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1804-1805.

La désubjectivation du transcendantal
Jean-Christophe Goddard

Centre Sèvres | Archives de Philosophie

2009/3 - Tome 72
pages 423 à 441

ISSN 0003-9632

Article disponible en ligne à l'adresse:


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Goddard Jean-Christophe, « 1804-1805. » La désubjectivation du transcendantal,
Archives de Philosophie, 2009/3 Tome 72, p. 423-441.
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1804-1805. La désubjectivation du transcendantal

J E A N - C H R I S T O P H E GO D DA R D
Université de Toulouse Le Mirail/EuroPhilosophie

1) Fichte avec Husserl

Lors d’une intervention au Congrès Husserl de 1959 – publiée par la suite


sous le titre : L’idée fichtéenne de la doctrine de la science et le projet hus-
serlien 1 – Jean Hyppolite a présenté pour la première fois en France la
réduction phénoménologique husserlienne comme le moyen d’ouvrir l’ac-
cès à une vie in-fondée, non-substantielle, libérée, pour parler comme le fait
Gilles Deleuze – qui dans Dialogues reconnaît Hyppolite comme son maî-
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tre – des « apories du sujet et de l’objet 2 ».
Cette conception de la réduction phénoménologique comme dépasse-
ment de la dualité sujet/objet, sur quoi repose la conscience naturelle, vers
un champ transcendantal a-subjectif appréhendé dans une expérience ori-
ginaire obligeant à la transformation de la conscience en conscience absolue,
Hyppolite la présentait, en outre, comme motivant un rapprochement entre
Husserl et Fichte. Hyppolite suggérait qu’on comprenne dès lors le trans-
cendantal fichtéen, à l’instar du transcendantal husserlien auquel reconduit
la réduction, comme « champ » sans sujet ou « milieu » (en lui-même neutre)
de la production du sens, comme immanence intégrale posée au fondement.
Commentant la question fichtéenne de la possibilité de l’expérience
comme celle de la possibilité d’une rencontre sans transcendance absolue,
Hyppolite attribuait à Fichte le mérite d’avoir le premier établi au principe
de l’expérience une stricte réciprocité de la compréhension et de la rencon-
tre (« nous ne rencontrons que ce que nous comprenons, mais nous ne com-
prenons que ce que nous rencontrons »). Cette réciprocité, qu’il interprétait
comme immanence absolue, il en faisait le contenu d’une expérience origi-
naire, c’est-à-dire d’une expérience de l’originaire à partir duquel s’ouvre le

1. Cf. Jean HYPPOLITE, Figures de la pensée philosophique, I, PUF, 1971, p. 21 sq.


2. Cf. Gilles DELEUZE, « L’immanence: une vie… », Revue Philosophie, numéro 47, 1995,
éditions de Minuit, p. 4.
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champ entier de la production absolue qui est source de toute vie. Assumant,
avant Husserl le projet transcendantaliste véritable, qui est de fonder une
logique du sens à partir d’une expérience originaire de l’immanence, le fich-
téanisme se distinguait ainsi, selon Hyppolite, moins par sa puissance de
construction que par la radicalité de sa réduction à l’originaire moyennant
un acte de retrait total du philosophe hors de la vie, c’est-à-dire de l’expé-
rience dans laquelle il s’oubliait lui-même, hypnotisé qu’il était par le deve-
nir de son existence. Seule une pareille réduction pouvait conduire à l’expé-
rience d’une activité pure, en soi, a-subjective, donnée dans une intuition
intellectuelle – c’est-à-dire qui ne porte pas sur un être, n’est pas corrélée à
un être, mais est position infinie de soi par soi dans l’indistinction du sujet
et de l’objet.
Le sens de cette compréhension de la réduction consistait dans une inter-
prétation de l’égologie husserlienne comme obligeant à une refonte radicale
de la définition de l’identité égoïque. Affranchie de la métaphysique de la
représentation, l’égologie transcendantale conduite par Husserl s’arrachait
surtout à l’idée d’un monde en-soi op-posé à l’Ego comme intériorité vide,
et esquissait une auto-explication de l’Ego en laquelle était mise en évidence,
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sous le concept d’intentionnalité, la co-naissance du sujet et du monde. C’est
cette extension du sens de l’Ego au lien vivant du sujet et du monde, à leur
enveloppement réciproque – c’est cette formation de l’Ego en champ total
de la vie intentionnelle hors duquel ne subsiste aucune transcendance et en
lequel se forme toute relation, que Jean Hyppolite interprétait à travers le
concept fichtéen du « moi pur » ou « moi absolu » comme milieu d’une ren-
contre sans transcendance absolue.

2) Sartre, Fichte, et le transcendantal kantien

La notion d’un tel champ transcendantal sans sujet – d’où s’était retiré
l’Ego transcendant à la conscience – n’était à vrai dire pas tout à fait neuve
en 1959. Elle se rencontrait déjà dans l’article de Sartre publié en 1936 dans
les Recherches philosophiques sous le titre d’Essai sur la transcendance de
l’Ego, qui ne sera repris à la Librairie Vrin qu’en 1965. Dans cette toute pre-
mière publication, Sartre visait, on le sait, à faire ressortir la transcendance
de l’Ego transcendantal husserlien par rapport à tel champ transcendantal
a-subjectif – et donc à lui contester son statut d’Ego transcendantal en le
plaçant d’emblée dans le monde. En ramenant l’Ego husserlien à la totalité
d’un champ a-subjectif, Hyppolite soustrayait Husserl à la critique de Sartre;
il entérinait surtout la proposition sartrienne d’un transcendantal désubjec-
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tivisé et introduisait dans la philosophie française l’exigence de penser une


identité non égologique, non personnelle, constituée par synthèses passives.
Hyppolite tenait sans nul doute l’orientation principale de sa lecture de
Husserl de Fichte, dont il était un grand lecteur et un admirateur. C’est donc
Fichte qui fit qu’Hyppolite croise la voie déjà ouverte par Sartre, qui, lui,
n’avait pas lu Fichte en 1934, au moment de rédiger La transcendance de
l’Ego. Ces circonstances assez singulières – qui illustrent assez bien le type
de détour qu’emprunte l’histoire de la philosophie – justifient qu’on tente
d’interroger ensemble le texte fichtéen et le texte sartrien en supposant qu’ils
partagent une certaine communauté de vue.
La proposition théorique de La transcendance de l’Ego s’autorise de
Kant. Ce point mérite de ne pas passer inaperçu. L’article de 1934 prend en
effet son point de départ dans la fameuse citation du § 16 de l’Analytique
transcendantale de la seconde édition de la Critique de la raison pure: « le
Je Pense doit pouvoir accompagner toutes nos représentations ». De ce que
le Je pense, pour Kant, doive seulement pouvoir accompagner nos représen-
tations, Sartre en conclut qu’il ne saurait qu’abusivement être compris
comme ce qui, en fait, opère réellement la synthèse suprême de notre expé-
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rience. Mieux : « puisqu’il dit : “doit pouvoir accompagner” », « il semble au
contraire que [Kant] ait parfaitement vu qu’il y avait des moments de
conscience sans “Je” 3 ». Or, reconnaître l’existence de tels moments revient
à situer en deçà du Je Pense l’unité synthétique de nos représentations et
ouvre la voie à l’idée novatrice de l’Essai sur la transcendance de l’Ego selon
laquelle c’est plutôt l’unité synthétique, présubjective, de la conscience
transcendantale qui rend possible le Je.
Nous venons de le dire: Sartre n’avait pas lu Fichte. Il est toutefois remar-
quable qu’introduisant au concept de la philosophie transcendantale, les pro-
légomènes de la Doctrine de la science de 1804 soutiennent que la philoso-
phie de Kant, comme philosophie première, se distingue précisément de
toutes les philosophies premières possibles en ceci qu’elle ne pose l’absolu
ou le principe « pas plus dans l’être que dans la conscience qui lui fait face
[,] pas plus dans la chose que dans la représentation de la chose [,] mais dans
le principe […] de l’unité et de l’inséparabilité des deux 4 ». Ce que
Hyppolite entendait comme unité de la rencontre et de la compréhension,
et dont il faisait la propriété même du champ transcendantal. Pour Fichte,
Kant rompt avec toute l’histoire de la philosophie en ceci qu’il ne pose le

3. Jean-Paul SARTRE, La transcendance de l’Ego, Vrin, 1965, p. 14.


4. Johann Gotlieb FICHTE, Die Wissenschaftslehre. Zweiter Vortrag im Jahre 1804,
Meiner, 1986 (cité : WL-04), p. 10.
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principe auquel reconduire le multiple ni dans un être ou une chose en soi


ni dans le savoir subjectif, mais dans « le lien (Band) absolu des deux 5 » –
« absolu », c’est-à-dire qui unit les termes de la disjonction indépendamment
de leur variabilité mutuelle. Là est la révolution kantienne: nullement dans
l’affirmation d’un quelconque primat de la représentation ou du savoir sub-
jectif sur l’objet, mais dans la détermination de l’absolu, de l’immuable prin-
cipiel comme lien du subjectif et de l’objectif, et donc – inversement – dans
la détermination de ce lien comme en soi, comme absolu.
Il convient d’insister un peu sur ce que signifie cette détermination du
principe comme lien en soi. Cela ne signifie nullement que le relatif, que le
fait pour les termes d’être relatifs l’un à l’autre, pour l’objectif de dépendre
du subjectif, et inversement, soit érigé en principe. Le lien n’est pas ici le
lien relatif mais, nous l’avons dit, absolu. A proprement parler, il n’est pas
relation, mais unité au-delà de toute scission, de toute binarité. S’il est,
comme principe, un au-delà de l’être, c’est au sens où il est au-delà de la
séparation de l’être et du savoir subjectif de l’être. Aussi n’est-il pas ce qui
les relie l’un à l’autre, mais l’unité, dont – une fois cette unité brisée – l’être
et le savoir subjectif sont les deux « moitiés ». Le Band est ici, à vrai dire,
moins un lien, une médiation entre deux termes que l’unité d’une même et
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unique réalité indivise.
Cette unité de l’être et du savoir subjectif de l’être, ce principe au-delà de
l’être, c’est-à-dire de la relation être/savoir, Fichte le nomme « savoir pur » ou
« savoir en soi 6 »: « c’est-à-dire savoir d’absolument aucun objet », « savoir pur
en et pour soi, donc savoir de rien 7 ». Il importe de s’arrêter un moment sur
ce point. Si le savoir en soi n’est savoir d’aucun objet, c’est, à proprement par-
ler, dans la mesure où il ne pose aucun objet – c’est-à-dire ne pose rien hors
de soi. Et s’il ne pose aucun objet, c’est parce qu’il ne se pose pas lui-même
– la position de l’objet ou de l’être transcendant au savoir étant indissociable
d’une auto-position du savoir. En soutenant que le savoir en soi est « pur » de
tout objet, Fichte ne nie pas la structure intentionnelle de la conscience: il
souligne plutôt, à l’instar de ce que fait Sartre dans La transcendance de
l’Ego, que l’intentionnalité n’est pas position active d’objet, n’étant pas posi-
tionnelle d’elle-même. La transcendance s’entendant d’abord comme ouver-
ture d’une conscience a-subjective à un monde lui-même ouvert, non réifié
sous l’aspect d’un être posé. L’intentionnalité étant ainsi un autre nom pour
ce Band absolu auquel reconduit la réduction fichtéenne, et qui fut placée
par Kant, d’après Fichte, au principe de la philosophie transcendantale.

5. Ibid., p. 14.
6. Ibid., p. 10-11.
7. Ibid., p. 14.
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Ce savoir pur, Fichte ne l’oppose à la conscience que dans la mesure où


celle-ci « pose toujours un être et pour cette raison n’est que l’une des deux
moitiés 8 » – c’est-à-dire ne l’oppose qu’à la conscience positionnelle d’objet
et donc positionnelle d’elle-même. La proposition fichtéenne a donc de quoi
surprendre : la philosophie transcendantale (kantienne) est une philosophie
première qui reconnaît comme principe un savoir sans objet ni sujet, un
savoir pur que l’on pourrait tout aussi bien nommer, en opposition à la
conscience relative (qui pose toujours un être…) : une conscience pure ou
absolue. C’est vers cette unité transcendantale sans sujet qu’est le savoir en
soi – et nullement vers une quelconque unité subjective, fût-elle non empi-
rique – que doit être reconduit le multiple pour que soit accompli le projet
philosophique par excellence. Rapportée à cette unité, la différence entre
être et penser « disparaît complètement en tant que différence valable en
soi 9 ». Seule subsiste comme valable en soi, c’est-à-dire proprement subsiste
le savoir en soi, le savoir absolu ou l’absolu comme savoir a-subjectif sans
objet.
Pour Fichte, comme pour Sartre, cette unité du transcendantal pré-sub-
jectif, est d’abord donnée dans une évidence factuelle à qui veut bien faire
abstraction de la conscience naturelle. Le plus remarquable – insistons sur
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ce point – étant que l’un comme l’autre attribuent à Kant, contre la tradi-
tion kantienne, déjà active en 1804, le mérite d’avoir le premier permis une
désubjectivation du transcendantal.

3) L’idée d’une réflexivité a-subjective

Il peut paraître abusif de rapprocher la perspective strictement phéno-


ménologique, c’est-à-dire descriptive, qui est celle de Sartre dans La trans-
cendance de l’Ego, et la perspective propre à la Doctrine de la science de
1804, intégralement orientée vers la question du principe, et donc plus atten-
tive à fonder qu’à décrire 10. Dans les deux cas, le problème est bien toute-

8. Ibid., p. 11.
9. J.-P. SARTRE, op. cit., p. 17.
10. Quoique, conformément à ce que Deleuze et Guattari ont pensé dans Mille Plateaux
(cf. « 1227 – Traité de nomanodologie : la machine de guerre ») sous le terme de « science
nomade » – par opposition à la « science royale » –, il s’agisse plutôt par la doctrine de la science
(Wissenschaftslehre, une formule en laquelle il faut insister sur le schaffen : de sorte que, litté-
ralement, la doctrine de la science apprend à faire ou créer le savoir) d’engendrer le savoir en
le parcourant et de ramener, à cette fin, constamment le catégorique, l’apodictique, au problé-
matique; de sorte que la marche propre du Wissenschaftslehrer, dans l’enseignement qu’il dis-
pense, consiste à suivre et à expérimenter le mouvement propre de la pensée et à tenter de résou-
dre les problèmes qu’il rencontre du fait même de son laisser-aller à ce mouvement.
428 Jean-Christophe Goddard

fois celui de l’unité. La désubjectivation du transcendantal est d’abord


l’abandon de la subjectivité comme principe unifiant et la reconnaissance
d’une unité immanente et impersonnelle de la conscience en deçà de sa
constitution bipolaire sujet/objet.
Or, affirmer, pour Sartre, que la conscience est elle-même unité sans Je,
unité en soi, oblige bien à lui reconnaître le statut d’absolu. Au point même
d’autoriser qu’on la rapproche de la substance de Spinoza 11. Introduire,
comme principe unifiant, le Je transcendantal dans la conscience, revien-
drait en effet à « arracher [celle-ci] à elle-même », à « la diviser », car « l’exis-
tence de la conscience est un absolu », que Sartre précise comme « un absolu
non substantiel 12 » – c’est-à-dire qui n’est pas l’objet d’une connaissance,
le terme d’une relation. Son unité est, pour ainsi dire, d’un bloc; elle est indi-
vise et non relative: si la conscience se découvre elle-même distincte de l’ob-
jet qui lui fait face « dans son opacité caractéristique 13 », ce n’est pas en tant
que sujet opposé à son objet, mais comme une totalité pré-subjective.
Si Sartre n’a pas lu Fichte, en écrivant que « la loi de l’existence » de la
conscience est d’être « purement et simplement conscience d’être conscience
de [l’objet qui lui fait face] » sans que cette conscience de soi soit « position-
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nelle d’elle-même », c’est-à-dire sans qu’elle soit « à elle-même son objet », il
se trouve néanmoins dans une étonnante proximité avec le fameux passage
de L’essai d’une nouvelle présentation de la doctrine de la science de 1797 14
dans lequel Fichte soutient que la conscience d’un objet quelconque, par
exemple d’un mur, n’est possible qu’à condition d’une conscience de la
conscience du mur, c’est-à-dire d’une conscience de soi, telle toutefois qu’en
elle je ne sois pas, comme sujet, objet de moi-même, mais que le subjectif et
l’objectif y soient « absolument une seule et même chose ».
Là est peut-être l’apport majeur des analyses de Fichte comme de Sartre:
la désubjectivation du transcendantal ne signifie pas l’abandon de la réflexi-
vité comme ce qui structure en propre le transcendantal. Le réflexif et le
subjectif peuvent et doivent être désolidarisés. C’est peut-être même préci-
sément afin de désigner cette réflexivité singulière, a-subjective, sans sujet
ou, si l’on préfère, non thétique, qu’a été forgé le concept de « champ trans-
cendantal » – il est ainsi remarquable que Gilles Deleuze ait pu, afin de
construire son concept de « plan d’immanence », avoir également recours à

11. Ibid., p. 23.


12. Ibid., p. 25
13. Ibid. p. 24.
14. J. G. FICHTE, Gesamtausgabe der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, III, 3,
Frommann, p. 275.
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l’idée de « champ transcendantal » et au concept de « domaine de survol »


forgé par Raymond Ruyer pour penser une telle réflexivité sans sujet 15.
Il importe en tous cas d’insister sur ce point: si, pour Sartre, « l’existence
de la conscience est un absolu », c’est « parce que la conscience est consciente
d’elle-même 16 ». L’absoluité tient ici à la réflexivité. Sartre insiste maintes
fois sur cette réflexivité de la conscience pré-subjective et impersonnelle.
Ainsi : « la conscience renvoie perpétuellement à elle-même 17 », et « cette
propriété singulière appartient à la conscience elle-même, quels que soient
par ailleurs ses rapports avec le Je ». Ou bien encore : « une conscience pure
est un absolu tout simplement parce qu’elle est conscience d’elle-même 18 ».
« Elle est toute légèreté, toute translucidité », écrit Sartre.
Dans la Doctrine de la science de 1804, Fichte disait « Durchsichtig-
keit 19 », transparence. Le Durch, ou le trans- signifiant ici, tout d’abord
qu’elle n’est rien d’opaque et que rien d’opaque ne l’habite, qu’à travers elle
tout est visible, sans voile, et que rien ne saurait d’ailleurs être vu qu’à tra-
vers elle. Mais aussi, qu’elle se sait elle-même, qu’elle est intégralement
transparente à soi ou lucide 20. Bref, comme milieu ou champ de l’apparaî-
tre (du visible), la conscience pure pré-subjective, pour ainsi dire, se survole
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elle-même, se traverse elle-même, en toutes les intentionnalités transversa-

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les 21 par quoi un objet lui fait face. Son unité, non substantielle, est l’unité
de ces transversales et tient à leur réflexion immédiate, elle-même irréfléchie
à même le champ de l’apparaître en quoi elle consiste.
La totalité de la construction génétique du divers de l’apparaître en quoi
consiste la doctrine de la science, repose constamment sur cette réflexivité
première de la conscience pure. La démarche philosophique constructive,
en tant que réflexion – c’est-à-dire en tant qu’elle est le fait d’une conscience
réfléchissante – n’est jamais que la réflexion de cette réflexivité première
et n’est elle-même possible que parce que la conscience pure, en vertu de
cette réflexivité première, est en elle-même réflexible. Comme Sartre,
Fichte affirme la primauté ontologique de la réflexivité irréfléchie sur la
réflexion, qui, en réfléchissant la conscience pure, la transforme en une
conscience positionnelle de soi et fait naître le Moi comme sujet de ses
représentations.

15. Cf. Raymond RUYER, La conscience et le corps, Alcan, 1937, p. 52 sq.


16. J.-P. SARTRE, op. cit., p. 23.
17. Ibid., p. 22.
18. Ibid., p. 25.
19. J. G. FICHTE, WL-04, p. 15
20. Selon une expression de J.-P. SARTRE, op. cit., p. 24.
21. Selon une expression de J.-P. SARTRE, op. cit., p. 22.
430 Jean-Christophe Goddard

4) Le pli de l’existence

On ne saurait dissocier la désubjectivation du transcendantal de la recon-


naissance d’une telle réflexivité paradoxale, sans sujet. Dans la seconde
conférence de la Doctrine de la science de 1805 22 Fichte entreprend de défi-
nir la philosophie transcendantale dans ce qu’elle a de plus propre. Elle
consiste dans une certaine manière de considérer l’être. Une manière de
considérer l’être qui se définit d’abord par opposition à l’erreur fondamen-
tale « Grundirrthum 23 » qui consiste à gaspiller (wegwerfen) le caractère de
l’être en l’attribuant à l’existence. Quel est ce caractère de l’être, que la
Doctrine de la science réserve donc à l’être seul, et dont elle économise la
dépense ? Il est d’être de soi, par soi, en soi, « von sich, durch sich, in sich ».
Ce caractère de l’être correctement compris était déjà affirmé dans la
seconde version de l’exposé de la Doctrine de la science de 1804, pour
laquelle l’être véritable est « complètement de soi, en soi, par soi ; ce soi
n’étant pas compris comme opposé, mais d’une manière purement intérieure
[...], pour nous exprimer d’une façon scolastique, construit comme un actus
[essendi] et derechef comme un esse in mero actu, de telle sorte que les
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deux, l’être et la vie, la vie et l’être, s’interpénètrent complètement, passent

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l’un dans l’autre, et sont une même chose, et cette même intimité est l’être
un et unique 24 ». C’est cet être comme acte et vie que Fichte oppose à l’être
en-soi (an sich) schellingien : il ne se définit pas en effet par sa relation d’op-
position au savoir, au penser et à l’existence – n’est pas le pôle objectif d’une
relation Sujet-Objet, l’obscur et le pesant opposé au lumineux –, mais en lui-
même pure énergie créatrice, production, activité immanentes. En 1811
Fichte identifiera purement et simplement cette compréhension de l’être
comme vie à celle de la substance chez Spinoza.
La philosophie transcendantale se distingue ainsi, pour Fichte, de la
manière plate (seicht) de voir (Ansicht) par la différence qu’elle met entre
l’être et l’existence. Mais, quel est alors le caractère propre de l’existence,
s’il n’est pas celui de l’être ? Il est d’être l’être hors de l’être, d’être l’être
déclaré (ausgesprochen), proposé (hingestellt), projeté (projicirt) 25. C’est-
à-dire d’être l’être, mais expulsé de soi, d’être l’être, mais en contradiction

22. J. G. FICHTE, Wissenschaftslehre 1805 (cité : WL-05), Meiner Verlag, 1984.


23. Ibid., p. 14.
24. J. G. FICHTE, WL-04, p. 151. Pour un commentaire plus détaillé sur ce point, cf.
J.-C. GODDARD, Fichte (1801-1813). L’émancipation philosophique, PUF, 2003, p. 35 sq. et
Alexander SCHNELL, La genèse de l’apparaître. Études phénoménologiques sur le statut de
l’intentionnalité, Mémoires des Annales de phénoménologie, 2004, p. 77 sq.
25. J. G. FICHTE, WL-05, p. 13.
1804-1805 : désubjectivation du transcendantal 431

avec son propre caractère d’être. L’oubli de cette différence et de cette


contradiction, c’est-à-dire de cette projection de l’existence hors de l’être,
étant précisément ce qui permet que l’« existente Objekt » reçoive indûment
le caractère de l’être. Notons au passage que les manières transcendantale et
superficielle (oberflächlich) de voir l’être ne divergent pas, à vrai dire, quant
à la détermination du caractère propre de l’être, qui est d’être « von sich,
etc. », mais sur la question de savoir si ce caractère peut-être ou non étendu
à l’existence, c’est-à-dire à l’être hors de l’être.
Il est certain qu’en refusant cette extension et en maintenant fermement
la différence de l’être et de l’existence, la philosophie transcendantale opère
ce que l’on pourrait bien appeler une idéalisation du monde. Il faut toute-
fois s’entendre sur le sens de cette idéalisation. Car elle n’est nullement une
réduction du monde à son appropriation dans la représentation subjective.
Par idéalisation on entendra en effet ici plutôt la réduction du monde à son
caractère ob-jectif, c’est-à-dire précisément à son caractère d’ex-istence, ou
d’être l’être projeté hors de l’être. L’idéalisation transcendantale du monde
n’est en effet réduction du monde aux idées qu’à condition d’entendre par
« idea », un « Gesicht », et par « Gesicht », comme le notera Fichte en 1813 26,
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un visum, c’est-à-dire précisément la projection d’une apparence d’être, l’ap-

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paraître d’une pure apparition : une vision. L’existence est « Schein » au sens
où elle est d’abord ce chatoiement d’une vision a-subjective et non représen-
tationnelle, qu’à la fin de la seconde section de La destination de l’homme
Fichte décrit très justement comme un rêve de rêve.
Cette « Erscheinung » ou ce « Schein », Fichte le qualifie par ailleurs de
« Dasein », c’est-à-dire d’être-là au dehors de l’être, en contradiction avec le
caractère propre de l’être, qui est d’être non pas là, mais « in sich ». Être là
c’est aussi être disposé sous les yeux, avoir un aspect (Gestalt). A l’inverse de
l’être qui, lui, est sans aspect. Mais sous les yeux de qui? La vision appelle un
voir. La vision n’est vision que vue. Mais par qui? C’est ici que l’originalité
de l’idéalisme fichtéen ressort avec le plus de force. Vision originaire, la vision
ne saurait être vue par qui que ce soit. Aucun sujet voyant ne lui préexiste et
c’est seulement à partir d’elle qu’un tel sujet pourra exister. C’est pourquoi
la vision corrélative de la profération de l’être est aussi et nécessairement
vision d’elle-même. Elle ne saurait être vue que moyennant un pli sur soi.
Disons les choses autrement : l’existence ob-jective n’est pas vue parce
qu’elle apparaîtrait aux yeux d’un sujet, mais parce qu’elle est nécessaire-
ment existence de l’existence – parce que l’être-là est lui-même là pour lui-

26. J. G. FICHTE, Einleitung in die Wissenschaftslehre. Herbst 1813, in Fichtes „Ultima


Inquirenda “, ed. Lauth, Spekulation und Erfahrung, I, 7, Frommann-Holzboog, 2001, p. 68.
432 Jean-Christophe Goddard

même. C’est le sens de l’ob-jectivité qui est ici totalement bouleversé : l’ob-
jet est fondamentalement réflexion. La singularité de l’idéalisme fichtéen est
que la réflexivité n’est pas le fait d’une subjectivité qui se tenant face au
monde objectif s’éprouverait comme certaine de soi, mais le fait de l’exis-
tence même en tant qu’elle diffère de l’être. Elle est un pli de l’existence.
Un pli du dehors de l’être. C’est d’ailleurs pourquoi l’expression qu’utilise
La destination de l’homme pour désigner le savoir, c’est-à-dire l’existence,
est « rêve de rêve » – le pli d’un rêve sur soi.
Il faut insister sur le caractère non subjectif de cette réflexion, de ce
pliage. La deuxième conférence des Principes de la doctrine de Dieu, de la
morale et du droit de 1805 pose également très exactement la question de
savoir comment, pour reprendre nos termes, la vision se voit. La question
est : comment le dehors (Aussen) de l’absolu en vient-il à se donner une
image de lui-même et de l’être qu’il n’est pas ? A cette question, Fichte
répond par une affirmation : « le dehors ou l’être-là de l’absolu n’est rien s’il
n’est pas en tant que tel, c’est-à-dire s’il n’est pas de nouveau extériorisé
(geäussert) 27 ». Il n’y a d’extériorité véritable qu’à condition de dépasser la
simple extériorité de l’existence originaire vers une extériorisation de l’ex-
tériorité – vers une extériorisation à la seconde puissance. Le dehors doit
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être lui-même mis au dehors. La quatrième conférence reprend ce point: « si
cet acte existentiel (Existential Akt) [la projection du dehors] est, alors son
être-là est nécessairement en lui en tant qu’être-là: de nouveau objectivé et
extériorisé 28 ». Le redoublement réflexif n’est pas une faculté subjective,
une possibilité du « moi », mais une nécessité inscrite dans la structure onto-
logique même de l’existant.

5) La loi de l’auto-apparition de l’apparition

Insistons sur le sens de cette primauté ontologique, en deçà du Cogito


et de toute science réflexive, de la réflexivité immanente au champ de l’ap-
paraître: elle est primauté du phénoménal même. L’affirmation du caractère
absolu de la conscience pure, sa totale translucidité, ne lui font en effet nul-
lement perdre son caractère de phénomène. Pour Sartre, la conscience pure,
parce qu’elle est indicative d’elle-même, répond très précisément à la défi-
nition phénoménologique du phénomène « au sens très particulier où « être »

27. J. G. FICHTE, Die Principien der Gottes- Sitten- und Rechtslehre (cité : Principien),
Meiner, 1986, p. 10. Cf. la traduction française par Grégoire Lacaze dans la collection Europaea
Memoria, aux éditions Olms (2009).
28. Ibid., p. 18.
1804-1805 : désubjectivation du transcendantal 433

et « apparaître » ne font qu’un 29 ». L’unité de l’apparaître et de l’être dans le


phénomène tient précisément à sa réflexivité immanente.
C’est à une même réduction au phénoménal que procède la doctrine fich-
téenne de la science. En conclusion de la première partie de la troisième sec-
tion du chapitre III de la Doctrine de la science de 1812 30, Fichte caracté-
rise l’idéalisme de la doctrine de la science relativement à ce qu’il appelle
« les systèmes dogmatiques » d’une manière qui ne laissera pas les phénomé-
nologues indifférents. Cette caractérisation est triple :
(1) en opposition au dogmatisme, la doctrine de la science ramène le
« monde factuel », c’est-à-dire le monde de la perception empirique, à un
« système d’images » et de « certaines déterminations du voir » ;
(2) en accord avec le dogmatisme, elle refuse d’attribuer à la « simple
intuition factuelle », la vision du donné comme seiend, la valeur d’un absolu,
et lui cherche un fondement, un « Grund » ;
(3) en opposition aux systèmes dogmatiques, elle ne cherche pas ce
Grund dans un « autre être objectif », mais dans une « loi du voir ».
Le premier point signifie que par « idéalisme », Fichte entend un idéa-
lisme de l’idea, qu’il traduit, à la suite de Luther, par « Gesicht », et qui signi-
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fie « visum », ce qui est vu et apparaît dans une vision. L’idéalisme de la doc-
trine de la science est d’abord reconduction à l’apparaître. Les second et
troisième points déterminent le sens exact que doit avoir cette reconduction.
Fichte les reprend sous forme de questions : (1) « Croyez-vous que le savoir
factuel […] repose sur lui-même, ou qu’il a un fondement hors de lui-même?
Les deux philosophies [le dogmatisme et la doctrine de la science] répon-
dent: oui! – et [mes] adversaires ne disent pas la vérité lorsqu’ils font comme
si [je] disais non ». (2) « Qu’est-ce que vous tenez pour un tel fondement? Un
être objectif ou une loi ? [Les dogmatiques] un être, [moi] une loi ».
L’allusion aux adversaires de la doctrine de la science, c’est-à-dire à
Schelling, éclaire ce qu’il faut entendre par auto-fondation du savoir factuel.
Affirmer que le savoir factuel repose sur lui-même et non sur un Grund aus-
ser sich, c’est-à-dire hors et à part de lui, c’est en effet soutenir cet idéalisme
subjectif, que Schelling ne cesse d’attribuer à Fichte depuis la Darstellung
de 1801 en lui reprochant de ne pas aller au-delà du « point de vue de la
réflexion 31 ». Placer hors du savoir factuel le Grund du savoir, revient donc

29. J.-P. SARTRE, op. cit., p. 25.


30. J. G. FICHTE, Die Wissenschaftslehre (1812), in Fichtes sämmtliche Werke, vol. X,
Walter de Gruyter, 1971 (cité : WL-12), p. 423.
31. F. W. J. SCHELLING, Exposition de mon système de la philosophie, traduction par
Emmanuel Cattin, Vrin, 2000, p. 35.
434 Jean-Christophe Goddard

à rejeter l’idée d’une fondation subjective, à refuser de considérer le retour


réflexif du sujet sur soi-même comme sol de la fondation.
La doctrine de la science veut être une science de l’apparition comme
telle ; elle s’efforce de viser l’apparaître, le se-montrer phénoménal, en refu-
sant d’expliquer l’être du phénomène par aucun étant qui apparaîtrait en
son sein, qu’il soit d’espèce naturellement objective ou égologiquement sub-
jective. Un tel projet exige, pour Fichte, qu’on se tienne dans une position
qu’il dit « überfaktisch », supra-factuelle ; une vision de surplomb qui seule
permet d’observer et de décrire en son autonomie ce « système d’images » à
quoi est reconduit le factuel, de mettre en lumière les relations structurel-
les, la légalité sui generis, proprement non-subjective, par quoi s’explique
l’apparition dans un tel système, et qui évite de confondre la réduction au
système des images avec une réduction à l’immanence égologique.
Car, si la mise en œuvre du projet d’une doctrine de la science, c’est-à-
dire d’une science du savoir ou de l’apparition, opère la dissolution de toute
étantité dans son simple être-en-image, et si la fidélité à ce projet exige à son
tour qu’on n’explique pas l’apparaître à partir d’une quelconque étantité
donnée dans l’apparition – objet ou sujet –, mais bien à partir de quelque
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chose d’extérieur au champ de l’apparaître – c’est-à-dire, si l’on comprend

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bien de non apparaissant –, à savoir une loi, alors cette loi, comme Grund
de toute intuition factuelle, ne saurait pas plus consister dans une structure
objective que dans une structure subjective de l’apparaître.
Il faut insister sur ce point: le rejet du subjectivisme ne signifie pas qu’on
doive expliquer l’apparaître à partir de structures objectives : a-subjectif, le
Grund fichtéen de l’apparaître est également an-objectif. A proprement par-
ler, il n’apparaît pas dans l’apparition, mais seulement dans et par la
réflexion transcendantale qui le rend visible en le réalisant au point de vue
überfaktisch qui est le sien. Le sens de la réflexion transcendantale étant
ainsi d’abord de faire voir le Grund en lui-même non intuitionnable 32, pure-
ment spirituel, de l’intuition factuelle. La réflexion transcendantale ne sau-
rait aboutir ni à une fondation subjective ni à une fondation dans une struc-
ture objective pré-donnée.
Bref : placée « au-dessus » du factuel, dont elle redouble la vue pour en
donner à voir la loi en soi non apparaissante, la réflexion transcendantale
fichtéenne ne consiste donc nullement dans une quelconque perception
interne au champ même de l’apparaître ; elle n’est jamais une réflexion du
moi sur lui-même ; ne prend jamais, chez Fichte, pour parler le langage de la
phénoménologie, la valeur d’une introspection purement immanente abou-

32. J. G. FICHTE, WL-12, p. 384.


1804-1805 : désubjectivation du transcendantal 435

tissant à découvrir la sphère de l’apparition sous l’aspect d’une noèse


constructive constituante.
Si la vision supra-factuelle propre à l’idéalisme transcendantal fichtéen
ne risque pas d’avoir pour thème une telle noèse, c’est précisément parce
qu’elle ne consiste pas elle-même dans un tel acte de construction consti-
tuante, mais dans une vision génétique du processus nécessaire et légal de
l’apparaître, qui ne devient visible par elle que parce qu’elle s’y abandonne.
La liberté de la réflexion étant d’abord la liberté d’un tel abandon. Il est
essentiel de souligner ici que l’acte de la réflexion transcendantale par lequel
le Grund spirituel et non intuitionnable de toute intuition factuelle, c’est-à-
dire de la perception d’un monde, est lui-même rendu visible, n’est très
explicitement pour Fichte nullement l’acte d’un « moi substantiel pré-
donné », mais un acte de l’apparition elle-même 33. Le point de vue überfak-
tisch de la doctrine de la science, le Gesicht, ou la vision qu’elle forme,
comme vision de la vision immédiate, accomplit une loi originaire de l’ap-
paraître même – et rend cette loi elle-même manifeste précisément dans la
mesure où elle l’accomplit. La réflexion ajoute bien sûr quelque chose au
factuel, mais ce qu’elle y ajoute c’est le plein accomplissement de sa propre
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loi devenue patente.

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Quelle est cette loi ? Elle est la loi de la « subject-objectivité », ou la loi du
Sich : la loi du Sicherscheinen ou Sichbilden de l’Erscheinung, de l’auto-
apparition de l’apparition. Insistons : au fondement de l’intuition factuelle,
qui est perception d’un monde étant, il n’y a rien d’autre que cette pure rela-
tion de l’apparition à soi, qui n’est donc ni relation à un sujet – apparition
de l’apparaissant à un sujet – ni pur apparaître objectif de l’apparaissant,
mais « apparition de l’apparition à elle-même comme s’apparaissant »: sub-
ject-objectivité.
Dans la Doctrine de la science de 1811, à la question de savoir sur quoi
se fonde le « est » (ist) de l’apparition dans la proposition « l’apparition est »,
et donc pour éclairer la forme d’être propre à l’être factuel, Fichte répond
que l’apparition n’est que dans la mesure où elle s’apparaît immédiatement.
Cette réponse constitue même « la proposition la plus importante sur
laquelle repose toute compréhension transcendantale 34 ».
Comme dans la Doctrine de la science de 1805, le transcendantalisme
réside très exactement dans la distinction de la forme d’être propre à l’être
phénoménal. Car si la différence est bien d’abord entre « [l’être] seulement

33. J. G. FICHTE, WL-12, p. 376.


34. J. G. FICHTE, Wissenschaftslehre 1811, ed. von Manz, Lauth, Radrizzani, Frommann-
Holzboog, 2003, p. 44.
436 Jean-Christophe Goddard

factuel, garantissant son être par son simple être; [et l’être] nécessaire, garan-
tissant son être par son essence intérieure », le premier pouvant, « à l’évi-
dence, aussi ne pas être », tandis que « le second ne peut absolument pas ne
pas être 35 », cette première différence, que Fichte reconnaît aussi chez
Spinoza (celle des modes et de la substance), ne permet pas d’atteindre le
point de vue transcendantal. Il faut encore pour cela refuser d’accorder à
l’être factuel la forme d’être (Seinsform) de l’Être absolu – en termes spino-
zistes : il faut refuser de le comprendre immédiatement comme identique à
la substance considérée selon l’un de ses modes –, et « substituer [à cette
forme d’être] une autre forme d’être 36 ». Cette autre forme est l’Erscheinung
qui définit ainsi « un être de l’Être en dehors de l’être de l’Être 37 », un être
qui proprement n’est pas l’Être absolu selon sa forme d’être – n’est pas
comme il est –, mais est tout de même autrement, selon une autre forme
d’être : celle de l’apparition.
Cette autre forme d’être consiste précisément dans la « duplicité 38 » de
l’auto-apparition. Dans son « reflektiren » ou son « se faire sujet-objet 39 ». À
maintes reprises Fichte l’affirme: « l’apparition porte avec elle, dans son être,
sa propre image 40 », ou encore, « dès lors que l’apparition est, alors son auto-
apparaître, son image, est ».
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6) Auto-apparition et affect de l’être

De cette proposition singulière d’un apparaître ou d’une vision sans


sujet, d’une apparition originaire à soi de l’apparition, à quoi se ramène au
fond la conscience pure Fichte donne une version « populaire » en 1806, en
écrivant dans L’initiation à la vie bienheureuse que « la vie est amour, et la
forme et la force entière de la vie consiste dans l’amour et naît de
l’amour 41 » ; il ajoute en effet immédiatement: « en disant ce que je viens à
l’instant de dire j’ai prononcé l’une des propositions les plus profondes de
la connaissance ». La réflexion, l’apparition à soi de l’apparition en quoi
consiste l’existence même hors de l’être, n’est pas en effet, une froide
contemplation désintéressée. La réflexion n’est pas sans affect. L’amour est

35. Ibid., p. 37.


36. Ibid., p. 39.
37. Ibid., p. 42.
38. Ibid., p. 41.
39. J. G. FICHTE, WL-12, p. 356.
40. Ibid., p. 361.
41. J. G. FICHTE, Die Anweisung zum seligen Leben, in Fichtes sämmtliche Werke, vol. V,
Walter de Gruyter, 1971, p. 401-402.
1804-1805 : désubjectivation du transcendantal 437

cet affect. Cet affect, Fichte le présente dans la septième conférence de


L’initiation comme « l’affect de l’être 42 » (Affect des Seyns), c’est-à-dire
aussi bien comme « l’être-affecté par l’être » (Afficirtseyn durch das Seyn),
le sentiment (Gefühl) de l’être en tant qu’être que ressent un étant fini, que
l’affect par lequel l’être s’affecte lui-même, entre avec lui-même dans une
relation en laquelle il éprouve, ressent consciemment son propre
« Sichzusammenhalten » (se-tenir-rassemblé) et « Sichtragen » (se-porter) –
son propre caractère d’être « de soi, par soi, en soi ». L’auto-apparition de
l’apparition étant ainsi précisément la manière dont l’être auto-suffisant,
auto-fondé, devient sensible à lui-même, s’affecte lui-même par sa propre
auto-suffisance, se désire lui-même comme auto-suffisance, comme portance
par soi-même.
L’amour est alors à la fois l’être-affecté de l’être-là par l’être, c’est-à-dire
par la vie – sensibilité de ce qui existe hors de l’être à l’énergie créatrice de
l’être comme vie et activité –, et l’auto-affection de l’être, c’est-à-dire l’auto-
affection de la vie ou de l’activité se désirant ainsi elle-même comme vie et
activité. De là, chez Fichte, à l’inverse de ce à quoi aboutit Schelling, cette
étonnante innocence de l’amour de soi, c’est-à-dire du désir dans son mou-
vement ipséique: le désir est toujours, quoi qu’il désire, d’abord désir de soi,
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et le désir de soi affirmation de la loi qui est au fondement de toute existence,
la loi de l’auto-apparition et de l’affection de l’être par soi même – l’affirma-
tion joyeuse d’une vitalité jouissant d’elle-même. C’est pourquoi, « d’un
point de vue scientifique 43 », même « la jouissance de soi et du monde en
laquelle la jouissance sensible est dominante […] se fonde sur l’affect de
l’être », et peut être dite une forme de vie bienheureuse – tout simplement
une forme de vie : la première et la forme inférieure en comparaison des for-
mes supérieures, mais tout de même une forme de vie –, de sorte que « celui
qui est capable de se jeter, ne serait-ce que sans partage et entièrement, dans
une jouissance sensible a de loin plus de valeur que celui qui, à force de pla-
titude, de dispersion, et de manque de concentration n’est pas même capa-
ble de goûter (schmecken) ou de sentir (hinzuriechen) convenablement là où
il s’agit seulement de goût et d’odorat 44 ».
Par là s’explique que le malheur réside d’abord pour Fichte dans l’iner-
tie, c’est-à-dire le manque de réflexion qui est désaffection, aboulie, lâcheté.
Cet état d’indifférence et de dispersion propre au malheur et identique à la
mort, Fichte le décrit longuement et remarquablement : alors que le bon-
heur suppose que l’esprit sente sa concentration et en jouisse, l’homme mal-

42. Ibid., p. 498.


43. Ibid., p. 499.
44. Ibid., p. 500.
438 Jean-Christophe Goddard

heureux est « un esprit distendu, étalé et sans unité, [qui] abrite une abon-
dance de contrastes et de contradictions qui cohabitent en paix et s’accom-
modent entre elles. En lui, rien n’est tranché ni séparé, mais tout est sur le
même pied et emmêlé. [Il] ne tient rien pour vrai et rien pour faux ; [il]
n’aime rien et ne hait rien 45 »; parce que pour aimer et pour haïr, il faut pré-
cisément cette réflexion, ce repliement de ce qui est étale sans lequel l’être
n’affecte pas et n’est pas affecté. Les esprits de cette sorte, plongés dans le
malheur et l’inertie du non-être, n’aiment rien et ne s’intéressent à rien, « pas
même à eux-mêmes » – plutôt : ne s’intéressent à rien parce qu’ils ne s’inté-
ressent pas à eux-mêmes, n’aiment rien, et sont incapables de séparer, d’iso-
ler un objet d’intérêt et d’amour, parce qu’ils ne s’aiment pas et sont inca-
pables de se contracter sur eux-mêmes. Certes, ajoute Fichte, cet état sans
amour est aussi sans douleur. Cela ne signifie pas pour autant qu’il doive être
préféré à la vie dans l’amour qui, elle, « est accessible à la douleur ». En effet,
d’une part, l’on se sent soi-même jusque dans le sentiment de la douleur et
« cela seul rend déjà heureux d’une façon inexprimable en comparaison de
ce manque absolu de sentiment de soi 46 ». D’autre part, la douleur est l’ai-
guillon qui pousse à s’unir à ce que nous aimons et à être heureux dans cette
union : « heureux (Wohl) donc même l’homme qui n’est capable que de sen-
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tir du chagrin et de la nostalgie ! »

7) Jouissance de soi et création du monde

Si l’amour du sensible, à condition de ne pas être dispersé, mais concen-


tré en un point – de réaliser ce repliement du dehors (du plan) sur lui-même
dans une conscience tendue vers l’affirmation et l’amour d’elle-même
comme activité –, si l’amour du sensible est donc bien une forme de la vie
bienheureuse, il n’est toutefois pas la plus haute de ces formes, mais la plus
basse. On comprendra aisément que la science, c’est-à-dire la philosophie ou
la Doctrine de la science – pour autant qu’elle est savoir du savoir et accom-
plit au plus haut point la réflexion en réfléchissant la réflexion même de l’être
dans le savoir – soit par contre la plus haute des formes de vie. A tel point
que l’indication de la voie conduisant à la vie bienheureuse indique en réa-
lité la voie de la philosophie. Hormis ces deux formes, qui sont aussi des
manières différentes d’être affecté par l’être et d’auto-affection de l’être,
Fichte distingue trois autres formes intermédiaires : la légalité (la morale du
devoir et le droit), la morale supérieure et la religion.

45. Ibid., p. 495.


46. Ibid., p. 499.
1804-1805 : désubjectivation du transcendantal 439

Sans entrer dans l’analyse de détail de ces trois formes, on relèvera que
Fichte accorde une importance toute particulière à la troisième d’entre elles:
« la véritable moralité [ou éthicité: Sittlichkeit] supérieure » ou créatrice. Le
bonheur inhérent à la seconde forme de vie, qui conçoit le monde comme
« loi d’ordre et de droit égal dans un système d’êtres raisonnables 47 », se
fonde dans l’amour de la loi, dans la réflexion de l’être comme loi, à tel point
que « de ce point de vue l’homme est dans la plus profonde racine de son
être lui-même loi 48 ». La moralité supérieure, réfléchit, elle aussi, l’être
comme loi, conçoit le « réel 49 » (Reale) comme loi, « mais la loi du troisième
point de vue, n’est pas comme celle du second exclusivement une loi ordon-
nant le donné (das Vorhandene ordnendes), mais plutôt une loi créant à l’in-
térieur du donné ce qui est nouveau et n’est pas donné ». Elle a pour but de
transformer l’humanité en accord avec sa destination qui est d’être l’« image
(Abbild), l’empreinte (Abdruck) et la révélation (Offenbarung) de l’être
(Wesen) divin intérieur ». C’est à ce bonheur qu’ont éprouvé certains hom-
mes de l’histoire d’avoir été eux-mêmes une loi créatrice, de s’être réfléchis
comme révélation du divin, c’est-à-dire en tant qu’être-là, que nous devons,
pour Fichte, tout ce que nous possédons de bon et d’estimable : « la religion,
et particulièrement la religion chrétienne, la sagesse et la science, la législa-
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tion et la culture, l’art 50 ».
Or, il est remarquable que le passage à la moralité supérieure, c’est-à-dire
à cette jouissance de soi supérieure, est précisément lié pour Fichte à
« l’anéantissement de soi 51 » (Selbstvernichtung). Nous sommes par là –
pour autant que cet anéantissement est essentiellement lié à la réflexion en
laquelle l’être-là se comprend comme image de l’absolu, vit de la vie même
de l’être – reconduit au « centre organique de toute spéculation 52 ». Ce qu’il
nous faut éclairer, pour finir, c’est cette possibilité pour le bonheur, c’est-à-
dire le retour réflexif et la jouissance de soi, de lier intimement en eux
l’anéantissement de soi et la création d’un monde.
A cette fin, il nous faut revenir à l’exposé de la Doctrine de la science de
1805. On y lit d’abord, dans la septième conférence, que l’existence, ou la
lumière (l’être-là, le manifeste) est « faite absolument à partir de rien (aus
Nichts), car elle n’est pas du tout faite 53 », alors que « tout ce qui est fait est

47. Ibid., p. 466.


48. Ibid., p. 500.
49. Ibid., p. 469.
50. Ibid., p. 469-70.
51. Ibid., p. 518.
52. Ibid., p. 510.
53. J. G. FICHTE, WL-05, p. 40.
440 Jean-Christophe Goddard

fait à partir de la lumière, et rien n’est fait hors d’elle ». Mais précisément,
il faut encore ajouter, comme le rappelle la vingt-quatrième conférence qu’« à
partir de rien, rien ne devient 54 » et que « le néant (Nichts) demeure éter-
nellement le néant ». C’est pourquoi, d’une part (23e conférence), la lumière
« dans son auto-compréhension (Selbstverstehen), se comprend en tant que
néant : présuppose pour cette raison son être intérieur comme néant [...] se
trouve et se perçoit en tant que néant – lequel néant il comprend aussi par
ailleurs en tant que néant 55 ». C’est pourquoi également, et d’autre part
(24e conférence), « il n’y a pas de monde, et il ne peut y en avoir 56 ». Car, le
monde, qui, selon une formule eckhartienne, est fait par la lumière du néant,
n’est lui-même rien. La néantisation du monde n’est pas le corrélat de l’il-
lusion par laquelle la conscience élude son propre néant. Le « se-compren-
dre en tant que néant » de la lumière dans le pli de l’existence et la néantisa-
tion du monde sont dans l’idéalisme fichtéen parfaitement solidaires. Cet
anéantissement du monde corrélatif de l’anéantissement de la conscience
est cependant proprement créateur.
Si, dans la Doctrine de la science de 1805, Fichte conteste que Dieu soit
créateur du monde, c’est précisément parce qu’il n’y a pas de monde et que
l’absolu, qui seul est, « ne peut realiter et véritablement sortir de lui-même
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[aus ihm selber heraus gehen] », de telle sorte que la création s’explique seu-
lement par le fait que « dans l’intériorité de Dieu, dans son être purement
spirituel, il se trouve que le néant se comprend par rapport à lui en tant que
néant, et dans ce comprendre même, et exclusivement par celui-ci prend lui-
même la figure [sich gestaltet] de quelque chose d’apparent et créé 57 ». Ce
passage est exemplaire de ce que l’on pourrait appeler le nihilisme phéno-
ménologique de Fichte : le monde n’est que la manière dont le néant prend
figure et apparence pour lui-même en se comprenant comme tel et en s’op-
posant l’être en lui-même invisible. La création (Erschaffung), puisqu’elle
n’est pas création du monde par Dieu, est création du néant par le néant:
auto-création du néant. Une auto-création du néant qui est, d’ailleurs, tout
aussi bien « auto-création » du monde. Si, pour Fichte, « le monde se crée
absolument lui-même 58 », c’est que ne procédant d’aucune cause transcen-
dante, n’étant que le devenir visible, apparent (scheinbar), du néant dans le
pli sur soi de la lumière, le monde a pour seul « Grund » la loi de la réflexi-
vité, qui commande à l’existence, c’est-à-dire au néant, de se faire sujet-objet.

54. Ibid. p. 128.


55. Ibid. p. 122.
56. Ibid. p. 127.
57. Ibid. p. 127-128.
58. Ibid. p. 128.
1804-1805 : désubjectivation du transcendantal 441

Aussi le monde ne se crée t-il pas non plus comme quelque chose: dans cette
création du monde, cette genèse à partir du néant, le monde conserve « la
trace indélébile de son néant ».
Mais cette création du néant par le néant est précisément ce qui confère
à la création du monde par la réflexion dans la moralité supérieure des créa-
teurs de religion, de sagesse, de science, de législation et d’art, sa qualité pro-
pre d’être création d’un monde en devenir, lui-même ouvert au renouvelle-
ment indéfini des formes de vie qui sont à son fondement et jamais arrêté,
figé dans une forme déterminée. La création du monde dans et par le pli du
néant, est jouissance de soi comme liberté et du monde comme monde libre.
L’invitation fichtéenne au bonheur est au premier chef une sollicitation à
imager et former (bilden) un monde libre. C’est-à-dire un monde qui ne
soit jamais structuré par aucun principe d’autorité. Car rien ne fait auto-
rité dans le monde libre sinon la libre « Bildung » du monde qui a lieu dans
le repliement de la lumière sur soi en lequel il n’y a ni sujet ni objet subsis-
tant – et donc aucun ordre subjectif ou objectif à opposer à la libre
réflexion créatrice.
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Résumé : Dans cette contribution, il s’agit de montrer que le champ transcendantal a-subjec-
tif, en deçà de la dualité sujet/objet, caractérise de façon essentielle l’idéalisme transcen-
dantal de Fichte – en amont des découvertes husserliennes et des élaborations sartriennes
dans La transcendance de l’ego. Ce champ qui témoigne d’une « désubjectivation du trans-
cendantal » s’exprime en particulier à travers l’idée d’une « réflexivité a-subjective » qui
fait apparaître, en même temps, le caractère an-objectif du fondement de l’apparaître et
par là la « loi de l’auto-apparition de l’apparition » avec sa dimension affective et morale.
L’article se termine avec une brève esquisse de ce que l’auteur appelle le « nihilisme phé-
noménologique » de Fichte.
Mots-clés : Désubjectivation. Transcendantal. Réflexivité. Néant.
Abstract : This article aims to show that the transcendental a-subjective field, well short of
the duality subject/object, is what essentially distinguishes the Fichtean transcendental
idealism – before the Husserlian discoveries and the Sartrian elaborations of The
Transcendence of the Ego. This field – which testifies to a desubjectivation of the concept
of transcendental – particularly expresses through the idea of an a-subjective reflexivity.
In the same time, the last one makes the an-objective character of the ground of the appea-
rance appear and so the ‘law of the self-appearance of the appearance’ with its affective
and moral dimension. The article ends with an outline of what the author calls the
Fichtean ‘phenomenological nihilism’.
Key words : Desubjectivation. Transcendental. Reflexivity. Nothingness.

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