèche de continuité actuelle est opérée. Un véritable continu peircien, en
ce qui concerne les brèches de continuité, ne peut contenir que des brèches
potentielles. Mais les propositions L ne concernent que des brèches actuelles.
Quand en 1898 Peirce écrivait, à propos de la ligne tracée à la craie sur le
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tableau noir, que « la frontière entre le noir et le blanc n’est ni noire, ni
blanche, et elle n’est ni l’un ou l’autre, ni les deux » (6.203 et RLC, p. 333,
1898) – ce qui signifie que si B est une brèche de continuité et P et non-P
ses propriétés frontières, B n’est ni P ni non-P – il se référait à des brèches
actuelles. Brèches dans lesquelles, si PC et PTE s’appliquent, PC est vrai
tandis que PTE est falsifié. dans l’exemple peircien de la tache d’encre sur
la feuille blanche, il est faux que les points sur la frontière soient blancs et
noirs et il est faux de dire qu’ils sont blancs ou noirs (ceci violant PTE) 34.
En termes de valeurs de vérité, la troisième valeur L est un cas évident de
violation du principe de bivalence selon lequel une proposition concernant
un état de choses est ou vraie ou fausse. On voit ici que la logique triadique
peircienne ne cherche pas à éliminer les principes fondamentaux de la
logique mais seulement à rendre compte des états de choses se trouvant en
position de limites dans un système continu.
Le problème fondamental qui apparaît dans le modèle peircien du
continu est celui du rapport continu/discret, problème sur lequel Peirce va
revenir jusqu’à sa mort sans pouvoir en trouver une formulation logico-
mathématique satisfaisante à ses yeux, ainsi que le montre bien Jérôme
Havenel (2008). On peut dire qu’à partir de 1908 Peirce devient de plus en
plus conscient qu’une théorie des ensembles est incapable de rendre compte
du continu et qu’il faut chercher du côté d’une géométrie projective (3.526)
avec son modèle de ligne infinie qui ne saurait être la droite euclidienne mais
le cercle de rayon infini, et surtout du côté de la topologie qui, disait-il, est
34. On notera cependant que certains textes (NEM ii : 531, NEM iii : 747 et 6.126) sem-
blent dire qu’ici PC est falsifié. Cf. Lane 1999 et annoni 2006. On peut penser que ces textes
renvoient non à des brèches actuelles mais à des brèches potentielles où en fait PC ne s’applique
pas (cf. Lane 1999).
160 Pierre Thibaud
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mentaux (pensée, mémoire, perception) : « dire que les phénomènes men-
taux sont gouvernés par des lois ne signifie pas seulement qu’ils sont décri-
vables par une formule générale ; mais qu’il y a une idée vivante, un conti-
nuum conscient de sentiment, qui les traverse et auquel ils se plient »
(6.152)
Ce n’est pas pour rien qu’« On Multitude » s’arrête brutalement au
moment où Peirce semble sur le point de tenir sa promesse de « réexaminer
soigneusement la relation d’un ensemble supramultitudinien à ses indivi-
dus » (p. 100). La quête peircienne, qui partait d’une analyse logico-mathé-
matique du continu, va s’achever par une explication métaphysique qualita-
tive de ce dernier où le temps, qui est un « continuum par excellence à travers
les lunettes duquel nous regardons tout autre continuum » (6.86), apparaît
comme « une forme, c’est-à-dire... de la nature d’une Loi et non d’une
Existence » (6.96). de même que la loi est antérieure à ses instances et ne
saurait s’épuiser en elles, de même le continu est antérieur à ses discrets et
ne saurait s’épuiser en eux. Le rejet d’une théorie nominaliste de la loi est
un trait fondamental de la philosophie de Peirce et, sur ce point, ses idées
sont inséparablement liées à sa théorie du continu, qui n’est peut-être au
fond qu’une tentative désespérée pour jeter une lumière plus profonde sur
la notion même de généralité.
Elle le fait tout d’abord en nous offrant l’exemple le plus parfait de géné-
ralité et donc en sauvant la notion même de généralité. Comme le fait remar-
quer Johanson, la meilleure justification du continu supermultitudinien est
qu’il réalise ce que Peirce souhaitait, à savoir « la généralité la plus extrême
possible 35 ». Par rapport à la couleur, par exemple, le continu transinfini de
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même pour Peirce, comme nous le montre sa notion si riche de continu, la
possibilité dépasse l’actualité, mais de façon intrinsèque et non à cause de
la finitude des pouvoirs humains ou des limitations imposées par les lois phy-
siques. On voit ici que l’analyse que fait Peirce des lois concrètes, comme le
montre sa théorie du continu, se veut d’abord une analyse délibérément phi-
losophique et non seulement mathématique, dans la mesure où son but était,
non de fonder les mathématiques comme pouvait à l’époque chercher à le
faire un Weierstrass, mais de pousser aussi loin que possible les consé-
quences logiques de ses idées pour les besoins de la philosophie 36, plus pré-
cisément d’une analyse philosophique du fonctionnement même de l’esprit
humain. Par exemple, la propriété de confusion des entités entrant dans le
continu peircien a amené certains logiciens à étudier en logique mathéma-
tique de nouvelles lois, dans le cadre des recherches des dernières décennies
portant sur les topologies sans points (cf. Johanson 1981 et 2001). Mais il
faut bien voir qu’une topologie à la Peirce, à la différence des topologies
modernes, est une topologie qui exclut la mathématique des nombres, dans
la mesure où les points potentiels, en tant qu’indéterminés, ne peuvent rece-
voir de signification algébrique et où, par conséquent, la notion de continu
potentiel ne peut être utilisée dans d’autres domaines de la mathématique.
Mais si le concept de continu potentiel ne peut être un concept mathémati-
quement fondationnel, comme l’a bien montré Hudry 37, il reste, et c’est cela
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3.3. Propositions L et création de continua
véritable état naissant que Peirce décrit en Ms 439 comme une « explosion 41 »
par laquelle le potentiel devient actuel – représente l’état naissant par excel-
lence au travers duquel peuvent être envisagés tous les autres, dans la mesure
où elle montre comment peuvent se créer, à partir d’un continuum originel,
des continua nouveaux, par le moyen même d’une discontinuité introduite
lors de l’actualisation d’une potentialité. Par où l’on voit que, dans la philo-
sophie peircienne du continu, les discontinuités sont moins des « défauts »
de continuité que ce par quoi de nouvelles continuités peuvent naître. d’où
la justification ultime du beau qualificatif de « naissant » donné par Peirce
aux états limites. Peut-être est-ce seulement à travers de tels états que peut
être pensé – dans le cadre d’une philosophie synéchiste posant la médiation
et la continuité comme conditions fondamentales de l’intelligibilité – le
dynamisme des généraux ? On saisit mieux alors l’importance que pouvaient
revêtir, aux yeux de Peirce, les recherches menées à la toute fin de sa vie pour
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tenter de capter, à travers une logique nouvelle de type trivalent, la logique
des ruptures du continu 42 : « J’ai senti depuis longtemps qu’un défaut
sérieux dans la logique existante était qu’elle ne tient aucun compte de la
limite entre deux royaumes 43 » (NEM iii : 851, 26 fév. 1909).
CONCLUSiON
41. Un point « pourrait exploser en une multitude discrète de points quelconques et ils
auraient tous été un seul point avant l’explosion » (Ms 439, p. 27).
42. Ce lien des états naissants avec la logique trivalente, pressenti par C. Eisele (cf. NEM
iii, 1976, p. XViii) ne sera pleinement mis en lumière que par Lane 1999 et annoni 2006.
43. Quand, dans son manuscrit de 1909 où il fait une présentation matricielle de sa logique
trivalente (MS 339), Peirce écrit que « tout ceci est très proche du non-sens », il ne faut pas voir,
contrairement à ce que semblent penser Fisch 1986 (p. 172) et Williamson 1994 (p. 102), un
aveu d’échec de la part de Peirce. Ce dernier est très conscient de l’importance de sa décou-
verte, allant même jusqu’à écrire que sa « logique triadique est universellement vraie », et nous
verrions volontiers dans la remarque de Peirce une anticipation de la notion Halldénienne de
« proposition absurde » comme proposition ni vraie ni fausse (Halldèn 1949, p. 9).
164 Pierre Thibaud
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la limite entre les deux. Ou encore à propos du couple dedans/dehors et de
sa région intermédiaire ou naissante où se jouent les expériences décisives
de la sensation et de l’effort 47. Peut-être est-ce à la lumière de la notion d’état
intermédiaire ou naissant, envisagée dans le contexte d’une philosophie du
continu, que certaines arcanes de la philosophie pourraient être « déverrouil-
lées (unlocked) », selon l’expression et le voeu même de Peirce.
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44. « Le maître à qui appartient l’oracle de Delphes ne parle pas, ne dissimule pas : il fait
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45. Cf. Thibaud 1983, p. 25.
46. Cf. dozoretz 1979.
47. Cf. 5.539 (vers 1902).
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Résumé : Cette notion apparaît dans Les enjeux du pragmaticisme (1905), où Peirce évoque
la notion de « frontière » ou de « limite ». Le concept prend tout son sens dans le cadre d’une
philosophie de la détermination et d’une philosophie du vrai. On essaiera d’en analyser
à la fois la logique et la philosophie sous-jacentes, en cherchant à montrer que nous avons
peut-être là, au travers d’une philosophie originale du continu, l’un des concepts les plus
éclairants du pragmatisme peircien.
Mots-clés : Limite. État intermédiaire. Vérité. Détermination. Potentialité. Continuité.
Vague. Infinitésimaux.
abstract: This notion appears in Issues of Pragmaticism (1905), in which Peirce evokes the
notion of “boundary” or “limit.” The concept acquires its very meaning within the fra-
mework of a philosophy of determination and a philosophy of truth. We shall try to ana-
lyze both the underlying logic and philosophy of it, by seeking to show that therein lies
perhaps, through an original philosophy of the continuum, one of the most enlightening
concepts of Peirce’s pragmatism.
Keywords: Limit. Intermediate state. Truth. Determination. Potentiality. Continuity.
Vagueness. Infinitesimals.