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La désubjectivation du transcendantal
Jean-Christophe Goddard
2009/3 - Tome 72
pages 423 à 441
ISSN 0003-9632
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1804-1805. La désubjectivation du transcendantal
J E A N - C H R I S T O P H E GO D DA R D
Université de Toulouse Le Mirail/EuroPhilosophie
champ entier de la production absolue qui est source de toute vie. Assumant,
avant Husserl le projet transcendantaliste véritable, qui est de fonder une
logique du sens à partir d’une expérience originaire de l’immanence, le fich-
téanisme se distinguait ainsi, selon Hyppolite, moins par sa puissance de
construction que par la radicalité de sa réduction à l’originaire moyennant
un acte de retrait total du philosophe hors de la vie, c’est-à-dire de l’expé-
rience dans laquelle il s’oubliait lui-même, hypnotisé qu’il était par le deve-
nir de son existence. Seule une pareille réduction pouvait conduire à l’expé-
rience d’une activité pure, en soi, a-subjective, donnée dans une intuition
intellectuelle – c’est-à-dire qui ne porte pas sur un être, n’est pas corrélée à
un être, mais est position infinie de soi par soi dans l’indistinction du sujet
et de l’objet.
Le sens de cette compréhension de la réduction consistait dans une inter-
prétation de l’égologie husserlienne comme obligeant à une refonte radicale
de la définition de l’identité égoïque. Affranchie de la métaphysique de la
représentation, l’égologie transcendantale conduite par Husserl s’arrachait
surtout à l’idée d’un monde en-soi op-posé à l’Ego comme intériorité vide,
et esquissait une auto-explication de l’Ego en laquelle était mise en évidence,
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La notion d’un tel champ transcendantal sans sujet – d’où s’était retiré
l’Ego transcendant à la conscience – n’était à vrai dire pas tout à fait neuve
en 1959. Elle se rencontrait déjà dans l’article de Sartre publié en 1936 dans
les Recherches philosophiques sous le titre d’Essai sur la transcendance de
l’Ego, qui ne sera repris à la Librairie Vrin qu’en 1965. Dans cette toute pre-
mière publication, Sartre visait, on le sait, à faire ressortir la transcendance
de l’Ego transcendantal husserlien par rapport à tel champ transcendantal
a-subjectif – et donc à lui contester son statut d’Ego transcendantal en le
plaçant d’emblée dans le monde. En ramenant l’Ego husserlien à la totalité
d’un champ a-subjectif, Hyppolite soustrayait Husserl à la critique de Sartre;
il entérinait surtout la proposition sartrienne d’un transcendantal désubjec-
1804-1805 : désubjectivation du transcendantal 425
5. Ibid., p. 14.
6. Ibid., p. 10-11.
7. Ibid., p. 14.
1804-1805 : désubjectivation du transcendantal 427
8. Ibid., p. 11.
9. J.-P. SARTRE, op. cit., p. 17.
10. Quoique, conformément à ce que Deleuze et Guattari ont pensé dans Mille Plateaux
(cf. « 1227 – Traité de nomanodologie : la machine de guerre ») sous le terme de « science
nomade » – par opposition à la « science royale » –, il s’agisse plutôt par la doctrine de la science
(Wissenschaftslehre, une formule en laquelle il faut insister sur le schaffen : de sorte que, litté-
ralement, la doctrine de la science apprend à faire ou créer le savoir) d’engendrer le savoir en
le parcourant et de ramener, à cette fin, constamment le catégorique, l’apodictique, au problé-
matique; de sorte que la marche propre du Wissenschaftslehrer, dans l’enseignement qu’il dis-
pense, consiste à suivre et à expérimenter le mouvement propre de la pensée et à tenter de résou-
dre les problèmes qu’il rencontre du fait même de son laisser-aller à ce mouvement.
428 Jean-Christophe Goddard
4) Le pli de l’existence
même. C’est le sens de l’ob-jectivité qui est ici totalement bouleversé : l’ob-
jet est fondamentalement réflexion. La singularité de l’idéalisme fichtéen est
que la réflexivité n’est pas le fait d’une subjectivité qui se tenant face au
monde objectif s’éprouverait comme certaine de soi, mais le fait de l’exis-
tence même en tant qu’elle diffère de l’être. Elle est un pli de l’existence.
Un pli du dehors de l’être. C’est d’ailleurs pourquoi l’expression qu’utilise
La destination de l’homme pour désigner le savoir, c’est-à-dire l’existence,
est « rêve de rêve » – le pli d’un rêve sur soi.
Il faut insister sur le caractère non subjectif de cette réflexion, de ce
pliage. La deuxième conférence des Principes de la doctrine de Dieu, de la
morale et du droit de 1805 pose également très exactement la question de
savoir comment, pour reprendre nos termes, la vision se voit. La question
est : comment le dehors (Aussen) de l’absolu en vient-il à se donner une
image de lui-même et de l’être qu’il n’est pas ? A cette question, Fichte
répond par une affirmation : « le dehors ou l’être-là de l’absolu n’est rien s’il
n’est pas en tant que tel, c’est-à-dire s’il n’est pas de nouveau extériorisé
(geäussert) 27 ». Il n’y a d’extériorité véritable qu’à condition de dépasser la
simple extériorité de l’existence originaire vers une extériorisation de l’ex-
tériorité – vers une extériorisation à la seconde puissance. Le dehors doit
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27. J. G. FICHTE, Die Principien der Gottes- Sitten- und Rechtslehre (cité : Principien),
Meiner, 1986, p. 10. Cf. la traduction française par Grégoire Lacaze dans la collection Europaea
Memoria, aux éditions Olms (2009).
28. Ibid., p. 18.
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factuel, garantissant son être par son simple être; [et l’être] nécessaire, garan-
tissant son être par son essence intérieure », le premier pouvant, « à l’évi-
dence, aussi ne pas être », tandis que « le second ne peut absolument pas ne
pas être 35 », cette première différence, que Fichte reconnaît aussi chez
Spinoza (celle des modes et de la substance), ne permet pas d’atteindre le
point de vue transcendantal. Il faut encore pour cela refuser d’accorder à
l’être factuel la forme d’être (Seinsform) de l’Être absolu – en termes spino-
zistes : il faut refuser de le comprendre immédiatement comme identique à
la substance considérée selon l’un de ses modes –, et « substituer [à cette
forme d’être] une autre forme d’être 36 ». Cette autre forme est l’Erscheinung
qui définit ainsi « un être de l’Être en dehors de l’être de l’Être 37 », un être
qui proprement n’est pas l’Être absolu selon sa forme d’être – n’est pas
comme il est –, mais est tout de même autrement, selon une autre forme
d’être : celle de l’apparition.
Cette autre forme d’être consiste précisément dans la « duplicité 38 » de
l’auto-apparition. Dans son « reflektiren » ou son « se faire sujet-objet 39 ». À
maintes reprises Fichte l’affirme: « l’apparition porte avec elle, dans son être,
sa propre image 40 », ou encore, « dès lors que l’apparition est, alors son auto-
apparaître, son image, est ».
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heureux est « un esprit distendu, étalé et sans unité, [qui] abrite une abon-
dance de contrastes et de contradictions qui cohabitent en paix et s’accom-
modent entre elles. En lui, rien n’est tranché ni séparé, mais tout est sur le
même pied et emmêlé. [Il] ne tient rien pour vrai et rien pour faux ; [il]
n’aime rien et ne hait rien 45 »; parce que pour aimer et pour haïr, il faut pré-
cisément cette réflexion, ce repliement de ce qui est étale sans lequel l’être
n’affecte pas et n’est pas affecté. Les esprits de cette sorte, plongés dans le
malheur et l’inertie du non-être, n’aiment rien et ne s’intéressent à rien, « pas
même à eux-mêmes » – plutôt : ne s’intéressent à rien parce qu’ils ne s’inté-
ressent pas à eux-mêmes, n’aiment rien, et sont incapables de séparer, d’iso-
ler un objet d’intérêt et d’amour, parce qu’ils ne s’aiment pas et sont inca-
pables de se contracter sur eux-mêmes. Certes, ajoute Fichte, cet état sans
amour est aussi sans douleur. Cela ne signifie pas pour autant qu’il doive être
préféré à la vie dans l’amour qui, elle, « est accessible à la douleur ». En effet,
d’une part, l’on se sent soi-même jusque dans le sentiment de la douleur et
« cela seul rend déjà heureux d’une façon inexprimable en comparaison de
ce manque absolu de sentiment de soi 46 ». D’autre part, la douleur est l’ai-
guillon qui pousse à s’unir à ce que nous aimons et à être heureux dans cette
union : « heureux (Wohl) donc même l’homme qui n’est capable que de sen-
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Sans entrer dans l’analyse de détail de ces trois formes, on relèvera que
Fichte accorde une importance toute particulière à la troisième d’entre elles:
« la véritable moralité [ou éthicité: Sittlichkeit] supérieure » ou créatrice. Le
bonheur inhérent à la seconde forme de vie, qui conçoit le monde comme
« loi d’ordre et de droit égal dans un système d’êtres raisonnables 47 », se
fonde dans l’amour de la loi, dans la réflexion de l’être comme loi, à tel point
que « de ce point de vue l’homme est dans la plus profonde racine de son
être lui-même loi 48 ». La moralité supérieure, réfléchit, elle aussi, l’être
comme loi, conçoit le « réel 49 » (Reale) comme loi, « mais la loi du troisième
point de vue, n’est pas comme celle du second exclusivement une loi ordon-
nant le donné (das Vorhandene ordnendes), mais plutôt une loi créant à l’in-
térieur du donné ce qui est nouveau et n’est pas donné ». Elle a pour but de
transformer l’humanité en accord avec sa destination qui est d’être l’« image
(Abbild), l’empreinte (Abdruck) et la révélation (Offenbarung) de l’être
(Wesen) divin intérieur ». C’est à ce bonheur qu’ont éprouvé certains hom-
mes de l’histoire d’avoir été eux-mêmes une loi créatrice, de s’être réfléchis
comme révélation du divin, c’est-à-dire en tant qu’être-là, que nous devons,
pour Fichte, tout ce que nous possédons de bon et d’estimable : « la religion,
et particulièrement la religion chrétienne, la sagesse et la science, la législa-
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fait à partir de la lumière, et rien n’est fait hors d’elle ». Mais précisément,
il faut encore ajouter, comme le rappelle la vingt-quatrième conférence qu’« à
partir de rien, rien ne devient 54 » et que « le néant (Nichts) demeure éter-
nellement le néant ». C’est pourquoi, d’une part (23e conférence), la lumière
« dans son auto-compréhension (Selbstverstehen), se comprend en tant que
néant : présuppose pour cette raison son être intérieur comme néant [...] se
trouve et se perçoit en tant que néant – lequel néant il comprend aussi par
ailleurs en tant que néant 55 ». C’est pourquoi également, et d’autre part
(24e conférence), « il n’y a pas de monde, et il ne peut y en avoir 56 ». Car, le
monde, qui, selon une formule eckhartienne, est fait par la lumière du néant,
n’est lui-même rien. La néantisation du monde n’est pas le corrélat de l’il-
lusion par laquelle la conscience élude son propre néant. Le « se-compren-
dre en tant que néant » de la lumière dans le pli de l’existence et la néantisa-
tion du monde sont dans l’idéalisme fichtéen parfaitement solidaires. Cet
anéantissement du monde corrélatif de l’anéantissement de la conscience
est cependant proprement créateur.
Si, dans la Doctrine de la science de 1805, Fichte conteste que Dieu soit
créateur du monde, c’est précisément parce qu’il n’y a pas de monde et que
l’absolu, qui seul est, « ne peut realiter et véritablement sortir de lui-même
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Aussi le monde ne se crée t-il pas non plus comme quelque chose: dans cette
création du monde, cette genèse à partir du néant, le monde conserve « la
trace indélébile de son néant ».
Mais cette création du néant par le néant est précisément ce qui confère
à la création du monde par la réflexion dans la moralité supérieure des créa-
teurs de religion, de sagesse, de science, de législation et d’art, sa qualité pro-
pre d’être création d’un monde en devenir, lui-même ouvert au renouvelle-
ment indéfini des formes de vie qui sont à son fondement et jamais arrêté,
figé dans une forme déterminée. La création du monde dans et par le pli du
néant, est jouissance de soi comme liberté et du monde comme monde libre.
L’invitation fichtéenne au bonheur est au premier chef une sollicitation à
imager et former (bilden) un monde libre. C’est-à-dire un monde qui ne
soit jamais structuré par aucun principe d’autorité. Car rien ne fait auto-
rité dans le monde libre sinon la libre « Bildung » du monde qui a lieu dans
le repliement de la lumière sur soi en lequel il n’y a ni sujet ni objet subsis-
tant – et donc aucun ordre subjectif ou objectif à opposer à la libre
réflexion créatrice.
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